Title : Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental
Author : Marie de Ujfalvy-Bourdon
Release date : September 27, 2023 [eBook #71737]
Language : French
Original publication : Paris: Hachette
Credits : Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
VOYAGE
D’UNE PARISIENNE
DANS
L’HIMALAYA OCCIDENTAL
PAR
M
ME
DE UJFALVY-BOURDON
Officier d’Académie.
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 64 GRAVURES SUR BOIS
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
ie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1887
Droits de propriété et de traduction réservés
A
MA CHÈRE AMIE
Émilienne
GIRARD DE RIALLE
HOMMAGE
D’UNE SINCÈRE AFFECTION
L’AUTEUR
VOYAGE
DANS
L’HIMALAYA OCCIDENTAL
JUSQU’AUX MONTS KARAKOROUM
Départ.—Aventure en chemin de fer.—Trieste.—Nous nous embarquons.—L’Adriatique et la Méditerranée.—Port-Saïd.—Le canal de Suez.—Orgueil justifié.—La mer Rouge et ses dangers.—Les rochers d’Aden.—L’océan Indien.—Enfin Bombay.
Après avoir accompagné mon mari deux fois en Asie centrale, dans l’espace de quatre ans, je l’ai également suivi lors de son voyage aux Indes, au Cachemire et au petit Tibet. Quant à la rapidité avec laquelle nous avons exécuté nos deux derniers voyages, quelques dates en diront plus long qu’une description. En décembre 1880 nous étions à Tachkent; en janvier 1881, sur les bords de la mer d’Aral; en avril 1881, en Égypte; en juin de la même année, au cœur de l’Himalaya.
Le 18 avril 1881, nous partions le soir de Gratz en nous dirigeant vers Trieste. Grâce à quelques largesses, nous obtenons un bon coupé. Dormons... Ah!... très bien... La [2] respiration devient régulière, et les reins sont bien appuyés. Un bon sommeil nous donnera des forces... Oui!... Comptons là-dessus. Des cris de détresse partent du compartiment voisin: «Au secours! Au nom du ciel, au secours!» Le train s’arrête à Laibach et les cris redoublent de plus belle. Une voyageuse éperdue paraît à la portière et crie aux employés: «Mon mari se meurt, il est empoisonné! Du lait! au nom du ciel, du lait!»
Les employés se précipitent, entrent, descendent, emportent une masse grise: ce doit être le mari; suivie d’une ombre qui gesticule et crie: ce doit être la femme. Puis on n’entend plus rien. L’employé qui vient nous demander nos billets répond avec un calme parfait à nos questions: Il aura mangé trop de cochonnaille au buffet de Gratz, il se trouve mal, et sa femme croit qu’il a été empoisonné par la strychnine. Je plains ce pauvre homme, et je plains aussi la femme, malgré le côté comique de l’accident, car je ne puis m’empêcher de me reporter à mon dernier voyage dans les steppes de la mer d’Aral, où, par un froid de 37°, M. de Ujfalvy tomba à mes pieds, frappé d’une congestion. Mais enfin cette femme était en pays civilisé, à portée d’un médecin, tandis que moi j’étais au milieu du désert, sans autre secours que celui du chef de la misérable station et de sa femme, seuls habitants de ces terres émaillées çà et là de pauvres kirghises. Pour trouver un médecin, il m’aurait fallu retourner sur mes pas à Kazalinsk, soit à 150 kilomètres en arrière, et cela, pour tout moyen de locomotion, avec des chameaux, utiles animaux, sans doute, mais qui font tout tranquillement au plus leurs 40 kilomètres en dix à douze heures. On conviendra que la différence des situations était grande. Aussi, tout en plaignant la femme, je m’endormis pourtant et ne me réveillai qu’à six heures du matin, c’est-à-dire à une heure à peu près de Trieste.
A quelque distance de cette ville, le chemin de fer côtoie la mer, et le château de Miramar, autrefois propriété de l’empereur Maximilien, apparaît à nos yeux. Les vagues battent ses pieds et son profil se détache nettement au milieu de la sombre verdure qui l’entoure.
[4] Trieste est bien située sur le bord de l’Adriatique, entourée de montagnes sur lesquelles sont juchées de jolies maisons de campagne. Son effet est tout riant. La mer est si tranquille qu’on dirait un beau lac; le flux et le reflux sont presque imperceptibles.
Nous nous faisons conduire au bateau qui doit nous emporter demain et nous y déposons nos bagages. Nous choisissons une cabine sur le pont, à côté de celle du capitaine, et de là nous nous rendons à l’ Hôtel de la ville . Cet hôtel est sur le port, il est au complet; on nous fait grimper au troisième étage soi-disant, mais c’est bien au sixième!
Le garçon nous console; nous aurons une vue superbe pour voir l’entrée du prince Rodolphe, qu’on attend pour le lendemain, revenant de son voyage en Orient.
En effet, la vue est splendide: la mer s’étend au loin devant nous, à peine arrêtée par les deux jetées qui servent de port.
Nous passons cette journée à nous promener et à faire nos dernières emplettes, mais il pleut, il pleut!
Le lendemain, 20 avril, tous les bâtiments ont hissé leurs pavillons et sont pavoisés.
A onze heures, le canon se fait entendre; c’est le yacht du prince qui est en vue, mais bien loin encore; à midi, les bateaux voguent à sa rencontre, et les vaisseaux de guerre alignés dans la rade font entendre leurs canons, et les détonations, répercutées par les montagnes, sont d’un effet saisissant.
Le yacht arrive, la musique joue, le prince descend de son canot sur la jetée, salue les fonctionnaires venus à sa rencontre; les troupes se mettent en marche et lui-même se rend à pied, accompagné de son entourage et de toutes les autorités, jusqu’à l’hôtel de ville, pavoisé pour le recevoir. La foule se disperse, et, après quelques heures, tout est rentré dans l’ordre.
[5] Quant à nous, à quatre heures nous nous rendions modestement à notre navire, qui porte le nom de Polluce (Pollux) et doit nous emporter à travers les mers à Bombay.
A cinq heures et demie nous levons l’ancre. Il faut rendre justice à la compagnie du Lloyd: les bâtiments sont excellents et les aménagements sont bien compris; les cabines sur le pont sont relativement vastes, je les préfère à celles qui sont en bas; la nourriture est très abondante, et la liberté dont on jouit à bord est beaucoup plus grande que sur les navires anglais.
C’est vingt-cinq jours que nous devons passer sur cet élément mobile, mais toujours si beau et si divers, dans son uniformité, qu’on ne se lasse jamais de l’admirer. Moi qui n’ai pas le mal de mer, je n’étais pas effrayée de ce long espace de temps, mais pour M. de Ujfalvy, qui souffre continuellement de ce mal, la perspective était cruelle, et il fallait la véritable passion des voyages lointains pour s’y soumettre volontairement.
Le 22, nous voyons les côtes de l’Italie et admirons la blanche Brindisi, dont le port m’a paru plus grand que celui de Trieste, puis la verte Corfou, et enfin nous entrons dans la Méditerranée. Il faut convenir que la différence des deux mers ne m’a pas semblé perceptible.
Le 24, nous longeons l’île de Candie, l’ancienne Crète, qui montre ses flancs arides. Le nom du Minotaure vient sur mes lèvres. Que de temps s’est écoulé depuis cette époque mythologique! Le Minotaure ne dévore plus ni jeunes gens ni jeunes filles, et l’île antique et dénudée dont les montagnes dentelées défilent à nos yeux nous reporte par la pensée vers ces époques disparues.
La rencontre de goélettes, de bricks et de vapeurs nous ramène à l’actualité, qu’en dignes enfants du siècle nous préférons à ces temps fabuleux.
Soudain la petite île de Gazza surgit à notre droite, puis [6] elle aussi s’évanouit, et notre bateau s’avance majestueusement en pleine mer, et jusqu’à Port-Saïd aucune terre n’apparaît plus à nos yeux.
Dans la journée du 20, la terre d’Égypte, toute blanche de vieillesse et toute pleine de souvenirs, se déroule à nos regards. A six heures, le phare de Port-Saïd apparaît à l’horizon. Un pilote monte à notre bord et dirige notre entrée. Les digues qu’on a posées semblent mettre la mer en fureur; elle se débat en vains efforts contre les prodiges de la volonté humaine. Le phare fiché sur ces digues a quelque chose d’impérieux; il est ferme et fier comme la volonté, et sa lumière jaillissante éclaire au loin cette belle Méditerranée.
Le 27 nous voit levés de bonne heure; nous voulons aller à la ville avant la grande chaleur, mais, malgré les assurances d’un ciel toujours bleu à Port-Saïd, cet astre, fatigué sans doute de son propre éclat, se voile la face et semble disposé à protester contre sa réputation.
Il paraît que ce qui le contrarie n’est ni plus ni moins que le canal de Suez. Le percement de l’isthme a, semble-t-il, modifié les conditions climatologiques, et les pluies, autrefois inconnues dans ces parages, sont devenues aujourd’hui, sinon fréquentes, du moins possibles. Le capitaine de notre navire m’a raconté qu’une fois, étant dans un café à Port-Saïd, la pluie était venue avec tant d’abondance qu’il avait été obligé, ainsi que tous les officiers, de monter sur des tables. Ce déluge, il est vrai, n’a pas duré longtemps. Et la neige, dont les indigènes ne soupçonnaient même pas l’existence, la neige, ce vaporeux souvenir hivernal, a voulu montrer à ces chaudes contrées sa grâce et sa beauté. Il est vrai qu’elle était si petite, si timide. Mais aussi elle pouvait bien avoir peur, la pauvrette, dans ces parages si peu accoutumés à son aspect. Qu’aurait dit Hérodote, qui prenait des flocons de neige pour des duvets apportés par le vent? Port-Saïd a été tant de [9] fois décrit que je n’en dirai que quelques mots. La ville européenne est toute moderne, et les enseignes des marchands français frappent les yeux. L’ancien village arabe, pauvre et sale comme tous ceux de l’Orient, fait suite à la ville européenne, qui est d’une création toute nouvelle. A dix heures, la chaleur est déjà excessive, et il nous faut rentrer à bord du Polluce .
Les bateaux font leur réapprovisionnement de charbon dans cette ville; lorsque le nôtre est terminé, à deux heures nous levons l’ancre et nous entrons dans le canal.
En ce moment mon cœur bondit d’orgueil à la vue de cette œuvre, due au génie français. Témoins ineffaçables de notre intelligence nationale, vous apprendrez aux peuples à venir ce dont le travail et l’initiative français étaient capables.
Le canal traverse presque en ligne droite ces déserts de sable; les lacs salés et amers sont bordés de petits navires pêcheurs.
Les stations sont bâties à l’européenne, et chacune d’elles possède un mât de signal pour avertir si le canal est libre, celui-ci n’étant pas assez large pour permettre durant tout son cours le passage de deux navires de conserve; le premier arrivé passe donc avant l’autre, qui doit se garer.
Plus nous avançons, plus les stations sont riantes; tout entourées d’arbres naissants, elles semblent des oasis au milieu de ces brûlants déserts. Chaque station est habitée par un chef, qui ne doit pas quitter son poste un seul instant. Tous les trois ans on lui accorde un congé de deux à trois mois. Ses appointements s’élèvent de 3600 à 4800 francs par an, le logement en plus. Il en est de même pour les employés du télégraphe, dont les fils nous rappellent incessamment les progrès de la civilisation moderne dans ces pays lointains.
Ismaïlia, ville microscopique et toute verdoyante, marque le milieu du canal.
[10] C’est là que l’ouverture de ce grand travail humain eut lieu sous les yeux des représentants de toutes les nations. La villa que M. de Lesseps y possède est, dit-on, très jolie. Le khédive, quand il y vient, réside dans une grande maison carrée. En cet endroit du canal, le lac salé est d’une si vaste étendue qu’on dirait une petite mer.
Qui pourrait croire qu’autrefois toute cette immense nappe d’eau était remplie par des bancs de sel qu’il a fallu faire sauter en les minant?
Le spectacle a dû être grandiose lorsque les eaux de la mer Méditerranée et celles de la mer Rouge, retenues toutes deux par une digue, ont eu leur libre cours et se sont réunies après un choc furibond. Certes, la rencontre des deux mers ne fut pas favorable aux malheureux poissons, précipités avec fureur dans un bassin qu’ils ne connaissaient pas et où les attendait une mort prématurée. Les eaux de la mer Rouge, étant plus salées que celles de la Méditerranée, leur devinrent funestes. La quantité de ces pauvres victimes de la volonté humaine était, paraît-il, pendant un certain laps de temps, prodigieuse.
En ce moment, pour augmenter la facilité de transport dans ces contrées, on fait un chemin de fer d’Ismaïlia à Port-Saïd et de cette dernière ville à Damiette. De loin en loin nous voyons la fumée de la locomotive qui se rendait d’Ismaïlia à Suez, où nous sommes arrivés le 29, à onze heures du matin.
Nous ne relâchâmes à Suez que quelques heures et le soir nous partîmes voir les illuminations de la ville, dans laquelle le khédive était arrivé le matin pour s’engager dans le canal et visiter cette merveille des temps modernes. Depuis son ouverture, vous m’avouerez qu’il y avait mis le temps.
Nous voguons maintenant sur la mer Rouge. Cette mer, la première dont le nom ait frappé mes oreilles enfantines et que j’entrevoyais comme une curiosité incompréhensible, [13] cette mer reculant pour laisser passer les Hébreux, je la voyais, et elle était comme les autres, ce que je n’aurais jamais osé penser. A minuit nous passerons sous les tropiques et nous entrerons dans la zone torride, à droite l’Afrique, à gauche l’Arabie.
Nous avons 26° à l’ombre à sept heures du matin. Nous en avons eu jusqu’à 32. Il paraît qu’aux mois de juillet et d’août la traversée de cette mer est terrible, et il n’est pas rare que quelques personnes meurent d’insolation, tant la chaleur du soleil y est intense. Il y a jusqu’à 45° à l’ombre et pas un souffle d’air.
Notre traversée fut vraiment belle: la mer scintillait au soleil comme des myriades de diamants; des poissons volants s’ébattaient dans les airs, des dauphins bondissaient hors des vagues en suivant notre bateau, et un énorme requin nageait entre deux eaux.
C’est après l’île de Périm que nous entrons dans l’océan Indien, plutôt appelé dans cette partie le golfe d’Aden. Douze heures après, cette ville apparut à nos yeux.
Pittoresquement construite sur ces flancs de roches dénudées, sans un arbre pour l’abriter, battue par cette mer grandiose, Aden produit un merveilleux effet; elle s’enorgueillit de son aridité comme une autre se parerait de sa verdure, et semble dire: J’existe par ma volonté. Cette ville, la plus chaude, dit-on, de la terre, ou peu s’en faut, est très saine; elle doit cette salubrité extraordinaire à son manque de végétation. L’eau douce y est inconnue; on distille l’eau de mer.
Deux personnes dépensent de 60 à 70 francs par mois pour avoir de l’eau potable. Les fameux réservoirs d’eau douce, construits depuis des siècles, sont toujours vides, car il y pleut tous les trois ans au plus. Le marché, malgré cela, est bien approvisionné; il ne manque pas d’un certain caractère local.
[14] Les Somâlis, qui constituent le fond de la population, sont de grands beaux hommes, dont le nez aquilin accuse une origine sémitique; la couleur jaune dont ils teignent leurs cheveux leur donne un aspect étrange.
Le 10 mai nous repartons encore, et nous naviguons sans escale jusqu’à Bombay. Devant nous l’océan Indien ouvrait sa large voie, et, pendant dix jours, aucune trace de terre ne se fit voir à l’horizon. Quoique onctueuse comme de l’huile, la mer soulève quelquefois fortement le bateau, et l’on voit ses grandes lames passer sous la surface huileuse; ce sont déjà les avant-coureurs des moussons qui se font sentir. Dans un mois d’ici, cette mer paisible se soulèvera furieuse; ses vagues en colère atteindront jusqu’à la hauteur de 9 à 10 mètres et se briseront avec une violence inouïe contre les navires qui la traversent.
Enfin le 14 mai nous étions devant Bombay; la première étape de notre voyage était faite.
A beaucoup de Parisiens, qui voyagent peu ou point, qui sont «casaniers», comme on dit familièrement, cette première étape peut sembler un voyage entier à elle seule. Eh bien, je leur assure qu’avec un peu d’habitude rien ne se fait plus agréablement qu’un long voyage. On finit par voyager comme on passe sa vie: sans s’en apercevoir. On compte par lieues marines au lieu de compter par kilomètres; et d’ailleurs «l’esprit des navigateurs, qui s’élance en avant et qui flotte comme les banderoles et les drapeaux sur les vergues»,—ce sont deux vers de Gœthe qui me reviennent à la mémoire,—l’esprit des navigateurs, dis-je, a bientôt supprimé les distances.—Voyagez, mesdames, voyagez! Vous verrez que rien au monde n’est plus charmant que d’avoir visité les plages lointaines et surtout d’en revenir.
Arrivée à Bombay.—Watson’s Esplanade Hotel.—Les Parsis.—Les tours du silence.—Mariage parsi.—Types de Bombay.—École de dessin.—Départ.—Allahabad.—Bénarès.—Oumballah.—Nature de l’Himalaya.—Simla.
Nous sommes à Bombay. Que cette rade est belle! ayant pour cadre, d’un côté cet immense océan Indien, de l’autre les Ghats occidentaux, dont les cimes blanches s’estompaient dans le lointain. Il nous fallut encore dîner à bord, en attendant la douane anglaise. La visite terminée, nous fîmes prix avec un petit bateau à voile pour nous conduire à terre. Au débarcadère nous vîmes quantité de voitures de maîtres, stationnant et attendant. Les propriétaires, nonchalamment assis, regardaient les débarquants. Cette promenade est le rendez-vous ordinaire des élégantes de Bombay. Nous nous fîmes conduire à Watson’s Esplanade Hotel, le premier de la ville, et là, moyennant 10 roupies (22 fr.) pour deux par jour, on nous donna une chambre au second étage, ayant vue sur la mer, nourriture, éclairage et bains à volonté. Nous donnons ces sèches et prosaïques indications, qui peuvent, par la comparaison avec les prix d’Europe, intéresser les lecteurs. Nous faisons un voyage pratique bien plus qu’une excursion poétique, [16] et le lecteur sera certes bien aise de savoir, à côté de ce qu’on voit, ce qu’on paye.
Je ne décrirai pas Bombay, car ses magnificences sont connues, et, quoique ces grands monuments gothiques aux couleurs sombres que les Anglais ont construits ne soient pas en rapport avec ce beau ciel, la ville est imposante. Ce n’est pas la capitale des Indes, mais c’en est une des villes principales.
Quelle différence avec Tachkent, capitale du Turkestan (Asie centrale russe)!
A Bombay, tout le confort de la civilisation est réuni: de belles rues bien macadamisées avec des trottoirs bordés de grands arbres ombreux, parterres, fontaines, becs de gaz, beaux magasins. Les halles ou marchés sont entourés de jardins soignés à donner des regrets à nos halles parisiennes. La ville indigène aussi est parfaitement entretenue. Des tramways la sillonnent en tous sens, tout comme dans la ville anglaise; les voitures sont jolies et appropriées au climat des tropiques. Le chemin de fer qui longe le bord de la mer rappelle les merveilles de la civilisation moderne, tandis que Tachkent, malgré ses belles avenues et ses beaux arbres, n’est qu’un grand village. Il est vrai que les Russes ne font presque rien pour le confort; ce qui frappe l’œil, tout est là pour eux. Les rues, les trottoirs sont à peine entretenus; l’été, passe encore! mais l’hiver il est impossible de s’y promener sans être chaussé de bottes, car on enfonce dans ces rues jusqu’à mi-jambe; la boue est quelquefois si délayée, que, même en voiture, vous êtes tout éclaboussé. Quant aux voitures de Tachkent, on n’a pas idée d’une telle malpropreté; hormis les attelages de maîtres, les autres sont indescriptibles; l’incommodité de la forme ne le cède en rien à la vétusté. Ce n’est qu’à Moscou, la seconde capitale de la Russie, qu’on peut avoir une idée de la décrépitude de ces voitures de [17] place. Quant à la partie indigène de Tachkent, les Russes n’ont rien fait pour y faire sentir leur présence; en été même, on ne peut la parcourir à pied.
Ici, aux portes d’une ville habitée par les Anglais, les abords s’améliorent à vue d’œil; là-bas, c’est tout le contraire. D’où vient donc cette différence, si ce n’est du caractère du peuple même? Les Russes ne manquent pas de pierres pour macadamiser leurs routes; les fonds des rivières du Tchirtchik à Tachkent, du Zérafchân près de Samarkand et le Talas près d’Aoulié-Ata pourraient leur en fournir autant qu’il leur en faudrait.
A notre second passage dans cette capitale du Turkestan, des essais de nettoyage avaient lieu. Seront-ils continués? Et combien de temps? Il faut bien le dire, les Russes, comme les Orientaux, laissent volontiers les choses se nettoyer elles-mêmes, comme elles peuvent et si elles peuvent. Il ne faut pas alléguer les distances; les Russes y sont habitués; leur empire est si vaste et en comparaison si peu peuplé que 200 kilomètres n’ont pas plus de valeur à leurs yeux que chez nous 50. D’ailleurs, comme je l’ai dit, le Tchirtchik arrose Tachkent, et ce que le général Abramof a commencé de faire à Samarkand, le général Kaufmann pouvait le faire exécuter depuis longtemps dans sa capitale. Mais, tout homme charmant et grand général qu’il est [1] , il a ses défauts comme un simple mortel, et le principal est une grande faiblesse. Le général Kaufmann se laisse dominer par la personne qui, à tort ou à raison, a su s’emparer de sa confiance.
[1] A cette époque le général Kaufmann n’était pas mort.
Il est extraordinaire à remarquer comme les Russes se décrient entre eux vis-à-vis même des étrangers. Ainsi un homme du monde nous faisait, à propos du gouverneur général du Turkestan, une excellente comparaison.
[18] «Il y a, disait-il, deux catégories d’hommes: les uns, qui naissent avec une selle; les autres, avec des éperons. Eh bien, le général Kaufmann est de la première; il faut toujours qu’il y ait quelqu’un qui le monte.»
Il est vrai que les Anglais ont les Indes depuis deux siècles, et Tachkent appartient aux Russes depuis quinze ans seulement. Mais Moscou appartient aux Russes depuis que ceux-ci sont Russes, et pourtant si par malheur vous vous trouvez dans cette ancienne capitale des tsars, en septembre par exemple, comme cela nous est arrivé à notre second passage en Russie, demandez aux dieux un temps sec, car, lorsqu’il pleut dans cette ville, les rues sont métamorphosées en lacs, et si vous n’avez de hautes bottes, il vous est impossible de les traverser.
Outre les beautés de la nature et celles dues au génie humain, on peut admirer à Bombay presque tous les types des Indes. Celui qui frappe plus particulièrement est celui des Parsis, ou adorateurs du feu. Chassés de la Perse depuis de longs siècles par l’intolérance des vainqueurs mahométans qui envahissaient leur pays, ils abordèrent aux côtes du Goudjerat et furent bien accueillis par les princes qui régnaient dans cette presqu’île.
Commerçants et industrieux de nature, ils fondèrent quelques établissements et s’adonnèrent au négoce, dans lequel ils acquirent une grande réputation de bonne foi et de probité; néanmoins ils étaient peu estimés des Mahométans et des Hindous, auprès desquels ils ne constituaient qu’une minime fraction de la population des Indes. Ce n’est que depuis l’envahissement des Anglais qu’ils ont acquis une certaine prépondérance. Ces derniers les emploient beaucoup dans leurs établissements, et même comme fonctionnaires publics. Ces Parsis attirent l’attention par leur costume, composé d’une longue redingote blanche serrée à la taille et ornée quelquefois d’une large ceinture dont [19] ils s’entourent plusieurs fois le corps; leur pantalon, en soie rouge ou verte, est d’un effet pittoresque. Leur coiffure ressemble à une mitre d’évêque et est généralement noire et peu utile contre les ardeurs du soleil. Celle qui est blanche est portée par des prêtres; quelques-uns en ont aussi de rouge, mais c’est le plus petit nombre. [20] La figure du Parsi, avec ses grands yeux intelligents, un nez légèrement recourbé, est régulière; son expression est avenante. Le crâne des Parsis se distingue assez de celui des Hindous; il est beaucoup moins allongé, mais en revanche beaucoup plus élevé. J’ai été frappée de la ressemblance caractéristique entre tous les Parsis qu’on rencontre dans les rues de Bombay ou ailleurs. Il y a là une espèce d’air de famille très prononcé; qui en a vu un les a vus tous. Au moral, le Parsi a un esprit vif et délié; il est naturellement aimable, prévenant pour l’étranger; ses manières sont d’une urbanité parfaite. De tous les Orientaux, je crois que c’est le seul qui éprouve une sympathie sincère pour les Européens. Il est vrai que c’est la domination anglaise qui a socialement relevé les Parsis entre les indigènes des Indes. Ils sont divisés en deux partis: ceux qui ont adopté les idées européennes, et ceux qui sont restés dans leurs vieux usages. Ces derniers se reconnaissent principalement au manque de chaussure; hommes et femmes vont encore pieds nus. En général, ils parlent tous l’anglais, quelques-uns même le français, les deux langues avec une rare pureté. Ils sont instruits et très propres. Ils se soutiennent entre eux avec un merveilleux esprit de corps. Il n’y a point de mendiants, point de mauvaises femmes.
Le costume des femmes parsis est très séduisant. Les jeunes mariées retiennent leurs cheveux dans un mouchoir blanc qu’elles nouent par derrière. Un long morceau d’étoffe qu’elles arrangent à leur taille en jupe courte plissée et qu’elles tournent autour du corps de façon à le ramener sur leur tête leur donne à toutes un air de prêtresse. Ce morceau d’étoffe, en soie de différentes couleurs, selon le goût de la personne, est toujours bordé d’un large galon d’or, d’argent ou de soie. On les rencontre partout, à pied, en voiture, causant, parlant, bien différentes en cela des autres femmes orientales.
[21] Nous avons assisté à un mariage parsi.
Dans un magnifique jardin, tous les hommes étaient assis rangés sur des chaises, tous vêtus de blanc. Aux deux extrémités du jardin s’élevaient deux bâtiments où mille et mille lumières scintillaient, éclairant de leurs lueurs riantes la mariée, les parents et les amies. A notre entrée, on nous offrit à chacun un petit bouquet et du bétel enveloppé dans des feuilles d’or. A peine étions-nous assis qu’un Parsi tenant dans sa main un flacon en argent ciselé s’approcha de nous et aspergea nos bouquets avec de la délicieuse essence de rose. La musique mêlait ses accents joyeux à cette fête de famille. Bientôt après, la mariée, suivie de tout son cortège, sortit du bâtiment de gauche, traversa le jardin et se rendit à celui de droite.
En ce moment, le marié se présenta aussi à la porte du bâtiment, et la sœur de la mariée, debout sur le seuil, le reçut et lui fit des cérémonies sur la tête d’une manière noble et digne. Après qu’elles furent terminées, elle entra dans la pièce, suivie du marié. Aussitôt la musique interrompue éclata de nouveau; des hommes s’empressèrent d’allumer toutes les lumières du jardin, qui devront brûler jusqu’à extinction, car un Parsi n’éteint jamais une lumière; l’effet en fut ravissant. Nous eûmes la permission de suivre les mariés dans le sanctuaire; en ce moment on leur liait déjà les mains, on les attacha ensuite par le corps afin de leur dire qu’ils étaient liés à tout jamais l’un à l’autre, un Parsi ne prenant qu’une femme; le prêtre jeta des grains sur eux en signe de bénédiction. Pendant cette cérémonie on m’avait fait asseoir, et toutes les parentes de la mariée étaient venues me serrer la main et me souhaiter la bienvenue avec une grâce parfaite. Trois prêtres étaient debout devant les conjoints, et, avec de grands gestes, avaient l’air de prononcer un discours. Comme il m’était impossible de comprendre les choses très intéressantes [22] sans doute qu’ils leur disaient, j’examinai cette réunion de femmes. L’effet magique que produisaient ces différentes robes aux couleurs éclatantes et rehaussées encore par le scintillement des lumières ne saurait se décrire. Elles n’étaient pourtant pas belles, en général du moins, mais leur tournure était élégante et majestueuse. Quelques-unes autour de moi avaient de superbes bijoux, et tout cela était arrangé avec goût. Plusieurs d’entre elles avaient poussé la coquetterie jusqu’à orner le nœud de leurs souliers d’un délicieux bouton de rose naturelle. Au milieu de cette atmosphère asiatique et doucement rafraîchie par les éventails de ces jeunes femmes, le temps s’écoulait malheureusement trop vite, et il nous fallait retourner à l’hôtel. Je quittai donc ma place à regret, ne pouvant rester jusqu’à minuit, heure à laquelle la cérémonie devait recommencer jusqu’à l’accomplissement du mariage, qui a lieu lorsque le grand destour , leur prêtre, les a couverts sous un châle de cachemire et dérobés pendant vingt minutes à tous les regards. Après cette cérémonie, les jeunes gens sont unis pour la vie.
Le 20 mai nous allions, en compagnie du consul de France, M. Drouin, voir la tour du silence. Il avait obtenu pour nous une permission, et, comme il parle très bien les langues du pays, nous n’avions pas besoin d’autre guide. On doit lui en savoir gré, car c’est peut-être un des rares consuls français qui connaissent si à fond les idiomes de la contrée où ils sont appelés à représenter les intérêts de leur pays. M. Drouin s’intéresse à tout ce qui a rapport aux Indes, il est très instruit en même temps qu’homme de bonne compagnie, il sait apprécier toute chose, et, comme il joint à un savoir consommé une grande distinction, il est accueilli par les autorités aussi bien anglaises qu’indigènes. Cette tour du silence est le cimetière des Parsis. Au milieu d’un magnifique jardin, qui jouit de la plus belle vue de [23] Bombay, s’élèvent cinq tours, dont une, la principale, est plus grande que les autres. Ces tours possèdent une seule petite porte, par laquelle on introduit les cadavres. Dans l’intérieur de cette tour, dont les murs sont très élevés, se trouvent trois rangs circulaires de niches horizontales: le premier pour les hommes, le deuxième pour les femmes, et le troisième pour les enfants. Chaque rangée est divisée par compartiments ou plutôt par cases. Au milieu de la tour se trouve un trou très profond. Un passage est réservé pour aller à ces rangées.
Une ou plusieurs heures après la mort du Parsi, on porte le corps à la tour du silence; ses parents et ses amis l’accompagnent. A l’approche de la tour, le corps est remis entre les mains des hommes qu’on pourrait appeler chez nous des fossoyeurs. Ces hommes prennent le corps, le dépouillent de ses vêtements et l’introduisent par cette petite porte dans une de ces cases. En moins d’une heure, il est dévoré par les vautours, qui, sachant qu’on leur apporte leur nourriture, ne quittent jamais le jardin. On laisse sécher le squelette au soleil, puis on jette les ossements dans le grand trou du milieu. Ainsi sont réunis le riche et le pauvre, comme le veut leur religion.
Dans la tour il y a de l’eau qui s’écoule par des conduits après avoir été filtrée sur du charbon «afin que ce qui sort de la terre soit toujours pur».
Les hommes qui prennent les corps sont au nombre de douze; c’est à peine si on les connaît, on ne leur parle jamais et on ne mange jamais avec eux. Ils n’ont enfin aucun commerce avec les autres hommes. Comme je demandais ce qu’il arriverait si l’on introduisait dans la tour une personne qui ne serait pas morte, on me répondit que cela ne s’était jamais vu. Cependant voici une histoire qui m’a été racontée à Bombay même. Il paraîtrait qu’à Kourratchi, ville commerçante située à l’embouchure de [24] l’Indus, un Parsi avait été introduit dans la tour du silence en état de léthargie. Les vautours, qui ne se trompent jamais, en dépit même des docteurs, m’a assuré le médecin de notre bord, ne touchèrent pas au corps. Le soir, cet homme se réveilla, et, après mille difficultés pour arriver à sortir de ces murs très élevés, parvint à s’échapper la nuit de ce terrible lieu. Mais il a dû s’enfuir de Kourratchi et se cacher, dans la crainte d’être reconnu et, dit-on, tué par les Parsis, qui le recherchent à Bombay, où l’on sait qu’il s’est réfugié, car celui qui est une fois entré dans la tour du silence n’en doit plus sortir. Ce qui prouve qu’en certains cas il vaut mieux rencontrer un vautour qu’un concitoyen.
Je visitai la demeure d’un riche Parsi à Bombay, mais tout y était devenu si européen, qu’à peine y remarquai-je une immense chambre à coucher meublée de grands lits. Au centre était une petite pièce carrée dont les murs percés à jour constituaient une retraite assurée contre les moustiques. Un tourniquet à air remplaçait le panka ou éventail mobile suspendu au plafond. Quant au somptueux salon de cette habitation, il était meublé avec un mauvais goût parfait; des meubles Empire, d’immenses glaces à biseaux et des lustres invraisemblables se trouvaient là entassés pêle-mêle avec de médiocres tableaux, des cabinets italiens et des torchères de l’époque de la Renaissance.
Nous visitâmes aussi l’école de dessin que les Anglais ont établie à Bombay. Je me suis laissé dire que, par la création de cette école, le niveau de l’originalité de l’art hindou avait baissé. En leur faisant copier les modèles européens, ils ont perdu leur personnalité. Le modèle, quoique bien fait, n’est toujours qu’une mauvaise imitation de notre style. Quand un Hindou commence un ouvrage, il ne sait jamais ce qu’il va faire; l’idée lui vient en travaillant. Son inspiration est instantanée et très peu régulière; [25] comme il possède une patience énorme et qu’il se complaît à son œuvre, le travail est toujours finement exécuté.
Les Hindous, qui forment la majeure partie de la population de Bombay, ont d’élégantes voitures à bœufs; mais la possibilité de s’asseoir dans ces sortes de véhicules est une énigme pour nous autres Européens. Aussi j’aime bien mieux les voir marcher; les femmes surtout sont si gracieuses avec leur sari de couleurs éclatantes dont elles s’enveloppent le corps à la manière grecque. Avec leurs jambes nues et leurs beaux bras qui s’élèvent gracieusement pour retenir le pot de grès ou de cuivre qu’elles portent sur leur épaule, elles ressemblent à de belles statues antiques, marchant fièrement sous un ciel pur et sans nuages.
Les Musulmanes sont moins élégantes, et cela tient sans doute au pantalon qu’elles portent, ornement des plus disgracieux, surtout pour une femme.
On rencontre aussi à Bombay maints types, tels que les Maharis, les Mahrattes, etc., etc. Les femmes brahmines ne sortent jamais qu’en voiture, et encore très rarement. Il est impossible de les voir, ainsi qu’en général les femmes des riches Hindous. On dit que parmi elles il y en a de très blanches et de fort belles.
Durant notre séjour à Bombay, nous fûmes obligés, malgré la grande chaleur, de nous occuper de nos préparatifs de voyage et de trouver un domestique qui parlât la langue des indigènes et le français. Hormis Bombay et Calcutta, il vous est plus facile, pour voyager dans l’Inde, de savoir l’hindoustani que l’anglais; les conquérants parlent la langue du pays, mais les indigènes qui savent l’anglais sont rares.
Ce sont les vaincus qui ont imposé leur langue aux vainqueurs. Enfin, nous trouvons cette perle presque unique qui répond au nom de François, et qui est Français, puisqu’il est de Pondichéry.
[26] Aussi, le dimanche 10 mai, nous partions pour Simla par le chemin de fer.
Nous avions reçu du gouverneur du Pendjab, sir Robert Egerton, une invitation pour habiter chez lui pendant notre séjour dans ce sanatorium britannique.
Aux Indes les chemins de fer sont relativement à bon marché et parfaitement appropriés à la température du pays. On peut très bien y dormir; chaque voiture est munie d’un cabinet de toilette et, en plus, d’un ventilateur à eau; grâce à ce système, le voyage est rendu moins fatigant. Sur tout le parcours, les stations sont propres et bien tenues et possèdent toutes des buffets. La quantité d’indigènes de toutes nations qui voyagent en troisième est quelque chose de remarquable et de pittoresque.
Ces peuples orientaux acceptent les progrès de la civilisation moderne avec une superbe indifférence, dont le flegme britannique n’est qu’une pâle imitation; c’est comme une pierre fine et une pierre fausse. Ils se servent de nos progrès, quitte à reprendre l’instant d’après leurs anciennes habitudes, sans regrets, comme sans désirs; leur indifférence égale leur indolence.
De Bombay à Allahabad, où il faut nous arrêter du matin jusqu’au soir pour reprendre notre route, la distance est de trente-six heures.
Allahabad est un lieu de pèlerinage renommé.
Lorsqu’un Hindou part pour un pèlerinage, il se fait d’abord raser la tête, jeûne et offre aux morts un sacrifice qu’on appelle chraddhar ; généralement le pèlerin fait le voyage à pied, car s’il le fait soit sur un bateau, soit dans un palanquin, le pèlerinage est réduit à moitié. Pendant le voyage il ne doit manger qu’un peu de riz et doit s’abstenir de ses ablutions. Le jour de son arrivée, il jeûne et, après quelque temps de repos, se rase le corps de la tête aux pieds, prend un bain et offre un second sacrifice aux [27] morts. Le temps de son séjour dans le lieu du pèlerinage est fixé à sept jours. Puis, à son départ, les brahmines lui donnent, en échange de ses dons, des fleurs, des feuilles de toulasi et des cendres de bouse de vache qui sont restées dans le sanctuaire et ont été sanctifiées par cela même: en résumé, des cadeaux qui ne les ruinent pas. Si c’est une femme qui accomplit le pèlerinage, alors on ne lui coupe pas tous les cheveux, mais seulement une petite tresse par derrière.
Il faisait dans ce lieu réputé saint une chaleur épouvantable; nous eûmes le soir, avant le départ du train, un ouragan de sable très violent, assez fréquent ici; c’est, du reste, le seul rafraîchissement dans ces climats, chauds à plus de 45° à l’ombre.
Gaya et Bénarès sont aussi fameux pour leur sainteté. A Bénarès même, les heureux pèlerins qui meurent sans avoir fait pénitence de leur péché font malgré cela leur salut.
En faisant ces pèlerinages, l’Hindou est persuadé qu’il obtient la protection du dieu qu’il honore et que, par elle, il sera reçu au ciel (ne nous moquons pas de sa pieuse croyance), où trône le dieu qu’il a honoré.
L’Inde est fameuse pour la fabrication de ses cuivres, mais nulle part cette fabrication n’est aussi considérable qu’à Bénarès. Dans cet endroit on confectionne un alliage composé de huit métaux: or, argent, fer, étain, plomb, mercure, cuivre et zinc. Cet alliage est parfait, et les objets qu’on en fabrique ont une valeur incontestable. Outre les idoles qui garnissent la plupart des temples, on fabrique à Bénarès des vases, des coupes, des plats, etc., etc. Ces derniers objets sont exportés jusqu’en Europe, et l’on en trouve dans nos grands magasins de nouveautés.
A sept heures du soir nous partions d’Allahabad, et le lendemain à cinq heures du soir nous arrivions à Oumbala. A cet endroit nous disions adieu pour longtemps au chemin [28] de fer et faisions prix avec le chef de la poste pour nous conduire à Simla. Notre départ est fixé au lendemain, sept heures du soir. Il fait très chaud; la route dans la plaine n’a rien de curieux; profitons de la nuit pour voyager dans ces grandes voitures qu’on appelle des dak , bien préférables aux horribles tarantass russes. Les chevaux vont très vite, les relais sont très courts; la poste est payée d’avance, ce qui évite l’ennuyeux inconvénient des voyages en Sibérie et dans le Turkestan russe, de payer presque à chaque station, ce qui met le voyageur sous la dépendance du starosta ou chef de poste, lequel rançonne les voyageurs, soit en les forçant de prendre plus de chevaux malgré le règlement, alléguant le mauvais état de la route, soit en les lui refusant, sous prétexte qu’ils sont tous partis. Impatienté d’attendre, le malheureux voyageur met la main à la poche. O pouvoir magique de l’argent! le rouble a déjà fait revenir les chevaux.
Ici tout est arrangé en vue de la commodité de celui qui voyage. La voiture vous est aussi fournie par l’administration, et vous la gardez jusqu’à destination. Chez les Russes, au contraire, il vous faut songer à votre véhicule, qui est une affaire de quelques centaines de roubles. Sinon, la poste vous en fournit bien un, mais il vous faut le changer à toutes les stations; passe encore quand on est seul, on saute d’une voiture dans l’autre; mais dans un long voyage où, n’ayant même que le strict nécessaire, on est cependant encombré de bagages, de vêtements pour le chaud, pour le froid, d’oreillers, de provisions, etc., etc., vous voyez d’ici l’agrément, sans compter la perte de temps. Puis vous étiez bien dans cette voiture, vous voilà mal dans l’autre, et cela devra se renouveler toutes les deux ou trois heures pendant au moins douze grandes journées et plus.
La poste elle-même n’est pas exempte de cette formalité; [29] à chaque station, les lettres, les paquets sont jetés d’une voiture dans une autre, sans respect pour les pauvres colis, et cela sur un trajet de 2000 kilomètres. C’est à se demander par quel miracle les objets parviennent à destination.
Si, pour obvier à tous ces inconvénients, vous achetez une voiture, la défaite de celle-ci est bien aléatoire et dépend beaucoup de la variété des saisons.
Si par malheur vous partez d’Orenbourg pour Tachkent avec un traîneau, vous arrivez souvent à Tachkent en plein dégel; votre traîneau n’a plus de valeur, vous le vendez à vil prix, quand vous n’êtes pas obligé de le laisser en route, et la réciproque est aussi vraie, c’est-à-dire aussi désagréable. A ce sujet, il nous est arrivé une bonne histoire lors de notre voyage en Russie. Nous revenions de Tachkent avec deux tarantass, et, selon son habitude, l’hiver commençait à poindre en novembre dans cette gentille ville d’Orenbourg. Tous les marchands faisaient donc fi de nos pauvres véhicules et nous en offraient un prix dérisoire. Un charmant officier anglais, M. Shepherd, que nous avions rencontré dans le pays des Bachkirs, et qui nous avait devancés dans cette ville, avait pourtant réussi à vendre la sienne assez bien. Quant aux nôtres, impossible d’en trouver un prix raisonnable. Au moment de partir et étant à déjeuner tous les trois, le général G..., gouverneur du Tourgaï, vint nous rendre visite. Pendant la conversation, M. de Ujfalvy lui parla de sa mauvaise fortune. «N’est-ce que cela? dit-il, laissez-moi les voitures, cher monsieur, je vous les vendrai parfaitement bien au printemps et je vous enverrai l’argent.» M. de Ujfalvy crut pouvoir se fier à la parole d’un général, et les voitures lui furent laissées. Le printemps arriva, pas de nouvelles; le printemps se passa, rien; mon mari écrivit, pas de réponse; enfin l’été survint, rien encore.
[30] Sur ces entrefaites, un monsieur dont nous avions fait la connaissance à Tachkent vint nous voir. C’était l’Exposition à Paris, il passa donc quelque temps dans cette ville. Au moment de son départ, M. de Ujfalvy lui dit: «Vous aurez probablement besoin d’une voiture pour retourner à Tachkent. Allez donc chez le général G..., demandez-lui de ma part un de mes tarantass, je vous le céderai à bon compte.» Le monsieur accepta avec empressement l’offre et partit muni d’une lettre pour le gouverneur du Tourgaï. Le général n’était pas chez lui. Ce monsieur remit pourtant la lettre, mais il fut fort mal reçu et éconduit comme un fâcheux. Depuis ce temps, nous n’avons jamais entendu parler de nos tarantass.
Mais s’il est en Russie des hauts fonctionnaires qui agissent ainsi, il en est de plus délicats, qui vous prêtent les leurs, et nous devons bien remercier le sous-préfet d’Orsk, qui, à notre second voyage en Asie centrale, nous tira d’un grand et pénible embarras en nous prêtant son traîneau jusqu’à Orenbourg. Sans lui, faute de trouver à acheter un moyen de locomotion, je ne sais quand nous serions partis. Il est vrai que nous nous empressâmes de le lui renvoyer.
Donc ici, privés de tous ces ennuis, nous arrivâmes vite à Kalka, au pied de l’Himalaya; il était deux heures du matin.
Nous y attendons le lever du soleil pour ne rien perdre des points de vue de cette première partie de notre escalade de l’Himalaya, représenté ici par de très modestes contreforts. A six heures nous montons dans une petite voiture à quatre personnes, y compris le cocher. On est placé dos à dos, et celle-ci n’a que deux roues; ce véhicule spécial pour les montagnes s’appelle tonga . Nos bagages nous suivront dans une voiture à bœufs et arriveront le lendemain.
Je ne décrirai pas les beautés de l’Himalaya, qui sont si renommées. Cependant l’impression en est saisissante. Ces [31] gigantesques montagnes, qui s’élèvent tout d’un coup de cette immense plaine des Indes, vous imposent au delà de toute expression.
La route qui nous conduit à Simla, creusée et entretenue par les Anglais, est admirable; elle contourne des points de vue de toute beauté. Les merveilles de la végétation s’étalent sous vos yeux éblouis, depuis les plantes tropicales jusqu’aux plantes plus modestes de nos contrées tempérées. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est de rencontrer sur un espace relativement peu étendu une flore si diverse. Au pied des montagnes, le palmier se détache sur un fond poudreux; plus loin, des bambous gigantesques forment des taillis impénétrables, et, plus loin encore, des cactus aux contours bizarres se découpent à l’horizon. On monte! Le palmier disparaît! Le rhododendron atteint les dimensions d’un grand arbre; et ses fleurs rouges, qui parsèment son feuillage sombre, font un effet ravissant! Les bambous se rapetissent et rappellent vaguement les tiges élégantes que les artistes japonais peignent sur leur porcelaine. Le cactus sort maintenant par touffes des parties rocheuses! Bientôt ce dernier disparaît aussi, le bambou n’est plus qu’un frêle arbuste, et, à côté de lui, nous voyons apparaître les premiers conifères. Le pin excelsa nous fait admirer son tronc svelte et élancé, et le majestueux cèdre deodar, le chêne de la flore himalayenne, se dresse devant nos regards ravis! Qui n’a pas vu dans la même journée—que dis-je? en quelques heures—cette nature unique de l’Himalaya passer devant ses yeux, ne peut se faire une idée de ce que le voyageur éprouve.
«La plume la plus éloquente (dit le botaniste Hooker), le pinceau le plus habile sont également impuissants à placer sous les yeux les formes et les couleurs de ces monts neigeux ou à réveiller dans l’imagination les sensations et les pensées qui l’enchaînent tout entière à ces sublimes [32] phénomènes, quand ils se développent dans leur réalité. Rien ne peut rendre la netteté de leurs lignes et encore moins les merveilleux effets de couleurs jouant sur les pentes des neiges, les faisceaux lumineux formés par les combinaisons de l’orange, de l’or et de l’incarnat, les nuages illuminés par le lever du soleil, et enfin la teinte fantastique que revêt le tout au moment du crépuscule...» Certes nous possédons dans nos Alpes une nature merveilleuse. Mais en Asie tout a un autre caractère.
Tandis que chez nous la nature alpestre peut se comparer à une douce jeune fille dont les charmes à demi voilés nous font l’effet le plus agréable, la nature de l’Himalaya est semblable à une belle femme qui, dans toute la maturité de sa beauté, étale ses charmes au grand jour et vous subjugue par sa grandeur et sa majesté. Pardonnez-moi, chère lectrice, cette digression, et si vous songez à une Parisienne qui se trouve soudain transportée au fin fond de l’Himalaya, vous concevrez aisément que tout ce qui apparaissait à mes yeux me faisait l’effet d’un conte de fées et que j’éprouvais l’envie, certes bien excusable, d’essayer de parler le langage de ces vieux contes.
Les maisons montrent leurs toits foncés, toutes fières de se trouver sur ces hauteurs! Les villages superposés apaisent le vertige qui pourrait s’emparer de vous à cette élévation! Enfin le blé doré nous ramène en pensée aux plaines immenses de nos basses contrées.
Et l’on monte, on monte toujours. Les montagnes se croisent, s’entre-croisent! On les croit finies, elles recommencent.
Malgré le soleil splendide se détachant sur un ciel d’un bleu inimitable qui éclaire ce tableau fantastique, l’air frais vous pénètre. Il faut se couvrir. Un petit frisson parcourt votre être, et l’on doute si ce n’est de plaisir.
Tout se réunit pour nous apprendre que la nature est [33] un maître qui n’a point son égal. Au milieu de l’émotion qui s’empare de vous devant cette écrasante beauté, on se demande comment l’homme a été assez téméraire ou assez audacieux pour s’élever jusqu’à ces hauteurs.
Quelle volonté, quelle dépense d’énergie n’a-t-il pas fallu pour soumettre ces géants! Et l’on ne sait vraiment ce qu’on doit admirer le plus, ou de la beauté de la nature, qui étale sans effort sa puissance, ou de la merveilleuse intelligence humaine, qui a su l’assouplir à sa volonté.
Au milieu de notre route nous nous arrêtons à Solen pour prendre quelque nourriture. L’air vif nous a ranimés, et l’estomac réclame ses droits avec énergie. Notre repas vite fait, nous repartons pour admirer de nouveau. Deux heures de ravissement, et Simla nous apparaît toute perchée sur une haute montagne et comme enfouie sous la verdure.
Les routes, comme de jolis rubans blancs, unissent les unes aux autres les maisons isolées.
A l’entrée de Simla il nous faut dire adieu à nos voitures, qui n’ont pas droit de cité. On me fait monter dans un tchampang , espèce de chaise à porteurs découverte, et quatre indigènes me portent chez lady Egerton, femme du lieutenant-gouverneur du Pendjab. M. de Ujfalvy me suivait à pied. Nous montions encore parmi ces détours semés de tchampang et de cavaliers, jusqu’à un gracieux perron, sous lequel je descendis, et plus gracieux encore était l’accueil de la maîtresse de la maison.
Comme elle avait dû être jolie, cette aimable femme qui nous attendait et nous reçut avec sa distinction britannique! Elle avait su le français autrefois, mais trente ans de séjour dans les Indes lui avaient fait perdre l’habitude de manier cette langue. Elle comprenait cependant ce que je lui disais, et son neveu, aimable garçon qu’elle me présenta, nous servit d’interprète. Elle nous conduisit à nos chambres et nous laissa libres. Au dîner, qui eut lieu à huit heures, [34] sir Robert Egerton me conduisit à table. Le mari était digne de la femme, et je n’ai jamais vu figure anglaise plus sympathique et plus belle. Il était universellement aimé dans son gouvernement.
A une grande distinction il unissait une instruction qui le faisait s’intéresser à toute chose. Il ne parlait pas le français; mais son secrétaire, M. Dane, spirituel Irlandais, nous servit d’interprète; son amabilité naturelle lui tint lieu de professeur, et le dîner fut très animé.
Je n’ai pas besoin de m’étendre sur l’hospitalité anglaise, les façons de nos voisins d’outre-Manche sont connues. Aussi froids qu’ils peuvent être envers des étrangers, aussi aimables et naturels ils deviennent envers les personnes qui leur sont recommandées. Plus on reste chez eux, plus on leur fait plaisir; moins on reste chez les Russes, plus ils sont contents: voilà la différence des deux hospitalités.
Cette façon habituelle des Anglais s’est encore, je crois, développée aux Indes, où la vie est large, où le personnel des domestiques est nombreux. C’est assez dire de quelles prévenances discrètes et courtoises nous fûmes l’objet. Nous eûmes non seulement les splendeurs diverses de la nature, mais les distractions les plus agréables de la société. C’est tout ce que nous pouvions attendre de mieux: c’est plus que je n’osais espérer. Jusqu’ici nous avions voyagé sans accident d’aucune sorte: un bon vent nous avait poussés sur mer, un bon accueil nous recevait à terre, et, comme les débuts d’un voyage, comme ceux d’une campagne, influencent fortement le courage et l’humeur, je me vis dans les meilleures dispositions d’esprit pour continuer l’entreprise. Tout semble nous sourire, pensais-je; et, souhaitant, comme le dit le poète, «que l’attelage puisse durer aussi longtemps que la voiture», je me couchai en remerciant la Providence et en la priant de daigner rendre la suite de notre voyage aussi facile, aussi agréable.
Simla.—Le docteur Leitner.—Mensurations anthropologiques.—Étoffes.—Bijoux, émaux.—Traitements des fonctionnaires aux Indes.—Le mont Djako et son saint.—Quelques mots sur les différents degrés de sainteté des fakirs.—Réflexions philosophiques.—Une fête dans un couvent de jeunes filles.—Départ.—Environs de Simla.—Fagou.—Mandian.—Komarsîn.
On me permettra ici quelques réflexions sur les goûts et les modes des Européens habitant le pays. Les gens grincheux contestent aux femmes bien des talents, mais du moins admettent-ils qu’elles peuvent décider en matière de chiffons et de tentures. L’habitation de sir Robert Egerton était bien la plus commode, la plus confortable et en même temps la plus élégante de Simla, n’en déplaise au vice-roi des Indes, chez lequel nous avons dîné quelques jours après; sa villa est certes plus spacieuse, mais, en voulant trop bien faire et trop imiter l’Occident, on n’a réussi qu’à élever une construction d’assez mauvais goût. Ah! que les couleurs orientales ressortent sous ce beau soleil, et que les demi-teintes de nos pays sont pâles à côté d’elles! Quelle détestable habitude avons-nous donc de vouloir tout reporter à notre civilisation et à notre goût!
Les Russes en Asie centrale et les Anglais aux Indes en [36] font autant. Passe pour les maisons et les appartements, mais pour les ornements! Laissez ces étoffes aux couleurs franches et hardies qui supportent le soleil et la poussière de ces chaudes contrées et qui garnissent si bien ces murs où viennent se jouer les rayons du jour. Ces étoffes s’assortiraient merveilleusement aux beaux tapis orientaux; les tentures, les décorations indigènes, avec leurs vives couleurs, seraient en harmonie avec l’entourage. Les nôtres y paraissent pâles et mesquines, et la cretonne européenne, qui fait le bonheur des Occidentaux, doit donner aux indigènes une médiocre idée de notre goût.—Enfin, mesdames, soutenez-moi! N’est-il pas vrai que toute chose n’est jolie qu’à sa place? que la cacophonie des sons n’est pas plus odieuse que la cacophonie des couleurs? et qu’en entrant dans certains intérieurs, même riches et somptueux, on pense involontairement à ces nourrices qui tiennent dans chaque bras un enfant allochrome, le petit négrillon camus qu’elles doivent à leur époux, et le petit blanc, fils du maître?
A Simla, M. de Ujfalvy trouva en villégiature M. Leitner, le célèbre linguiste.
Cette ville, située sur le sommet d’une montagne, est un sanatorium anglais très fréquenté. On y vient respirer l’air pur et réparer sa santé altérée par les chaleurs de la plaine. La saison pluvieuse y est moins désagréable, les terrains en pente favorisant l’écoulement des eaux. M. Leitner s’empressa de se mettre à la disposition de mon mari; grâce à lui, M. de Ujfalvy put faire de nombreuses mensurations anthropologiques. Mon mari mensura surtout un grand nombre de Baltis (des Petits-Thibétains que la science anglaise avait jusqu’alors proclamés Mongols et qui, d’après les mensurations de M. de Ujfalvy, ne nous le paraissaient pas du tout). Tout en aidant mon mari à les mensurer, je me demandais comment le type primitif mongolique avait pu disparaître à ce point qu’on n’en retrouvait aucune trace. [37] L’image de mes bons Kirghises ne se retrouvait pas dans ces faces brunes et ovales; leurs yeux en amande ne me rappelaient aucunement l’œil vif, pétillant, rond et légèrement bridé du Kirghise. Mais la science avait parlé, et, jusqu’à preuve du contraire, je devais me taire et jurer tous mes grands dieux qu’ils étaient Mongols. Donc Mongols je les regardais.
Chez lady Egerton je pus admirer les plus belles étoffes et les plus beaux bijoux des Indes, car tous les marchands lui offraient ce qu’ils avaient de mieux. Ils venaient sous la véranda, s’asseyaient, étalant par terre toute leur marchandise, absolument comme en Asie centrale. Mais quelle différence de richesse et de travail! leurs bijoux en or et en argent sont vraiment très remarquables.
Quant à ceux qui sont enrichis de pierreries, il faut se méfier de leur réputation.
Je ne doute pas un instant que les grands seigneurs n’aient de belles pierres, mais la plupart de leurs bijoux brillent surtout par l’arrangement et la disposition des couleurs. Les pierres ne sont d’abord pas taillées; le plus souvent, elles sont défectueuses, quand elles ne sont pas coloriées en dessous. Tel saphir, qui paraît d’un bleu merveilleux, sorti de sa case n’est plus qu’un mauvais caillou valant à peine quelques francs. Un Oriental est assez indifférent devant l’authenticité d’une pierre ou sa pureté. Tous ces trésors orientaux, examinés à la loupe, auraient peut-être à peine la moitié de la valeur qu’on leur suppose, et leurs pierres ne peuvent entrer en comparaison avec les nôtres, qui viennent presque toutes pourtant des Indes. Si nos bijoutiers sont plus soigneux dans leurs travaux et surtout plus honnêtes dans le choix des pierres fines que leurs confrères des Indes, ceux-ci possèdent, en revanche, les secrets d’un art merveilleux et supérieur.
C’est dans le Radjpoutana qu’on fabrique les plus beaux [38] émaux. La peinture en émail et l’émail en relief, dont la Russie fournit de si beaux échantillons, sont des procédés relativement modernes, tandis que le cloisonné et le champlevé sont des procédés très anciens. Les émaux de Jaïpour sont des champlevés. On fait des émaux à Lahore, à Bénarès, à Luknor, à Moultan, à Kangra, et même au Cachemire, comme nous le verrons plus tard. A Tchamba on fabriquait aussi autrefois des émaux en champlevé d’une grande richesse de couleurs. Mais nulle part ils n’ont atteint une si grande perfection qu’à Jaïpour.
On ne peut se faire une idée, si l’on n’en a pas vu d’échantillons, de l’effet merveilleux produit par la richesse et la délicatesse des couleurs. Le rouge de rubis ou de corail, le vert d’émeraude, le bleu turquoise ou de saphir disposés sur un fond d’or mat sont d’un éclat et d’une transparence remarquables.
A Partabghar, dans le Radjpoutana, on fabrique des émaux tout particuliers. Une couche d’émail vert émeraude est étendue sur une plaque d’or brunie et recouverte de dessins divers découpés sur la surface émaillée aussi longtemps que celle-ci est encore molle au moyen du martelage.
A Routan, dans l’Inde centrale, sur les confins du Radjpoutana, on fait un travail semblable; souvent le fond en émail est bleu au lieu d’être vert comme à Partabghar.
Le vice-roi nous invita à un dîner officiel. Lui et sa femme parlaient très couramment le français. Il me parut que l’étiquette était plus sévère qu’à Tachkent. Était-ce parce que lady Ripon recevait avec son mari, puisqu’elle habite près de lui, tandis que lorsque nous étions à Tachkent, le général Kaufmann recevait seul et un peu en garçon, sa femme étant presque toujours absente de Tachkent. Cette différence peut peindre les mœurs des deux pays sans autre commentaire. Tout le monde fut excessivement aimable pour nous. M. et Mme Bering, qui avaient longtemps habité [39] le Caire, parlaient admirablement le français (M. Bering avait été contrôleur des finances égyptiennes).
M. Lyal, secrétaire d’État au département des affaires étrangères des Indes britanniques, qui eut une longue conversation avec mon mari, lui expliqua la raison pour laquelle l’administration anglaise aux Indes jouissait d’une réputation d’honnêteté si bien établie. D’abord aucun fonctionnaire, aucun officier anglais ne peuvent recevoir de cadeaux des indigènes; s’ils en reçoivent, ils sont obligés de les déposer à l’administration centrale, qui les transporte à Calcutta, où ils sont vendus au profit des pauvres. Si quelques-uns d’entre eux violaient la loi, ils seraient aussitôt renvoyés. Ensuite le gouvernement anglais paye excessivement bien ses fonctionnaires, afin d’engager l’élite de la jeunesse anglaise à solliciter des fonctions dans le Civil service des Indes. Le traitement est si élevé que les places vacantes sont très recherchées. Ainsi, par exemple, le gouverneur du Pendjab touche un traitement de 9500 roupies, presque 20 000 francs par mois, et il n’est que lieutenant-gouverneur.
Les gouverneurs de Madras et Bombay touchent 12 000 roupies par mois, et le vice-roi des Indes 25 000 roupies, tandis que le général Kaufmann, gouverneur général du Turkestan, n’avait que 40 000 roubles par an, toutes les indemnités comprises.
La retraite des fonctionnaires du Civil service est très belle; tous, sans exception de grade, ont 1000 livres sterling, soit 25 000 francs par an. De cette manière on n’a pas le fond du panier, hommes qui, ayant peine à vivre dans leur pays en raison d’indélicatesses plus ou moins graves, acceptent avec empressement un traitement qui leur permet de végéter dans un pays où ils ne seront pas connus. Ils y apportent alors leurs habitudes relâchées et ne se font aucun scrupule de voler les indigènes. L’administration en souffre et se trouve déconsidérée. C’est ainsi que le [40] Turkestan est peuplé de tchinovnik ou employés d’une délicatesse douteuse, et que le service civil est assez déconsidéré, car les plus hauts fonctionnaires, comme les plus modestes, ne sont pas exempts de blâme.
Les mœurs des Anglais sont aussi plus correctes que celles des Russes; en général du moins, les femmes vivent toutes avec leur mari. Au Turkestan il n’est pas rare de voir des fonctionnaires vivre maritalement avec une femme séparée d’avec son mari, et, s’il finit par pouvoir l’épouser (le divorce étant pratiqué), l’ancien époux devient très bien l’ami du nouveau. Ils vivent alors à trois dans la plus parfaite intimité, sans que personne y trouve rien à redire.
Les promenades à Simla sont superbes. La plus renommée est celle du Glane; nous nous y sommes rendus en tchampang pour y prendre le thé; le paysage est enchanteur. Le vice-roi, le gouverneur du Pendjab et le commandant des troupes ont seuls le droit d’aller en voitures attelées. Les autres personnes vont en tchampang ou à cheval; quelques petites voitures roulantes font innovation. Lorsqu’il pleut, les cavaliers ont un costume très curieux: en dehors du manteau qui les couvre, ils ont un immense tablier de même étoffe, qui, en s’attachant à la taille, leur préserve parfaitement les jambes. Quand ils n’ont pas de capuchon, ils tiennent dans leur main droite un parapluie et se rendent ainsi préservés aux plus grands dîners.
La curiosité de Simla est un saint qui habite un des plus hauts sommets dominant la ville. Ce saint, qu’on appelle fakir chez les Musulmans et goussaïn chez les Hindous, vit sur cette hauteur appelée Djako, au milieu d’une grande troupe de singes, qu’il nourrit et qui le connaissent aussi bien que les poules connaissent la fermière. Lorsqu’il les appelle, rien n’est curieux comme de voir ces animaux sauter d’arbre en arbre, gambader, se bousculer même pour arriver plus vite. Ce saint homme s’est construit une [43] maison assez propre (lui-même l’est également sur ses vêtements), dans laquelle il demeure été et hiver, vivant du produit de la charité de ses coreligionnaires et des étrangers qui viennent le visiter. La récolte étant nombreuse l’été, il conserve pour l’hiver, lorsque la neige couvre ces lieux charmants et empêche toute communication. Que l’homme résiste à ce climat, rien d’étonnant; mais que les singes le supportent, voilà ce que je n’ai pu m’expliquer. A moins qu’ils ne fassent pénitence aussi: ces bêtes-là sont vicieuses et ne disent pas le fond de leur pensée. Nous avons questionné le fakir à ce sujet, mais il n’a répondu qu’une chose: «Quand Dieu m’envoie de la nourriture, je partage avec eux».
J’ai dit qu’il était propre, ce qui est assez rare chez les saints hindous. Il appartenait peut-être à la classe des brahmines, qui veulent arriver au degré le plus parfait de la sainteté. Cet état de perfection s’appelle Achrama ou Tchar-Acheroum. Il y a quatre degrés. Le premier est le brahmtchari; le deuxième, gerischtz; le troisième, bamperitz. Le quatrième, appelé bramognani, renferme à lui seul deux degrés: le saniassi et le yogi. Dans ce haut degré de perfection, ces saints sont entièrement dépourvus de vêtements. Le premier couvre cependant quelques parties de son corps; mais le yogi, trop saint pour s’occuper des bienséances et des préjugés humains, va parcourant le monde, choisissant les endroits les plus fréquentés, dans un état de nudité complet. Ce sans-gêne n’est, du reste, aucunement choquant pour les Hindous, aux yeux desquels rien de naturel ne peut être obscène, et c’est en présence des hommes, des femmes et des enfants qu’il s’inflige les plus douloureuses tortures. Quelques-unes de ces tortures sont très originales, à tel point même que je n’en puis donner une description, même vague. Je renvoie le lecteur curieux à une jolie histoire de Voltaire, le Fakir .
[44] Le saniassi, au contraire, s’enfonce dans les forêts, un bâton à la main; il se nourrit de ce qu’il trouve. On le reconnaît à une ceinture de toile jaune dont il s’entoure les reins. Je crois que la couleur ne restera pas longtemps jaune, car il portera cette ceinture jusqu’à ce qu’elle tombe en lambeaux. Il ne parle jamais; un seul mot sort de sa bouche: ôm , mot sacré, vénéré entre tous et écrit le premier dans les Védas , le livre par excellence des Hindous.
On ne saurait s’imaginer à quel degré d’insensibilité ces hommes parviennent. Rien ne peut les distraire de leur état contemplatif; les plus grands déchaînements de la nature ne peuvent les tirer de leurs méditations. Leur ascétisme est brutal. Il y en a qui portent d’énormes colliers de fer; d’autres se chaussent avec des sabots garnis en dedans de pointes et marchent ainsi; d’autres encore s’enferment dans des cages en fer qui les entourent depuis les épaules jusqu’aux chevilles; ils ne peuvent alors ni se coucher ni s’asseoir, et, dans cette position, ils se font suspendre à un arbre.
Un auteur raconte ainsi les souffrances d’un yogi: «Un yogi se tenait debout, ses yeux constamment fixés sur le soleil et aussi immobile qu’un buisson, son corps à moitié couvert de la terre qui s’est amoncelée autour de lui et qui sert de retraite à d’innombrables fourmis; cette peau de serpent qui a pris la place du zennar et retombe par un bout sur ses reins, ces plantes noueuses qui entourent et pressent son cou; ces nids d’oiseaux qui couvrent ses épaules.» Notre fakir de Simla était loin de cet état de sainteté, et je doute qu’il eût envie d’y parvenir, mais cependant les pratiques auxquelles ces fanatiques se livrent sont assez rigoureuses. Ainsi, dans le second degré de sainteté, ils se lèvent une heure avant le jour, font leurs ablutions par n’importe quel froid, puis leurs prières. Ils se nourrissent de ce qu’ils glanent ou de la générosité des personnes, et [45] ils passent leurs nuits à contempler les astres; plus tard, parvenus au troisième degré, ils doublent leurs ablutions, ne se couvrent que de feuilles et d’écorces d’arbre, ne se coupent ni les cheveux ni les ongles et se soumettent à un jeûne perpétuel. Ce jeûne, appelé chanderayan , est ainsi réglé: le premier jour du mois, une bouchée; le second, deux, et ainsi de suite jusqu’à trente; ce nombre est la plus grande bombance à laquelle on puisse se livrer; il faut ensuite que le pauvre fakir aille en décroissant pour revenir au nombre primitif. De plus, il ne doit pas même faire cuire son riz. En ce troisième état de sainteté, le bamperitz peut, si l’âge ou la maladie lui ôte la force de pouvoir vaquer à ses occupations quotidiennes, il peut, dis-je, se donner la mort. Sous certaine condition, cette mort volontaire le conduit directement au ciel. Il doit, par exemple, ou se noyer, ou se livrer aux flammes, ou se précipiter du haut d’un rocher, ou bien encore il se retire vers l’est ou vers le nord, sur une terre nue et inconnue, et là, dans une contemplation devant Dieu, il attend la mort, qui ne peut tarder à le surprendre, au milieu des souffrances de la faim.
Lorsqu’à table, le soir, je racontai ma visite au fakir, un des nôtres me dit: «Dieu, ou Brahma, ou Jehovah, ou Jupiter aurait là l’occasion de faire le plus utile des miracles: de faire entrer dans la cervelle abrutie de ces gens-là cette idée bien simple, qu’on ne se rapproche pas de la divinité en s’éloignant de l’humanité. Il est sans doute très indifférent à Dieu le Père ou à Dieu le Fils qu’un gars crépu se coupe ou ne se coupe pas les cheveux, tandis qu’il aurait certainement plaisir à le voir vivre proprement et honnêtement.... Mais Dieu ne fera pas ce miracle; il sait que si sa propre bonté est infinie, la bêtise humaine est bien plus infinie encore et que ses miracles même ne la guériraient point.»
Et comme j’écoutais avec sympathie mon aimable voisin, [46] dont le visage exprimait beaucoup de douceur naturelle et de philanthropie chrétienne, il ajouta: «N’est-il pas affligeant de voir, chez un peuple très bien doué, la superstition brutale exercer ses ravages? combattue sous une forme, et renaissant sous une autre. Mais, hélas! nous n’avons, ni vous ni moi, le droit de nous indigner contre les fakirs; ils nous renverraient à notre histoire d’Occident, aussi peu édifiante, en somme, que celle d’Orient.»
Je ne sais quelle sera la fin du fakir que nous visitions; pour le moment, au milieu de ses singes, il paraissait enchanté de sa situation et de la générosité de sir Robert Egerton, et, avec les plus grands salam , il accompagna notre départ.
Le lundi 6 juin, nous assistions à une fête donnée à l’occasion des pensionnaires du couvent des Capucines. Ces sœurs de charité s’occupent de l’éducation des jeunes filles et recueillent avec une touchante bonté toutes les orphelines. J’y vis là une sœur française de Lyon, qui, depuis trente-trois ans, habitait les Indes, sans que son état de santé s’en soit affaibli, au contraire; toujours malade à Paris, elle se portait dans ce climat mortel beaucoup mieux que partout ailleurs. Le vice-roi, qui est catholique, et lady Ripon assistaient à cette solennité. Ces belles jeunes filles et ces jeunes gens dansant ou jouant à colin-maillard sur ces pelouses au milieu de ces superbes montagnes formaient un tableau qui ne manquait pas de charme, et j’eus occasion de voir combien les Anglais, même de la plus haute condition, aiment en général les exercices de corps, car bientôt il y eut autant d’assistants et d’assistantes que de pensionnaires. Chose touchante, que nous ne pûmes nous empêcher de constater, les jeunes gens les plus valeureux se mêlaient à ces divertissements avec un entrain remarquable. Il y avait entre autres lord Charles Beresford, renommé pour sa bravoure; il s’était battu avec [47] un courage sans égal contre les Zoulous, et il tournait et se retournait au milieu de ces danses et de ces rondes presque enfantines et s’en donnait à cœur joie. Et pourtant ce même lord ira sur le Condor en Égypte soutenir les droits de sa patrie au péril de sa vie, prendra part au bombardement d’Alexandrie, et il fera, comme commandant d’une petite canonnière, des prouesses de valeur.
Le 7 juin, à sept heures et demie du matin, nous quittons Simla.
Après bien des démarches, le vice-roi avait accordé à M. de Ujfalvy ce que d’abord sir Robert Egerton lui avait refusé (vu les difficultés et les périls de la route), la permission de nous rendre à Srinagar, capitale du Cachemire, par le haut Tchamba et la route de Badravar. Nous allions [48] donc voir un pays à peu près inconnu des voyageurs et remplacer pour longtemps le chemin de fer par le cheval.
M. Clarke, chargé par le musée de South Kensington de faire des acquisitions pour cet établissement, avait obtenu des autorités britanniques de suivre la même route.
Notre dernier déjeuner pris dans la jolie habitation du gouverneur du Pendjab appelée Barne’s Court , nous montions à cheval. Le capitaine Egerton, neveu du gouverneur, et M. Dane devaient nous faire la conduite jusqu’à la sortie de la ville.
Vingt coulis portaient nos bagages, que nous avions, il est vrai, réduits à la plus simple expression possible, mais il nous fallait cependant emporter une tente, une table, des chaises, deux lits, des ustensiles de cuisine, etc. Nos domestiques suivaient à pied, ainsi que les saïs, chargés de s’occuper des chevaux.
Dans un pays où chacun a sa caste, qu’il ne peut enfreindre sous peine de la perdre, le service devient, par cela même, très compliqué. Par exemple, le bisti, qui porte de l’eau, ne pourra pas faire autre chose, car, quoique les Hindous soient divisés en quatre grandes castes principales, ils ont une telle infinité d’autres castes que chaque métier, chaque fonction presque fait partie d’une autre caste. On conçoit aisément ce que cette diversité peut entraîner de désagréments.
La route était superbe, longeant tout le temps les montagnes; les vallées se déroulaient dans le fond et formaient des gorges étroites. Des cèdres deodar d’une hauteur prodigieuse couvraient les flancs de ces élévations terrestres. Au sortir de Simla, nous passons sous un tunnel creusé de main d’homme. La route devenant vraiment de plus en plus belle, nous descendons de cheval, et, tout en marchant, nous cueillons des fleurs pour un herbier. Nous nous croyons dans le plus beau jardin du monde, tant la route [49] est bien entretenue. Il ne faisait pas trop chaud; le soleil était couvert de temps en temps par des nuages précurseurs de la saison des pluies, qui allaient nous atteindre pendant notre voyage. Mais, bah! son sourire était si beau lorsqu’il éclairait le fond de la gorge dans laquelle notre regard plongeait d’une hauteur vertigineuse! pourquoi nous attrister d’avance à cette pensée? Les maisons apparaissaient de temps à autre, juchées au milieu de cette verdure; le blé doré formait de beaux tapis; la terre labourable, disposée de gradin en gradin, descendait doucement jusqu’à ce qu’elle fût arrêtée par un autre mamelon. De petits sentiers serpentaient sur ces montagnes, attestant partout la présence de l’homme. Des vaches, des chèvres paissaient sur ces pentes élevées. Des mulets, des coulis nous croisaient, portant à dos, les uns comme les autres, de lourds fardeaux; les pieds des hommes, comme ceux des animaux, étaient d’une grande sûreté.
Près de Fagou, le paysage devint splendide. Mais, hélas! on voyait que la convoitise de l’homme avait passé par là. Les flancs des montagnes étaient déboisés; des troncs d’arbres brûlés montraient de quelle beauté ils avaient dû être lorsqu’ils étaient vivants. Leur ombrage avait dû autrefois abriter cette belle route, et ceux qui restaient semblaient protester contre cette dévastation. Les torrents, que les pluies grossiront bientôt et dont les lits sont encombrés de pierres et de rocs épars, achèveront l’œuvre de l’homme. Qu’ils devaient être beaux autrefois, ces fiers mamelons arrosés par cette rivière tortueuse qu’on aperçoit au fond de la gorge!
Et je me sentis une violente colère contre ces petits radjahs, qui, pour se procurer de l’argent, ont vendu ces bois aux Anglais. Encore si l’on voyait trace de reboisement, mais non. L’indifférence orientale se montre bien dans cette circonstance; l’avenir de leur pays, de leurs sujets leur [50] est bien égal; pourvu qu’ils jouissent, après eux le déluge.
Un petit garçon nous offre des fraises qu’il vient de cueillir sur la montagne; elles n’ont aucun goût.
Fagou est un petit village hindou, bâti sur le sommet de la montagne. Les maisonnettes sont construites en pierres et en ardoises. Les indigènes ne connaissent pas le ciment, quoiqu’il y ait beaucoup de chaux dans ces montagnes, et ils retiennent les pierres en les encadrant de bois de distance en distance.
Le bungalow dans lequel nous entrons est une maison construite par le gouvernement anglais pour la commodité des voyageurs. Ces maisons sont toujours très propres et possèdent plusieurs chambres, grandes et spacieuses, avec des cabinets de toilette. Les chambres s’ouvrent toutes sous la véranda qui entoure la maison afin de les préserver de l’ardeur du soleil.
Cuisine convenable et prix réglés et tarifés officiellement, double commodité pour le voyageur. La chambre coûte une roupie par personne, pour douze heures; les autres douze heures sont comptées double, et ainsi de suite; mais il ne vous est pas permis de rester plus de trois jours, et, quoique le kansama , chef du bungalow, ne vous mette pas à la porte, il ne vous donne aucune nourriture.
Le 8, orage et pluie torrentielle jusqu’à dix heures. C’est long. Mais tant pis! La pluie n’arrête pas les braves; nous faisons charger les mulets. En route!
Le soleil a reparu; le chemin sera plus frais et les arbres de la forêt embaumeront les airs de leur parfum printanier.
Quelle délicieuse route, toute boisée au nord! Aussitôt qu’un aplatissement le permettait, la terre, labourée en gradins, laissait sortir de son sein de beaux épis de blé qui s’épanouissaient et se doraient sous les rayons ardents du soleil. Dans le fond, à peine voyait-on le torrent qui, comme un mince filet d’argent, arrosait capricieusement ces gorges [51] dérobées. Que de quartiers de roche on avait dû faire sauter pour construire cette route et la conduire au milieu [52] de ces dédales montagneux! Des sinuosités rocheuses nous frôlaient à chaque instant et risquaient d’emporter nos chapeaux, perte irréparable pour nous.
A midi, le temps avait gardé, malgré le soleil, un peu de sa fraîcheur du matin; aussi, mis en belle humeur et après nous être reposés, nous faisons une autre étape, qui nous mènera à Mandian. C’est au milieu d’un parc anglais que nous croyons marcher, tant ces montagnes qui s’entre-croisent sont belles! Quelques fermiers anglais, dont on aperçoit les maisons aux murs blancs, sont venus s’établir dans ces sites enchanteurs.
Le soleil a vaincu pourtant. Si nous ne marchions pas sous ces épais ombrages, nous serions bien incommodés par lui. Nous le sentons lorsque nous nous trouvons sur ces corniches et sur ces balcons dénudés, surplombant le précipice à des hauteurs vertigineuses. Au milieu du chemin heureusement, après un passage des plus étroits, je ne sais quelle mouche piqua le cheval que montait le domestique de M. Clarke, mais, au moment où ce dernier ayant ordonné au premier de passer en avant pour aller au bungalow prochain commander notre dîner, au moment où nous nous garions, l’animal hennit et se rua sur le cheval que montait M. Clarke; celui-ci, pris à l’improviste, tomba et roula sur le flanc de la montagne; par bonheur, il fut arrêté par un buisson.
Ses blessures n’étaient pas graves; il avait eu le front labouré par les sabots du cheval, nous le pansâmes à une belle source voisine. Il fut obligé, malgré un grand mal de tête, de marcher jusqu’à la station prochaine, car sa bête avait eu la jambe écorchée et était tout en sang. M. de Ujfalvy lui persuada de renvoyer le cheval avec l’indigène; cette bête, n’étant pas habituée aux montagnes, pourrait nous causer des accidents encore plus graves.
Mandian est admirablement situé sur un plateau entouré de belles montagnes.
[53] En arrivant au bungalow, nous ne trouvons pas notre dîner prêt. Aussi le kansana ou cuisinier nous proposa-t-il, en attendant, d’aller chasser une tigresse et ses petits, qui mettaient en émoi tout le village. Ces messieurs, mal armés pour cette chasse, au fond du cœur peut-être mal disposés, déclinèrent cet honneur, et M. Clarke, la tête emmaillotée, s’allongea. Mon mari s’occupa de ses chevaux, qu’on nourrit ici avec une espèce de pois chiche appelé grâm , qui remplace très bien l’avoine.
A partir de cette station il faut laisser les mulets et reprendre les coulis; ceux-ci se payent à raison de 4 annas [2] par station, tandis que les mulets coûtent 8 et 10 annas.
[2] La roupie, environ 2 francs, renferme 16 annas.
De Mandian à Narkanda, la route est ravissante. Nous nous arrêtons à cette station quelques heures seulement pour y déjeuner et faire reposer nos bêtes. Puis nous repartons pour Komarsîn. Quelle superbe et magnifique forêt de cèdres deodar! Ils sont si hauts que le regard a peine à suivre leurs pointes élancées. Combien de siècles ont passé et passeront encore avant que la hache des indigènes mette un terme à leur longue existence? Nous sommes vraiment émerveillés. Mais notre enthousiasme est bientôt refroidi; le chemin devient abominable: on voit que les Anglais ne s’en sont pas occupés et qu’ils ont laissé le soin de l’entretenir au radjah qui, sous le protectorat des Anglais, administre ce pays. Hélas! nos pauvres bêtes et nos pauvres corps s’en ressentent; ce n’est pas un chemin, c’est le fond d’un torrent à sec que nous traversons. C’est plus commode et moins coûteux.
Au bas de cette exécrable route nous rencontrons M. Anderson, fonctionnaire anglais des plus aimables. Nous nous arrêtons pour causer ensemble, et, comme il a été longtemps résident anglais à Srinagar, il nous donne d’utiles renseignements.
[54] Il regrette ce beau pays, et peut-être aussi sa situation. A présent, il est chef de tous les malfaiteurs des Indes, qui, dans ce pays, forment une caste qui est non pas protégée, mais acceptée et tolérée par les indigènes. Dès leur enfance on leur apprend à dérober, et leur plus ou moins grande adresse est récompensée par les anciens.
Il n’y a pas de sot métier!
Le gouvernement britannique, ne pouvant faire cesser cet état de choses, a cru faire pour le mieux en les enrégimentant, si je puis m’exprimer ainsi, et en les mettant sous la haute surveillance de M. Anderson, fonctionnaire des plus recommandables et des plus énergiques. Je ne sais si ce poste excite beaucoup de convoitises....
S’il est un reproche à faire aux Anglais, qui sont maîtres des Indes, c’est certainement leur condescendance envers les indigènes. Mais ce respect qu’ils professent envers les usages, les coutumes, les mœurs et la religion des vaincus est d’une bonne politique.
L’Hindou, tolérant et tranquille par nature, se soumet plus volontiers à celui qui lui laisse le libre exercice de sa conscience et de ses habitudes. Du reste, envers deux cent cinquante millions d’individus, il serait bien difficile aux vainqueurs d’agir autrement, et les Anglais, hommes pratiques par excellence, se sont pliés tout de suite aux exigences de la situation.
A Komarsîn, hélas! nous ne trouvons point de bungalow, mais il y a une place superbe, sur laquelle nous allons dresser nos tentes.
Au lever de l’aurore nous sommes réveillés par les sons d’une musique criarde et discordante. On dirait plutôt un charivari. Qui pourrait croire que de tels accords sont adressés au dieu? C’est pour le réveiller.
De fait, cette sauvage musique ne peut manquer son effet. Pendant un quart d’heure on se livre à ce bruyant [55] exercice. Enfin, quand le dieu est réveillé et mis sans doute en bonne humeur, en meilleure que la nôtre, par cette joyeuse aubade, les indigènes lui adressent leurs prières.
Au moment de partir, nous nous aperçûmes que les indigènes cassaient les pots dans lesquels ils nous avaient apporté de l’eau. Tout ce que touche un Européen est souillé, à leurs yeux, et s’ils s’en servaient ils seraient souillés eux-mêmes. Mais ils n’oublièrent pas de nous les faire payer; il paraît que l’argent a la vertu de se préserver de toute souillure, puisqu’ils le prirent avec beaucoup d’empressement.
Le souverain de ce petit pays souffre, dit-on, d’une maladie cérébrale, et l’administration de ses États s’en ressent énormément.
Tout est dans un désarroi complet; aussi nous nous félicitions, car le lendemain nous devions entrer de nouveau sur le territoire britannique.
Nous devions visiter le ravissant pays du Koulou, et nous avions hâte de sortir de celui-ci, gouverné par un indigène.
Mais cependant nous nous demandions avec effroi quelles routes s’offriraient à nous avant de quitter ces parages.
Doulârch.—Pays du Koulou.—Mariages précoces.—Du plaisir d’être veuve dans l’Inde.—Incinération des veuves.—Beauté et grâces des femmes hindoues.—Étrange manière de refuser un pourboire.—Traversée d’une passe.—Fanatisme hindou.—Sikhs.—Bijoux.—Habillements.—Polyandrie.—Étrange édit.—Soultanpour.—Oracle.—Mensurations.—Description du palais.—Curieux accidents.—Passage des rivières au moyen d’outres.
De Komarsîn à Doulârch le chemin devient fantastique et d’une beauté sauvage.
Çà et là des maisonnettes bien situées, un temple hindou dont les clochetons aigus rappellent l’architecture chinoise. Puis jusqu’à la rivière une descente horrible. Pauvres chevaux! Et le garde-fou qu’on avait mis jadis à l’endroit le plus périlleux était détruit. Heureusement nous arrivions au pont tout frais, tout pimpant, avec un bois tout neuf. Il paraît que dans le temps un gouverneur du Pendjab a péri en franchissant un de ces ponts invraisemblables. Aussi on s’était empressé d’en faire un plus solide. La même chose arrive dans le Turkestan: il faut qu’un haut personnage soit sacrifié pour qu’on pense aux simples mortels. C’est à souhaiter un trépas tragique au plus grand nombre de gouverneurs possible.
[57] Ce pont est construit sur le Satledj, un des plus grands affluents de l’Indus, qui traverse l’Himalaya dans une vallée profondément encaissée et d’une grandeur sauvage. Cette rivière, assez considérable, coule avec une grande rapidité; elle est cependant navigable à deux cents milles au-dessus de son affluent, le Bias. La vallée n’est qu’à mille pieds anglais d’altitude.
Le Satledj, que nous voyons mugir à nos pieds, est l’Hyphasis d’Alexandre; c’est elle qui arrose ces déserts qui épouvantèrent les Grecs et les arrêtèrent dans leur marche triomphante. Ici il n’y a pas de déserts, au contraire; de hautes et gigantesques montagnes l’enferment dans un cours, et la montée que nous faisons après la traversée du pont se continue quatre heures; les chemins étaient horribles, les corniches vertigineuses se succédaient, et, à mesure que nous montions, le Satledj et le mugissement de ses eaux s’éloignaient et disparaissaient à nos yeux.
Enfin nous arrivons, exténués de fatigue, à la station de Doulârch, la première dans le pays du Koulou.
Dans ce district il n’y a pas de bungalow proprement dit, les stations s’appellent rest houses (maisons de repos).
L’arrangement de ces maisons est le même que celui des dak-bungalow, seulement on n’y trouve point de nourriture; il faut se la procurer soi-même. Le rest house est toujours situé à une certaine distance du village, les Anglais n’aimant pas le voisinage des indigènes.
Quant aux habitations de ceux-ci, parsemées sur des pentes d’une élévation extraordinaire, elles ressemblent de loin à des chalets suisses, mais de près ces misérables maisons couvertes d’ardoises, avec un balcon privé de garde-fou, ressemblent à des pigeonniers gigantesques. Les plus élégantes ont des balcons fermés, avec de petites ouvertures. Des têtes de femmes apparaissent et regardent curieusement les étrangers.
[58] Il est souvent bien difficile de reconnaître les femmes, tant elles ressemblent aux hommes, ce qui n’est flatteur pour aucun des deux sexes. Sans les anneaux qu’elles portent au nez, je crois que cela serait impossible.
Les paysans du Koulou portent pour tout vêtement une pièce de coton roulée autour du corps; une des extrémités est passée entre les jambes et remonte par-dessus les épaules. Ils ont la tête nue, mais quand ils veulent se garantir du soleil ou du froid ils se la couvrent d’un morceau de toile formant capuchon. Ceux qui sont employés au service des Européens se mettent un turban et s’habillent un peu comme les Musulmans. Les femmes portent une draperie qui forme jupe autour de la taille. Les plus pauvres, comme les plus riches, ont des pendants d’oreilles, des bracelets même aux jambes; les riches les garnissent de pierreries. Les pauvres vont pieds nus, et les riches ôtent leurs souliers dans les appartements.
En arrivant à Doulârch, nous eûmes toutes les peines du monde à nous procurer des vivres. Sans l’énergie de ces deux messieurs, nous n’aurions rien obtenu.
Les Hindous sont très grands marcheurs, malgré leur faible complexion; ainsi, le saïs de mon mari, véritable Hindou et, de plus, faible et maladif, suivait cependant son cheval à pied et le rejoignait facilement au galop. A Bombay par exemple, lorsqu’il s’agit d’une descente, le domestique saute du siège sur lequel il est assis à côté du cocher, et, saisissant le cheval par le mors, court avec lui et le modère.
Jamais aucun accident n’est encore survenu. Ils sont très sobres, se contentent de riz, de légumes et d’eau pure. Ce régime n’est pas fait pour relever leur constitution. Le lait dont ils se servent se met dans des ustensiles de cuivre appelés lota , de sorte que cet aliment prend le goût du métal, ce que je trouvai très désagréable.
Nous étions à Doulârch, dans le pays du Koulou, si vanté [61] pour la beauté de ses sites et de ses femmes; j’admirais les uns avant de connaître les autres. Dieu! le ravissant pays avec ces forêts, ces fermes et ce sol si admirablement cultivé. Cette culture si ancienne dans l’Inde est toujours la même depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. D’ailleurs le climat constant de cette partie du monde simplifie beaucoup la culture; les saisons, qui sont constantes, ne renversent pas les espérances du cultivateur. L’hiver, ou la saison des pluies, commence en juin et finit en septembre; c’est l’époque des moussons.
On appelle ainsi des vents réguliers qui soufflent toujours dans la même direction, du nord-est au sud-ouest, d’octobre en mars, et en sens inverse tout le reste de l’année. Les Hindous emploient les canaux d’irrigation pour arroser leurs champs pendant les huit mois secs de l’année; la terre fournit ordinairement trois récoltes par an.
La charrue qu’ils emploient est un présent de leur dieu; le soc est long d’un pied et demi et affecte la forme d’une pyramide; au bout de la charrue se trouve un cercle armé de pointes de fer; ces pointes brisent les mottes que le soc a soulevées. Ces charrues sont toujours tirées par des bœufs.
Après Doulârch, nous rencontrâmes sur un pont deux moulins primitifs: un axe avec quatre ailes; beaucoup de force motrice était perdue, mais les moulins tournaient malgré cela, au grand contentement de leurs propriétaires, assis tranquillement à la porte de leur maisonnette.
Le pont passé, le chemin, qui côtoie des montagnes vertigineuses, est splendide; on y peut admirer de ravissantes cascades, et la quantité de sources qui vont alimenter la rivière est considérable.
A chaque moment le cri pâni , pâni (eau) retentit à nos oreilles, et vite nos coulis se débarrassent de leur fardeau et accourent se réconforter à cette eau pure.
[62] Le tchokidar ou chef de la station où nous arrivons était un ancien voleur de caste, à qui les Anglais, ne sachant qu’en faire et ne pouvant ni l’arrêter ni le laisser voler, avaient donné cette position, pour le punir sans doute, puisque, tout étant réglé d’avance par le gouvernement britannique, il ne pouvait même plus légalement détrousser les pauvres voyageurs, et que, comme agent anglais, il est au contraire obligé de leur prêter aide et protection.
Le dimanche 12, en sortant de Djovaï, on annonçait un mariage; trois hommes marchaient à la file: le premier portait une grosse caisse sur laquelle de temps en temps il frappait avec un bâton recourbé; le second tenait un tambourin sur lequel il jouait avec deux baguettes; le troisième, un jeune garçon, frappait sur une grande cymbale de cuivre avec un bâton pareil au premier. Ils allaient par tout le village, et même quelquefois dans plusieurs, annoncer les fiançailles.
Le jour du mariage, on place dans la cour de la maison l’idole de Kamadéva, le dieu de l’amour et de l’hyménée chez les Hindous. On lui offre des fleurs, des fruits; les bayadères dansent et chantent, puis on fait des processions dans la ville ou dans la campagne.
En revenant à la maison, nouvelles offrandes à l’idole, puis diverses cérémonies. Après que le mari a passé au cou de sa fiancée, chez les riches une chaîne d’or, et d’autre métal chez les pauvres, le mariage est terminé, et on laisse les fiancés libres de se retirer. Ces fêtes durent quelquefois plusieurs jours, et les Hindous font de folles dépenses pour satisfaire cette vanité.
Les Hindous se marient en général de très bonne heure, les hommes à quatorze ou quinze ans, les femmes entre dix ou douze. Il y a des filles qu’on marie même à trois ans, mais alors, jusqu’à un certain âge, elles restent dans la maison de leurs parents.
[63] C’est à la suite de cette coutume qu’il y a tant de veuves aux Indes; un vieillard pouvant épouser une enfant, il n’est pas rare alors que l’enfant devienne veuve même avant d’être femme, et, quoique le mariage ne soit pas toujours consommé, elle ne peut pourtant jamais se remarier. Le sort d’une veuve aux Indes est très misérable; réduite à la servitude, à la misère, au mépris public et aux reproches de sa famille et même de ses fils, il n’est pas étonnant qu’elle préfère la mort, d’autant plus que par là elle doit sauver elle et son mari de l’enfer et attirer à ses enfants et à toute sa famille une grande considération. Aussi, dès qu’une fille naissait, on lui mettait sous les yeux le tableau du sort qui l’attendait si son mari venait à mourir avant elle, on lui faisait un éloge pompeux de tous les avantages qu’elle retirerait de son sacrifice dans l’autre monde et de la considération qui entourerait sa famille ici-bas. Qui sait si cette dernière considération surtout n’était pas propre à rendre éloquents ceux qui n’étaient pas les acteurs de ce supplice? Il est vrai que, sans son approbation, on ne pouvait la conduire au sacrifice, mais on l’entourait de tant d’obsessions, et la puissance des préjugés du monde est si grande, que la plupart s’y soumettaient. Aussitôt on lui témoignait les plus grands honneurs; on lui mettait une branche de manguier dans la main, on lui teignait en rouge le bord des pieds, elle prenait un bain et on la couvrait de vêtements neufs. Un tambour battait sans interruption et annonçait la triste cérémonie, puis on la conduisait devant le bûcher, on lui faisait réciter les prières d’usage, elle se dépouillait ensuite de ses ornements, qu’elle offrait à ses amis, et, après avoir attaché des tresses rouges à ses bras, relevé ses cheveux avec un peigne neuf, elle faisait sur son front les marques de la caste à laquelle elle appartenait, et, tournant sept fois autour du bûcher, elle y montait ensuite et s’étendait sur le corps de son mari. Alors on relevait [64] sur elle les pièces d’étoffe qu’on avait placées sur le plancher, et avec des cordes on attachait les deux corps ensemble. Aussitôt le fils du défunt mettait le feu avec une torche au bûcher, et, aidé d’autres personnes, le feu s’allumait de toutes parts. Pour l’alimenter, on jetait dessus du beurre clarifié et des fagots jusqu’à ce que le corps fût entièrement consumé, ce qui était l’affaire de deux heures. Il y avait, certes, des femmes qui montraient un grand courage, mais il y en avait d’autres, m’a-t-on dit, qui, vaincues par la peur, refusaient même au dernier moment, se traînaient à genoux et s’échappaient en poussant de grands cris; alors on les poursuivait et on les forçait à ce sacrifice en les accablant de mauvais traitements, et, quant aux concubines des grands personnages, on les saisissait de force pour rendre la cérémonie plus émouvante.
Heureusement que les Anglais sont parvenus à faire cesser cette coutume barbare, mais le sort des veuves ne s’en est pas amélioré, et telle est la force des usages qu’il y en a qui le regrettent.
Dans quelques parties de l’Hindoustan on enterrait les morts; alors les femmes étaient enterrées vivantes, mais on avait soin de les étrangler quand la terre était sur le point de les couvrir.
Les femmes hindoues sont généralement bien faites. Elles ont les traits fins, mais le teint jaune, plutôt de la couleur olive; elles se fanent vite; les plus estimées ont un teint clair. On les dit spirituelles et aimant à causer; du reste, celles qu’on entend parler ont un organe très agréable et elles sont excessivement gracieuses dans leur démarche et dans leurs manières. Elles adorent la parure et surtout le corail, probablement parce que le rouge relève leur teint; c’est la couleur des brunes, dit-on, ce doit être la leur.
A notre arrivée à Kôt, il y a encore une noce dans ce [65] délicieux petit village, situé sur les flancs de l’Himalaya. M. de Ujfalvy paya les coulis et leur donna un bakchich [66] ou pourboire; mais au moment du partage ils murmurèrent et enfin vinrent réclamer; mon mari alors se fit rendre l’argent et leur donna le prix juste qu’il leur devait; le partage se fit alors sans murmures et ils s’éloignèrent enchantés. Il n’y avait pas de quoi. Mais j’imagine que le bakchich avait été pour eux un sujet de contestation et qu’ils étaient heureux de s’en débarrasser.
De Kôt pour aller à Djibi, il nous fallut franchir une passe de 3000 mètres. A cette hauteur, la végétation est encore splendide et aucune trace de neige ne se fait pressentir. Les bambous des pays chauds s’étalent de place en place sur notre route; ils se mêlent à de beaux conifères et à de magnifiques châtaigniers, dont les troncs creusés par le temps ont servi de cheminée aux indigènes. Quels barbares! Plus nous montons, plus le spectacle est enchanteur: les vallons, les montagnes s’ouvrent devant nous, les nuages sont au-dessous de nos pieds, et un champ immense de fraisiers en fleur s’offre à nos regards. Bientôt nous sommes au sommet de la passe. Un bloc gigantesque accusant une autre chaîne de montagnes se dresse fièrement à notre droite; sa pointe est garnie de cèdres deodar; ils croissent droits et fiers comme la nature qui les entoure.
Nous laissons souffler nos montures, puis nous redescendons au milieu d’un dédale de roches. La mousse tombe des arbres en jolies grappes; le torrent nous rencontre et nous conduit au rest house . Là l’ assistant commissary du Koulou avait envoyé à notre rencontre deux hommes pour nous accompagner; ils nous présentèrent leurs lettres de créance, écrites en anglais, et se mirent à notre disposition. L’un d’eux avait un beau turban rouge et à son côté un couteau gourka. Les Gourkas sont des habitants du Népaul qui ont pris service dans l’armée anglaise; ce sont les plus braves soldats indigènes. Au commencement du [67] combat, ils jettent, de préférence, leurs autres armes et se servent de leurs sabres. Ce sont eux qui font la police des Anglais. L’autre envoyé était un tchouprassi , espèce de sous-officier de police. Mais nous ne fûmes pas mieux servis pour cela. Il faut dire à la louange des Russes qu’ils savent bien mieux se faire obéir des indigènes dans le Turkestan, que les Anglais des Hindous.
Il est vrai que, à part la caste des kchatriyas, les Hindous sont en général doux, indolents, timides et efféminés. La chaleur du climat, cette abstinence de viande et de liqueur doivent contribuer beaucoup à développer cette indolence naturelle, et le repos est leur plus grand bonheur.
Cet officier de police indigène qui nous était envoyé ne savait pas un mot d’anglais. Les Anglais parlent la langue des indigènes, et les Russes, au contraire, forcent les indigènes qu’ils emploient à parler leur langue. Pourtant les Russes ne sont pas plus détestés des peuples du Turkestan que les Anglais ne le sont des peuples de l’Inde. Cela prouve encore une fois que les peuples de l’Orient ne reconnaissent que la force brutale. Soyez doux avec eux, ils vous méprisent.
Les temples que nous rencontrons sur notre passage sont pauvres et misérables. Le dieu ne fait pas ses frais.
Malgré nos deux envoyés, nous éprouvons quelques difficultés à avoir des vivres; pourtant, à la station, le tchouprassi est parvenu à nous faire avoir du beurre fondu, qu’on appelle ghî : c’est celui qu’on emploie généralement aux Indes. Les œufs qu’on nous apporte sont excessivement petits, mais il ne faut pas nous plaindre, car dans l’Inde il y a des parties où l’on ne peut se procurer même ce régal, tant les Hindous ont horreur de détruire toute créature vivante; l’œuf qui deviendra un poulet est déjà, à leurs yeux, un être vivant. De cela il faudrait conclure que [68] l’Hindou ne doit pas pouvoir répandre le sang, et pourtant sa religion lui ordonne des sacrifices, non seulement d’animaux, mais d’hommes; cependant ceux-ci sont plus rares.
Les animaux en honneur autrefois pour ces sacrifices étaient surtout le taureau et le cheval , mais, il faut bien le dire, depuis longtemps cette coutume a disparu.
Du reste, les Hindous ne craignent pas la mort; ils la considèrent comme le terme de leurs misères, et la récompense qu’ils attendent dans l’autre vie est capable de leur faire accomplir les plus grands sacrifices.
Le suicide, par exemple, est regardé comme devant leur procurer les félicités éternelles, et l’on m’a raconté qu’il y avait des fanatiques qui se tranchaient eux-mêmes la tête au moyen d’une mécanique. J’aime à croire que les Anglais, qui ont empêché déjà bien de sanglants sacrifices, ont mis un terme à ceux-ci. Mais il est bien difficile de réduire les fanatiques; on guérit quelquefois la folie, mais jamais la bêtise.
On nous amena un chevreau. Pauvre petite bête, toute blanche, toute tremblante, comme si elle se doutait du sort qui l’attend. J’avoue que je sacrifierais bien mon dîner et que le cœur me bat. Le prix arrêté (une roupie), on l’emmène; un jeune Sikh à turban rouge tire son grand sabre, et à peine me suis-je détournée, que, d’un seul coup, la tête du pauvre petit animal est tranchée. L’homme, avec un grand calme, essuie alors l’instrument et s’empare de la tête, qu’il a eu soin de réclamer comme salaire. Je ne pus m’empêcher d’admirer son adresse, et si j’avais à me faire couper la tête, j’aimerais autant lui qu’un autre comme opérateur.
Cet homme est de la tribu sikh; cette secte a eu pour maître un philosophe appelé Nanek. Les Sikhs habitent [69] dans la province de Lahore et dans le pays compris entre le Cachemire et Tutta, une partie du Moultan et du Sindy, et vont jusqu’aux environs de Delhi. Ils forment des cantons indépendants, mais, dès qu’ils sont menacés, tous les chefs des cantons sont convoqués afin d’élire un dictateur, qui abdique le pouvoir lorsque l’ordre est rétabli. Ce sont les Cincinnatus de là-bas. Leur principal temple se trouve à Amritsir; on l’appelle le Temple d’or. Ils forment d’assez bons soldats au service des Anglais.
Dans l’enclos de la station il y a une pierre qui ressemble à une tombe. M. de Ujfalvy demande l’explication; nous n’obtenons que cette obscure réponse: Un homme s’est promené par toute la montagne en disant et criant que tout était sale et mauvais ici. En l’honneur de cet événement, tout à fait extraordinaire aux yeux des Orientaux en raison, sans doute, de son obscurité, on a élevé à cet homme une pierre sur laquelle on dit des prières.
M. de Ujfalvy acheta en cet endroit des bijoux en argent fort originaux, ce qui nous fit passer quelques agréables instants. En outre, un riche fonctionnaire indigène en villégiature dans ce charmant endroit, ayant appris notre arrivée, vint, par curiosité sans doute, nous rendre visite. Il nous fut très utile pour nos achats de bijoux, et il consulta M. de Ujfalvy au sujet de sa maladie: il pouvait à peine marcher et souffrait de forts aphtes dans la bouche. Une pierre infernale lui fut donnée, avec les explications nécessaires pour s’en servir. Il m’offrit alors une peau de panthère, puis une ravissante petite gazelle toute jeune, et, en souvenir du lieu où je la reçus, je l’appelai Djebi. Après quoi, suivi de tous ses serviteurs, il se retira sous sa tente, dressée à quelques pas du bungalow.
Le 14 nous partions pour Manglaor, accompagnés par le chant du maïna, charmant oiseau fort commun dans l’Inde.
[70] Il fera beau, car la cicade fait entendre un bruit qui ressemble un peu à celui d’une scierie à vapeur. Cicade est le nom latin de la cigale, mais celle de l’Inde est beaucoup plus grande que sa sœur d’Europe.
Nous côtoyons le Tirtan-Nadi, et, à la station de Plass, près de Radjaori, nous achetons de beaux bijoux du Koulou, que nous payons au poids de l’argent; néanmoins, pour forcer les indigènes à s’en dessaisir, M. de Ujfalvy leur offre un joli bénéfice. Exaspération de M. Clarke, notre compagnon de voyage, qui prétend que nous gâtons les prix. Nous ne pouvions cependant pas prendre les gens à la gorge et les forcer à nous vendre leurs bijoux. Qu’aurait dit le gouvernement anglais? Et notre conscience? On prétend, il est vrai, que les collectionneurs en ont une très large.
Le chemin de Plass à Lardji, qui côtoie le Tirtan-Nadi, est invraisemblable; les pluies précédentes l’ont défoncé en maints endroits. La route est jonchée de lauriers-roses en fleur qui poussent au milieu des roches; c’est d’un effet ravissant.
A Lardji, le Tirtan-Nadi se réunit à une autre rivière aussi grise que sa voisine était blanche.
Les goitres sont fréquents chez les habitants de ce pays; la coutume qu’ils ont d’orner de bijoux cette difformité la rend encore plus apparente. Nous rencontrons des indigènes en villégiature sans doute, car ils se tiennent groupés près de la station. C’est toute une famille. La femme filait avec son pied; une autre coiffait son mari; un homme dévidait du fil, se servant aussi de son pied, et un autre sciait du bois, se servant du pied comme d’un étau. La flexibilité de ces basses extrémités est extraordinaire chez ces peuples; cela tient sans doute à la liberté qu’ils leur donnent.
Le 16 nous partons pour Ourli en traversant le ( Biasse ?). [71] La corniche qui longe cette rivière est un des plus dangereux chemins que nous ayons suivis, car la route s’élève à [72] pic à une hauteur vertigineuse, et la voie est juste assez large pour laisser passer nos bêtes. S’il survenait une rencontre, je ne sais comment nous ferions. Après deux heures nous quittons cependant cette dangereuse corniche et nous campons à Ourli; il n’y a ni bungalow ni rest house , et nous dressons nos tentes.
En arrivant au village, nous rencontrons la poste, qui est vraiment très bien organisée. Ce sont des hommes qui se succèdent d’étape en étape; celle-ci est presque toujours de douze milles anglais. Le messager court en portant un bâton à la main garni de petites clochettes, lesquelles, par leur bruit, avertissent les piétons d’avoir à se ranger.
Le 17 nous atteignons Soultanpour, capitale du Koulou. Nous nous sommes levés de bonne heure afin d’arriver avant la trop grande ardeur du soleil; mais malgré cela il fait déjà bien chaud avant que nous soyons parvenus à cette ville.
Nous rencontrons des femmes surchargées de bijoux; je me demande comment leur pauvre tête peut porter tout cela. Le nez se voit à peine, et les oreilles sont recourbées par le poids dont elles sont ornées. Il paraît, du reste, que c’est tout à fait joli de l’avoir grande et garnie de ces pendants. On appelle cela avoir une oreille «de lis». Voilà comment, dans tous les pays du monde, la manière de considérer le beau n’est pas la même, et comme les femmes se donnent beaucoup de peine pour se rendre plus laides qu’elles ne sont; en outre, elles sont couvertes de beaux vêtements en laine. Les Hindous de la plaine ont du coton. La façon dont elles mettent leur vêtement n’est plus la même: il forme jupe autour de la taille et se remet autour du cou en laissant celui-ci à découvert. Ces ajustements tiennent sans cordons, sans épingles chez les hommes. Les femmes se servent seulement de deux grosses épingles [73] avec lesquelles elles retiennent leur vêtement sur la poitrine. Quelques-unes portent une jupe et un corsage à taille très courte. Nous les arrêtons pour voir de près comment sont posés leurs vêtements, car elles reviennent d’une fête et sont dans leurs plus beaux atours; elles sont enchantées d’attirer notre attention, et les maris aussi. Quelle profusion de bijoux! Le mari doit se ruiner? Non, car dans cet heureux et beau pays du Koulou, qu’on pourrait peut-être appeler le paradis des femmes, ces dernières ont plusieurs [74] maris, quelquefois six ou sept, qui sont presque toujours frères. On pourrait croire que la jalousie et la discorde tourmentent les habitants; il n’en est rien cependant: la plus parfaite harmonie règne dans ces ménages, où tout est réglé d’avance.
La polyandrie est, du reste, une des coutumes les plus curieuses des populations de l’Himalaya occidental, et, comme ces questions ne sont pas de ma compétence, je me bornerai à citer l’opinion de quelques-uns des voyageurs qui m’ont précédée et qui ont traité cette grave matière.
«La polyandrie, dit M. Louis Rousselet dans son Ethnographie de l’Himalaya occidental , c’est-à-dire la pluralité des époux pour une seule femme, est probablement le type de la plus ancienne organisation sociale des peuplades primitives de l’Inde et de l’Himalaya. Ce qui tendrait à prouver son antiquité, c’est que nous la trouvons encore aujourd’hui en usage chez des tribus séparées les unes des autres par de vastes espaces peuplés d’adeptes de la polygamie. Ainsi nous trouvons des pratiques polyandriques chez les Naïrs, à l’extrémité méridionale de l’Inde; chez les Baïgas, dans le Gondvana; chez les Garros, aux confins de l’Indo-Chine, et enfin, dans l’Himalaya occidental, au Ladak, au Rouptchou, au Spiti et au Koulou...
«Dans le Koulou, la polyandrie n’est plus que le souvenir d’une ancienne coutume. Elle tend à disparaître, et une grande partie de la population est polygame.
«Généralement, lorsque le frère aîné se marie, tous ses frères deviennent les époux de sa femme. Les enfants nés de cette union donnent le titre de pères à tous les conjointement-époux. Une femme a ainsi jusqu’à quatre maris à la fois, mais le nombre n’est pas limité. En dehors de cette forme régulière de la polyandrie, la femme a le droit de [75] se choisir un ou plusieurs maris (et non amants) en dehors d’un groupe de frères. Le résultat de ces pratiques est que la population reste stationnaire; cependant elle ne diminue pas. Un autre résultat est que la pudeur féminine est inconnue et que la femme se livre sans résistance au premier étranger qui la sollicite.
«La femme, chez les Koulous polyandres, est le chef de la communauté. C’est elle qui administre les biens que les époux cultivent et dont ils lui remettent les fruits. C’est elle seule aussi qui dote les enfants et leur transmet ses biens par héritage; et, dans le cas où elle meurt avant ses conjoints, c’est sa fille aînée qui prend le rang de chef de la communauté.»
Dans la suite de notre voyage, lorsque nous atteindrons la haute vallée de l’Indus, nous rencontrerons des populations chez lesquelles la polyandrie s’est conservée avec bien plus de pureté que dans le Koulou, et j’aurai l’occasion de revenir sur ces si curieuses coutumes.
Chaque mari a son mois. S’il survient des enfants, le premier appartient à l’aîné des frères, le second au deuxième, et ainsi de suite. Quant aux filles qui naissaient en trop, on s’en débarrassait dès leur naissance. J’aime à croire qu’il n’en est plus ainsi et que les Anglais y auront mis bon ordre.
Les hommes travaillent sous les ordres de la femme et, sans doute pour avoir ses bonnes grâces, l’enrichissent de bijoux. Aussi les femmes ont-elles, dans cette partie des Indes, un air d’autorité et de commandement qu’on n’est pas habitué à leur voir.
On dit qu’elles sont plus jolies que partout ailleurs; cette particularité ne nous a pas frappés.
Mais, quoique ayant plusieurs maris, leurs mœurs n’en sont que plus faciles, et les jeunes Anglais en gardaient de doux souvenirs. On raconte que la femme d’un Anglais [76] chef de district, très rigide, dit-on, pour faire cesser ces dérèglements, imagina un moyen des plus radicaux. Elle avait fait rendre par son mari une ordonnance qui enjoignait, sous les peines les plus sévères, aux maris frustrés dans leur bonheur conjugal, de ne donner aucune nourriture aux malheureux voyageurs assez imprudents pour se laisser aller aux charmes de ces séduisantes sirènes.
Les maris, enchantés, s’étaient empressés d’obtempérer à cet édit, et les pauvres malheureux s’éloignaient au plus vite pour satisfaire leur estomac trop à jeun.
A Soultanpour il y a un bungalow très bien tenu; le chef de district, qui s’y trouvait momentanément, nous reçut avec cordialité; sa femme était à quelques milles de Soultanpour, dans les montagnes, afin d’y passer la saison chaude, et, lui, devait se rendre pour quelque temps en tournée d’inspection dans son district.
A peine sommes-nous arrivés dans ce pays séducteur qu’une musique retentissante éclate à nos oreilles. Quelle musique, grands dieux! Deux immenses trompettes en forme de crosse épiscopale mêlaient leurs sons à celui des grosses caisses, des tambours, des cris et des hurlements. Telle est la musique religieuse des Hindous, car c’était un dieu qu’on promenait en notre honneur. Ce dieu consistait en une quantité de têtes posées sur un palanquin orné de vieux châles de Cachemire et porté par deux hommes; deux autres, privilégiés entre tous, précédaient le palanquin: l’un portait un panier chargé de fruits, et l’autre un masque. Le grand prêtre, appelé phourita , drapé dans une couverture de laine blanche et le front marqué d’un signe rouge qui désignait sa caste, portait sur son épaule une cuiller et une sonnette en cuivre. Avec le premier instrument il emplit d’huile les lampes qui servent au culte.
Notre compagnon de voyage ayant voulu acquérir pour le musée de Kensington un poignard qui appartenait au [77] dieu, il fallut consulter ce dernier. Le charivari redoubla et on fit faire volte-face au dieu. Puis le grand prêtre, après avoir pendant quelques instants, paraît-il, consulté le dieu, balbutia quelques paroles et répondit que le dieu voulait dix roupies au lieu de trois proposées par M. Clarke. Celui-ci n’en voulut pas démordre, ni le dieu non plus. Il entendait le commerce. M. Anderson, le chef du district qui nous accompagnait, marchanda et offrit cinq roupies. Alors le grand prêtre consulta encore une fois le dieu; celui-ci fut mécontent sans doute, car le grand prêtre parut tomber dans des convulsions; sa figure se contracta, ses membres s’agitèrent, son corps tremblait, et sa conversation avec le dieu paraissait des plus agitées. Son dieu le traitait vraisemblablement de gâte-métier, ne comprenant rien ni à la religion ni au commerce.
Hé quoi! il hésite! il se laisse dauber par un client! Au lieu de jurer avec aplomb qu’il ne peut céder à meilleur marché, de jurer qu’il perd même sur le prix de vente! Au lieu de mentir à propos et avec grandeur d’âme!... Cinq roupies seulement ce poignard! Mais ce serait donner, ce ne serait pas vendre! Un tel troc le dégraderait. Non, mille fois non! Qui donc alors continuerait à honorer sa divinité et s’approcherait de son autel en suppliant? Un étranger marchander son couteau, ce couteau qui allait être souillé par ce contact! Pour un pareil sacrilège il fallait demander plutôt le double à cet étranger! ce pingre! ce rat!... Et, dans sa langue hindoustani, cette apostrophe devait être bien plus jolie. Et la musique s’exhalait en hurlements plaintifs, et les instruments de cuivre lançaient des sons à faire frémir les plus braves; tous les assistants paraissaient consternés et attendaient la réponse du dieu avec terreur.
Enfin le dieu daigna pourtant se calmer. Le grand prêtre, interprète du dieu puissant, répondit que celui-ci y [78] consentait, et que même, si on le contraignait, il le donnerait pour trois roupies, mais que c’était bien dix qu’il voulait. Alors M. Clarke, impatienté comme tout bon Anglais, remercia et laissa le poignard. Qui fut attrapé? Ce fut le grand prêtre, sans doute, qui croyait bien mettre les cinq roupies dans sa poche. Le poignard alla sans doute retrouver sa place au temple, où, avec de petits tridents en fer, ils garnissent les autels.
Ces tridents en fer sont tout ce qu’il y a de plus sacré pour les Hindous. Jamais, à quelque prix que ce soit, nous n’avions pu nous en procurer un, et notre compagnon de voyage était persuadé que, si nous venions à nous en emparer d’un pauvre petit, le village s’en apercevrait et nous ferait pour le moins un mauvais parti. Mais dans le Chamba, par une circonstance tout exceptionnelle, M. de Ujfalvy put s’en procurer un; il profita de l’occasion et laissa à la place une roupie, malgré les supplications de notre compagnon, qui voyait tout le village à nos trousses. Il n’en fut rien, heureusement.
Nous rentrons vite au bungalow; M. de Ujfalvy doit procéder aux mensurations anthropologiques de vingt hommes et femmes du Koulou, vingt hommes et femmes de Mandi, et quelques gens du Lahouli.
La chose alla bien pour les hommes, et le bakchich qu’on leur donna parut les satisfaire. Mais, lorsque je voulus mesurer les femmes, elles pleurèrent et tremblèrent tellement que je dus y renoncer; après trois ou quatre essais, voyant que les pleurs de ces femmes mécontentaient les hommes, je cessai mon opération, dans la crainte d’entraver les travaux de mon mari. Les tresses qu’elles font avec leurs cheveux étaient aussi une grande difficulté et ralentissaient encore le travail de la mensuration; je le regrettai doublement, car quelques-unes d’entre elles étaient fort jolies, surtout celles de Mandi.
Les Koulous sont généralement d’une taille au-dessous de la moyenne; ils ont le front moyen et droit; les bosses sourcilières sont nulles, le nez long, droit et courbé. La bouche est assez grande; leurs lèvres sont grosses et généralement renversées en dehors. Leurs cheveux sont noirs et frisés, et la barbe est abondante. Ils ont, en général, le cou fort, mais cependant leur taille est assez fine, et ils ont peu d’embonpoint; cela vient, je pense, de la grande habitude qu’ils ont de faire de longues marches pour se rendre d’un village à un autre. Les Lahoulis sont plus grands que leurs voisins, mais le type est à peu près le même; leurs yeux sont plus droits et leurs dents souvent usées; les mains sont grandes, mais leurs pieds sont petits.
Le travail fini, vite il nous faut aller examiner le jeune fils de l’ancien radjah dépossédé. Il est en visite chez le chef de district anglais. Au milieu de la conversation il nous fit voir ses bijoux, consistant en chaînes d’argent, en colliers, en bracelets, en bagues et en bijoux de jade incrusté de pierres fines, travail qu’on fait seulement aux Indes et en Chine, car le jade est très dur à travailler. Voulait-il nous les vendre? Peut-être. Il ne lui restait de son ancienne splendeur qu’un bonnet garni de plumes de lophophore. Il avait une jolie tête, mais le corps était épais et petit.
Il portait des souliers vernis, témoignage de sa servitude et des efforts qu’il faisait sans doute pour s’europaniser.
Soultanpour est la résidence d’un commissaire britannique. Comme toujours, il y a la ville indigène et quelques habitations anglaises; ces dernières, tout nouvellement bâties, sont très éloignées l’une de l’autre.
Pour nous rendre du bungalow à la première, nous suivons un chemin ombragé, le long duquel les indigènes ont construit quelques misérables échoppes, nous traversons un torrent sur un pont très rustique, nous montons une pente assez rapide et nous arrivons à la porte de la ville; [82] celle-ci a dû être fortifiée autrefois, car on n’y peut entrer que par des portes hautes et étroites.
Jadis, au temps des radjahs, ces portes étaient soigneusement fermées la nuit, à cause des voleurs de grands chemins qui avaient l’habitude de rôder autour.
Mais, depuis que les Anglais ont eu l’excellente idée de pensionner le dernier de ces principicules, la sécurité est revenue et les portes restent grandes ouvertes.
La principale rue de Soultanpour, que les indigènes appellent plus volontiers Koulou, est étroite, sale et tortueuse; elle représente en même temps le bazar de la ville.
Les boutiques y sont maigrement achalandées; la plupart sont fermées et n’ouvrent que pour la grande fête annuelle du mois de septembre. On nous offre des lotas en cuivre de formes différentes; quelques-uns sont grossièrement travaillés, mais la forme en est toujours jolie, de grosse toile, du fil, de la poterie, etc., qui ne nous donnèrent certes pas l’idée de la perfection à laquelle les Hindous s’élevèrent dans la fabrication de la porcelaine, puisque, à ce que prétendent quelques archéologues, ce sont eux qui l’apprirent dans les temps les plus reculés aux Chinois. Ils fabriquèrent autrefois ces beaux vases jaspés de bleu et de rouge sur un fond blanc, qu’on appelait murrhins et dont les Romains faisaient grand cas. Ils durent, en effet, être des premiers à fabriquer la porcelaine, car ils trouvèrent dans leur pays une grande quantité de terre argileuse.
Un bania nous présente de très beaux vases en cuivre, et, malgré le prix assez élevé qu’il en demandait, mon mari finit pourtant par s’arranger avec lui.
Les banias sont des marchands hindous qui font le commerce; ils prêtent aussi de l’argent sur les bijoux, donc ils sont un peu usuriers.
[83] Nous quittons la ville par une autre porte, et nous arrivons sur un terre-plein sur lequel s’élève le palais du raï: c’est le titre que portaient les rois du Koulou. Ce palais, dont l’extérieur n’a rien de frappant, est composé d’un grand nombre de constructions plus ou moins dans le style du pays. Nous entrons dans une première cour, puis on nous conduit, par un escalier dont les degrés paraissent être taillés pour des géants, à une espèce de salle d’attente où l’on a disposé trois fauteuils pour nous recevoir. Un secrétaire du raï s’est élancé pour transmettre à son maître notre désir de visiter son palais. Quinze minutes après il revient avec une réponse affirmative.
Il est probable qu’il a fallu du temps pour faire rentrer ces dames dans leur harem; nous pénétrons dans une seconde cour, à la porte de laquelle tous les indigènes ont soin de déposer leurs chaussures, et nous arrivons par un second escalier, qui, cette fois, est excessivement étroit et bas, à plusieurs salles carrées superposées, ouvertes, et dont les murs sont revêtus d’un stuc splendide. Ce revêtement ainsi que les peintures murales, en partie effacées, sont les seuls ornements de ce palais qui méritent d’être mentionnés.
Ce sont les derniers vestiges d’une ancienne magnificence au milieu de murs crevassés, d’escaliers caducs et de cours remplies d’herbe. Les peintures murales représentent des scènes du bouddhisme ou des chasses de radjahs. Quelques-unes sont assez jolies. La salle du second étage est ébréchée d’un côté: ce sont les traces qu’un boulet sikh y a laissées il y a près de quarante ans. Rien n’a été fait pour les réparer. Nous visitons encore quelques autres cours; partout la même vétusté, la même malpropreté, la même indolence. Ici un vieux palanquin éventré pourrit aux rayons du soleil; là des excréments de vache s’étalent sur des balustrades de fenêtre finement sculptées.
[84] Le jeune raï dont j’ai parlé hier reçoit, dit-on, 25 000 fr. par an du gouvernement anglais. Vous me direz que c’est une somme plus que suffisante pour vivre dans un pays perdu au milieu de l’Himalaya? Eh bien, vous vous trompez; ce prince a perdu son royaume, mais en revanche tous les parasites qui se trouvent à une cour asiatique lui sont restés; il a des centaines de gens à nourrir qui encombrent son palais et qui ne lui savent aucun gré pour une chose qu’ils considèrent comme absolument naturelle. Il lui reste à peine de quoi entretenir son bonnet en plumes de lophophore, ses colliers, ses bracelets en argent massif, et les quelques ornements en or que son père lui a laissés. Pauvre jeune prince! Doit-il s’ennuyer au milieu de son palais délabré, entouré d’une multitude abjecte! Il est vrai qu’il lui reste ses femmes, et ce n’est pas peu dire, car les femmes de Koulou sont vantées pour leur beauté, mais leur caractère infidèle doit donner du fil à retordre au jeune raï.
Il est vrai aussi que les maris ne sont guère tendres pour leurs femmes, si l’on en juge par une aventure assez drôle arrivée à un ancien commissaire du district. Ce fonctionnaire anglais était un jour en inspection, et, dans le moment où il se trouvait sur le bord de la rivière, plusieurs maris avec leur femme sans doute la traversaient sur des outres, lorsqu’un remous fit chavirer les outres, et la femme disparut sous les flots écumeux; les maris s’empressèrent de ne pas porter secours à leur femme: ce que voyant, le fonctionnaire se jeta à l’eau et, au péril de sa vie, ramena la femme sur la berge. Celle-ci revenue à la vie, les maris vinrent remercier le commissaire et lui demandèrent un bakchich pour avoir sauvé leur femme. «Comment! un bakchich? dit celui-ci étonné, car chez nous c’est ordinairement celui qui a sauvé, non qui est sauvé, qu’on récompense.—Sans doute, lui repartirent les maris avec calme, [85] si tu as sauvé notre femme, c’est que tu y voyais intérêt; il faut donc que tu lui fasses une pension pendant le reste de sa vie.» Cette manière d’envisager la chose n’étant pas du goût du fonctionnaire, il renvoya les maris sans bakchich.
Toujours est-il que maintenant il y a un beau pont près de Soultanpour, et l’on n’est plus obligé de traverser la rivière sur des outres; cette manière de passer les cours d’eau est cependant encore en usage dans toute cette région de l’Himalaya et aussi dans le Pendjab. Lorsque la rivière est tant soit peu calme, il n’y a aucun danger; une fois les outres en peau de bœuf ou de mouton gonflées, on les laisse [86] aller au courant en les dirigeant un peu; mais dans les rivières du Pendjab, surtout au moment de la saison des pluies, où le moindre petit cours d’eau à sec quelquefois devient en un rien de temps un torrent impétueux roulant ses flots avec fracas, le passage des rivières avec ces outres offre toujours un réel péril. Les Anglais font tout leur possible pour diminuer cette manière de passage, mais il en reste encore, surtout dans les parties que nous avions l’intention de visiter.
Départ de Soultanpour.—La mule de M. Clarke.—La passe de Babou.—Le Mandi.—Visite aux ruines d’une antique forteresse.—Surpris par l’orage.—Le temple de Baïdjnath.—Les vallées de Mandi et de Kangra.—Nous traversons des torrents.—Lucioles et choléra.—Dharmsala.—Plantation du thé.—Sa fabrication.—Kangra.—Le temple d’or, le bazar.—Voyage dans la plaine.—Nourpour.
A Soultanpour nous augmentons notre personnel d’un cuisinier, parce qu’à partir de cette ville jusqu’à Tchamba les rest houses sont plus nombreux que les bungalows, et que dans les premiers, sans ce personnage indispensable, on court grand risque de n’avoir rien à manger. Nous prenons donc un musulman et nous le chargeons d’acheter tout ce qu’il faut pour faire la cuisine.
M. Clarke, notre compagnon, fit aussi un changement. Sa monture, qu’il avait achetée à Simla, lui semblait trop peu accoutumée à ces petits sentiers des montagnes; il résolut de s’en débarrasser. Pour un Anglais, notre compagnon aimait peu la race chevaline; il regrettait toujours les chemins de fer, et aurait trouvé l’Himalaya bien plus beau si des voies ferrées l’avaient traversé. Donc, son cheval hennissant et piaffant un peu trop souvent à son gré, il s’était décidé à le changer et avait acheté, en conséquence, une [88] autre bête, dont on lui avait fait un grand éloge. Mais voilà que le dimanche matin 19, au moment de partir, il devient impossible à M. Clarke de pouvoir enfourcher sa bête; elle donne des ruades à son nouveau propriétaire, et cela avec un air tellement furieux que notre compagnon n’est rien moins que rassuré. Il semblait véritablement atterré, lorsque M. de Ujfalvy lui conseilla de résilier le marché et de prendre un mulet. Aussitôt dit, aussitôt fait. M. Clarke choisit la plus grande mule qu’il put trouver, et, après nous avoir demandé s’il n’était pas ridicule sur cet utile animal, il se mit à caracoler et à vouloir nous devancer; mais son ardeur fut ralentie par la réception forcée du docteur hindou et du forestier du district. Ces deux indigènes, par extraordinaire, parlaient très bien l’anglais.
Après qu’ils nous eurent salués en portant la main à leur front et en s’inclinant jusqu’à terre, nous partîmes, accompagnés du percepteur des contributions, qui remplaçait le chef du district, obligé de partir en inspection avant notre départ. En Orient, lorsqu’on veut faire un honneur à quelqu’un, on l’accompagne jusqu’aux dernières limites de la ville.
Notre cortège ainsi formé avait une mine très respectable. M. Clarke trottait sur sa mule, fort satisfait; M. de Ujfalvy et moi montions nos petits chevaux, et nos domestiques fermaient la marche. Mais voilà que tout à coup, au milieu d’un chemin ravissant, la mule de notre nouveau cuisinier, mise sans doute en belle humeur à la vue de ces belles prairies, jette son cavalier par terre et se roule avec délices sur ces gazons émaillés de fleurs. M. Clarke alors se félicite de n’avoir pas choisi cette bête, si faible à la tentation. Le pauvre cuisinier, après bien des efforts, parvint cependant à dompter cet animal par trop expansif, et nous le voyons repartir et s’éloigner en toute hâte de ce chemin séduisant.
[89] Un orage épouvantable nous surprit comme nous gravissions des corniches fort escarpées, et jusqu’au rest house la pluie nous fouetta le visage. Un orage dans les montagnes est un spectacle grandiose, mais, pour bien l’admirer, je crois qu’il vaut mieux ne pas avoir à en supporter les effets.
Le 20 nous avons à franchir le col de Babou, situé à une altitude de 3000 mètres, qui nous fait passer du Koulou dans le Mandi. Les corniches se déroulent à nos yeux en spirales, et, si le chemin n’était pas aussi mauvais, nous jouirions d’un spectacle splendide. Nos pauvres bêtes font peine à voir, tant elles sont accablées de fatigue; allons, un peu de courage et nous arriverons au bout; elles le comprennent sans doute et redoublent d’efforts pour escalader ces rochers. Un faux pas de nos montures, et nous pouvons aller nous broyer la tête contre un de ces blocs de pierre qui jonchent la route! Enfin la passe est franchie, et devant nous s’étale une vue superbe. A Badavan une dispute s’élève entre nos muletiers, dont l’un, qui a promis d’en payer un autre, se refuse à tenir sa promesse. Il paraît que le cas n’est pas rare, car, dans les stations, le règlement ordonne aux maîtres de tout payer eux-mêmes. Les habitants sont pourtant honnêtes, et les crimes dans le Koulou et le Mandi ne sont pas fréquents.
La pluie a rafraîchi le temps, et nos hommes, à moitié nus, s’enveloppent dans un morceau de toile de coton; ils se replient sur leurs jambes et ont l’air de grelotter. La fièvre d’ailleurs est fréquente dans ces régions, à cause des changements subits de température.
Aux deux extrémités de la route, le radjah avait trouvé bon de mettre un poteau kilométrique, mais c’était la seule concession qu’il avait faite au gouvernement anglais. Un contrôle, à quoi bon! c’est bon pour des Occidentaux, mais pour moi Oriental, ma volonté suffit. Là-bas le commencement, ici la fin; cela me plaît ainsi, cela doit satisfaire, et [90] cela les satisfait. Il n’est pas de peuple plus soumis au joug d’un despote, et cela sans murmures, car le repos leur est plus cher que la liberté; pourvu qu’ils aient un peu de riz et d’eau, le reste leur est complètement indifférent. Les révolutions amenées par les intrigues du palais, les massacres mêmes ne peuvent les tirer de leur torpeur. S’il survient un changement de gouvernement, à peine s’informent-ils du nom de leur nouveau maître, et, pourvu qu’il ne touche ni à leur religion ni à leurs lois, le maître, quel qu’il soit, leur est indifférent. Aussi les Anglais, en habiles politiques, se sont bien gardés de les faire sortir de leur indolence.
Les montagnes sont boisées et couvertes de rocs désagrégés. Que de fois avons-nous entendu de formidables bruits répercutés par toutes les montagnes voisines! C’étaient des morceaux de corniche qui venaient de s’écrouler, et, quelques heures après, aux mêmes endroits, nos chevaux trouvaient à peine une place pour y poser leurs pieds. Nous frémissions à cette vue, en songeant que nous aurions pu être là.
Nous franchissons encore deux cols plus bas, et nous suivons le cours du Dol, jolie petite rivière très rapide. Ces cours d’eau, quand surviennent les pluies, se changent en torrents impétueux. On a bâti un pont convenable à la place de l’ancien, qui était en lianes et qu’il fallait traverser à califourchon. Dans cette singulière position, les deux pieds suspendus au-dessus de l’abîme, on vous tirait par une corde sur l’autre rive. Pour les hommes, la chose était encore possible, mais pour les animaux?
La vallée qui s’ouvre en tournant à droite est une des plus belles que nous ayons vues. Jusqu’à Djentigri, la nouvelle station, c’est tout ce qu’on peut imaginer de plus beau. Mais ces 18 kilomètres, toujours en montée, sont bien fatigants, et hommes et bêtes ne demandent qu’à se reposer.
[91] Nous trouvons à la station un Anglais qui veut passer ses examens pour entrer au service des Indes, et voyage dans ces montagnes pour apprendre les dialectes, qui diffèrent un peu de ceux des plaines. Les examens pour les fonctionnaires anglais sont très difficiles, et on choisit toujours les meilleurs sujets de l’Angleterre, tout au contraire de ce que l’on fait au Turkestan. Aussi la première question du général Kaufmann, gouverneur du Turkestan, lorsqu’un nouveau fonctionnaire se présente à lui, est-elle celle-ci: «Qu’a-t-il fait? A-t-il volé? A-t-il enlevé une danseuse?» Ce «qu’a-t-il fait?» me semble bien caractéristique. Les fonctionnaires anglais, contrairement à leurs collègues du Turkestan, sont d’une honnêteté scrupuleuse; on les paye d’ailleurs très largement. En revanche, les petits employés indigènes sont très mal rétribués, et leur honnêteté laisse beaucoup à désirer. Pour remédier à cet état de choses, on met près d’eux des fonctionnaires anglais payés au centuple. Il me semble qu’il serait beaucoup plus économique de donner un traitement raisonnable aux plus petits et d’exiger d’eux l’honnêteté. Mais vis-à-vis des Orientaux ce système de compensation serait douteux, leur esprit d’équilibre est toujours chancelant.
Le lendemain nous descendons à travers une ravissante forêt dont les chênes sont, non pas notre vieux chêne, mais le teck, qui fournit un excellent bois de construction. Il a la solidité du chêne et il est plus souple et presque aussi léger que le sapin.
Nous côtoyons des mines de sel, où tous les ouvriers sont à leur poste; ces étranges travailleurs, drapés dans leur blanche couverture qui leur tient lieu de toge, ont l’aspect de Romains antiques.
L’heure du repos a sonné. Leurs regards mélancoliques et doux nous suivent avec curiosité. Près d’un village, un bananier nous dit à sa manière qu’il fait bien chaud dans [92] ces parages. Le caoutchouc, bel arbre droit et fier, semble me prendre à témoin de la cruauté qu’il y a de l’enfermer dans nos appartements parisiens.
De 3000 mètres nous sommes descendus à 1200 mètres d’altitude. La chaleur est grande; heureusement que le rest house est sur une hauteur. M. de Ujfalvy, qui a des lettres à écrire et des notes à rassembler, décide que nous nous arrêterons à Dilon jusqu’au lendemain. Qu’allons-nous faire? M. Clarke et moi, nous nous proposons d’aller visiter une ancienne forteresse qui s’élève sur une haute montagne. Il y a une route carrossable, nous dit-on, mais mon mari ne veut pas que j’aille à cheval; on loue donc six coulis, qui me porteront dans un dandy. Le dandy est une espèce de hamac attaché aux deux extrémités à un long morceau de bois; on est assis en travers, de façon que le morceau de bois passe devant vous, pour que vous puissiez vous y retenir, tandis que les reins sont soutenus par une sangle. Deux hommes portent le dandy par les extrémités du bâton. Ce mode de transport est très pratique, surtout dans les montagnes, mais il n’est pas confortable.
Nous partons pour cette excursion à quatre heures de l’après-midi; je me munis de mon waterproof. M. Clarke décide qu’il ira à pied en s’aidant de son grand bâton ferré. Mais voilà que mes hommes, au lieu de prendre la route soi-disant carrossable, grimpent comme des chèvres sur le flanc de la montagne pour arriver au plus court, sans s’inquiéter de ma position plus ou moins difficile. Ils escaladent roche après roche; à chaque instant il me faut lever les pieds pour éviter le choc des pierres. Après trois quarts d’heure de cette montée à pic, nous sommes au premier mamelon: un petit temple bouddhique avec sa construction en forme de dôme, couronné du lion légendaire, nous offre le prétexte de nous reposer un peu. Des images du Bouddha, des tridents rouillés garnissent l’autel. Nous [93] aurions bien voulu en prendre, mais notre guide et nos coulis ne nous quittent pas des yeux. Une de ces pièces, cependant, est assez curieuse: c’est un lion qui tourne la tête et se lèche la queue; ces idoles tombent de vétusté et sont réunies en un amas de ruines que semble garder un immense félin.
Nous repartons; mais à peine avons-nous fait quelques pas que nos guides nous déclarent qu’ils ne sont jamais montés plus haut. Ils cherchent, ils cherchent. Enfin ils ont trouvé le passage; je laisse là mon dandy; deux hommes me soutiennent, l’un par la main, l’autre par le bras, et me voilà enjambant des roches, posant mon pied sur des pierres qui roulent après notre passage. De cette façon, nous parvenons cependant à l’escalier de la forteresse. M. Clarke est en avant avec le guide. Cet escalier vermoulu, aux marches chancelantes, passe sous une porte qui conduit à un autre passage, sur lequel sont placées les meurtrières; le style de cette forteresse est remarquable, me dit mon compagnon, qui est un connaisseur. Au milieu de la citadelle, des pierres, des herbes, des décombres, mais rien que nous puissions emporter. Nous sommes vraiment déçus et nous nous rabattons sur le panorama, qui est fort beau. Désappointés, nous redescendons, et nous rencontrons la pluie qui commence à tomber. Je revêts mon waterproof, ma casquette de caoutchouc, et je me crois invulnérable; nous nous arrêtons quelque temps, et M. Clarke prend le croquis de cette vieille forteresse. En quelques coups de crayon, au roulement lointain du tonnerre, le papier a retracé fidèlement l’image de ces ruines, qui ont pour piédestal une immense montagne. Placée au bord d’un précipice et à une telle hauteur, cette citadelle devait, pour les armes d’autrefois, être inattaquable.
Pendant ce temps le ciel s’est obscurci; le tonnerre se rapproche en roulant perpétuellement comme une décharge [94] d’artillerie, le vent s’élève et la pluie devient plus forte. Vite, je m’assois dans mon dandy. Les éclairs se succèdent et déchirent la nue, nous commençons à descendre. La pluie devient torrentielle, M. Clarke n’est plus qu’une fontaine. Nous avançons pourtant; mais, au moment d’une descente périlleuse, car nos hommes ont pris le même chemin que pour venir, une rafale de vent terrible jette mes deux hommes et moi par terre; nous roulons vers l’abîme, et c’en était fait de nous si les trois autres coulis ne s’étaient trouvés là. De leurs pieds agiles, de leurs mains habituées à saisir chaque saillie du sol, ils retiennent leurs compagnons, s’emparent des extrémités du dandy et nous tirent de notre périlleuse situation. Avec ce secours, les autres reprirent vite pied. Mes jambes meurtries furent en un instant inondées. Je fus mouillée jusqu’aux os. La tourmente qui se déchaînait était tellement violente que je n’avais pas le temps de penser au danger. Deux fois cependant, deux fois encore, mes hommes tombèrent, tant le chemin était glissant.
Tout l’orage éclatait sur nous. Comment arriverons-nous en bas? Je me le demandais en m’accrochant à mon dandy et en m’y cramponnant pour me maintenir en équilibre. La descente est quelquefois si rapide que ma tête touche presque la terre quand mes pieds glissent encore sur la roche.
Enfin nous voilà presque en bas, et, comme pour saluer notre arrivée, un fracas épouvantable se fait entendre; ce bruit sinistre est répercuté par toutes les montagnes environnantes. C’est un bloc de roche de notre chemin qui s’écroule. Nous n’avons pas le loisir de penser au danger auquel nous venons d’échapper, et, quelques minutes après, mes porteurs sont au bungalow. Nous étions, M. Clarke et moi, méconnaissables et métamorphosés en fontaines. Je serre la main de mon mari, fort inquiet, qui était venu [95] au-devant de nous et me précipite dans le bungalow, où je retire le costume de chasse que j’ai adopté pour ce voyage dans la montagne. Lorsque le désastre de notre équipée fut réparé, nous pûmes nous apercevoir de la violence de l’ouragan, même dans la plaine. Une quantité d’ardoises du toit de la galerie gisaient dans la prairie; la cheminée de la chambre de M. Clarke avait été enlevée, et il pleuvait sur son lit. Nous nous mîmes gaiement à table, car nous avions faim, et, le danger passé, la sécurité n’en est que plus charmante. Nous rîmes en nous rappelant nos figures effarées sur la montagne. Les trous du toit étaient heureusement bien placés, et l’endroit où notre table était dressée avait été épargné.
La route qui va de Dilon à Baïdjnath traverse de belles plantations de thé.
Nous rencontrons des espèces de bohémiens, auxquels mon mari veut acheter leur âne blanc; mais, malgré le prix relativement assez élevé qu’il en offre, ils ne veulent pas s’en défaire. Un âne blanc est une rareté et porte, dit-on, bonheur. Ces bohémiens n’étaient pas mal, les femmes surtout. L’une d’elles tenait dans ses bras un enfant blond comme les blés: ce que M. de Ujfalvy remarqua tout de suite en sa qualité d’anthropologiste.
Pour arriver à Baïdjnath, nous descendons une montagne de 500 mètres toute couverte de cactus d’une telle grosseur que ce sont presque des arbres. Quel rempart!
Baïdjnath possède encore des restes de son ancienne splendeur. De jolies maisons en bois sculpté, des fontaines aux bassins carrés dans lesquelles on descend par de petits escaliers; la gueule du lion légendaire les alimente doucement. Toutes les maisons possèdent des jardins. Un bel arbre appelé banian ( Ficus indica ) s’est tellement reproduit par lui-même, selon sa propriété, que ses troncs entrelacés forment des arcades d’un goût tout nouveau. Il se [96] trouve près d’un vieux temple qui a été abandonné; aussi pouvons-nous, moyennant finance, nous emparer d’une pierre sculptée, que nous choisissons parmi de vieux débris réunis en un tas. Quel dommage! Cette construction est remarquable, elle date de plus de cinq cents ans. Les parasites qu’on a laissés croître entre les fissures des murs activent encore sa destruction, et bientôt elle s’effondrera sans laisser d’autres traces qu’un monceau de décombres finement sculptés. Ce temple ainsi qu’un autre plus grand ont été bâtis par deux frères. Le plus grand de ces temples est heureusement en bon état et même entretenu par les fidèles. Les colonnes du péristyle qui en forment l’entrée, et celles des côtés sont d’un beau travail; les figures, les bêtes sculptées dans la pierre sont d’une grande variété. L’intérieur ressemble à nos églises catholiques: comme dans celles-ci, le sanctuaire s’y trouve au fond. L’autel est orné de médailles de Bouddha, le bienfaisant Bouddha, l’auteur de toutes les félicités, qui, dit-on, prit naissance dans le Cachemire, du moins les Cachemiriens s’en font gloire, mille ans avant Jésus-Christ.
Devant l’autel se trouve une grande pierre rouge ornée de taches blanches, au-dessous de laquelle est suspendu un lota, le vase indien par excellence, tout enguirlandé de fleurs, tandis qu’au-dessus quatre sonnettes sont attachées à une corde à la suite les unes des autres.
Les fleurs jouent un grand rôle dans le culte hindou, et le lotus, le bétel, le saro, la camoloto ornent, suivant les pays, les autels hindous. Ce temple, un des plus anciens de l’Inde, est entouré d’un grand nombre d’autres petits temples, que les fidèles faisaient construire au dieu de leur choix, et c’est seulement à l’époque des invasions musulmanes que ces constructions furent entourées d’un mur. Tous ces édifices sont d’un travail remarquable. En face du temple principal se dresse une statue de bœuf zébu, dont [99] la bosse, enduite d’une croûte huileuse, atteste sa vétusté et ses longs services.
L’huile des sacrifices a dû couler longtemps sur son dos, et l’on en voit encore des traces.
Non loin du temple s’élève un autre bel arbre, dont les feuilles sont pointues et qu’on appelle, je crois, le cusa . Cet arbre, sacré aux yeux des Hindous, a le tronc entouré d’une maçonnerie: tel le veut l’usage.
Les indigènes ont un grand culte pour certains arbres; ils les soignent, les arrosent et les plantent près de leurs maisons, ou les entourent, comme je viens de le dire, d’un carré de maçonnerie qui les fait facilement reconnaître et les préserve de toute souillure. Lorsqu’ils plantent un de ces arbres, ils le consacrent toujours par des cérémonies religieuses. L’arbre une fois consacré, soit à Vichnou, soit à Siva, les deux grandes divinités qui se partagent à notre époque le culte des adeptes du brahmanisme, ils demandent au dieu de vivre dans le ciel autant d’années que cet arbre en mettra à étendre ses racines dans la terre. Ils se gardent bien d’en couper les branches et encore moins de les tailler, et ils se feraient un grand scrupule de brûler celles qui sont mortes.
De beaux cotonniers entourent la ville, et les bambous étalent leurs branches flexibles et gracieuses; leur hauteur atteint celle des arbres, et l’on se sent à l’ombre sous leurs belles touffes.
Entre Baïdjnath et la station suivante de Palampour on ne voit que des plantations de riz et de thé.
Ma gazelle est morte dans ce trajet, pauvre petite Djibi!... Ce sont ces hommes, ces cris qui l’auront effrayée; la pauvre petite bête est morte de peur dans mon douli.
Quel voyage! Le choléra est à Bud , entre Palampour et Dharmsala. Ce petit village est entouré d’un cordon sanitaire, et pour nous le colonel Jenkins, commissaire du district, [100] a levé la consigne, mais nous ne devons que le traverser, car il nous est défendu d’y rester même une heure. C’est donc 33 kilomètres qu’il nous faut faire d’une seule traite. Aussi à cause de nos bêtes avons-nous pris le parti de louer des hommes et de nous faire porter en douli.
Le douli est une sorte de boîte-bambou plus long que large dont le fond est en corde végétale et tout recouvert d’étoffe, assez haut pour qu’on y puisse tenir assis. On y installe des matelas et, si l’on veut, on s’y couche. Une petite tablette est disposée à vos pieds pour recevoir les valises. Il faut huit hommes pour vous porter; ils se relayent quatre par quatre.
Après un violent orage, nous partons à quatre heures du soir. M. Clarke, qui avait eu l’idée d’un voyage en douli, préférant beaucoup cette manière de voyager à celle du cheval, nous précédait; moi j’arrivais la seconde, avec ma Djibi, tout effrayée de ces huit hommes; M. de Ujfalvy fermait la marche.
A peine avions-nous dépassé Palampour que mon mari déclare qu’il se sent mal à l’aise et ne peut supporter le balancement du douli; il envoie alors chercher son cheval. La bête arrivée, M. de Ujfalvy la monte. Qui est enchanté? Ce sont les huit coulis, leur figure est radieuse; mais celle des coulis de M. Clarke s’assombrit, malgré les regards sévères du tchouprassi que M. Jenkins avait envoyé pour nous accompagner. Il y a trois hommes de plus pour porter les torches le soir, ce qui rend notre cortège tout à fait respectable.
La route est bonne, mais voilà la rivière; on cherche vainement le pont, l’orage violent l’a emporté; il faut pourtant passer ce torrent. Les hommes y entrent courageusement; l’eau, qui arrive jusqu’à leur ceinture, envahit les matelas de M. Clarke; le courant est très fort, et les pauvres coulis manquent d’être renversés, mais les nôtres vont à leur secours. Quant à moi, avec les vingt-quatre hommes [103] je passe facilement. Mon mari s’est replacé dans son douli, car il ne veut pas exposer son cheval, qui peut se blesser contre ces blocs de pierre et dont il a grand besoin; aussi le bon animal, allégé de son poids, passe vaillamment au milieu de ces flots qui bondissent jusqu’à ses naseaux. Enfin nous sommes sur l’autre bord, et chacun reprend sa place respective. Mais, le long de notre route, nous trouvons tous les ponts emportés.
A la tombée du jour, les hommes de M. Clarke marchent avec la plus grande peine et ralentissent leurs pas. Il est clair qu’en allant de ce train nous ne sommes pas près d’arriver, et pourtant les autres coulis ne montrent guère d’empressement à aider leurs camarades.
Le crépuscule tombe et le soir succède au jour. Des lucioles envahissent la campagne; elles s’approchent, s’éloignent, se rapprochent de nouveau, voltigeant dans les airs, et cette danse éblouissante a quelque chose de fantastique; la rivière mugit et bondit à nos pieds; c’est à se croire dans le royaume infernal.
Nous sommes près de Dud ; le chef du village est à l’entrée, nous le devinons à sa mine sombre et à l’accent caverneux de sa voix; il nous prévient que plusieurs personnes sont mortes dans la journée et que nous ne pouvons aller plus loin. Le tchouprassi s’avance alors, porteur de l’ordre du chef du district. On nous laisse passer. Les hommes murmurent, ils voudraient s’arrêter, mais l’ordre est là, et le chef inflexible les oblige à marcher.
Quand nous sortons du village, la nuit est tout à fait venue, nuit sans étoiles avec un ciel sombre et couvert de nuages menaçants.
Nous avançons au milieu d’un dédale de plantations de riz entrecoupées de prairies, de rivières bruyantes, tout cela enclavé dans des montagnes dont la crête blanche se dessinait au loin.
[104] Les hommes décidément refusent d’avancer. On allume les torches, et, aux lueurs vacillantes, ils reprennent leur marche; nous traversons des villages. Tout le monde dort, et ces formes humaines étendues à terre, enveloppées dans leurs draps blancs semblables à des linceuls, font un effet lugubre. Hélas! nos hommes voudraient bien imiter ces dormeurs.
Il est évident qu’ils ne pourront pas aller longtemps; un des porteurs de M. Clarke vient de tomber au bord de la rivière; on le relève et nous passons encore celle-là. Dieu! l’effroyable voyage! Plus loin, ma Djibi se roule dans d’horribles convulsions. Pâni , pâni (de l’eau, de l’eau); mais bah! le porteur d’eau n’est pas là, et tout le monde pourrait mourir que pas un homme ne ferait un mouvement pour accomplir un office qui n’est pas celui de sa caste. Une dernière convulsion, et ma Djibi expire. Je dépose doucement au pied d’un arbre la pauvre bête, et, encore tout émue, je me replace dans mon douli.
Nous nous remettons en marche; mais après une rapide montée les hommes déclarent qu’ils ne veulent pas aller plus loin; il nous faut chercher une prairie pour y camper; une fois trouvée, on allume un grand feu avec du bois humide; on a bien du mal à le faire prendre, mais enfin on y parvient, et nous faisons du thé pour réchauffer nos membres engourdis. Inutile d’en offrir à nos hommes, ils n’accepteraient pas: leur religion le leur défend. Aussi nous hâtons-nous de boire, car ils nous font pitié. Les hommes se couchent, enveloppés de leur couverture; plusieurs d’entre eux vont demander l’hospitalité dans quelques cabanes voisines. Nous nous allongeons dans nos doulis, et, bientôt après, tout est plongé dans un silence profond.
Au point du jour, tout le monde est sur pied, et notre repas plus que frugal est bientôt terminé. Les Hindous ne mangent pas, car ils n’ont rien pris avec eux pour faire leur cuisine. [105] Comment auront-ils la force de nous porter? Enfin, après mille et mille efforts, car la montée est rude, nous faisons notre entrée à Dharmsala. Il était temps; nos hommes, exténués, n’en pouvaient plus; à onze heures, au moment de notre arrivée, ils étaient à bout. La vaillante bête de mon mari, qui pourtant n’avait rien mangé depuis la veille, paraissait à peine essoufflée et donnait à ces hommes l’exemple d’une ardeur infatigable. Aussi son saïs, plein d’amour pour elle, allait-il bien la soigner.
Le chef du district nous attendait. Quel aimable et charmant fonctionnaire! comme il savait vous mettre à l’aise! Depuis nombre d’années déjà qu’il habitait les Indes, son humeur joyeuse n’avait subi aucune altération.
Dharmsala est un petit sanatorium situé à une hauteur de 1400 à 2000 mètres dans les montagnes formant les premiers contreforts de l’Himalaya du côté du Pendjab. Par un temps clair, on aperçoit Kangra, à 24 kilomètres dans la plaine. C’est une hill station pour les Anglais; les soldats y viennent aussi en convalescence; la chaleur n’y est jamais excessive et l’hiver est froid. La panthère hante ses parages et se permet même de visiter la station. De beaux pigeons verts s’ ébattent parmi les arbres de ces montagnes.
Le bazar est petit, et, comme toujours, un Parsi tient toutes les marchandises de provenance européenne. Il parlait même un peu le français. Cette race est vraiment intelligente.
J’eus l’occasion, à Dharmsala, de visiter une plantation de thé, et un jeune homme, riche propriétaire des environs, m’offrit de me la montrer en détail. Le lendemain de notre arrivée, qui était le 27 juin, je me rendis donc en tchampang à son habitation, très bien disposée, comme toutes les habitations anglaises. Nous sommes dans le jardin et il commence à m’expliquer tout ce qui a rapport à cette [106] culture. Le thé se plante par pieds, espacés les uns des autres, et ce sont toujours les jeunes pousses, à peine nées de huit jours, qu’on cueille à la main. Afin d’en augmenter le nombre, on arrache la fleur lorsque le bouton est encore naissant. Les jeunes pousses se multiplient alors aussi beaucoup plus vite. Lorsque la récolte est faite, on met les feuilles de thé dans des corbeilles en natte, rondes et très plates. Ces corbeilles sont placées dans une vaste pièce bien aérée, à l’abri des rayons du soleil, sur des fils de fer tendus entre deux rangs de solives. On laisse les feuilles sécher ainsi jusqu’à parfaite flexibilité. Des hommes alors les prennent, les roulent en les pressant dans leurs mains, les roulent de nouveau sur de grandes tables couvertes de nattes, jusqu’à ce que le suc astringent qui est dans la feuille en soit bien sorti. Les feuilles ainsi comprimées ne doivent pas se casser. On les place encore dans un four très doux, où elles continuent à sécher. Lorsqu’elles sont à point, on les met pendant deux ou trois jours dans une couverture de laine, pour qu’elles puissent fermenter; ensuite on les expose au soleil. Le thé est déjà presque apprêté, mais il faut encore le mettre sur des corbeilles plates et carrées, qui sont placées sur un feu de braise rouge et presque en cendre, afin qu’elles ne brûlent pas et que les feuilles puissent arriver à la dessiccation voulue. La pièce où se fait cette dernière préparation est garnie tout autour d’une espèce d’auge carrée en terre battue, dans laquelle, de distance en distance, on place le feu sous chaque corbeille. De temps en temps on remue le thé, et la poussière qui sort de cette corbeille est l’essence même du thé. «Mais, me dit le propriétaire, je ne puis pas la vendre, puisque personne ne veut croire qu’elle soit vraiment bonne.»
La préparation du thé est maintenant terminée, il ne reste plus qu’à le ranger par qualité; à cet effet on trie le [109] thé feuille par feuille; des petites filles sont employées à cet ouvrage de patience, car aucune machine n’a pu, jusqu’à présent, remplacer la main de l’homme. Une ouvrière habile peut trier jusqu’à sept kilogrammes de thé par jour.
Après ce méticuleux triage, on vanne le thé dans des tamis en fil de laiton, une première fois dans un tamis ordinaire, une seconde fois dans un tamis plus fin. Ensuite on doit encore enlever avec la main les petits grains de poussière qui ne peuvent passer à travers le treillis.
Il y a trois sortes de thé à Kangra: la première qualité est le thé le plus fin, la deuxième le moyen, et la troisième les grandes feuilles. Le thé étant tout à fait prêt, on le met dans des sacs en papier de plomb, qui sont pliés dans un moule de bois, afin qu’il n’y en ait pas un plus rempli que l’autre.
Le thé de Kangra, c’est ainsi qu’on appelle celui qui se cultive dans les environs de cette ancienne ville, qu’on aperçoit de Dharmsala, se vend, sur les lieux mêmes, 8 anas ou 1 fr. 05 le demi-kilogramme. C’est le meilleur des Indes.
Lorsqu’on veut fabriquer du thé vert ou du thé jaune, au lieu de le laisser sécher par l’air, on le sèche tout de suite au four, afin que les sucs astringents n’en soient pas exprimés. C’est ce qui rend ces espèces de thé si excitantes.
C’est avec la feuille de jasmin qu’on obtient le parfum du thé; aussi les Chinois, qui étaient dans ces pays avant les Anglais, ont planté partout du jasmin, et les routes de cette partie des Indes sont remplies de cette odeur pénétrante.
Je remerciai beaucoup le propriétaire de cette belle plantation, pour m’avoir donné toutes ces explications et fait exécuter sous mes yeux les travaux de préparation. [110] M. Hogdson est un cadet de bonne famille qui est venu aux Indes afin de se créer une position, son frère aîné ayant tout, lui ne possédant que le souvenir d’un château superbe que son frère habite en Angleterre. Je ne sais s’il a réussi dans ses désirs; mais ce que j’ai pu constater, c’est que, depuis cinq ou six ans qu’il est établi dans les environs de Dharmsala, il parle l’hindoustani très couramment.
Il est certain que si les parents anglais n’étaient pas obligés d’envoyer leurs enfants en Angleterre, pour raison de santé, quand ils atteignent l’âge de cinq ou six ans, ceux-ci ne sauraient presque plus parler leur langue, et l’hindoustani fleurirait seul dans ces contrées. Fait étrange à constater, l’Anglais, dans l’Inde, apporte avec lui ses mœurs, ses usages, ses coutumes, reste toujours le même et parle pourtant la langue de ses subordonnés, qu’il méprise du haut de sa grandeur.
Nous restons à Dharmsala plus longtemps que nous ne l’avions pensé d’abord; la saison des pluies venait de commencer, et M. Jenkins ne voulait pas nous laisser partir pour le Tchamba, la route étant impraticable en cette saison. Le colonel ne voulait pas prendre sous sa responsabilité de nous exposer aux dangers qui peuvent se présenter sur ces chemins difficiles, sujets à des éboulements fréquents, ou de nous obliger à franchir des torrents qui sont d’une telle impétuosité qu’il est impossible de les traverser. Il arrive même parfois que vous êtes passé et que vos serviteurs, un peu en retard, ne peuvent plus franchir cette rivière furieuse. Si la pluie ne dure que quelques heures, l’ennui n’est pas grand; mais si, au contraire, elle tombe pendant trois jours entiers, ce qui arrive le plus souvent, vous êtes exposés à un cruel supplice. Éloignés des villages, rendus inaccessibles par les pluies, vous devez pendant ce temps supporter l’humidité et la faim.
[113] M. de Ujfalvy télégraphia à M. Lyell de lui envoyer la permission de nous rendre au Cachemire par la route de Djammou, qui est essentiellement réservée au service du maharadjah du Cachemire. Il nous était trop pénible de songer à descendre dans les plaines pour reprendre la route postale et habituelle qui conduit à Srinagar.
Comme la réponse se faisait attendre, M. de Ujfalvy eut l’idée de télégraphier aussi à M. Marshall, le superintendent du Tchamba, qui était averti de notre passage par le gouvernement de Simla. «La route des montagnes est-elle libre?—Oui, il est encore temps, venez, j’y veillerai.» Sur ce télégramme, le colonel Jenkins n’eut plus d’objections à nous faire et nous permit de partir le lendemain pour Kangra, qui était sur notre chemin.
La veille de notre départ le colonel assista à un bal, et, malgré ce divertissement qui se prolongea fort avant dans la nuit, il était sur pied pour nous donner l’accolade du départ. Que de regrets nous emportions en le quittant!
A peine étions-nous à moitié chemin de la pénible descente qu’un orage violent éclatait; une pluie torrentielle nous accompagna jusqu’à Kangra. La vallée qui mène à cette ville est belle et riche, et, quoique cachés sous nos manteaux de caoutchouc, nous l’admirions pourtant.
L’homme que le colonel nous avait donné pour nous accompagner, trouvant sans doute la ville à son goût et voulant nous en montrer toutes les beautés, nous la fit traverser. Pour atténuer les pentes de ces rues montueuses, on les a pavées et on a construit un escalier à larges marches. Nos chevaux montèrent avec une adresse et un ensemble admirables. Leurs sabots frappaient le pavé. Tous les gens étaient à leurs portes pour nous voir passer. Au bout de cet escalier se trouve la porte de la ville, et, après celle-ci, on rencontre une petite église anglaise. Nos [114] chevaux montèrent au galop à la maison de justice, où nous devions retrouver M. Clarke, qui, la veille, nous avait devancés dans son douli.
Mais il n’y avait personne. Notre compagnon s’était fait descendre au rest house , vers lequel nos vaillantes montures se dirigèrent lentement, comme il convient à des chevaux appartenant à des personnes de qualité qui visitent l’Orient. Cette course matinale nous avait mis en appétit, et nous trouvâmes le déjeuner excellent. Pendant l’après-midi, le soleil reparut, et, comme nos habits étaient secs, nous nous dirigeons vers le bazar, où nous ne trouvons rien de curieux, presque toutes les boutiques étant fermées et ne devant s’ouvrir qu’avec la foire.
A force de chercher, nous parvenons cependant à dénicher quelques vieux bronzes, puis des étoffes de coton et de soie. Mais il est très difficile de rencontrer de la toile de coton fabriquée aux Indes, tant on en a importé des manufactures anglaises. Le coton hindou était si beau qu’une pièce de trente aunes roulée pouvait tenir dans les deux mains. La machine à carder qu’ils emploient pour tisser ce merveilleux tissu est très simple, et souvent nous en avons vu sur notre route. Le métier consiste en deux pièces de bois placées sur quatre pieds droits qu’on plante en terre, sous des arbres, pour se préserver du soleil; ces métiers en plein air servent à la fabrication des toiles grossières. Pour le tissage des toiles fines, on s’enferme dans une chambre, car la moindre agitation de l’air suffit pour casser le fil, qui est d’une ténuité extraordinaire. Quand on retire la pièce du métier, on la lave deux fois et on la trempe dans l’huile de noix de coco. Cette préparation lui donne plus de solidité, et, si l’on veut lui donner de la souplesse et en même temps du corps, on la trempe dans l’eau de riz.
Hélas! à Kangra, point de ce fin coton, mais une pièce assez bigarrée et qui n’était pas d’origine anglaise. Les [115] Hindous n’impriment pas le coton comme nous, ils le peignent avec une espèce de brosse faite de fibres de noix de coco, qui sont très élastiques.
Les soieries que nous achetâmes étaient assez originales, sans être très belles, et pourtant c’est aux Hindous qu’il faut attribuer la découverte de la fabrication de la soie. Depuis les temps les plus reculés, une de leurs tribus habitant le canton de Serhind, près de Delhi, élevait des vers à soie. Les artisans la travaillent, comme le coton, avec des métiers très simples; ils font des tentures et des tapis dont on ne peut arriver à égaler ni les couleurs ni les dessins.
Les Romains tiraient leurs soieries des Indes, et elles étaient arrivées à atteindre un prix si élevé que l’empereur Aurélien refusa d’en acheter à l’impératrice. Au VI e siècle seulement elle fut apportée à la cour de Justinien, et c’est Louis XI qui le premier fit élever des vers à soie en France.
Quels progrès depuis cette époque!
A défaut de belles soieries, nous rencontrâmes à Kangra un devant de boutique en bois sculpté, avec des figurines émaillées, qui attira l’attention de notre compagnon. Sa bourse, bien fournie par le musée de Kensington, pouvait lui permettre cette dépense, et il demanda au propriétaire s’il consentait à s’en défaire.
Celui-ci lui répondit qu’il avait besoin de la devanture de sa boutique et qu’il ne pouvait la lui vendre, mais qu’il en ferait une toute semblable. M. Clarke objecta que la copie ne vaudrait jamais l’original. Alors le propriétaire lui répondit: «Qu’à cela ne tienne! si, lorsque la neuve sera faite, vous voulez m’en donner le prix, je garderai celle-ci et vous prendrez la vieille.» Ce naïf indigène pensait dans son for intérieur que cet homme était bien simple de préférer le vieux au neuf. «Et, dit-il, de cette façon chacun sera content.»
Kangra possède un temple bien plus grand que celui de [116] Baïdjnath, mais qui est loin de le valoir pour la beauté des détails. Son dôme, recouvert d’or pur, en est sa plus grande curiosité.
Les portes, très belles, sont en bois sculpté, et près d’elles se trouvent deux lions en or et en argent massifs, racontent toujours les indigènes.
La cour du temple est ornée de beaux arbres; on y nourrit une quantité de singes, et cet animal, sacré pour les Hindous, ne demande pas mal d’argent pour son entretien.
Il y a des radjahs qui en mourant lèguent des sommes immenses à tel ou tel temple pour nourrir ce quadrumane dont le roi (Hanoumân), dit la légende, vint autrefois au secours de Rama.
Le pont de Kangra, comme ouvrage moderne, est aussi très remarquable.
Kangra est formé de deux villes, dont l’ancienne est presque en ruine depuis la dernière grande famine. A partir de cette époque, les deux villes sont devenues très pauvres, et les habitants ont été réduits à vendre leurs plus beaux objets pour pouvoir subvenir à leur misérable existence.
Le soir, M. Clarke partit en douli, pour nous attendre à Nourpour; quant à nous, nous partons le 30 de grand matin, car il a été convenu que nous devons, pendant le trajet, nous rencontrer à Chiapour, pour y déjeuner à midi; nous sommes exacts.
Chiapour est situé dans la belle et large vallée de Kangra, enclavée dans des collines au-dessus desquelles les montagnes du Tchamba se dessinent parfaitement. A six heures du soir, nous repartons pour Kôt; la route est belle; à sept heures, le soleil disparaît derrière les sommets neigeux de Tchamba; nous quittons la vallée de Kangra et nous entrons dans celle de Nourpour. Nous passons un pont [119] en pierres taillées qui a coûté fort cher. Puis nous voyons un temple dont le frontispice est sculpté à jour et où l’on m’offre du sucre jaune.
La route est une vraie route impériale; elle passe par de beaux villages, s’enfonce entre des collines, s’abrite sous les bois, puis longe une large vallée dans laquelle la rivière laisse voir son lit pierreux. Les chèvres bondissent sur ces cailloux et vont se désaltérer dans son eau transparente. Les femelles des buffles ont les mamelles pleines de lait et regrettent, j’en suis sûre, qu’il n’y ait pas assez d’eau dans la rivière pour s’y baigner entièrement. Un dattier pousse au pied d’un pin; des bananes pendent languissamment, et les mangues demandent à être cueillies; les noix sont belles et bonnes, et le banian, ce bel arbre qui se reproduit de lui-même, forme des arcades ravissantes.
Nourpour, la dernière ville du Pendjab, du côté du Tchamba, est bâtie sur la pente d’une montagne; ses maisons en terre, à toit plat, sont égayées par la verdure.
Près de la ville se dressent les ruines du palais du dernier radjah, dont quatre tours restent encore debout; on y voit une salle superbe avec des plafonds peints dans le style oriental. La ville elle-même est ancienne et me parut plus considérable que Kangra.
En arrivant au rest house , j’étais assez fatiguée pour que ces messieurs ne voulussent pas m’emmener visiter le bazar. Ils partirent seuls et revinrent très désappointés; malgré leurs minutieuses recherches, ils n’avaient rien trouvé. Or ne rien trouver pour un collectionneur est le comble du désagrément.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, on ne tarda pas à venir nous apporter une mauvaise nouvelle. Mais le récit en serait trop long, et nous renverrons le lecteur à un prochain chapitre.
Mauvais rêves, bonnes nouvelles.—De nouveau les corniches.—La panthère aimable.—Le Tchamba.—La ville.—Le radjah Sham Singh.—Son caractère, son histoire, sa famille, son entourage.—Un cadeau superbe accompagné d’un autographe.—Le durbar.—Les Gaddis et leurs danses.—Sham Singh et son père.—Manghieri.—M. Clarke n’aime pas le voyage à cheval.—Les frontières du Tchamba.—Les envoyés du maharadjah du Cachemire.—Le Padri-Pass et ses difficultés.
La nuit que nous passâmes au rest house fut des plus mauvaises. Au milieu de nos rêves, nous nous voyions dans des chemins défoncés, suspendus à des corniches à demi écroulées, obligés même à un arrêt forcé.
Hélas! ce n’était que trop vrai, et le lendemain il fallut bien nous rendre à la réalité, qui vint bientôt confirmer les nouvelles qu’on nous avait apportées du mauvais état de la route.
Malgré tout cependant, un joyeux pressentiment nous envahissait. Le soleil était si beau. Oh! caressant sourire du soleil, combien de fois as-tu relevé des courages abattus! combien de fois ton radieux sourire a-t-il pour un instant fait passer pour un rêve une effroyable réalité! Le tchouprassi [121] entra. Sa figure était épanouie. Avec une telle figure, comment pouvait-il nous annoncer quelque chose de fâcheux? En effet, M. Marshall veillait à notre sûreté, ainsi qu’il nous l’avait promis (on peut se fier à la promesse anglaise plus qu’à celle des Russes, qui promettent toujours et ne tiennent jamais).
Il avait déjà envoyé des hommes pour rétablir la route.
Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, nous quittons Nourpour, et, bientôt après, nous nous engageons dans les montagnes qui nous séparent du Tchamba.
Nos montures sont toutes fringantes. Ce n’est pas étonnant après un pareil repos, mais il faut modérer leur ardeur sur cet étroit sentier, où leurs prudents pieds ont peine à trouver place. Je suis sûre que M. Clarke regrette son douli.
Les villages situés dans ces montagnes sont assez pauvres, et cependant la terre est cultivée partout où la culture peut avoir lieu.
Malgré les réparations que la route a subies, les corniches se trouvent cependant trop resserrées pour nous permettre de rester à cheval. Le paysage qui se déroule devant nous est merveilleux; les montagnes que nous contournons, les vallées profondes et étroites, les ravins rocailleux se succèdent à nos yeux, avec d’autant plus de beautés que nous ne pouvons l’admirer à notre aise, tant le chemin est dangereux. A un certain point de la route, la corniche qui contourne la montagne est suspendue au-dessus du ravin, et il faut la suivre avec précaution pour la franchir sans danger. La moitié du sentier s’écroule sous les pas du cheval de M. Clarke; les pierres tombent avec bruit au fond du précipice, et à peine ai-je le temps de m’apercevoir du danger que mon cheval, tenu en bride par mon saïs Nakchid, a déjà mis le pied sur le peu qui reste; quant à [122] Nakchid, il a sauté de l’autre côté du trou; je ferme les yeux! mon cheval a passé, et cette seconde d’angoisse aussi. Mon cheval n’a rien fait écrouler, heureusement, et les domestiques peuvent nous suivre.
En tournant le circuit, une panthère se faufile dans les broussailles épaisses de la montagne; nous n’avons que le temps d’apercevoir sa belle robe mouchetée, le scintillement de ses yeux et les mouvements de sa longue queue qui ondule.
Le premier croissant de lune apparaît. Nous sommes hors de la vallée de Nourpour et nous entrons sur le territoire de Tchamba, mais Tchouari ne paraît pas encore à l’horizon; les torches sont allumées; les villages endormis nous montrent leurs silhouettes; le torrent mugit à nos pieds; le chemin étroit se déroule toujours de nouveau à nos yeux; nos montures sont fatiguées et nous aussi. Quand arriverons-nous?
A une heure du matin, seulement, nous sommes au bungalow. Mais nos domestiques sont restés en arrière, et nous n’avons point d’autres lits que ceux du bungalow, qui sont tellement habités qu’il me faut dormir sur une chaise. Oh! être exténuée de fatigue et ne pas pouvoir s’étendre sur une couche qui vous offre ses services trompeurs!
Au matin, pour comble de bonheur, ce village, situé au milieu de rizières, est empesté par une odeur nauséabonde; c’est l’eau qui manque dans celles-ci et qui ne reviendra que dans quelques heures. Chose vraiment extraordinaire, quelle que soit la quantité d’eau dont on inonde les rizières, la tige verte des plantes émerge toujours. S’il survient des pluies ou des crues inattendues, le riz peut pousser, dans un seul jour, de quelques centimètres, disent les habitants, en sorte qu’il n’est jamais submergé.
Le 5 juillet, nous approchons de Tchamba. Il nous faut, [123] pour y arriver, franchir un col de 1650 mètres, et, sans une descente fantastique après laquelle nous sommes obligés de laisser reposer nos bêtes, le chemin nous paraît relativement très bon. Nous passons un beau pont jeté sur la rapide rivière la Râvi, l’un des principaux affluents de l’Indus. Puis nous traversons une belle place pour arriver au bungalow: c’est le Champ de Mars ou le champ de course de Longchamp de Tchamba.
Le précepteur du radjah, jeune et très aimable Anglais, vient nous saluer; il est en même temps le général des troupes du prince; les deux cents soldats et les quatre [124] hommes de cavalerie de son souverain peuvent manœuvrer à l’aise sur cette belle place.
Le 6 seulement M. Marshall devait arriver de Dalhousie, sanatorium anglais, situé sur une montagne élevée où l’hiver lui procure six pieds de neige. Tchamba au contraire, placée au fond d’une ravissante vallée et tout entourée de hautes montagnes, est préservée du froid et comme emmitouflée dans des régions neigeuses.
Le tombeau d’un saint musulman se cache parmi les arbres sur le flanc d’une haute montagne; les maisons sont comme blotties sous la verdure.
Aussitôt M. Marshall arrivé, nous quittons le bungalow pour nous installer chez lui. Après le déjeuner, le radjah Sham Singh vient nous voir. Il entre au salon comme Louis XIV au Parlement, sa cravache à la main. Il est vêtu d’une blouse de satin bleu clair, d’un pantalon de coton blanc. Une cravate parisienne en soie demi-teinte et brodée aux deux bouts orne son cou, ainsi qu’un magnifique collier de perles fines. Il a seize ans, mais il est petit pour son âge; son précepteur dit qu’il ne s’intéresse pas à grand’chose, ce qui se voit sans peine à l’air d’ennui répandu sur toute sa figure. Son jeune frère, âgé de onze ans, qui arrive peu de temps après, a l’air beaucoup plus intelligent, mais aussi plus cruel. J’offre au souverain un joli revolver qui ne m’avait jamais quittée, il en paraît fort satisfait; et quelques heures après nous allons visiter son palais.
Pour nous y rendre, nous traversons la place bordée de grands arbres dont j’ai déjà parlé, nous montons un escalier qui forme rue et est garni des deux côtés de boutiques ouvertes et animées. Le palais est en réparation, c’est dire qu’il en a grand besoin. Il se compose d’une grande cour avec des galeries peintes à fresque, puis de vastes chambres meublées avec des canapés en bois découpé, travail dans lequel les Hindous excellent; mais ces meubles ont [125] déjà emprunté la forme européenne et sont recouverts de damas de soie jaune. Le prince nous fit voir ses belles armes, les unes enrichies de pierreries, les autres finement émaillées et provenant de Djaipour. Nous voyons travailler un peintre hindou qui répare une salle dont une partie des [126] murs est recouverte d’anciennes fresques qui, malgré leur peu de proportion, sont d’un coloris et d’une finesse de travail remarquables, tandis que l’artiste moderne ne fait qu’un pastiche ridicule et grossier.
Les Hindous n’ont jamais excellé, il est vrai, dans la peinture; mais l’éclat de leurs couleurs est d’une beauté inimitable. Cet art précieux, aucun peuple n’a pu le leur ravir, et la beauté du coloris égale sa solidité. Leur couleur favorite est le bleu et le rouge, qu’ils savent mélanger avec un art qu’on ne saurait imiter.
Cependant le jeune radjah a donné à M. de Ujfalvy des miniatures représentant une suite de scènes de famille de ses aïeux, qui sont d’un coloris, d’une finesse, d’un mouvement remarquables.
Ces peintures sont extrêmement rares, pour ne pas dire introuvables dans l’Inde; est-ce parce que la peinture, comme la sculpture, soumise à des règles invariables, ne laisse aux artistes aucune inspiration, que cet art ne s’est pas développé plus parfaitement? Les brahmines sont les seuls juges de ces deux classes d’artistes; les indications qu’ils donnent doivent être suivies à la lettre; la plus légère infraction est punie par la perte de la caste. Étonnons-nous donc après cela du peu de résultat! L’artiste a besoin de la liberté par excellence, mais je crois que celui qui travaillait n’était pas enrayé par les brahmines, et son pinceau comme son imagination n’en étaient pas plus habiles.
Après avoir examiné toutes ces choses, et écouté les sons d’une boîte à musique moderne, que par une galanterie inexplicable le prince avait mise en mouvement à notre entrée sur l’air de Salut à la France! de la Fille du régiment , on nous fit traverser une autre cour pour nous conduire dans une plus petite, contenant des carrés de pierre plantés de thym. Par un escalier étroit et aux marches très élevées, on nous fit parvenir à l’appartement des femmes: vide naturellement. [127] Ce sont des chambres assez sombres, donnant toutes sur une galerie; les fenêtres, en bois sculpté, s’ouvrent sur le dehors: celle de la favorite ne possède que de petites lucarnes percées dans un panneau de bois travaillé à jour et fixe. On se croirait volontiers dans un cloître, et n’en est-ce pas un que cette réclusion perpétuelle des femmes, surtout dans les hautes classes, où elles ne sortent jamais? Elles n’ont d’autres occupations que leur toilette; elles se parfument les cheveux d’essences, d’huiles, les tressant ou les laissant tomber en boucles, se noircissent les yeux et se teignent en rouge les ongles des mains et des pieds, et portent quantité de bijoux.
La grande salle à manger possède des fenêtres des deux côtés; elle est ornée de pilastres au pied desquels, m’a-t-on dit, on réchauffe les restes de la table de leur mari, dont elles vivent habituellement. J’aime à croire que les femmes du radjah sont dispensées de cette coutume, et que pour les distraire un peu de leur réclusion on leur fait quelques plats de leur goût. En tout cas, elles ne mangent jamais avec lui; seules avec leurs jeunes enfants, c’est à croire qu’elles devraient mourir d’ennui. Leur soumission au mari est absolue, et du reste toute leur vie n’est qu’un long esclavage. Soumises dès leur enfance à leurs parents, femmes à leur mari, elles le sont encore dans leur vieillesse à leurs fils. Aussi, pour leur enlever toute velléité de révolte, a-t-on bien soin de ne leur donner aucune instruction: cette règle est générale; les danseuses en sont seules exceptées.
Tous les jours, m’a-t-on raconté, le plancher est nettoyé soigneusement avec de la bouse de vache, car la religion oblige chaque Hindou à manger à terre.
En sortant de cet appartement féminin, je poussai un soupir de satisfaction et m’estimai heureuse au delà de toute expression d’être Européenne.
Le radjah n’était pas encore marié; on disait qu’à dix-huit [128] ans, époque de sa majorité, il devait épouser une des filles du maharadjah du Cachemire, laquelle en ce moment était âgée de six ans.
Le lendemain, après le déjeuner, le radjah est venu chez M. Marshall pour jouer au whist, délassement qu’il honore de sa préférence. M. de Ujfalvy s’assit à la table vis-à-vis du radjah; quant aux deux autres partenaires, deux jeunes nobles du pays, ils jouèrent debout, car ils n’avaient pas le droit de s’asseoir en présence de leur souverain. Mon mari gagna, mais le radjah, qui perdit, ne paya pas.
Il fit porter dans la journée à M. de Ujfalvy un magnifique ganga sagher en bronze martelé en deux couleurs et une lettre que je m’empresse d’intercaler ici pour vous donner, chère lectrice, une idée de son écriture et de son style.
Le soir, nous visitions les six temples de la ville, trois grands et trois petits. Ils sont très vieux, et les sculptures qui les ornent sont d’une grande beauté. Cinq sont dédiés à Siva, à qui Dieu donna le pouvoir destructeur, car les brahmines, tout en ne croyant qu’à un seul Dieu, ont personnifié les trois grandes attributions de la divinité: celle de créer est attribuée à Brahma, celle de conserver à Vichnou, et celle de détruire à Siva. L’ignorance excessive dans laquelle les brahmines ont soin d’entretenir le peuple est peut-être une des causes de la force et de la durée de leur religion, car les peuples généralement croient à tout ce qu’ils ne peuvent comprendre, et on leur a aisément confectionné des dieux qu’ils ont fini par adorer. Les portes de l’autel du sixième temple, dédié à Vichnou, sont plaquées d’argent. Quand nous le visitâmes, le grand prêtre était en prière.
On m’a raconté que ces prêtres ont quelquefois de singuliers désirs, et, sans doute pour entretenir le peuple dans l’ignorance et dans le respect qui leur sont dus, ils les imputent à leur dieu. Ils désirèrent une fois avoir un cheval noir et prétendirent que c’était leur dieu qui [129] l’avait voulu; ils avaient choisi la couleur noire parce qu’elle était celle d’un superbe cheval qu’on savait être unique dans le pays.
Le résident anglais ne fit ni une ni deux, acheta un vieux cheval blanc, le fit teindre en noir et le leur envoya. Aujourd’hui le dieu, paraît-il, manifeste le même désir; on va recommencer le tour, et pour sept roupies on en sera quitte.
En revenant, nous trouvons la grande place encombrée [130] de cavaliers qui jouent au polo, jeu originaire du Baltistan et dont je me réserve de parler dans la description de ce pays.
Nous voulions partir, mais M. Marshall nous retint, car le 8 devait être la fête du radjah, et il faut que nous assistions au durbar. Ce jour-là, à onze heures du matin, des coups de canon retentissent. Sa Hautesse se rend au temple. La cérémonie consiste à laver l’idole, à l’arroser de lait et d’huile aromatique. Les bayadères dansent, et les brahmines recueillent les offrandes. Souvent des officiants chassent avec de grands éventails les mouches qui pourraient incommoder l’idole. Sa Hautesse doit dire: «Oum!» c’est-à-dire une grande salutation au dieu.
Dans les circonstances solennelles, on doit sacrifier une chèvre; mais, pour accomplir le sacrifice, il faut que cette dernière tremble. La bête à qui l’on ne fait rien ne tremble pas toujours: pour remédier à cet inconvénient, on jette de l’eau froide dans l’oreille de la bête, qui tremble et qui, par cette marque d’assentiment, semble consentir au sacrifice, qui est immédiatement accompli. Or il arriva qu’un jour de grande fête où le radjah, les brahmines étaient prêts et où tout était disposé pour la cérémonie, la bête ne trembla pas malgré l’eau qu’on lui jeta et même, impatientée, parvint à s’échapper, au grand désespoir des prêtres et des habitants de Tchamba, qui ne pouvaient manger avant la fin du sacrifice. Enfin, après des courses sans nombre à travers les montagnes, on ramena la bête, mais elle ne tremblait toujours pas. O déception! et les estomacs creux qui parlaient. La faim fait sortir le loup du bois, dit le proverbe; la faim donna de l’imagination aux brahmines, qui tout simplement baignèrent la chèvre dans la Râvi; la pauvre bête, au milieu de cette eau tourbillonnante, trembla de tout son corps, au grand contentement des prêtres, qui l’immolèrent. Chacun put alors retourner tranquillement [131] chez lui et satisfaire les besoins impérieux de son estomac.
Ce soir, les 6000 habitants de Tchamba seront en fête et la capitale sera tout illuminée. Malgré l’orage de la veille et la pluie battante du matin, le soleil a reparu et il fait une chaleur étouffante. Jamais, dit-on, il n’a fait si chaud que cette année. C’est peut-être la comète qui nous vaut ce temps extraordinaire; tous les soirs nous pouvons l’admirer étalant sa belle queue au milieu de ce ciel resplendissant d’étoiles. Les indigènes sont persuadés que c’est signe d’un grand cataclysme.
A six heures, lorsque la chaleur du jour est tombée, le durbar commence. On appelle durbar les audiences publiques qu’un prince hindou donne à ses sujets. Presque au bout de la belle place de Tchamba on a dressé une tente, sous laquelle M. de Ujfalvy et les fonctionnaires anglais prennent place. Pour moi, qui n’ai pas la permission de me mêler à cette réunion, on a disposé un fauteuil sous l’ombrage d’un arbre sacré. Il est entouré d’une maçonnerie formant terrasse et planté à quelque distance derrière la tente. Je suis donc au mieux pour voir la cérémonie.
A six heures précises, un coup de canon se fait entendre. Aussitôt le radjah, accompagné du superintendent anglais, monté sur un éléphant et assis dans un palanquin, sort de son palais; l’animal, fier sans doute du personnage qu’il porte, s’avance sur la place d’un pas lent et majestueux; il est tout caparaçonné de drap rouge brodé d’or; à son côté et soutenue par une corde pendait une échelle, et sur son front était placé un bouclier tout incrusté d’or. L’éléphant était des plus rares; son nez, sa trompe et ses oreilles étaient d’un blanc rosé tacheté de noir. De l’autre côté de l’éléphant se tenait debout un homme armé d’un éventail en plume de paon, qui chassait les mouches importunes. Le frère du radjah était assis à ses côtés, ainsi que M. Marshall.
[132] Un éléphant moins grand, moins rose suivait le premier et portait les ministres et les autres grands dignitaires. En tête du cortège s’avançait un homme à cheval, flanqué de deux indigènes qui s’escrimaient sur des tambours. D’autres serviteurs faisaient partir de temps à autre des fusées. Les soldats marchaient fièrement au son d’une musique indescriptible, et de nobles cavaliers faisaient caracoler leurs montures sur les flancs du cortège. Celui-ci, parvenu devant la tente, s’arrêta; l’éléphant plia ses jambes de derrière, mouvement qui dut imprimer une forte secousse au radjah; puis celles de devant suivirent, autre mouvement, ce qui remit Sa Hautesse en équilibre. On dressa l’échelle, et le radjah, son frère et M. Marshall descendirent ensuite. Devant la tente étaient massés les soldats du radjah, sous les ordres du précepteur du jeune prince, qui s’approcha du cortège, tira son sabre et dit: «Présentez armes!» Le superintendent anglais prit la main du jeune prince et le conduisit sous la tente. Après avoir salué tous ces messieurs, il s’assit sur un fauteuil au milieu d’eux. M. Marshall invita mon mari à prendre place à droite du radjah et s’assit lui-même à sa gauche; tous les fonctionnaires anglais avaient des chaises; quant aux hauts fonctionnaires indigènes, ils ne peuvent s’asseoir devant leur souverain que par terre, ce qu’ils firent avec une lenteur et une habitude tout orientales.
Le premier ministre fit alors une espèce de discours au radjah. On amena ensuite huit prisonniers, dont une femme voilée, auxquels le radjah remit leur peine. En entendant leur arrêt de grâce, ils s’inclinèrent tous jusqu’à terre; la femme se contenta de saluer profondément.
Puis les danseurs, de la tribu des montagnards gaddis, commencèrent à faire leur métier au son de la flûte et des tambourins. Ils étaient au nombre de quatorze et tournèrent sans discontinuer devant le radjah. Leur costume [133] était assez original et le bonnet était tout à fait typique. Ils étaient vêtus d’une blouse de gros drap gris, serrée autour de la taille par une ceinture de corde enroulée plusieurs fois autour de leur corps. Le bonnet, pointu, à deux ailes, en même étoffe que la blouse, était orné d’une plume. Les jambes sont nues et les pieds chaussés de souliers en cuir jaune. Après avoir tourné quelque temps, ils frappèrent dans leurs mains; alors éclata un bruit étrange, aussi discordant que possible: c’étaient d’immenses trompettes qui mêlaient leurs voix aux autres sons déjà si criards. Les unes étaient très longues, faisant concurrence à celles de la Renommée; les autres étaient recourbées à l’une de leurs extrémités en forme de crosse d’évêque, et de temps à autre elles jetaient leurs notes glapissantes au milieu du concert. Ces danses durèrent à peu près une heure. Pendant ce temps, les indigènes vinrent tour à tour saluer leur souverain et déposer à ses pieds leur offrande, qui consistait en argent; le radjah touchait le don; et ils le mettaient dans un linge jeté sur la terre; le ministre en prenait note au fur et à mesure. Cette fois-ci, les sujets de Sham Singh ne furent pas très généreux, car après la séance on compta 78 roupies. Mais il paraît que le radjah sait s’arranger autrement, car ce jour-là aucun des fonctionnaires de l’État, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, et même aucun domestique ne reçoit de salaire pour sa journée. C’est une économie qui rentre dans la poche du souverain.
Au mois d’octobre, jour de l’anniversaire de son avènement au trône, les offrandes vont jusqu’à 1200 roupies.
Les danses continuaient, au grand contentement de la foule qui garnissait les abords de la place, vêtue de ses sordides et sales vêtements, dont les couleurs reluisaient au soleil.
Ces danseurs sont des nomades; ils habitent les montagnes [134] pendant l’été et descendent dans les plaines en hiver. Ce métier de danseur est encore plus désagréable à l’œil aux Indes que chez nous, et pourtant le chef des Gaddis, vieillard à barbe blanche, s’escrimait de son mieux et était sans doute renommé parmi ses compatriotes. Mais si je trouve disgracieux nos danseurs environnés de tout ce qu’un costume luxueux peut donner de grâce et d’attrait (à tel point que je doute que le fameux Vestris m’eût jamais enthousiasmée), combien devais-je trouver ennuyeux ces hommes aux vêtements lourds et baroques! Le radjah n’était pas de mon avis, car les danses durèrent encore longtemps; enfin, comme il faut bien que tout prenne fin en ce monde, le prince s’étant levé, tous les assistants en firent autant. Les éléphants amenés, chacun reprit sa place respective, à l’exception de M. Marshall, qui, après avoir pris congé du jeune prince, demeura auprès de nous. Le souverain traversa trois fois la place d’un bout à l’autre au son du canon, puis disparut sous la grande porte de son palais.
Ce château aux fenêtres en pigeonnier remplace l’ancien palais, qui est converti aujourd’hui en hôpital; situé sur un endroit assez élevé, il regarde le nouvel édifice du haut de sa hauteur. Lui aussi autrefois était le point de mire; le père du prince actuel l’avait habité. Mais il paraît que ce dernier, qui avait épousé la fille d’un puissant radjah, la rendit si malheureuse qu’elle s’en plaignit au gouvernement anglais, qui fit des remontrances au souverain. Celui-ci n’en tint aucun compte et continua sa vie déréglée. Comme jadis Charles IX, toutes les nuits il sortait de son palais, suivi de ses compagnons de débauche, se rendant chez ses sujets qu’il savait avoir de jolies femmes, et faisant expulser les maris et les parents; ils restaient maîtres de la place, qu’ils ne quittaient qu’à son bon plaisir. Cette conduite scandaleuse fit crier ses sujets, qui se savaient soutenus [135] par les Anglais. Ceux-ci, n’y pouvant mettre un terme, prirent le parti de le déposséder et de le remplacer par son fils.
Aujourd’hui il vit à Manghieri, à quelques lieues de Tchamba; il a eu soin de prendre avec lui toutes les prostituées de la ville, et là, dans une misérable maison, il supporte gaiement les ennuis de l’exil. Sa femme est morte de chagrin.
On raconte qu’un jour, Sham Singh passant par Manghieri, son père, qui avait une demande à lui adresser, lui fit dire qu’il l’attendait chez lui. «Je suis le radjah, répondit le jeune prince; s’il a quelque chose à me demander, c’est à lui à se déranger.» Sham Singh n’avait pas un grand respect pour l’auteur de ses jours, mais aux souverains orientaux il est permis bien des choses. Pourtant les Hindous ont une grande vénération pour leur père, dit-on; jamais le fils, fût-il même l’aîné, ne s’assiérait devant lui, et aucune parole irrespectueuse n’ose sortir de sa bouche, mais ce respect n’est qu’apparent, et jamais l’amitié n’y vient mêler sa douceur; dans un pays où la famille est tellement annihilée, il ne peut en être autrement. Ce respect tient aux habitudes et aux lois de la religion. Ainsi M. de Ujfalvy parlant une fois au jeune Khodja Singh, fils du premier ministre et garçon très intelligent, lui dit: «Vous devriez venir avec moi à Paris.—Je le voudrais bien, répondit-il; mais qui brûlera mon père?» Ainsi leur religion leur défend expressément de quitter leur pays, et il ne faut pas s’en étonner: comment pourraient-ils dans d’autres pays remplir les devoirs que leur religion leur impose? Les marchands doivent se procurer auprès des brahmines des dispenses, non seulement pour obtenir la permission de s’éloigner, mais pour leurs ablutions et autres pratiques.
Les habitants de Tchamba, sur lesquels M. de Ujfalvy put faire des mensurations, se rapprochent beaucoup des [136] Koulou-Lahouli; cependant le Gaddi est plus beau et d’une taille plus élevée, ses arcades zygomatiques sont moins saillantes, et son nez est plus proéminent et plus arqué. Nous avons remarqué parmi eux quelques hommes blonds avec des yeux bleus. Ils prétendent descendre de la race des brahmines et de celle des Radjpoutes, race guerrière par excellence qui habite la province du Radjpoutana, pays au nord du Goudjerat, et qui s’était réfugiée dans les montagnes à l’époque de l’invasion musulmane. Ils disent appartenir à la seconde caste; leur esprit est belliqueux, mais grossier. Au commencement de ce siècle, ils envahirent le pays de Badhrawar et l’occupèrent pendant dix ans. A la même époque ils s’étaient emparés de Kangra et de Nourpour. Les crimes sont assez fréquents dans le Tchamba, et, malgré la réclusion des femmes, il se trouve au nord de cette principauté une vallée où la conduite de celles-ci laisse beaucoup à désirer et ne milite pas en faveur de la réclusion et de l’ignorance dans laquelle on les tient. Ils sont généralement tous agriculteurs et éleveurs de bestiaux. Ils cultivent surtout le riz, le blé et le maïs. Leur caractère est tout différent de celui des Hindous, car ils sont gais, ouverts et paraissent bons enfants. Ils sifflent même, et chez eux l’esprit de caste est beaucoup amoindri: il faut espérer que le contact avec les Anglais le fera disparaître tout à fait. Si cet esprit de caste pouvait s’éteindre dans les Indes, ce serait un bienfait pour ce pays, car c’est cet esprit qui empêche toute civilisation réelle.
Le lendemain il nous fallait prendre congé du superintendent M. Marshall, homme charmant et distingué par excellence et qui s’occupe beaucoup et avec talent d’ornithologie. Il nous avait promis de donner des ordres en conséquence pour notre voyage, car le terrain était dangereux, la saison des pluies commencée, et il devenait difficile de s’aventurer dans le haut Tchamba. M. de Ujfalvy [139] avait choisi cette route, car il tenait à voir les Paharis ou habitants des montagnes, qui sont parsemés au milieu de ces hautes contrées himalayennes, sur les confins du Cachemire.
A notre départ, Sham Singh nous fit porter un mouton, du riz et une grande quantité de légumes indiens, qui ne valent malheureusement pas les nôtres, et, quoique ce peuple soit légumiste, les espèces qu’il cultive ne sont pas exquises pour quiconque n’en a pas l’habitude.
Notre première visite fut pour Manghieri, habité par l’ancien radjah dépossédé. Il nous offrit deux chambres dans sa demeure, offre qui nous évita la peine de faire dresser nos tentes.
Cette habitation est loin de ressembler à celle de Tchamba. Qui dirait, en voyant cet homme aux vêtements humbles et presque misérables, qu’il est sorti de race royale? Certes ce n’est ni son air ni sa prestance. Décidément les dépossédés de l’Orient n’ont pas cet air que nos auteurs aiment à leur donner; rien en eux, lorsqu’ils sont tombés, ne dénote leur position d’autrefois; rien en eux ne porte la trace de la splendeur passée. Dans ces lieux inhabités, au milieu de ses concubines, sa médiocre intelligence ne lui fait désirer rien de plus. Il faut en Orient être d’une nature véritablement supérieure pour résister à l’éducation, j’oserai dire bestiale, qui est donnée à l’enfant, livré aux mains de créatures ignorantes et toujours rabaissées. A l’âge de sept ou huit ans, il passe, il est vrai, dans les mains viriles des hommes; mais ceux-ci, courbés eux-mêmes devant les volontés de cet enfant, n’osent pas et ne peuvent pas lui parler des sentiments grands et généreux qui n’existent pas chez eux et dont personne ne leur donne l’exemple. L’enfant, à la vue de tous ces courtisans courbés devant le pouvoir depuis le plus petit jusqu’au plus grand, prend dès son âge le plus tendre un profond mépris de l’humanité; [140] ses instincts généreux sont refoulés et les mauvais sentiments grandissent au détriment des autres.
Le matin du 10, comme nous étions au moment de partir, notre domestique ou plutôt notre traducteur, François, se trouvait fortement indisposé; après le thé que je lui fis prendre, il se sentit mieux; mais nous ne pouvions pas penser à le faire aller à pied. Comment donc faire? Aucune possibilité de louer une bête quelconque. M. de Ujfalvy fit demander au maître de céans s’il n’avait pas un cheval à nous prêter, notre domestique étant malade. «Je n’ai que le mien, dit-il, que je vous prête avec plaisir, mais sur lequel il ne faut pas que votre serviteur monte.» Ce n’était pas notre affaire, puisque c’était justement pour notre drogman que nous en avions besoin. On eut beau expliquer cette circonstance à l’ancien roi. «Que me fait la maladie de ce serviteur. Il souillerait mon cheval en montant dessus, et je ne le veux pas; pour vous ou madame, c’est autre chose: mais un serviteur sur mon cheval, jamais!» M. de Ujfalvy, voyant cette résistance, tourna vite la question: il monta le cheval du radjah dépossédé et donna le sien à François, qui, je crois, fut très satisfait de cette détermination, vu que son amour pour la race chevaline était peu développé. Il était, de ce côté, du même avis que M. Clarke. Jamais je n’avais remarqué pareille répulsion du cheval chez un Anglais. Il est vrai que sa première vocation en avait fait un architecte et que son goût pour les antiquités n’était, je crois, que la suite de sa position.
Que de fois, en parcourant ces beaux et splendides sites de l’Himalaya, au milieu de ces sentiers perdus, ne l’ai-je pas entendu regretter un chemin de fer par-ci, un chemin de fer par-là, pour qu’il pût partir la nuit, dormir et s’éveiller en arrivant à destination! Cette montagne de 1500 mètres que nous allions avoir à gravir d’une seule traite pour sortir de [141] Manghieri et nous trouver de l’autre côté était pour lui quelque chose de ridicule. Comme il aurait mieux préféré le sifflement d’une bonne locomotive au souffle haletant de nos pauvres bêtes, qui vaillamment pourtant, et après quelques heures de pénibles efforts, nous transportèrent enfin sur le sommet quelque peu pointu de cette élévation terrestre! Quel splendide pays que ce haut Tchamba! Torrents impétueux, cascades, forêts dont l’œil peut à peine mesurer la profondeur, montagnes rocheuses, tapis verdoyant, tout est réuni pour en faire le plus beau pays que nous ayons encore admiré, et pourtant le chemin se perd au milieu de montées, de descentes plus fantastiques les unes que les autres; la pluie torrentielle qui nous inonde rend d’autant plus difficiles les sentiers vertigineux que nous parcourons; chaque pas de nos bêtes nous expose à un danger; mais le spectacle est si beau, mais ces paysages qui changent à chaque instant laissent dans nos âmes un tel sentiment de grandeur, que, semblables aux Hindous, nous courbons nos têtes devant cette nature merveilleuse, que nous sentons notre maîtresse. Oui, elle est bien la reine ici, et aucune puissance humaine n’est assez forte pour la braver. Qui donc arrêtera ce torrent qui descend furieux, mugissant, bondissant, lançant son écume, et au-dessus duquel nous sommes presque suspendus? Nos chevaux, en dépit de ce qu’en pense M. Clarke, sentent instinctivement le danger, ils regardent attentivement et semblent sonder chaque pierre avant d’y poser leur pied délicat.
A Bandhal heureusement, un Anglais a eu l’idée de faire bâtir une masure composée de deux chambres, qui est encore debout, et nous nous y précipitons. Inutile de songer à continuer notre chemin, il faut que la pluie cesse; combien durera-t-elle? là est la question.
Ces chambres sont dans un complet dénûment; pourtant elles valent mieux qu’une tente. La tente, sous un beau [142] soleil, par un temps sec, se comprend, et les douceurs de cette habitation transportable peuvent être chantées; mais par une pluie comme celle des Indes, sur un terrain tellement mouillé que l’humidité pénètre même vos tapis, quand vous vous éveillez le matin à la hâte et que vous passez vos vêtements, humides des caresses de cette nuit pluvieuse, cette tente je la crains et la redoute. Ce misérable toit aux interstices disjoints me semble préférable encore. En cette saison, c’est comme un jouet entre les mains d’un enfant. Pourtant il faudra bien nous en servir; les Hindous ne sont pas hospitaliers de leur nature, et la profanation de leur maison par un étranger n’est jamais de leur goût. Notre supplice dura trente-six heures, après lesquelles un rayon de soleil éclaira notre pauvre chaumière; était-ce bien une chaumière ou une tanière? certes hier cette seconde qualification pouvait lui être appliquée; aujourd’hui, sous cette caresse brûlante du soleil, la tanière devenait chaumière. Ainsi va la vie: selon la clarté qu’on y reçoit, tout change à la façon de la regarder.
J’étais cependant bien fatiguée; mais à deux stations de Badhrawar il valait mieux se hâter et arriver à cette cité.
Je souffre horriblement pendant le chemin, encore plus beau que les autres, s’il est possible. Les cascades se succèdent; les chutes d’eau jaillissent des rochers, et leur écume pluvieuse retombe en gerbes argentées dans la rivière de Chouix, qui se brise en mugissant sur son lit pierreux; des ruisseaux descendent des hauteurs boisées, les uns doucement comme de minces filets, les autres se précipitant de roche en roche, comme pour arriver plus vite à leur but. Emprisonnée par ces hauteurs ombragées, et malgré un violent malaise que j’éprouvais, je ne pouvais m’empêcher d’admirer ces merveilles, que l’œil humain se refuse à croire s’il ne les a pas vues. Malgré ma volonté, mes forces me trahirent, et nous fûmes obligés [143] de nous arrêter à Pokhari sous une véranda, misérable hameau comme égaré au milieu de cette belle nature. La neige montre sa blancheur, et les parvis des montagnes conservent sa trace; les moraines servent de rives et de ponts!
Le lendemain j’étais mieux, et nous partîmes pour faire halte à Maral, belle petite île au milieu du Chouix, dans un endroit sauvage.
Le soir on allume des feux autour de nos tentes; nos coulis, nos domestiques, nos saïs, tous s’y groupent. Pour ces gens à peine vêtus, la fraîcheur du soir, jointe à l’humidité de ces contrées montagneuses, est pour eux, habitants des plaines brûlantes de l’Inde, un véritable danger. La fièvre les a vite saisis, s’ils n’y font attention.
Le 12 juillet tout le monde est sur pied; pour arriver à Badhrawar, il nous faut passer un col très haut qui s’appelle le Padri-Pass: il mesure 3400 mètres. Il ne pleut pas, c’est un bonheur. Mais dès le départ une mauvaise corniche fait tomber pour la première fois le cheval de M. de Ujfalvy, qui n’avait pas voulu descendre. Mon mari manque de se casser le cou. Malgré ce mauvais début, comme nous ne sommes pas superstitieux et malgré les ruades de l’animal, on le calme, et nous passons, hommes et bêtes, à la file les uns des autres. Quelques kilomètres encore, et nous allons nous trouver à la frontière du Cachemire, de ce superbe pays tant vanté par les poètes et les voyageurs.
Quelle est-elle cette frontière? Curiosité humaine, toujours la même.
Cette frontière, hélas! était un escalier qui se refuse à toute description; je doute qu’une pièce de montagne, quelque légère qu’elle fût, ne puisse jamais y passer. Oh! il est bien défendu, ce riche pays, convoité par ses voisins, et ce n’est certes pas de ce côté qu’on viendra le prendre. Au [144] haut de cet escalier, les envoyés du maharadjah du Cachemire nous attendaient. Car à Tchamba nous avions bien reçu la permission de nous rendre par la route de Djammou, mais il n’était plus temps de la prendre, et M. de Ujfalvy avait envoyé un exprès à Sa Hautesse pour la remercier et la prévenir que, la permission étant arrivée trop tard, nous venions par le col pénible du Padri.
L’envoyé avait avec lui plus de cent montagnards, et ce renfort ne fut pas de trop.
Après une descente de plus de 45°, nous dûmes abandonner nos chevaux. M. Clarke et mon mari allèrent à pied. Quant à moi, on me plaça dans mon dandy, afin de m’épargner la fatigue de la montée; cet arrangement fait, nous nous remettons en marche. Un de mes porteurs tombe, les autres le retiennent; c’est un roc qu’il faut franchir, c’est une moraine sur laquelle nous marchons, c’est une montée, puis une descente; enfin nous sommes en plein sur le col. Des hommes soutiennent ces messieurs par les épaules et s’arrêtent de temps en temps pour leur masser les jambes; mes huit porteurs se sont doublés: j’en ai seize maintenant. Au devant, quatre tirent leurs camarades à l’aide de cordes; des pierres roulent sous leurs pieds, et soudain des cris s’échappent de toutes les poitrines haletantes, pour avertir ceux qui sont plus bas, car la pierre roule, bondit, puis rebondit avec fracas. Ont-ils entendu? pourront-ils se garer? C’est qu’elle va vite cette malheureuse pierre, détachée de son parvis! Oui, ils ont entendu; aucun cri de détresse ne retentit à nos oreilles, qui ne perçoivent que le bruit seul de la pierre roulant au fond du précipice. Enfin nous sommes en haut. Tous les fronts s’essuient; l’envoyé du maharadjah, gros Oriental, soutenu aussi par plusieurs hommes, nous fait pitié, tant il a l’air de trouver pénible cette corvée, que Sa Hautesse lui a imposée. De beaux buffles paissent sur ces hauteurs; leurs yeux [145] étonnés nous regardent impassibles et se reportent vers leur conducteur. On ne sait lequel est le plus stupéfait, de l’homme ou de la bête. Quant aux chèvres, ces belles chèvres du Cachemire à poil long et soyeux, elles broutent sans même lever la tête.
«Route impossible!»—Descente à l’avenant.—Badhrawar.—Nous montons par une échelle dans notre habitation.—Curiosité des Orientaux.—Histoire d’un lit.—Départ par une pluie torrentielle.—Une rivière débordée.—Nous passons la nuit dans une étable.—Mœurs et coutumes.—M. Clarke tombe malade.—Les Paharis, leur type, leur costume.—Les chutes d’eau de Kichtwar.—Le Tchinab.—Un bungalow du maharadjah trop habité.—Bohtoti.—Ramban.—Ramsou.—Banihal-Pass.—Enfin le Cachemire!
Après un moment de halte et d’une marche facile sur le plateau qui couronne le col du Padri, nous nous arrêtons émerveillés. L’œil stupéfait se fixe sur des montagnes blanchies par la neige, pour glisser ensuite sur des mamelons verdoyants qui s’échelonnent jusqu’à une gorge étroite. Cette gorge semble s’entr’ouvrir pour laisser passer un mince filet d’eau, puis au loin l’œil découvre encore des plantations que le soleil dore de ses rayons, et le ciel nuageux, non plus le ciel bleu, presque blanc de la plaine des Indes, mais d’un bleu foncé, nous rappelle celui de nos chères contrées européennes.
Nous avons à descendre quinze cents mètres, et le massage de ces messieurs continue de plus belle. Nous remercions le maharadjah du renfort qu’il nous a envoyé, car sans [147] lui nous ne serions pas parvenus à franchir ce col. Je ne m’étonne pas de la réponse de sir Robert Egerton: «Impossible cette route! Impossible!» Pourtant nous n’étions pas au bout, nous n’arrivions au bas de la descente qu’à quelques milles de Pradgis .
Heureux et enchantés comme des écoliers en vacances, nous nous décidons à brûler ces quelques milles qui traversaient les plantations entrevues sur le col quelques heures auparavant. A Pradgis , le tisseldar, le receveur des impôts, prévenu de notre arrivée, nous attendait avec plusieurs autres fonctionnaires de la localité. Il nous offrit quelques roupies, que nous touchons avec la main, mais que nous avons bien soin de ne pas prendre. Cette offre d’argent aux personnes à qui l’on veut faire honneur est un usage oriental. Le tisseldar nous prévint que le maharadjah avait donné ordre que tout fût mis à notre disposition, que nous n’eussions à nous inquiéter de rien, car nous étions ses hôtes et il se chargeait de tous nos besoins. Coulis, nourriture, tout était aux frais du roi. Le tisseldar est l’officier qui doit lever les impôts. Avec les pièces d’argent il nous offrit des paniers de fruits ornés de fleurs. Les Hindous adorent ces dernières, et dans aucune fête ils ne sauraient, pour une offrande, se passer de cet ornement. Il m’a paru que, hormis la rose, leurs fleurs sont moins odoriférantes que les nôtres. Les pommes sont très bonnes; on les trouve en quantité dans ces montagnes, et elles sont un bienfait pour les pauvres, qui les ramassent et s’en nourrissent.
Pradgis est une colonie brahmane, et Rangal, petit village que nous avons traversé sur notre route, est habité par des musulmans. Aussi ne fûmes-nous nullement étonnés de rencontrer des femmes enveloppées depuis la tête jusqu’aux pieds dans de larges et longs manteaux, dans lesquels elles se dissimulèrent autant que possible à notre vue.
[148] Après un déjeuner frugal, comme il n’y a que quatre milles jusqu’à Badhrawar, nous sommes résolus à pousser jusque-là pour nous reposer dans cette petite capitale. Le tisseldar, monté sur sa jument, nous précède et nous indique le chemin, vrais décombres de pierres. Sa jument est accompagnée de son poulain, tout jeune et tout gracieux, qui suit sa mère et bondit de pierre en pierre, hennissant plaintivement lorsqu’il l’a perdue des yeux et tout joyeux quand il a retrouvé sa trace. Ici les Orientaux montent des juments, contrairement à l’habitude des autres peuples que nous avions visités. Ils les montent de préférence aux étalons, et elles sont toujours suivies de leur petit. Il n’est pas étonnant alors que ces chevaux soient aussi accoutumés à ces affreux terrains où ils ont été élevés et où leur corne se raffermit tellement qu’il n’est pas besoin de les ferrer.
Bientôt nous distinguons la forteresse de Badhrawar avec ses quatre tours, s’élevant sur une hauteur et dominant la vallée. Puis apparaissent les premiers abords de la ville, ensuite la ville elle-même. Nous sommes arrivés. Quelles vilaines petites rues étroites, tortueuses, toujours aussi laides les unes que les autres. La place est plus régulière, car elle a été arrangée pour le jeu de polo. Les maisons qui la garnissent possèdent toutes des balcons ou plutôt des vérandas. Notre arrivée est un véritable événement pour la ville: tout le monde est sur pied. On nous a choisi deux vieilles maisons, et nous devons parvenir à nos chambres par une sorte d’échelle placée en dehors. Mais nous préférons une maison toute neuve qui n’est pas encore complètement terminée et qui fait le coin de la place; l’escalier n’est pas beaucoup meilleur que l’échelle, mais du moins il est caché aux regards. Nous nous installons au premier. On nous apporte des fruits et des légumes, et on garnit nos chambres de tcharpaï . Le tcharpaï est le lit du pays: il se compose d’un filet tendu sur quatre pieds, d’où il tire son nom: [149] tchar , quatre, paï , pied. Des tringles en bois réunissent les quatre pieds. Suivant que le lit appartient à des personnes de plus ou moins haute condition, le filet est en cordes plus ou moins fines, les pieds sont plus ou moins décorés de peintures ou de sculptures.
En général, le lit qu’on donne aux pauvres voyageurs qui ont cassé les leurs, comme nous, sont des lits dans lesquels les propriétaires sont morts; nous n’avons appris ce détail que plus tard; sans cela nous aurions maudit bien davantage la maison Watson, de Bombay, où nous avons acheté ces lits si peu solides, que, le premier soir, un des deux [150] s’effondra sous le poids de M. de Ujfalvy. Le mien ne me fit cette perfidie qu’à Badhrawar, où heureusement il ne manquait pas de tcharpaï.
Toutes les maisons de la place sont du même style: un rez-de-chaussée, un premier avec véranda, quelquefois un second. On parvient aux étages supérieurs de deux façons: ou par une échelle placée en dehors, alors on escalade la balustrade, assez basse du reste, du balcon; ou par un escalier placé sous la véranda. La maison que nous avions choisie était lattée en bois de cèdre. Les parquets étaient en terre battue; les toits verdoyaient sous la pluie qui nous avait enfin rejoints. Une de nos chambres n’ayant d’autre issue que celle de la véranda, on enleva quelques planches du mur de côté, et nous nous trouvons alors au niveau du toit du voisin; c’est une terrasse d’un nouveau genre, qui nous sera bien utile.
Badhrawar donne son nom à une ancienne principauté aujourd’hui réunie au royaume de Cachemire, qui s’étend sur la partie méridionale de la haute vallée du Tchinab, un des principaux affluents de l’Indus. C’est une des plus belles provinces de la couronne de Goulab Singh, grâce à son altitude, qui est d’environ 1500 mètres. La température y est douce. Le sol est admirablement arrosé par une quantité de petits cours d’eau qui courent au Tchinab; aussi la fertilité y est grande. On y cultive le riz, et des arbres à fruits de toute espèce vous offrent leur ombrage. C’est véritablement le petit Cachemire, et cette désignation n’a rien de surfaite. Les environs de la ville sont magnifiques. Celle-ci a environ mille habitants.
Elle possède un grand bazar et deux petits; le pont qui conduit de la place à la vieille ville laisse beaucoup à désirer. Elle fut prise par les habitants de Tchamba.
Les habitants de ce pays m’ont paru plus gais et plus vifs que les Hindous; leurs femmes sont assez jolies; plus [151] rustiques que celles de la plaine, elles n’en possèdent pas la grâce. Elles sont aussi couvertes de bijoux, et celles qui sont trop pauvres pour en porter en argent en ont en plomb.
Les bœufs à bosses, mâles et femelles, traversent librement la ville et entrent dans toutes les maisons, mais ce sont des bêtes intelligentes, et il est rare que malgré cette liberté elles entrent dans une autre que dans la leur, bel exemple que nous devrions souvent imiter; que de fois ne nous sommes-nous pas trompés en regardant les maisons des voisins, quand il nous aurait été si utile de regarder dans les nôtres!
Le maharadjah du Cachemire fait bien les choses, car nous sommes défrayés de tout. On dit que le fonctionnaire qui s’occupe du soin de ces voyages est enchanté: il présente un compte fantastique au roi, qui s’empresse, dit-on encore, de ne pas le payer, mais qui lui permet de se faire rembourser sur les impôts du pays. Les voyageurs qui passent par cette route sont rares, au grand contentement des contribuables, qui payent toujours les frais des violons.
Le lendemain de notre arrivée, le tonnerre gronde, la pluie tombe sans discontinuer, et nous ne pouvons penser à nous mettre en route: ce qui nous désappointe fort, car nous avons déjà visité toutes les curiosités de la ville. Nous tentons, pour nous distraire, d’aller visiter un temple voisin; mais, quoique entièrement bâti en bois de cèdre, il n’offre aucun intérêt.
Il nous faut rester. Mon Dieu! qu’allons-nous faire? Revisiter la ville est impossible. Comme nous n’avons pas de tabouret, M. de Ujfalvy, qui a vu des lits avec des pieds en vieux bois sculpté, achète ces lits et veut en faire faire des tabourets: le menuisier est appelé, mais notre domestique François est si peu intelligent, il parle si mal la langue du pays qu’on a toutes les peines du monde à faire comprendre [152] à cet ouvrier qu’il doit couper ces lits pour en faire des sièges. Enfin François, qui parle toujours à l’infinitif et au participe passé, finit pourtant par traduire à peu près ce que nous voulons, mais ce n’est pas sans peine. Le premier tabouret est cependant assez bien, et, comme ces indigènes sont très intelligents, le second l’est tout à fait; pour quatre annas nous en sommes quittes. Mais il faut les faire recouvrir, c’est-à-dire tendre une natte au-dessus. On nous amène un vieillard, qui se met en devoir de faire ce travail, moyennant quatre annas par tabouret; à ce prix il fera tout ce qu’il y a de mieux. Pendant ce temps nous entendons des cris de femme: ce sont ceux de la malheureuse dont on a vendu les lits sans qu’elle le sache; elle est au désespoir en les voyant coupés. Sans doute on ne l’a pas consultée, en Orient tout se fait par ordre, et l’autocratie y règne en tous temps et en tous lieux.
Dans le fond, caché par les arbres, le toit pointu du temple de Badhrawar se dessine au milieu de la verdure. Au moment de notre arrivée, nous n’y avions pas fait attention; mais, maintenant que la pluie qui tombe nous laisse le temps d’examiner tous les plus petits détails de cette vie lente et monotone des Orientaux, nous nous apercevons qu’il est aussi en bois de cèdre et n’a rien de remarquable. Le soir, nous entendons la retraite sonnée par les troupes du maharadjah.
Il pleut, hélas! toute la nuit, et nous avions dit cependant que nous partirions à cinq heures du matin. Mais à l’heure indiquée personne n’est là, ni le tisseldar ni son lieutenant. C’est quelque chose d’irritant que les voyages en Orient: on a non seulement la difficulté des chemins, mais celle des hommes. Les coulis sont-ils prêts, le tisseldar n’est pas là. Si l’on s’informe où il est, on vous répond, à votre grand étonnement, qu’il est à trois milles. «Comment? mais il était venu pour nous!» Vous donnez l’ordre à votre domestique [153] d’aller le chercher. Celui-ci, au lieu de faire ce que vous lui dites, transmet l’ordre à un autre, qui le transmet à un troisième, lequel le transmet à un quatrième, et ainsi de suite, cela n’en finit plus. A Tchamba nous avons vu M. Marshall, avec une dizaine de serviteurs, obligé de se lever de table pour aller chercher ce qu’il voulait. Lorsqu’on appelle un domestique, on ne prononce jamais son nom, on serait sûr qu’il ne vous répondrait pas; mais on dit: «Ko-haï? (Qui est là?)» Celui alors qui vous répond est celui auquel on s’adresse. Cette indolence rend le voyage beaucoup plus difficile. Notre François est malheureusement si bête et si mou qu’il est impossible de compter sur lui. Il est encore une autre difficulté qui exaspère l’infortuné voyageur: a-t-il besoin de demander un renseignement, jamais on ne peut en obtenir un exact. L’un vous dit: «Le chemin passe par la montagne»; l’autre vous dit: «Non». «Peut-on passer?—Oui!» quelques instants après: «C’est très dangereux!» Le peuple oriental est menteur par excellence; c’est même la plus parfaite éducation qu’on peut donner à l’enfance, celle de savoir déguiser sa pensée. Les écrivains qui ont tant vanté les beautés de la civilisation orientale n’y sont jamais allés, ou bien alors c’est si loin de nous que cela se perd dans la nuit des temps. Sans doute, quand l’Occident était encore dans la barbarie, cette civilisation était peut-être merveilleuse, tout étant relatif en ce monde. Mais maintenant c’est trop vanter l’Orient. Le peuple est pourtant intelligent. Mais la religion hindoue est si stupide, elle laisse si peu à l’initiative personnelle, tout y est tellement réglé, stipulé; ceux qui ont le commandement sont si despotes, si cruels, qu’ils sont, pour la plupart du temps, abrutis et que les notions du juste et de l’injuste se confondent dans leur esprit sans pouvoir s’équilibrer. Avant de partir, deux femmes en pleurs vinrent nous trouver à propos du lit qu’on leur avait pris; nous leur assurons que nous leur payerons, [154] elles sont déjà fort surprises et ne peuvent le croire; elles nous disent que c’est un legs de famille auquel se rattachent des souvenirs, et supplient qu’on le leur rende. Le tisseldar, revenu dans l’intervalle, est bien étonné, car il ne sait pas par où elles sont venues. Il n’ose pas les renvoyer devant nous; mais il n’est pas content, car, si elles n’étaient pas venues, il aurait certainement gardé pour lui l’argent du lit; il n’a malheureusement pas songé au toit, par lequel elles sont passées. Décidément ces toits plats ont de grands avantages pour les uns et de grands inconvénients pour les autres. M. de Ujfalvy fait donner aux plaignantes par notre François deux roupies, double du prix convenu avec le tisseldar; la figure des deux femmes commence à se rasséréner et leurs pleurs cessent; mais, comme c’est un souvenir de famille, M. de Ujfalvy leur fait donner encore une demi-roupie, en leur disant: «Bakchich». Les regrets sont effacés; le sourire revient sur leurs lèvres, elles s’éloignent vite, dans la crainte qu’on ne leur reprenne les deux roupies qu’elles sentent sonner dans leurs mains. Quant au souvenir de famille, il existait seulement dans leur imagination, car, lorsqu’un Hindou est mourant, on s’empresse de le transporter dehors, pour que le cadavre ne souille pas la maison. Que de fois nous est-il arrivé de rencontrer sur notre route un malade agonisant sous ce beau soleil et tenant entre ses mains une queue de vache! S’il y a une rivière sacrée, on les transporte auprès, et si à sa dernière heure l’Hindou pense au Gange, le plus sacré de tous les fleuves, il est sûr d’avoir une place dans le ciel de Siva.
Aussitôt que quelqu’un est mort, il doit comparaître devant Yama. Yama est le Pluton des Hindous; mais, pour se rendre au lieu habité par ce dieu, il faut quatre heures quarante minutes; l’heure des Hindous est à peu près de quarante-cinq minutes: aussi aucun mort ne peut être brûlé ni enterré avant ce temps. Il faut en outre, pour [155] arriver dans les enfers, traverser un fleuve brûlant, dont les Hindous payent le passage par des offrandes (une vache noire, par exemple). C’est après ce passage difficile qu’ils se trouvent en face de Yama, qui, selon leur mérite, va les punir ou les récompenser. Il est pourtant un moyen d’échapper à ce dieu terrible: si le mourant a eu le bon esprit d’invoquer le nom de Vichnou, les serviteurs de ce dieu s’emparent vite de son âme, la conduisent près de ce dieu, et Yama est frustré dans ses fonctions. Le pouvoir de Vichnou est si considérable que, même si l’on invoque son nom par hasard au moment de mourir, on est absous des péchés les plus grands, fût-ce même celui d’avoir tué des vaches. Yama a un aide qui tient compte des bonnes et des mauvaises actions des hommes et de l’heure à laquelle le terme de leur vie est arrivé.
Cet aide a des serviteurs, et ceux-ci prennent quelquefois une âme pour une autre; tant pis pour la pauvre âme, car alors, si l’aide de Yama n’a pas reconnu son erreur avant que son enveloppe mortelle soit brûlée, elle a payé pour une autre, et l’erreur est irréparable. J’aime à croire qu’il n’en avait pas été de même pour l’âme de ce pauvre mort qui s’était laissé mourir sur ce lit transformé maintenant en tabouret.
Nous voilà loin de notre départ, mais aussi ce jour-là il fut compliqué et il fallut des appels réitérés, des cris sans fin après nos serviteurs pour que nous puissions nous mettre en marche sous une pluie battante survenue pendant l’intervalle. A peine sortis de la ville, nous rencontrons le tisseldar, qui accourt tout essoufflé, n’en croyant pas ses yeux en nous voyant partir par un temps pareil; il faut pourtant bien qu’il se rende à l’évidence, et, poussant un gros soupir, il se décide à nous suivre à pied.
La rivière, que nous côtoyons toujours, de loin ou de près, grossit à vue d’œil sous cette pluie diluvienne; son [156] lit n’est plus assez large et déjà elle empiète sur notre pauvre petite route. Que sera-ce donc si cela continue? L’eau roule et se précipite avec fracas, semblant se ruer sur elle-même; elle bondit sur les pierres, elle saute, elle s’élance pour s’éparpiller dans l’air et retomber en gerbe; c’est un spectacle superbe, mais malheur à l’imprudent qui voudrait traverser le torrent! il serait impitoyablement renversé, roulé et broyé par le flot dans sa course furibonde.
Nous marchons à la suite les uns des autres, tout impressionnés par le bruit incessant de cette masse liquide que nous voyons augmenter à chaque instant. Notre chemin ressemble maintenant à un ruisseau alimenté par les fossés des rivières, dont l’eau jaunâtre et sale nous entoure de tous côtés, et, comme si nous n’avions pas assez de celle de la terre, celle du ciel tombe avec un redoublement de fureur. Le chemin continue pourtant sa course capricieuse au milieu d’une riche et splendide nature. Qu’il serait aisé de transformer ces lieux où tout se rencontre, l’eau, le bois, les pierres! Mais bah! que fait à ces maîtres demi-civilisés le bien-être de leurs sujets; pourvu qu’eux-mêmes soient bien, le reste leur est indifférent. Pourquoi faut-il qu’un si beau pays soit si mal administré! Ces beautés, qu’on devrait pouvoir admirer tranquillement, c’est au péril de sa vie qu’il faut aller les voir.
Nous marchons ainsi pendant quatre heures, et, pour arriver à la maison du roi, qui est située à la station prochaine, il nous reste à peine un mille à faire. Mais la pluie a fait son œuvre; la rivière a débordé, le chemin se cache sous les eaux en fureur. Après de vaines tentatives pour traverser même à pied, nous sommes là, arrêtés devant cet obstacle infranchissable. Que faire? Il y a un village sur la hauteur, il nous faut l’atteindre; c’est plus facile à dire qu’à exécuter. Pour comble de malchance, le cheval de M. Clarke, qui a [157] senti la jument du tisseldar, hennit, bondit et veut absolument se jeter sur nous; on parvient à le calmer, mais son cavalier est obligé de mettre pied à terre. Le tisseldar, sans s’occuper du trouble qu’il cause, nous montre le chemin, qui offrirait un spectacle charmant s’il faisait beau.
Enfin nous arrivons au village; des hommes sont partis en avant. Un bon feu est préparé sous la véranda pour sécher ces messieurs, qui sont trempés. Quant à moi, mon mari m’a si bien enveloppée avec des couvertures de caoutchouc que j’ai été complètement protégée. Heureusement que nos coulis sont arrivés et que je puis donner des vêtements secs à M. de Ujfalvy. Ceux de M. Clarke ne sont pas là. La pudeur britannique et la fatigue l’empêchent d’entrer dans une chambre qu’on lui offre, car elle est habitée par une femme et un enfant; je lui propose des couvertures, avec lesquelles il pourra s’envelopper, mais il ne veut rien entendre; aussi, malgré le bon feu, il tremble de tous ses membres, et, comme il n’est déjà pas très bien, nous avons peur qu’il ne lui arrive quelque chose de mal.
Sous la véranda, le toit en terre laisse passer la pluie, mais que faire? Nous ne pouvons nous résoudre d’entrer dans les chambres qu’on nous offre: la première est habitée par une femme, son mari et son enfant; la seconde, qui n’a d’autre issue que la première, est réservée aux vaches et aux veaux, qui beuglent à notre approche avec un ensemble désespérant, et, bien que ces animaux sacrés soient séparés par un grillage en bois, ce voisinage, auquel nous ne sommes pas habitués, nous effraye, et nous aimons mieux pour l’instant nous contenter de la véranda; mais celle-ci devient tout à fait inhabitable et il nous faudra la quitter. M. de Ujfalvy, s’apercevant que, s’il ne se met pas en colère, nous n’aurons rien de bon, commence à réclamer une autre maison à haute voix, au grand mécontentement du tisseldar, qui a d’abord répondu: non. Mon mari cherche [158] avec lui dans tout le village un meilleur abri; enfin on en rencontre un, sans doute celui que le tisseldar se réservait. Nous faisons jeter de la paille sous la véranda, disposer nos lits, et nous nous rassemblons tous à cet endroit. Nous voilà installés non sans peine; mon samovar est prêt, et, grâce à Dieu, je puis donner du thé à ces messieurs. M. Clarke grelotte et se voit obligé d’accepter l’abri qu’on lui offre: c’est une chambre sans fenêtre au fond d’une autre ayant assez l’apparence d’un caveau. Mais on y a fait du feu et il y fait aussi chaud que dans un four. En se couchant sur cette terre brûlante, notre compagnon pourra au moins se réchauffer.
Nos provisions ne sont pas encore arrivées. En attendant, j’examine la demeure de notre nouveau propriétaire. C’est une grande chambre sans autre ouverture qu’une porte donnant sur la véranda; à droite, un fourneau en terre battue d’à peu près vingt centimètres où se trouvent deux trous, et à côté, sur une méchante couverture, un petit enfant couché qui dort d’un profond sommeil; près de la porte, nous apercevons deux espèces de support pour déposer des ustensiles de ménage. Le tcharpaï, ou lit, meuble seul la chambre; les pieds en bois sont bien travaillés. Les montagnards sont habiles, et pourtant les outils qu’ils emploient sont bien simples. En général ils font tout avec la hache; cette hache n’est pas comme la nôtre, elle est retournée, et le tranchant se trouve faire face au manche.
Ce petit village, où nous sommes obligés de nous abriter, s’appelle Nioto: il est habité par les Paharis ou habitants des montagnes. Ce sont en général de fort beaux hommes, et les femmes, avec leur nez en bec d’aigle, ne sont pas mal.
M. de Ujfalvy se fait donner des renseignements sur la langue de ce peuple, qui ne parle pas l’hindoustani; c’est un travail surhumain, il faut une patience de savant pour [159] parvenir à démêler quelque chose au milieu de toutes leurs paroles. On ne saurait croire combien ces peuples primitifs sont loquaces; quand ils commencent à parler, ils n’en finissent plus, et, pour avoir une réponse catégorique, c’est une affaire d’au moins un quart d’heure.
Mais mon mari s’y adonne avec passion; ce pays est nouveau pour lui, et les Paharis qui l’habitent sont des peuples qui n’ont pas encore été mensurés; c’est d’ailleurs dans ce but que nous nous sommes exposés à tant de fatigues pour arriver jusqu’à eux. Enfin dans l’après-midi, vers quatre heures et demie, la pluie cesse; si elle ne recommence pas, nous pourrons partir demain. Le second envoyé du maharadjah, que nous avons trouvé à Badhrawar, nous assure que, même s’il pleuvait, nous pourrions toujours nous rendre à la station où se trouve la résidence du prince. Quel bonheur! aussi comme nous dormons bien en plein air sous notre véranda, et, le matin, nous sommes tout à fait enchantés en voyant que la pluie a cessé de tomber. Quant à M. Clarke, il n’est pas bien et a une grosse fièvre.
Comme la rivière la Nerou n’a pas eu le temps de s’écouler, c’est par un chemin à travers la forêt, que le tisseldar a fait un peu aplanir pour nous, que nous nous rendons à la station tant convoitée. La route est magique, et, malgré les difficultés qu’elle offre, on croirait qu’il est impossible à une créature humaine de vivre au milieu d’une telle solitude; partout cependant où un espace de la montagne ou de la forêt a pu être cultivé, une maison s’élève à côté d’un champ.
A dix heures, lorsque nous arrivons au bungalow royal, le soleil a reparu, et nous pouvons espérer un temps plus beau; ici, de l’autre côté du col du Padri, les pluies périodiques ne sont plus de saison. Nous n’avons pas l’intention de rester au bungalow, qui n’a de royal que le nom; la [160] station a été trop courte et la journée n’est pas excessivement chaude; donc, après une collation et malgré les autorités du village, qui sont venues à notre rencontre, après quelques heures de repos nous repartons.
Pendant cette halte, nous voulons acheter un costume complet de femme pahari. On nous amène un jeune couple, vêtu de ses plus beaux atours. Le costume de la femme était composé d’un pantalon très étroit à rayures vertes et rouges, d’un morceau de coton dont elle s’entourait le corps en lui faisant former une jupe et qu’elle ramenait ensuite sur la tête comme un voile, et de pantoufles de cuir brodé; des boucles d’oreilles en argent retombaient le long de l’oreille; des bracelets en plomb complétaient le costume de cette jeune femme, assez gentille du reste. Les vêtements n’étaient pas d’une scrupuleuse blancheur; mais j’avais la ressource de les faire laver. Celui de l’homme était plus simple: un large pantalon, une chemise et un bonnet ressemblant assez à celui d’un bourreau formaient toute sa parure. La femme, en entendant qu’il était question de lui prendre ce qu’elle avait de plus beau, se mit à verser quelques larmes, mais les autorités la forcèrent à aller se déshabiller. Elle revint donc, vêtue simplement d’un manteau de gros drap gris, le seul qu’elle possédât peut-être encore, et déposa à mes pieds d’un air navré ces habits, qui me parurent encore plus sales. Mais lorsqu’elle vit que je lui comptais en bonnes roupies le prix qu’elle avait demandé pour tous ces objets, et surtout lorsqu’elle les sentit résonner dans sa main, sa figure s’éclaira d’un gracieux sourire, et le salam qu’elle m’adressa était dit avec un accent plein de joie. Pauvre femme, habituée à ce qu’on lui prenne tout de force, elle croyait qu’il en serait ainsi de ses parures, qui étaient peut-être le seul bonheur qu’elle ait en ce monde.
Nous partons par un beau soleil et nous retrouvons [161] bientôt notre rivière d’hier, la Nérou, mais elle a bien diminué, et, malgré ses 24 milles de longueur qu’elle conserve toujours, son air envahisseur s’est calmé. Elle roule encore ses eaux avec fracas, mais on aperçoit les immenses pierres contre lesquelles celles-ci vont se briser.
Quelle belle nature, quel superbe pays et quel malheur qu’il appartienne à des hommes qui ne savent pas s’en servir! Il est si riche et si fertile! Nous sommes à l’époque où l’on fait des plantations de riz; des hommes avec des charrues attelées de buffles labourent la terre; hommes et bêtes sont dans l’eau jusqu’aux genoux. Plus loin on a déjà réuni les jeunes pousses du riz en gerbes; on les laisse dans l’eau sur le champ pendant qu’un homme tasse la terre avec ses pieds. Puis, dans d’autres places, des femmes, dans l’eau jusqu’à mi-jambe, repiquent les pieds de riz de distance en distance comme des salades. Elles enfoncent avec leur doigt chaque brin d’herbe dans la terre avec une vitesse incroyable. Un champ est bientôt repiqué.
La station est longue, et nous côtoyons le Tchinab, rivière d’une respectable largeur, un des affluents de l’Indus. Elle est si rapide qu’aucun bateau ne peut se tenir sur ses flots. Une descente horrible, telle que nous n’en avions pas encore vue, nous conduit à un torrent profond; des hommes sont là pour nous aider au passage, il nous faut quitter nos chevaux. Quinze hommes s’emparent de mon dandy et entrent dans l’eau jusqu’à la ceinture. Les pierres sont si grosses que mon porteur de devant va tomber en se heurtant contre l’une d’elles, je me prépare déjà à être mouillée, mais ses compagnons l’ont retenu. Quant à ces deux messieurs, ils sont portés chacun sur le dos d’un homme qui, lui-même, est soutenu par ses compagnons. Enfin le passage s’est effectué sans accident, et nous nous trouvons en face d’une rampe qui [162] est un vrai fouillis de pierres et de rocs au travers duquel il faut retrouver son chemin. Mon porteur tombe pour la seconde fois en se blessant, et ceux qui me soutiennent avec des cordes l’aident à se relever. Sa blessure heureusement est légère.
La montée terminée, nous arrivons au village. Il faut nous arrêter. La maison musulmane qu’on nous offre est plutôt une écurie, mais nous sommes seuls entre nos quatre murs et nous pourrons nous mettre sous la véranda de la cour. M. Clarke est très malade; il a un fort accès de fièvre; nous n’avons donc pas à choisir.
Pendant que M. Clarke reste étendu sur son lit, qu’allons-nous faire? Admirer le Tchinab; ce fleuve porte un nom chinois qui lui a été donné par les habitants musulmans de l’Inde. On l’a ainsi désigné parce qu’il vient du Lahoul , pays dont les habitants ont de grandes affinités avec ceux de la Chine; mais son véritable nom est Tchamdra-Bagha, parce qu’il est formé de la réunion de deux cours supérieurs, le Tchamdra et le Bagha. Sur un parcours de 205 milles il se grossit de neuf affluents qui sortent des flancs de montagnes richement boisées, et l’on se sert de leur courant pour la flottaison des bois coupés. Le Tchinab coule dans un étroit défilé entre deux talus à pic. Les pentes inférieures de cette route sont couvertes de magnifiques forêts jusqu’à Kichtwar, situé sur un plateau de 5 milles de long sur 2 de large et à une élévation de 5500 pieds au-dessus de la mer. C’est sur ce plateau que le Mari-Wardwan se réunit au Tchinab. La jonction de ces deux rivières donne lieu à un splendide spectacle, car le Mari-Wardwan descend alors des hautes montagnes qui séparent le Petit-Tibet du Cachemire et se précipite dans le Tchinab par plusieurs chutes d’une hauteur totale de 750 mètres. Cette magnifique cascade produit un bruit qu’on peut entendre d’une distance de 5 milles, et même [163] à cette distance on aperçoit très bien les deux chutes. Le moment où elles offrent le plus bel aspect est à la fin de mai, à l’époque de la fonte des neiges.
Les deux premières chutes se précipitent sur des plates-formes, et cette masse d’eau, poussée en avant, rejaillit en poussière sous la violence du choc; elles se déchirent ensuite sur des rochers pour retomber encore de chute en chute et reprendre un cours paisible, jusqu’à leur embouchure. Au lever du soleil, les effets de réfraction sont splendides et donnent aux habitants de gracieuses croyances; pour eux, toutes ces ondoyantes réfractions sont des ondines qui se baignent dans les cascades pour réconforter leurs membres engourdis par les douceurs du sommeil.
Le Kichtwar a un climat très doux, et, si cette magnifique chute d’eau était en Europe, que de gens viendraient l’admirer en savourant les bons fruits qui mûrissent! Malgré tout, on peut se faire illusion, car le chêne croît ici et s’élève même à une assez grande hauteur; avec un peu de bonne volonté on peut donc s’imaginer être en Europe et se reposer tout en songeant aux douceurs de la patrie. Kichtwar était autrefois la résidence d’un radjah et capitale d’un État. Aujourd’hui dépossédée, elle est réduite à sa plus simple expression; à peine reste-t-il de son ancienne splendeur quelques centaines de maisons; les autres, à moitié démolies, tombent en ruines près de cette belle cascade. Que dire de plus!
Samedi, 16 juillet. Mon Dieu, comme le temps passe! Voilà déjà un mois et plus que nous sommes en voyage; mon mari va mensurer les Paharis. Pauvres gens, ils ne sont pas trop rassurés et ne savent ce qu’on va leur faire; la vue des instruments qui vont s’emparer de leurs têtes leur fait peut-être penser au supplice que Yama, le dieu des enfers hindous, leur imposera plus tard. Ici l’invocation même mentale de Vichnou ne les sauverait pas. Je me [164] suis laissé raconter qu’un homme ayant commis les crimes les plus épouvantables, approchant de sa fin, dévoré d’une telle soif que la fièvre lui occasionnait, appela trois fois son fils, qui portait un des noms de Vichnou. Il vint à mourir quelques instants après et les serviteurs de ce dieu s’emparèrent de son âme et la transportèrent au paradis de Vichnou. Qui entra en colère? ce fut Yama; mais, malgré ses réclamations au dieu Brahma, il ne put rien obtenir; la loi est formelle, dit-on. En voilà un qui fut sauvé sans l’avoir voulu. Ces pauvres gens tremblaient donc de tous leurs membres, mais la vue du bakchich qu’on donna au premier les tranquillisa complètement, car Plutus est toujours et partout le dieu préféré.
Ce peuple, qui pratique la religion hindoue, habite les montagnes du Cachemire depuis Ramban à l’ouest (Djammou oriental) jusqu’à Badhrawar et le col de Padri à l’est. Son nom Pahari veut dire «habitant des montagnes»; ce sont de grands et beaux hommes. Ils ont le front fuyant. Les bosses sourcilières sont très prononcées, et la dépression est alors profonde. Les yeux sont droits et généralement très foncés. Les sourcils sont arqués et bien fournis. Les pommettes sont peu saillantes, au contraire des arcades zygomatiques, mais cependant beaucoup moins que chez les Koulous. Le nez est d’une très belle forme, plutôt long et mince que court. Le visage est ovale, de même que le menton. Le cou dénote la force, et le torse la vigueur. Pour des montagnards, ils ont les extrémités vraiment petites. Les femmes ont un caractère très prononcé que leur donne leur nez en bec d’aigle, qui s’accentue d’autant plus qu’elles sont vieilles. L’embonpoint est très rare chez eux; ils sont plutôt maigres et très nerveux. C’est une belle race, et qui se prête assez volontiers à ce qu’on leur demande; ils envoient chercher un des leurs, qui sait écrire, et qui s’empresse de tracer quelques lignes sous la dictée de mon [165] mari. Leur écriture ne ressemble pas à ce que nous avons vu jusqu’à présent. Hommes et femmes portent un petit peigne double en bois de cèdre plus ou moins travaillé, qu’ils placent dans leurs cheveux sur le sommet de la tête.
Nous voulons mensurer les femmes, mais elles pleurent tellement que, ne voulant pas les affliger davantage, nous les renvoyons avec un bakchich.
Impossible de partir, la fièvre n’a pas quitté M. Clarke, et nous ne pouvons laisser seul notre compagnon. Pourvu que cela ne dure pas longtemps, car je pourrais bien tomber malade de fatigue. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit; mon lit est tellement habité par ces horribles bêtes plates et rouges. Quel supplice, être harassée, fatiguée, tomber de sommeil et être réveillée à chaque instant par des coups d’épingle! c’est intolérable, et je pleurais de rage sur mon lit; j’avais beau me mettre sur une chaise, elles tombaient des poutres, les malheureuses, et, lit ou chaise, elles savaient toujours me trouver.
Aussi, lorsque, sur les cinq heures de l’après-midi, M. Clarke nous dit que le mal de tête et la fièvre l’avaient quitté, j’étais doublement contente; je n’avais plus qu’une nuit à subir ce supplice.
Le soir nous allons admirer les montagnes de neige, puis, plus loin, le glacier qui brille comme de l’or sous les rayons du soleil couchant.
Le 17, à cinq heures du matin, nous nous éloignons de ce beau site en suivant le cours du Tchinab, qui est enfermé dans de hautes montagnes. Un pont branlant et trois descentes affreuses. A la deuxième descente, le sentier est taillé dans les parois de la montagne, et le torrent qui la sépare de celle que nous aurons à franchir tout à l’heure bondit de roc en roc, dont sa blanche écume a arrondi les aspérités. La troisième descente aboutit aussi à un torrent qui a pour cadre un rond-point en blocs de pierre d’une effrayante [166] beauté et qui nous fait oublier les horreurs de la route. Nous arrivons à un petit village, mais nous n’avons pour abri qu’un dharmsala ou caravansérail, abri commun. Celui-ci se composait d’une véranda dont la toiture ne demandait pas mieux que de s’écrouler; au milieu se trouvait une porte fermée par un cadenas de forme russe; au fond de la véranda à gauche, il y avait un emplacement sur lequel on avait installé des fourneaux en terre. Au-dessus de ce fourneau s’élevait une petite chapelle bouddhique avec les fourches en bronze sacramental. Elle était destinée au dieu Siva.
La curiosité nous fit demander qu’on ouvrît cette porte fermée. Au lieu d’un temple sacré, resplendissant d’objets précieux, que nous croyons pouvoir admirer, nous vîmes tout uniment une chambre hindoue. Le propriétaire était mort, et, comme on ne savait pas à qui devait revenir le peu de choses qu’il possédait, on avait tout laissé comme de son vivant, se contentant de fermer la porte. Ainsi nous fut racontée l’histoire de cette chambre. Est-elle vraie? En tout cas, cette manière de procéder serait fort encombrante dans les pays plus habités, mais à Akchérazou, petit village perdu au milieu de l’Himalaya, le peu d’habitants et la place immense dont ils peuvent disposer leur permettent ce genre de procéder.
Ce village, admirablement situé, est, dit-on, fort malsain; cela est dû probablement aux rizières qui l’environnent.
Notre compagnon de voyage est de nouveau assez mal, mais il ne peut rester ici, il faudra repartir dès demain. Déjà à la précédente station il a dû renoncer à son cheval et s’accommoder d’un mauvais palki, palanquin qu’on lui arrange au plus vite.
Le palki est une espèce de tissu de cordages attachés à une forme de bois, longue d’environ 1 m. 25 et large [167] d’environ 60 centimètres; aux deux extrémités de cette forme de bois sont attachés deux brancards qui servent à le porter. Huit hommes sont généralement employés à ce transport, mais dans les montagnes il faut douze hommes au lieu de huit: deux attachés avec des cordes vont par devant pour tirer dans les montées, et deux autres sont par derrière pour retenir dans les descentes. Le palki est très incommode dans ces sentiers montagneux.
Il fait superbe et nous faisons dresser nos tentes; je ne veux pas recommencer sous la véranda de ce caravansérail mes deux nuits de la station précédente. J’ai si bien dormi que je me lève à quatre heures du matin, fraîche, disposée et contente, car nous n’avons plus qu’une mauvaise station, et ensuite nous trouvons la route royale de Djammou avec le télégraphe. Le télégraphe! comme ce mot résonne à notre oreille! avec quel plaisir nous le répétons! Aussi, dans notre impatience d’arriver à cette bienheureuse route, nous brûlons un petit village, situé à 5 koss d’Akchérazou, au grand mécontentement de notre guide. Le koss est la mesure hindoue dont on se sert pour mesurer les distances; un koss correspond à 1 mille et demi. A ce village on nous présente un homme qui s’est cassé le bras, car on prend mon mari pour un savant médecin. Le bras de cet homme est entortillé dans un bandage parfaitement ferme, et, lorsqu’il veut le défaire pour nous le montrer, mon mari le lui défend et se contente de lui expliquer qu’il doit de temps en temps mouiller son bras avec de l’eau fraîche, mais sans enlever le bandage. La consultation est finie; on nous donne un verre de lait excellent.
Pour arriver à la station nous contournons une gigantesque montagne, et la montée nous prend deux heures et demie. Ces montagnes renferment le Tchinab, dont les méandres nous apparaissent comme un petit ruisseau. Sur le plateau le coup d’œil est de toute beauté. D’un côté, la vallée que [168] nous allons quitter avec tous ses mamelons, ses gorges étroites; de l’autre, en tournant, celle où nous allons entrer, parsemée de riants villages, parmi lesquels nous apercevons Bohtoti, vers lequel tendent nos plus ardents désirs.
Nous faisons halte, car nous sommes fatigués. Tout en admirant le paysage, je trouve de beaux champignons; rien qu’à leur odeur, ceux-là sont bons, ils ressemblent à ceux de couche que nous mangeons à Paris. A ce souvenir l’eau nous vient à la bouche, et tout à coup se dresse devant nos yeux une bonne croûte toute fumante dans son enveloppe dorée. Quelle illusion, qui s’évanouira bien vite devant notre maigre poulet ou notre pauvre mouton ordinaire! Chétif poulet qui faites au moins mille pas avant de trouver un pauvre petit grain, ce n’est pas le moyen de vous engraisser; et vous, agneaux qui bondissez sur ce plateau, belles chèvres à la laine longue et soyeuse, vous êtes ou trop jeunes ou trop vieilles, et il fait trop chaud pour laisser à votre chair le temps de devenir tendre et succulente.
La descente égale la montée et nous sautons à faire concurrence aux chèvres, mais tout prend fin en ce monde. Après un pont branlant et maints détours au milieu d’ornières et fondrières de toutes sortes, surgit tout à coup, devant nous, le télégraphe, et sur un bel emplacement planté de beaux cèdres se dresse une tente toute blanche flanquée à droite et à gauche de deux autres tentes plus petites. C’est le campement que le maharadjah a fait préparer. La tente du milieu est pour nous; celle de droite est pour notre compagnon de voyage, et celle de gauche est un endroit secret, remplaçant avantageusement certaine chaise percée sans laquelle un Anglais ne voyage jamais.
On nous offre des pommes délicieuses, puis des fleurs et tout ce qu’il faut pour notre nourriture.
M. Clarke n’arrive qu’une demi-heure après nous; la [169] chaleur et la route l’ont tellement épuisé qu’il ne demande qu’à se coucher. L’air frais va le remettre; nous sommes à 3300 pieds d’altitude, car Bohtoti est en bas et l’on nous a placés sur la hauteur. Il fait du vent, et il est à craindre que nous n’ayons un violent ouragan, comme il y en a souvent ici, qui ravage tout sur son passage. Le vent soufflait par rafales, et nous en fûmes quittes pour un peu d’eau.
Quelque temps après notre arrivée on nous amena un envoyé du maharadjah, qui prétendit qu’au reçu de la lettre de M. de Ujfalvy on l’avait envoyé ici tout de suite; il avait marché tellement vite qu’il s’était abîmé le pied. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’à présent qu’il nous a trouvés, il veut aller à Badhrawar; c’est du moins ce que nous traduit François, qui assure qu’il a une lettre pour le tisseldar de cette ville. «Alors il n’est pas venu pour nous?—Si! mais il a une lettre pour Badhrawar et il demande la permission de s’y rendre.—Mais s’il est venu pour nous, il faut qu’il reste avec nous.—Non, il faut qu’il aille à Badhrawar.—Alors il n’est pas venu pour nous?—Si.—Il faut qu’il reste.—Non, il faut qu’il aille à Badhrawar.» Enfin, voyant que nous ne sortirions pas de ce dilemme, on appelle Lala, le domestique de M. Clarke, car M. de Ujfalvy soupçonnait François de ne pas comprendre et de ne pas pouvoir traduire. Donc on appelle Lala. «Oh! Lala!» répètent en chœur les Hindous. Lala arrive. Tout s’explique.
Le maharadjah ou plutôt son premier ministre lui a donné l’ordre d’aller à notre rencontre et, s’il le fallait, de pousser jusqu’à Badhrawar, pour remettre au tisseldar de cette ville une lettre nous concernant. Or ce brave fonctionnaire nous avait bien trouvés, mais il se croyait moralement obligé de pousser quand même jusqu’à Badhrawar, pour remettre cette lettre, inutile maintenant, et pour cette raison il demandait la permission de s’éloigner. M. de [170] Ujfalvy lui fit répondre que, puisqu’il nous avait trouvés, il devait rester avec nous, ayant été envoyé pour nous. Quant à la lettre, s’il se croyait obligé de la remettre au tisseldar, malgré notre rencontre, il devait la faire porter par un autre. Je ne sais si cet employé par trop méticuleux comprit, mais il s’inclina profondément, ainsi que les deux autres qui nous l’avaient présenté, et s’éloigna. Cependant, comme nous ne l’avons pas revu, il est plus que probable qu’il sera parti pour Badhrawar.
L’orage est survenu pendant la nuit et par conséquent a retardé notre départ de quelques heures; nous sommes au 19 juillet, et l’on nous assure que la route est superbe. Nous avons bien du mal à trouver des porteurs; il paraît que le service du maharadjah ne leur plaît guère, car, malgré les coups qu’on leur prodigue, il y en a qui se sauvent, et les autorités de Sa Hautesse sont forcées de prendre en gage leurs outils ou leur mince bagage, pour les forcer de porter nos effets.
La belle route de Djammou ne justifie pas sa réputation; elle est assez large et elle possède un télégraphe, c’est vrai, mais pendant trois milles les descentes et les montées nous rappellent les plus mauvaises routes. Nous côtoyons le Tchinab, bien encaissé dans de hautes montagnes; aussi la route redevient mauvaise et nous subissons des alternatives de montées et de descentes. Les cascades tombent et leurs belles eaux s’argentent sous les rayons voilés du soleil.
La vallée du Kichtwar, qu’arrose le Tchinab, n’est pas si belle que celle de Koulou, ni si sauvage que le haut Tchamba; pourtant les montagnes en sont plus hautes et, quoique moins boisées, ne manquent pas de charme. Nous nous arrêtons devant une masure et nous demandons du lait, qu’on nous sert avec empressement. Nous sommes étonnés, mais nous comprenons tout de suite pourquoi cet accueil: ce sont des musulmans. Ceux-ci avec les étrangers [171] sont hospitaliers, la religion le leur commande. L’Hindou au contraire est arrêté dans l’élan de son cœur. Tout ce que touche ou a touché un étranger est souillé et doit être brisé, si l’objet est cassable, sinon purifié. Vous voyez d’ici les transes de ce malheureux, qui doit casser son pot, [172] purifier sa maison, nettoyer trois fois au lieu d’une son lota de cuivre. Si vous n’avez pas un verre avec vous, jamais un Hindou ne vous donnera à boire, à moins que vous ne buviez comme lui. L’Hindou fait couler de l’eau d’un vase, et, rapprochant ses deux mains, il s’en sert comme d’un verre. Nos coulis hindous n’ont jamais bu autrement, tandis que nos coulis musulmans buvaient dans des bols. Ce brave musulman nous donne donc à boire avec plaisir, mais il en mit autant à recevoir son bakchich. Je ne sais si les six femmes qui étaient avec lui lui appartenaient, mais elles avaient le visage découvert, et deux d’entre elles étaient assez jolies.
Après le passage d’un pont, dont ce musulman était le gardien, nous voyons arriver vers nous un superbe palki surmonté d’un cachemire de l’Inde du plus beau fond rouge, devant lequel marche un cavalier vêtu de blanc qui remet une lettre à M. de Ujfalvy. Son cheval blanc, richement caparaçonné, était tenu en bride par un de ses serviteurs. C’était un envoyé du premier ministre, qui devait se tenir à notre disposition et tout arranger pour notre voyage.
Après la lecture de la lettre, nous nous remîmes en marche. L’envoyé monta sur un des deux chevaux qu’un de ses domestiques tenait en laisse, et nous suivit derrière. Un nouveau tchouprassi ou chef de police marche devant nous.
Ramban, où nous nous arrêtons, est un misérable petit village qui prend le titre de ville parce qu’il possède un post-office et un bazar. Les habitants ont leur demeure dans les montagnes. Le post-office est un établissement pour le service des lettres; on peut s’y procurer des timbres. Nous habitons le bungalow du maharadjah. Cette habitation, temporaire, il est vrai, puisque Sa Hautesse n’y vient que deux fois l’an, lorsqu’elle va de Srinagar à Djammou et lorsqu’elle en revient, laisse à désirer non seulement sous [175] le rapport du luxe, mais aussi sous le rapport du confort; il est encore vrai d’ajouter que notre confort occidental n’a rien de commun avec celui de l’Orient.
Cette habitation, comme toutes les semblables, possède une véranda, un premier étage, auquel on parvient par un escalier sombre et délabré qui vous conduit à une première pièce pouvant servir d’antichambre; à droite de celle-ci, une autre grande pièce, qui est la principale du bâtiment: elle possède trois petites fenêtres, qui peuvent se fermer avec des persiennes en bois travaillées à jour, de telle sorte que le courant d’air de cette chambre est très bien aménagé: c’est à quoi les Orientaux tiennent avant tout et avec raison. En revenant dans l’antichambre, à gauche se trouve une autre pièce avec une seule fenêtre, et au fond de cette chambre un réduit, transformé en certain lieu des plus primitifs. Toutes ces salles sont blanchies à la chaux, les parquets sont en terre battue et les parties boisées ne sont pas même peintes; pour tout mobilier une table ronde et deux vieux fauteuils cassés. Il est probable que, pour recevoir Sa Hautesse, tout est garni de beaux et magnifiques tapis orientaux et que les murs sont cachés par de superbes draperies brodées d’or. Les Orientaux mettent là tout leur luxe, et en cela ils sont nos maîtres, car quiconque a vu les tapis de ce pays trouve les nôtres ridicules et de mauvais goût, les tapisseries des Gobelins et de Beauvais exceptées.
La situation du bâtiment constitue une de ses beautés; le jardin en est malheureusement assez éloigné, mais il est joli et bien soigné; les citronniers y fleurissent, comme du reste dans tout le pays, et sur la route rien n’est joli comme ces arbres qui mêlent leur feuillage à celui du cèdre et aux fleurs écarlates des grenadiers. Le citron ici est petit et vert et a beaucoup moins de jus que ceux que nous connaissons.
A quelques pas de la demeure du maharadjah un magnifique [176] pont est en construction sur le Tchinab. J’augure qu’il sera beau par les deux arches qui sont jetées sur les rives, mais quand sera-t-il achevé? Les fils de fer sont déjà posés, mais l’ardeur des ouvriers paraît bien mesurée.
En partant de Ramban, où nous avons eu passablement chaud, nous quittons le Tchinab pour remonter l’un de ses affluents, petite rivière qui, à son embouchure, forme de nombreux zigzags. Le chemin qui suit le cours d’eau avait été une fois bien fait; mais, hélas! depuis combien de temps n’a-t-il pas été réparé et dégagé surtout des pierres qui, se détachant des montagnes, viennent l’encombrer?
Un petit lac est formé par la rivière, arrêtée par un amas de terre considérable. C’est le premier lac que nous voyons dans le Cachemire. Pourtant quelle délicieuse route on pourrait faire au milieu d’un paysage si sauvage! La rivière coule et se brise contre des rocs énormes. Nous suivons un dédale de pierres, de bosquets, d’arbres, de grottes qui semblent tenues par l’effet seul de l’équilibre; nos épaules s’en ressentent quelquefois, et gare à nos têtes! Mais nous sommes à Ramsou, après six heures de marche, sans avoir trouvé un seul village. Le bungalow est ici bien plus petit que celui de Ramban, l’herbe croît dans la cour, et les poutres y sont encore plus dégradées, et l’endroit secret est encore plus abîmé et plus primitif que tout le reste. On voit que Sa Hautesse ne s’arrête pas souvent ici. Du reste la situation laisse beaucoup à désirer; la maison est bâtie sur une éminence de terrain dans le fond de la vallée, éloignée de la rivière, et, comme elle est renfermée dans une cour entourée de quatre murs, la vue est laide et tout à fait restreinte.
En nous éveillant le 21 juillet, nous pouvons voir nos chevaux qui paissent tranquillement sur le toit; nous sommes sûrs au moins qu’ils sont bien portants, tant mieux: la fatigue d’hier n’a pas altéré leur santé.
[177] Pour commencer notre journée, nous traversons des endroits si charmants qu’ils ressemblent aux allées d’un parc; la corniche elle-même qui contourne cet énorme massif semble nous engager à la suivre, mais, à mesure que nous nous élevons, les montagnes deviennent plus hautes, se déboisent et prennent un caractère plus alpestre qu’himalayen. De Ramsou à Banihal, où nous nous rendons, nous traversons trois petits villages, et dans l’un d’eux, près d’une belle fontaine aux abords d’épais ombrages, caché sans doute dans la forêt, un chacal fait entendre des cris plaintifs. Nous en entendrons beaucoup, dit-on.
Les Hindous n’ont aucune peur de cet animal, et, lorsqu’ils en rencontrent un sur leur route, s’il est à leur gauche c’est pour eux un heureux présage, et ils continuent leur chemin avec d’autant plus de contentement.
Il est de tradition qu’une de leurs déesses, connue sous le nom de Dourga, s’est métamorphosée en chacal pour arracher à Kangra, qui voulait le faire périr, l’enfant de Krichna, Dieu favori des Hindous, surtout des femmes. Dourga est la femme de Siva et l’une des trois grandes déesses de la religion hindoue, et son nom lui vint de Dourga, terrible géant qu’elle combattit et vainquit. C’est une espèce d’Hercule femelle; on la représente aussi avec dix bras, et on place presque toujours un chacal à côté de son image.
Il me semble que les Cachemiriens du district de Banihal sont plus forts que les Hindous proprement dits; ils sont grands et bien faits, ils ont des jambes avec des mollets nerveux, ce que n’avaient pas ceux que nous avions vus jusqu’à présent. Les hommes et les femmes manquaient généralement de cette forme gracieuse qui caractérise une jambe bien faite.
Nous voyons beaucoup moins de femmes dans cette contrée, car ici les musulmans et les Hindous sont mêlés, et les premiers sont les principaux habitants du Cachemire. [178] Mais les femmes musulmanes, du moins celles que nous voyons, ne se voilent pas le visage; elles se contentent de le cacher un peu avec le voile qu’elles portent sur leur tête et qui fait partie de leur costume.
Nous ne mettons que cinq heures pour arriver à Banihal en passant par des ponts si primitifs, qu’ils peuvent faire concurrence à leurs frères de l’Asie centrale russe; mais ici rien d’étonnant: ces pays sont régis par des Orientaux, tandis que les Russes, à qui appartient le pays, imitent l’indolent laisser-aller de leurs devanciers.
Quelle différence! les Anglais auraient bien vite fait de construire un pont commode et solide. Banihal possède un bazar; donc, aux yeux des Orientaux, c’est une ville. Faute de grives, on mange des merles, dit le proverbe (c’est en Orient qu’on peut le répéter souvent). On nous conduit toujours au bungalow du radjah, mais il paraît que, comme dans cette localité il y en a deux, un pour le radjah et un pour sa suite, on trouve plus simple de nous conduire au second. M. de Ujfalvy, qui s’aperçoit de la fraude et sait combien les Orientaux méprisent les Européens, ne se laisse pas faire, et, ramenant chacun à son rang, il nous fait donner le bungalow de Sa Hautesse. Celui-ci, quoique plus confortable que le premier, qui ressemblait à une belle écurie, ne vaut pas mieux que tous les autres que nous avions déjà visités.
Cette petite transgression aux ordres du maître était due à la faiblesse de notre domestique; hélas! il nous aurait occasionné bien d’autres désagréments si M. de Ujfalvy n’était déjà parvenu à comprendre assez bien l’hindoustani pour saisir si sa pensée était bien traduite.
D’après cet exemple il est facile de concevoir pourquoi les Anglais ne veulent avoir aucun rapport avec les indigènes et pourquoi les idées d’un sang mêlé leur sont en répulsion. Quand ils pensent, en voyant les Portugais, à ce qu’ils pourraient devenir s’ils se laissaient aller à se commettre [179] avec les indigènes, leur sang britannique se révolte, et cela est bien naturel pour quiconque a vécu un peu dans l’Inde.
La nuit nous amena un orage terrible, la foudre tomba à quelque distance de nous, ce qui nous fit tressauter sur nos tcharpaïs tant soit peu ébranlés.
Le 22 au matin, la rivière était déjà bien grossie, des arbres étaient renversés, un champ de maïs était affaissé sous la pluie, et le dommage paraissait bien grand, pour un pauvre vieillard à barbe blanche qui considérait ces dégâts, tout en invoquant Mahomet; son œil triste nous regarda passer et nous suivit quelque temps.
Nous avions un col de 9500 pieds à franchir, le col de Banihal, qui allait nous introduire au Cachemire; quelques stations encore et nous serions alors dans la capitale. L’entrée, comme on le voit, n’est pas si facile de ce côté. Le panorama pour arriver à ce col était tout autre que ceux que nous avions vus jusqu’à présent. Les flancs des montagnes étaient garnis d’herbes et de fleurs de toutes couleurs, qui formaient des parterres ravissants pour l’œil.
Au moment où nous allions nous engager sur une corniche, nous rencontrons un homme assis sur sa mule entre deux paniers. Il était coiffé d’un turban blanc, mais sa bouche était protégée par une mousseline très claire, nouée derrière la tête. Cet homme appartenait à la secte des djaïns, qui sont ennemis des brahmines et reconnaissent les divinités, mais n’en adorent aucune. Ils ne font ni sacrifices ni prières. Cependant des hommes réputés saints sont devenus dieux, bien qu’ils admettent l’existence d’un dieu unique qui, après avoir réglé les destinées de tout ce qui se meurt, donna à l’homme une liberté entière et le rendit responsable ainsi de tous ses actes. Les djaïns sont ennemis, m’a-t-on dit, de toute destruction; ils ne veulent pas que leurs femmes se brûlent, et ne détruisent aucun animal, pas même les insectes infiniment petits, ceux que nous [180] respirons, et c’est pour obtenir ce résultat qu’ils se couvrent la bouche. Je me demande comment ils font pour manger, quelque dextérité qu’ils y mettent; il faut pourtant soulever le voile, et alors!... Il faut pourtant respirer pour vivre... Enfin, me disais-je, malgré la plus grande perfection, il y aura toujours un coin, fût-il imperceptible, qui sera défectueux.
Nous rencontrons des montagnards, qui portent leurs fardeaux dans des paniers affectant la forme de balances. Ceux-là n’ont pas la bouche couverte; ils aspirent au contraire à pleins poumons l’air le plus frais de ces régions élevées. Nos hommes sont en sueur et je m’étonne qu’ils ne se refroidissent pas, car ils sont à peine vêtus, une chemise en coton, toute déchirée, un pantalon qui leur descend à peine aux genoux et une couverture en laine qui leur serre la taille et les couvre au besoin. Pour moi je me hâte de mettre mon plaid, car le vent est très fort, et le thermomètre marque à peine 11 degrés. Après les chaleurs que nous avons eues en bas, c’est déjà le froid. Aussi, arrivés sur le col de la montagne, nos hommes ne demandent pas à s’arrêter. Ni nous non plus.
Désenchantement!—Souvenir de Jacquemont.—Verinagh.—Le palais, l’étang poissonneux.—Islamabad.—A la recherche d’un gîte.—Des maisons à plusieurs étages.—Écorces de bouleaux et papier du Cachemire.—Les ruines de Martand, navigation sur le Djilam.—Aspect de Srinagar.—Malaises.—Un excellent médecin.
En descendant de l’autre côté de la montagne, je me demandais si je ne faisais pas un rêve.
Quoi! c’est là cette entrée du véritable Cachemire, de ce paradis terrestre, de cette merveille du monde? Et malgré moi la description de Guillaume Lejean me revenait à la mémoire, j’étais confondue. Les lettres de Jacquemont que j’avais lues sur le bateau me disaient donc seules la vérité. Était-ce donc pour contempler cet amas de montagnes déboisées au sud, présentant une désolante uniformité, que nous avions fait ce chemin périlleux? Comment ces flancs de terre rouge et à peine garnis de verdure peuvent-ils nourrir ces belles chèvres dont la laine soyeuse fournit de si beaux châles? J’étais atterrée, et cependant nous descendions une montagne boisée où la flore toute européenne me rappelait ma chère patrie. Mais je n’étais pas venue pour voir l’Europe, et, dans ma colère toute féminine, j’étais furieuse, lorsque au bas de la descente je [182] me trouvai sur ce grand plateau d’alluvions entouré de montagnes. On eut beau me dire que ces alluvions faisaient justement sa fertilité et sa richesse, ces terrains dénudés et presque en friche me causaient un désappointement qui fut long à se dissiper.
Il ne fallut rien moins que le palais de Verinagh , où nous nous arrêtâmes quelques heures, pour faire disparaître complètement ma mauvaise humeur. Ce palais très pittoresque n’a qu’un étage; la façade du premier est tout en grillage de bois et repose sur un soubassement en pierres. Derrière cette façade se trouve un étang rempli de poissons, qui remplace avantageusement la cour. Il est rond, et, tout autour, des voûtes entourent cette belle pièce d’eau. Ces espèces de cellules ont une sortie à l’extérieur et servent de refuge aux serviteurs du radjah ou aux voyageurs pauvres. Cette eau est si verte que le fond de ce lac doit avoir au moins 10 ou 15 mètres; elle s’écoule sous l’arche principale et s’éloigne de ce palais en formant une jolie rivière.
Les chambres étaient propres et toutes boisées; les plafonds étaient agrémentés de dessins formés par des lames en bois très minces, ce qui faisait un effet charmant.
Après nous être reposés quelques heures, nous décidons que nous irons coucher à Islamabad et que M. Clarke, qui est toujours souffrant, viendra nous rejoindre le lendemain matin.
A trois heures, lorsque le soleil est un peu moins fort et que nous espérons sa disparition, nous partons. Mais, hélas! le soleil du Cachemire est comme celui des Indes, il est aussi brûlant et la route n’a pas d’ombre; elle s’étend dans une large plaine enclavée dans des montagnes arides; les plantations de riz, le bord d’une rivière dont le lit est à peu près sec: tel est le chemin que nous suivons jusqu’à six heures, où les premières maisons d’Islamabad nous apparaissent, mais qu’elles sont encore loin, grand Dieu!
[185] Nous entrons dans de vastes prairies; la rencontre de cavaliers nous fait pressentir les approches de la ville. A sept heures et demie le Djilam, qui arrose Islamabad, est devant nos yeux. Qu’il a l’air honnête, ce vieil Hydaspe! qui dirait à son air timide et tranquille qu’il a vu tant de choses? C’est pourtant sur ses bords, dans le Pendjab, qu’Alexandre vainquit Porus et consolida son pouvoir; c’est encore sur ses bords qu’il voit aujourd’hui les Anglais, plus calmes et surtout plus patients qu’Alexandre, s’emparer doucement de cette riche contrée qu’ils convoitent. Que de temps s’est écoulé depuis cette époque, que de changements dans la manière de combattre! Autrefois des masses énormes se heurtaient les unes contre les autres et faisaient retentir les alentours du bruit de leur choc. Aujourd’hui le roulement du canon a remplacé le bruit des armes, le hennissement des chevaux et les cris des éléphants. Le canon, la mitraille, les obus et les hommes roulent tués sur le coup ou gémissant sous des blessures sans nom. Lequel des deux préférez-vous, fleuve calme et tranquille? Si vous pouviez parler, qui sait à qui vous jetteriez la palme?
Maintenant il faut que nous le traversions sur un pont qui vient de se briser et que par habitude on ne s’empresse pas de raccommoder; il est si doux de ne rien faire. Nos chevaux entreront dans ces eaux paisibles, et nous, nous sauterons par-dessus les trous. Ce qui fut dit fut fait. Ensuite nous nous engageâmes sous une belle et grandiose allée de peupliers qui nous conduisit à la ville.
Les rues y sont étroites; elles se croisent, s’entre-croisent, et les maisons ont souvent trois étages: fait anormal en Orient.
Sur la place se trouve le bungalow, dans lequel notre mounchi, secrétaire du maharadjah, veut à toute force nous faire entrer, mais nous nous y opposons; c’est un bungalow indigène, et nous frémissons à l’idée des hôtes incommodes [186] qui pourraient nous hanter de trop près. L’histoire d’une princesse orientale trouvant un pou sur sa robe et le remettant précieusement à sa suivante afin que celle-ci le mette en liberté, histoire que m’a racontée à Simla la femme d’un pasteur anglais, me revient à l’esprit, et j’aime mieux tout que d’entrer dans cette demeure.
Après de longs pourparlers, on se décide à nous conduire au bungalow anglais, mais il est tard et cet endroit est éloigné: c’est pour cette cause que notre mounchi n’avait pas voulu nous y mener.
A la nuit tombante, nous sortons de la ville, et, comme il n’y a pas de clair de lune, il fait très noir dans la campagne. Nous mettons au moins vingt bonnes minutes pour arriver au bungalow, mais nous nous applaudissons de n’avoir pas cédé, car, au moins, nous sommes dans un endroit nu, mais propre. Ce bungalow a été construit par les ordres du maharadjah, pour recevoir les étrangers qui viennent visiter le Cachemire. Tout étranger qui entre dans son pays devient son hôte, il ne peut se rendre propriétaire d’aucun terrain; même le résident anglais n’a pas sa maison à lui, elle appartient au souverain de ce beau pays, qui la lui prête pendant son séjour à Srinagar.
Ce bungalow asiatique était loin de ressembler à ceux que construisent les Anglais; c’en était pourtant une imitation; mais, hélas! qu’elle était pâle! On eut toutes les peines du monde à trouver un tcharpaï assez grand pour M. de Ujfalvy; tous ceux qu’on apportait étaient trop courts. Le gouverneur de la ville, qui était venu là, avec sa suite, pour notre arrivée, avait beau donner des ordres, rien n’y faisait.
Enfin, on finit pourtant par en trouver un. Le tcharpaï est le lit oriental par excellence, le même qu’on trouve dans le Turkestan, dans les Indes, et que les Anglais ont adopté, avec une modification qui est loin d’être à son avantage, car le cadre du lit, au lieu d’être en ruban de sangle comme [187] pour les personnes des hautes classes ou en ficelle comme pour les pauvres, est remplacé chez les Anglais par une planche. Aussi l’habitude de s’y trouver bien est-elle assez longue à prendre pour les Occidentaux. Mais, bah! on se fait à tout en voyage, même aux noirs moustiques qui nous dévorent à belles dents, et dans ce bungalow ils auront beau jeu, car nous n’avons rien pour nous garantir.
Nos coulis étaient, paraît-il, restés en route. Nous étions si fatigués que nous dormîmes sur nos ficelles végétales. Il était deux heures trois quarts du matin lorsque nos porteurs voulurent bien se montrer; nous leur fîmes fête malgré notre mauvaise humeur, car cette ficelle était loin d’être douce, et qui sait quel était le malheureux qui s’en était allé là-dessus par delà l’éternité rejoindre ses compatriotes?
Le lendemain, notre première visite fut pour le bazar. Celui d’Islamabad est comme tous les autres. Les maisons cachemiriennes diffèrent de celles du Turkestan en ce qu’elles sont à plusieurs étages et construites en bois et en terre. Le toit est fait avec de l’écorce de bouleau et de la terre; aussi, au printemps, tous ces toits sont en fleurs, ce qui produit un effet ravissant, dont nous avions joui à Tachkent.
Les murs des champs, des maisons, des jardins sont en torchis comme dans le Turkestan; leurs briques sont aussi séchées au soleil, mais leurs habitations ont des croisées sur la rue, et leur plancher est toujours en terre battue.
Les Cachemiriens écrivent sur de l’écorce de bouleau, avec un calam ou morceau de bois taillé en plume. Ce papier, dont ils se servent depuis des temps immémoriaux, est très fort et très durable, il y en a de magnifique, sur lequel les hauts personnages écrivent, et celui qu’on emploie pour mettre aux fenêtres est brillant et laisse très bien pénétrer le jour. Ils écrivent sur ce papier au moyen d’une plume de roseau, finement taillée. Cette plume est [188] renfermée avec du papier et tous les autres outils dont ils ont besoin, tels que ciseaux, petites cuillers pour l’encre, couteau, égalisateur, etc., dans une boîte généralement faite en papier mâché au lieu d’être en cuivre comme dans le Turkestan. Cette boîte ou encrier ne les quitte jamais, ils la portent toujours dans leur ceinture. On peut se procurer de ces écritoires depuis la modeste somme de 8 annas (1 fr. 05) jusqu’à deux et trois roupies.
A quelque distance d’Islamabad, c’est-à-dire à cinq milles anglais, s’élève un vieux temple nommé Martand, la ruine la plus célèbre de tout le Cachemire.
Nous nous y rendîmes dans la journée, accompagnés du gouverneur et de notre mounchi.
Chaque ville un peu importante de cette célèbre contrée possède son gouverneur, appelé vizir, qui correspond à peu près à la place de sous-préfet, chez nous, en France. Il est le chef de la ville; aussi était-il, comme toujours, entouré de nombreux serviteurs.
M. de Ujfalvy montait à cheval; quant à moi, afin de ne pas me fatiguer, je me plaçais dans le palki que le maharadjah m’avait envoyé, et que huit vigoureux porteurs soutenaient sur leurs épaules. Ce moyen de locomotion, très agréable si les coulis vont bien ensemble et s’ils sont légers et agiles comme les Hindous, devient presque un supplice auquel il faut se faire si les hommes ont le pas dur et ne marchent pas d’une certaine façon. Cette manière de marcher, mes vigoureux Cachemiriens ne la connaissaient pas, et j’eus occasion de regretter mon cheval.
Pour se rendre à Martand, il faut traverser une des extrémités de la ville, qui est assez étendue. Près de ce faubourg s’étend un petit lac portant encore le nom d’Anant Nag, et qui fut dans l’antiquité celui de la ville même, à qui les conquérants musulmans ont donné son nom moderne Islamabad, c’est-à-dire Ville-de-la-Foi. Ce [191] petit lac, dont les eaux sont légèrement sulfureuses et gazeuses, est consacré à Vichnou; il est considéré par les Hindous comme un des lieux les plus saints de la terre. Sur la berge qui l’entoure sont rangés de nombreux et élégants petits pavillons.
Comme le faubourg près de ce lac est habité par des musulmans, on voit quelques cimetières; les tombes sont en pierre et espacées les unes des autres; c’étaient les premiers cimetières que nous voyions depuis longtemps, les Hindous brûlant leurs morts. Nous n’avions vu jusqu’à présent que quelques rares élévations de terre sur le sommet desquelles était planté un bâton orné d’une oriflamme blanche, qui étaient, nous avait-on dit, des endroits respectés où l’on avait brûlé des veuves.
L’antique temple de Martand s’aperçoit de loin; il est situé au pied d’une montagne, et une immense plaine s’étend devant lui. C’est un magnifique monument, une merveille en ruine, dont le style rappelle les édifices gréco-bactriens.
Comme elle est bien placée, cette vieille ruine, au milieu d’une nature triste et morose, environnée des montagnes qui l’abritent! Les champs sont déserts, les habitations rares et les habitants plus rares encore. Et pourtant qu’il devait être beau, ce temple enseveli maintenant dans le silence et l’oubli! Comme, au temps de sa splendeur, ces colonnes s’élevaient fièrement, abritant sous ses parvis un peuple frémissant de bonheur en adorant ses dieux! O temps passés! que reste-t-il de toutes ces magnificences? rien: quelques débris superbes, encore debout aujourd’hui et qui, si l’on n’y prend garde, s’écrouleront demain sous le poids de leurs ans. Quel crime que cette indifférence asiatique toujours la même! Ces vieux débris sont pourtant si beaux! Témoins silencieux d’une époque si lointaine, pourquoi ne pas les conserver? Ils font si bien dans ce triste paysage!
A mesure que nous avancions au milieu des décombres, je [192] regrettais de ne pouvoir emporter quelques débris de ces magnifiques sculptures. Que d’élégants chapiteaux gisaient là sur ce sol! Quel bel ornement pour les musées! Mais, regrets superflus, il n’y fallait pas songer; tous ceux qui étaient transportables avaient été enlevés par les Anglais. Nous avions beau regarder, chercher, scruter, aucune pierre travaillée et d’un transport aisé ne s’était dérobée aux regards avides des rares visiteurs.
«Des serpents, des serpents en grande quantité», nous cria le vizir avec un véritable effroi, et il nous supplia de ne pas nous aventurer d’un certain côté. Les serpents sont les seuls gardiens de ce vieux temple, et ils ont déjà fait mourir les téméraires qui ont voulu pénétrer trop avant dans ces vieilles ruines.
Notre domestique, François, nous traduisit ce récit avec une figure décomposée. Quoique nous ne crûmes pas un mot de l’histoire, comme il n’y avait rien à admirer de plus, nous ne voulûmes pas contrarier le vizir, et nous revînmes sur nos pas, au grand contentement du haut personnage. Cette manière de faire garder ces ruines par le serpent est une idée sublime, car, quoi qu’on dise des charmeurs de serpents, les Orientaux ont peur de cet animal venimeux, et, si le cobra n’existe pas au Cachemire, il y a une autre espèce de serpent très dangereux et qui occasionne la mort. Cette mort n’est pas aussi certaine que celle due à la piqûre du cobra, contre la morsure duquel il n’y a aucun remède, et, bien soigné, on peut en réchapper; mais ce reptile n’en est pas moins très redoutable.
Il y a aussi, près d’Islamabad, des jardins qui sont très beaux. Les jardins des Hindous ne ressemblent pas aux nôtres; ils sont presque toujours tracés en ligne droite et laissés un peu au caprice de la nature.
En revenant, on nous conduisit à un petit temple au pied duquel se trouve une belle fontaine; l’eau qui emplit [193] le bassin est limpide, mais troublée par une quantité de poissons qui grouillent là dedans comme des sangsues. Autant quelques-uns de ces animaux aux écailles argentées, se jouant à la surface, sont gracieux et animent cet élément, autant la quantité noirâtre de ceux qui se pressent les uns sur les autres est dégoûtante. Combien le goût, la manière de voir des peuples sont donc différents! plus on voyage, plus on s’aperçoit de cette différence, et tous se trouvent ridicules et se critiquent, à l’envi les uns des autres. Il me parut que ces poissons étaient de la même forme que ceux qui troublent l’eau du grand et beau bassin du palais Verinagh. Ils sont aussi sacrés que les autres. Aucun mortel n’oserait les pêcher: plutôt périr. On les nourrit tous. Un indigène me présenta une assiette pleine de grains de maïs, que je leur jetai; ils se précipitèrent dessus avec une gloutonnerie indigne de poissons sacrés. Je suppose qu’ils ne se connaissaient pas cette qualité, car j’aime à croire qu’ils auraient agi autrement. Cette délicate attention de m’avoir fait nourrir cette gent liquide me coûta une roupie, et une autre roupie pour l’homme qui m’offrit une assiette de prunes sèches de Bokhara et d’amandes.
Ces prunes sont très bonnes et les indigènes les emploient dans leurs ragoûts. Quant aux amandes, elles ont l’écorce beaucoup plus dure que celles de nos pays, mais le goût en est le même.
Dieu! les magnifiques platanes; ils ombrageaient cet endroit sombre, et leurs troncs respectables en étaient un des plus beaux ornements.
Pour rentrer à notre bungalow, la pluie vint à notre rencontre, ce qui n’empêchait pas les indigènes de mettre leur nez aux portes et aux fenêtres pour nous regarder passer. Nous étions pour eux un objet de curiosité. Il vient beaucoup d’Anglais à Islamabad, la ville étant très renommée, [194] mais ils ne sont pas accompagnés du vizir et de sa suite. Malgré le flegme musulman qui cache leur ardente curiosité, leurs langues, j’en suis sûre, se seront occupées de nous, et nous aurons été pour eux un sujet inépuisable de conversation; l’Hindou est si facile à distraire; il est comme un enfant et s’amuse de chaque chose.
Rentrés au bungalow, nous retrouvons M. Clarke, et nous passons ensemble le reste du temps.
Le 24 nous sommes debout à cinq heures, car il faut nous embarquer sur ces bateaux plats qui descendent le Djilam, jusqu’à Srinagar; le chemin par la rivière est plus court et surtout plus commode, et nous avons décidé d’envoyer nos chevaux avec leurs saïs par la plaine.
Cet embarquement est quelque chose d’assez difficile et d’assez confus. Il nous faut un bateau pour M. de Ujfalvy et moi, un bateau pour M. Clarke, un bateau pour notre cuisinier et pour nos bagages, et ce chargement, quoique bien simple, ne s’exécute pas sans difficulté. Ce sont les coulis qui se trompent et portent nos bagages dans un autre bateau, il faut les appeler à grands cris et tout recommencer. Enfin, pourtant, l’embarquement est terminé.
Les barques ont généralement quatre rameurs, qui composent toute une famille, le père, la mère et les deux enfants. Mais M. de Ujfalvy en réclame deux de plus, et je soupçonne que ces deux font partie de la famille, à titre de cousins sans doute. C’est toute une caste à part que ces bateliers, qui n’ont d’autres demeures que leurs maisons flottantes, et les femmes, nous assure-t-on, sont plus que légères; leurs bateaux ne servent pas toujours à de simples voyageurs.
Ces embarcations sont larges et plates, et l’extrémité, qui est très pointue, est un peu relevée, afin de rendre l’atterrissage plus aisé. A l’arrière se placent les membres de la famille qui doivent ramer.
[195] Ils sont quatre, ce qui fait huit bras; les deux autres sont devant; mais, comme ils n’ont qu’une rame, nous n’avons par le fait que cinq rameurs. Le milieu est réservé au voyageur; on nous fait observer qu’il y a une place pour le lit et une autre pour une table; tout est par compartiment, et ceux-ci forment double fond. Ces barques sont solidement construites en bois de tek et généralement bien travaillées. Elles sont surmontées d’un paillasson dont les côtés se relèvent à volonté suivant l’ardeur du soleil.
A cinq heures les rayons naissants de l’aurore nous laissent admirer le paysage. L’antique Hydaspe coule lentement entre deux rives assez ordinaires. Les bateliers rament avec une ardeur qui double leur force et ils chantent quelque peu; ils sont gais, chose tout à fait anormale pour des musulmans. Allons, nous arriverons bientôt!...
Au bout de deux heures cependant leur bonne volonté et leur ardeur se ralentissent, leurs bras sont fatigués. Un enfant commence à crier, et ce dernier, que nous n’avions pas vu, est pris par la mère, qui lui présente le sein. Au commencement elle continue à ramer, manquant presque par ses mouvements d’écraser la tête de son fils, qui boit sans s’inquiéter de rien; il en a l’habitude; mais peu à peu la mère laisse les rames, ce sont déjà deux bras de moins. L’enfant cependant a pris son repas; la mère, qui s’est reposée, va recommencer à ramer! Oh non! et les autres, les grands, il faut bien qu’ils mangent aussi.
Donc la femme se met en devoir de préparer le riz, puis sa fille l’aide dans sa préparation, deux bras de moins encore. La cuisine heureusement n’est pas de longue durée; mais, une fois le repas prêt, il faut le manger, les rames sont mises de côté et les bras se livrent à un autre exercice. La distribution du riz est assez typique, la mère plonge sa main dans le plat, prend une poignée de riz et la passe soit à son fils, soit à son mari; les deux autres parents, sans [196] se gêner, mangent avec avidité dans le plat. Les musulmans bateliers, comme tous leurs frères, ne mangent pas avec des cuillères et des fourchettes; ils se servent toujours de leurs trois doigts, le pouce, l’index et celui du milieu. Cette habitude ne doit pas nous étonner, puisque, même chez les peuples occidentaux, la fourchette, qui nous paraît aujourd’hui indispensable, a été le dernier de tous les objets de luxe à imposer sa nécessité. Chez le peuple que nous visitons, la cuillère en effet a bien droit de cité, mais la fourchette est chose inconnue.
De temps en temps cependant les bateliers donnent un coup de rame à notre barque, qui suit tranquillement le fil de l’eau. Par bonheur, nous descendons la rivière, mais notre impatience est extrême et nous aspirons à la fin du repas. Celui-ci terminé, il faut bien fumer, dormir un peu. Malgré nos ordres réitérés, nos cris même, nous voyons bien, hélas! que c’est la rivière seule qui se chargera de nous conduire à la capitale. Il faut en prendre notre parti, nous n’irons pas plus vite.
Nous regardons les bords du Djilam qui défilent devant nos yeux; ce sont des terrains plus ou moins cultivés encaissés dans les montagnes qui ferment l’horizon. De temps en temps des escaliers délabrés servent d’abordage; des femmes les descendent pour laver leur linge dans la rivière; ordinairement elles n’ont pas de savon et elles font sortir la saleté en frappant chaque pièce avec une massue de bois. Pour le moment ce sont les escaliers qui font l’office de celle-ci; elles frappent à coups redoublés le linge contre la pierre. Je ne m’étonne plus si tous les boutons sont à renouveler à chaque blanchissage.
Le petit village d’ Edjbeadas possède un temple, puis c’est un pont qui nous passe sur la tête, des îles qui coupent la monotonie de la rivière. Ces bords me rappellent un peu les environs de Tchimkend, ville du Turkestan [199] russe située au nord de Tachkent; ces montagnes nues et desséchées par le soleil, cette terre aride, tout cela sent toujours bien un peu l’Asie Centrale. Ces bords cachemiriens n’ont rien du paradis terrestre. Par-ci par-là un paysage un peu plus joli fait paraître les autres d’autant plus laids.
A midi nous déjeunons. Pour accomplir cet acte indispensable, on attache les barques ensemble, afin de pouvoir passer de l’une à l’autre sans danger, ce qui n’empêche pas François de tomber à l’eau et de prendre la moitié d’un bain dans l’Hydaspe. M. de Ujfalvy le repêche à temps. Du reste il nage comme un poisson, nous dit-il.
Le repas terminé, on détache les barques, qui reprennent leur allure et leur rang.
Nous passons devant le village d’Avantipour, qui possède les restes d’un temple antique presque aussi considérable que celui de Martand et datant de la même époque.
Nous rencontrons des voyageurs qui remontent le fleuve à l’aide de cordes; les bateaux sont traînés de la rive par les bateliers, qui aiment mieux aller ainsi qu’à la rame; ils se fatiguent moins et emploient moins de bras. Le voyageur indigène, étendu sur son tcharpaï, regarde patiemment défiler devant lui ce monotone paysage.
C’est ainsi que s’écoule notre journée; nous serions morts d’ennui si nous n’avions emporté des livres avec nous; le soleil nous avait obligés de baisser les paillassons, en sorte que nous étions comme dans une prison. Pour nous délasser, nous jouons au bésigue, nous dormons.
A sept heures du soir enfin apparaît le Takhti-Soliman, temple hindou bâti sur un des sommets qui dominent Srinagar. Quelle joie! la capitale n’est pas loin. Les rives nous semblent plus jolies. C’est sans doute l’ombre du soir qui assombrit ces montagnes et les fait paraître plus sauvages.
Vers neuf heures, nous atteignons le Mounchi-Bagh ou Jardin des Interprètes, charmante résidence mise par le [200] maharadjah de Cachemire à la disposition des visiteurs européens et qui est située à une petite distance de Srinagar.
Notre barque atterrit près d’un escalier en pierre dont la régularité est loin des règles de l’art; il n’en est peut-être que plus artistique, mais il est moins commode. Bah! nous sommes vite en haut de la berge et nous distinguons malgré l’obscurité les murs blancs d’une maison. La lune n’est pas levée, il fait sombre sous ces grands arbres.
La porte de notre habitation est fermée au cadenas. En l’ouvrant, nous nous trouvons en face d’un rez-de-chaussée, puis d’un escalier qui nous conduit au premier. Une grande chambre sur laquelle donnent deux autres pièces, sur le palier un coin avec une petite lucarne. Voilà la composition de cet étage, le seul du reste de la maison. Des grillages de bois qui s’ouvrent comme des fenêtres donnent le jour à la grande pièce; pour empêcher l’air de pénétrer, on colle du papier sur ce grillage. On apporte à grande hâte quelques mauvaises chaises, une table qu’on place dans la première pièce; deux tcharpaï et une autre petite table sont placés dans une autre pièce, qui nous servira de chambre à coucher.
M. Clarke s’installe au rez-de-chaussée, qui est disposé comme le haut.
Nous nous consolons de la nudité de ces pièces. Le Parsi qui nous a introduits dans notre demeure possède des marchandises anglaises et en fait le commerce; il nous apporte de la bière qu’on fabrique à Marri, sanatorium anglais, et qui est très bonne, puis du soda-water . Les Anglais font une grande consommation de ce soda-water . C’est de l’eau de Seltz enfermée dans une petite bouteille de la contenance d’un peu plus d’un quart de litre. Ils ont des verres destinés à cet effet, de telle sorte qu’on vide toujours la bouteille d’un coup. Cette boisson est très digestive et on s’y habitue vite. On peut à volonté la boire pure ou la mélanger soit avec du vin, soit avec de la bière, soit avec de l’eau-de-vie; [203] ce dernier mélange s’appelle peg , et les Anglais en boivent jusqu’à quinze et même vingt verres par jour, surtout dans les grandes chaleurs.
Nos bagages sont arrivés avec nous, et nous espérons passer une nuit délicieuse. Est-ce la fatigue? est-ce le soleil? mon mari est pris de violents maux de tête; tout en lui mettant des compresses d’eau froide sur le front, je suis saisie à mon tour de frissons, je claque des dents et il m’est impossible de continuer. La nuit se passe ainsi; une grande transpiration a succédé à mon frisson, et, le matin, il m’est impossible de rester debout. A peine suis-je levée que les frissons me reprennent et qu’il faut me recoucher.
J’avais ordonné qu’on envoyât chercher le médecin pour mon mari, qui, en me voyant si mal, prit peur et voulut lui-même aller chez le docteur; cette sortie fut un réactif pour lui, et son mal de tête, qui n’avait pas voulu céder, disparut. Le médecin anglais vint et déclara heureusement que mon indisposition n’offrait aucune gravité, mais qu’il fallait me couper la fièvre tout de suite, car nous arrivions à Srinagar dans le plus mauvais moment. Les mois d’août et de septembre sont très fiévreux; il fallait donc à tout prix m’empêcher de tomber sous cette pernicieuse influence, qui pouvait interrompre notre voyage. Grâce à une vigoureuse médication nous fûmes de nouveau sur pied, je résistai un peu plus longtemps que mon mari, mais cependant au bout de huit jours j’étais remise.
Il était fort heureux pour nous que nous fussions tombés aux mains d’un praticien aussi habile que le D r Downe; c’était non seulement un bon médecin, mais un habile chirurgien, chose assez rare aux Indes, où les médecins anglais ne sont pas très capables. M. Downe était une exception; il a fait des cures merveilleuses à Srinagar. Si les médecins anglais ne sont pas bons, les médecins hindous le sont encore moins; ils sont très ignorants de [204] l’anatomie et considèrent les maladies internes comme inguérissables. Cette ignorance anatomique tient sans doute aux principes religieux, qui leur interdisent de tuer aucun animal. Ils connaissent cependant les plantes simples, mais presque toutes leurs études ont pour but de rechercher surtout les antidotes contre les morsures des serpents venimeux. Ils méprisent les médecins européens, qu’ils considèrent cependant comme plus habiles qu’eux sous le rapport de la chirurgie. Pour guérir la fièvre, les médecins hindous n’ont d’autre thérapeutique que la diète, de sorte que, si le malade ne meurt pas de la fièvre, il meurt souvent d’inanition. Le prix de la visite est fixé chez eux suivant le degré de fortune du malade: c’est bien, et ils montrent au moins qu’ils sont intelligents. En général ils purgent beaucoup, et cette médication à la mode du temps de Molière est encore en honneur chez eux, mais ils n’indiquent jamais le remède le premier jour de leur visite, car ils doivent étudier la maladie avant de la soigner; il faut donc que celle-ci attende leur bon plaisir; tant pis si elle réclame une ordonnance prompte et énergique: le malade en pâtira, mais l’usage sera gardé et le patient sera mort selon les règles de la faculté: sauf si l’on tombe sur des médecins qui ont suivi les cours des facultés d’Agra ou de Bénarès. Le plus souvent ils n’étudient rien du tout, et le hasard se charge de leur faire une réputation. Ils avaient un très bon remède contre l’éléphantiasis, horrible maladie répandue dans l’Inde: c’est une espèce de lèpre qui développe jusqu’à la difformité une partie quelconque du corps au détriment de celui-ci. Pourtant les Hindous reconnaissent l’efficacité de nos remèdes, et une offrande de quelques grammes de quinine est toujours fort appréciée par eux.
M. Downe, le médecin anglais qui vint nous visiter, était un homme qui s’était fait aimer et estimer dans le pays; il fut, pendant la cruelle famine qui décima le royaume, le [205] recours et le sauveur d’un grand nombre d’indigènes; beaucoup lui durent la vie, et, lorsque le bien-être reparut dans le Cachemire, toute sa cour fut remplie de gens qui s’empressaient de venir le remercier, mais à leur manière. Ils lui demandèrent un bakchich, disant, comme les maris du Koulou: «Puisque tu nous as arrachés à une mort certaine, c’est que notre existence avait une utilité quelconque pour toi: tu dois donc nous aider à vivre». M. Downe, qui avait une tout autre manière de voir, les eut bientôt renvoyés.
Les visites des médecins anglais se payent très cher aux Indes; on ne peut donner moins d’une livre sterling pour la plus petite consultation; c’est un peu trop vraiment; ce prix exagéré me fait penser à une dame anglaise qui, achetant quelque objet qu’elle payait quatre fois plus cher dans un magasin tenu par un de ses compatriotes à Bombay, ne put s’empêcher de s’écrier: «Mon Dieu, que c’est cher!—Croyez-vous donc, madame, lui répondit l’Anglais sans se déconcerter, que nous venions dans ce pays pour changer d’air!» La dame, ne trouvant rien à répondre, paya sans marchander.
Le résident anglais.—Demande d’audience chez le maharadjah Rambir-Singh Bahadour.—M. Dauvergne.—Description de Srinagar.—Chez le roi.—Le Takhti-Soliman.—Mensurations anthropologiques.—Types et caractères des habitants.—Les brahmines d’aujourd’hui et ceux du temps d’Akbar.—Les Pandits, le plus beau type des Indes.—Promenade dans la ville.—Commerce et industrie.—Tissus, bijoux, objets en bronze, en argent et en papier mâché.—Chez Samed-Châh.—Pandriten.—Cadeau du maharadjah.—Srinagar au clair de lune.—Départ pour le Baltistan.
Mon indisposition retarda les visites que mon mari devait faire au résident anglais et au maharadjah.
Notre compagnon de voyage, M. Clarke, étant toujours souffrant, a dû se retirer à Goulmarg, petit sanatorium à l’usage des résidents européens de Srinagar. Depuis deux jours il était déjà parti pour se rendre à cet endroit.
Cependant le maharadjah nous fit dire qu’il entendait que tout ce dont nous avions besoin pour notre nourriture fût à ses frais. Notre cuisinier n’avait qu’à demander, on le lui apportait. Malgré cette généreuse hospitalité, nous acceptâmes avec bonheur celle que le résident anglais, M. Henwey, nous offrit. Dès que sa maison fut libre, sa jeune et charmante femme vint me prier de venir nous installer chez elle. Comme je me trouvai bien dans cette [207] chambre, grande et haute, meublée à l’européenne, avec un mélange d’objets orientaux! Un cabinet de toilette où tout ce qui peut vous rendre propre s’ouvrait sur une vaste antichambre et composait avec la première notre appartement. Je me remis vite de mes fatigues, assise dans un bon fauteuil, et nous remerciâmes vivement M. et Mme Henwey.
Pourquoi le maharadjah ne fait-il pas payer une roupie par jour pour chaque bungalow qu’il offre à ses visiteurs, et pourquoi ne les fait-il pas meubler? Ce serait plus agréable que cette hospitalité par trop simple de quatre murs et du strict nécessaire. Mais on prétend que Sa Hautesse craint que les étrangers, se trouvant trop bien, ne se fixent dans sa capitale, ce qui serait pour lui le comble du chagrin.
Il y a quelques années à peine, aucun étranger ne pouvait séjourner au Cachemire passé le mois d’octobre. Lord Lytton, alors vice-roi des Indes, abolit cet usage en permettant à des officiers anglais de passer l’hiver à Srinagar. L’étonnement du maharadjah fut grand lorsqu’il sut qu’au mois de novembre les Européens se promenaient dans sa capitale. Une lettre fut écrite au vice-roi, qui tint bon et ne voulut pas revenir sur sa décision. Le nouveau vice-roi des Indes, lord Ripon, fut, à son arrivée, accablé de demandes pour reviser cet ordre, mais il est toujours resté sourd aux réclamations. Cependant, afin de ne pas trop contrarier le maharadjah, le résident anglais passe ses hivers à Sialkot, petite ville de la frontière dont les habitants viennent quelquefois à Srinagar, ce qui nous permit d’en voir quelques-uns.
M. E..., Belge francisé qui cultive les vignobles de Sa Hautesse, est envoyé en France ou ailleurs pendant les grands mois de l’hiver. M. Dauvergne, qui a fait à lui seul pendant vingt ans le commerce des châles du Cachemire, [208] n’est pas même excepté de cette règle. Ce dernier devrait être pourtant dans les bonnes grâces du souverain; il a fait énormément gagner d’argent aux sujets de Sa Hautesse et, par cela, facilité le payement des impôts, mais il paraît que tout est autre dans ces pays. Tout ce qui fait la gloire de nos souverains fait le désespoir de ces potentats orientaux. En effet, tout leur est égal si leurs désirs sont satisfaits; le bonheur, la richesse, la gloire de leurs sujets et de leur pays sont des mots vides de sens; le moi remplit tout leur être, et c’en est assez pour eux.
Certes la nature himalayenne est bien belle, mais c’est à elle seule qu’elle doit cette beauté, les hommes font tout pour l’enlaidir. Une splendide nature avec des maisons en ruines, des hommes en haillons; une excessive richesse à côté d’une excessive misère, voilà l’Orient; rien qui résiste à un examen sérieux. Comme la vérité, l’idéal du parfait lui fait horreur. Dès l’enfance on apprend à l’Indien à mentir et à dissimuler sa pensée, et il en sera ainsi tant que la femme n’occupera pas près de lui la place qu’elle doit occuper. Le contact de l’Européen n’a pas réussi à tirer les indigènes de leur torpeur. Ce n’est pas qu’ils ne peuvent faire ce que nous faisons. Oh si! ils nous imitent parfaitement, mais il leur manque ce je ne sais quoi qui fait que l’esprit agit et non la routine. Ce je ne sais quoi, c’est la femme.
On sent que rien n’est équilibré dans ce pays, la force brutale y est tout. L’intelligence y est opprimée; par ce fait même, l’équilibre est rompu. Mahomet n’a pas pressenti les siècles futurs, Jésus-Christ les a devancés. Ce dernier a compris que l’intelligence serait un jour la maîtresse du monde, et sa religion s’en ressent. L’autre a cru que les siècles ne marcheraient pas, et ils ont marché sans lui. Ce sont les réflexions que me suscitent ces gens qui passent à mes yeux à moitié habillés et dont les vêtements ne sont jamais lavés plus d’une fois l’an.
Nous voilà donc à Srinagar, dans cette belle capitale tant vantée du Cachemire. Selon l’opinion vulgaire, le nom de la ville viendrait d’une espèce de chèvrefeuille très odorant appelé sirini et qu’on rencontre partout en abondance aux environs; mais la véritable étymologie est Sri Naya Gark , la «ville neuve du Très-Haut» (Sri étant une des appellations favorites de Siva).
Cette vallée magnifique, qui compte à peu près quatre-vingts milles de long sur quarante de large, et qui est tout enfermée par de hautes montagnes, est d’autant plus belle qu’on arrive des Indes. La tradition rapporte que la route de Lahore à Cachemire fut ouverte par Kacheb, petit-fils de Brahma, qui sépara, dit-on, deux montagnes. Ce gigantesque ouvrage s’appelle la Porte Cachemirienne, et la montagne ainsi percée prit le nom de Kach-Mer.
Ce pays est habité par différents peuples, qui suivent presque tous la religion de Mahomet; mais il est gouverné par une famille d’origine hindoue. Le père du radjah actuel l’acheta moyennant quelques milliers de roupies, et il fit un traité avec les Anglais, qui le reconnurent comme souverain, à charge de payer à la couronne une redevance annuelle. Cette redevance consiste en châles et en moutons.
La première visite de M. de Ujfalvy fut pour le maharadjah Rambir-Singh, qui le reçut avec tout le cérémonial de l’Orient et lui demanda quel projet il avait en venant dans son pays. M. de Ujfalvy lui répondit que le désir de la science avait seul guidé ses pas et que, s’il pouvait aller à Skardo et pénétrer jusqu’à Ghilghit pour s’aventurer plus loin encore, ses vœux seraient réalisés. La permission d’aller à Skardo lui fut accordée sur-le-champ, mais on refusa de le laisser aller à Ghilghit. Le pays était en révolte contre l’autorité du maharadjah, et le résident anglais avait failli être assassiné et était forcé de revenir. Dans ces conditions, Rambir-Singh ne pouvait permettre à [212] M. de Ujfalvy de s’y rendre. Mon mari dut se résigner de bonne grâce. Se révolter eût été compromettre notre voyage. Pour prendre des mensurations anthropologiques sur les indigènes, il fallait l’aide du gouvernement, et, comme le maharadjah y portait beaucoup d’intérêt, Sa Hautesse promettait son intervention. Le succès était donc certain; vouloir pousser plus loin eût été téméraire et n’aurait eu pour effet que de nous aliéner les bonnes intentions du souverain.
Le maharadjah du Cachemire est un bel homme, à la figure intelligente et douce, aux yeux de velours; ses manières sont nobles et empreintes de cette majesté commune à tous les Orientaux; chaque pas qu’il fait est compté; chaque geste, chaque parole sont réglés d’avance. C’est aussi un des plus puissants des princes indigènes.
Les maharadjah avaient autrefois des radjah sous leur suzeraineté, et à eux seuls appartenait le droit de déclarer la guerre. A présent, presque tous ces radjah ont disparu, et le maharadjah du Cachemire est le seul dont le royaume ait une certaine importance.
Il a trois fils et plusieurs filles; l’aîné de ses fils est marié, mais n’a pas d’enfant; il pourra donc prendre une autre femme. Les Hindous ne doivent avoir qu’une femme, les autres sont des concubines; ce n’est que lorsqu’ils n’ont pas de fils que leur religion leur permet de prendre plusieurs femmes. Le grand but de la vie d’un Hindou est d’avoir un fils; s’il n’en a pas, il peut en adopter un et lui donner sa caste, quelle que soit celle d’où il est sorti.
On dit que le père du maharadjah est le seul qui eût marié sa fille, car autrefois on s’efforçait de les faire périr dès leur naissance en les privant du sein de leur mère; on ne les épargnait que si l’on n’avait pas d’enfants mâles; cette coutume barbare existait surtout chez les Radjpoutes. Les [213] noces de la fille du maharadjah furent superbes; elles durèrent plusieurs jours et engloutirent des sommes considérables.
Le souverain actuel aime beaucoup les Européens, ou du moins il en a l’air; mais son fils aîné les méprise et les déteste, dit-on.
[214] Le premier ministre, le divân Anant-Ram, est un homme très intelligent et tout jeune encore; son père, homme d’une rare capacité, lui a laissé, paraît-il, une lourde tâche, car il avait habitué le maharadjah à ce que toutes les affaires lui passassent par les mains.
Aime-t-il ou n’aime-t-il pas les Européens? là est la question. Toujours est-il que son plus grand plaisir est de mettre des bâtons dans les roues entre les relations, très tendues, de son gouvernement et du résident anglais; comme il est très rusé, très souple, très poli et surtout très malin, ce n’est pas toujours le résident anglais qui l’emporte dans cette lutte sourde.
Une fois que je fus sur pied, Mme Henwey nous proposa d’aller visiter le temple du Takhti-Soliman.
Nous partons de grand matin; il a fait la veille un orage accompagné d’un peu de pluie qui a rafraîchi l’atmosphère, les nuages se sont dissipés et nous avons un magnifique coup d’œil. Mme Henwey et moi, nous nous faisons porter en palki, et M. de Ujfalvy nous suit à cheval.
Nous passons devant un cimetière musulman qui se trouve près de la montagne, en face duquel se sont groupées quelques maisons où habitent les fossoyeurs .
Aux Indes il n’y a pas de fossoyeurs. Les Hindous aussi bien que les musulmans incinèrent ou enterrent eux-mêmes leurs parents. C’est un devoir qu’ils ne cèdent à personne. Cachemire fait exception à cette règle, et les gens qui ensevelissent les morts sont parqués comme des lépreux. En ce moment ils sont occupés à tisser de la toile ou du coton, et leur métier est aussi primitif que celui des autres Hindous. Ils vont et viennent, tenant leur fil en main, et nous regardent passer d’un air mélancolique.
Nous nous engageons sur la montagne; la route est horrible, mais nous arrivons quand même au sommet.
Le temple qui le couronne n’est pas très grand. On y [217] monte par quelques marches très hautes et on y entre par une porte très étroite; les habits des fidèles ont poli les pierres qui sont près de l’entrée. Il a dû y avoir une cérémonie, car, lorsque nous y pénétrons, une forte odeur d’encens emplit la voûte. L’intérieur est en pierres sculptées, et au milieu se trouve un lingam en pierre noire en forme de borne, sur lequel on a posé une couronne de fleurs jaunes. Le jaune est la couleur préférée pour les cérémonies religieuses, et c’est elle que nous avons toujours rencontrée. Ce temple est surmonté d’une coupole qui domine gracieusement la montagne, mais le panorama qui s’étend sous nos yeux est encore ce qui me plaît le plus.
La vallée, entourée de montagnes, s’étend à perte de vue; les plantations, les prairies entrecoupées d’arbres forment comme des tapis de différentes couleurs; le Djilam déroule ses méandres, qui rappellent les dessins de palmes que l’on voit sur les châles, pour disparaître en entrant dans la ville, dont il baigne les maisons. La forteresse gardienne de Srinagar, bâtie sur une petite hauteur, domine la cité orientale; ces blocs montagneux sont nus et arides au midi et boisés un peu du côté du nord. Des cimes neigeuses se font jour par-ci par-là, et le lac qui baigne et reflète le pied de ces géants terrestres étale sa belle nappe d’eau au soleil. Les plantes maritimes en verdissent la surface; les jardins flottants en rapetissent l’étendue, y forment des canaux, et cette division en rompt la monotonie. Des rideaux de peupliers s’élancent droits et fiers sous un ciel nuageux, comme celui de notre belle Europe, et l’air frais du matin emplit nos poumons de bien-être.
Pas une pierre à pouvoir emporter, quel dommage! quels regrets!
Nous redescendons dans la ville et passons près de l’hôpital, bâti par le maharadjah et tenu par des missionnaires anglais. Il est propre et toujours plein, car c’est [218] le docteur anglais qui s’en occupe, tandis que l’autre hôpital, qui est confié aux soins des médecins indigènes, est toujours vide.
Ce second bâtiment est pourtant bien élégant et coquettement posé sur les rives du Djilam, tandis que l’hôpital anglais, avec ses murs en terre, n’est rien moins que gai. Les missionnaires sont les seuls qui sont autorisés à rester en hiver; en reconnaissance de ce privilège, ils ont fait planter une large allée de peupliers qui conduit jusque dans la campagne.
En revenant à la maison, nous trouvons une dizaine de Cachemiris qui attendent M. de Ujfalvy assis ou couchés paresseusement sous la large véranda. On doit les mensurer, et le premier ministre veut assister à cette opération, afin d’en rendre compte à son maître. M. de Ujfalvy commence aussitôt qu’il est arrivé. Le Cachemiri qui habite ce beau pays ne ressemble nullement à ses voisins. La tête, dont le volume diffère de beaucoup en grosseur de celle de tous les autres peuples que nous avons vus jusqu’à présent, est ce qui frappe le plus en lui. Il a le front haut et bombé, les bosses sourcilières prononcées; les sourcils sont bien arqués, fournis et presque toujours continus. Le nez est très grand et bien fait, la bouche moyenne, et les lèvres particulièrement fines; la barbe est abondante; leurs cheveux sont ondés et noirs. Les oreilles sont petites et peu saillantes; mais généralement les extrémités sont grandes. Ils ont la peau velue, leur torse est élancé; ils sont vigoureux; leurs muscles sont développés et dénotent la force et la vigueur, surtout en comparaison des Hindous de la plaine, qui ont toujours l’air d’un roseau agité par le vent. Malgré toutes ces qualités physiques que possèdent les Cachemiris, on peut répéter ce qu’en disait Jacquemont il y a cinquante ans: «Peuple ingénieux, mais lâche; ils sont fourbes, plats, menteurs, voleurs, et manquent [219] absolument de courage. Race prodigieusement douée dans un pays merveilleusement fertile, dégénérée moralement et présentant en même temps un physique des mieux constitués. Les femmes sont belles, quoique avec des traits [220] un peu accusés; elles sont bien faites, mais elles manquent de soins de propreté, et elles sont d’une morale plus que douteuse.» Ce portrait, tracé de main de maître, est encore aujourd’hui d’une scrupuleuse exactitude. Qui donc aurait pu faire changer ce peuple intelligent? Est-ce le régime auquel il obéit aujourd’hui? Non. Longtemps courbé sous l’esclavage, asservi à des lois qui ne sont pas les siennes, il vient d’être décimé par une horrible famine qui a réduit la population à son tiers. Cette calamité, due en grande partie à l’imprévoyance des autorités, a duré trois ans sans qu’il fût possible de l’enrayer. Les chemins étroits ne pouvaient laisser passer que des mulets chargés de grain, et les pauvres bêtes, privées elles-mêmes de nourriture, succombaient sous le poids et la fatigue; des hommes, des femmes couverts de bijoux et tenant dans leurs mains crispées des pièces d’argent, se tordaient et se roulaient dans les tortures de la faim; des gens hâves et décharnés s’affaissaient sur le seuil de leur maison, suivant d’un œil hagard des vaches maigres et languissantes qui pourtant auraient pu atténuer leurs souffrances. Mais la religion, cette implacable religion qui n’est pourtant pas la leur, leur défendait, sous peine de mort, de toucher à ces animaux sacrés. Ainsi au Cachemire, dans un pays habité par des musulmans, il est défendu de tuer une vache ou un bœuf, parce que le maharadjah est Hindou et que cet animal est l’animal sacré par excellence. La bouse de vache constitue, aux yeux de ce peuple fanatique, la purification la plus efficace; tout ce qui est impur ou a pu le devenir est purifié par elle.
Un brahmine a-t-il été souillé par quelque attouchement, vite il va se purifier en buvant de l’urine de vache et en se frottant avec de la bouse. Malheur au propriétaire qui perd sa vache! car le ciel est en grande fureur contre lui.
Le premier ministre du Népaul disait un jour à M. Henwey, [221] alors résident anglais dans ce pays: «Si un de vos compatriotes venait à tuer un indigène, je pourrais très bien le sauver; mais si par malheur il tuait une vache, il me serait impossible de le soustraire au supplice». Lorsque les troupes du maharadjah allèrent en guerre dans le pays de Ghilghit, il arriva que ces malheureux soldats furent sur le point de périr, faute d’aliments. Ils avaient comme bêtes de somme des buffles, mais ils se seraient laissés mourir de faim plutôt que d’y toucher; il fallut consulter les brahmines, qui, s’étant assemblés et ayant délibéré, déclarèrent que le buffle n’était pas un bœuf et qu’on pouvait le manger. C’est ainsi que cette malheureuse armée fut sauvée. Il est plus que probable que les brahmines, souffrant eux-mêmes de la faim, auront trouvé celle ingénieuse combinaison, qui satisfaisait en même temps leur conscience et leur appétit. Pourtant il n’est pas rare de voir les Hindous maltraiter leurs vaches et leur donner des coups. Dans la partie des Indes qui appartient aux Anglais, la vente de viande de vache et de bœuf ne souffre aucun inconvénient. Les brahmines sont très tolérants à cet égard, et un fait que j’ai lu doit ici trouver sa place; il prouvera jusqu’à quel point les brahmines modifient jusqu’aux prescriptions les plus sévères de la loi.
«Au temps d’Akbar, un brahmine pria ce prince de faire un édit par lequel il défendît de tuer une seule vache dans sa province; ce prince, ayant accédé à sa demande, fut bien étonné de voir quelque temps plus tard le brahmine qui venait le prier de nouveau de révoquer cet édit. Akbar voulut savoir pourquoi ce changement. Le brahmine lui répondit qu’il avait vu en songe plusieurs vaches qui, furieuses, l’avaient poursuivi de leurs cornes, et que l’une d’entre elles lui avait dit: «Ne sais-tu pas qu’après notre mort nos âmes doivent passer en d’autres corps sous des formes plus nobles? Si ta religion défend de nous tuer et [222] de nous procurer cet avantage, n’empêche pas les autres de le faire, car, en l’empêchant, tu deviens notre ennemi.»
Cette anecdote doit servir à calmer les remords des Hindous, auxquels le trafic de la viande de bœuf procure de grands avantages.
Quoi qu’il en soit, cette vente n’est pas tolérée au Cachemire, et le peuple, quoique musulman, doit s’y soumettre. Je ne crois pas que Rambir-Singh ait de mauvaises intentions, au contraire, mais il est tellement entre les mains des brahmines, que ceux-ci en font ce qu’ils veulent.
Les Pandits, qui tiennent le premier rang au Cachemire, sont les brahmines qui ont conservé intacte leur religion. Jamais ils ne se sont alliés avec d’autres, et ils sont le plus bel échantillon de la race aryenne. Les femmes, sans avoir la grâce sculpturale de celles de Bombay, sont élégantes et beaucoup plus blanches de peau.
Le type des Pandits est beau. Le front, haut et noble, porte avec grâce le turban, et le nez, dans la même ligne que le front, est droit et légèrement courbé. Les sourcils, arqués et bien fournis, se dessinent nettement sur leur peau claire, qui fait ressortir davantage leurs yeux noirs et brillants fendus en amande; la bouche est petite, et, lorsqu’elle sourit, elle laisse voir de petites dents éclatantes de blancheur. Leurs oreilles sont petites et aplaties, le cou est bien proportionné, et le torse est élégant et élancé; leurs extrémités, surtout les mains, sont fines, et les attaches très délicates dénotent la pureté de leur race. Leur chevelure est abondante, ainsi que leur barbe, qui est quelquefois blonde.
Leurs cheveux, ondés, sont noirs et châtains. Ils ont l’air distingué, et leur taille, au-dessus de la moyenne, est majestueuse; leur démarche est noble et élégante, sous leur costume oriental qui leur sied admirablement. Ils présentent enfin le plus beau type que nous ayons rencontré. Ils ont [223] conscience de la pureté de leur race, car, tout en conservant leur religion, même après l’invasion musulmane, ils ne se sont jamais mariés à des femmes musulmanes, quoique quelques-unes des leurs aient épousé des conquérants. Les Pandits cachemiris considèrent les brahmines du Bengale comme bien au-dessous d’eux. En dehors de leur fanatisme religieux, ils sont d’une urbanité parfaite, plus digne et beaucoup moins fourbe que les Cachemiris, ce qui n’empêche pas que dans les villages ils remplacent les exécrables banyas des plaines, c’est-à-dire qu’ils sont marchands, prêteurs d’argent et usuriers à la fois.
Il y a à la cour du maharadjah un Pandit appelé Ramdjou, sous-gouverneur de Srinagar, qui parle passablement le français. On prétend que c’est un favori du souverain, que les raffinements de la civilisation occidentale ont gâté du tout au tout.
Après le déjeuner nous avons descendu la rivière dans le pendra d’honneur du résident anglais, sorte de bateau sur lequel s’élève au milieu une espèce de pavillon couvert de beau cachemire et garni de rideaux qu’on peut descendre et remonter à volonté. Avec trente rameurs, nous devrions aller vite, mais le soleil est si chaud, même au Cachemire, que la paresse orientale n’en est pas bannie. Nous passons devant l’hôpital du maharadjah, toujours vide malgré son air de blancheur et de propreté. Peut-être est-ce son abandon qui entretient sa jeunesse.
La maison du favori s’élève ensuite à quelques pas de distance, aussi propre, aussi brillante que sa voisine. C’est une telle rareté qu’il faut la signaler au plus vite. Ce favori s’appelle le babou Nilomber, et, comme dans ce paradis terrestre les racontars ont aussi droit de cité, on prétend que pendant qu’il fait sonner les sonnettes de son temple, afin d’annoncer au peuple qu’il est en prières, il préfère la lecture des romans de Zola et de Daudet à celle des Védas, [224] les livres sacrés des Hindous. Vient ensuite un pont largement assis sur ses arches. Il est situé près du palais; c’est le rendez-vous favori des flâneurs.
De cinq à six, heure de la promenade en bateau du souverain, les curieux, les oisifs, les bienheureux qui doivent l’accompagner ne font pas défaut. Des mounchis tout habillés de blanc attendent dans un bateau les ordres de leurs maîtres, car ils sont les écrivains ordinaires du souverain.
Le palais, aux murs blanchis, forme une rotonde; les tonnelles font saillie sur la rivière; les terrasses couvertes aux fenêtres grillées marquent l’endroit qui recèle les malheureuses femmes couronnées.
Le temple est couvert de fer-blanc, et son escalier de pierre conduit de la rivière au bâtiment. Tout cet ensemble ne ferait peut-être pas mal s’il n’était flanqué de toutes ces bicoques qui forment le bâtiment dans lequel habite le premier ministre. On arrive à ce pâté de constructions par un seul escalier surplombant la rivière. On prétend que toutes ces dépendances du palais possédaient autrefois des escaliers qui favorisaient tout spécialement les nombreuses intrigues des conspirateurs de cour, mais que, pour les faire cesser, Rambir-Singh les avait fait disparaître en une nuit, et il n’avait laissé que ce seul et unique escalier, sans lequel le ministre n’aurait pu arriver à son ministère. De cette manière, le souverain sait au juste qui entre et qui sort de chez son premier serviteur.
Le défilé des maisons continue; les poutres qui les soutiennent semblent jaillir de la rivière; les balcons font saillie, et leur solidité paraît douteuse. Les escaliers aux pierres dégradées, aux voûtes sombres et étroites, ont l’air de vouloir vous conduire à un souterrain. Pas du tout; les maisons s’élancent au-dessus avec leurs boiseries branlantes, leurs fenêtres à grillages, leurs étages aux toits de terre tout fleurissants au printemps. Quelques-unes de ces constructions [225] sont assez originales, mais la propreté, l’entretien s’y laissent bien désirer. Heureusement le pittoresque remplace l’originalité et la beauté. Tout est si noir, si vieux, si biscornu; le temps a jeté là-dessus son voile réparateur, et le visiteur s’extasie sur ces dévastations saturnales. Les marches qui garnissent les deux côtés de la rivière sont en harmonie avec le reste, et les femmes et les hommes qui s’y baignent à loisir augmentent encore l’étrangeté du tableau.
Au coucher du soleil, toutes les femmes sortent de leur maison, un pot en terre ou en cuivre sur leurs épaules. Leurs grandes robes rouges ou bleues, et leurs voiles qui ont été blancs, mais qui ne le sont plus, les encadrent gracieusement et prêtent à leurs traits durs et accentués quelque chose de vaporeux. Leur air toujours mélancolique [226] fait songer malgré soi à leur triste et ennuyeuse vie. Elles viennent faire leur toilette à cette rivière qui roule lentement des eaux souvent terreuses. Puis, quand elles se sont baigné les pieds, lavé le visage, nettoyé les dents avec leurs doigts, elles emplissent de cette eau leur vase de terre et la rapportent à la maison pour en faire leur boisson et la faire servir à leurs préparations culinaires. Ce n’est rien encore lorsque toutes ces choses se font dans ce large cours d’eau qui coule pourtant et se renouvelle; mais, quand vous vous promenez sur ces étroits canaux, desservis par les lacs dont le cours est presque stagnant, d’où s’échappent de certaines petites baraques de bois, bâties d’espace en espace, des odeurs à vous faire reculer, on se demande comment des êtres vivants peuvent s’ébattre avec joie dans ces ruisseaux fangeux et boire avec délices cette eau verdâtre et puante.
Dans une promenade sur un de ces canaux avec Mme Henwey, nous avons pu voir qu’il était bien fréquenté; de grandes et élégantes habitations en garnissaient les bords. Neuf ponts aux arches sveltes et gracieuses réunissaient les deux rives. L’un d’eux était bordé de maisons au lieu de parapet. Les hommes, les femmes, les enfants vivaient là comme dans la rivière, et cependant il y avait si peu d’eau que notre bateau touchait le fond à chaque instant.
Telles sont les rues de cette capitale, surnommée la Venise de l’Orient, dont aucune voiture n’a encore foulé le sol.
La grande, la belle rue, c’est la rivière avec ses maisons en bois, ses temples garnis de fer-blanc dont la coupole s’argente ou se dore suivant le goût de ceux qui les ont construits.
Autrefois les vieilles mosquées devaient être superbes, avec leur revêtement de briques émaillées; mais elles ont disparu aussi.
Jadis le bazar devait posséder de belles marches, mais le [227] temps a fait son œuvre, tandis que les réparations ont fait défaut; elles sont maintenant difficiles à franchir, et l’entrée laisse à désirer.
[228] Le bazar est carré; on pénètre chez les orfèvres par des escaliers sombres dont les marches sont très hautes; mais ce n’est pas jour de marché, presque toutes les boutiques sont vides ou fermées.
Que de richesses enfermées dans ces simples demeures! Sur cette table en bois on va étaler tout à l’heure de merveilleuse argenterie à faire envie aux têtes couronnées. Avec indifférence, l’orfèvre prend ses trésors, il les pèse au poids des roupies et prend en plus tant de roupies pour la façon. Quels habiles ouvriers que ces Cachemiris! que de finesse dans leur travail! que de goût dans leur ornementation! Si les Occidentaux ne cherchaient seulement pas à leur faire accepter leur influence!
Au lieu d’envelopper les objets, comme le font nos marchands, dans du papier de soie, ils les mettent dans des linges, et on est confondu de voir sortir de si belles choses de ces grands paniers d’osier qui servent, chez nous, aux besoins les plus ordinaires.
L’or, l’argent, le cuivre niellé et émaillé sont remarquables, non seulement par la finesse du travail, mais surtout par l’élégance de leur forme. Les anciens cuivres, tels que le tchaïdan ou théière, le cavedehoch ou cafetière, les samovars, ont des anses d’une beauté extraordinaire. Ces anses seules suffiraient pour en faire des objets d’art au premier chef. L’exécution en est très fine, les dessins sont d’une grande pureté, et le goût occidental qui se mêle aux objets modernes est tout à fait étranger à ceux des siècles précédents.
On travaille aussi très bien le papier mâché, et, quoique le fini de l’exécution ne soit pas comparable à celui qu’on fait en Russie, ce travail est néanmoins bien exécuté; les objets modernes sont mieux faits que les anciens, contrairement à ce qui a lieu ordinairement.
[229] Les bois peints que font les Cachemiris sont chatoyants à l’œil, leur coloris est harmonieux.
Ils fabriquent ainsi des tables dont les formes sont européennes, des pieds sculptés pour leurs tcharpaï et beaucoup d’autres objets.
Après avoir admiré ces produits de la fabrication cachemirienne, nous sortons du bazar, mais c’est pour aller chez un marchand de ces superbes châles, si renommés en Europe. Il habitait une maison donnant sur le Djilam, devant laquelle notre bateau s’arrêta. Nous entrons dans cette habitation par un escalier propre et en si bon état qu’on ne croirait plus être en Orient; la boutique est grande, bien en ordre. Les étoffes sont proprement et systématiquement roulées sur des rayons; des fauteuils tendent leurs bras aux visiteurs, et, à défaut de mannequins pour présenter les châles, les serviteurs du maître ou les commis en font l’office. On se croirait volontiers en Occident. Toutes les plus belles pièces de ces fins tissus sont étalées devant nous, depuis le patou , étoffe grossière servant aux pauvres gens, jusqu’aux plus fins cachemires dont se parent les riches. Le plus beau s’appelle pachemina et se fait avec le poil des chèvres qui broutent les herbes des montagnes du Thibet: aussi les châles fabriqués au Cachemire sont-ils beaucoup plus estimés que ceux de l’Inde. Cette merveilleuse étoffe de pachemina, si fine, si soyeuse qu’elle pourrait passer dans une bague, est très chère, même dans le pays. Le yard vaut jusqu’à neuf et dix roupies. Le yard est la mesure qu’on emploie; celui du Cachemire n’est pas aussi long que notre mètre, il n’a que 96 ou 97 centimètres, mais il est plus grand que le yard anglais, qui n’a que 91 centimètres.
Le patou est une étoffe de laine très grossière, ayant cependant un certain cachet; elle est très bon marché et s’emploie pour le vêtement des pauvres; on peut s’en procurer une pièce pour cinq à six roupies. La roupie [230] cachemirienne est tout autre que la roupie anglaise, elle est plus petite et ne vaut que dix anas au lieu de seize.
Il est assez difficile de faire tous ces comptes, qui n’ont point le système décimal pour base. Ainsi la roupie du Cachemire vaut deux anas de plus que la demi-roupie anglaise, et, comme cette dernière a cours aussi à Srinagar, les fractions deviennent très embrouillées.
Le païs , la petite monnaie de ce pays, est la quatrième partie d’un ana, et le païssa en est la huitième. Cependant les Orientaux comptent excessivement vite et avec une justesse extraordinaire; ce fait n’a rien d’étonnant: dès l’âge le plus tendre on les exerce à ce travail d’esprit avec des coquillages; aussi parviennent-ils de bonne heure à faire rapidement les comptes les plus longs et les plus compliqués. La roupie du Cachemire est plus originale que celle des Anglais.
On raconte que le père du maharadjah actuel, entrant dans une église catholique, trouva à son goût les lettres qui surmontent la croix du Christ, et qu’il fit graver ces initiales sur les nouvelles monnaies. En effet, sur l’un des côtés de toutes les roupies du Cachemire, ces lettres apparaissent aux yeux des chrétiens étonnés.
L’argent est en ce pays un objet de trafic; les billets représentant la valeur des roupies anglaises n’ont pas cours à Srinagar, et l’on vous prend un taux très élevé pour les changer.
Lorsqu’on veut expédier de l’argent dans une lettre, d’un pays dans un autre, on coupe le billet en deux, et l’on envoie les deux parties séparément. C’est un usage répandu dans toutes les Indes, qui est survenu à la suite de nombreux vols que la probité rigoureuse des Anglais n’a pu empêcher. Les employés indigènes sont d’une probité plus que douteuse; et les timbres-poste mêmes sont l’objet de leurs rapines. Il faut, pour les mettre à l’abri, faire un signe sur les timbres; sans ce signe, la lettre que vous avez affranchie [231] risque fort d’arriver à sa destination vierge de cette taxe.
Le magasin où nous étions entrés appartenait à un musulman, riche marchand, mais voleur. Voleur est peut-être trop dire, mais, lorsqu’il pouvait demander le double et même le triple de la valeur d’un objet, il ne s’en faisait pas faute. Après ça, il faut bien payer les impôts que Sa Hautesse lève sur son peuple et en garder un peu pour soi.
Ce n’est pas une petite affaire que ces impôts, qu’on a soin de ne prélever qu’à l’entrée de l’hiver, après que les étrangers ont laissé dans la ville une grande partie de leurs revenus en échange des belles productions qu’on y fabrique.
On prétend même que c’est la raison pour laquelle le maharadjah ne souffre pas d’étrangers sur son territoire à cette époque.
Les belles choses qu’ils pourraient raconter sur ce tribut qu’on exige bon gré mal gré des imposés! La fête n’est pas toujours tranquille et se termine souvent par bon nombre de coups et bon nombre d’emprisonnements. Il lui sied bien aussi, à ce peuple, d’avoir des idées de rébellion contre son maître! C’est bon en Occident; mais en Orient, Dieu merci, ces choses ne sont pas encore à l’ordre du jour.
On nous avait donc mis en garde contre ce monsieur Samed-Châh, et, malgré les quantités de belles étoffes qu’il nous montra, nous n’achetâmes pas beaucoup ce jour-là: puis nous étions un peu pressés, nous étant attardés au bazar.
Nous voulions aller sur le lac qui entoure la capitale, et, au milieu de tous ces canaux qui enlacent la ville, ce n’est pas petite affaire de naviguer; mais ces bateliers sont si adroits que nous y parvenons sans trop de difficulté. Nous ne glissons pas sur l’eau, mais au milieu d’un océan de verdure; les plantes aquatiques, les larges feuilles du lotus [232] surnagent paresseusement sur le lac, duquel émergent les belles fleurs aux couleurs rosées. Le lotus est la fleur sacrée des Hindous; ils croient que ses feuilles ont été le berceau de leurs dieux. Pour cette raison, ils représentent souvent un dieu enfant couché sur cette fleur qui se balance sur l’eau. Les plus beaux lotus sont bleus et sont originaires du Cachemire; ils ont un parfum doux qui vous pénètre. Les feuilles du lotus sont larges et dentelées, vertes à la surface et rouges à la partie qui se trouve sous l’eau; il en existe une espèce qui participe des deux couleurs et que l’on pourrait prendre pour du velours.
Le maharadjah se sert de ces feuilles comme assiette; tous les jours le lac lui en fournit de nouvelles et de fraîches.
Les Hindous ne mangent jamais dans de la vaisselle; le souverain même ne peut s’écarter de cette règle.
Les cuillères, les fourchettes sont aussi prohibées; les trois doigts en tiennent lieu. Les domestiques qui servent le roi sont forcés d’avoir la bouche couverte d’un linge, car leur haleine pourrait souiller les mets qu’il fait servir à sa table. Il ne dîne jamais avec les Européens, et, lorsqu’il donne un grand dîner, il conduit ses invités jusqu’à la salle du festin et se retire incontinent. Il me semble que ce manque de politesse me choquerait énormément si j’étais résident anglais.
Les belles plantes aquatiques s’entremêlent avec d’autres qui fournissent une espèce de châtaigne dont les Cachemiris sont très friands. Elles furent, dit-on, plantées par le vizir Ponoh, et sauvèrent d’une mort certaine quantité de personnes pendant la famine.
L’affermage de ces fruits produit une énorme redevance à l’État.
Bientôt nous sommes au beau milieu du lac et nous abordons près d’une belle mosquée. Comme elle est bien là, entourée d’arbres, cette maison consacrée à la prière! elle [235] regarde fièrement les eaux; son portail, bien dégagé, semble inviter les voyageurs à la considérer de plus près, mais il nous faut enlever nos souliers, et, comme nous ne voulons pas faire cette concession, les mollahs nous en refusent absolument l’entrée. Nous nous consolons; son intérieur n’a rien qui puisse nous faire regretter notre refus.
Cette mosquée possède, dit-on, un poil de la barbe de Mahomet, et tous les ans, à époque fixe, on le montre aux fidèles croyants, qui accourent en foule pour l’adorer.
Après cette visite nous abordons un peu plus loin, près d’un beau jardin de platanes. A vrai dire, ce n’est pas un jardin comme nous l’entendons; ce sont des rangées d’arbres sur une vaste étendue de terrain. Mais ces platanes sont si vieux, si imposants, qu’ils n’ont pas, je crois, leurs pareils sur terre. Dans cette partie du monde, ces arbres atteignent des proportions gigantesques, et jamais il ne nous avait été donné d’en admirer de semblables. Quelques-uns sont tellement creux, que beaucoup de personnes pourraient trouver un abri sous cette vieille écorce.
Nous nous attardons un peu sous ces magnifiques portiques de verdure; le soleil, qui se couche, nous avertit seul qu’il faut rentrer, et le tintement d’une cloche lointaine nous annonce qu’il est sept heures et demie. Vite en barque. Nous côtoyons, en passant, les jardins flottants de Srinagar; ils sont attachés les uns aux autres par de grands bâtons qui émergent de l’eau de distance en distance. On dit que, la nuit, les voleurs retirent quelquefois ces amarres, et le propriétaire, en revenant le matin, ne retrouve plus son jardin. Adieu légumes et récoltes, tout est allé à vau-l’eau.
Ces jardins flottants constituent une des curiosités du lac et une source de revenus pour la ville. Ce sont les jardins maraîchers de la capitale, et ils en valent bien d’autres. Ils demandent une préparation toute spéciale.
Au Cachemire il faut choisir le matin ou le soir pour [236] faire ses promenades, car le soleil est si chaud dans l’après-midi qu’il est impossible de sortir. Cependant la chaleur y est modérée quand on la compare à celle des Indes.
Je n’ai jamais vu le thermomètre dépasser 30 degrés à l’ombre. Dans les chambres, la température est très supportable, et le besoin de panka (éventail) ne s’y fait pas sentir. Toutes les pièces sont vierges de ce rafraîchissant indispensable aux pays chauds.
Le climat paraît tempéré et se rapproche de celui de la France; l’hiver, quoique très rigoureux quelquefois, n’y dure pas longtemps.
On trouve au Cachemire tous les légumes et tous les fruits d’Europe, mais leur qualité est loin d’égaler celle des nôtres. M. Henwey me disait que tous les fruits et les légumes qu’on avait importés de France pour améliorer les productions indigènes s’atrophiaient au bout de deux années et qu’il fallait faire venir d’autres graines. M. E..., ancien employé de la Ville de Paris, maintenant directeur des travaux vinicoles et agricoles du maharadjah, m’a assuré que ce résultat était dû à l’incapacité des jardiniers indigènes, qui, par indifférence, mêlaient les grains. Toujours est-il que Rembir-Singh a eu l’idée de faire venir des ceps français et de les faire cultiver pour en extraire du vin. On a donc planté de la vigne à la manière française, et, avec les travaux d’irrigation, elle paraît supporter son exil; depuis deux ans le vin blanc donne de bons résultats; quant au vin rouge, je ne crois pas qu’il puisse jamais faire concurrence à nos vins de Bordeaux. Le raisin du Cachemire est bon, mais on ne peut en extraire du vin, car il pourrit à la fermentation. On cultive la vigne en berceau, comme dans toute l’Asie.
Les pêches de Srinagar sont renommées; les melons sont médiocres; ceux même dont les graines viennent de Caboul ne peuvent se comparer aux célèbres melons de Samarkand.
[237] On est donc réduit, au Cachemire, à la viande de mouton et aux gallinacés; ces derniers sont si maigres et si durs que nos plus méchants poulets n’en peuvent donner une idée. Le gibier, le sanglier sont tolérés; les Hindous eux-mêmes font de ce dernier un mets très apprécié. Cette infraction à la règle exclusive, que commettent les castes élevées du Cachemire, m’a paru singulière, mais je m’en remets à l’affirmation du résident anglais.
Par une matinée un peu couverte, nous partons à cheval pour aller visiter Pandriten, petite pagode bouddhique située aux environs de Srinagar; elle n’a rien d’extraordinaire, mais elle est encore bien conservée, quoique depuis longtemps abandonnée par les fidèles. Le plafond, en pierre sculptée, est d’un travail remarquable. Quelle différence avec les lourdes et massives constructions d’Avantipour! Pour admirer ces ruines, il faut remonter le Djilam, et, quelques heures après que l’on a quitté Srinagar, en s’aventurant dans la campagne, on peut considérer à loisir ces derniers vestiges d’une grandeur écroulée. Qu’ils sont loin, ces siècles passés, d’une époque si différente de la nôtre! Pauvres pierres, si elles pouvaient parler, que de choses elles auraient à nous raconter! que d’éclaircissements jailliraient peut-être de la bouche de ces témoins silencieux, profondément enfouis dans ce sol, toujours vieux, toujours jeunes! Il en est de même du Péri-Mahal, ou Demeure des Fées, dont les restes s’élèvent sur une des anfractuosités d’une montagne qui regarde Srinagar.
De ces belles constructions, destinées, dit-on, à enfermer les femmes d’un potentat mongol, il reste encore trois terrasses. Demeure des Fées, quelle délicieuse appellation! que de riants souvenirs ces murs béants appellent à l’imagination! Femmes discrètement voilées se glissant sous ces hauts couloirs, bayadères légères qui avez dû animer ces grandes salles, vous surgissez à nos yeux entourées d’une [238] auréole de mystère, disparu à notre époque. On les voit danser sous ces beaux pavillons dont les murs stuqués et brillants encadraient leurs riches ornements. Grâce à ces ruines, ce temps disparu renaît à nos souvenirs et donne corps à notre imagination vagabonde. C’est sous l’impression de ces souvenirs lointains que nous nous retrouvons tout à coup dans la charmante résidence de M. Henwey, qui est, au contraire, toute confort, sans rien de poétique, et qui reflète bien notre siècle positif et affairé.
Au Cachemire, la mousson pluvieuse ne se fait pas sentir comme dans le reste de l’Inde; l’été même, les pluies sont plutôt rares, pourtant le tonnerre gronde et le ciel noir menace de se résoudre en des averses torrentielles. Mais le vent s’élève, les quelques gouttes d’eau tombées sont bien vite séchées et les nuages disparaissent. Les éclairs mêmes qui sillonnaient la nue s’éteignent à ce souffle impétueux. Le ciel bleu a reparu, et, le soir, nous sommes retournés au bazar. C’était jour de marché. Quelle foule, quels cris, que de paroles, quelles disputes! Toute une journée était passée, et cependant il était impossible de pénétrer au milieu de cette foule avide, curieuse et animée. Ma compagne, Mme Henwey, voulait revenir sur ses pas, tant la crainte du contact des indigènes lui était désagréable; mais, comme nous avions quelque chose à dire à l’orfèvre, je la pris par le bras et m’avançai hardiment au milieu de cette foule aux vêtements bigarrés et sordides, qui s’ouvrit du reste respectueusement sur notre passage.
Je jetai un coup d’œil sur les objets étalés à terre, sur de vieilles loques; c’étaient des ornements en verre, en plomb, en cuivre, à l’usage des pauvres; des gâteaux, des sucreries, des bonbons, des fruits; tout cela se confondait pêle-mêle; les marchands, d’une propreté douteuse, étaient assis près de leurs étalages; ces marchandises avariées me dégoûtèrent passablement, et, franchissant des [239] haies de curieux, j’entraînai rapidement ma compagne vers la boutique de l’orfèvre, où du moins nous étions en sûreté. La commission faite, nous ressortîmes du bazar beaucoup plus vite encore que nous n’y étions entrées, et nous sautâmes avec plaisir dans notre bateau.
En revenant, la lune s’était levée; notre pendra glissait sur la rivière entre deux rangées de maisons comme enveloppées dans un voile qui en laissait deviner l’architecture caractéristique tout en cachant leurs défauts; les vieilles poutres s’enfonçaient dans les murs, et de beaux arbres qui s’en échappaient se penchaient volontiers sur le courant du fleuve. Au loin les montagnes s’élevaient sombres et majestueuses, en encadrant le paysage. Comme elles étaient belles, le soir au clair de lune, dans leur nudité, qui leur ajoutait un charme de plus! Éclairées par un beau soleil, on les voudrait ombreuses; leur terre paraît brûlante et semble réfléchir la chaleur du soleil. A cette heure on pouvait admirer leurs belles proportions et le sommet neigeux qui les couronnait. La ville elle-même est silencieuse, avec ces rares ombres qui se glissent par ses étroits trottoirs, sous ses voûtes basses, ces bateaux éclairés par la lueur de leur cuisine, ces hommes, ces femmes accroupis autour de leur petite lampe à bec fumant, ces terrasses où scintille une lumière discrète, tandis que les torches plus éclatantes du palais du maharadjah font rêver aux merveilles orientales décrites par les poètes. On admire alors et on les absout. C’est sans doute par une de ces tièdes soirées qu’ils ont écrit leurs belles pages. L’eau, reposée des fatigues de la journée, est devenue limpide et reflète l’astre qui nous éclaire; les vêtements de nos rameurs nous paraissent presque propres, et dans un ravissement inexplicable nous arrivons à notre demeure. Déjà les tchouprassis sont étendus sous les terrasses pour se reposer de leurs travaux d’une journée d’oisiveté. Ils vont dormir sous ce beau ciel [240] où point n’est besoin d’une toiture; si par hasard il survient un orage, la véranda est là pour servir d’abri.
Les nuits en Orient ne ressemblent pas aux nôtres; qui donc oserait s’aventurer dans ces rues non éclairées? Le coucher du soleil donne le signal du repos, en apparence au moins, car l’intérieur des maisons cache souvent des orgies effrénées. La tempérance religieuse en est même une cause fréquente, et les jeûnes sévères, quand ils sont terminés, sont une excitation de plus à la débauche. Hindous et musulmans n’ont, je crois, sous ce rapport, rien à se reprocher l’un à l’autre.
Voilà le mois d’août qui tire à sa fin, et il nous faut avancer notre voyage dans le Baltistan, car M. de Ujfalvy veut aller à Skardo, et déjà en septembre le passage est quelquefois interrompu.
La veille du jour fixé pour notre départ, M. de Ujfalvy alla remercier le maharadjah de son aimable et généreuse hospitalité. Sa Hautesse mettait à notre disposition pour toute la durée de notre voyage un de ses plus habiles mounchi, afin de nous donner toute facilité. En outre, elle désirait nous défrayer de tous les frais que nous occasionnerait cette expédition, et elle demanda la permission de m’envoyer un présent. M. de Ujfalvy se confondit en remerciements et reçut avec reconnaissance toutes ses générosités. Ce qu’on doit refuser d’un particulier, on peut l’accepter d’un souverain. D’ailleurs un refus aurait été hors des règles de la politesse. Notre voyageur, le célèbre Jacquemont, n’a certes pas dédaigné les roupies dont le père du maharadjah actuel enrichissait ses poches; il eût donc été plus que ridicule à M. de Ujfalvy de se montrer plus difficile envers le maharadjah, qui d’ailleurs y mettait une extrême délicatesse, que son célèbre devancier Jacquemont. Quant au cadeau dont il m’honorait, il n’y avait là rien d’étonnant, puisqu’en arrivant au Cachemire mon mari avait offert au souverain [243] un beau fusil à 16 coups, qu’il avait bien voulu accepter. C’était donc une réciprocité de bons procédés entre gens bien élevés.
Ce cadeau fut pourtant cause d’un échange de lettres diplomatiques, et M. Henwey nous en garda, je crois, quelque rancune. Il est défendu à aucun sujet anglais, et surtout à aucun fonctionnaire, d’accepter des cadeaux des radjahs ou maharadjahs. Cette mesure de précaution, très louable en elle-même, ne peut pourtant pas s’adresser à des étrangers, et M. le résident anglais en pousse l’application un peu trop loin. C’est ce qui lui fut répondu lorsqu’il s’adressa, pour notre cas, au vice-roi. «M. de Ujfalvy n’est pas Anglais, ne vous mêlez en rien de cette affaire.» Force fut donc à M. Henwey de garder le silence. Mais que sa conscience se rassure, malgré la loi et le règlement que l’on donne à tout étranger qui pénètre au Cachemire et qu’on ne nous avait pas remis, j’ai vu des femmes de hauts fonctionnaires anglais qui avaient reçu de superbes bijoux du souverain et qui ne s’étaient pas crues obligées de les rendre. La loi oblige, en effet, un fonctionnaire qui a accepté un cadeau d’un indigène de remettre l’objet au gouvernement anglais, qui le fait vendre au profit des pauvres. L’établissement se trouve à Calcutta, capitale de l’empire des Indes Britanniques.
Tous nos préparatifs de voyage étaient faits, nos lits achetés, les tentes préparées et le cuisinier choisi, ce qui n’est pas petite affaire, car à Srinagar ce genre de serviteurs est cher et surtout voleur. Le 10 août, tout était prêt et M. Henwey avait mis à notre disposition son grand bateau d’honneur. Après des adieux bien affectueux, car, à part ce petit ennui au sujet du cadeau, le résident anglais et sa femme avaient été pour nous excessivement obligeants et remplis de complaisance, nous prîmes congé d’eux.
Afin d’éviter les rizières, dont on fait une grande culture [244] au Cachemire, et qui, avec le blé, constituent une des principales productions de ce pays, nous devions faire deux étapes en bateau pour reprendre ensuite nos chevaux.
A la sortie de la ville, le Djilam continue son cours calme et tranquille, en arrosant des terres abandonnées et en friche. Est-ce la paresse des habitants qui en est cause? Je crois plutôt que c’est encore la suite de la terrible famine qui a décimé la contrée. Ensuite le pays est tellement pressuré par ses gouvernants, que tout ce concours de circonstances réunies ajoute à leur paresse naturelle et qu’ils aiment mieux risquer de ne pas manger en dormant que de ne pas manger en travaillant. Ils ont si peu de liberté que même l’époque où l’on doit faire les récoltes est fixée par le radjah et par un édit. La moisson est condamnée à périr sur pied ou à être coupée trop tôt si tel est le bon plaisir de Rembir-Singh; ce manque d’initiative individuelle ne peut être que préjudiciable à l’agriculture.
A la tombée du jour nous arrivons près d’un petit village à la droite duquel se trouve un canal qui conduit de la rivière à ce qu’on appelle le petit lac Manisbal. L’entrée en est originale; on croit presque traverser un champ de lotus. Au bord du lac se trouve un ancien temple, qui a peut-être été beau autrefois; aujourd’hui les cultures et les arbres l’envahissent.
Au bord du Manisbal habite un fakir. Ce saint derviche cultive son jardin, qui lui donne des fruits excellents, et reçoit les visiteurs avec affabilité; il sait bien qu’il en sera récompensé, et la roupie est toujours la bienvenue. Ce derviche a creusé, avec ses propres ongles, dit-on, le tombeau qui doit conserver sa dépouille. C’est une galerie souterraine qui aboutit à une large pièce dans laquelle doit être enfouie son enveloppe mortelle; pour avoir fouillé de ses propres doigts cette prodigieuse quantité de terre, ses mains m’ont paru bien intactes; du reste toute sa personne [245] respirait un air de propreté bien rare chez ces saints personnages. Sa maison aussi était propre; il s’amusait à fabriquer de petits moulins à eau, pour mettre à profit une source qui coulait non loin de son habitation.
Si les moustiques n’étaient pas en si grand nombre à Manisbal, on aimerait à y planter sa tente et à y rester peut-être; [246] mais nous nous plaisons à penser que la nôtre, dressée sous un magnifique platane, sera levée demain, et nous nous endormons, en dépit des moustiques, avec cette douce espérance.
Le lendemain nous retraversons le canal; la lune était encore au ciel et le jour commençait à l’en chasser; les montagnes s’éclairaient en montrant leurs flancs dénudés, et nous, tout en admirant ce beau réveil de la nature, nous continuons notre route et rejoignons le Djilam et son large cours. Nous retrouvons aussi M. et Mme de F..., jeunes Américains qui avaient décidé de faire le voyage avec nous.
A onze heures, l’heure du déjeuner. Pour attendre le bateau de notre cuisinier, nous nous arrêtons près du grand lac. Nos bateliers se précipitent vers un endroit où l’on recueille une espèce de châtaigne qui croît sur ce lac, et qu’on appelle zingari . Ils en ont vite fait une grande récolte. Le cuisinier nous ayant rejoints, nous nous remettons en marche, car les moustiques nous incommodent à tel point que la place n’est plus tenable. Le mouvement de notre bateau les a écartés; nous entrons dans le grand lac appelé Woualar; ce lac est quelquefois tourmenté par des tempêtes terribles; en ce moment nous ne voyons que les herbes qui l’envahissent. Ses joncs sont coupés pour la nourriture des animaux et sont comptés au nombre des objets de rapport du lac.
Au loin nous apercevons notre lieu de destination, Bantipour, situé sur le lac Woualar. A sa vue, nos bateliers, saisis d’une ardeur nouvelle, commencent à faire des exercices avec leurs rames. Commandés par celui qui est assis à l’avant du bateau, nos 30 rameurs, dont 15 sont en avant et 15 autres derrière, battent deux fois l’eau de leurs rames, puis les élèvent en l’air comme s’ils mettaient en joue; une autre fois, après deux coups, ils les tiennent en l’air; d’autres fois, toujours après deux coups, ils les tiennent à bras tendus, ou hors de l’eau en les frappant avec leurs [247] mains ou en frappant la surface de l’eau, et bien d’autres exercices, qui sont toujours exécutés à trois temps et qui les excitent et les amusent beaucoup. Les Cachemiriens, comme les Hindous, sont de grands enfants; un rien les amuse et les intéresse; on pourrait croire que cette vie indolente qu’ils mènent doit les ennuyer, on aurait tort; du reste, ils ne pensent pas qu’il puisse exister une autre manière de vivre. Leurs pères ont vécu ainsi; ils agissent comme eux, et leurs enfants les imitent sans songer à la possibilité de faire autrement. Pourvu qu’ils aient leur houqqa (pipe), ils sont contents. Le tabac qu’on fume aux Indes est originaire de Puxerat; la feuille est petite et de couleur jaune; son odeur ressemble à celle de la violette. Les Hindous le pilent généralement dans un mortier, en y ajoutant plusieurs substances, et l’arrosent d’eau de rose; ils mettent ensuite ce mélange dans leurs pipes. L’aspiration de la fumée est une de leurs plus grandes jouissances. Aussi est-il rare de voir dans les villages un indigène se séparer de sa pipe, même si on lui en offre un grand prix. Les exercices de nos bateliers eurent pour résultat de nous faire parvenir plus vite à une petite rivière que nous devions prendre pour arriver à Bantipour. Elle était si basse que nous dûmes quitter notre bateau. Sous un soleil brûlant, parmi des terrains incultes, nous arrivons à pied à Bantipour, où, pour comble de désagrément, il nous faut chercher une place pour dresser nos tentes.
Pendant ce temps le mounchi Ganpatra, que Sa Hautesse nous a donné pour nous accompagner dans notre voyage, prend ses arrangements avec les gens du pays pour les provisions et les coulis ou porteurs. Chaque soir M. de Ujfalvy devra signer la feuille des dépenses: telle est la volonté de Sa Hautesse. C’est avec un Pandit qu’il fait ses arrangements; on le reconnaît à la flamme jaune et blanche qu’il porte sur le front, à son turban blanc, qu’il roule d’une tout [248] autre manière que les autres. Son type pur et beau eût seul suffi à le faire reconnaître. Les Pandits se teignent aussi le bout des oreilles en rouge. Ce sont eux qui tiennent le maharadjah entre leurs mains; ainsi ils lui ont fait croire que son père, qui est mort, a été transformé en poisson et qu’il se trouve ou entre le premier et le second pont jetés sur le Djilam, ou bien encore à Verinagh; ils ne savent pas bien auquel des deux endroits ils doivent donner la préférence, de sorte que, pour le moment, la pêche est interdite dans ces lieux. Les Pandits en font bien d’autres, et l’on raconte qu’un général des troupes du maharadjah, ayant mangé de la viande de vache, fut condamné par ceux-ci à se couvrir la tête de terre et à planter du riz dessus. Au moment de la récolte, le général se promenait avec une végétation superbe; c’était un panache naturel magnifique, mais qui devait être bien incommode pour le propriétaire.
Sortie de la vallée de Cachemire.—Le col de Radjdiangan.—La vallée du Kichanganga.—Gouraiz.—Les Dardous, types, mœurs, habitations.—La musique du maharadjah.—Un cheval dangereux.—Barzil.—Deux cols à franchir.—Le plateau du Déosaï.—Le mal de montagne.—Le Bourdjila.—Skardo, capitale du Baltistan.—Les habitants.—Type balti.—Les tazis de Ghilghit.—Le jeu de polo.—Une pipe arabe du XIV e siècle.
Le 12 août au matin, nos chevaux sont sellés et nous partons par une route assez belle qui court dans le défilé de Radjdiangan. Nous avons à franchir une passe de 3600 mètres. Mais à 3000 mètres il faut nous arrêter, nos chevaux sont trop fatigués. La vue est superbe; nous découvrons tout au loin Srinagar et son beau lac. Pour arriver à Fagou, le chemin passe par une forêt. C’est près d’un petit étang artificiel, qui ressemble plutôt à une mare, que nous nous arrêtons; cet endroit désert possède un grand baraquement appelé dak postal du maharadjah. Là ceux qui font le service des lettres trouvent un abri contre les intempéries de la saison. Cet endroit est très frais; lorsque le soleil a disparu, il fait à peine 14 degrés. Il faut aller bien loin pour trouver de l’eau potable, mais on nous en apporte, ainsi que du mouton; nous faisons alors un repas supportable. Mouton [250] ou poulet, poulet ou mouton, nous n’aurons pas autre chose pendant deux mois, il faut nous y attendre.
Le 13 au matin, nous achevons de franchir le col, et le coup d’œil est merveilleux. A nos pieds s’étend toute la vallée du Cachemire; le Djilam déroule ses méandres comme un joli ruisseau; cette belle et large rivière nous paraît si petite que nous pouvons par là mesurer la hauteur à laquelle nous sommes parvenus. Tout autour de nous, pourtant, la végétation est belle et grandiose; on cherche la neige et on voit des prairies avec de hautes herbes émaillées de roses trémières mauves, de myosotis, de gueules-de-loup, des fleurs bleues, blanches, jaunes, rouges, qui se confondent entre elles et forment les plus ravissants parterres que l’on puisse imaginer. Les bouleaux montrent leur écorce blanche; les conifères s’élèvent droits et pointus comme s’ils voulaient percer les nues; le soleil dore ce panorama ou se cache quelquefois sous les nuages qui couvrent ce beau ciel; pas une habitation à l’horizon; la solitude plane sur ces hautes régions et une tristesse immense nous envahit; pourtant nos montures marchent allègrement, car la fraîcheur se fait sentir. Nous nous représentons aisément ces hauteurs couvertes de neige sur lesquelles être vivant n’ose se hasarder, car une mort horrible attend le voyageur imprudent dans ces parages inhospitaliers. Le plateau n’a aucune route indiquée, mais on ne peut s’éloigner de beaucoup; le précipice vous a bien vite remis sur la voie; la descente est horrible; je monte le cheval de mon mari, bonne bête qui court comme une chèvre sur ces pierres roulantes; le cheval du maharadjah, que mon mari a pris pour lui, voudrait bien ne pas faire cet exercice, mais, tenu par le saïs, il faut bon gré mal gré qu’il saute.
Après la descente, qui est quelque chose d’impossible comme route, nous trouvons un Américain, aimable jeune homme de la connaissance de M. et Mme de F.... Chasseur [251] intrépide, il avait voulu aller à Ghilghit, mais il n’avait pu y parvenir et avait dû rebrousser chemin, faute de nourriture; les habitants, qui se préparaient à la guerre, n’avaient voulu lui céder aucune de leurs provisions. En revenant, il avait été pris par la fièvre, et il était très malade encore lorsque nous le rencontrâmes; il nous offrit sa tente et son déjeuner; nous partageâmes le nôtre avec lui, et de cet assemblage résulta en somme une assez bonne collation; la conversation nous fit passer deux agréables heures, après lesquelles nous partîmes de Jotkossou, endroit passablement sauvage, sans aucune habitation, au bord de cette rivière qui sautille sur les blocs entre les montagnes. Nous la suivons, et, quelques heures plus tard, nous arrivons à Kanzelvân, misérable petit hameau réfugié dans un endroit superbe de sauvagerie, qui n’est plus qu’à 1600 mètres, où nous campons sur le bord du Kichanganga. Nous sommes là installés au pied d’une montagne couverte de conifères; le murmure de la rivière nous avertit doucement de sa présence. C’est une solitude complète, qu’aucun cri d’animaux ne vient troubler. Le soir, les huttes sordides qui abritent le mounchi et ses tchouprassis sont éclairées par des lampes vacillantes qui rappellent communément nos lampions: au lieu de suif on se sert d’huile pour les alimenter. Le tronc d’un arbre magnifique tient lieu de cheminée aux coulis pour faire leur cuisine. C’est le Ramadan, et les musulmans n’ont pas le droit de manger pendant la journée; aussi se dédommagent-ils le soir; ils causent, mangent et boivent jusqu’à une heure avancée de la nuit; et le jour ils ont envie de dormir. C’est un mauvais moment pour voyager, et nous avons de la peine à trouver des coulis.
Le 14 le soleil se voile, et nous en sommes enchantés. Le pont près du village est en assez mauvais état; aussi, par prudence, le passons-nous à pied. De nouveau en selle, nous prenons le sentier qui contourne le flanc de la montagne; [252] la route est détestable, mais elle est splendide; le côté nord, tout boisé, élève ses pins sur des flancs rocailleux; des blocs énormes émergent de la rivière; sans doute le vent va y porter le germe producteur, car de jeunes arbres ont pris naissance sur ce dur terrain et se balancent mollement au souffle du zéphir. Du côté sud, les montagnes arides se tapissent d’une légère verdure, les pics s’élèvent menaçants vers le ciel.
Nous retraversons la rivière, car le chemin passe de l’autre côté. Par là les arbres coupés déroulent des pentes des montagnes et arrivent, portés par la rivière, à leur destination; d’autres, arrêtés sur les pentes, sont une menace pour les rares voyageurs. C’est après un petit chemin sous bois, par une corniche côtoyant un ruisseau, que Gouraiz nous apparaît. La vallée, rétrécie, est arrosée par le Kichanganga, et une quantité de petites sources échappées des montagnes vont se perdre dans son cours. Gouraiz se trouve situé au milieu de belles prairies; c’est près du tombeau d’un fakir que nous dressons nos tentes. De beaux noyers vont nous prêter leurs ombrages, mais nous regrettons que leurs fruits ne soient pas encore mûrs.
Le tombeau du fakir est très simple. S’il n’y avait pas de petits drapeaux blancs qui attirent l’attention, on ne pourrait se douter que, sous cette misérable construction en bois, repose un homme que tout le pays révère.
Nos tentes dressées à quelques pas de là font bon effet; nos chevaux sont remisés sous de grands arbres et, s’il pleut, on les couvrira d’une couverture, les saïs n’en ont pas plus que leurs bêtes. Le cuisinier prépare la nourriture: c’est un mouton qu’on égorge, des poulets qu’on tue, du riz qu’on cuit et des légumes qu’on épluche.
Les coulis, aussitôt après leur arrivée, déposent à terre leur fardeau, et, s’asseyant en groupes, attendent patiemment qu’on les paye. La patience est une vertu qui ne fait pas défaut [253] aux Orientaux; ils s’accroupissent sur place des heures entières et, si le temps leur semble long, ils s’endorment.
Le règlement des comptes ne fut pas chose aisée: chacun voulait avoir un bakchich, mais le mounchi, inflexible, le leur refusa. Ce fut une bien autre affaire quand il fallut s’arranger avec les maîtres des tatous. Il y a si peu d’habitants dans ces contrées, qu’il est impossible de trouver un grand nombre de coulis. Les coulis forment une caste à part ou, pour mieux dire, n’appartiennent à aucune; ainsi donc aucune autre personne ne pourrait et ne voudrait consentir à faire ce métier. A défaut de coulis il nous fallait donc des tatous. Les tatous sont d’excellents chevaux de montagnes, aux pieds sûrs et agiles; de petite taille, ils peuvent passer sur ces étroites corniches, et leur poids relativement léger ne risque pas de faire écrouler ces frêles balcons qui surplombent les précipices. Le difficile était d’en trouver en quantité suffisante; il y en avait dont le dos était tellement écorché que l’os était à vif; la plaie saignante était couverte de mouches et faisait pitié à voir.
Après midi les musiciens vinrent nous faire entendre leurs airs. Ils habitent la forteresse de Gouraiz, située à quelque distance du village; j’imagine qu’elle n’a jamais été très redoutable, mais elle fait bien dans le paysage, et il serait dommage de la détruire.
Ces musiciens appartiennent au service du maharadjah; ils sont au nombre de sept et sont tous des enfants: le plus âgé a près de quinze ans et le plus jeune a huit ans. Ils sont dirigés par un homme d’une quarantaine d’années, et sont tous vêtus d’une veste brune, d’une écharpe rouge et d’un turban de la même couleur. Ils ont pour instruments des flûtes et des hautbois, mais leur perfectionnement est loin d’atteindre le nôtre; ils sont encore dans un état primitif très peu avancé. Le chef marque la mesure sur une espèce de grosse caisse de petite dimension. Ils [254] nous gratifient d’abord de l’air national du Cachemire, puis au milieu de trois autres morceaux je remarque un air montagnard assez original; le rythme à 2/4 est caractéristique, et la mélodie qui revient souvent est saisissable pour nos oreilles. Je m’empresse de le transcrire sur du papier que je règle à la hâte, mais, lorsque je veux leur faire recommencer afin de juger si je ne me suis pas trompée, impossible: ils me jouent toujours autre chose. Je dois y renoncer. Ce fait est bien une preuve du caractère oriental; défiant et soupçonneux au possible, toujours habitué aux mensonges, il ne peut se mettre dans la tête qu’on n’ait pas un intérêt méchant à vouloir une chose qu’il ne comprend pas ou dont il n’a pas l’habitude.
Le 15 il pleut et la matinée est froide; cette température n’est pas étonnante, la vallée de Gouraiz est à 2250 mètres au-dessus de la mer et tout encaissée dans de hautes montagnes.
Après notre déjeuner matinal, M. de Ujfalvy mensure des Dardous; cette population musulmane habite cette contrée depuis les sources du Kichanganga jusqu’en dessous de Gouraiz. Quelle différence de types avec celui des Cachemiriens! Quelle autre stature, beaucoup moins massive et moins forte! leur tête surtout est beaucoup plus petite, leur taille aussi. Leur nez fin et long leur donne quelque chose d’étrange. Ils sont beaucoup plus courageux que les Cachemiriens, mais ils sont passablement voleurs et pleins d’astuce. Ce sont des musulmans sunnites, mais leurs femmes ne sont aucunement voilées. Le peuple présente un aspect sale et misérable, et les maisons s’en ressentent. Les Dardous sont divisés en castes: la première est celle des Ronous, la seconde celle des Chîns, qui sont agriculteurs et chasseurs et très âpres au gain; cette caste ne mange ni volaille ni bœuf, ne boit pas de lait, a horreur du beurre et n’ose même pas y toucher.
[257] Ils ont pour la vache la même aversion que les Mahométans pour le porc. Si une peau de vache est déposée près de leur fontaine, ils croient à une tempête. Ils ne touchent les veaux qui naissent qu’avec un bâton. La troisième caste est celle des Yechkouns, qui est de beaucoup la plus nombreuse, et forme la classe des agriculteurs. La quatrième, celle des Kremîns, est composée de tous les artisans, réduits dans ces pauvres pays à la plus simple expression.
Les Doums sont les parias des Dardous; les forgerons, les corroyeurs forment cette malheureuse caste. Ils sont aussi musiciens pourtant et ils font partie de toutes les fêtes. Les hommes filent la laine de leurs moutons, avec laquelle ils font de la corde; elle est peu solide et se brise souvent. J’emprunte cette subdivision à un auteur anglais; quant à M. de Ujfalvy, loin de l’admettre, il voit dans ces castes autant de peuples différents. Pour lui, les Chîns seuls sont des Dardous, les derniers vestiges des Darada de l’antiquité indienne. Chacune des castes paraît représenter les derniers survivants de quatre peuplades d’origine différente.
Le pays produit des petits pois, qu’on dit assez bons; ceux que nous avons mangés en effet étaient tendres sans être fins. Le riz est de médiocre qualité; aussi le mounchi n’en achète-t-il que pour les coulis; il a fait sa provision ailleurs, et Dieu sait quelle consommation de riz il compte au maharadjah! C’est pourtant un homme honnête, mais si bon qu’il nourrit toutes les personnes qui nous approchent. Il est Hindou, ainsi que les tchouprassis qui sont sous ses ordres, car Sa Hautesse n’aurait jamais voulu nous confier à des musulmans, pour lesquels elle professe un profond mépris.
Nous avons une discussion avec nos domestiques, qui viennent réclamer un mouton; pour cette fois seulement nous le leur donnons, mais au lieu d’un il en faut deux, puisque nous avons des serviteurs hindous et musulmans. Or un Hindou ne mangera jamais de mouton s’il n’a été [258] tué d’un coup de sabre par un homme de sa religion, et vice versa ; cependant les musulmans n’ont pas de caste: de par leur religion ils sont égaux; mais telle est la force de l’habitude, que ces Hindous devenus musulmans et vivant ensemble avec d’autres coreligionnaires nouveau venus ont gardé l’usage de leurs castes.
Nous buvons du lait de buffle, mais je trouve qu’il a un goût trop prononcé qui le rend bien inférieur à celui de la vache.
Dans l’après-midi nous sommes allés sur un plateau relativement peu élevé; la vallée s’étendait devant nous, avec ses contours, ses torrents, ses ruisseaux et sa forteresse. Trois groupes de maisons campées de loin en loin, au milieu des plantations, forment la petite ville et le grand village de Gouraiz. Le plateau était borné par un profond ravin d’où sortaient des roches énormes; de leurs flancs aux rugosités profondes s’échappaient de minces conifères. Les prairies s’émaillaient de fleurs, et les chèvres au long poil bondissaient sur les pentes. Nous redescendons pour aller visiter l’autre pâté de maisons; toutes les bâtisses sont en bois, la mosquée est de briques et sa base est en grosses pierres roulées par les torrents; on voit bien que le tailleur de pierre n’y a pas mis la main. A quoi bon, du reste, pourvu que cela tienne?
Les maisons ne sont pas hermétiquement closes, et l’hiver doit se faire sentir rudement. Les habitants peuvent toutefois en braver les rigueurs avec le bois de chauffage, car, des immenses montagnes rocailleuses qui bordent le côté droit de la rivière, surgit comme par enchantement une végétation rare et inattendue.
Gouraiz est sans contredit un endroit qu’on rechercherait s’il était en Europe. Les Dardous qui l’habitent, mélangés avec des Cachemiriens, sont doux et hospitaliers; loin de nous fuir, ils nous engagent à entrer dans leurs misérables [259] demeures. Sur la place, des femmes portant des enfants dans leurs bras se tenaient sur le seuil de leurs habitations. Les petits garçons groupés autour de leurs mères nous considéraient d’un air étonné, et leurs figures, sérieuses pour leur âge, étaient déjà toutes mélancoliques. M. de Ujfalvy leur jeta des païs, petite monnaie du pays, et tous accoururent alors vers nous.
M. de Ujfalvy proposa à l’une de ces femmes d’acheter ses boucles d’oreilles, d’une forme tout originale; elle trembla un peu au commencement et ébaucha un refus, mais, lorsqu’elle vit les roupies, elle les défit elle-même de ses oreilles. Il en fut ainsi avec une autre jeune femme qui portait un singulier collier. Ce bijou venait du Ladak; il se composait de trois rangs formés par des coquillages taillés en rond, lesquels étaient séparés par de petites perles rouges. Les femmes parurent enchantées de la vente qu’elles avaient faite, et nous l’étions aussi; sur quoi nous retournâmes à notre tente en sautant par-dessus plusieurs cours d’eau qui traversaient les prairies et dont quelques-uns étaient assez larges.
Le 16 au matin, nous étions levés et prêts à cinq heures; les tatous qui devaient transporter nos effets et nos provisions étaient arrivés. Il nous en faut pas mal, car après deux stations nous entrerons sur le plateau du Déosaï, et adieu villages et nourriture; il faut tout prendre avec soi, jusqu’au bois de chauffage; tout manque, excepté l’eau.
Ce que nous eûmes de disputes au sujet des chargements entre les katchawallas ou muletiers n’est pas croyable; il fallut en frapper quelques-uns pour remettre tous les autres en ordre; après cet exemple salutaire tout alla bien, et, une demi-heure après, nous étions en marche dans un chemin ravissant, toujours sur les bords du Kichanganga, qui va se jeter dans le Djelum à Mouzaferabad.
A peu de distance de Gouraiz, nous quittons cette rivière [260] et ses bords charmants pour prendre ceux plus riants encore du Barzil, petit cours d’eau dont les eaux claires et limpides vont grossir celles du Kichanganga; le soleil les fait paraître d’un bleu clair, et pour notre malheur les montagnes se déboisent de plus en plus, la vallée s’élargit, les champs sont semés de sarrasin dont les épis jaunis ne demandent qu’à être coupés.
Après trois heures de marche, nous nous arrêtons pour déjeuner à Bangla, pauvre hameau composé d’un seul groupe isolé de maisons au pied de la montagne. Au milieu de ces champs et de ces prairies couvertes de hautes herbes et tout émaillées de fleurs se dresse un arbre auprès duquel nous descendons pour faire notre collation.
Dans ces hautes montagnes et à cette heure matinale le soleil n’était heureusement pas trop chaud, car l’ombre de cet arbre était bien légère. Il y avait bien des meules de sarrasin qui s’élevaient de distance en distance, mais elles seraient d’une faible ressource contre le soleil indien.
Deux heures de repos suffisent amplement à nous délasser; nos chevaux ont mangé, les tatous ont brouté; quant à nos hommes, il leur arrive rarement de prendre de la nourriture en route. L’Hindou, qui doit tout préparer lui-même, aime mieux attendre l’arrivée finale, et le musulman imite son maître, car l’Hindou se croit ici de caste bien supérieure à ce dernier et le lui fait sentir.
Notre chemin monte et descend continuellement; aussi le cheval du maharadjah, qui n’aimait pas ces excursions, refusa d’avancer à une de ces montées abruptes et tomba avec son cavalier d’une corniche haute de plus de deux mètres sur les pierres qui formaient le lit du torrent. Je crus mon mari tué; mais il n’en fut rien, le cheval retomba sur ses pieds avec son cavalier, qui n’avait pas bougé de selle; il était hors de danger. Je le suivais par derrière. A peine la frayeur s’était-elle emparée de moi que tout était [261] déjà pour le mieux. Conduit ensuite à la main par le saïs, le cheval fut obligé de s’exécuter et de monter, à son grand déplaisir; il ne renouvela plus cet exploit, et nous arrivâmes à la station sans autre accident.
Mapnon-bagh est le dernier village que nous trouvons jusqu’à Skardo; nous nous y arrêtons. Il tonne, il pleut, et la rivière au bord de laquelle nos tentes étaient dressées, si belle et si claire tout à l’heure, devient toute bourbeuse; la température se refroidit: à trois heures de l’après-midi nous avons à peine 14 degrés.
De l’autre côté de la rivière, la montagne est couverte de bois épais et touffus, mais les arbres ne sont pas élevés et se ressentent du voisinage du plateau désert que nous allons aborder. Nos gens font du feu et se chauffent à la flamme, puis s’enroulent la tête dans leur couverture pour s’endormir sous les arbres dans des abris qu’ils ont faits à la hâte avec des branchages. Le 17 nous faisons un changement; M. de Ujfalvy va reprendre son cheval, et moi je vais monter celui du maharadjah; comme je suis beaucoup plus légère, il ne refusera peut-être plus de grimper. Du reste, pour cette fois, le saïs le tient par la bride: tout va bien jusqu’à une montée, quand tout à coup il s’échappe des mains du saïs, et, reculant sur le bord de la corniche, il perd pied et se retient suspendu avec ceux de derrière sur le bord de l’abîme. Par bonheur j’ai une selle dont l’étrier s’en va avec mon pied et je me laisse glisser à terre; le tchouprassi , qui était près de moi, s’avance pour me retenir, mais nous roulons tous les deux pendant quelques pas. Les pierres sont heureusement mêlées de sable, qui amortit notre chute. Le cheval, prêt à tomber sur nous, est arrêté par le saïs, qui a ressaisi la bride, et nous sommes tous sauvés. Seulement la bête s’est horriblement foulé le pied et peut à peine marcher. Il faut faire avancer les hommes qui portent mon dandy. On crie, on crie; enfin ils arrivent; [262] mais ces six hommes sont si peu habitués à cette nouvelle chaise à porteurs, qu’ils s’arrêtent à chaque instant.
Un roc énorme nous barre tout à coup le chemin sur ces flancs rocailleux de montagne. Nos tatous chargés descendent lentement ce passage, tout seuls et sans aide; l’un d’eux est une jument, suivie de son poulain, et, comme celui-ci n’a pas assez de place pour marcher à côté de sa mère, il grimpe sur le flanc de la montagne et ne la quitte pas; il bondit comme une chèvre et ne s’éloigne pas d’elle. Ces chevaux arrivent ainsi à avoir des pieds d’une sûreté extraordinaire.
Après ce défilé, la végétation se rabougrit, les montagnes se transforment en rocs immenses; on dirait des blocs de pierre posés sur un socle de verdure.
Nous n’avons plus que sept milles pour nous rendre à la station; cependant nous nous arrêtons pour déjeuner. Nous rencontrons un radjah chasseur; il va à pied au milieu de ses coulis et de ses tatous, le fusil sur l’épaule, vêtu à l’anglaise et suivi de ses chiens. Dans ce modeste équipage, il parcourt la vallée comme un simple mortel. Hier nous en avions croisé un qui était à cheval et tenait fièrement un parapluie rouge qu’il déployait contre les ardeurs du soleil ou contre la pluie, suivant le cas.
Que de fois nous avions vu nos tchouprassis, sous ce soleil ardent des Indes, tenir un immense parasol végétal qui, ne pouvant se fermer, devait rester ouvert, livré aux intempéries de cette saison pluvieuse. Le soir, à l’ombre de la nuit, ce parasol faisait un singulier effet.
Le parapluie rouge du radjah nous avait paru de loin être un magnifique mikedember ou palanquin.
Il se rendait à l’appel de Rambir-Singh, qui avait cité à son tribunal tous les petits radjahs du Ladak pour s’être révoltés et avoir refusé le payement des impôts.
Un peu après cette royale rencontre nous faisons celle de très beaux yaks qui sont de pure race, ce qui se voit [263] rarement, car ces animaux, employés aux usages domestiques, sont généralement des mulets de bœuf et de yak appelés sous . Nous nous arrêtons à 3500 mètres, au pied du col de Dorikôn, dans le voisinage de quelques misérables huttes au milieu de broussailles confondues avec des roches immenses, qui surgissent de terre comme de vieilles tombes en ruines. On est enfermé dans un circuit de montagnes qui se croisent et s’entre-croisent. Il pleut; il fait froid et humide, mais on nous a assuré que sur le plateau du Déosaï il ne pleuvait jamais.
Le 18, au grand matin, nous sommes prêts à traverser ce fameux plateau, situé à une altitude moyenne de 4000 mètres et tout entouré de montagnes qui l’enlacent. Elles sont relativement basses, quoiqu’elles aient 1000 mètres de plus que le plateau, qui forme une espèce de cirque irrégulier de 25 milles de diamètre. C’est le fond d’un gigantesque glacier disparu aujourd’hui. Les débris de moraines, les roches moutonnées qui restent encore là témoignent de cet ancien état de choses.
A notre lever nous sommes enveloppés d’un brouillard intense, et nos coulis refusent de partir, prétextant qu’on n’y verra pas. Mais M. de Ujfalvy n’entend pas de cette oreille et donne le signal du départ; avant que ceux-ci aient fini de charger, le brouillard a déjà presque disparu.
Nous nous engageons d’abord au milieu de broussailles et d’une végétation tout à fait rabougrie, qui peu à peu finit par disparaître; nous ne trouvons plus que quelques touffes d’herbe parsemées au milieu des pierres. C’est le commencement du plateau du Déosaï ou plateau du Diable. La route que nous suivons le coupe à peu près au milieu, du sud-ouest au nord-est, et sa surface est un peu inclinée en pente douce. Les ondulations du terrain ressemblent à des vagues. Le plateau est le chemin le plus court, relativement [264] le plus commode et le plus sûr pour aller à Skardo, la capitale du Baltistan; mais il n’est praticable que pendant quatre mois de l’année, car quelquefois, même au mois de septembre, des voyageurs y ont été surpris par un ouragan de neige et sont morts de froid. En 1870 trois indigènes ont encore subi ce terrible sort.
La première passe que nous franchissons est celle de Stakpila, 4200 mètres; elle forme la ligne de partage des eaux du Djelum et de l’Indus. Nous redescendons dans une gorge étroite, où le Chingo prend sa source; cette rivière est un des affluents de l’Indus. Nous remontons, et le temps devient de plus en plus frais: enfin nous atteignons le second col de Sarsangar, haut de 4250 mètres; il est onze heures du matin et nous sommes sur le vrai plateau.
Des pierres, rien que des pierres; quelques pas après la passe, nous rencontrons deux petits lacs à peu de distance l’un de l’autre; on croirait marcher sur des galets, mais des galets pointus, sur lesquels je me demande comment nos chevaux font pour poser le pied; il fait à peine 2 degrés. Le plateau du Déosaï est traversé par une infinité de petits ruisseaux, lesquels forment en se réunissant une rivière appelée le Chigar. Nous choisissons le bord d’un de ces petits ruisseaux pour y planter nos tentes; nous sommes à 4800 mètres; aussi avons-nous grande peine à nous réchauffer.
Le désert enfermé dans ces régions montagneuses est inhabité; à peine quelques marmottes y font-elles entendre leur sifflement. M. de F... en a tué une pendant la route; mais nous sommes obligés de la laisser, car elle a son poil d’été, qui se détache sous les doigts.
Mon mari souffre du mal des montagnes; il a des maux de tête et des suffocations continuelles. Sous notre tente, nous avons 1 degré au-dessous de zéro et nous passons la nuit à faire tous nos efforts pour nous réchauffer. Nous nous demandons comment font nos Hindous, habitués au [265] chaud climat de l’Inde; ils grelottent sous leurs tentes. Cette température nous décide à faire ce jour-ci 22 milles, afin de quitter au plus vite ce plateau du Diable. Nous marchons toujours entourés de montagnes, où nous voyons pour la première fois des pics couverts de neiges éternelles. Le soleil se couvre et la grêle tombe; allez donc croire ceux qui vous disent qu’il n’y pleut jamais; la grêle nous fouette le visage à midi; en plein soleil nous n’avons que 25 degrés. La nuit est un peu moins froide que la précédente, le thermomètre remarque 3 degrés, et nous sommes au mois d’août. Le 20 nous traversons deux rivières assez rapides et assez profondes, après lesquelles nous chevauchons sur un petit chemin que les tatous ont tracé au milieu de cette steppe triste et désolée. Tout à coup nous voyons un ours qui se promène tranquillement sur le flanc de la montagne. Bien que M. de F... n’ait qu’un fusil de petit calibre, on se décide à le chasser, et notre compagnon s’avance en rampant pour surprendre la bête, tandis que M. de Ujfalvy s’élance à cheval afin de le chasser du côté de M. de F... En cet instant je me rappelle que mon mari n’a pas d’armes et je m’élance au galop en lui criant: «Fais attention, tu n’as pas d’armes». A mes cris, il fait faire demi-tour à sa monture et me montre son revolver qu’il a en main; je m’arrête alors; mais pendant ce temps-là l’ours, au lieu de marcher vers M. de F..., s’est empressé de grimper sur la montagne; il est déjà au milieu quand il se retourne pour voir s’il est encore poursuivi. Impossible, la pente est trop raide et le cheval ne peut le rejoindre. Mme de F... n’a pas crié; elle est plus courageuse que moi et je suis vraiment fâchée d’avoir empêché la chasse, surtout lorsque mon mari m’a dit que, même à cheval, sans armes, il n’y avait pas de danger, car le cheval court plus vite que l’ours. M. de F..., imparfaitement armé, n’aurait pu que le blesser, et sa fureur se serait naturellement tournée contre mon mari, qui aurait [266] été près de lui. Nous n’avions aucun fusil, et les indigènes ne seraient certes pas venus à notre secours. Après que ma colère contre moi-même fut passée, je ne regrettais aucunement ce que j’avais fait; un ours blessé est dangereux, dit-on, tandis qu’il est bien rare qu’un animal qu’on n’inquiète pas vous attaque.
Nous avons vu d’assez près des panthères, des serpents, et ces bêtes ne nous ont jamais rien fait. Le tigre même n’attaque pas généralement l’homme, si la faim ne l’excite pas. A moins qu’il ne soit vieux et trop peu agile pour poursuivre l’antilope, alors seulement il se risque à se jeter sur l’homme quand il a faim. Du reste c’est un danger auquel je n’ai jamais pensé; j’ai dormi sous la tente dans les plaines des Indes et je n’ai jamais songé au cobra, ce redoutable reptile dont le venin vous foudroie en vingt minutes.
A cinq heures du soir, le 20, nous arrivons à 4800 mètres. Nous devons y camper; il pleut et à six heures et demie nous n’avons que 7 degrés. Nous sommes déjà habitués à cette température et nous souffrons moins du froid que la première nuit, mais les étouffements de M. de Ujfalvy sont beaucoup plus forts et sont accompagnés de saignements de nez. Aussi, dès qu’il fait jour, à quatre heures et demie, nous sommes debout; nos katchawallas, engourdis par le froid, ne peuvent se retrouver; quelques-uns étaient malades hier. Où sont-ils? Ils se sont éloignés de nous, se sont groupés ensemble pour se réchauffer sans doute et aussi rire et causer. On a beau crier, personne ne bouge et rien ne vient. Je mets à profit ce temps pour déjeuner avec du thé et des œufs, car nous aurons une rude journée; M. de Ujfalvy, qui éprouve de fortes et continuelles oppressions, ne prend qu’un peu de lait des chèvres qui nous ont suivies sur le Déosaï. Comme elles ont nagé, les pauvres petites pour passer la rivière! Et le pauvre petit mouton? [267] Pauvre animal! Le courant était si fort! Mais, avec un fouet, celui qui les conduisait les ramena dans le bon chemin et les fit arriver heureusement sur la rive. Le lait que nous donnaient nos chèvres était délicieux, et le goût n’avait rien de désagréable.
Nous partons à cinq heures du matin; nos katchawallas, qu’on a enfin retrouvés, nous suivront de près. Notre cuisinier est parti en avant, afin de nous préparer le mince déjeuner que nous ferons après la passe du Bourdjila, qui est la plus haute que nous ayons franchie; elle a 5100 mètres.
Pour y arriver, nous parcourons un plateau pierreux assez herbeux pour rassasier les sobres tatous qui y passent. On prétend pourtant que cette herbe est vénéneuse et que le contrepoison consiste à en faire brûler sous le ventre des bêtes qui en ont mangé. Les animaux empoisonnés sont, paraît-il, comme s’ils étaient gris.
L’herbe pousse par touffes et les rochers immenses qui nous entourent deviennent de plus en plus arides.
Le premier flanc de montagne que nous attaquons est relativement bon; la montée est douce; la grêle, la pluie nous arrosent et le soleil nous sourit; ses sourires sont comme des brûlures, car, aussitôt qu’il disparaît, nous sentons le froid qui nous saisit de nouveau. Cette montée nous conduit sur un large plateau, plus élevé que le mont Blanc, m’assure M. de Ujfalvy; je puis donc me figurer que je suis en Suisse.
Entre la Suisse, que je ne connais pas, et l’Himalaya, que je parcours depuis trois mois, quelle distance! quelle différence! Dans les fentes des rochers nous voyons des couches de neige. Quel lieu triste et aride! quel silence morne et glacial! Quelques jolies petites fleurs blanches et rouges s’épanouissent pourtant sous les caresses du soleil. Malgré nous, une tristesse invincible nous saisit; partout la solitude; aucune trace d’être humain pendant ces trois jours [268] de traversée. Des pierres, rien que des pierres, et devant nous d’autres montagnes qu’il va nous falloir franchir! On cherche vainement le chemin; l’œil exercé du katchawalla suit les petites sinuosités que les tatous ont tracées en passant par ces contrées désertes.
Au pied de la montagne se trouvent deux autres petits lacs. L’un a une si belle eau qu’on se prend à regretter qu’elle soit dans ces parages; l’autre, bien plus petit, ne me paraît être que de la neige fondue par les rayons brûlants du soleil. Nos chevaux commencent à attaquer le flanc de cette montagne et montent péniblement en zigzag. Le spectacle désolant qui se déroule à nos pieds nous impressionne; ce ne sont plus ces vertes et belles montagnes de l’Himalaya couvertes des végétations plus diverses et plus splendides les unes que les autres, arrosées par de paisibles cours d’eau ou par des torrents impétueux. Non, c’est une nature triste et désolée qui semble demander au voyageur ce qu’il vient chercher et pourquoi il ose troubler sa solitude. On sent que l’Himalaya donne la main au Karakoroum, et cette écrasante nature vous inonde de sa tristesse. A force de monter, nous arrivons sur le col. Quel spectacle! Des pics hérissés nous entourent; de tous côtés un cirque s’ouvre devant nos yeux, et nos regards en sondent avec effroi la profondeur. Comme pour nous en défendre le passage, un immense tapis de neige s’étend à perte de vue et se déroule moelleusement sur le flanc de la montagne. Nous nous arrêtons et nous contemplons avec effroi cette nature belle dans son horreur; on dirait qu’elle ne demande qu’à ensevelir les voyageurs qui osent s’aventurer sur ce chemin périlleux. Une tourmente de neige doit être quelque chose d’effroyable dans ces parages, et la nature dans ses convulsions doit y être impitoyable.
Nous descendons de nos montures, car le passage est dangereux. Quel plaisir de marcher sur la neige au mois [269] d’août; nous nous avançons bravement, mais, comme elle est ramollie par le soleil d’été qui la chauffe de ses rayons, elle nous soutient faiblement: nous enfonçons à chaque pas et nos minces chaussures finissent par se mouiller. Il nous faut remonter à cheval, et nos pauvres bêtes marchent en tremblant sur ce terrain qui fléchit sous leurs sabots; elles enfoncent, se relèvent pour s’enfoncer de nouveau jusqu’au poitrail. Il faut nous résoudre à aller à pied. M. de Ujfalvy nous devance, soutenu par un couli; ces gens nu-pieds marchent sur ce terrain glissant comme sur une route; leur peau endurcie ne craint ni le froid ni le chaud. Mon mari commence à descendre le flanc de la montagne; c’est une glissade impossible; en voulant reprendre pied, il casse sa canne ferrée, et sans son conducteur nul doute qu’il ne fût arrivé en bas plus vite qu’il ne l’aurait voulu. Moi qui le suis derrière, soutenue par un jeune couli, je m’arrête interdite, ne jugeant pas mon conducteur assez fort pour me retenir; j’ai l’idée de me laisser glisser sur la neige comme sur une montagne russe, quitte à être un peu mouillée; mais M. de Ujfalvy me crie de ne pas le faire, que le bas de la descente est rempli d’eau et qu’il m’enverra un autre couli. Je m’empresse de suivre son conseil et j’attends, appuyée sur le bras de mon jeune couli, l’arrivée de l’autre. Je bats le sol de mes pieds, qui sont gelés et engourdis par le froid; mes bottes se sont déchirées sur ces chemins pierreux, et la neige a eu tout loisir pour y entrer et s’y fondre. Tout vient à point à qui sait attendre, dit le proverbe, et le proverbe eut encore raison; un nouveau couli vient à mon aide, et, soutenue par ces deux montagnards, glissant à qui mieux mieux, nous arrivons non sans peine au bas de la rampe. Là la neige fondue forme une quantité de petits ruisseaux, que je traverse sur le dos de mon conducteur. Quelques instants après je suis de l’autre côté du cirque, et mon deuxième conducteur est déjà remonté chercher mon [270] tatou, qu’il avait fallu abandonner et qui a les quatre pieds comme scellés dans la neige. D’une main ferme et sûre il le maintient et le conduit près de nous. Le cheval de M. de Ujfalvy, mené par son saïs, descend lentement. Afin de nous réchauffer, nous continuons la descente à pied et nous rejoignons notre cuisinier, qui s’était établi dans un creux de la montagne. Nous nous séchons; mais mon mari, qui a encore des oppressions, ne veut rien prendre; nous continuons notre chemin en côtoyant une jolie rivière, qui tout à coup disparaît à nos yeux, et, après une descente de 800 mètres, lorsque nous nous arrêtons pour prendre notre collation, nous la cherchons encore en vain. A cette hauteur, le coup d’œil est magnifique; au fond de la gorge apparaît Skardo entouré de verdure; on le croirait tout près, et cependant quinze milles nous en séparent.
Malgré notre fatigue, il faudra aller jusqu’au bout, car nous ne saurions où dresser notre tente. La descente est excessivement rapide. Nous sentons des pierres qui nous tombent sur la tête et sur les épaules; nous regardons quel est le téméraire qui se trouve sur ces hauteurs et ose se permettre un tel acte de méchanceté. Ce sont des chèvres sauvages, qui naissent sur le flanc de ces rocs abrupts; elles se promènent le long de ces chaînes de montagnes en faisant rouler ces pierres sous leurs pieds agiles. Sur cet étroit passage les plus jeunes essayent leurs cornes naissantes; leur poil soyeux frôle les parois rocailleuses. La gorge est si étroite qu’on se sent comme enfermé au milieu de ce paysage à la fois pittoresque et grandiose, ferme et rude comme le roc qui le forme. Il est facile de se rendre compte que ce passage est impraticable en hiver. A cette époque déjà, il nous a fallu cinq heures pour franchir ce chemin entrecoupé de torrents, dont les sentiers sont à chaque instant dégradés par la fureur des eaux. A la fin de la gorge la végétation reparaît un peu. Bien haut, bien [273] haut, se confondant avec les pics, quelques conifères égarés croissent sur ces hauteurs.
Nous sommes trop fatigués pour pousser jusqu’à Skardo, et nous nous arrêtons après douze heures de marche à Karpitou, petit village à trois milles de la capitale. Il est cinq heures du soir, et, depuis douze heures que nous marchons, nous avons bien gagné notre repas. On nous apporte des abricots qui sont si bons que nous en oublions nos fatigues. Le soir nous sommes tous contents; plus de froid à craindre, plus de mal de montagne. Les chevaux hennissent de plaisir. Un vieillard nous offre des fruits et des légumes pour notre repas.
Le 22 au matin, nous partons pour Skardo. M. de F..., qui est souffrant, viendra nous y rejoindre plus tard. Le chemin qui mène de Karpitou à cette ville est une belle allée toute plantée de peupliers et de saules encore tout jeunes.
Skardo, situé à 2400 mètres au-dessus de la mer, est enfermé dans une ceinture de rocs, où l’œil cherche vainement un seul petit brin d’herbe. Des champs de pierres se trouvent au milieu de terrains bien cultivés et entretenus par des canaux d’irrigation. Les arbres fruitiers sont en grand nombre. Au moment où nous entrons dans la ville, un vieillard assis à côté d’une femme qui porte un enfant dans ses bras se lève et, joignant les mains, dont les ongles sont teints en rouge, nous salue en murmurant quelques prières; nous lui donnons un bakchich et nous poursuivons notre chemin en passant par des rues étroites, enchevêtrées les unes dans les autres et bordées de misérables maisons en briques de terre battue et séchées au soleil. Le fondement de ces constructions est presque toujours en pierres. Les murs sont percés de fenêtres, et c’est ce qui les distingue des maisons du Turkestan.
Sur une place, des soldats du maharadjah font l’exercice; ces dogras, soldats montagnards, sont les meilleures troupes [274] de Sa Hautesse; leur costume se compose d’une blouse serrée à la taille par un ceinturon, d’un pantalon et d’un turban; ils ont un fusil à mèche qu’ils portent sur l’épaule gauche avec une nonchalance sans pareille. Le maharadjah possède aussi des chasseurs baltis, dont le couvre-chef, semblable à nos shakos d’autrefois, fait un effet des plus pittoresques.
Il y a deux forteresses: l’une, ancienne, bâtie sur une haute montagne qui tombe à pic sur la rive droite de l’Indus et dont il ne reste que la moitié; l’autre, sur un énorme quartier de roc, domine l’entrée de la vallée. Cette nouvelle forteresse est grande, garnie de tours; elle paraît assez bien fortifiée et convenablement bien entretenue.
Une des principales constructions est un bâtiment carré que nous voyons en passant et qui nous semble être une mosquée. C’est dans un bagh ou jardin qu’on dresse nos tentes; les pommiers et les abricotiers qui nous ombragent laissent tomber leurs fruits sur nos têtes; de belles pommes jonchent la terre, et celles que l’on nous offre quelques instants après notre arrivée sont encore meilleures. Des raisins noirs et blancs, des melons garnissent notre table; nous nous en régalons, car ils sont délicieux et ne font pas mentir leur renommée.
Skardo, avec sa ceinture rocheuse haute de 4000 à 5000 mètres, est un séjour très chaud malgré son élévation. Ce pittoresque, cette sauvagerie, cette nudité belle pour l’œil du peintre a pour moi peu d’attrait, et je préfère la belle et ravissante Simla à cette autre rude fille de l’Himalaya. Les pics neigeux qui forment une couronne à cette ville resplendissent sous ce beau soleil. Aujourd’hui, par bonheur, ce maître du ciel se cache de temps en temps; les montagnes se couvrent d’un léger voile de brume; le vent fraîchit; les abricots, les pommes tombent de plus belle à nos pieds.
Dans l’après-midi, le colonel dogra paye les maîtres des [277] tatous et les coulis qui ont porté nos bagages. Après avoir reçu leur argent, ils essayent chaque pièce sur la pierre.
Pour faire la traversée de ce plateau du Diable, il nous avait fallu quatorze tatous et six coulis. Pourtant nous n’avions gardé que le strict nécessaire, à tel point que nous avions presque manqué de bois pour faire bouillir notre eau, qui, sur ces hauteurs, avait eu grand’peine à y parvenir; à peine était-elle retirée du feu qu’elle se refroidissait tout de suite.
Skardo, capitale du Baltistan, est situé sur la rive droite de l’Indus. Sous les ordres d’un radjah, elle fut prise en 1848 par les troupes de Goulab-Singh, commandées par le général Surawar, et tomba alors sous la domination du maharadjah du Cachemire.
En voyant cette vieille forteresse qui semble faire partie de cette gigantesque montagne à laquelle elle est accolée comme aux parois d’un vieux mur, on se demande comment elle fut prise par escalade; mais, par cela même qu’elle était la plus inaccessible, elle était la moins surveillée; les soldats dogras en tentèrent l’escalade et la nuit s’emparèrent du donjon. De ce point dominant ils bombardèrent la forteresse, et les soldats du radjah furent tous tués ou à peu près. Quelques-uns se sauvèrent à la nage.
Ce donjon est élevé de 300 mètres au-dessus de la plaine; la vue y est splendide; l’Indus se déroule entre des montagnes escarpées dont les hautes cimes sont couvertes de neiges éternelles; la vallée de Chigar s’entr’ouvre dans le lointain, et les monts géants du Karakoroum dessinent leurs glaciers gigantesques.
Autrefois, paraît-il, Skardo était privé de verdure: à peine quelques arbres fruitiers, tels que les abricotiers, s’y faisaient voir. Aujourd’hui, grâce à l’intelligence de Méta-Manghel, gouverneur actuel du Baltistan, des arbres ombragent cette capitale; des jardins ont été plantés, des aqueducs amènent [278] l’eau où elle est nécessaire, et, pour mêler l’agréable à l’utile, elles retombent en jolies cascades savamment calculées. Partout où il a pu faire des plantations, cet homme intelligent, distingué par le maharadjah, en a fait exécuter, même sur les bords de l’Indus, que ce fleuve encombre de sable et de pierres; il a établi des digues et a essayé des plantations. Faibles et chétives, elles sont pourtant les témoignages de la volonté humaine luttant contre les envahissements de la nature.
Méta-Manghel, comme le nom Méta l’indique, est d’une humble caste et pourrait faire partie de la compagnie Richer, si utile dans notre pays civilisé. Hélas! elle ne l’est pas moins aux Indes! Mais elle est si méprisée que les Anglais, après la révolte des Hindous en 1856, pour châtier les brahmines, les condamnèrent à faire pendant un mois le métier de suipper . Suipper est le terme anglais; le mot indigène est méta . Ce fut un châtiment terrible, car ils perdirent leurs castes, ainsi que tous leurs descendants. Or ce châtiment est un des plus atroces qu’on puisse infliger à un Hindou, car, en perdant sa caste, cet homme devient un objet d’horreur et d’exécration pour tous; homme méprisé et fui de tous ses compatriotes, son existence est pire que la mort; il tombe dans un état d’abjection dont on n’a aucune idée; les secours de la religion lui sont refusés; chacun s’éloigne de lui, et son supplice ne s’éteint qu’avec sa mort. Il est vrai qu’à présent, par la communication fréquente avec les Anglais, cet état de choses a un peu changé, et, quoique l’exclusion de la caste soit toujours un châtiment très grand, les cas de contravention sont maintenant si nombreux que chacun ferme les yeux et cherche autant que possible à être indulgent l’un envers l’autre.
Si quelqu’un cependant a fait une dénonciation, tous les hommes qui appartiennent à la même caste se réunissent, entendent l’accusation et la défense, jugent selon leur [279] conscience. Si la majorité des votants se trouve favorable à l’accusé, on se réunit et mange avec lui, sinon il est déclaré indigne d’être admis à table, et nul de sa caste ne le recevra plus chez lui. Dès cette heure, le malheureux, privé de ses liens de famille, terminera une vie misérable et abjecte. [280] Pour parvenir à le réhabiliter, il en coûtait quelquefois des sommes énormes à sa famille; ce n’était qu’au poids de l’or qu’on pouvait autrefois arriver à ce résultat. Maintenant c’est plus facile, et c’est sans doute à celle facilité qu’il faut attribuer l’élévation de Méta-Manghel, appelé aujourd’hui Manghel-Djou.
Comment a-t-il pu arriver à ce résultat? Personne n’a pu me l’expliquer, mais ce fait existe, pour le bonheur du Baltistan et de ses administrés. Je m’empresse d’ajouter que je ne le répète que sous toutes réserves.
Cette division des castes des Indes, bonne dans son essence, est quelquefois injuste, mais elle subsiste et a des racines tellement profondes qu’elle sera peut-être bien difficile à extirper. Ces castes sont au nombre de quatre principales: celle des brahmines, sortis de la bouche de Brahma, qui sont les prêtres et qui font les lois; celle des kchatriya, nés des bras de ce dieu, qui font exécuter les lois et dont les guerriers sortent généralement; celle des vaïchya, qui font le commerce, et celle des soudra, sortis des pieds de Brahma, qui sont chargés de tous les travaux pénibles et doivent servir les autres.
Cette dernière est composée d’un grand nombre de classes, qui gardent entre elles leur hiérarchie et ne se fréquentent pas: ils croiraient déroger si, par exemple, la famille d’un forgeron s’alliait avec celle d’un blanchisseur.
Les brahmines et surtout les Pandits du Cachemire ont un orgueil poussé jusqu’au plus profond mépris les uns des autres; ils l’étendent non seulement à ceux de leur race, mais aussi aux Européens. Si un Pandit rencontre un de ces derniers qu’il connaisse, s’il lui touche la main, il couvrira la sienne de sa manche, surtout si c’est avant son repas, car il ne saurait manger après avoir touché la main d’un étranger: il serait souillé et obligé d’aller se purifier.
Pour le soudra, le brahmine est une espèce de divinité; [281] le servir est pour lui un acte méritoire, et, s’il mange ses restes, il est persuadé qu’il obtiendra la rémission de ses péchés, de même qu’il se croit purifié s’il peut boire de l’eau dans laquelle un brahmine aura plongé son pied; aussi suit-il le brahmine, et, s’il obtient cette faveur, il boit cette eau avec délices. Il croit également que la poussière des pieds du brahmine guérit des maladies incurables; aussi s’empressera-t-il de la ramasser en étendant un morceau d’étoffe devant le seuil d’une porte où il sait que les brahmines doivent passer. S’il veut rendre son serment plus fort, il jurera en touchant le corps de cette espèce de demi-dieu; son serment est aussi inviolable que celui du musulman qui a juré sur le Koran.
Autrefois les brahmines étaient généralement riches et jouissaient d’une grande considération; ils ont encore conservé celle-ci, mais la fortune capricieuse s’en est allée ailleurs. Si bien qu’il y a des brahmines qui sont pauvres comme Job, si pauvres qu’ils sont quelquefois obligés de se faire le cuisinier des autres; mais telle est encore leur fierté, qu’ils ne mangeront jamais d’aucun mets de ceux qu’ils préparent pour leur maître, qu’ils évitent avec soin de toucher. On trouve des brahmines partout, dans les administrations, et même chez les Européens. Ils se sont même adonnés au commerce, et tel qui frémira à la pensée de tuer un bœuf et qui vous tuera le cas échéant sert très bien de comptable à un boucher qui trafique de cette viande pour les Européens. Nécessité fait loi, dit le proverbe. C’est ici qu’on en pourrait avoir une preuve dans sa plus large étendue.
Les Baltis sont musulmans et devraient être régis par un des leurs, mais telle est la répulsion dans laquelle Sa Hautesse de Cachemire les tient, que même dans ce petit pays il leur a imposé un prince de sa religion.
Nous ne pouvons malheureusement pas voir cet homme intelligent, car il est à Srinagar, et son fils, un jeune enfant [282] à peine âgé de dix à douze ans, est sous la garde d’un des parents du radjah qui le remplace en ce moment.
Le 24, dès cinq heures du matin, nous sommes éveillés par une musique militaire: c’est celle des soldats du radjah qui vont faire l’exercice; tous les matins, dès que paraît l’aurore, ils exercent leur brillante ardeur guerrière.
Notre premier soin est de faire réparer nos affaires; nos malles, nos bottes, nos selles, nos ustensiles de cuisine le demandent à hauts cris. D’honnêtes raccommodeurs arrivent avec leurs outils et, s’asseyant par terre, se mettent en devoir de restaurer les objets qu’on leur confie. Le travail est bien grossier, mais, pourvu qu’il soit solide, c’est tout ce que nous désirons. Il n’en est pas de même de notre dobi ou blanchisseur, qui blanchit et repasse très bien; il est vrai qu’il a pris les habitudes européennes, car, contre toutes les règles de blanchissage hindou, qui veut qu’on n’emploie que de l’eau et une massue, il se sert de savon. Le dobi est, comme le suipper, un être indispensable qu’il faut prendre avec soi en voyage; dans ces petits villages il n’y a pas de blanchisseurs attitrés, et pour rien au monde on ne vous rendrait ce service. Un village doit être assez considérable pour avoir son dobi. Or le nôtre, que nous payons au mois, était un brave et honnête homme musulman, sachant très bien son métier, mais ayant pris des Hindous l’idée de castes, de même que les Hindous ont pris des musulmans cet usage de cacher les femmes qui n’existait pas autrefois, du moins à ce que l’on prétend. Il est vrai que ce trait de mœurs n’est en usage que parmi les hautes castes ou chez les gens très riches.
Nous entendons dans la journée un musicien fort renommé, qui joue sur une espèce de flûte et qui possède, dit-on, un des plus jolis talents de Skardo. Il doit appartenir à la classe des doums, une des nombreuses divisions de la caste des soudras. Que de fois nous en avions [283] rencontré de ces joueurs d’instruments, auxquels nous faisions l’aumône; en voyant la pièce blanche tomber à leurs pieds, leur physionomie s’éclairait de joie; ils gagnaient plus, en une fois, qu’ils n’avaient ramassé en travaillant des mois entiers. Pourtant les objets qu’ils fabriquent sont d’un usage très répandu et doivent se renouveler souvent. Ils font des nattes avec toutes sortes d’herbes, telles que le jonc, la paille et les fibres de plusieurs plantes.
Il faut qu’une famille soit excessivement pauvre pour ne pas avoir des nattes étendues sur son plancher. En tout cas elle en a toujours quelques morceaux qui lui tiennent lieu de lit et de chaise, surtout dans les Indes. Je ne sais si notre musicien fabriquait des nattes à ses moments perdus, mais il jouait vraiment mieux que ses collègues que nous avions entendus jusqu’ici.
Après avoir satisfait nos oreilles de ce concert assez harmonieux, pendant lequel il nous avait même régalés d’un air européen qui, si je ne me trompe, était français, un de ces airs populaires qui sont parvenus jusqu’à Bombay, nous nous empressons d’aller recevoir la visite du représentant du radjah, qui arrivait en grande pompe, accompagné du jeune fils de son maître, tchota-radjah , comme on dit en hindoustani, ce qui veut dire «petit radjah». Ils étaient escortés d’une nombreuse suite et montaient des chevaux luxueusement harnachés.
Après les salutations d’usage, il nous offrit un chien qu’on tenait en laisse. Ce chien, remarquablement beau par sa laideur, avait été convoité par M. de Ujfalvy, qui avait voulu l’acheter, ou tout au moins son pareil. Mais il lui avait été répondu que cette bête était unique dans le pays et qu’elle appartenait au radjah.
Ne voulant pas être en reste de cadeau, j’offris en échange au représentant du prince deux très jolies bagues, une turquoise et un saphir d’un très beau bleu; ces deux bijoux [284] furent très bien accueillis. Le tchota-radjah, âgé de huit années à peine, était charmant, avec des yeux noirs superbes, bordés de longs cils; son nez fin était malheureusement percé, et un anneau d’or lui servait d’ornement; son collier d’argent était de bon goût, et les plaques étaient belles. Son tuteur momentané était aussi un beau garçon, à la figure intelligente et distinguée; il pouvait avoir vingt-cinq à trente ans au plus. Il nous offrit en outre toute espèce de fruits, de légumes, et nous invita à voir un jeu de polo.
Notre salle de réception était sur terre pleine, entourée d’arbres, et cette salle en plein air ne manquait pas d’originalité; en tout cas elle était toute d’actualité, et nos tentes dressées non loin de là complétaient le tableau.
Après quelque temps employé à se faire des compliments de part et d’autre, nous nous levâmes, afin de donner congé à nos visiteurs orientaux.
Quand ils furent partis, nous examinâmes à loisir le chien qu’il nous avait offert: c’était un étrange animal au poil fauve, de la race des lévriers. Il chasse l’ours et se trouve dans les environs du Tchitral; cette espèce est très rare et n’est pas encore parvenue en Europe; le seul qui soit arrivé jusqu’au Cachemire avait été ramené par Hayward, officier anglais qui fut assassiné à Yassin par le neveu du radjah actuel de cette ville. Nous serions donc les premiers à faire connaître cette espèce en Europe, et mon mari destinait ce curieux spécimen au Jardin d’Acclimatation; mais, pour qu’il eût de la valeur, il nous fallait une femelle de la même espèce; malgré les promesses de mon mari, on ne pouvait nous en trouver une, et nous étions désespérés, lorsque, le surlendemain, un chien, attiré sans doute par la faim, vint rôder autour de notre tente; je n’eus pas plus tôt jeté les yeux dessus que je l’indiquai à mon mari, qui reconnut que c’était une chienne de la même espèce que le chien que nous avions, mais un peu plus petite. Nous lui jetâmes à manger; [285] sans doute notre mouvement lui fit peur, car elle s’enfuit au plus vite. Mon mari fit appeler les coulis et, la désignant de loin, promit une roupie à qui la ramènerait; ce fut une chasse générale. Pourtant ce ne fut qu’au bout de quatre heures qu’un couli [3] , plus heureux ou plus adroit que les autres, put la saisir et, avec une corde au cou, la traîner vers notre quartier. M. de Ujfalvy donna la roupie promise et davantage, et fit dire au propriétaire qu’il voulait lui acheter sa chienne et qu’il eût à venir s’entendre avec lui. Le maître était un pauvre malheureux [286] d’un petit village voisin situé dans les montagnes. Il vint tout tremblant, pensant peut-être recevoir des coups au lieu d’argent. Il fut donc assez surpris quand mon mari lui demanda quel prix il voulait de sa chienne. Il n’hésita pas à en demander cinq roupies, qui lui furent données sur-le-champ. Le pauvre homme, tout heureux, tournait et retournait les pièces dans sa main, n’en pouvant croire ses yeux; enfin, persuadé qu’il ne s’était pas trompé, il s’éloigna le plus rapidement possible, après nous avoir salués et resalués.
[3] Ce chien se trouve actuellement au Jardin d’Acclimatation du bois de Boulogne.
La chienne était moins belle que le chien; elle devait être un peu mâtinée, mais cela valait mieux que rien.
On ne saurait croire comme il est difficile, chez ces peuples asiatiques, de se procurer des femelles; ils les gardent avec un soin extrême pour la reproduction. A ce sujet on m’a assuré que jamais un Arabe ne vend une jument de pure race. Jamais, quel que soit le prix que vous leur en offrez, ils ne se rendent à votre désir, jaloux qu’ils sont de conserver leur belle race de chevaux.
Il en est de même des tazis ou lévriers, les seuls chiens estimés par les Musulmans ou les Hindous.
Les Hindous sont moins dégoûtés des chiens que les croyants, mais ils ne les soignent pas beaucoup non plus et ne s’occupent jamais de leur nourriture; aussi ces pauvres animaux sont-ils obligés de la chercher eux-mêmes sur la voirie; ils attendent avec impatience le moment où ils peuvent le faire.
La chienne fut trois jours avant de s’habituer à nous, mais, voyant enfin qu’elle était bien nourrie et qu’elle n’était plus battue, surtout par les coulis, elle se résigna à son sort; cependant elle devint méchante envers ses anciens ennemis; se sentant protégée, elle leur courait dessus, et, d’aussi loin qu’elle en flairait un, elle entrait en fureur. Nous étions vraiment bien gardés. Pauvre petite bête! je l’avais appelée [287] Skardo, et, à peine arrivée à Paris et remise au Jardin d’Acclimatation avec son compagnon, le beau Ghilghit, elle y mourut d’un étranglement des intestins.
On nous avait dit que la pluie était fort rare à Skardo; nous en eûmes pourtant tous les jours, mais elle ne durait pas longtemps.
En général, les orages sont assez violents dans cette ville; le vent s’élève régulièrement tous les jours à partir de cinq heures jusqu’à minuit. Il y a au milieu des montagnes qui enclavent Skardo une ouverture d’où s’échappe le vent du sud; le soir, quand le vent chaud a monté, le vent glacial du Déosaï se fraye un passage à son tour et produit un courant d’air violent. Cette variation atmosphérique est un bienfait pour la ville. Ces vents rafraîchissent l’air embrasé et refroidissent les parois brûlantes des montagnes, qui produisent l’effet d’un four.
Le 26 nous assistons à un jeu de polo.
Ce jeu de paume à cheval a pris naissance chez ce peuple, et leur passion pour cet exercice égale leur dextérité. Aussi chaque village un peu considérable a son jeu de polo, c’est-à-dire un emplacement sur une certaine étendue de terrain réservée à cet effet. Le plus beau et le plus commode est certainement celui qui affecte la forme d’un rectangle. Mais le sol ne se prête pas toujours à cette disposition, et souvent la bande de terre est si étroite qu’il est difficile d’y faire manœuvrer les poneys; il faut une habileté à toute épreuve pour éviter les rochers à pic ou les précipices qui entourent parfois ces terrains.
Pour jouer à ce jeu, qui consiste à lancer une boule de bois et à la faire rouler avec un bâton que chaque joueur tient à la main, il faut être cavalier émérite, le cheval doit être bien dressé et avoir de bonnes jambes. La bête est lancée ventre à terre et instantanément elle doit s’arrêter, pivoter sur elle-même, se garer des autres et de la boule. [288] Il arrive parfois que des cavaliers sont tués et que des chevaux ont les jambes cassées, mais ces accidents sont rares. Les chevaux qu’on emploie pour cet exercice sont de petite taille, trapus et forts; quelques-uns ont la crinière et la queue très abondantes et très longues, d’autres ont ces appendices coupés ras; cette différence, paraît-il, dépend beaucoup de la structure de l’animal. C’est au cavalier à savoir lui faire faire la toilette qui convient à son genre de beauté.
La boule, une fois lancée, doit passer entre deux bornes placées aux deux extrémités de l’enceinte. Un petit garçon réunit les fouets de tous les joueurs et, après les avoir mêlés, les divise au hasard pour séparer leurs propriétaires en deux camps. Les combattants, partagés en deux parties, doivent, autant que possible, empêcher la boule de leur adversaire de pouvoir franchir cet obstacle, tandis que les autres cherchent au contraire à la faire parvenir au but.
L’emplacement de Skardo est moins grand que celui de Tchamba, mais la situation du premier est bien plus pittoresque.
Au pied de l’Indus, entre les deux forteresses et enfermé entre de gigantesques chaînes de granit, on croit être aux temps préhistoriques décrits par les paléontologues. Dans le fond, de l’autre côté de l’Indus, se dresse un rocher immense, dont la base est entourée d’un sable blanc de rivière se détachant sur ces sombres masses qui ferment l’horizon. Tout autour de vous des blocs, rien que des blocs; les uns émergent de la chaîne, noirs et sombres comme l’enfer: on se représente Prométhée attaché par le milieu du corps et dévoré par les vautours, habitants de ces inaccessibles hauteurs; les autres, éclairés des rayons d’un soleil couchant, montrent leurs aspérités rougeâtres, pierreuses et sablonneuses. Quelle quantité de pierres se sont détachées de ces géants aux flancs rocailleux! la terre en est jonchée. C’est comme si une mer avait autrefois pris possession de [289] ces contrées et qu’elle se soit retirée avec regret en laissant l’empreinte de son passage. C’est bien le cadre d’une mer orageuse en courroux dont les vagues viennent battre ces géants immobiles, ou caresser de son écume les pieds de ces rocs.
C’est sur un terre-plein qu’on avait taillé dans la montagne que nous étions assis, dominant l’emplacement du polo dans toute son étendue; ces masses écrasantes qui se dressaient devant moi me faisaient frissonner. Mon cœur se serrait à la pensée que, dans quelques jours, nous allions parcourir ces monts, d’une beauté préhistorique. Quelques gouttes de pluie, le grondement lointain du tonnerre, des nuages noirs qui s’avançaient au-dessus de nos têtes nous firent craindre pour notre divertissement, mais ils s’éloignèrent en enveloppant dans leur course les pics les plus élevés.
Cependant le jeu de polo était commencé; les cavaliers s’animaient, et plusieurs vainqueurs avaient forcé la boule; la musique célébrait la victoire de ces heureux, tandis que les autres étaient reçus par un charivari. Le signal d’une halte fut donné par cette étrange musique, bien en rapport avec la sauvagerie du lieu. Cet orchestre, qu’on n’emploie que dans les grandes occasions, se compose de deux tambours, d’un fifre et d’une longue trompette. Ces instruments primitifs s’accordent avec difficulté entre eux; les cris des combattants se mêlant à ces accords sont d’un effet peu ordinaire et qu’il serait difficile de reproduire.
Le remplaçant du radjah, qui avait pour titre le nom de difteri , ainsi que le tchota-radjah, petit radjah, goûtaient fort ce divertissement; l’enfant surtout, le fils du prince absent, malgré son sérieux précoce, s’animait, ses yeux brillaient, et l’on sentait qu’il attendait avec impatience l’époque à laquelle il pourrait se mêler aux combattants. Après une halte, les cavaliers, étant descendus de leurs montures, s’assirent en cercle près des musiciens.
[290] La musique s’exhalait, plaintive et sauvage. Un homme avec une blouse et un pantalon, couvert d’un manteau à larges manches, se mit à danser. La danse consistait en pas, en gestes, en contorsions qui devaient être, je suppose, l’explication de cette symphonie hurlante. Un autre lui succéda sans être plus récréatif. Cependant les spectateurs indigènes, parmi lesquels je remarquai quelques figures hâlées venues du Tchitral, semblaient goûter une des plus grandes jouissances de leur vie. Habitués à cette danse, ils en possédaient la clef et s’identifiaient alors avec le danseur; cette pantomime, muette pour moi, était pour eux la plus haute expression du langage.
Un troisième succéda au second; la musique, plus vive et plus légère, emporta le danseur; son allure plus rapide se modela sur la musique; les spectateurs l’accueillirent à la fin avec de vifs applaudissements, et leurs cris témoignèrent de la joie générale.
A un signal donné, les cavaliers sautèrent de nouveau en selle, et, courant ventre à terre, ils lancèrent la boule, mais pas à temps, car un homme placé au dehors de l’enceinte fit entendre un coup de sifflet qui arrêta les joueurs.
La boule fut lancée de nouveau, cette fois avec l’exactitude exigée. Le fils de Méta-Manghel ou Manghel-Djou envoya son gouverneur, beau jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, se mêler au jeu; il parut dans l’arène et fit voler la boule de main de maître, mais cependant, malgré son habileté, qui était évidente, il ne put être vainqueur; son cheval, une mauvaise bête, fut toujours devancé par les autres. La cour réunie de Méta-Manghel, avec ses costumes pittoresques, me rappela vivement les peintures indiennes que j’avais vues et admirées à Tchamba. Des siècles ont passé sur ces contrées, et pourtant la couleur locale, les mœurs et les usages sont toujours restés les mêmes.
[293] Ce divertissement dura assez longtemps; cependant, les chevaux commençant à se lasser, les cavaliers durent mettre un terme à leur ardeur.
Les vainqueurs vinrent se présenter devant la plate-forme; ils furent acclamés, on se moqua des vaincus. Pour nous, nous retournâmes à notre tente comme nous étions venus.
Le bazar de Skardo se compose d’une longue rue; il est assez pauvre en belles choses, cependant M. de Ujfalvy fit l’acquisition de certains cuivres anciens très curieux et très beaux.
La forme des aiguières baltistanes se rapproche beaucoup de la forme chinoise; elle est moins élancée que les aiguières du Cachemire, beaucoup plus massive, et les anses sont loin d’être comparables aux autres.
[294] Les bijoux anciens que M. de Ujfalvy a rapportés sont très bien travaillés et ressemblent beaucoup aux dessins arabes; on prétend que ce sont des ouvriers de cette nation que les anciens radjahs baltis ont fait venir pour mettre leur industrie et leur talent au service de leurs désirs luxueux. En tout cas, on ne fait plus ce travail maintenant dans le Baltistan; ces bijoux en argent, incrustés d’or et de turquoises, sont d’une beauté remarquable. Nous nous procurons aussi des cuivres d’une rare distinction de forme et d’un travail fini qui nous rappellent vivement les aiguières de Kangra et de Tchamba.
Les Baltis font aussi du pachemina, qui, dit-on, est meilleur marché qu’à Srinagar, mais il n’est pas lavé et il faut lui faire subir cette préparation pour qu’il acquière cette douceur, cette souplesse qui font sa véritable beauté. C’est dans la capitale du Cachemire qu’on fait le mieux ce travail; la manière dont ils le battent, le rebattent et le lavent avec une sorte de petite noisette qu’ils mêlent à l’eau est la spécialité des Cachemiris, spécialité qui n’a pu être égalée par aucun autre peuple de l’Inde.
M. de Ujfalvy mensura nombre de Baltis au cœur de la population; il lui fut démontré mathématiquement que ces pauvres Baltis, qu’on avait confondus avec les Mongols, ou tout au moins avec les Ladakis, avaient été fortement calomniés. Ils sont bel et bien aryens, tout autant que les Brokhpa-Dardou. Comme eux, ils ont les cheveux bouclés, ondés et soyeux; la barbe est généralement fournie, ce qui n’est pas chez les Mongols. La peau, au lieu d’être glabre, est velue, et leurs yeux sont droits. Les pommettes sont loin d’être saillantes; leurs dents sont belles et leur physionomie est douce.
Ils ont souvent une cicatrice provenant d’une brûlure, de la grandeur d’une pièce de 50 centimes, sur le sommet du crâne. Quand on leur en demanda l’explication, ils répondirent [295] qu’on leur avait fait cette opération lorsqu’ils étaient enfants, afin de les guérir ou de les préserver de maladies de la tête.
Quelques-uns d’entre eux se brûlent certaines parties du corps pour le même motif.
Du reste, les Hindous prétendent, dans leurs livres de médecine, que, pour apaiser les coliques les plus violentes, il suffit d’appliquer sous la plante des pieds des plaques de fer brûlantes: les douleurs se calment tout de suite; je le crois sans peine, car le remède doit être pire que le mal.
[296] Les Baltis, depuis qu’ils sont devenus mahométans, et cela depuis une époque très reculée, ne pratiquent plus la polyandrie, comme les Ladakis; ils ne sont pourtant pas polygames, ils n’ont qu’une femme, et, quoi qu’en dise l’éminent géographe M. Reclus, elles ne se voilent jamais le visage, si ce n’est peut-être les femmes de haute distinction, qui doivent être rares dans ce pays pauvre et dont les habitants laborieux et doux auraient peine à vivre, surtout dans les hautes régions, si leurs délicieux abricots leur faisaient défaut. Ils les font sécher au soleil, et cette exportation est pour eux une grande ressource et les aide à payer les impôts qu’ils doivent au maharadjah du Cachemire.
L’été est ici très chaud, mais il est court; le bétail y est rare, à cause du peu de fourrage qu’il peut trouver dans les prairies, couvertes de neige pendant une grande partie de l’année. Ils passent leurs longs hivers à tisser des étoffes en poil de chèvre, dont le plus beau vient du Ladak. Ils sont musulmans chiites et en partie nourbakchis, secte musulmane intermédiaire entre la secte des sunnites, dont les Dardous font partie, et celle des chiites. Ils travaillent aussi des objets en pierre tendre, qu’on appelle «jade de Caboul»; elle vient des montagnes de Chigar, et cette fabrication baltistane est assez bonne.
Leurs pipes ont une tout autre forme que celles de l’Inde et du Cachemire; c’est la reproduction d’un fragment de corne de yack. M. de Ujfalvy a acheté à Skardo une pipe de cette forme, ornée d’un travail arabe en cuivre découpé de toute beauté; elle appartenait à l’ancien radjah dépossédé du Baltistan. Nous avons pu acquérir cette pipe en l’échangeant contre un objet d’une grande valeur pour ces pays-là.
Est-ce cette pipe très ancienne dans la famille qui a donné la forme aux autres, ou sont-ce les autres qui ont été le modèle? nous n’avons jamais pu le savoir, mais cette forme est particulière au Baltistan.
L’antique Indus.—Passage taillé dans le roc.—Chigar.—De superbes montagnes.—Tchoutroun.—Pakhpous et Chakchous.—Askolé.—Le Moustagh Pass, le plus vaste glacier du monde, et le Dapsang.—Retour à Skardo.—Nous augmentons notre collection ethnographique.—La danseuse désolée.—Où il est démontré que la plus généreuse hospitalité revient parfois cher.—Les travaux exécutés par Manghel-Djou, gouverneur du pays.—Parkouta.—Tolti.—Karmagne.—Un site merveilleux.—Un pont de corde d’un passage peu agréable.—Altintang.—Karkitchou et la vallée du Sourou.—Les Baltis, leurs caractères et leurs qualités.—Dras.—Les Ladakis, leur type et leurs mœurs.—Le Zodjila.—Sonmarg.—Retour à Srinagar.
Après quelques jours passés à ces occupations si intéressantes, M. de Ujfalvy se décida à aller mensurer des Baltis à Chigar, où on lui assurait qu’il trouverait le type balti le plus pur. En effet, dans cette vallée retirée que dominent des montagnes qui ne sont inférieures en altitude qu’au seul Gaorisankar et des glaciers que l’on ne peut comparer qu’à ceux du Grœnland, les Baltis semblent s’être conservés purs de tout mélange.
Nous nous décidons à partir sans nos compagnons, M. de F... étant souffrant. De grand matin nous sommes en route, avec nos domestiques, nos coulis et notre fidèle mounchi comme chef, pour cette nouvelle expédition.
[298] La route qui va de Skardo jusqu’à l’Indus est plantée d’arbres; on y arrive par une descente en large escalier, dont les deux côtés sont bordés par des canaux d’irrigation disposés de manière à former des cascades. Pour pénétrer dans cette haute vallée, il nous faut traverser l’Indus.
Ce fleuve prend ses sources dans le Thibet proprement dit. Le haut bassin de l’Indus présente un intérêt particulier pour quelqu’un qui, comme mon mari, s’occupe spécialement d’anthropologie et d’ethnographie. Les habitants de ces régions paraissent être les descendants les plus directs des anciens Aryens qui, à une époque des plus reculées, vinrent de l’Asie Centrale et s’emparèrent des contrées baignées par le haut Indus et ses affluents. Il est certain que les Aryens chasseurs et pasteurs avaient résidé dans ces régions avant de s’étendre dans les plaines brûlantes au sud de l’Himalaya et avant de faire la conquête des riches contrées gangétiques. Je ne prétends nullement que les misérables Dardous soient les descendants directs de ces Aryens, mais il est certain que les aïeux de notre race ont laissé des vestiges dans ces régions montagneuses.
C’est la recherche de ces vestiges qui nous préoccupe et nous intéresse.
Le fleuve, majestueux, a déjà en ce moment une largeur imposante, mais ses eaux tumultueuses sont sans profondeur, et un peu plus loin que Skardo elles bondissent parmi les rochers. L’Indus, que nous traversons en bac en nous laissant aller au courant, car s’y opposer serait folie, est un de ceux dont le nom a le plus retenti à mes oreilles enfantines. Qui donc m’aurait dit, quand j’apprenais les exploits d’Alexandre, que je le traverserais un jour? Enfermées dans ce rempart de pierres, ces eaux jaunâtres, qui, à la fonte des neiges, font six milles à l’heure, sont telles que se les représente l’imagination. Ses bords, où toute culture est impossible à cause de l’accumulation des sables [301] qu’il charrie, sont tristes et lugubres. De l’autre côté du fleuve s’étend une chaîne de montagnes abruptes et rocailleuses, sans aucune végétation, mais qui forme un fond de panorama des plus pittoresques. C’est une sorte de monde préhistorique reconstitué par un paléontologue quelconque. A chaque instant on s’attend à voir surgir un ichtyosaure gigantesque battant ses flancs de sa queue écailleuse. Un mastodonte broutant les herbes marines le long des côtes sablonneuses de l’Indus serait aussi parfaitement à sa place au milieu de cette étrange nature, belle dans son horrible nudité.
Nous franchissons ensuite une route taillée dans le roc, œuvre du gouverneur actuel du Baltistan, Manghel-Djou, un Hindou de génie, et nous descendons de l’autre côté dans la magnifique vallée de Chigar, plus grandiose encore que celle de Skardo, surtout plus naturelle, plus à portée de notre conception actuelle, n’ayant rien de préhistorique. A droite et à gauche, d’immenses montagnes rocheuses, dont les flancs dorés par le soleil reflètent mille couleurs différentes; à nos pieds, une large rivière, le Chigar, et sur sa rive une délicieuse oasis de verdure, d’une étendue de dix kilomètres; des champs de millet et de sarrasin bien cultivés, des vergers dont les arbres ploient sous le poids de beaux fruits savoureux, des potagers plantés de diverses espèces de légumes, surtout de courges, et, au milieu de cette luxuriante végétation, des mosquées, des tombes et des habitations musulmanes émergent agréablement.
Au fond de ce beau et unique paysage se dressent d’immenses glaciers dont les cimes saupoudrées dominent le tout dans leur tranquille majesté. Ce spectacle est sans pareil, et jamais nous ne l’oublierons.
Le chemin dans la vallée est encore planté d’arbres et parfaitement entretenu; on marche une heure et demie au pas du cheval avant d’arriver au village. La vallée est [302] sillonnée de canaux d’irrigation, qu’on franchit grâce à de petits ponts en pierre qui supportent même le poids d’un cheval avec son cavalier.
Chigar possède aussi son champ de polo, plus grand et plus uni que celui de la capitale et couvert d’un magnifique gazon; aussi, lorsque mon cheval le sentit sous ses pieds, il se rappela sans doute ses récents exploits et partit ventre à terre, pour ne s’arrêter que dans un beau champ de millet, dont il saisit en passant quelques épis, qu’il se mit à dévorer à belles dents pour se récompenser sans doute de sa course folâtre.
Les autorités de Chigar, prévenues de notre arrivée, vinrent nous offrir sous un bel arbre des fruits délicieux. Nous faisons une petite halte en ce lieu. Les melons sont exquis, et c’est l’endroit par excellence de la culture des abricots; nous comprenons, en les savourant, que les voyageurs chinois aient appelé ce pays le «Thibet des abricots». Notre viande froide nous paraît bien meilleure avec ces savoureux desserts. On dit que les fraises de Chigar sont préférables à celles de l’Himalaya. Quel malheur que nous ne puissions nous en assurer nous-mêmes!
Les puits qui fournissent de l’eau pour les habitants sont très curieux; ils consistent en petits trous à hauteur du sol, fermés par un couvercle. On y puise l’eau au moyen d’un petit seau en bois attaché à un long bâton. Je crois que ces puits ne sont pas de véritables puits, mais simplement des réservoirs qui permettent à l’eau qui s’échappe des irrigations de se reposer et de déposer la terre dont elle s’est chargée.
Au village où nous arrivons, la maison qu’on nous offre est propre; l’escalier qui conduit au premier est raide et ressemble plutôt à une échelle. Les chambres sont assez spacieuses, mais la hauteur laisse à désirer. Si mon mari était plus grand, il n’y pourrait tenir debout. C’est juste sa grandeur, on croirait avoir pris sa mesure.
[305] Nous avons deux chambres; les autres sont habitées par le propriétaire. Il est bien entendu qu’elles sont vierges de meubles et que la terre battue qui forme le plancher n’est recouverte par aucun tapis. Mais nous avons des portes et des fenêtres en bois plein percées d’un trou, nous ne sommes pas à plaindre.
Nous parcourons le village, dont les rues n’ont pas été tirées au cordeau. Les maisons de Chigar sont, comme celles de Skardo, bâties en cailloux et en torchis; les fenêtres manquent fréquemment au rez-de-chaussée; la porte paraît suffisante aux habitants, qui restent cependant enfermés dans ces demeures durant un long hiver. Peut-être faut-il attribuer cet usage à la pénurie du combustible, car le bois est rare dans cette contrée, et l’usage du poêle y est inconnu; les cheminées sont si mal construites que la fumée remplit plutôt la chambre qu’elle ne s’échappe par le trou qu’on y a fait. L’été, les habitants montent sur le toit du rez-de-chaussée et y construisent un abri en claies d’osier. Leur maison d’été est vite confectionnée; elle n’aurait pas, je crois, une bien grande vogue dans nos endroits le villégiature à la mode.
La vallée de Chigar, que nous visitons, est bien une des plus belles que nous ayons vues. Sans être d’une beauté de mon goût, elle est plus riante que celle de Skardo; mais les montagnes de quinze mille pieds dans lesquelles elle est enfermée et derrière lesquelles on en aperçoit de plus hautes encore toutes couvertes de neiges éternelles vous font désirer un endroit mieux proportionné et moins écrasant.
La vallée est très étroite pour sa longueur, car elle a seulement trois milles de large sur vingt-quatre de long. Elle se trouve à une altitude de huit mille pieds; à une telle hauteur, on se demande comment ce pays peut produire encore tout ce qu’on y admire.
Les platanes de Chigar ne le cèdent en rien à ceux de [306] Srinagar; les noyers sont de toute beauté, et toutes les céréales mûrissent dans ce riche terrain d’alluvion.
La ville de Chigar est beaucoup plus étendue que celle de Skardo; on y remarque deux prairies destinées spécialement au polo, mais depuis la prise du pays par les dogras on ne se livre que rarement à ce jeu.
Lorsque le défilé de Moustagh servait encore de route aux caravanes, l’importance commerciale de Chigar devait être alors bien plus considérable qu’actuellement, mais depuis quelque temps ce col n’est plus guère fréquenté. On attribue cet abandon aux grandes masses de neiges éternelles qui y sont entassées et au peu de sécurité qu’offre le chemin au delà de Moustagh. Les caravanes y sont attaquées et pillées par les sauvages montagnards de ces contrées. Le jésuite portugais d’Espinha a été le dernier Européen qui ait pu franchir, en 1760, ce redoutable passage.
Nous n’avions ni l’intention ni les moyens de marcher sur ses brisées. Il faut un nombre considérable de chevaux, de mules, de porteurs, il faut des vivres, du fourrage, si on veut songer à passer un de ces défilés des monts Karakoroum, et le voyageur est obligé de chevaucher, pendant des semaines entières, dans des régions absolument incultes et désertes, souvent couvertes de neige et de glace; il souffre beaucoup du froid rigoureux et de l’extrême raréfaction de l’air.
A la seconde expédition de sir Douglas Forsyth en Kachgarie, expédition pour laquelle il était amplement pourvu de tout ce que le confort européen peut offrir au voyageur, le géologue autrichien Stoliczka, qui en faisait partie, mourut littéralement épuisé à la suite des privations et des fatigues qu’il avait endurées sur le plateau du Pamir et dans les passes du Karakoroum. Peut-être aurions-nous songé cependant à affronter ces périls; mais, hélas! réduits à nos propres ressources, notre bourse était déjà bien plate, [307] et, sans la gracieuse hospitalité du maharadjah du Cachemire, je ne sais comment nous aurions fait pour arriver jusque sur les versants méridionaux du Karakoroum.
Le lendemain, nous quittâmes Chigar de grand matin; après avoir côtoyé la rivière en amont par une route qui malgré sa nudité ne manquait point de pittoresque, nous arrivâmes le soir à Kachoumal, où nous attendaient nos tentes dressées grâce à la prévoyante sollicitude de notre ami le colonel Gân-Patra.
Là mon mari eut la bonne chance de rencontrer quelques familles de montagnards nomades appelées Pakhpous et Chakchous, qui font paître leurs troupeaux dans les hautes vallées du Yarkand-daria et de ses affluents, sur les versants opposés des monts Karakoroum, qu’ils franchissent de temps en temps pour s’assurer peut-être par eux-mêmes des raisons qui empêchent les marchands baltis et cachemiris de ne plus venir se faire dépouiller chez eux.
Ces redoutables montagnards, qui jouissent d’une si mauvaise réputation, me parurent d’ailleurs très pacifiques. Leur type se rapproche absolument de celui des Dardous que nous avions vus à Gouraiz. C’est le même front fuyant, le même éclat dans le regard, la même physionomie d’oiseau de proie qui caractérisent les Dardous en général. Peut-être étaient-ils moins malpropres et plus soigneux dans leur mise. Le produit de leurs rapines leur permet une certaine aisance. M. de Ujfalvy en mensura quelques-uns et demanda aux autres des renseignements ethnographiques. Comme à l’ordinaire, je servis de secrétaire à mon mari, et vous ne vous étonnerez plus, chère lectrice, de ma connaissance des termes techniques si je vous apprends que le cher et regretté docteur Broca m’avait initiée autrefois aux études anthropologiques.
Le jour suivant, nous poussâmes jusqu’à l’endroit où se rencontrent les deux sources du Chigar, le Bâcha et le [308] Braldou. M. de Ujfalvy fit le jour même une excursion jusqu’aux environs de Tchoutroun, où se trouvent des sources chaudes et où il rencontra d’autres familles de Pakhpous et de Chakchous.
La vue du grand glacier du Tchogo-Gansé (ce dernier mot signifie «glacier») est, paraît-il, très belle. Nous passâmes la nuit à une altitude de 2500 mètres.
Le lendemain nous fîmes une marche forcée pour arriver à Askolé, le point le plus avancé que nous devions atteindre dans notre voyage d’exploration.
La marche fut très longue et très fatigante; on franchit d’abord le Braldou sur un pont de bois très mal entretenu; puis on suit son cours, et l’on aperçoit une infinité de glaciers sur la gauche. Mais rien ne saurait décrire le spectacle qui s’offrit à nos regards en arrivant au fort d’Askolé, tout près du gigantesque glacier de Biafo-Gansé. Au nord-est on aperçoit le Moustagh et plus à l’est le superbe glacier du Baltoro (tous ces glaciers constituent une ligne non interrompue d’au moins 150 kilom.). On est entouré d’immenses cimes de montagnes que les rayons du soleil couchant éclairent comme autant de phares embrasés. Au nord-est, le mont Gantchen (6467 m.); au sud, le Mango-Gousor (6293 m.); à l’est, le Macherbroum (7831 m.); plus à l’est, le Goncherbroum (8045 m.), et enfin, tout au fond, le mont Dapsang (8620 m.), la montagne la plus élevée du globe après le mont Everest ou Gaorisankar dans le Népaul, qui ne la dépasse que d’environ 120 mètres.
Si l’Himalaya possède une montagne plus élevée que le Karakoroum, assertion qui sera peut-être démentie demain, il est certain que le Karakoroum dans son ensemble présente une ligne de faîte plus élevée que l’Himalaya, qui forme le plus considérable renflement de notre planète.
Il serait puéril de vouloir vous entretenir des impressions diverses dont je fus assaillie par ce grandiose spectacle; je vous [311] dirai cependant que rien ne saurait dépeindre la magnificence de l’embrasement de ces glaciers au coucher du soleil indien. J’avais vu pareille chose dans les Alpes, en Styrie, au Tyrol, mais quelle différence! ce qui dans les Alpes est un spectacle charmant, gracieux, prend dans l’Himalaya des proportions tellement gigantesques que l’homme en est littéralement anéanti. On se figure être au centre d’un effroyable incendie qui a gagné jusqu’aux voûtes du ciel, et l’on croit à chaque instant que les flammes se réuniront au-dessus de votre tête pour vous faire rentrer dans le néant.
A la vue d’un pareil spectacle, on comprend les pratiques puériles du brahmanisme ainsi que la religion toute d’abnégation de Bouddha. En face d’une nature aussi terrifiante, l’homme devait se sentir si peu de chose qu’il se jetait avec enthousiasme dans les bras d’une religion qui, à force de recueillement inerte, lui promettait l’oubli et l’anéantissement de soi-même.
Ne jugeons donc pas trop sévèrement les Hindous et soyons indulgents pour des aberrations qui n’ont, hélas! rien que d’humain.
Je suis la seule femme européenne qui ait foulé de son pied cette terre éloignée. Les Anglaises mêmes ne s’y sont pas senties attirées par cette nature sauvage et grandiose.
Trois jours de pénibles chevauchées nous ramènent à Skardo par un temps splendide, et ces montagnes qui nous avaient d’abord étonnés nous parurent presque ordinaires quand nous les comparâmes aux géants du Karakoroum.
Nous retrouvons M. et Mme de F...; le premier est déjà beaucoup mieux et peut enfin dessiner des vues de cette agreste capitale.
Le difteri, appelé Méta-Soun-Sahib, nous envoyait tous les deux jours des melons, des légumes, du raisin de toute sorte. Une espèce notamment était si petite que je n’avais [312] jamais rien vu de pareil, même dans le Turkestan, où l’on appelle cette espèce de raisin kichmich .
Le 29, dans la journée, nous entendons tirer des coups de canon. Ils annoncent la grande fête musulmane qui va avoir lieu le lendemain. Les Hindous aussi se livrent aux réjouissances; le premier quartier de la lune vient d’apparaître et ils pourront manger toute la journée; notre colonel lui-même en est très satisfait, car, lorsque cet astre nocturne disparaît du firmament, ces pieux Hindous ne peuvent contenter leur appétit qu’une fois par jour. Aussi, le soir du premier quartier, grande musique par tout Skardo.
Les feux sont allumés dans le petit carré de terre que l’Hindou a tracé, marquant ainsi l’emplacement de sa cuisine. Ils tremblent quand nous en approchons, car, si par malheur notre pied venait à frôler ce carré, ils seraient obligés d’en faire un autre, et, comme leur eau se serait arrêtée de bouillir, ils devraient la jeter et recommencer la cuisine.
Telle est la loi imposée par la religion; aussi faisions-nous bien attention de ne pas déranger nos serviteurs hindous quand leurs feux étaient allumés, car cela leur aurait causé une terrible angoisse. Il faut penser que l’Hindou n’a jamais d’heure réglée pour sa nourriture; il mange quand il en sent le besoin; mais sa religion lui commande de rester sur sa faim, et, comme les jeûnes sont très rigoureux et très fréquents, il s’ensuit que sa faim est toujours un peu aiguisée. Cependant leur estomac s’habitue à ces rigueurs, et l’on ne saurait croire combien un Hindou peut rester de temps sans prendre de nourriture. Par exemple, nos saïs et même le colonel et notre tchouprassi, lorsqu’ils atteignaient la station, fatigués et affamés, restaient très bien jusqu’au lendemain sans manger si le couli qui portait leurs ustensiles de cuisine n’était pas arrivé.
[313] Faire leur cuisine dans d’autres ustensiles que dans les leurs est un acte que la loi réprouve; la manière dont ils sont obligés de les nettoyer, lorsqu’ils sont en cuivre jaune, leur est encore dictée par celle-ci. Ils doivent toujours employer de la terre et les frotter deux fois de suite, et, chaque fois qu’ils s’en sont servis, ce nettoyage doit être rigoureusement accompli. Cette sévère obligation est fidèlement remplie par eux, et rien n’est plus propre et plus appétissant que leur lota en cuivre jaune.
Le 30, dès l’aurore, nouvelle musique; on appelle à grands cris nos domestiques. Tous au tamacha, c’est-à-dire à la fête. Il faut la peur qu’ils ont de M. de Ujfalvy pour n’y pas rester toute la journée.
Cette matinée fut égayée par un incident qui dépeint bien les mœurs du pays. M. de Ujfalvy avait dit au colonel qu’il voulait acheter un costume complet de femme baltie. Notre brave traducteur, François, fit sans doute une confusion, car vers midi, au moment où nous achevions de déjeuner, on vint chercher M. de Ujfalvy, lui disant que la femme était arrivée. Mon mari se rendit près d’elle. C’était une jeune bayadère du pays parée de son plus beau costume.
La pauvre enfant était toute tremblante, et, lorsque M. de Ujfalvy demanda le costume, on lui répondit qu’il fallait prendre la femme avec.
Refus de M. de Ujfalvy. Refus de celle-ci de donner son costume. Enfin il fallut toute une nouvelle explication pour faire comprendre à ces braves gens que c’était seulement un costume qu’on désirait. Ils avaient trouvé beaucoup plus naturel le désir d’avoir la femme avec le costume, que d’avoir le costume sans la femme.
Les bayadères, ou danseuses publiques, sont chez les Hindous une caste à part et parfaitement reconnue. Il en est de même chez les musulmans des Indes, qui ont [314] conservé les mœurs de leurs concitoyens. On les élève pour cette vie et, contrairement aux autres femmes, on cultive leur esprit; on leur apprend à chanter et à danser; il n’y a aucune fête religieuse sans elles, et quelques-unes sont attachées régulièrement au service d’un temple.
Le code même des Indes contient à leur égard une loi très curieuse: il est défendu de prendre à une danseuse ses parures et ses ornements, et la chambre qu’elle occupe est sacrée aux yeux de la loi. Les bayadères du maharadjah du Cachemire sont renommées pour leur beauté et leurs riches ornements.
La jeune fille partie, il fallait pourtant s’occuper du costume. Le propriétaire du terrain sur lequel nous étions campés, honnête agriculteur, possesseur d’une femme assez gentille, trouvant que le gain valait la peine, proposa à mon mari de lui vendre le costume de sa femme. On fit venir celle-ci tout ornée de beaux vêtements et on lui en fit la proposition. Elle la reçut avec une mine assez triste; mais, sur l’ordre de son mari, elle rentra dans sa demeure et reparut quelques moments après tenant son costume et ses ornements à la main.
Sa figure était encore plus triste et de grosses larmes roulaient le long de ses joues; mais, aussitôt qu’elle eut reçu l’argent, prix de son sacrifice, elle s’empara vite des roupies et s’enfuit tout heureuse dans sa demeure.
Le vêtement des femmes balties n’a rien d’extraordinaire; il consiste en une longue robe de laine, un pantalon, une chemise de toile, des bas et de petites bottes en cuir brodé, qu’on met pour les grandes circonstances, car elles vont généralement nu-pieds. Le bonnet qu’elles portent sur la tête est charmant; c’est une petite calotte en laine grossière: le devant est orné de plaques d’argent très artistement disposées. Elles jettent sur leur tête un voile blanc qui les encadre comme une madone; les ornements [315] de la calotte se dessinent alors d’autant mieux. Quant aux bijoux, ils consistent en bracelet d’argent pour les riches ou en plomb pour les pauvres, en boucles d’oreilles et en collier. Les musulmanes ne portent pas d’ornements au nez.
Ce brave et pratique agriculteur, alléché par les bénéfices, nous céda aussi, moyennant finance, son costume d’homme. Il était beaucoup plus simple que celui de la femme. Une longue robe, un pantalon, une couverture dont ils font une ceinture et dans laquelle ils s’enveloppent quand il pleut ou qu’il fait froid, une espèce de botte bien en rapport avec les routes rocailleuses du pays: tels étaient les objets dont il se départit à notre satisfaction et surtout à la sienne. Ces vêtements sont tous retenus par de petites fibules en cuivre, dont quelques-unes sont finement travaillées et présentent des dessins curieux.
Nous donnâmes tous ces habillements à notre dobi, afin qu’il les nettoyât, car ils en avaient grand besoin.
Tous ces événements se passaient le 31 août dans la matinée, et l’après-midi il y avait une grande fête musulmane dans le bagh ou jardin du radjah. Nous étions priés d’y assister, et nous ne voulions pas y manquer.
L’après-midi, à l’heure indiquée, nous nous rendions à ce parc, situé à un mille de Skardo, au pied d’un magnifique rocher dont Manghel-Djou a fait surgir quinze cascades. La dernière sort de quatre côtés d’un bassin plus long que large et se répand en canaux d’irrigation dans le parc. Ce jardin hindou manquait d’originalité; l’arrangement consistait en grandes allées plantées d’arbres, de fleurs, de fruits et de légumes. Nous étions assis sur une terrasse recouverte de tapis. Le petit radjah était à côté de mon mari, et le difteri venait après; les autres seigneurs de la cour étaient assis par terre sur les tapis. Les chaises que nous avions avaient été apportées de nos tentes, et il aurait [316] été impossible dans tout Skardo d’en trouver davantage.
Les danses commencèrent, et les deux danseuses, dont l’une avait été offerte la veille à M. de Ujfalvy, exécutèrent chacune à leur tour des pas qui consistaient à piétiner d’une certaine façon sur le gazon, à faire quelques gestes avec les bras et à incliner le corps. Pour terminer leur danse, elles font tourner une assiette sur un bâton. La seconde danseuse fut cependant un peu plus expressive; elle croisa ses mains comme si elle portait un enfant et se pencha vers la terre; ensuite elle cacha ses mains sous ses longues manches; ce geste, qui doit sans doute vouloir dire quelque chose, n’est pas gracieux à mon goût; si elles y renonçaient, leur danse en vaudrait mieux. La troisième fut, à peu de chose près, la répétition de la première danse.
Ces femmes, avec leurs pantalons serrés à la cheville, leur grande robe sale et leur voile blanc plus sale et plus déchiré encore, les pieds couverts de poussière, et des mains noires qui s’agitent dans l’air, ne donnent qu’une médiocre idée de la danse des bayadères décrite avec tant de charme par les poètes de l’Orient. Je suis encore à chercher et à trouver toutes ces merveilles.
Est-ce donc pour moi seule que tout prend couleur si noire, ou la réalité qui s’étale à mes yeux est-elle si visible qu’elle m’en cache la poésie? Le costume des danseuses de l’Inde est loin d’avoir le décolleté si prisé chez les nôtres. Leurs épaules sont au contraire entièrement couvertes. La perfection de la danseuse n’est ni dans sa légèreté, ni dans la gracieuseté: elle consiste, paraît-il, dans une parfaite indépendance et une parfaite flexibilité des doigts de pieds, qu’elles ont toujours en liberté. Je me suis laissé dire que, dans l’Inde, à Bombay surtout, plus ces danseuses étaient vieilles, plus elles étaient prisées.
Aux bayadères succédèrent des hommes, qui remuèrent [319] longtemps les jambes, les mains, en s’enroulant dans des couvertures aussi sales que le voile des danseuses. Ils s’éloignèrent comme ils étaient venus, acclamés par les spectateurs, qui prennent un tel plaisir à ce divertissement qu’ils y assistent quelquefois jusque vers le milieu de la nuit. Les Hindous, de même que les musulmans riches, sont propres; mais les pauvres laissent sous ce rapport bien à désirer dans leur costume. Ils ne les changent jamais, même quand ils tombent en haillons, et, s’ils les lavent, ce n’est que rarement.
M. de Ujfalvy demanda s’il n’y avait pas moyen de visiter la forteresse; mais, le radjah n’étant pas là, Méta-Soun-Sahib, le difteri, ne put prendre sur lui de nous en donner l’autorisation; les ordres sous ce rapport sont d’autant plus sévères, qu’on prétend que l’on y détient un prisonnier enfermé dans une cage. Est-ce vrai ou est-ce faux? Il nous serait impossible de l’affirmer. Toujours est-il que, malgré nos instances, nous ne pûmes rien obtenir.
Il y avait déjà plus de dix jours que nous étions à Skardo; M. de Ujfalvy ayant terminé ses mensurations ainsi que ses observations anthropologiques et ethnographiques, et après avoir constaté encore à Chigar que les Baltis n’étaient pas des Thibétains, nous nous décidâmes à retourner à Srinagar par un autre chemin, beaucoup plus long que le premier et qui côtoyait sur un long espace les bords escarpés de l’Indus.
Nous annonçâmes notre départ à Méta-Soun-Sahib, qui vint alors nous rendre sa dernière visite la veille de notre départ. Nous le remerciâmes de toutes les amabilités qu’il avait eues pour nous, et des provisions qu’il nous offrait encore pour notre voyage. Deux grandes hottes étaient remplies de melons, de légumes, de raisin, d’abricots et de pommes.
Au moment où il terminait sa visite, Méta-Soun-Sahib [320] parla à voix basse à notre mounchi, et nous entendîmes le mot bakchich (gratification). J’étais déjà fort inquiète du cadeau que nous devions lui donner, car nous étions, comme la cigale de la fable, un peu dépourvus.
La petite conversation terminée, le mounchi sollicita un entretien particulier de M. de Ujfalvy et lui déclara que le difteri réclamait un bakchich pour toutes ses amabilités, se fondant sur le peu de rétribution que comportaient ses hautes fonctions. Cette demande directe fit sourire mon mari, qui s’informa de quelle nature pourrait être le cadeau, tout en restant inquiet sur le résultat de cette réponse. Lorsque le mounchi, après bien des réticences, finit par lui dire: «Mais ce n’est pas un cadeau qu’il veut, c’est de l’argent.—Ah! ah! j’aime mieux cela, dit mon mari, soulagé d’un grand embarras. Quelle somme pourrait-on offrir?—Vingt à vingt-cinq roupies seraient plus que suffisantes, répondit le colonel.—Donnez-lui vingt-cinq roupies», repartit mon mari à Gân-Patra, auquel nous avions remis tout notre argent et qui payait tous nos achats pour nous, car un homme de condition de ces pays ne s’abaisse jamais à toucher ce métal; il dit tout simplement: «payez ou donnez». Sous peine d’être méprisé, on ne peut soi-même avoir la bourse à la main; aussi l’argent file avec une rapidité extraordinaire. Le difteri reçut ses vingt-cinq roupies avec une grande satisfaction, et voilà comme, en général, les Orientaux de ce beau pays se font payer en bon argent comptant les libéralités qu’ils ont eu soin de prendre sur leurs administrés. Pour un cadeau, rien n’est plus naturel, mais pour de l’argent!
Qui donc aurait pu croire qu’un homme suivi de tant de domestiques tendrait la main pour recevoir l’argent qu’il n’ose toucher?
Il s’éloigna enfin après maintes salutations; mais, au lieu de se rendre à la maison, il s’assit près de nos serviteurs, [321] ainsi que tous ceux qui l’accompagnaient, et ils se mirent tous à discuter à haute voix. Nos gens de l’écurie s’en mêlèrent à leur tour; ce fut une discussion sans fin.
Cette familiarité orientale entre maître et domestiques est bien peu compatible avec ce déploiement de décors, de luxe et de semblant de dignité. Ils frayent avec leurs gens et au besoin les font pendre ou les dépouillent de force pour satisfaire quelquefois leur simple caprice. La force, la brutalité sont les seuls moyens d’action dans ces contrées; l’appât immédiat du gain est le seul point de vue; l’économie politique est au-dessus de leur conception journalière et fantaisiste.
On ne saurait s’imaginer jusqu’où va la familiarité de ces gens-là. Ayant un jour fait l’acquisition d’un vieil objet et ayant accepté le prix du marchand, j’en donnai le montant à notre valet de chambre afin qu’il le payât, lorsque, quelques instants après, je le vis reparaître et me remettre l’argent, m’assurant que le marchand ne voulait pas conclure le marché.
Ne comprenant rien à ce refus, je fis venir notre traducteur, qui m’expliqua que c’était mon valet de chambre qui ne voulait pas payer le marchand, attendu que celui-ci ne voulait pas lui donner de bakchich et qu’il avait trouvé tout naturel de rompre l’affaire dont il ne tirait aucun profit. Je fis aussitôt chercher le marchand, et, prenant de nouveau l’objet, je lui fis donner l’argent devant moi, et je prévins mon valet de chambre que, si une autre fois il se permettait de faire pareille chose, je le chasserais incontinent. Ce musulman, tout penaud, honteux et confus, jura un peu tard qu’il recommencerait encore, mais en y mettant plus d’adresse. Voilà une variante à laquelle notre bon La Fontaine n’avait certes pas pensé dans sa vieille honnêteté.
Décidément Méta-Manghel, le gouverneur du Baltistan, [322] est un homme de haute intelligence. De ces parages dénudés il y a cinq ans, il a fait un pays verdoyant qui encadre gracieusement ces gigantesques montagnes, en adoucit la sécheresse et la désolation; c’est comme un ruban de verdure entre l’Indus et son énorme rempart. On dit qu’il va devenir le gouverneur du Ladak; tant mieux pour celui-ci, tant pis pour les pauvres Baltis, car qui sait si son œuvre sera continuée par ses successeurs, gens souvent cruels, égoïstes et âpres au gain?
Le 2 septembre nous sommes debout à quatre heures et demie du matin; nous quittons le séjour à la fois enchanteur et sévère de Skardo.
Ce n’est pas une petite affaire que le premier jour de voyage après une si longue halte. Nouveaux coulis, tatous frais, etc., etc., tous doivent s’essayer et s’habituer à leur fardeau.
Les tatous sont renommés dans le Baltistan, et leur prix est relativement très minime. Pour cent francs au plus vous avez une excellente bête au pied sûr et exercé. Pour cinquante francs, vous en avez une convenable en tout point.
A cinq heures et demie nous sommes en marche.
Le soleil s’est caché; s’il pouvait rester ainsi!
Mais il a bientôt dissipé les nuages, et sa chaleur brûlante nous poursuit partout; nous l’avons en face; malheureusement il en sera ainsi pendant six jours.
Nous côtoyons des montagnes au pied desquelles Méta-Manghel continue ses plantations, qui sont envahies souvent par le sable que charrie l’Indus.
Nous prenons à droite, sur une corniche étroite taillée dans le roc, toujours par les ordres de Méta-Manghel, mais nous sommes forcés de quitter nos montures. Sur le milieu de la corniche adossée à la montagne se dresse une petite construction qui nous barre le passage. Halte-là si vous [323] voulez passer, voyageurs hasardeux, courbez vos fronts. Nous nous courbons et traversons cette demeure primitive qui s’est nichée si insolemment sur le chemin.
Était-ce nécessité? était-ce fantaisie?
Impossible d’obtenir aucun renseignement.
Après ce passage, Targen déploie devant nous sa verdure, étale ses champs de millet et de sarrasin; des vaches, des chèvres bondissent sur les prairies; les canaux d’irrigation forment sur le sable autant de ruisseaux à l’ombre des eucalyptus encore jeunes. Joli et riant village au bord de ce fleuve impétueux, qui m’aurait dit que je dresserais ma tente au milieu d’une population douce et laborieuse? Il est de bonne heure quand nous arrivons, et nous avons fait à peine six milles, mais nous devons nous arrêter aux stations que nous rencontrons, de telle sorte que nos étapes sont plus ou moins longues suivant que les stations sont plus ou moins rapprochées. Le chemin tout nouveau par lequel nous passons, dû aux généreux efforts de Méta-Manghel, n’est ni assez bon ni assez large surtout pour nous y permettre du repos. Il faudra marcher sous le soleil ardent si les bras de Morphée nous ont retenus trop longtemps. Nous nous promettons bien résistance, mais qui peut jamais être certain de soi? Pour réparer nos forces, nous dormons deux heures dans la grande chaleur, et cela compense celle de la nuit. L’après-midi nous avons un violent orage, qui malheureusement finit bientôt par du vent.
Les maisons du village ressemblent à celles de Skardo et de Chigar. Elles sont en pierres et torchis avec couverture d’osier pour servir de maison d’été. Cependant ces misérables constructions ont un aspect plus propre que celles des Dardous.
Le 3 nous partons vite; il est cinq heures un quart quand nous sommes à cheval sur la route qui va de Targout à Gôl. Nous suivons toujours l’Indus, qui, par un caprice [324] involontaire, s’enferme dans ces géants de granit. La route est quelquefois si belle qu’on se croirait dans une avenue. Des pierres en marquent de chaque côté la limite, quand le sable par trop envahisseur de ce grand fleuve ne permet pas d’y mettre des arbres.
Où est la route? Méta-Manghel en a fait une dans le flanc même de ce massif rocailleux. Il faut y aller à pied. Elle est effrayante avec ces étroites corniches, ces balcons dont nous apercevons les supports en bois au-dessus de nos têtes, tandis que le fleuve rugissant semble se ruer avec fureur contre sa prison. Nous admirons l’intelligence et la persévérance de cet homme, qui avec si peu de moyens a pu braver de telles difficultés. Une fois en sûreté sur le chemin, nous regardons descendre nos pauvres bêtes; elles sautent de roc en roc sur cet étroit escalier, cheminent sur ces balcons et parviennent au bout de ce périlleux passage, toutes joyeuses de sentir sous leurs pieds ce sable fin et doux qu’elles foulent de leurs sabots.
Jusqu’à Gôl, la rive droite de l’Indus est plus habitée que la rive gauche. Tandis que nous ne voyons autour de nous que des rochers monstrueux et des pierres écartées du chemin, autant qu’il était possible, nous admirons de l’autre côté de la rive, de distance en distance, des nichées de feuillages qui se cachent du soleil à l’ombre de ces puissantes montagnes. Le soleil viendra pourtant les y surprendre, mais plus tard; il faut qu’il coure encore deux heures, et alors, ô pauvres habitations, malgré votre cachette verdoyante, vous et les champs qui vous entourent serez pris par cet astre brûlant qui dévore ou vivifie tout ce qu’il peut saisir.
Ces villages microscopiques sont reliés les uns aux autres par un sentier qui suit tantôt le bord du fleuve, tantôt les flancs vertigineux de la montagne; il est si petit qu’il est à peine visible à nos yeux. Quelle habitude il faut à ces [325] hardis montagnards pour parcourir d’un pas sûr ces fragiles chemins!
Il pleut et soudain la montagne, friable à certains endroits, fait écrouler la minuscule corniche sur laquelle ils passaient gaiement.
Pourtant le besoin de communications fait réparer cette fragile passe.
En comparaison de ce sentier, notre chemin est superbe.
Gôl nous apparaît au milieu de ce grisâtre montagnard, toute tapissée de blanches maisons. De vertes plantations se mêlent aux arbres séculaires que recèlent les flancs de ces montagnes.
De ce côté, les villages du bord de l’Indus sont un peu plus grands, mais moins rapprochés que sur l’autre rive; mais plus nous allons remonter, plus ils vont s’éloigner. Cependant partout où l’homme a pu trouver un endroit propice au milieu de ces enchaînements de montagnes, partout il s’y est fixé, tâchant de soumettre à sa volonté cette nature toujours rebelle. Ces villages sont comme les aires des aigles; leurs hauteurs semblent quelquefois inaccessibles.
Nos tentes sont placées sous de beaux arbres; nous sommes entourés de quantité d’arriques.
Au moment de signer le compte des coulis que le mounchi présente à mon mari, il se trouve que nous en avons trente-neuf. Trente-neuf coulis. Mais c’est impossible! On compte! on recompte, on n’en trouve que vingt-neuf. Enfin ils sont là, il faut les payer. Le payement une fois fait, M. de Ujfalvy demande à voir les paquets; notre cuisinier a cinq coulis pour lui tout seul.
Il faut examiner les bagages de ce dernier et tâcher de diminuer ce nombre. On avise une hotte remplie d’oignons et d’une telle lourdeur que je ne m’étais jamais imaginé que ce bulbifère fût si pesant. «Cette fois, dis-je à Mme de F..., je crains qu’il n’y en ait au delà de vos désirs.»
[326] Nous faisons vider cette hotte d’oignons ainsi que toutes les autres qui formaient ce prodigieux supplément de provisions culinaires, et nous constatons, à notre grande stupéfaction, que ces légers légumes cachaient, sous un air innocent, des quantités d’abricots secs, que le cansamar ou cuisinier s’était fait adjuger pour lui seul.
Cette supercherie découverte, pour donner un exemple à toute notre suite, nous le renvoyons, enchantés d’être débarrassés de ce Cachemiri qui battait les coulis et terrorisait les autres domestiques. Cette correction immédiate fit une impression favorable sur nos autres serviteurs et sur les Cachemiriens en particulier, qui volent avec une rare impudence les malheureux étrangers.
Nous comptons avec soin nos coulis, que nous réduisons à vingt-neuf, et donnons ordre au mounchi de ne pas en prendre davantage.
Cette petite exécution nous a fait perdre notre heure de repos, et notre sieste habituelle a été empêchée.
Le 4 nous nous levons cependant à quatre heures, et nous continuons notre route. Mais, hélas! elle est encore plus mauvaise que la veille.
Un bloc encore plus puissant que celui d’hier nous offre seul son passage; ce n’est plus un balcon. Ils sont plusieurs superposés les uns au-dessus des autres. Du haut du dernier balcon, nous voyons avec un frémissement involontaire le Chayok qui se jette avec fureur dans l’Indus.
Nous franchissons aussi vite que possible ce vertigineux passage, et ce n’est que parvenus de l’autre côté de la descente que nous regardons ce spectacle grandiose.
Sur cet étroit passage, hommes et chevaux semblaient être suspendus au-dessus de l’abîme.
Cependant notre saïs flatte et caresse le cheval de mon mari, qui refuse d’avancer, et, lui prenant doucement le sabot, il le lui pose sur une pierre à peu près ferme; la bête, [327] sentant un terrain dur, se rassure et, guidée dans la bonne voie par son conducteur, se met doucement à descendre, sautant de pierre en pierre, et franchit heureusement ce redoutable passage.
Nos bêtes une fois en sûreté, nous poussons un soupir de soulagement et nous pouvons enfin regarder à notre aise le spectacle imposant que nous offre la réunion de ces deux immenses cours d’eau. Le Chayok, qui emmène les eaux des lacs Pankong, se jette à cet endroit avec une impétuosité extrême dans l’Indus. Certes c’est bien le véritable point pour servir à cette jonction furibonde. Aussi puissant et peut-être plus considérable que le fleuve lui-même, le Chayok est considéré par les géographes comme la tête septentrionale de l’Indus. Les indigènes l’appellent l’«Indus femelle».
Quel autre terrain que ces immenses granits aux gibbosités rugueuses pourrait résister aux fureurs de ces eaux? Ces lieux arides et sauvages peuvent seuls en être les témoins. Quel spectacle pour un peintre! Je ne l’ai vu qu’une fois et j’en garde le tableau vivant devant mes yeux. Nous nous détachons tout émus de ce splendide coup d’œil et nous reprenons le chemin, qui passe au milieu de petits villages, de champs et de jeunes plantations. Notre cœur en est fortement soulagé. Nous admirons une vieille mosquée qui répond au nom de Sobzar. Ce bâtiment en bois sculpté, ombragé d’arbres, est la maison de prière des habitants d’un petit hameau appelé Sarmiki, nid tout vert enfoui dans le creux d’une immense montagne.
Plus loin, au milieu d’un dédale de pierres, de canaux d’irrigation, de jeunes arbres, de vieux noyers plusieurs fois centenaires, la ville de Parkouta se dresse devant nous sur un énorme bloc de rocher qui lui sert de piédestal. En face, sur l’autre rive, des maisons couvrent la pente de la montagne; les plantations sont dispersées en gradins, retenues [328] par une maçonnerie assez bien faite, et des arbres grimpent jusqu’à des hauteurs inaccessibles.
A Parkouta, sur une magnifique pelouse, M. de Ujfalvy fait des mensurations sur les Baltis, et M. de F... prend des types à la chambre claire. Nous achetons à de pauvres gens des briquets avec lesquels ils allument leur feu. Ils les suspendent à leur ceinture; ces briquets sont toujours accompagnés d’un couteau, d’une petite cuillère et d’une grosse aiguille en cuivre percée à l’une des extrémités.
A partir de Parkouta, l’Indus est resserré dans de hautes montagnes, et le milieu de la route est obstrué par des rochers d’un brun superbe. Lorsque le fleuve est haut, ils sont couverts par les eaux; les cavaliers doivent alors prendre la route qui passe sur la crête et qui est beaucoup plus longue. Car, pour suivre cette voie basse dans laquelle nous nous sommes engagés, les piétons sont obligés de s’arc-bouter sur les pierres glissantes de ces blocs. En ce moment, malgré la baisse relative des eaux, c’est à peine si nous pouvons trouver un passage, en empiétant sur le lit du fleuve et en nous courbant pour éviter le heurt des roches. La route continue en un long ruban se modelant sur la crête de la montagne.
Nous arrivons à Tolti, ancienne capitale du Baltistan; elle est plus grande que Skardo et pourrait être facilement défendue. Ses plantations sont préservées des inondations de la rivière par des gradins soutenus par des murs de pierres en très bon état. Tous ces travaux ont été exécutés par Méta-Manghel.
Depuis Gôl jusqu’ici, des eaux ont été conduites par un aqueduc qui les amène à des hauteurs très élevées. Indépendamment de l’Indus qui la baigne, Tolti est traversée par une jolie et bruyante rivière, le Cassaro, dont les eaux limpides fournissent une boisson délicieuse aux indigènes. Les montagnes qui enferment ce fleuve sont effritées [329] par le temps, et les différentes couleurs qu’elles prennent aux reflets du soleil font leur principal attrait. Mais cette nature, belle pour les autres, n’a pour moi aucun charme; elle est trop raide, trop nue, trop aride! Si quelques jolis et riants villages ne venaient de temps à autre jeter une note gaie et souriante, ce serait, malgré ces grandioses beautés, le pays le plus désolé que j’aie jamais vu. C’est comme une prison perpétuelle, une volonté immuable qui vous dit: Vous n’irez pas plus loin!
Le 6 nous partons à six heures du matin seulement, mais septembre est venu, et la température s’est sensiblement rafraîchie. Nous sommes à 2750 mètres, cependant on nous apporte, à toutes les stations, du raisin, des poires, des pommes, voire même des pêches et des abricots; c’est à n’y rien comprendre, et notre bonne et vieille Europe serait bien étonnée, elle qui à ces hauteurs n’a plus que de la neige et de la glace à offrir à ses visiteurs. A peine en avons-nous vu hier sur le haut d’un pic qui semblait vouloir se perdre dans le ciel.
En partant le 7, nous montons à cheval, selon notre habitude. Nous faisons quelques pas; nos montures fraîchement reposées hennissent de plaisir; nous croyons traverser un joli endroit tout vert... Tout à coup un amas de pierres sur lequel se dessine vaguement un escalier apparaît comme notre chemin. Les coulis qui conduisent nos chiens sont déjà sur les premiers gradins de ce sentier à peine ébauché dans le roc et nous regardent d’un air narquois.
Adieu nos montures, il faut mettre pied à terre et grimper. Plus nous montons, plus la montagne est haute et présente ses flancs dénudés, sur lesquels on cherche la route. Nos chiens sautent gaiement; nous montons péniblement, et nos chevaux semblent nous suivre à regret.
Les aspérités se dressent toujours plus élevées devant nous. Nos regards se lèvent anxieux vers ces hauteurs [330] impitoyables; nos poumons et nos jambes demandent grâce, mais c’est en vain.
Enfin nous sommes sur le faîte. Gens et bêtes, tout le monde souffle. Nous remontons sur nos chevaux et nous suivons péniblement des corniches qui montent et qui descendent à chaque instant. Quelle route longue et pénible!... Va-t-elle donc finir? nous apercevons de loin la descente. Quelle joie!...
Mais celle-ci, de près, est horrible. Impossible de penser à la faire à cheval. C’est à pied qu’il faut aller. Nos pauvres chaussures: comme les cordonniers seraient contents si l’on avait toujours de pareilles routes.
Deux heures durant, nous descendons sur du sable, sur des pierres, sur des rocs, sautant, glissant, enjambant des marches d’une hauteur à laquelle nos architectes n’auraient jamais songé.
Cependant les balcons sont solides, mais les corniches tournent un peu trop. Heureusement cet escalier vertigineux touche à sa fin.
De loin nous voyons la station. Mais nous devons nous arrêter à Do, car à Karmagne il n’y a pas de place pour nos tentes, et nous en sommes encore à trois milles. D’ailleurs nous sommes si fatigués que nous ne demandons pas mieux que de nous reposer.
J’ai toutes les peines du monde à trouver un cordonnier pour réparer mes bottes toutes déchirées. Enfin nous en rencontrons un, qui me remet une pièce grossière. C’est toujours mieux qu’un trou. Ici les indigènes vont pieds nus: c’est moins coûteux et les réparations ne se font pas sentir. Les élégants, car il y a toujours des élégants, même dans les cités les plus sauvages, les élégants, dis-je, portent des espèces de sandales en cuir. Sur les chemins pierreux et sablonneux, c’est la meilleure des chaussures: seulement il ne faut pas qu’elles soient mouillées. Celles que les [331] Baltis confectionnent pour leur usage particulier sont grossièrement travaillées; mais à Srinagar il s’en fait de très jolies et de fort commodes. Il y a non seulement une chaussette de cuir, mais il y a en plus une semelle très forte, qu’on met à volonté et qui s’attache au pied par des courroies élégamment agencées. L’après-midi le radjah de Karmagne est venu nous donner le salam. Il nous fait apporter des melons, des raisins et de superbes abricots; ils sont loin cependant d’être aussi bons que ceux de Chigar.
Décidément les Baltis aiment les fleurs; ils s’en mettent sur la tête, à défaut d’autre parure. Cela fait un curieux effet de voir des jeunes garçons entièrement nus, la tête lourdement chargée, suivant la saison, de fleurs blanches ou rouges.
Cette population laborieuse possède une civilisation relative, car ils ont dans tous les villages des waterclosets placés de distance en distance. Ce sont de petites constructions en terre et en pierres en forme d’escargots.
Eux aussi, pour se guérir, se brûlent le corps. M. de Ujfalvy en a vu qui avaient le ventre couvert de cicatrices.
La récolte des moissons est faite; tous les épis, arrachés de terre, sont mis en tas semblables à nos meules, affectant néanmoins la forme carrée.
Le 7 septembre nous voit en selle à six heures. Entre Do et Karmagne, on dirait un pays détruit par le feu, tant les pierres, effritées par le temps, sont remarquablement belles. On croit voir à chaque pas les ruines de palais en cendres. Les montagnes elles-mêmes sont quelquefois en marbre.
Le pont en corde qui traverse l’Indus et sur lequel on se rend à Karmagne est bien plus imposant que celui du Tchinab. Il est plus élevé, plus long et, par cela même, plus secoué par le vent; cette réunion de brindilles de bois dont on fait des cordes a quelque chose de vertigineux.
[332] Nous descendons de nos montures, et, guidés par des coulis, nous nous avançons jusqu’au milieu du pont. Ce pont pourrait plutôt s’appeler une échelle, car c’est sur chaque échelon qu’il faut poser le pied. L’Indus, roulant ses eaux impétueuses, paraît, entre chaque échelon, prêt à vous engloutir au moindre faux pas. La tête vous tourne si vous n’en avez l’habitude, et, sans l’aide de vos coulis, le passage serait d’une extrême difficulté. Quant aux chevaux, il leur est impraticable; aussi traversent-ils l’Indus à la nage, soutenus par des cordes qu’on tire de l’autre côté de la rive. Bon nombre de bêtes se noient à ces terribles passages, ou sont entraînées par le courant. On m’avait fait un tel tableau de ces ponts, que je m’étais imaginée ne jamais pouvoir en franchir.
Certes se voir suspendu au-dessus d’un fleuve immense qui roule ses eaux grisâtres sous un plancher balancé au gré du vent n’a rien de bien rassurant, mais avec du courage et de la bonne volonté on vient à bout de tout, et il faut en faire provision en voyage.
Karmagne, situé sur la rive droite de l’Indus, est un des plus beaux sites du Baltistan riverain. Le vieux palais du radjah est construit sur le haut d’une montagne; il semble être soudé dans le roc; les fenêtres en bois qui s’en détachent font un effet superbe. Il est très grand et devait autrefois servir de château fort, car sa position est formidable. Le nouveau palais, tout neuf, tout coquet, avec ses fenêtres en forme de tourelles et ses boiseries jaunes toutes reluisantes de vernis, ressemble à un joli chalet, dont le pied est caché par un jardin où les fleurs se mêlent agréablement aux arbres. Il s’élève à quelques pas seulement du vieux château.
L’habitation du frère du radjah, pour être plus petite, n’en est pas moins séduisante et paraît surgir complètement d’une touffe de verdure du plus beau vert qui domine le fleuve.
[333] Plus on remonte l’Indus, plus les villages se rapprochent les uns des autres. Les chemins qui courent sur la rive droite du fleuve sont tellement effrayants, les escaliers qui le surplombent pour joindre un sentier à un autre sont tellement exigus qu’ils nous font trouver notre chemin superbe. Ce sentier, du reste, n’est praticable que pour les piétons.
A quelque distance de Do se trouve le cimetière des Baltis; leurs tombes rappellent un peu le rez-de-chaussée de leurs maisons. Ce sont de petits édicules en maçonnerie de gros cailloux, de forme carrée et peu élevés au-dessus du sol. La tombe de leurs saints se trouve toujours dans un endroit assez isolé; elle est entourée de longs bâtons au haut desquels flottent de petits morceaux d’étoffe rouge et blanche.
Les Baltis de la secte nourbakchis se rasent le milieu de la tête et laissent le reste de leurs cheveux bouclés, ainsi que le font leurs frères; leurs femmes, que nous rencontrons, ne sont certes pas jolies, et la propreté n’est pas leur côté faible.
La route est toujours la même: décombres, rocs et pierres; quelques-unes gardent l’empreinte de dessins curieux, que M. de Ujfalvy s’empresse de reproduire sur du papier. Ce sont surtout des scènes de chasse. Il y a bien longtemps que ces dessins ont été faits. Les Baltis d’aujourd’hui n’en seraient pas capables.
Encore un bien mauvais passage, grand Dieu! et nous serons à Baïtan.
L’étape est courte, six cosses ou dix milles. Une cosse baltistane vaut un mille et demi et un peu plus. Mais les Baltis ne sont pas toujours très sûrs eux-mêmes de leurs distances.
Les Baltis portent quelquefois sur leur grosse chemise de patou (lainage grossier) un bracelet ou plutôt un bourrelet d’étoffe, qu’ils fixent à leur bras avec une petite broche [334] en cuivre; ils enferment dans ce bourrelet un talisman. Ils portent aussi des amulettes au cou, et, quand on les mensure, il faut bien se garder de toucher à ces objets, car ils perdraient alors leur privilège sacré. Aussi les protègent-ils avec leurs mains.
[335] Décidément je deviens médecin. J’ai fait à Skardo une cure merveilleuse en guérissant le fils du djemel-dar, qui, depuis trois ans, avait un point de côté. Deux rigollots ont opéré ce miracle. Depuis ce temps, le père, qu’on a adjoint à notre suite pour nous guider dans notre chemin jusqu’à Srinagar, me présente toutes les personnes qui sont malades. On amène aussi à mon mari jusqu’aux aveugles, auxquels, hélas! il ne peut rendre la vue. Il leur conseille d’aller à Srinagar se faire faire l’opération ou se laisser soigner, car il n’a pas, dit-il, les instruments nécessaires ni les remèdes suffisants à sa portée. A ceux qui ont la fièvre, M. de Ujfalvy leur donne de la quinine, et moi je mets des cataplasmes et du cérat sur les plaies de ces malheureux. Ces médicaments les guérissent, et ils ont une foi aveugle en nous. Le jeune tchouprassi a eu les amygdales gonflées par le froid; je lui ai mis une cravate au cou, et, ô merveille! le lendemain son mal avait disparu.
Qui m’aurait jamais dit que, mon mari et moi, nous exercerions la médecine dans le gouvernement du Baltistan? Heureusement ce n’est pas comme en France, car, n’ayant pas de diplôme, on nous enfermerait pour exercice illégal de cette profession.
Dans ces montagnes si près du ciel, les maladies sont assez rares. Les hommes, toujours au grand air, aguerris dès leur plus tendre enfance à toutes les intempéries des saisons, vivant sobrement, donnent peu de prise aux maladies passagères; seules les maladies héréditaires peuvent vicier leur sang, et la malpropreté est leur plus grande ennemie.
Le soir, à Baïtan, notre mounchi , escorté du djemel-dar, nous demande si demain nous voulons prendre par le haut de la montagne ou suivre le bord de la rivière; nous nous décidons pour le fleuve, et, le 8 au matin, nous sommes sur ses bords par un chemin exécrable. Nous avons mal fait; [336] cette route est horrible, même pour les piétons. Impossible de passer à cheval entre le bord de la rivière et le roc. Les corniches, sur lesquelles j’avance en frissonnant, me font recommander mon âme à Dieu; les balcons me donnent le vertige. Nous sommes plus souvent à pied que sur nos bêtes. Plus nous allons, plus le chemin devient mauvais ( crabe , comme on dit dans le Baltistan), et nous arrivons exténués à Tarkouti, après avoir remarqué un petit village si haut perché que nous avons demandé son nom: il s’appelle Tchirchiki.
Tarkouti est réputé pour son manque d’herbe absolu. Cet endroit est aussi un de ceux où l’Indus est le plus mauvais; c’est presque un torrent mugissant.
Les montagnes changent cependant d’aspect et de hauteur.
Le 9, après quelques milles toujours en montagnes, nous quittons les bords de l’Indus et nous sommes sur ceux du Sourou, qui se jette à cet endroit dans ce fleuve, dont il va grossir les eaux.
Adieu donc, puissant torrent dont le nom a résonné à mes oreilles d’enfant; femme, je te quitte sans regret, car tes bords arides sont d’une beauté trop sauvage pour moi. Quelle habitude de ces âpres paysages doit avoir l’homme qui s’enferme dans ces rudes contrées qu’il aime et dont il fait ses délices! Dans notre imagination civilisée, nous ne pouvons nous faire une idée de ces pays dans lesquels notre semblable vit au milieu d’une monotonie perpétuelle. Vie tranquille, sans animation, au milieu de cette nature dévastatrice. Tandis que nous, enfermés dans une nature qui se plie à tous nos besoins, à toutes nos exigences, nous sommes remuants, agiles et en proie à toutes les convoitises de la civilisation.
Le Sourou a les eaux plus vertes; la nouvelle vallée est plus encaissée. La rive droite est élevée et ardue, on sent [337] encore les confins de l’Indus. La rive gauche présente toujours l’aspect d’un lieu de démolition, mais les aspérités sont plus arrondies. De Tarkouti à Altintang il y a 14 milles, c’est une longue étape. La station est habitée par des Baltis et des Brokpas. Les plantations sont toujours en gradins, et [338] l’on voit qu’il ne doit pas pleuvoir beaucoup, car les canaux d’irrigation sont bien aménagés; l’aqueduc qui les fournit retombe en cascade.
Les Brokpas habitent encore plus haut dans la montagne; on les fait descendre pour que M. de Ujfalvy puisse les mensurer; aussi leur donnons-nous un bon bakchich, et ils ne regrettent pas leur course.
Ce sont les individus les plus sales et les plus déguenillés que nous ayons encore rencontrés. Leur type est, à peu de chose près, le même que celui de leurs voisins. Ils nous observent très étonnés, mais cependant ils restent excessivement tranquilles lorsqu’il s’agit de les dessiner. En partant le 10 au matin, nous voyons le sommet neigeux d’un géant himalayen éclairé par les rayons du soleil naissant; il est dans toute sa beauté. Mais le chemin est si difficile qu’il nous faut y reporter toute notre attention. Nous passons heureusement un balcon en saillie sur la rivière; mais à peine le cheval qui fermait notre caravane l’a-t-il laissé derrière lui que nous entendons un grand bruit, répercuté par toutes les montagnes environnantes. Nous sommes glacés d’effroi et regardons nos guides, qui s’écrient: Sahar! sahar! (montagnes). C’est en effet un morceau de ce bloc qui s’est détaché, entraînant dans sa chute le balcon sur lequel nous venons de passer. Nous devenons plus pâles encore à la pensée du danger auquel nous avons échappé. Heureusement nos coulis sont en avant. Les Baltis sont les porteurs les plus exacts que nous ayons eus jusqu’à présent.
Au hameau voisin, si on peut appeler ainsi ces nids de verdure qu’on rencontre à d’assez longues distances sur la route, tous les hommes sont en émoi pour aller réparer le passage, qu’il faut vite refaire avant la saison rigoureuse.
Sur la rive droite du Sourou, dont la vallée continue à être toujours resserrée, surgit un village d’une grandeur [339] remarquable, et les arbres qui abritent les êtres humains vivant dans cette solitude font l’effet d’une oasis dans le désert. N’en est-ce donc pas un que ces monstruosités terrestres?
A Gangani nous nous remettons de notre effroi et nous achetons à très bon compte des tiges d’églantiers d’une grosseur remarquable. Toute la route en est garnie et leurs boutons rouges me remettent en mémoire une très bonne sauce qu’on fait avec ces fruits en Autriche pour manger le gibier.
A Tarkouti j’avais pris comme saïs un Balti âgé de dix-huit ans, à la figure intelligente; nous l’avions fait habiller proprement, car il était à peine vêtu, et nous avions entouré sa tête d’un turban. Cet ornement, l’orgueil de tout bon musulman, le plongea dans le plus profond enchantement. Il ne se sentait pas d’aise.
Le couli de Mme de F..., brave Cachemirien égaré à Skardo, où elle l’avait engagé, s’imagina immédiatement que, faisant l’office de saïs, il devait aussi porter un turban. Il osa formuler sa demande à sa maîtresse, qui, tout en riant à l’idée de ce garçon à peine vêtu, refusa bel et bien de lui couvrir la tête. La figure de ce pauvre garçon prit un tel air de tristesse qu’il faisait pitié; pour eux, un turban c’est la beauté poussée au plus haut point, l’idéal de tout désir.
Pourtant l’appétit vient en mangeant, et mon saïs Mahomet, satisfait et déjà habitué à son turban, ne pensait plus qu’à une chose: à avoir une position sociale plus élevée; déjà de couli il était devenu saïs: qui donc l’empêcherait de devenir valet de chambre, bera , position qu’il nous déclara être beaucoup plus de son goût? Soigner les chevaux, fi donc! Après huit jours d’élévation, déjà si ambitieux! Mais nous fîmes la sourde oreille, et saïs il restera, à moins toutefois qu’il ne devienne maçon, terrassier ou manœuvre, comme ceux qui sont à Simla. Les Baltis, étant très laborieux, [340] sont employés en grand nombre par les Anglais pour leurs travaux. Aussi s’expatrient-ils volontiers, sachant qu’ils seront bien rétribués. Mais ils reviennent cependant avec bonheur dans leurs hautes contrées, lorsqu’ils ont amassé quelque argent. Ils imitent en cela les Italiens qui accourent dans le Tyrol et remplacent volontiers comme manœuvres les laborieux Tyroliens, trop orgueilleux pour se prêter à de pareils travaux.
Le soir, le brave Mahomet-Djan, que le radjah de Karmagne nous avait donné pour nous accompagner, nous a quittés; c’était dommage, car il était bien amusant. Chaque fois qu’il nous parlait, il croisait toujours ses mains, et, quand il nous disait: Rasta khrab (mauvais chemin), il nous le disait d’un air si triste, si humilié, qu’on aurait pu croire que c’était sa faute; M. de Ujfalvy lui a acheté pour huit roupies un talisman en argent qui en avait coûté quatre. Malgré ce beau bénéfice, il a eu bien de la peine à se décider, bien que nous lui laissâmes le morceau de papier sur lequel est écrit le verset du Coran qui doit le protéger et dans lequel les Baltis ont une foi aveugle.
Aussi le médecin anglais de l’hôpital du Cachemire exige-t-il de tous les porteurs de talismans hindous ou musulmans qu’ils s’en dessaisissent. «Donnez le talisman, ou je ne vous soigne pas.» Malgré leur confiance en cet objet, ils finissent toujours par le lui remettre, en voyant la maladie s’aggraver. Alors seulement le médecin les soigne. La précaution est bonne, car ces malheureux, malgré les soins, malgré les médicaments, diraient toujours, si on leur laissait ce fétiche, qu’ils lui doivent leur guérison.
A propos de cette foi aveugle, M. Halévy, célèbre voyageur en Arabie, nous a raconté un fait très curieux qui lui est arrivé. Il passait dans ce pays pour un saint, et, un jour, un homme lui demande un talisman. Le voyageur était bien embarrassé. Enfin il lui vint une idée: il écrivit [341] quelques lettres sur un morceau de papier devant son interlocuteur, et, adroitement en le roulant et en l’enfermant dans la petite amulette, il l’escamota et mit un papier vierge à la place. Puis, le remettant à celui qui lui avait donné l’hospitalité, il lui dit: «Je te donne ce talisman, mais garde-toi de l’ouvrir, car, si tu l’ouvrais, ce qui est écrit dedans disparaîtrait à l’instant même, et le talisman perdrait sa vertu». L’homme reçut ce don avec une reconnaissance sans égale et le suspendit à son cou. Mais la curiosité fut plus forte que la foi, et, après quelques jours, notre homme, tourmenté du désir de savoir ce qu’il y avait sur cette feuille, ne put résister à l’envie de l’ouvrir. Hélas! tout avait disparu, et le papier était vierge de toute trace d’écriture. Le malheureux vint trouver M. Halévy et lui avoua qu’il n’avait jamais vu de sorcier comme lui.
Nous mangeâmes à notre dîner des canards tués par M. de F... sur les bords escarpés du Sourou et qui sont véritablement délicieux. Le régal est grand pour nous, qui depuis notre entrée dans le Cachemire ne mangeons pas autre chose que du poulet (mourghi) ou du mouton en ragoût (gebab). Dans la région que nous venons de parcourir, le grand gibier, tel que l’ovis ammon, le cerf à grandes cornes, et tous les beaux animaux aux pieds agiles qui font l’orgueil du chasseur, est nombreux sur ces montagnes escarpées; aussi ces régions sont-elles parcourues surtout par des chasseurs, qui montent à des hauteurs presque inaccessibles.
Il faut rendre justice aux canards sauvages qui visitent les bords du Sourou et qui y sont en grand nombre: leur chair est excellente.
Nous sommes partis le 11, avec la promesse que nous aurons enfin une bonne route. Hélas! nous en avions perdu l’habitude depuis longtemps.
A part quelques montées et quelques corniches écroulées [342] que l’on réparait, le chemin, depuis Gangani jusqu’à Karkitchou, est en effet relativement assez bon. Au sortir de Gangani nous rencontrâmes une pierre couverte d’inscriptions, que M. de Ujfalvy s’empressa de copier. Le chemin est bordé de distance en distance de trous larges et profonds, faits, paraît-il, par les chercheurs d’or.
Le Sourou charrie-t-il donc de l’or? Dans tous les cas, il ne doit pas y en avoir beaucoup, car les habitants qui s’occupent à ce travail ne sont pas plus riches que les autres.
Depuis quelques jours déjà j’avais vu de grands trous creusés le long du chemin, dont je ne m’expliquais pas l’origine; le mounchi Gân-Patra, notre mounchi, me dit que des chercheurs d’or étaient venus autrefois dans la contrée, mais qu’ils avaient dû abandonner leurs recherches, car ce qu’ils avaient trouvé d’or était si peu de chose que c’était inférieur en valeur aux déboursés qu’ils devaient faire pour leurs travaux, On nous avait déjà raconté à Skardo que les orpailleurs qui exploraient les sables de l’Indus et ses affluents ne faisaient que de très maigres affaires.
Mon mari me raconta à ce sujet qu’autrefois le sol de ces contrées devait renfermer des quantités considérables d’or, car Hérodote en parle, et même d’une façon très curieuse.
Le soir, en rentrant sous notre tente, nous sortîmes de notre petite bibliothèque de voyage l’édition d’Hérodote que nous avions emportée, et voilà ce que nous trouvâmes au second chapitre, paragraphe 102:
«D’autres peuplades indiennes sont limitrophes du territoire de Caspatyre et de celui des Pactyices; elles demeurent au nord des autres Indiens et ont à peu près le même genre de vie que les Bactriens. Plus belliqueuses que tout le reste de ces peuples, ce sont elles qui vont à la recherche de l’or, car elles touchent à ce sol qui est désert à cause des sables. Dans le désert et dans le sable vivent des fourmis [343] grosses presque comme des chiens, un peu plus que des renards.
«Le roi des Perses en a quelques-unes, qu’il fait prendre en ce lieu. Ces fourmis donc, faisant leur gîte sous terre, amoncellent le sable comme le font les fourmis en Grèce, auxquelles d’ailleurs elles ressemblent beaucoup. Mais dans l’Inde les amas de sable sont mêlés d’or... Les Indiens emploient donc cette méthode et cet attelage pour aller chercher de l’or, s’arrangeant de manière à faire leur provision pendant la chaleur la plus ardente. Car alors les fourmis se cachent en terre. En ces contrées, le soleil est dans sa plus grande ardeur après l’aurore et non, comme ailleurs, à midi. Son extrême force dure jusqu’au moment où chez nous finit le marché. Pendant tout ce temps il a beaucoup plus d’ardeur qu’en Grèce à midi; on est obligé, dit-on, de s’arroser alors à flots d’eau fraîche. La chaleur du milieu du jour est à peu près la même pour les Indiens que pour les autres hommes. Lorsque le soleil décline, il devient chez eux ce qu’ailleurs il est le matin. Plus il s’abaisse, plus il se refroidit, jusqu’au moment où, près de se coucher, il est tout à fait froid.
«Arrivés à leur but avec des sacs, les Indiens les remplissent de sable; après quoi le plus rapidement possible ils s’en retournent. Car, disent les Perses, les fourmis à l’odeur retrouvent leurs traces, et elles les poursuivent. Leur rapidité est sans pareille, de telle sorte que si les Indiens, pendant qu’elles se rassemblent, n’avaient point pris une grande avance, aucun d’eux ne pourrait échapper.
«Cependant les chameaux, inférieurs à la course aux femelles et plus vite fatigués, ne marchent point d’un pas égal; mais les chamelles, se souvenant de leurs petits qu’elles ont abandonnés, ne se ralentissent pas un instant. C’est ainsi que les Indiens se procurent la plus grande partie de l’or qu’ils possèdent, à ce que disent les Perses. [344] Celui qu’ils obtiennent en creusant dans la contrée est moins abondant.»
Il s’est trouvé des personnes pour se moquer des récits fantastiques du grand historien grec.
Les fourmis fouisseuses du nord-ouest des Indes leur paraissaient aussi ridicules que l’air rempli de plumes dans les plaines de la Scythie; mais, depuis, Hérodote a été réhabilité. L’image des plumes remplissant l’air pour indiquer les flocons de neige qui tombent est très belle, surtout dans la bouche d’un Grec, qui ne savait pas ce que c’était que la neige et n’en parlait que par ouï-dire. Le fait des fourmis fouisseuses a mis plus longtemps avant d’être éclairci. Des auteurs croyaient que c’était une espèce d’hyène; aujourd’hui tout s’explique, depuis que nous avons fait de si rapides progrès dans la connaissance du sanscrit: dans cette langue on emploie le même mot pour désigner la fourmi et la marmotte.
Ce sont donc ces dernières bêtes au poil fauve, à la course rapide, dont nous avons entendu si souvent les sifflements aigus sur les hauteurs glacées du Déosaï, qui, en creusant leurs profonds terriers, font venir des parcelles d’or à la surface du sol. Ces trous, dans le Baltistan, n’étaient pas cousus d’or, et la journée de ces travailleurs ne leur rapportait guère plus de six anas.
Relativement c’était encore un beau gain, surtout quand on songe qu’au Cachemire un ouvrier qui gagne trois roupies par mois peut nourrir trois femmes, et que le salaire des plus habiles ouvriers de la capitale cachemirienne ne s’élève pas à plus de six ou huit anas par jour.
C’est qu’avec deux ou trois anas ces Cachemiriens vivent très bien, eux et toute leur famille; le riz cuit à l’eau et assaisonné de poivre rouge ou de piment leur suffit et même au delà. Dans le Baltistan, la nourriture est encore à meilleur marché.
[345] De Gangani à Karkitchou nous suivons pendant quelque temps encore les bords du Sourou, qui dans ces parages est beaucoup plus large et beaucoup plus rapide qu’à son embouchure; puis, après avoir tourné à droite, nous retrouvons le Chigar, qui, venant du Déosaï, se jette dans le Sourou.
Deux larges torrents qui se précipitent au printemps dans cette rivière sont maintenant à sec; ils doivent être assez difficiles à traverser en cette saison.
M. de F... essaye encore de tirer des canards, mais, hélas pour notre pauvre table, il est beaucoup moins heureux cette fois, et les volatiles s’enfuient sans nous laisser un des leurs.
Les montagnes des bords du Chigar sont moins hautes et moins rocheuses que celles du Sourou et surtout de l’Indus, mais elles ne sont pas plus habitées, à part quelques frais villages qui viennent rompre de temps en temps l’aridité de cette grandiose nature; les rives ont un air morne et triste.
Les animaux eux-mêmes en ont peur, car, hormis quelques pies plus belles que les nôtres et quelques rares oiseaux, aucun gazouillement ne vient distraire les échos d’alentour. Les chiens n’égayent plus de leurs aboiements les hameaux que nous traversons et où nous nous arrêtons.
La rive droite du Chigar paraît assez bien faite; elle est aussi beaucoup plus fréquentée que la nôtre, car elle mène à Leh, capitale du Ladak; du reste nous la retrouverons.
La route que nous avons suivie depuis Skardo est toute nouvelle et n’a été encore parcourue que par quelques rares personnes étrangères ou indigènes.
Les indigènes que nous rencontrons font d’ailleurs de grands détours pour nous éviter, ou plutôt pour éviter nos chiens, dont ils ont une peur horrible. Ces chiens, que nous [346] nous sommes procurés à Skardo, sont d’une race toute particulière et viennent du Ghilghit.
Nous arrivons à Karkitchou, village situé au pied du Chigar et entouré de nombreuses plantations de millet et de tabac. Les églantiers y atteignent une grosseur inconnue en Europe, et leurs tiges pourraient faire les cannes les plus originales qui se soient vues. Cette gorge est magnifique; on voit, à plusieurs milles de distance, une double rangée de montagnes, dont les pics aigus et dentelés s’élèvent menaçants vers le ciel. Ces sommets sont hauts de plus de 5200 mètres et atteignent jusqu’à 5500 mètres. Le torrent qui s’échappe de la terre en bouillonnant semble sortir des entrailles de ces monstres gigantesques. Sur les pentes douces le cèdre deodar a fait place à des genévriers arborescents, le cèdre, cet arbre si original, a dit de Kirman, «qu’il offre l’aspect d’une pyramide compacte et régulière surmontée d’une flèche effilée d’un vert pâle et blanchâtre. Le tout fait penser aux formes sveltes et délicates de nos clochetons gothiques.» Nous revoyons le rhododendron, que nous avons tant admiré à Simla, mais il est plus petit et forme avec le myricanos (tamaris) de ravissants buissons.
A Karkitchou, M. de Ujfalvy mensura des Ladakis; ceux-ci ont le type mongol, il n’y a pas à s’y méprendre. Ils ont les pommettes saillantes et le crâne beaucoup plus volumineux que celui des Baltis; les sourcils, qui chez ce dernier peuple sont arqués et même croisés, deviennent chez les Ladakis très peu fournis et arqués vers les extrémités seulement; ils ont les yeux obliques et le nez gros et court, tandis que celui des Baltis est long et étroit vers la base et d’une belle forme. Les Baltis ont la bouche petite, les lèvres fines et moqueuses, tandis que les Ladakis ont la bouche grande et les lèvres grosses et renversées en dehors. Ils ont en outre de grandes oreilles, et la figure affecte la [349] forme du losange. Enfin les Ladakis, au lieu d’avoir les cheveux bouclés comme leurs voisins, les ont raides, épais et droits; leur barbe, loin d’être abondante, est rare, et leur peau est glabre. Ils sont de taille trapue et moyenne; leur charpente est osseuse et massive; les extrémités sont très grandes, et leurs jambes sont beaucoup plus courtes que celles des Baltis.
Pour quiconque a vu des hommes de ces deux races, il ne peut plus les confondre. M. de F..., qui les esquisse et qui, comme peintre, doit avoir le coup d’œil juste, les reconnaît tout de suite. Et, fait caractéristique, le Ladaki a surtout les paupières bridées près des tempes, détail qui n’existe pas chez le Balti.
Nous achetons le costume d’un Ladaki, que, entre parenthèses, nous payons assez cher. Cet habillement doit son caractère au bonnet dont ils se couvrent le chef, bonnet qui est en velours sombre garni d’une bordure éclatante et qui ressemble à celui des Napolitains; mais il est moins pointu, beaucoup plus large et beaucoup plus volumineux. Les Ladakis portent une longue robe en laine blanche serrée à la taille par une ceinture, un pantalon, des bottes en grosse laine et peu montantes. Leur jambe est entourée d’une bande de coton sur laquelle court un ruban de couleur qui sert à la maintenir. Une boucle d’oreille à l’oreille droite et un bracelet. Un briquet pend à leur ceinture. Ils ont en plus une seconde écharpe dans laquelle ils se drapent.
Le costume des femmes est à peu près pareil à celui des hommes, moins le bonnet. La robe est garnie d’un gros effilé de laine imitant la fourrure. Leur coiffure consiste en une longue bande d’étoffe, toute garnie de grosses turquoises percées aux deux extrémités afin de pouvoir les fixer sur l’étoffe. Cette longue bande rappelle un peu la coiffure des femmes bakchirs qui habitent les montagnes de l’Oural. Mais chez ces dernières les cheveux sont enveloppés [350] par un bonnet tout couvert de perles d’où s’échappe par derrière cette longue bande qui chez les Bakchirs est garnie de coquillages et de broderies. Chez les Ladakies, les cheveux embrouillés et tressés se mêlent à cette étrange coiffure, qui se vend un prix excessif. Lorsque nous voulûmes en acheter une, on nous demanda de 250 à 300 roupies. Nous dûmes y renoncer, tant le prix était élevé.
A Srinagar, chez la femme du gouverneur anglais de Leh, j’ai vu une jeune femme ladakie, sa servante, qui avait un très riche costume; elle portait en outre à ses poignets des cercles en porcelaine qu’elle avait eu toutes les peines du monde à faire entrer; ses mains avaient été meurtries pendant plus de huit jours, et les cicatrices étaient restées assez longtemps. Aussi ces bracelets, une fois mis, ne quittent plus les poignets.
La polyandrie est en usage chez les Ladakis, et, comme dans le Koulou, les frères ont souvent la même femme, ce qui n’empêche pas que la femme prend quelquefois en outre pour époux un étranger qui s’introduit dans la famille sans que personne y trouve à redire.
La jeune servante que nous avons vue à Srinagar, chez la femme du fonctionnaire anglais attaché au service du maharadjah, avait déjà changé trois fois de mari, alléguant toujours qu’il ne lui plaisait plus. Cet usage de la polyandrie est une raison économique au suprême degré et qu’il est impossible de détruire; il empêche l’augmentation par trop nombreuse de la famille. Les biens ne sont pas divisés, et c’est une cause vitale dans un pays si pauvre, paraît-il, et où toutes les terres qui peuvent être cultivées sont défrichées depuis longtemps.
Ils ne peuvent pas non plus se livrer à un grand commerce, à cause de la difficulté des communications. Le riz, par exemple, est chez eux un objet de luxe. Le bois est rare dans ce pays, où pourtant on en a grand besoin. Dans [351] les montagnes il y a des conifères, mais la difficulté du transport rend l’exploitation impossible; aussi le plus généralement on brûle ou de la fiente des animaux, ou des arbustes dont on fait des fagots.
Toutes les maisons sont construites en pierres, et, au milieu de la salle où on se réunit, se trouve le foyer avec une [352] ouverture au-dessus, pour laisser passer la fumée. Voilà qui rappelle les kibitkas kirghises, où l’on se brûle par devant, tandis qu’on gèle derrière. Les Ladakis que M. de Ujfalvy mensurait étaient bien sales et ils me paraissaient en cela dépasser les Dardous. Comme leur religion ne les oblige pas aux ablutions, ils ne se lavent jamais le corps, et, pour ce qui est de leurs vêtements, ils trouvent que les rapproprier est chose superflue; ils attendent qu’ils tombent en lambeaux pour en changer. C’est une race robuste; les femmes travaillent autant que les hommes. Ils sont généralement très doux et très pacifiques; ils aiment beaucoup les fêtes. Quoiqu’ils n’aient pas de vigne, ils se grisent très bien avec une bière qu’ils appellent chang . Nous voulions acheter à de ces bons Ladakis un moulin à prières, mais ils n’en avaient pas, et il nous fut impossible de nous en procurer; nous le regrettâmes vivement, car c’est un objet très curieux.
Les lamas ou prêtres portent toujours entre leurs doigts ce petit objet cylindrique, qu’ils font tourner et qui débite leurs prières pour eux; ils peuvent alors s’occuper d’autres choses.
Les Ladakis ont une instruction relative. Les enfants sont confiés aux prêtres, et, comme l’hiver est très long dans leur pays, ils peuvent donner une grande partie de leur temps à cette occupation.
Ils cultivent le froment et l’orge et se servent des vaches et des yacks pour le labour. La boisson générale est le thé. Chez eux la division des castes n’existe pas, et, comme ils sont éloignés des Hindous, ils n’en ont pas autant subi l’influence; au lieu de laisser leurs morts exposés sur des rochers pour devenir la proie des animaux sauvages, ils les brûlent, comme ils le faisaient autrefois, après les avoir gardés quelques jours chez eux. Plus ils sont de haute condition, plus on les garde de temps.
[355] Les musiciens et les forgerons sont méprisés par eux et forment une caste tout à fait à part, avec laquelle les autres agriculteurs ne s’allient jamais. Ils avaient l’air très étonnés de l’opération que M. de Ujfalvy faisait sur eux; mais, comme les costumes qu’on leur acheta furent très bien payés et que le bakchich qu’on leur donna leur paraissait une grosse somme, ils se laissèrent non seulement mensurer, mais ils se prêtèrent de bonne grâce et sans remuer aux exigences nécessaires pour la reproduction de leurs traits sur le papier.
Cette journée fut très amusante pour nous, et j’avoue qu’elle donna bien envie à M. de Ujfalvy de pousser un peu avant dans leur pays; mais la question d’argent, qui nous avait déjà arrêtés pour franchir le Karakoroum, se présenta, quoique de beaucoup amoindrie cependant, et nous fit grandement réfléchir.
Il fallut pourtant nous résigner, et ce fut avec un grand soupir de tristesse que, le lendemain, 11, nous franchîmes un pont branlant sur le Chigar pour atteindre sa rive gauche, où nous retrouvâmes la route qui devait ou nous conduire à Leh ou nous ramener à Srinagar. Devant nous c’est Srinagar, derrière c’est la capitale du Ladak!... Quel dommage!... Nouveau soupir!... Le chemin est large, et l’on voit qu’il est fréquenté; nous rencontrons quelques rares voyageurs, plus heureux que nous, qui suivent le Chigar sur sa droite et se dirigent vers cette capitale.
Jusqu’à l’endroit où le Dras se jette dans le Chigar, la route que nous suivons est bien monotone, mais, quand nous arrivons au contour de la montagne qui suit la première rivière, elle devient plus belle et le défilé est plus pittoresque.
Quelques vestiges de végétation. Des saules, des genévriers bordent le cours d’eau, et les églantiers vous éraflent le visage en passant.
[356] Le village de Karghil, que nous traversons, possède aussi un emplacement pour le jeu de polo. Du reste, ainsi que je l’ai déjà dit, tous les villages, tels que Tolti, Karmagne, Parkouta, avaient aussi le leur. L’amusement favori de ces peuples doit avoir partout sa place.
Près d’arriver à Tachgan, nous traversons le Dras sur un pont de bois beaucoup plus branlant que le précédent, et nous voilà sur la rive gauche, sans arbres, par conséquent sans ombre au milieu d’un terrain pierreux et sablonneux, sur lequel il pleut rarement. Tachgan est composé de quelques pauvres maisons en plein soleil et en plein vent. On a planté, grâce à des irrigations, un petit bois de saules, mais ils sont si jeunes encore, que leur ombre ne se fait pas sentir. Les nuits sont très froides; les soirées et les matinées sont très fraîches. L’après-midi, le soleil est brûlant.
Nous voyons à gauche la cime du Naktoul toute couverte de neige, car elle a 5475 mètres. Il y a d’autres pics, mais ceux-ci sont moins élevés; aussi de rares fils d’argent et quelques places blanches seulement se laissent voir sur leurs crêtes dénudées.
Le 13, François, notre brave traducteur, nous réveille à quatre heures moins un quart; il s’est trompé, le pauvre garçon, il a pris le clair de lune pour le lever de l’aurore, et, lorsque nous regardons à notre montre, nous voyons cette heure matinale. Inutile de nous rendormir pour une heure, nous prenons notre parti en braves et nous nous jetons en bas du lit. Nous tremblons bien un peu, car il ne fait pas chaud sous la tente. A cinq heures, le vrai jour apparaît et nous voit à cheval.
La route qui conduit à la ville de Dras passe, en longeant de temps à autre la rivière, par une large vallée traversée par de nombreux petits cours d’eau qui se jettent dans la rivière de Dras. Le terrain est cultivé partout et nous sommes à l’époque de la moisson.
[357] Les moissonneurs arrachent le blé; d’autres ont déjà mis les épis sous le pied des chevaux pour être battus.
On voit que les bêtes ont l’habitude de faire ce travail; elles tournent sans se tromper, sans changer d’allure et avec un ensemble admirable. Quatre chevaux sont attachés très légèrement l’un à l’autre. Quelquefois aussi ce sont des yacks qui travaillent avec un cheval. Ici ces animaux ne sont pas de race pure, mais toujours mélangés.
La ville de Dras est une réunion de petits villages situés à quelque distance les uns des autres, et, comme pour les protéger, au centre et dans le fond de la vallée se dresse une forteresse, la plus importante en grandeur de tout le Baltistan. Mais avec les armes de guerre actuelles son importance est illusoire, et il suffirait de couronner les hauteurs, facilement accessibles, qui la dominent, pour la réduire à néant.
Les montagnes qui encaissent la vallée de Dras sont généralement herbeuses et sont de loin en loin dominées par des pics neigeux. On élève beaucoup de bestiaux et on a fait des commencements de plantations; le dattier sauvage et le saule viennent très bien.
Dras est à 3033 mètres d’altitude; malgré cette élévation, le blé y mûrit en assez grande quantité. Le soleil est si chaud pendant le jour, qu’il doit réparer avec usure les fraîcheurs des nuits et des soirées. Le ciel est d’un bleu sans nuages et me rappelle celui du Turkestan.
Cette réunion de petits villages appelés Dras est un rendez-vous de tous les peuples, tels que les Ladakis, les Dardes et les Baltis; ces peuples s’y confondent, s’y croisent, ce qui fait que leur type n’est pas aussi bien défini que lorsqu’on les examine dans leurs propres pays. C’est sans doute ce qui a fait dire que les Baltis étaient des Mongols.
Pour qui va chez ces derniers, la différence saute aux yeux. Il est clair que M. Drew, grand géologue, a regardé [358] bien plus attentivement les pierres et les montagnes que les peuples qui les habitaient.
Les peuplades des environs de Dras sont si mélangées par cette cohabitation, que nous y avons vu des Ladakis à nez crochu, des Baltis à face épatée et des Dardous à pommettes saillantes.
Dras possède deux places pour le polo, une tout près de la station et l’autre plus éloignée.
C’est à la première que nous nous rendîmes le lendemain, après que mon mari eut mensuré d’autres Ladakis. Mais cette population si mélangée n’a que peu d’intérêt pour lui.
Au moment où, montés sur nos coursiers, nous nous mettons en marche pour nous rendre au polo, la musique, pour nous faire honneur, se met à éclater. Aux sons si bizarres de ces instruments, nos chevaux prirent une telle peur qu’ils partirent au galop, emportés au milieu de cette large vallée par une course folle à laquelle les indigènes se mêlèrent pour les arrêter. Mais ils n’y purent parvenir; nos bêtes lancées, après une bonne nuit de repos, aspiraient, les naseaux au vent, le bonheur de se croire libres. Enfin, à force de leur parler, de les retenir, et lassées peut-être elles-mêmes de cette course échevelée, elles se calmèrent et, toutes frémissantes encore, entrèrent dans l’enceinte du polo.
Nous prîmes place sur une petite élévation de terrain dominant l’emplacement, qui est magnifique et pourrait contenir un grand nombre de cavaliers.
Les Dardous sont beaucoup moins habiles à ce jeu que les Baltis; la façon dont ils lancent la boule est moins élégante: celle-ci est du reste plus petite et le bâton est aussi d’une forme différente.
Les chevaux dardous sont moins bien dressés à ce jeu que ceux de Skardo, et presque toujours ils dépassent l’enceinte. [359] Ils n’étaient qu’une quinzaine de cavaliers dans ce grand espace; aussi l’animation était moins grande et le coup d’œil s’en ressentait. Leurs chevaux, étant plus élevés, sont aussi plus disgracieux: un cheval efflanqué qui caracole, tourne et retourne, s’arrête, s’élance, n’a rien de gracieux pour l’œil, et c’est l’effet que nous produisit un grand Dardou monté sur un pareil coursier, aussi maigre que sa bête et qui faisait revivre en nous le souvenir de don Quichotte.
A Dras il y a un grand nombre de tatous, ou chevaux de montagne, et mon mari fit l’acquisition d’une de ces bonnes bêtes, assez forte pour pouvoir le porter; pour soixante roupies le marché fut conclu. Son pauvre cheval, qui s’était déferré sur ces horribles routes, avait le pied tellement gonflé qu’il fallait le laisser à Dras au soin du saïs, avec ordre de venir nous rejoindre lorsque la bête pourrait marcher. Nous pouvons avoir confiance en cet homme: un bon saïs n’abandonne jamais son cheval, et il fait quelquefois de deux à trois cents milles tout seul avec lui et le ramène toujours en bon état à son propriétaire, quelle que soit la distance. Si, par hasard, il arrive un accident, il se fait donner un certificat par les autorités de l’endroit où cet accident est survenu. Mais c’est un fait qui est excessivement rare.
Dras possède un misérable bungalow que le maharadjah a fait construire pour les étrangers. C’est un simple meza nino composé de plusieurs pièces qui sont assez propres et en assez bon état; il est situé près du bagh ou jardin.
Le caravansérail pour les indigènes est un bâtiment carré composé de chambres ouvrant sur une véranda, donnant elle-même sur une cour. Des hangars sont destinés à protéger les chevaux. Près des écuries il y avait un immense chaudron d’une forme tout à fait étrange. Cet ustensile sert-il aux hommes ou aux animaux?
Il y a à Dras un radjah, qui est le vassal du maharadjah du Cachemire; on y trouve aussi un maître de poste.
[360] La poste de Dras à Skardo est très bien organisée, et, quoiqu’il y ait près de dix stations jusqu’à la capitale du Baltistan, les hommes, se relayant nuit et jour, ne mettent que deux fois vingt-quatre heures à les franchir.
Le 15 au matin nous quittons cette cité, arrosée par la rivière qui lui donne son nom et qui coule avec une grande rapidité; nous admirons, en passant, la forteresse placée sur les bords et très belle avec les quatre tours dont elle est flanquée.
Le chemin que nous parcourons est relativement assez plat; la montée est très douce, puisque Dras est déjà à une assez haute altitude.
La station de Matayan n’est pas un village, mais une étape, où nous ne nous arrêtons pas; c’est à deux milles plus loin que nous campons. Déjà les montagnes se couvrent d’arbustes et prennent un aspect tout à fait alpestre; de beaux pâturages nourrissent des chèvres, des bœufs et cette espèce de yack mélangé qu’on appelle sou . Les chevaux sont plus grands que les tatous des montagnes du haut Indus et ne pourraient pas passer sur les étroites corniches, sur les frêles balcons de la nouvelle route de Méta-Manghel.
C’est par troupes que nous les rencontrons paissant sur ces hauts vallons. La nuit est glaciale; à six heures, sous la tente, nous n’avons que trois degrés; aussi nous prenons notre chocolat à la hâte et nous montons à cheval tout transis; nos gens grelottent.
La route est superbe et les ruisseaux gardent des traces de la gelée de la nuit; nos chevaux hennissent et enflent leurs naseaux; nous commençons à gravir la passe la plus douce que nous ayons encore rencontrée et par laquelle nous entrerons dans la vallée du Sind.
Les cours d’eau que nous traversons proviennent tous de la fonte des neiges, dont les pics sont couverts; l’eau est glaciale, et nos guides nous préviennent de n’y pas laisser [363] boire nos bêtes. Le chemin est rempli de moraines, sur quelques-unes desquelles nous marchons; à notre gauche nous pouvons admirer une superbe montagne couverte de neiges éternelles.
Sur une longueur de cent mètres environ, la rivière disparaît sous un pont de neige pour reparaître et disparaître encore sous une nouvelle couche neigeuse. Une rivière s’échappe avec impétuosité d’un de ces énormes glaciers; de sa violence même résulte une magnifique cascade que nous contemplons quelques instants au milieu d’une nature triste et mélancolique; plus loin un petit lac qui est formé par de la neige fondue se décharge dans une rivière dont le changement de direction nous avertit que nous sommes sur le col. Il court dans la direction du Cachemire. Nous franchissons encore une moraine; puis une dure montée, et nous sommes sur le point le plus élevé du col du Zodjila (3390 mètres).
Devant nous, presque à notre hauteur, d’épais tapis de neige s’offrent à nos yeux; les pointes des cimes qui percent ces tapis contrastent seules avec cette blancheur.
Ce sont les pics de la fameuse montagne le Govashbaari (5351 mètres). Un peu plus bas, les pentes se garnissent d’arbres touffus, et le conifère svelte et droit les domine de toute son élégance. A notre gauche des rochers immenses plongent à pic leur pied monstrueux dans le Sind, les flancs couverts d’arbres d’un beau vert. Ils semblent être les ruines d’un vaste château des temps mythologiques, construit pour ces titans qui combattaient les dieux. Devant nous les bouleaux à la blanche écorce nous rappellent nos pays occidentaux, et en bas, bien bas, la rivière du Sind arrose de ses méandres la riante et riche vallée que nous apercevons à nos pieds et par laquelle nous allons voyager. Nous admirons ce magnifique tableau, qui embrasse un tel horizon de montagnes, que la plume ne saurait le décrire. [364] Nos yeux, accoutumés à tant de beaux paysages, n’ont encore rien contemplé qui réunisse des choses si diverses et cependant si bien harmonisées entre elles.
La descente même est en rapport avec l’endroit; c’est une corniche qui plonge au-dessus d’un vaste et profond ravin; elle est très mauvaise, très raide et tombe presque à pic dans cette splendide vallée, la plus belle, dit-on, du Cachemire.
Depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de juin, cette dangereuse descente est couverte de neige.
Cependant l’impression magique ne continue pas jusqu’à Baltal; le paysage est joli, mais n’a rien d’extraordinaire; décidément, la sauvage vallée de Tchamba, étroite et sombre, me plaît mieux. La route est un peu monotone; elle se fraye un passage parmi des terrains qu’on pourrait rendre riches et qui n’offrent au regard que des prairies jaunies par le soleil et quelques champs cultivés de blé noir. Le chemin est ce que la nature et les nombreux passagers l’ont fait; les ponts emportés par l’impétuosité de la rivière ne sont pas réparés, et celui qui reste présente à l’une de ses extrémités d’énormes trous béants.
Le gouverneur du Cachemire devrait bien, pour tracer des routes, prendre conseil de Méta-Manghel.
Il faudrait si peu ici pour en faire quelque chose. Mais on prétend que c’est une tactique du maharadjah, qui voudrait dégoûter les étrangers de venir dans son pays. Quoiqu’il ne les haïsse pas comme son fils aîné les hait, il ne les voit pas d’un bon œil. Mais les Hindous, plus souples et plus rusés que les Musulmans, cachent encore mieux leur mépris. Les autres, emportés par leur cruelle religion, n’ont toujours qu’une pensée au cœur, la mort de l’infidèle. Ils sont de bonne foi et croient faire acte méritoire.
Ainsi on rapporte que celui qui poignarda, aux îles Andaman, lord Mayo, gouverneur général des Indes (8 février [365] 1872), ne l’avait jamais connu; mais, comme le lord était le personnage le plus haut placé de tous les infidèles, ce fanatique musulman croyait être sûr d’aller tout droit au ciel s’il parvenait à le tuer.
La crainte de la mort ne les arrête pas; au contraire, puisqu’elle leur fait goûter plus vite les délices promises par Mahomet.
Lors de la grande révolte de l’Afghanistan, on ne pouvait faire cesser les cruels assassinats des Musulmans, malgré les pendaisons et les condamnations de toutes sortes, lorsque le général anglais eut l’idée de faire pendre les meurtriers cousus dans une peau de cochon. A cet horrible supplice le Musulman s’arrêta, saisi d’horreur et d’épouvante. La pensée que lui, sa famille et tous ses descendants seraient, par ce contact, souillés à tel point que le paradis de Mahomet lui serait à tout jamais fermé, retint seule son bras, et, courbant la tête sous une volonté plus forte que la sienne, il devint soumis, rampant, cachant sa haine implacable sous une obéissance involontaire et forcée.
Donc, Méta-Manghel n’étant pas gouverneur de ce beau pays, nous voyons un arbre jeté en travers de la rivière, qui nous indique qu’autrefois il y avait là un pont. Il est emporté.
Tant pis; les voyageurs continuent leur chemin par des corniches où les chevaux ont peine à marcher en croisant les pieds; ils sont si habiles que nous passons effleurant de ravissantes cascades; l’eau de l’une d’elles est si claire que nous en buvons avec délices.
Sonmarg, la tant renommée, ne nous produit aucun effet; le mounchi, comme tous les Orientaux, au lieu de nous faire camper à l’endroit où les Anglais ont l’habitude de dresser leurs tentes, a planté les nôtres au bord de la rivière, dans un site encaissé de montagnes. Nous voyons, adossées à celles-ci, de misérables maisons anglaises autrefois [366] jolies, aujourd’hui en ruines et habitées par des indigènes.
L’année dernière, l’église anglicane a été détruite par un incendie.
Les moutons qui reviennent de paître sur les hauteurs passent sur le pont, qui est en assez mauvais état, et viennent nous tenir compagnie. La poussière qui les enveloppe augmente notre mauvaise humeur; mais, malgré les remontrances que nous adressons au mounchi, nous restons où on nous a placés, car le jour baisse et la nuit vient de meilleure heure. Après le dîner nous nous hâtons de rentrer sous notre tente et de nous coucher, moyen le plus sûr pour nous réchauffer; ce qui n’empêche pas que je suis réveillée, la nuit, par un froid glacial. La rivière qui coule à nos pieds avec un bruit effrayant me fait frissonner, et j’ai toutes les peines du monde à me rendormir.
Au lever du matin, le froid, qui passe par les interstices de nos maisons portatives, me fait hâter ma toilette, et je compte sur le soleil de midi pour la réparer.
A peine avons-nous passé un bloc de montagnes, qu’un coup d’œil merveilleux nous fait deviner le campement choisi par les voyageurs anglais.
Les creux et les fentes de ces élévations terrestres couvertes de neige, leurs flancs verdoyants qui semblent défier les rigueurs de l’hiver, les tapis herbeux sur lesquels se vautrent des chevaux, dans le fond l’entrée sombre et étroite du défilé que nous allons prendre, et la rivière qui arrose dans le bas les bords de ces riantes et mélancoliques prairies au milieu desquelles se dressent subitement des maisonnettes en bois, nous font voir le pays séduisant de Sonmarg tout autrement que nous ne l’avions entrevu.
Ce lieu tant vanté est délicieusement pittoresque, et la proximité d’un vaste glacier en rehausse encore la beauté.
Le défilé sombre prend des allures de parc, et la végétation [367] qui l’ombrage nous fait penser à l’Europe. Quel mauvais chemin dans un si bel endroit! En passant, nous admirons des ruines superbes, toutes cachées par une nature luxuriante, qui font un grand effet dans cette solitude magnifique.
[368] Au sortir du défilé, la vallée reparaît, large et étendue, mais plutôt riche que belle. Un pont emporté, et à sa place un tronc d’arbre jeté à la hâte et reliant une rive à l’autre nous force à chercher notre chemin sur le haut de la montagne, où les gibbosités pierreuses ne nous sont point épargnées.
Ce détour nous retarde, mais cependant nous arrivons à Kolan, petit village blotti sous les arbres et couché au pied des montagnes. Les arbustes parfumés, les noyers magnifiques, les chèvrefeuilles et les jasmins nous rappellent l’Europe.
Tous ces végétaux y poussent en fouillis, à leurs caprices, et entremêlent leur parfum. L’élégant et royal rosier se mêle à cette luxuriante et prodigue nature et embaume le chemin de son odeur suave. Les roses du Cachemire sont renommées et elles sont, en effet, très belles.
Il est dommage qu’un si beau pays soit si mal entretenu. Si des Européens possédaient ce petit coin de terre, quelle merveille sortirait de leurs mains! tout y serait riant et vivant. La gaieté remplacerait cette mélancolie qui étreint toute chose appartenant aux Orientaux. Les toits des maisons sont couverts de chaume, et leur forme pointue frappe pour la première fois nos regards.
Cette large vallée pourrait être mieux cultivée, mais il faut en faire remonter la cause aux gouvernants et à la disette survenue il y a trois ans, qui a enlevé beaucoup de bras à l’agriculture.
Le 17 nous partons pour Hayen, où nous devons trouver M. Dauvergne, un Français établi depuis une quinzaine d’années au Cachemire pour le commerce des châles. C’est un grand chasseur, et il possède une collection magnifique d’animaux qu’il a tués dans les régions élevées de l’Himalaya et du Thibet; il connaît le pays et en parle la langue avec une très grande facilité.
[369] A la manière dont il est installé sous ses tentes, nous reconnaissons vite un homme habitué aux longs voyages de ces contrées. Ses domestiques répondent au signal d’un coup de sifflet, habitude très pratique lorsqu’on vit en plein air.
Nous faisons dresser nos tentes près des siennes, et nous nous décidons à rester deux jours avec lui.
Le chant du coq nous réveille le matin. C’est un vrai village, au moins; les poulets n’en sont pas plus tendres, et leurs ailes, habituées à voler, ne seront guère plus délicates que leurs cuisses, mais le chant du réveille-matin villageois porte à notre cœur un souvenir de nos chères contrées et nous fait retrouver notre bonne humeur d’autrefois.
On est venu dire à M. Dauvergne qu’à un mille du village un ours casse les branches d’un magnifique noyer et se désaltère au petit ruisseau qui coule auprès de l’arbre. Pas bête, mon ours; bonne chère et bonne boisson, tout est réuni. Il a tant mangé de pommes et d’abricots que les noix lui paraissent meilleures.
L’endroit est, en effet, bien choisi; un fourré épais au pied d’une belle clairière, le tout abrité du bel arbre objet de ses convoitises, adossé à de hautes montagnes sur lesquelles il peut faire une retraite prudente en cas d’alerte.
Le cadre est digne de l’habitant, et la prochaine nuit verra les repas savoureux de notre hôte, qui rejoindra, repu, sa tanière à l’aurore naissante.
M. Dauvergne a donc donné l’ordre de le réveiller par un beau clair de lune, et cette perspective le tient en éveil toute la nuit. Cependant personne ne l’a dérangé; sans doute l’ours, flairant un danger, est allé se repaître ailleurs. Adieu la peau, qui, sans être d’une énorme grandeur dans ces parages, est encore assez belle.
M. Dauvergne est très amateur de chevaux, et autrefois il en possédait de très beaux, de très agiles au jeu de polo, [370] qu’il aime passionnément. Les tatous ont donc été pour lui une de ses préoccupations favorites. Il nous a dit la manière dont on arrivait à monter ces animaux, qui ont un caractère très prononcé de rébellion.
Les indigènes commencent d’abord par jeter une légère couverture sur le dos des jeunes poulains, puis deux, puis trois, jusqu’à cinq. Ils ont soin de les tenir sur une place sablonneuse, à un endroit desséché au bord de la rivière, et les font, ainsi chargés, promener en rond jusqu’à ce qu’ils transpirent. Ensuite ils lui glissent doucement sur le dos un sac contenant un peu de sable et augmentent peu à peu la charge; puis l’homme, tout en le faisant marcher, s’appuie sur le sac, légèrement en commençant, et augmentant par degrés jusqu’à ce que finalement il passe vivement sa jambe de l’autre côté du cheval, qui se trouve ainsi monté sans s’en être aperçu. Le poney se cabre un peu, mais, maintenu par une main solide, il s’habitue vite et devient bientôt doux et souple. Ces exercices demandent un certain laps de temps et beaucoup de patience de la part du dompteur.
Nous mangeons un raisin délicieux que M. Dauvergne a fait querir pour nous dans les environs; les grains sont très petits et très sucrés, mais peu propres à faire du vin; le gros raisin que nous goûtons après me semble inférieur à l’autre.
Les soirées et les matinées sont bien fraîches, et je plains les Hindous, qui sont forcés par leur religion de prendre leurs repas presque nus; aussi la gourmandise n’est-elle pas de la partie; notre colonel mange vite, il a hâte de remettre ses vêtements; il nous semble même qu’il fraude tant soit peu la loi, mais on ne peut lui en vouloir par 12 degrés au-dessus de zéro.
Nous avons tremblé, non de froid, mais d’inquiétude, parce que notre dobi (blanchisseur), en recevant la nouvelle de la mort de son père, nous a prévenus de son [371] départ. Adieu la propreté de nos vêtements; jusqu’à Srinagar il va nous falloir être économes.
Cependant, la première douleur calmée, son flegme oriental et l’amour du gain reprirent le dessus; comme il n’avait pas à brûler son père et que celui-ci n’était pas mort pendu dans une peau de cochon, il se tranquillisa sur le sort de l’âme de l’auteur de ses jours, et, pensant qu’il arriverait trop tard pour les funérailles, il nous déclara qu’il restait. Tant mieux. Il est si amusant de le voir à sa besogne, assis sur ses talons, une planche par terre, quand il repasse gravement avec un fer lourd et immense comme ceux dont on se sert en Bretagne. Il le promène lentement, tout rempli de feu, sur les pièces qu’il a devant lui, et l’objet sous ses mains devient lisse et ferme. A première vue, c’est assez original de voir des hommes transformés en blanchisseuses et en couturières, mais à la longue l’œil s’y fait, et l’on s’habitue vite à voir un homme raccommoder des bas.
Les jolies bêtes que les moutons du Ladak avec leurs poils longs et soyeux qui font de si beaux cachemires! ils portent des fardeaux d’à peu près quinze livres par ces petits sentiers montagneux que leur pied agile et sûr peut seul franchir, où le yack même recule parce qu’il ne peut trouver place pour sa noble et majestueuse corpulence. L’homme lui tient compagnie. Ces montagnards du fin fond du Ladak ont l’œil et le pied aussi sûrs que les bêtes qu’ils conduisent: peuples mongols des hautes régions thibétaines, on ne peut s’y méprendre en voyant leurs petites tresses et leurs traits caractéristiques.
En ce moment les paysans cachemiris sont en train de décortiquer du riz avec une machine primitive en usage dans tout le pays; les prisonniers font, dans les prisons, une grande partie de cet ouvrage. Cette machine est simplement un lourd pilon en bois mis en mouvement par [372] une corde et retombant lourdement dans un récipient en pierre ou en bois.
A Hayen, les villageois ont une singulière manière de faire sécher leur foin; ils le mettent sur les branches des arbres, et ces parasites momentanés font ressembler les arbres à de gracieux saules pleureurs. Leur façon d’effrayer les oiseaux et de les empêcher de manger leur récolte est aussi bien singulière et prouve certainement jusqu’à quel point le temps de l’homme a peu de valeur à leurs yeux. Ils piquent en terre quatre hauts bâtons et placent au-dessus un plancher de branchages; sur cette élévation, assez haute pour dominer à distance, ils mettent alors un homme en vedette, chargé de faire du bruit à la moindre apparition des destructeurs ailés. Cette manière d’effrayer les oiseaux deviendrait coûteuse chez nous, mais la vie est si bon marché dans ces régions élevées où la roupie vaut un louis chez nous, que cette originale faction peut se continuer longtemps. Les montagnes boisées qui enferment Hayen sont peuplées de grandes bêtes cornues. Bientôt le marcor va faire entendre ses cris. Le moment du rut se fait sentir, et cet animal à l’œil de lynx, au flair si fin et aux jambes agiles, viendra, dans sa folie amoureuse, s’offrir aux coups du chasseur, qui le guette, patient et silencieux, dans l’ombre des sombres fourrés. Impossible de le prendre dans d’autres moments. Quel bonheur pour ce dernier quand il a atteint son ennemi! mais parfois il faut monter bien haut pour aller chercher sa victime, qui s’est enfuie vers son gîte et palpite dans les dernières douleurs de l’agonie. Quelle joie de dépouiller la pauvre bête! Quel triomphe d’orner ses murs de ces cornes superbes!
M. Dauvergne en a tué pas mal, et les plus belles pièces de sa collection sont destinées par testament, nous a-t-il dit, au Muséum d’histoire naturelle. Il faut lui en savoir gré. Que de fois les pauvres expatriés se sont fait des amis [373] étrangers qu’ils aiment; tous ont des qualités en ce bas monde, et l’on se fait si vite aux usages et aux coutumes, surtout aux idées du milieu dans lequel on vit. Il ne lui serait plus possible, nous a-t-il avoué, de se faire à la France. Le 20 nous quittons M. Dauvergne, qui nous donne rendez-vous à Srinagar.
La route suit la rivière; nous traversons et retraversons plusieurs fois ce cours d’eau, puis enfin il nous quitte pour aller se perdre dans les terres; une faible, mais bien faible partie, va se jeter dans l’Hydaspe. Tout à coup l’horizon s’étend au loin devant nous: ce sont déjà les plaines de Srinagar; nous en sommes bien éloignés pourtant, puisqu’il nous faut faire encore halte à Baltavar; mais nos yeux, déshabitués des vastes horizons, s’écarquillent et s’éparpillent sur les silhouettes des montagnes qui encadrent la grande plaine de la capitale de ce paradis terrestre des Indes.
Encore une nuit à passer sous la tente; si nos bêtes ne nous demandaient pas grâce, nous irions tout d’une traite à Srinagar.
Que faire en son gîte, à moins que l’on ne songe? Cependant, pour varier, au lieu de faire comme le lièvre, nous regardons les passants, qui nous regardent eux-mêmes. Ce sont des Baltis, des serviteurs de Méta-Manghel; ses bagages sont déjà en route. Cet homme intelligent va retourner dans son gouvernement.
Quelle description minutieuse ils vont faire des mensurations, ces peuples curieux, comme tout Oriental, voyant tout, examinant tout et entendant tout! S’ils pouvaient nous comprendre! Mais leur langue est thibétaine, bien qu’ils soient aryens.
La récolte de riz est commencée; elle sera bonne, dit-on. Il ne pleut pas, c’est le temps le plus favorable, car lorsque la pluie survient à cette époque à Srinagar, c’est une [374] malédiction pour ce pauvre peuple: la récolte est entravée, les gerbes pourrissent sur pied, et la famine se laisse entrevoir dans toute son horreur. C’est ainsi qu’elle apparut aux pauvres habitants il y a trois ans, fauchant, dans sa cruauté, les enfants que le sol avait nourris jusqu’alors.
Cette année, cette cruelle perspective n’est point à redouter; les meules s’élèvent au-dessus de la terre en forme de dôme doré par le soleil. Le tonnerre roule au loin, les éclairs sillonnent la nuée, et le temps s’est subitement obscurci. Mais, après quelques gouttes de pluie chassées par le vent, le beau temps a reparu.
Le 21 nous partons pour Srinagar; la route pourrait être belle, si elle était bien entretenue, mais l’eau des rizières s’épand en mille endroits et rend le chemin gras et boueux. Déjà les premiers abords de la cité apparaissent, rougis par le soleil d’automne. C’est aujourd’hui le jour réglementaire de la saison nouvelle.
Nous voyons la forteresse, dont les parties abîmées semblent vouloir accuser la vieillesse, car c’est encore une manière délicate des Orientaux de déguiser la vérité, le manque de réparations faisant croire à sa vétusté. Pourana, vieille! s’écrient-ils. Puis des vieilles mosquées, des temples en ruines s’entremêlent aux baraques déjà ouvertes des boulangers, des bouchers et des autres marchands indigènes. Les chiens se jettent sur les nôtres, furieux de voir des intrus qui, dans leur imagination canine, vont leur disputer leur nourriture quotidienne; mais les nôtres ont bien vite raison de ces familiers des rues, et les coulis, en leur lançant des pierres, font disparaître le reste.
En Orient, chaque quartier, chaque rue a ses chiens, qui y font les travaux de voirie; malheur à celui d’entre eux qui s’égare et se fourvoie dans des parties de la ville qui lui sont étrangères, il est impitoyablement déchiré par ses pareils.
[375] Les indigènes sont aux fenêtres, et les figures curieuses se mêlent aux grappes rouges des graines de poivre que l’on met sécher pour l’hiver.
Des maisons finement sculptées sont abandonnées; on dirait un quartier ruiné par un incendie; on voit de magnifiques pierres travaillées boucher un trou et servir à la réparation de vieilles et horribles maisons qui pourraient servir à toute autre chose qu’à abriter des humains. Ces rues étroites qui se mêlent, s’entremêlent les unes dans les autres, cachent des beautés qui font d’autant plus saillie que leur encadrement est plus laid; les traces d’un beau trottoir, enfin tout ce qui est sous vos yeux vous dit que tout cela a dû être fort beau autrefois... Un sentiment de tristesse vous envahit en voyant ce peuple bien constitué, mais paresseux, sale, en haillons, se vautrant au soleil et dormant sous les décombres de ses anciennes splendeurs.
Vous soupirez et regrettez la Srinagar d’autrefois, tant vantée par les anciens auteurs.
Un attroupement? Ce sont des gens qui vont au palais de justice; ils attendent leur tour avec une patience tout orientale.
Ils nous regardent passer avec leur méprisante indifférence.
Jadis la justice hindoue avait des épreuves judiciaires, comme au moyen âge; on l’appelait le jugement de Dieu.
Ces épreuves étaient au nombre de neuf: celles de la balance, du feu, de l’eau, du poison, du cocha, du tandoula, l’huile bouillante, le fer rouge et le dharmach; l’accusé soumis à l’un ou à l’autre de ces jugements était absous si l’épreuve lui était favorable. Mais ces jugements, dans lesquels la supercherie entrait pour beaucoup, ont été abolis par les Anglais, et, s’il reste encore quelques-unes de ces coutumes barbares, on ne les pratique plus au grand jour. [376] Les prisons du Cachemire punissent les voleurs seulement, et les assassins payent sans doute de leur vie le prix du sang.
Plus loin, les medcheds laissent sortir de leurs murs le chant des enfants qui sont à l’école; les Hindous les appellent des choupari.
La matinée est réservée au travail, puis on va prendre le bain, auquel on consacre plusieurs heures; ensuite vient le dîner, puis la récréation. L’heure du travail se fait de nouveau entendre jusqu’au coucher du soleil. Les enfants prennent alors quelque repos; puis, après le souper, ils se remettent au travail jusqu’à dix ou onze heures du soir.
Quelquefois sous nos tentes nous entendions leurs chants troubler les heures solitaires du soir; par un beau clair de lune, ces chants traversant l’espace avaient une poésie qui nous reportait aux jours inconscients de notre enfance. Par une nuit sombre, au milieu des éclats du vent et de la tempête, leur rythme lointain et saccadé hurlait comme des plaintes assourdies par l’espace.
Anglais et Russes.—Nous faisons des collections.—Goupikar.—Politesse des Cachemiris.—Réponse du maharadjah.—Proverbes.—Promenades du maharadjah.—Une fabrique française.—Le lac Dal.—Naissance d’un batelier.—Les fakirs.—Le Pandit Ramdjou et son temple.—Les palais des environs de Srinagar.—Le Chalimar, le Nichad, le Chichmenché.—A la recherche de crânes.—L’île Jacquemont.—Pensées et rêves.—L’art des cuivres aux Indes.
Après bien des détours au cœur de cette antique cité, nous arrivons enfin sur le bord du Djelum et à la porte de notre bungalow. Mais elle est fermée; il faut faire sauter le cadenas et la chaîne qui ferme par en haut toutes les portes de ce pays.
«Tout est préparé pour votre retour», nous avait écrit le commissaire anglais; et néanmoins rien n’est prêt. Le manque d’égards chez les Anglais est quelquefois un sentiment d’égoïsme poussé au plus haut degré, et leur prétendue dignité cache chez quelques-uns une impolitesse innée. Le Russe est plus cordial, surtout si sa cordialité ne doit pas durer; c’est à vous, étrangers, à savoir vous éloigner à temps si vous voulez emporter un souvenir agréable des habitants de ces froides contrées. Pour tout dire, le Russe perd à être connu; l’Anglais y gagne, au contraire.
[378] Notre domestique, que nous avons envoyé pour apprêter notre dîner, s’est, paraît-il, amusé au marché, car il rentre, comme toujours, plus tard qu’il ne faut. Quelque peu de viande froide, des conserves, et nous sommes vite restaurés.
Les montagnes qui nous entourent ont joliment blanchi; elles étaient toutes pimpantes à notre départ, et déjà les voilà revêtues de leur parure d’hiver. La neige vient tard à Srinagar, vers la fin de décembre ou le commencement de janvier, et ne reste pas longtemps; en février elle fond déjà sous les chauds rayons du soleil.
La capitale me paraît plus belle, plus originale; mon œil, habitué aux inégalités orientales, ne voit déjà plus que l’ensemble et découvre des beautés là où il ne voyait que des défauts.
Les femmes pandites me paraissent plus jolies. On les voit descendre les vieilles marches usées de leur demeure, le garo sur l’épaule, soutenu par leurs bras arrondis. Les femmes sont vêtues de longues robes rouges ou bleues avec une ceinture; les filles ont les cheveux tressés en une quantité énorme de petites tresses, réunies à l’extrémité par un ruban qui les fait retomber comme une espèce de châle sur le dos; chez les riches, les cheveux sont ornés de grelots d’argent d’un travail parfois très fin.
Ces femmes, chez lesquelles aucun Européen ne peut pénétrer, ne sont pourtant pas aussi farouches qu’on pourrait le penser; le matin, on peut les admirer en toute liberté, faire leur toilette de propreté au bord de la rivière, dans un abandon et un négligé qui demanderaient un peu plus de jeunesse. Je ne parle pas des femmes des brahmines, ni de celles des hautes classes, mais seulement de celles de condition moyenne que l’on voit dans les rues et surtout des femmes handjis (bateliers), qui sont musulmanes. Les musulmanes de haute condition sont tellement enveloppées dans leurs voiles de cachemire qu’il [381] est impossible de les distinguer quand elles se hasardent au dehors. Les femmes pandites portent des vêtements rouges jusqu’à trente ans; à partir de cet âge, elles ne revêtent, m’a-t-on dit, que des robes bleues.
Les femmes employées à la fabrique de M. E... gagnaient à peu près 30 centimes par jour. Elles sont plus riches, avec cela, que les ouvrières de Paris qui gagnent trois francs. C’est assurément le peu de besoins matériels qui rend ces gens si paresseux; ils se nourrissent d’un païs et couchent à la belle étoile ou dans un bateau sur l’Hydaspe. Quand ils ont une maison, elle tombe généralement en ruines, et l’entretien des nattes et des quelques ustensiles de cuisine qui la garnissent ne sauraient les ruiner. Le bois est très bon marché; on a 80 cires de bois pour une roupie, et le cire équivaut, m’a dit M. E..., à 800 grammes. Le yard cachemirien équivaut à notre mètre; il varie de 94 à 96 centimètres.
L’argent est considéré comme une marchandise, le taux en est excessivement élevé; celui-ci diffère suivant l’objet ou la caste et, de 15 p. 100, peut aller jusqu’à 60 p. 100. Leur manière de faire le commerce est fort différente de la nôtre: si vous voulez un objet, ils vous le font tel prix; mais si vous en voulez une grande quantité, au lieu de diminuer le prix, ils l’augmentent; puisque vous en avez besoin, il faut que vous le payiez. Aussi pour un collectionneur la chose est fort difficile, car, lorsque le marchand soupçonne votre désir d’acquérir un objet, il vous fait un prix exorbitant une chose qu’il vous donnerait pour rien.
Depuis que M. Clarke et M. de Ujfalvy ont laissé percer leur intention de posséder de vieux objets, nous sommes assaillis par tous les marchands; on nous apporte toutes les vieilles batteries de cuisine du Cachemire.
Ce sont des chàd’àn pour le thé, des bartàn, sales encore des restes de tomates, des kalweh-josh pour le café, [382] souvenir d’autrefois, car les Cachemiris d’aujourd’hui sont trop pauvres pour acheter cette boisson parfumée. Les plats sont usés à force de voir le feu.
Ces objets sont magnifiquement travaillés: les uns ont des inscriptions tirées du Coran, les autres ont des épigraphes gaies, telles que: «Je suis une bonne marmite, le modèle des marmites, un collier de perles», etc., etc.
D’autres encore sont datés, sans craindre, comme les femmes, de révéler leur âge aux curieux.
Enfin, nous étions tellement assaillis au mounchi-bagh que nous prîmes le parti de nous réfugier à Goupikar, près de M. E..., et d’y faire dresser notre tente près de la sienne.
Notre habitation n’était plus tenable; aussitôt que nous nous promenions sous les beaux platanes bordant le Djelum, cinq ou six marchands nous entouraient à la fois, sortant de dessous leur écharpe toute espèce de vieux cuivres aux formes élégantes, au travail fin et décoré de la palme légendaire.
Le samovar cachemiri, qu’on appelle yarkandais, tout en étant de même système que celui adopté par les Russes, est moins commode à cause du manque de robinet, mais il est beaucoup plus artistique et beaucoup plus gracieux que son frère le moderne.
La veille de notre installation à Goupikar, le maharadjah était parti pour Djammou, sa capitale d’hiver. Son départ avait été fixé par les Pandits, qui attendent pour cet effet un jour favorable, en consultant la lune, dont ils choisissent le premier ou le dernier quartier.
Le maharadjah n’oserait pas faire un pas sans leur assentiment.
La veille de son départ, mon mari avait été le remercier de ses bontés pour nous et du présent qu’il m’avait offert. Il fut excessivement bienveillant pour M. de Ujfalvy, qui le [383] trouva bien changé, vu son état maladif. Il lui souhaita toutefois un heureux voyage.
«Je suis, répondit Rembir-Singh, entre les mains de la Providence, et d’ailleurs, ajouta-t-il en regardant son fils, [384] les vêtements qui ont fait leur temps doivent céder la place aux autres!»
Les Orientaux ont un langage très imagé, et, en parlant, ils donnent aux personnes des titres qui indiquent presque toujours le genre de connaissances ou les qualités qu’elles possèdent.
Les actes mêmes, m’a dit M. H..., surtout ceux où il est question de concessions de terres, sont écrits dans un style excessivement recherché, mêlé même de stances. Il est aisé, du reste, de s’en faire une idée si on veut traduire les inscriptions qui sont sur leurs ustensiles journaliers.
Ni leur style ni leur langage ne sauraient être concis. Lorsque Rembir-Singh demanda à M. de Ujfalvy dans quelle ville il était né, mon mari lui répondit: «A Vienne, en Autriche.—Je ne la connaissais pas, dit-il, mais elle doit être certainement au centre du monde.»
Au Cachemire, par exemple, un subalterne parlant à un supérieur lui dit toujours: «Garibal». Ce mot veut dire: «Je suis un pauvre homme, ayez pitié de moi». Notre tchouprassi répondait toujours, lorsque M. de Ujfalvy lui commandait ou lui disait quelque chose: «Garibal!»
Leurs proverbes sont charmants et peignent très bien leur caractère. Il faut en citer quelques-uns:
«La religion est l’échelle par laquelle les hommes montent au ciel.
«La bienveillance envers les créatures, c’est la religion.
«La science fait tout connaître, excepté le cœur des méchants.
«Il n’est jamais prudent de s’unir avec un ennemi; l’eau, quoique bouillante, éteint toujours le feu.
«Ce que les femmes désirent, ce sont de nouveaux amis, car elles n’aiment ni ne haïssent.
«On meurt vivant quand on ne fait rien pour sa réputation.
[385] «Le séjour de l’homme sur la terre, c’est un voyage fait pendant la nuit.
«Un sage n’est jamais chef d’un parti; car, lorsque les affaires tournent bien, tous les autres veulent en avoir leur part; mais, si les choses tournent mal, alors le chef est seul responsable.»
Ces proverbes sont charmants et tout à fait dans le ton de leur langage imagé.
Rembir-Singh, en parlant de nouveaux vêtements, pensait à ses fils. Sa Hautesse peut mourir tranquille; si le plus grand malheur qui puisse arriver à un Hindou est celui de n’avoir pas d’enfant mâle, son esprit peut être en repos, et les prières ne lui manqueront pas après sa mort; ses fils seront en nombre pour lui gagner le ciel. Singulière religion dont les adeptes comptent sur la prière des autres pour les délivrer des fautes qu’ils ont commises tout seuls!
Quel beau cortège que celui du maharadjah. Une barque longue et élancée avec une grande cabine au milieu, dans laquelle est assis le souverain, entouré de tous ses officiers, est menée par cinquante rameurs. Sur la rive, d’autres hommes tirent la bangla, afin de remonter plus vite le courant.
Lorsque Sa Hautesse Rembir-Singh se promenait le soir sur l’Hydaspe, il n’y avait pas d’homme sur la berge pour l’aider à remonter la rivière, et il était assis sur la terrasse qui forme le toit de la cabine, où l’on arrive par une échelle.
C’était sa promenade favorite. Le coucher du soleil le voyait tous les soirs remonter et redescendre cette belle rivière; calme et mélancolique, il pensait peut-être à ses prédécesseurs qui, comme lui, avaient possédé ce beau pays du Cachemire, objet de tant de convoitises.
Aujourd’hui il est dans la cabine, assis sur un fauteuil européen, et sa bangla glisse majestueusement sur la [386] rivière. Ses chevaux et ceux de sa suite, magnifiquement harnachés, suivent au pas la berge fleurie, prêts à répondre, s’il le fallait, au désir de leurs cavaliers.
Tous ces costumes, tous ces turbans blancs reluisent aux rayons du soleil couchant et font ressortir l’éclat du rouge de la cabine. Le bateau glisse sur les ondes au bruit des rames qui frappent l’eau en cadence, et disparaîtra bientôt à nos regards, ainsi que les autres barques qui le suivent.
Le résident anglais est en tête, dans sa pendra d’honneur. Tous les Anglais habitant temporairement le Cachemire ont été invités à venir assister au départ du souverain et à lui faire leurs adieux. M. de Ujfalvy, qui l’a vu la veille, ne s’est pas mêlé à la colonie anglaise. Nous assistions à ce départ du haut de nos fenêtres, et le coup d’œil en était beaucoup plus beau.
Le lendemain nous nous sommes installés à Goupikar, petit village à une distance très courte de Srinagar, et situé sur le beau lac appelé Dal. Nous avons fait dresser notre tente à côté de celle de M. E..., près de la tombe d’un fakir; nous sommes à l’ombre de beaux platanes et nous dominons le lac; au pied des montagnes, à l’abri du vent, nous avons une vue superbe. En face, de l’autre côté de la rive, les villages s’étalent à nos yeux, et les détonations des armes à feu nous rappellent les chasseurs à l’affût du gibier.
C’est à Goupikar que M. E... a installé sa fabrique; c’est là que le vin sort des cuves, et que l’esprit-de-vin est métamorphosé en eau-de-vie, dont la vente est déjà assez courante au bazar de Srinagar. La fabrique est bien construite, et les machines sont arrivées de France en bon état, après des peines et des précautions infinies pour les faire passer par les étroits chemins; elles fonctionnent admirablement. Qui sait si le bordeaux transplanté au Cachemire ne fera pas un jour concurrence à celui de la France? Ah! si les Orientaux étaient des Occidentaux! Mais les conditions climatologiques [387] changent singulièrement le tempérament humain. La maison de M. E... s’élève en face de la fabrique; elle est bien construite, en bois de cèdre; les plafonds sont délicatement décorés avec de petites lames de bois qui forment des losanges d’un dessin ingénieusement conçu. Les chambres sont grandes et belles. Quel malheur qu’il y manque des portes et des fenêtres! nous aurions été beaucoup mieux là que sous nos tentes, qui sont froides le soir, le matin et surtout la nuit.
Nous avons eu une tempête horrible, et j’ai cru que le vent allait emporter nos frêles abris. Le ciel était noir et sombre; les éclairs en zigzag fendaient, déchiraient la nue et illuminaient le haut des monts; la pluie voulait tomber, mais le vent l’a chassée; les grondements du tonnerre étaient répercutés par toutes les montagnes environnantes.
Quelle tempête! Elle aura dû être terrible sur le grand lac. Nous avons su, depuis, que le secrétaire de M. E..., qui le traversait ce jour-là, avait manqué périr, tant le vent était violent et tant les bateliers avaient perdu la tête.
Les handjis, si intrépides, sont d’une pusillanimité extrême quand ils sont en présence des manifestations violentes de la nature.
Nous eûmes cet ouragan pendant deux jours: il revint à la même heure au moment du coucher du soleil.
Pendant notre séjour à Goupikar, la femme d’un des bateliers de M. E... mit au monde un gros garçon; elle accoucha dans sa barque, sans autre secours que celui des femmes qui l’entouraient. On porta au chef de la fabrique deux roupies, ainsi le veut l’usage, mais il les refusa, le refus étant aussi de rigueur.
Lorsque je vis l’accouchée dans la matinée, elle était assise dans son bateau comme s’il ne s’était rien passé, et, lorsque j’entrai dans sa barque, elle se tint un instant debout pour me recevoir; elle était un peu pâle et elle se levait péniblement, [388] voilà tout ce que je pus constater. L’enfant dormait tout nu, dans une petite corbeille à peine recouverte d’une légère toile de coton; un peu de paille lui servait de matelas.
La mère le prit et l’exposa à l’air sans le plus léger vêtement; ainsi à découvert, brûlé par le soleil, rafraîchi par le vent déjà froid de cette saison, l’enfant ne poussait pas un cri. L’hiver, quand le thermomètre descendra jusqu’à quinze degrés au-dessous de zéro, cet enfant aura peut-être une petite chemise de coton. En tout cas, la mère le prendra par le bras pour le sortir de sa corbeille et le mettra sous sa longue robe pour lui donner le sein. Elle-même n’a pas de vêtement plus chaud. Une large chemise de coton qu’elle porte été comme hiver, et c’est tout; mais elle a son kangri , espèce de chaufferette dont la forme rappelle nos paniers à salade. En hiver, hommes comme femmes portent ce kangri, qu’ils tiennent en marchant sur leur robe, appuyé sur le ventre; lorsqu’ils s’asseyent, ils le mettent sous leurs robes et s’endorment avec. Ils ont presque tous cette partie du corps remplie de cicatrices, et les accidents d’asphyxie et de brûlures qui surviennent à la suite de cette coutume sont nombreux. Mais ce ne sont que les gens de basse condition qui se servent de ces chaufferettes, et surtout les handjis, qui forment la plus grande partie de la basse classe de Srinagar.
Lorsqu’il naît un enfant chez les Hindous, les brahmines purifient la maison, et toute la famille va se baigner dans le Gange ou dans une rivière sacrée quelconque. Je doute fort que mes bateliers se soient soumis à cette opération, car ils ne m’ont pas l’air beaucoup plus propres qu’avant. Il est vrai qu’ils sont musulmans. Après les ablutions, les Hindous se frottent la tête avec de l’huile. Il est bien évident que le même traitement est pratiqué sur l’enfant. Au lieu de le coucher dans une corbeille, comme chez nos handjis, on [389] le couche nu sur une natte; c’est encore beaucoup plus simple, et ce n’est que le dixième jour que la famille s’assemble pour lui donner un nom. On commence à faire manger l’enfant à l’âge de six mois, en lui présentant du riz cuit à l’eau et sucré. Mais il ne commence à porter des vêtements que vers quatre ou cinq ans. On ne lui apprend pas à marcher, comme chez nous; on le laisse se traîner à terre tout seul, et, ses forces aidant, il marche de très bonne heure. Le petit enfant qui vient de naître apprendra aussi bien vite à se tirer d’affaire lui-même, car, si la mère est comme sa voisine d’une autre barque, elle ne s’inquiétera pas de ses cris. Ce pauvre petit être, à peine âgé de six mois, se cramponne avec ses petites mains à la barque et se traîne, en criant, à la rencontre de sa mère; mais celle-ci continue son ouvrage, et l’enfant grouille comme un ver à la pointe du bateau.
Quand on habite Srinagar, il faut avoir un dounga et six rameurs à sa disposition; cet indispensable moyen de locomotion n’est pas très coûteux, car le tout ne revient pas à plus de quinze roupies par mois.
Notre batelière était une forte femme, qui avait dû être belle autrefois; elle n’était pas encore très âgée, mais cette vie fatigante l’avait flétrie bien vite. Elle était le chef de la communauté, et son mari, petit et chétif musulman, sentait bien souvent sa main pesante s’abattre sur ses épaules. C’est qu’elles n’y vont pas de main morte, les Cachemiriennes, et plus d’une brave la loi de Mahomet, qui peut-être connaissait le caractère de ses concitoyennes lorsqu’il mit la femme sous la dépendance entière de l’homme.
Toujours est-il que notre brave batelière battait son mari régulièrement une fois par jour. «Qui aime bien châtie bien», dit le proverbe; il paraît qu’elle prenait plaisir à le lui rappeler souvent. Malgré cette infraction à la loi de Mahomet, dans sa foi musulmane elle destinait son plus jeune fils à [390] devenir fakir. Cet enfant, à peine vêtu de guenilles, car on n’aurait pas osé lui réparer ses vêtements qui pendaient en loques, avait de longs cheveux, mode inaccoutumée chez les mahométans. Mais il fallait qu’il s’habituât de bonne heure à n’avoir besoin d’aucun soin et à subir toutes les intempéries des saisons. Il était déjà un objet de respect pour la famille, et, quand on demandait pourquoi il avait de longs cheveux, ils répondaient: «Fakir! hin fakir!...» L’année prochaine il allait entrer dans sa huitième année et pouvoir se mettre sous la direction d’un gourou , son guide spirituel. Quoique fakir ne soit pas le mot musulman qui désigne un religieux, mais bien un mot hindou, les mahométans de l’Inde, conservant leurs anciennes mœurs, ont gardé ce terme et disent «fakir» au lieu de «derviche».
Son guide est chargé de lui donner l’enseignement des livres sacrés et de toutes les pratiques nécessaires à son état de sainteté.
Après avoir accompli les prières et les ablutions, il prend un bâton et passe à son cou un baudrier en cuir auquel est suspendu un sac destiné à recevoir les offrandes, et alors il commence à mendier. Il rapporte le produit de sa pêche au gourou, qui lui permet d’y goûter un peu si elle a été productive. Il doit très peu manger, coucher en plein air ou au pied d’un arbre, en n’ayant pour tout abri qu’une peau de bête.
Lorsque les fakirs savent qu’un personnage important va se mettre en route, ils viennent lui souhaiter un heureux voyage, et cette bénédiction coûte quelques roupies. C’est ainsi qu’un grand homme, maigre et décharné, affublé d’habillements baroques de couleur jaune, vint nous donner la sienne. Les roupies suivirent, bien entendu, ses prières, et notre homme partit enchanté. Mais il en vint un autre, sur lequel M. de Ujfalvy remarqua un très beau couteau et un collier en pierres de couleurs bigarrées. Après quelques [391] pourparlers, il se défit du couteau à un très beau prix; mais quant au collier, malgré la somme qu’on lui en donnait, il s’éloigna sans vouloir s’en dessaisir, disant que c’était un objet saint par excellence, très rare, et que, lorsqu’un fakir avait le bonheur d’en posséder un semblable, il ne pouvait le vendre sous peine de malheur.
Le lendemain, quelle ne fut pas notre surprise quand le même homme revint et nous donna contre argent l’objet de sa dévotion. Oh! argent, même chez les fanatiques, tu les fais succomber.
Pendant ce temps-là, les indigènes cueillaient des poires et allaient les vendre au marché. Ils ont de hautes échelles pour atteindre ces vieux arbres, vierges de toute taille, qui parviennent à une très grande hauteur sans pour cela que les fruits s’en ressentent.
Ils font du charbon avec les feuilles de platane, et ce peuple, entouré de nombreuses forêts, est si paresseux, qu’il brûle le plus souvent des excréments d’animaux afin de s’épargner la peine d’aller un peu loin récolter ses provisions de bois pour l’hiver. C’est un grand dommage pour l’agriculture, m’a dit M. E..., car ils privent ainsi le pays d’un engrais considérable.
Leur paresse les fait aussi couper les branches de saule et les joncs des lacs, qu’ils donnent comme nourriture à leurs moutons pendant l’hiver. Les pauvres bêtes n’ont pas assez pour se nourrir, mais elles ont suffisamment pour ne pas mourir de faim; aussi arrivent-elles à la fin de l’hiver dans un état pitoyable.
Que ces gens sont durs et paresseux à la fois! Quand on les voit, le soir et le matin, à ces heures si fraîches qui annoncent l’approche de l’hiver, sans autre vêtement que ceux qu’ils portent sous les rayons brûlants du soleil, quand on aperçoit les enfants nus se mêler aux travaux des grandes personnes, on se demande si vraiment on ne pourrait pas [392] changer cette race et lui donner un tempérament plus nerveux et moins indifférent.
Ces réflexions m’assaillaient, assise dans notre bateau qui descendait le Djelum pour nous rendre au bazar. En passant, j’admire un temple en construction qui appartient à Ramdjou, un Pandit grand seigneur. Son père le fit commencer, et lui le termine. M. E..., ami de Ramdjou, m’offre de me le faire visiter. C’est un grand bâtiment carré avec une tour pointue flanquée de quatre petites tours également pointues. Sur un des carrés se trouve la chapelle, petite, mais enjolivée de dorures, de peintures qui cachent le plâtre, dont le blanc criard se mêle au ton bariolé de toutes ces couleurs. Une grande et vaste niche au fond de cette chapelle, deux autres des deux côtés et une porte dont les montants sont en marbre, jettent seuls une teinte un peu sérieuse au milieu de ce marivaudage de couleurs. Quelle différence entre les belles choses des temps passés et ce clinquant des temps modernes! Je ne trouve aucun mot pour exprimer mon admiration, car l’étonnement m’a rendue muette. Heureusement que M. E... parle pour moi et s’extasie sur le goût de la construction.
Il faut être riche pour avoir son temple à soi, car, quoique chaque brahmine puisse faire l’office de prêtre et accomplir tous les rites prescrits par la religion, le pourohita , ou prêtre proprement dit, est le seul qui soit chargé des fêtes publiques. Chaque famille d’Hindous riches a son pourohita, qui remplit les devoirs religieux qui leur paraissent trop durs. Dans la saison froide, c’est le prêtre qui prend les bains à leur place. On le paye plus ou moins richement, suivant que l’on est plus ou moins satisfait de ses services. Lorsque le prêtre a beaucoup de clients, il a des assistants qui l’aident à remplir une partie de ses obligations; les prêtres sont généralement avares, et, si les présents que vous leur donnez ne leur conviennent pas, ils le disent [393] hautement, et vous pouvez être sûrs qu’ils ne reviennent jamais plus officier pour vous.
Le prêtre qui est chargé d’enseigner les Védas prend le nom d’ acharya ; le pourohita dit les prières; le sardaschia prépare les temples et les orne pour les fêtes; le brahmane entretient le feu, et le hata y jette le beurre clarifié.
Les prêtres et les assistants n’ont pas de costume particulier.
Le Pandit Ramdjou, en ayant son temple, avait son pourohita, qui devait certainement prendre les bains pour lui, car par quinze degrés de froid il ne doit pas être agréable de se baigner dans le Djelum, et il nous a paru que, quoique Pandit, il s’était sous certains rapports europanisé tant soit peu.
En revenant du bazar, nous assistons à la toilette des hommes et des femmes, qui, sans peur, prennent leur bain sans s’inquiéter des gens qui passent. Cependant l’hiver approche, la température s’est bien rafraîchie, et les chapelets de poivre rouge qui sèchent aux fenêtres pourront bientôt servir de nourriture. Un grain de ce poivre, du riz cuit à l’eau, des tranches de courge séchées au soleil, voilà pour les pauvres; les riches ont du mouton et du pain qu’on appelle tchoupati , sorte de galettes de farine qui sont mangeables quand elles sont fraîches et croquantes; elles ressemblent aux lépiochkis des Sartes du Turkestan, mais je leur préfère cependant ces dernières.
Les champs de navets étalent leur dernière floraison. Ces légumes, cuits à l’eau avec leur feuillage, sont une de leurs friandises culinaires. Les femmes des handjis préparent toutes en ce moment des pots de terre qu’elles font sécher au soleil et qui leur servent de foyer dans leur barque.
Ce peuple industrieux, dont l’argenterie est si belle, les bijoux si étincelants, si chatoyants, les tissus si moelleux, les tapis si beaux, les châles si merveilleux, est d’une [394] malpropreté peu commune. Il ne change complètement de vêtements qu’une seule fois dans l’année, m’a-t-on dit; autrement il met toujours, je parle des gens les plus soigneux, les chemises propres sur les sales.
Il faut que nous visitions ces beaux palais qui s’appellent Chalimar, Nichad, Chichmenché. A cet effet, nous partons à cheval, et nous nous rendons d’abord au palais du Chichmenché, dont la source est renommée à Srinagar. Ce palais est encore en assez bon état, et l’on nous a assuré que le maharadjah le prête volontiers aux étrangers désireux de se soustraire aux chaleurs des bords du Djelum; mais les chambres n’ont que les quatre murs, et les portes, si j’ai bonne souvenance, ont, je crois, disparu de leurs gonds. De ces lieux jadis splendides il reste bien peu de chose aujourd’hui! Les jeux d’eau sont vides, et des beaux parterres il ne s’élève que des soucis, la fleur aimée des habitants de ces contrées. La source de ce palais est sacrée; c’est à elle que les riches citadins, et les Anglais surtout, prennent l’eau qui sert à l’alimentation. Cette fontaine est formée d’un jet assez mince; l’eau en est excessivement claire et limpide, si ce n’est pendant la fin de mai et au commencement de juin. A cette époque, la fontaine est sujette à un phénomène produit par la fonte des neiges, mais que le peuple, dans son ignorance, prend pour un miracle ( karamet ). Après le lever du soleil, à midi et au coucher de cet astre, l’eau bouillonne et s’élance à quelques pieds de hauteur.
Le Nichad, ou Jardin d’allégresse, est admirablement situé: la vue s’étend sur le lac et sur les belles montagnes qui enferment la vallée de Srinagar. De ce parc on distingue parfaitement le beau lac Dal et le magnifique pont d’Akbar, dont l’arche sans tablier s’estompe sur un fond bleu marin. Le kiosque est petit et n’a rien de la grandeur orientale, mais les jardins, divisés en cinq étages de terrasses, sont encore admirablement entretenus; les roses s’y épanouissent [397] dans toute leur beauté, et les raisins qu’on nous y a offerts dans une corbeille étaient très bons.
Les fontaines ne manquent pas non plus; chaque terrasse a la sienne, qui s’écoule dans un canal. Autrefois ce canal était plein de beaux poissons que soignait de sa blanche main la belle Nourmahal, la favorite de Jehan-Ghir. Elle leur avait fait passer dans les narines un anneau d’or, afin de perpétuer son souvenir aux générations futures. Nous ne les avons pas vus, ces beaux poissons, mais le souvenir de la belle favorite s’est présenté à notre imagination dans ces lieux inhabités qu’elle avait embellis de sa beauté, et, en admirant les restes de ce bijou architectural, nous avons compris sa préférence.
Le Chalimar, Jardin du roi, a été bâti par Châh-Jehan; il est beaucoup plus grand que le Nichad, mais la vue en est moins belle. Le beau canal par lequel on y parvient est bordé de gazon et de belles allées de platanes. Il est terminé par un pavillon en marbre qui contient un grand morceau de cette même pierre, laquelle devait être un trône autrefois; puis de l’autre côté de ce pavillon commence un second canal, qui va jusqu’au bout du jardin. Cette magnifique pièce d’eau est toute dallée, avec de larges pierres. De distance en distance s’élèvent des jets d’eau. Ses bords sont coupés de temps à autre par de petits recoins remplis d’eau desquels s’échappent d’autres jets d’eau. Un magnifique pavillon aux colonnes de marbre noir se dresse au bout de ce canal, et l’on aperçoit les eaux, qui s’étendent comme une belle nappe de cristal. La pièce centrale de ce bâtiment est flanquée de chaque côté par des salles de moindres dimensions. Il y a encore des traces de dorure et de peinture; des colonnes de marbre noir et gris sont restées intactes, et l’on peut en admirer les chapiteaux, qui sont merveilleusement sculptés.
Ce palais, approprié aux besoins des pays chauds, devait [398] être splendide du temps des Mogols, alors que les jets d’eau s’échappaient à profusion de ces belles nappes, au milieu de ces gracieuses fleurs et de ces vieux platanes. Plus rien n’est resté de ces splendeurs passées que les platanes, qui sont devenus si âgés que quelques-uns déjà s’affaissent sous le poids des années. Vieux troncs creux! qui nous dira les plaisirs que vous avez abrités, les fêtes que vous avez présidées et les favorites que vous avez ombragées?
Après cette dernière visite, nous remontons dans le bateau de M. E... Nos chevaux reprennent avec leurs saïs le chemin qui doit les ramener à Goupikar, à l’ombre de leurs beaux arbres. Les écuries sont rares sous ce ciel; l’hiver seul voit les bêtes enfermées et à couvert. La barque nous ramène avec nos provisions, car sur le trône de marbre du Chalimar nous avions pris notre thé. Un vieux samovar yarkandais avait servi à le préparer, sous ce magnifique pavillon qui nous avait offert son abri.
Nous avions beau être réfugiés à Goupikar pour dérouter les marchands, ceux-ci continuaient à nous assaillir de leurs vieux ustensiles de cuisine. La collection que mon mari avait faite de tous ces objets d’art dans lesquels ce peuple fait cuire ses aliments étant complète, cette poursuite nous ennuyait passablement. Pourtant nous n’osions pas nous y soustraire entièrement, car, parmi ceux qu’on nous offrait encore, il y en avait de vraiment remarquables; les plus beaux s’offraient les derniers. Chez les Orientaux il en est toujours ainsi. Leur demandez-vous quelque chose qui n’est pas dans leurs habitudes, ils répondent invariablement non.... Mais si vous parvenez à découvrir quelque objet à peu près semblable à ceux que vous désirez, voyant que vous achetez et que vous payez, ils se remettent de leur étonnement et vous montrent alors tout, même ce que vous ne voudriez pas. Acheter du vieux pour eux est si extraordinaire! Pourtant les objets d’art anciens sont bien supérieurs [401] à ceux qu’ils exécutent maintenant. L’influence européenne leur est pernicieuse, car ils nous imitent sans nous comprendre, sans avoir ni les mêmes besoins ni les mêmes aspirations. Leur nature irrégulière se prête mal à notre nature droite et réglée. Si vous observez bien leurs travaux, les plus beaux sont toujours entachés d’irrégularités. La ligne droite leur est incompréhensible. Jamais quelque chose n’est fini; il faut leur originalité, leur arrangement des couleurs, leur spontanéité, pour nous faire abjurer nos conventions enracinées. Grâce à ces qualités, ils arrivent à nous égaler et même à nous surpasser dans une certaine mesure. Ces qualités une fois entravées, leur imitation servile ne parvient pas à remplir le but qu’on s’était proposé. C’est que, l’âme et le sentiment n’y étant plus, tout objet devient inerte et ressemble à la nature dont il est sorti.
Goupikar avait aussi un attrait pour nous: ce qui nous y attirait, ce n’était pas la distance moins grande qui nous séparait de Nichad et de Chalimar, dont nous allions admirer les ruines en nous promenant sous ces antiques platanes qui avaient abrité les tyrans mogols. Nos pieds avaient foulé souvent de beaux portiques entourés de marbre, de chambres orientales, si gaies et si tristes, de salles de bains où les favorites s’ébattaient joyeusement. Leurs maîtres, graves et sévères, retrempaient leurs membres énervés dans la tiède fraîcheur des eaux, et les piscines de marbre en gardent encore leur empreinte.
Non, toutes ces beautés évoquées au souvenir de ces restes charmants ne nous attiraient pas à Goupikar. Un autre attrait, moins poétique, plus prosaïque et bien plus conforme au siècle dans lequel nous vivons, nous attachait à ce lieu isolé, entouré de cimetières tout frais encore de leur proie, que la famine leur avait envoyée. Nous pourrions chercher ce que nous désirions, des crânes. Oui, il nous fallait songer à rapporter non seulement des objets [402] d’art qui élèvent et ennoblissent le goût, mais nous devions penser aussi à nous procurer des objets servant à cette grande et belle science qu’on appelle la connaissance de l’homme.
Oh! la première nuit où nous sortîmes sans bruit de notre tente, une lanterne éteinte à la main, car la lune brillait de tout son éclat, et durant laquelle nous nous rendîmes près du cimetière où se trouvait l’objet de notre convoitise, comme mon cœur battait! Si l’on nous suivait? Mais non; les tchouprassis, enveloppés de leur couverture, dormaient du sommeil du juste!
Le paria, une pioche à la main, nous attend. Il nous avait fallu payer bien cher le silence de cet homme, l’abjection de tous.
Au hasard parmi toutes ces tombes, il donne un premier coup. Je tremblais un peu, beaucoup même, je dois le dire, malgré mon bon vouloir. Mais il fut assez heureux pour trouver ce qu’il désirait, et le crâne était assez bien conservé. Il est facile, du reste, de fouiller les tombes musulmanes. On enterre les morts presque à fleur de terre; on les jette au fond de la fosse sans être enfermés dans un cercueil, on couvre le corps de branchages, puis on les recouvre de terre. Les recherches du paria furent donc couronnées de succès; mais, comme la lune s’était cachée, je tenais la lanterne, que nous avions été obligés d’allumer. Cette petite lueur dans un lieu habituellement désert pouvait donc nous faire remarquer: aussi nous ne devions pas y rester longtemps, et nous fûmes obligés de recommencer plusieurs jours de suite nos courses nocturnes. Quelquefois aussi, cet homme tombait sur un crâne tellement abîmé qu’il fallait piocher à nouveau. Cependant nous fûmes assez heureux pour en recueillir dix, et, quoique n’ayant pas été découverts, nous n’osâmes plus continuer nos promenades. Mieux valait en avoir dix et s’en contenter, que de [403] courir le risque d’être pris. Certes les musulmans nous auraient fait un mauvais parti; pour eux, la tête d’un mort est plus sacrée que celle d’un vivant. Tout au moins le maharadjah nous aurait chassés au plus vite de son royaume, et c’eût été bien mal reconnaître sa généreuse et aimable hospitalité.
L’homme que nous avions dû suborner était, comme je l’ai dit, un paria.
[404] Le Cachemire, ce paradis terrestre des anciens, a aussi sa race de réprouvés, qui s’appellent chez eux bâtals : ce sont des gens qui exercent les plus vils métiers; ils sont équarrisseurs, écorcheurs et autres... Les musulmans sont, relativement parlant, les plus heureux de cette malheureuse secte; mais ceux qui ne sont pas de cette religion, rebutés des mahométans et des Hindous, sont traités par tous comme des bêtes. Pour toute nourriture, ils doivent se contenter des animaux morts de maladie. Quoiqu’ils soient exempts de tous préjugés, nous avions dû payer cet homme excessivement cher; l’idée de toucher à un cadavre était, pour lui, horrible, mais le prix était si élevé qu’il mit toute répugnance de côté et qu’il ne manqua pas à la parole qu’il nous avait donnée. Cette classe, parmi laquelle on recrute les musiciens et les danseurs, est la classe la plus malheureuse qu’il existe au monde, et pourtant elle a encore des degrés, et j’imagine que le sort des danseuses du maharadjah doit être plus doux que celui des autres. Nous ne pûmes malheureusement assister à aucune fête; le souverain étant malade, les divertissements manquaient. C’est à Djammou seulement qu’ont lieu les plus grandes fêtes, qui sont au nombre de quatre: Bassout Panchmà, printemps; Nauroz, été; Saïr, automne; Doura, hiver. A l’occasion de ces fêtes, Rembir-Singh tient un durbar. Aux deux premières fêtes, tous les Hindous sont en jaune; à la troisième, leur costume fait concurrence à celui des perroquets. L’affluence de ces audiences est, paraît-il, immense; on y voit réunis tous les habitants et tous les sujets du maharadjah, du Djammou et du Cachemire; comme ses sujets sont à la fois hindous, musulmans, bouddhistes et de différentes nationalités, cette diversité de costumes et de types doit être curieuse et pittoresque; ajoutez-y quelques étrangers, qui viennent peut-être des fins fonds de l’Afghanistan, et vous aurez une idée à peu près complète de ce mélange humain.
[405] Les Afghans ne sont pas rares sur ce riche territoire, et M. de Ujfalvy a pu en mensurer quelques-uns. Ils n’avaient rien de terrible, et on a peine à croire que ce sont les mêmes hommes ailleurs si rebelles au joug des Anglais; il est vrai que ceux que nous avons vus au Cachemire venaient du midi, mais ils étaient pourtant en plus grand nombre que ceux que nous avions entrevus à Samarkand.
Le temps passe au Cachemire comme partout ailleurs, et l’époque est déjà fixée pour notre départ; nous avons fait prix avec nos bateliers, et M. E... doit nous accompagner jusqu’à Bara-Moullah. L’avant-veille de notre départ, dans l’île des Platanes, qui se dresse au milieu d’un des beaux lacs de Srinagar, a eu lieu une cérémonie touchante à laquelle j’ai assisté. Notre illustre compatriote Jacquemont l’avait habitée en 1831, pour se soustraire à la curiosité des habitants, lesquels, à cette époque, étaient sans doute peu habitués à voir des Européens. Cette île, je la vois d’ici en écrivant sous ma tente, et le souvenir de notre grand voyageur hante doucement ma pensée. M. de Ujfalvy et moi, nous avons eu l’idée de perpétuer le souvenir de Jacquemont dans cette île délicieuse, petit nid de verdure qui surnage au milieu du lac Dal et dans laquelle le temps, ce maître impitoyable, a détruit jusqu’au pavillon mogol qui avait abrité le voyageur français. Jacquemont dit qu’il était joli. A présent quelques restes de fondations en marquent seuls la place. Jadis on avait placé dans l’île une pierre sur laquelle trois noms étaient gravés: Bernier, Forster, Jacquemont. Mais cette pierre a disparu, emportée on ne sait par qui ni comment. C’est cette pierre que nous voulons replacer, afin de laisser pour longtemps dans cette île le nom de celui qui l’avait tant aimée. Avant-hier donc, le 11 octobre, par une de ces belles et chaudes après-midi comme il en fait au Cachemire durant ce mois, nous sommes partis en bateau pour l’île des Platanes, accompagnés [406] de M. E..., directeur des travaux agricoles et vinicoles de Sa Hautesse le maharadjah, et de MM. B..., chef des travaux vinicoles, et S..., chef de la distillerie, deux Français amenés au Cachemire par les soins de M. E... pour le seconder dans ses travaux.
Après une heure et demie nous avons abordé dans l’île. Le soleil resplendissait et semblait vouloir s’associer à notre acte de piété. Nous avons cherché au milieu des broussailles la place la plus ombragée, et, après l’avoir découverte, le premier coup de pioche a été donné.
Pendant que les Cachemiris creusaient la terre, nous avons pris une tasse de thé à l’ombre du grand et beau platane, vieux au moins de trois cents ans, sous lequel, j’en suis certaine, Jacquemont s’est reposé maintes fois après s’être rafraîchi dans l’eau dormante du lac. Le coup d’œil dont on jouit de cette place est vraiment admirable.
Le travail terminé, nous avons déposé au fond de la fosse une bouteille dans laquelle était renfermé un procès-verbal dicté par mon mari. Puis j’ai jeté une pelletée de terre, et ensuite mes compagnons en ont fait autant.
Les Cachemiris étaient d’abord bien étonnés. Mais, lorsqu’ils ont compris qu’il s’agissait d’honorer un mort, ils ont terminé leur travail avec recueillement, je dirai même avec respect. Ils ont ensuite arrangé la terre en forme de tertre et ont placé, aux deux extrémités, des pierres qui, tout en marquant l’endroit, le feront respecter par tous les habitants, car il ne faut pas oublier que les Cachemiris ont une grande vénération pour leurs morts.
Dans quelques jours, grâce aux soins de M. E..., la pierre commémorative s’élèvera de nouveau dans l’île chérie du voyageur.
Cette cérémonie terminée, nous sommes remontés en bateau.
Le soleil se couchait et dorait de ses derniers rayons les [407] montagnes environnantes, dont la cime se reflétait dans l’eau du lac. La soirée nous enveloppait de son crépuscule; des poules d’eau se cachaient dans les jungles, ce qui était préférable aux tigres; des canards s’enfuyaient au bruit de nos rames, et les feuilles de lotus se fermaient toutes frileuses sous la brise du soir.
Soudain l’horizon s’éclaire brusquement et s’enflamme! Ce sont des flancs de montagnes embrasés. L’incendie se propage. C’est comme une splendide illumination lointaine, que nous contemplons, tout en glissant discrètement sur les ondes transparentes du lac. Quelle belle soirée! et, quoique ce ne soit pas la France, quelle belle et riche contrée!
Ce superbe incendie, qui cause notre admiration, a été allumé, nous dit M. E..., par des montagnards voisins pour défricher des terrains couverts de broussailles qui entourent leurs habitations. C’est l’époque de l’écobuage, et nos soirées seront souvent éclairées de la sorte.
Rentrés sous notre tente, je me couchai bientôt, car la fraîcheur de la nuit a remplacé la chaleur du jour presque sans transition, ce qui rend le Cachemire si dangereux pour les Européens et aussi pour les indigènes, à cette époque; les fièvres y sont nombreuses, et pour cause.
Mais le passé de ce soi-disant paradis terrestre me poursuit jusque dans mes rêves.
Quel temps, celui où un peuple industrieux et laborieux a construit les admirables temples de Martand, d’Avantipour, de Pandriten et de Srinagar, dont on admire encore aujourd’hui les solides ruines!
Les Mogols sont venus; ils ont forcé le peuple à accepter leur sanguinaire religion. La contrée se transforme, tous les beaux travaux du temps du règne des princes hindous disparaissent. Le peuple est tombé dans une profonde misère; mais, en revanche, les empereurs mogols ont construit de somptueux palais, de charmants pavillons et de délicieux [408] jardins. Les colonnes en marbre de Chalimar, l’agréable kiosque de Nichad, les ingénieux jeux d’eau de Chichmenché, les somptueuses ruines de Péri-Mahal (Demeure des fées) datent de cette époque, ainsi que quelques vieilles mosquées couvertes autrefois d’une brillante couche d’émail. L’empire éphémère des Mogols s’écroule; l’Afghan brutal, puis le Sick stupide s’emparent de cette admirable contrée. La population, lâche avant tout, courbe son front sous le joug; des famines atroces, des maladies hideuses déciment les habitants de cette vallée, et aujourd’hui un peuple fourbe, plat, voleur et indolent végète sur son grand passé. Tout cela apparaît à ma pensée obscurcie, et je m’endors aux cris plaintifs des chacals qui rôdent autour de la tente, aux hurlements lointains de la panthère qui avait dévoré quelque mouton égaré, et au hennissement de nos chevaux. Hélas! ces choses qui m’apparaissaient en rêve sont malheureusement encore une réalité.
Le maharadjah, avec les meilleures intentions, est si mal entouré que rien n’est changé en ce pays. Les traces de famine encore toute récente nous entouraient; et Goupikar compte beaucoup de maisons désertes et presque en ruine dont les propriétaires, honnêtes fabricants de châles, sont morts d’inanition, des roupies à la main. Et tout cela faute de routes. Ces routes, à peine bonnes en été, deviennent naturellement impraticables en hiver, ou du moins excessivement difficiles pour les transports en masse. Dire que dans un pays si fertile il n’y a cependant pas pour une année de vivres! Le caractère déjà si imprévoyant, si peu économe, si peu équilibré des Orientaux est encore aggravé par la cupidité de ceux qui les gouvernent.
A cela rien n’a changé; tout s’émousse contre un calme impassible.
Nos deux séjours prolongés à Srinagar, durant lesquels M. de Ujfalvy a pu réunir une collection de cuivres anciens [409] et modernes du Cachemire, du Yarkand et du Petit-Thibet, m’ont permis de m’occuper aussi, plus que je ne l’aurais fait peut-être dans d’autres circonstances, de la fabrication des cuivres de ces régions. Mon mari avait réussi à réunir près de trois cents pièces de provenances diverses. Les points de comparaison ne me faisaient donc pas défaut. La vaisselle ancienne et moderne des Indes est généralement en cuivre; les pièces en or et en argent sont relativement fort rares. Les musulmans se servent d’ustensiles en cuivre rouge et étamé; les Hindous ne peuvent faire usage que d’objets en laiton. Les poteries sont rares, parce qu’aujourd’hui on ne s’en sert que comme récipient d’eau de diverses dimensions. Tout cela explique le nombre considérable de cuivres fabriqués aux Indes. Pendant notre voyage nous avons passé à Bénarès, centre principal des cuivres religieux, et je dois dire que les objets qu’on y fabrique actuellement ne m’ont guère paru intéressants au point de vue artistique. Il est vrai que j’ai vu aussi quelques lotas provenant de Tandjore et de Madoura, les principaux centres de la fabrication des cuivres dans l’Inde australe, et ils m’ont frappée par l’élégance et la finesse du travail. En général cependant, les cuivres hindous modernes n’ont rien que de bien ordinaire. Dans le nord-ouest des Indes, dans les contrées musulmanes on fait des ustensiles de ménage en cuivre rouge étamé qui se rapprochent des cuivres persans du même genre, mais qui laissent à désirer comme forme et comme travail. A Srinagar, au contraire, on fabrique depuis des siècles des ustensiles de ménage de tout genre en cuivre rouge étamé, repoussé et niellé. La plaque de cuivre est d’abord laminée et repoussée au marteau; les rainures sont remplies d’une composition noire, comparable à celle que les Italiens appelaient niello ; l’objet est ensuite étamé à la surface et fourbi de façon que tous les dessins paraissent en noir et semblent encadrés de reliefs argentés. L’effet ainsi produit est [410] très joli, et les objets d’un usage journalier sont devenus de véritables objets d’art. A Mouradabad, dans la province nord-ouest de l’Inde, le procédé est presque analogue; seulement le métal ainsi travaillé n’est pas du cuivre, mais du laiton. Le caractère des inscriptions, gravées avec un soin extrême, permet souvent de déterminer l’âge de l’objet; les aiguières, plats, samovars, lampes, etc., du Cachemire portent la date, le nom de l’artiste, celui du propriétaire.
Les dessins qui ornent ces travaux d’art sont exécutés avec une grande finesse et reproduisent le plus souvent la même profusion d’enchevêtrement d’arabesques, de palmes, etc., que ceux que nous voyons sur les châles. Généralement les aiguières du Cachemire ont des anses en laiton, ce qui leur donne un aspect bien caractérisé et fort agréable à l’œil.
Il est impossible de supposer que cette infinité d’objets d’un usage journalier ait pu être importée de la Perse. Des raisons irréfutables s’opposent à cette manière de voir. Le Cachemire est un pays beaucoup trop fermé, trop inaccessible, trop pauvre pour permettre une pareille importation. Ensuite le travail cachemirien a son cachet propre, qui le distingue absolument du travail persan.
Enfin les cuivres du Cachemire portent le plus souvent des inscriptions qui témoignent que l’objet a été précisément fabriqué à Srinagar, et les Orientaux, malgré leurs nombreux défauts, ne savent pas démarquer les objets.
Les cuivres du Petit-Thibet sont plus massifs que ceux du Cachemire et accusent nettement les résultats de l’influence chinoise. Ceux de Yarkand, plus raides que ceux de Srinagar, se rapprochent des formes curieuses des cuivres du Turkestan.
Constatons finalement que le Cachemire a été et est encore un grand centre de fabrication de cuivre. L’art persan-arabe, l’art hindou et l’art chinois se sont rencontrés [411] dans ce puissant foyer, où un petit peuple prodigieusement doué, surtout du côté de l’imitation, a su créer des chefs-d’œuvre de goût, d’art, auxquels il a imprimé un cachet primesautier d’une originalité charmante.
M. Clarke a réuni une magnifique collection de ces objets, qui figureront bientôt au musée Kensington de Londres et en augmenteront encore l’éclat et la beauté.
Départ de Srinagar.—Voyage sur le Djelum.—Générosité du maharadjah.—Tempête.—Le lac Oualar.—Baramoullah.—Souvenir de Bernier.—Le temple de Baniar.—Ouri et son antique mosquée.—Mouzafarabad.—La vallée du Naïnsoukh.—Les Tchilasis.—Nous reprenons la grande route.—Kohala.—Marri et ses délices.—La vue du Nanga-Parbot.
La veille de notre départ, je fis nos derniers préparatifs: la caisse contenant les crânes fut emballée par moi avec toutes les précautions possibles; chacune de ces pièces précieuses fut enveloppée avec de la ouate et du papier en feuilles de bouleau. Je liai le tout avec des tiges de longues herbes arrachées au bord du lac. Cette nouvelle corde est très employée au Cachemire; on fait d’abord sécher les tiges d’herbes au soleil, qui deviennent alors comme une espèce de corde; puis, pour s’en servir, on les mouille, et, après les avoir attachées bout à bout, on en fait de grosses pelotes, qu’on emporte facilement. Pour ce genre d’emballage, cette corde était parfaite. Une fois la caisse préparée, je la fis clouer et remettre au porteur, qui, sans se douter de rien, la mania comme les autres. S’il avait su ce qu’elle contenait, il aurait eu une telle peur qu’il se serait enfui en se croyant poursuivi par tous les spectres de ses ancêtres. [413] Enfin tout est prêt, et les caisses sont placées dès la veille dans la barque destinée à cet effet.
Le 13 octobre, à six heures du matin nous montons dans notre bateau, où l’on avait préparé nos lits et déposé nos bagages intimes. Notre cuisinier nous suivait dans une autre barque avec nos gros colis. M. E... voyageait dans la sienne, et le mounchi avait aussi sa barque, qui, tantôt en avant, tantôt en arrière, surveillait l’escorte. Il avait reçu de Sa Hautesse l’ordre de nous accompagner jusqu’à Marri, plus loin que la frontière cachemirienne. En plus, nous avions quatre tchouprassis que le maharadjah nous avait donnés pour prendre soin de nos bagages, qui étaient considérables.
Nous devions voyager aux frais du maharadjah jusqu’à Kohala, mais les dépenses exigées pour notre voyage en bateau nous regardaient. Cette générosité de Sa Hautesse nous permit de faire bien des choses que nous n’aurions pas pu exécuter, réduits à nos seules ressources.
Le confortable avec lequel les Anglais voyagent est impossible à se procurer si l’on n’a pas leur fortune ou le même traitement à sa disposition.
Quelle différence avec le Russe, qui se contente du strict nécessaire, mangeant ce qu’il trouve, jeûnant de ce qu’il ne trouve pas! L’été, ses provisions sont gâtées; l’hiver, elles sont gelées; il boit du thé et mange quelque peu de salaisons, couche dans ses fourrures ou sur le mauvais canapé des stations. Aussi la différence entre le soldat anglais et le soldat russe, et même entre les officiers, est-elle grande.
Nous n’avons que quatre domestiques pour ce voyage: François, un cuisinier, et deux saïs, dont l’un a été couli auparavant, aussi pouvons-nous lui faire faire tout ce que nous voulons, avantage inappréciable aux Indes. C’est un musulman aux fortes jambes, l’ancien saïs de Mme de F.... Il a la tête ornée d’un turban que nous lui avons donné pour combler son plus cher désir; il nous suivrait [414] au bout du monde, n’ayant pas à brûler son père.
L’autre est notre fidèle saïs hindou qui est avec nous depuis Simla et qui nous est vraiment dévoué. Il a une affection particulière pour moi, qui s’est manifestée depuis l’époque où je lui ai soigné son pied qui était malade; donc elle date déjà de loin.
Nos deux saïs ne prennent pas place dans le bateau; ils iront à pied avec leurs chevaux jusqu’à Baramoullah et nous y attendront. Déjà Srinagar est désert; tous les Anglais qui habitaient le Mounchi-Bagh sont partis pour laisser les officiers de Rembir-Singh percevoir les impôts.
Nous sommes les derniers. Peut-être quelques retardataires s’égarent-ils encore sous les magnifiques et ombreux platanes, mais leur nombre est si rare qu’ils échappent à la vue. Le résident anglais n’est pas encore parti; il ne s’éloigne jamais de Srinagar qu’à la fin d’octobre. Nous ne pûmes lui faire nos adieux, car il était allé, avec sa femme, faire une excursion aux abords du Pir Pandjal, passe située dans la partie méridionale du Cachemire.
A six heures, au moment où les premiers coups de rame nous éloignent de ces rives charmantes, le temps est superbe; le petit lac que nous traversons est encore enveloppé de sa vapeur matinale, et le chenal qui nous conduit au Djelum est bien bas. Quantité de bateaux transportent les herbes qui servent à nourrir les bestiaux pendant l’hiver. On coupe les branches des saules pour les moutons, qui jouissent de leur reste en attendant cette maigre nourriture.
Les vaches de ce riche pays donnent peu de lait; l’herbe est rare l’été sur ces flancs montagneux, et le peu qu’il y a est desséché par le soleil. Mais j’imagine que la race n’est pas très bonne et que les bœufs à bosses sont de qualité inférieure aux nôtres. Il est un fait, c’est que dans toute l’Inde la viande de bœuf et de veau n’est ni bonne ni succulente. Les bateaux nous barrent continuellement le passage; mais, [415] une fois sur le Djelum, nous voguons doucement, et nos bateliers s’empressent d’en remonter le courant. Le palais du maharadjah est fermé, et les bateaux qui lui appartiennent se balancent mollement sur la rivière, revêtus de leurs housses d’hiver.
Déjà les femmes sont accroupies dans leurs demeures nautiques avec leurs kangris sous leurs simples chemises; les hommes s’enveloppent dans leurs couvertures de patou; [416] d’autres se plongent dans la rivière et font consciencieusement leurs ablutions.
Près du bazar, un Pandit dresse un minuscule autel hindou et prépare les couleurs que son maître doit se mettre sur le front pour le distinguer des musulmans. Toutes les couleurs sont mises dans de petits vases de cuivre jaune; l’un d’eux est rempli de tagetis ou roses d’Inde, fleurs sacrées et aimées des Hindous. Pendant ce temps, son maître prend son bain. D’aucuns prennent leur repas et savourent délicieusement leur riz cuit à l’eau.
Bientôt les dernières maisons de Srinagar vont disparaître à nos yeux; le zékète (octroi) est la dernière. Des hommes sont rassemblés en assez grand nombre, attendant qu’on ait prélevé sur leurs marchandises les sommes dues à l’État. Le zékète est généralement une construction carrée, une espèce de kiosque en bois élevé sur des piliers, afin que l’eau, en débordant, ne l’emporte pas; il est toujours placé à l’extrémité d’un pont, devant lequel nous passons sans être arrêtés; par une dernière gracieuseté le maharadjah a donné des ordres pour que toutes nos affaires fussent franches d’octroi.
Ah! si tous les souverains étaient comme Sa Hautesse, comme tous les voyageurs scientifiques les béniraient, eux qui sont toujours à court d’argent!
Le maharadjah est vraiment d’une générosité qui dépasse tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. Sous ce rapport, les Orientaux nous donnent de fameuses leçons. Si le gouvernement russe pouvait prendre modèle sur lui, il nous rendrait les 120 roubles que la douane moscovite nous a retenus pour des objets qui nous avaient servi.
Il est vrai que le gouvernement russe avait promis de faire droit à notre réclamation. Mais, pressés de partir, il nous fallut remettre notre affaire aux mains des employés de notre ambassade, qui la laissèrent tomber à l’eau, trop occupés sans doute pour défendre les intérêts de leurs compatriotes.
[417] Autant les autres ambassades protègent leurs nationaux, autant celle de France a peur de remuer un pauvre petit doigt, même quand les Français ont dix fois raison. Aussi les gouvernements étrangers, qui connaissent cette particularité, ne se soucient pas des réclamations des Français; c’est avec de bonnes paroles et un sourire caustique qu’ils renvoient les attachés.
Mais que l’ambassade anglaise ou américaine vienne leur réclamer quelque chose. Oh! alors, comme ils savent qu’il n’y a pas à plaisanter, l’affaire est vite réglée, à la satisfaction des réclamants.
Le grand pont en bois qui est près du zékète est très pittoresque, avec quatre belles arches en bois qui laissent filtrer l’eau par toutes leurs parois. Il ne craint pas les crues fortes et régulières du printemps. Sa construction orientale et primitive défie les fureurs d’une première sortie printanière; seul le temps attestait sa présence et lui disait: «Encore un peu de temps, si tu n’y prends garde je te détruirai, moi....» Et les gardes indolents semblaient ne rien entendre, et le pont tremblait sous les étreintes de son ennemi.
Nous passons près de l’endroit où un autre chenal conduit au lac; nous l’avons pris, il y a deux mois, pour nous rendre à Skardo: aujourd’hui il est à sec, impossible d’y manœuvrer un bateau.
Nous rencontrons peu d’Anglais. Les habitants de la fière Albion sont aussi faciles à reconnaître sur le continent asiatique que sur le continent européen. Ils sont irréprochablement mis, mais le goût leur fait défaut. Raidement assis sur leurs bateaux, ils lisent ou regardent fièrement passer les indigènes, pour lesquels ils ont une aversion et une répulsion instinctives, quoique cependant les dames anglaises aient quelquefois des oublis impérieux en faveur de ces indigènes tant haïs. On raconte que la femme d’un peintre [418] anglais s’est laissé enlever par un noble de la cour cachemirienne, au grand désespoir de ses compatriotes, car c’était une flèche décochée à leur orgueil national.
L’hiver chasse les Européens. Au loin, les montagnes blanchies avertissaient que la neige tombait là-bas et ne tarderait pas à barrer les chemins aux visiteurs de cette belle contrée.
Sur les cinq heures du soir, un vent terrible s’élève, et, malgré nos refus, il fallut céder aux prières de nos bateliers. Frémissants de peur, ils nous suppliaient de nous arrêter et de laisser passer l’orage. Le vent, en effet, se heurtait contre les paillassons de notre barque et soulevait les ondes du Djelum, qui, furieuses, écumaient sous le souffle puissant de leur maître. Pavan, le dieu du vent chez les Hindous, était dans toutes ses fureurs. Voulait-il renouveler la jolie tradition par laquelle on raconte la formation de l’île de Ceylan? Pavan, provoqué par un génie de la montagne Sommeir, l’attaqua avec de telles tempêtes que celle-ci, craignant d’être renversée, demanda secours aux dieux. Ceux-ci l’aidèrent, en effet; mais, un jour que les dieux étaient aux noces de Siva, Pavan redoubla tellement d’efforts que le sommet d’une montagne tomba dans la mer. C’est ainsi que fut formée l’île de Ceylan. Nous faisons amarrer notre barque, dont Pavan eût eu beaucoup plus facilement raison que du sommet de la montagne, car ces bateaux plats chavirent au moindre vent.
Après une heure de tempête, le calme se rétablit, et nous continuâmes notre route sur une rivière aussi tranquille et aussi dormante qu’elle était agitée tout à l’heure.
Décidément Varouna, le Neptune hindou, avait vaincu son adversaire. Ce dieu n’est pas comme celui de notre connaissance, conduisant cinq vigoureux coursiers et armé d’un trident; il est moins majestueux; ses coursiers se réduisent à un poisson sur lequel il est monté, et au lieu d’un trident c’est un roseau qu’il tient dans sa main. Les Hindous [419] l’invoquent dans les sécheresses, pour lui demander l’eau bienfaisante qui fera fleurir leurs moissons et reverdir leurs prairies brûlées par le soleil.
Le coucher de cet astre brillant fut splendide; l’horizon était en feu, et ses rayons semblaient vouloir transpercer le flanc des montagnes. Ce fut l’affaire de quelques beaux instants; le spectacle s’effaça et fit place au crépuscule. Le ciel bleuit, les étoiles étincelèrent.
Le flanc d’une montagne s’éclaire et forme une guirlande brillante suivant les contours du versant. Ce sont des broussailles qui flambent sur une longueur d’environ quelques lieues. Puis la lune apparaît, pâle et modeste, décrivant sa course au milieu de cette voûte étoilée. Nous nous couchons et passons la nuit dans notre bateau, dont les paillassons, baissés et recouverts de tapis, nous abritèrent de leur mieux contre les fraîcheurs de la nuit.
A quatre heures du matin, notre maison flottante reprit sa course, et nous fûmes réveillés par les rames qui frappaient les eaux d’un bruit régulier.
Les tapis levés, les montagnes nous apparurent couvertes de neige, et le grand lac que traverse le Djelum nous entourait de ses eaux limpides.
Au loin, de l’eau et encore de l’eau. Nos doungas mettent trois heures pour traverser le lac. Le soleil s’y mire et y fait jaillir des étincelles diamantées. Les poissons respirent et sautent joyeusement hors de leur palais humide. Puis les châtaigniers qui envahissent ce beau lac nous avertissent qu’il va prendre fin et que le Djelum, qui mêle ses eaux aux siennes, va reprendre sa course à travers les montagnes en baignant de gracieux villages jusqu’à Baramoullah. Ce grand lac, appelé Oualar, est sujet à de fortes tempêtes, et les handjis ont grand’peur de le traverser quand il fait du vent. Heureusement pour nous, le temps était splendide, Pavan nous était propice, et Varouna nous conduisit à bon port. [420] Quelques heures de navigation sur le Djelum à sa sortie du lac, et nous sommes à Baramoullah, petite ville située sur la rive droite de la rivière et reliée à la forteresse qui s’élève sur la rive gauche par un pont de bois.
Cette ville, assez fréquentée, est l’entrée habituelle du Cachemire. De là, en effet, les voyageurs qui arrivent des plaines de Raoul-Pîndi regardent avec admiration cette riche et verdoyante vallée qui ferme le royaume du Cachemire. D’un ovale irrégulier, la vallée, large et étendue, est enfermée au milieu d’une chaîne infinie de montagnes couronnées de magnifiques glaciers dont les zébrures bizarres forment des dessins éblouissants. Bien différente est cette entrée de celle par laquelle nous étions arrivés et qui nous avait fortement désillusionnés sur ce paradis tant vanté.
Malgré ce désenchantement, s’il m’était donné de recommencer, je prendrais encore l’autre route pour arriver dans ce pays des poètes. Car, en dépit des difficultés, des fatigues et des périls de toutes sortes, il nous a été donné de voir un splendide pays, moins artistement décoré que le Cachemire, mais plus sauvage, plus discrètement beau. Peu de voyageurs ont pu faire cette comparaison; Baramoullah est et restera longtemps encore la seule route praticable et permise aux voyageurs. Je m’en réjouis pour eux et pour la contrée, car l’impression qu’on en ressent est féerique. La commotion qui a ouvert la brèche des rochers qui fermaient cette vallée a dû être terrible, et elle a donné naissance à une touchante légende. Un grand saint, frappé de l’état stagnant des eaux, toucha de son bâton ce bloc infranchissable; la roche s’ouvrit alors, laissant passer les eaux, et le Cachemire fut créé. Baramoullah, qui veut dire «grand saint», en garde la mémoire, et son nom la révèle à la curiosité des voyageurs.
En tout cas, ce riche terrain d’alluvion, submergé autrefois par un grand lac, est devenu une contrée fertile, et, [421] malgré son humidité, ses fièvres et quelques autres inconvénients, elle est, au milieu des Indes, un véritable paradis.
Autrefois, du temps de Bernier, Baramoullah était un endroit prédestiné; le nombre des miracles qui s’y accomplissaient était, au dire des musulmans, prodigieux. Il y avait entre autres une grosse pierre ronde que l’homme le plus fort ne pouvait faire remuer, mais que onze mollahs enlevaient facilement, après avoir toutefois invoqué le saint; sans cette invocation, tous leurs efforts auraient été inutiles. Bernier, ce naïf sceptique, vit à Baramoullah grand nombre de pèlerins qui se disaient malades. Près de la mosquée, il y avait de grands chaudrons, sans doute dans le genre de ceux que nous avions déjà vus à Turkestan dans la mosquée de Hazret, remplis de riz et de viande, et dont le contenu servait à réconforter les malades, qui paraissaient, malgré leurs maladies, avoir un très grand appétit.
Bernier vit en effet les onze mollahs s’approcher de la pierre et la soulever, en disant qu’elle était légère comme une plume et qu’ils ne la tenaient que d’un doigt. Mais, comme ils avaient de longues robes et qu’ils étaient très serrés les uns contre les autres, il était impossible de se rendre compte de la manière dont ils s’y prenaient pour soulever la pierre. Cependant il cria avec l’assistance: Karamet! (miracle), et donna une roupie aux mollahs. Son incrédulité persista néanmoins, et, afin de vérifier ses doutes, il demanda une nouvelle expérience et voulut remplacer l’un d’eux. Ceux-ci y consentirent avec une répugnance visible, mais ils espéraient être assez forts pour la soulever à eux dix. Il n’en fut rien, et, comme Bernier, fidèle à la prescription, ne tenait la pierre que du bout du doigt, elle pencha tout à fait vers lui. Les assistants, furieux, attribuèrent le manque du miracle à la présence d’un infidèle qui avait osé toucher la pierre et se mêler à leurs saints, et ils allaient lui faire un mauvais parti, mais Bernier leur donna une nouvelle roupie, et, [422] criant de nouveau: Karamet! s’éloigna bien vite, heureux d’en être quitte à si bon marché. Bernier raconte lui-même cette anecdote dans ses récits de voyage d’une façon à la fois spirituelle et naïve, comme il sait raconter. La pierre n’existe plus à Baramoullah, et nous n’avons pu vérifier le prétendu miracle de ces mollahs, mais nous sommes allés visiter la forteresse, flanquée de quatre bastions, qui domine la rivière. La cour intérieure est entourée d’une véranda sous laquelle couchent les gardiens; les bâtiments, en briques, garnis de volets à jour, résisteraient peu au canon moderne. La seconde porte est remarquable: elle est en bois de Tchinar, ou platane, d’un seul morceau, d’une épaisseur de plus de vingt centimètres; elle est bardée de fer et croit, par cela même, pouvoir résister au progrès de l’artillerie moderne.
De là nous sommes allés nous promener sur le bord de la rivière, qui s’est beaucoup rétrécie à cet endroit; cependant elle coule encore avec calme, quoique avec un peu plus de vitesse. En revenant, nous avons aperçu une grosse pierre toute rouge de peinture. C’est là que les Pandits viennent tous les matins se faire sur le front la marque qui est le signe distinctif de leur personnalité, et s’acquitter de leurs prières. C’est aussi au bord de la rivière que les Hindous brûlent leurs morts. M. E... nous disait que souvent il rencontrait des restes de crânes qui gisent longtemps au pied des bûchers qu’on élève pour la circonstance.
Nous revenons au bungalow que le maharadjah a fait construire pour les étrangers.
Contrairement à la règle que les Anglais ont établie dans leurs bungalows, on ne paye pas sa chambre, mais il est d’usage de donner un bakchich au gardien.
Ces bâtiments sont loin d’être aussi bien tenus que ceux des Anglais. Celui-ci se compose d’une longue cour plantée de pommiers, d’un long édifice surélevé au-dessus du sol [423] qui possède la véranda obligatoire sur laquelle donnent toutes les chambres. Celles-ci sont hautes et ont pour tout ameublement un tcharpaï, une table, deux fauteuils cannés un peu tremblants et usés par les visiteurs. Le plancher, en terre battue, est couvert de nattes recouvertes d’un tapis à rayures bleues et blanches. Ces tentures sont faites au Cachemire et remplacent, chez les personnes moins aisées, les somptueux tapis orientaux. C’est le meilleur bungalow de toute la route, et ce n’est pas certes un compliment à lui faire. Mais c’est un abri, et, quand on est fatigué, on bénit sa rencontre comme on bénirait le plus beau palais du monde.
Le 16 à midi, nous nous sommes séparés, non sans peine, de M. E... Toute la matinée avait été employée à organiser les paquets pour charger les coulis, et ce n’était pas petite affaire avec des Cachemiris. Chacun d’eux, grand et fort cependant, voulait prendre le plus léger fardeau. Si on n’y faisait attention, on s’apercevait tout à coup que l’un d’eux était déjà parti avec une mince charge. On le rappelait à grands cris, mais il fallait courir après lui et le ramener, sinon nous aurions doublé le nombre de nos porteurs. Mais nous étions sur nos gardes, et, sachant que le poids réglementaire est à peu près de 20 à 25 kilogrammes, nous nous réglâmes dessus et forçâmes les coulis à les prendre. Ils s’y refusent rarement, le tout est d’y faire attention.
Une fois cette besogne faite et nos hommes expédiés, nous déjeunâmes encore une fois ensemble, puis, après une poignée de main affectueuse de part et d’autre, nous montâmes à cheval, et M. E... remonta le Djelum dans sa dounga.
Le chemin qui conduit de Baramoullah à Baniar passe à travers des broussailles et quelques villages. Il y avait bien encore de mauvais endroits, mais, en comparaison des chemins inouïs que nous avions eus, celui-ci était une route magnifique. De superbes ruines surgissent à notre gauche: [424] ce sont celles du temple de Baniar, d’après Fergusson les mieux conservées de toutes celles du Cachemire. Après une heure de marche nous entendîmes les roulements furieux du Djelum se ruant contre son lit de rochers. Le spectacle de ce fleuve qui se précipite avec une violence de trente-quatre par mille est surprenant pour quiconque l’a vu couler paresseusement entre les bords fortunés du Cachemire.
Près de la station il y a, pour les piétons qui désirent s’en passer la fantaisie, un pont en corde suspendu; il est fait, comme tous ceux de l’Indus, de brindilles de noisetier et de mûrier, et doit être renouvelé tous les trois ans. Le fleuve étant resserré, il est beaucoup moins large que ses pareils du Baltistan.
De Gampour à Ouri le chemin s’abrite sous les arbres magnifiques d’une épaisse forêt. Près de la station de Tchakoti s’élève une vieille mosquée en bois très finement sculptée. Moyennant une bonne somme d’argent, M. de Ujfalvy se procura un superbe morceau d’encadrement de fenêtre sculpté.
A Ouri même nous remarquons un vieux fusil cachemiri à trombone; nous voulons l’acheter, mais il appartenait à un musulman dont le père était un saint ou pir. Il avait lui-même une grande réputation de sainteté. Malgré les offres que nous faisons à son fils, il ne veut pas le vendre, mais il l’échangera peut-être contre un beau revolver Smith et Wesson que M. de Ujfalvy lui proposa. Enchanté d’avoir une arme européenne, il accepta; alors il fallut lui en expliquer le système, et, lorsqu’il l’eut compris, il fit retentir la montagne du bruit répété des décharges. S’il ne se blesse pas ou s’il ne blesse personne, ce sera un miracle.
Nous partons le lendemain pour Gari, pour Tandelle, etc.
Cette route est tellement connue que je ne vous décrirai pas ces corniches assez larges, côtoyant des précipices à peine élevés de douze cents mètres. Pour nous, la route est [425] une véritable merveille, et nous comptons nous rendre presque directement à Marri. Nous sommes fatigués, et j’avoue que nous avons hâte d’être arrivés à destination; la route est pourtant bien belle, et, quand on vient de Raoul-Pîndi, je comprends qu’elle soit un enchantement pour les voyageurs.
Mais on nous avait parlé de Mouzafarabad, ville très intéressante, et le lendemain, au lieu de pousser jusqu’à la prochaine station, nous franchîmes le Djelum et nous nous arrêtâmes au bungalow de Mouzafarabad.
Ce bungalow était dans un état pitoyable: les portes ne fermaient pas, les cheminées ne tiraient pas, les volets des [426] fenêtres manquaient, et la pluie entrait dans les chambres par un toit percé à jour. Sur la manifestation de notre mécontentement, le gardien de ce charmant séjour nous répondit judicieusement que les voyageurs qui avaient hâte d’arriver à Srinagar ou d’atteindre Marri ne s’arrêtaient jamais à Mouzafarabad. Ce n’est donc pas l’usure causée par l’affluence des voyageurs qui a pu mettre ce bungalow dans un si pitoyable état. Si le gouvernement de Sa Hautesse le maharadjah n’y fait attention, il ne restera bientôt plus rien que les quatre murs de cette maison inhospitalière.
Mouzafarabad, qui commande la principale route menant du Cachemire dans l’Afghanistan, est une petite ville construite en amphithéâtre à l’endroit où le Djelum reçoit les eaux du Kichanganga, son plus puissant affluent. Quelques mosquées dont les coupoles élégantes se découpent à l’horizon, des temples hindous d’une blancheur surprenante, et surtout un bazar très animé où des populations de toute nature et de toute provenance se coudoient en criant et en gesticulant, donnent à Mouzafarabad un cachet d’originalité qui présente un certain intérêt au voyageur. Nous visitons la forteresse, qui est de maigre importance, toujours dominée, comme les autres fortifications du Cachemire, par les hauteurs environnantes (c’est comme un fait exprès). Puis nous regardons encore deux temples hindous, dont le plus grand, construit par Goulab-Singh, le père du maharadjah actuel, ne manque point d’originalité. Les murs extérieurs sont couverts d’un stuc superbe, et à l’intérieur on peut admirer quelques beaux vases en cuivre ancien. Il a été élevé en l’honneur de Sita, femme de Rama, qui s’était transformée en Kali, une des trois déesses du culte hindou. On raconte ainsi sa transformation. Rama, ayant vaincu Ravàn, s’en retournait vers Ayodhya avec sa femme Sita. Comme il se vantait de sa victoire: «Qu’auriez-vous donc fait, lui dit-elle, si ce géant avait eu mille têtes?—Je l’aurais tué de [427] même», répondit-il. Ce géant existait, et Rama, l’ayant su, alla à sa rencontre; mais trois flèches lancées de la main du géant dispersèrent l’armée de Rama; celui-ci, profondément touché de la mort de ses hommes, pleura. Sa femme Sita se moqua de lui et résolut d’attaquer le géant, et, pour y parvenir, se transforma en Kali. Le combat dura dix ans; à la fin elle tua son ennemi, but son sang, et, dans l’ivresse de sa victoire, elle dansa avec tant de violence que la terre trembla. Les dieux prirent peur et prièrent Siva d’arrêter la danseuse. Ce n’était peut-être pas chose facile. Mais enfin pour y parvenir il se plaça parmi les morts. Brahma alors s’approcha d’elle et lui dit: «Arrête-toi, déesse; ne vois-tu pas que tu danses sur ton mari?» Kali fut extrêmement peinée de voir Siva parmi les mourants, aussi reprit-elle tout de suite sa forme de Sita, et la légende ajoute qu’elle se remit en chemin avec son mari et ses frères comme si rien ne s’était passé. Voilà pour le moins une femme forte. Non pas celle de l’Écriture, mais, dans son genre, tout aussi extraordinaire. Ensuite nous nous sommes rendus sur l’autre côté du Kichanganga, où s’élèvent les ruines d’un ancien château bâti du temps de Djehanghir. Les constructions qui en restent rappellent celles de Péri-Mahal, sur les bords du lac Dal au Cachemire. Il date, du reste, de la même époque, mais je trouve qu’il se donne des airs de château fort, avec ses quatre bastions; on dirait qu’il a voulu autrefois défendre la ville dont il garde l’entrée. Nous faisons ensuite une promenade au bazar, qui nous intéresse surtout par la diversité des types que nous y rencontrons. Mouzafarabad est un carrefour commercial où l’on voit affluer, à côté des marchands cachemiris, sicks et autres, des populations descendues des montagnes voisines pour y troquer des pelleteries contre des étoffes. Les habitants de la ville se composent, pour la plus grande partie, de Tchibhalis. Ce sont des Radjpoutes devenus musulmans, sans avoir pour cela [428] embrassé le fanatisme de cette religion, car ils épousent souvent des femmes hindoues, auxquelles ils permettent de garder leur foi et d’apporter leurs idoles dans leurs foyers.
L’élément sick, venu des plaines voisines, constitue également une fraction importante de la population sédentaire de Mouzafarabad; on y trouve aussi pas mal d’Hindous, auxquels appartiennent les temples dont nous avons parlé plus haut. Les marchands cachemiris n’y font pas défaut non plus. Mais la partie intéressante de la population est certainement l’élément flottant des montagnards, qui n’y viennent surtout qu’à certaines époques de l’année. On rencontre dans cette ville des Tchilasis, des Chîns, des Souates faisant partie des républiques du Yaghestan, et même des Tchitralis de la vallée de Kounar, jusqu’à des Kafir-Siapoches. Il est naturel qu’un mélange si varié de populations ne puisse manquer d’attirer l’attention d’un anthropologiste; aussi mon mari a-t-il été occupé deux jours à mensurer ces gens et à causer avec eux. Nous prîmes, en plus, la résolution de pousser une pointe jusque dans la vallée du Naïnsoukh, limitrophe des républiques du Yaghestan. Aussitôt résolu, aussitôt fait; nous partons pour Balakot et nous poussons, après une marche très longue et très pénible, jusqu’aux environs du village Khaghân, où nous campons la nuit.
La flore de la vallée du Naïnsoukh rappelle celle des environs de Gouraiz. Les forêts y sont très belles, et le chemin presque toujours ombreux. Le lendemain, nous ne pouvions partir qu’à midi; nos chevaux, ayant marché longtemps et souvent au trot, étaient très fatigués.
Nous arrivons le soir à un petit cours d’eau, affluent du Naïnsoukh, que nous remontons jusqu’au village de Déri, situé sur le petit lac de Safamoullah. De l’endroit où nous campons, nous apercevons parfaitement le pic dénudé du Nanga-Parbot ou Diyarmir, qui s’élève à pic jusqu’à une altitude [429] de 8160 mètres. Grâce à la différence qui existe entre ce géant et le môle extrême, le terminus pour ainsi dire de l’Himalaya occidental, aucune montagne ne fait autant d’effet par son élévation sur les voyageurs. Il suffira de dire que le Nanga-Parbot se voit de Marri à l’œil nu.
Nous passons une journée dans notre campement, pour laisser reposer nos bêtes, et nous repartons le lendemain pour Mouzafarabad, que nous atteignons rapidement et où nous retrouvons nos bagages et notre suite en parfait état. On nous montre dans cette ville un temple qui a été bâti par les soins du fils aîné du maharadjah, prince qui, dit-on, n’aime pas les Européens. Cette excursion dans la vallée du Naïnsoukh permit à M. de Ujfalvy de compléter ses études sur les tribus du Yaghestan. Il acquit la certitude qu’elles faisaient partie de la famille dardoue quant à leur complexion physique, et il put recueillir des renseignements fort curieux sur leurs mœurs et sur leurs usages.
Le Yaghestan est composé d’un nombre infini de petites républiques qui sont absolument indépendantes les unes des autres. Chacune de ces petites républiques est gouvernée par l’assemblée de ses hommes valides; cette assemblée prend des résolutions qui ne deviennent exécutoires que si elles sont prises à l’unanimité des membres; s’il se trouve des opposants, un seul suffit, l’exécution est ajournée jusqu’au moment où la majorité a pu réussir à rallier la minorité à son opinion par les moyens de persuasion. Cette coutume mérite d’être signalée, surtout de la part d’un peuple qui se prête encore à toute espèce de trafic honteux, entre autres celui des esclaves.
Les femmes du Tchitral sont, dit-on, très blanches et très belles; elles alimentent les harems de Bokhara et de l’Afghanistan.
Les brûlures sur le ventre, qui sont employées comme moyen préservatif par les Dardous et les Baltis, et dont j’ai [430] parlé plus avant, se pratiquent pour la même cause dans le Yaghestan; mais les Dardous de ces républiques, comme les Kafir-Siapoches d’ailleurs, ne se contentent pas d’une seule brûlure: ils cautérisent aussi leurs enfants derrière les oreilles après leur naissance.
Les femmes de Mouzafarabad nous ont paru assez jolies; elles portent sous leur voile un bonnet pointu. Nous avons vu aussi des hommes qui se teignaient la barbe en rouge.
Leur costume est le même que celui des Cachemiris; par les temps froids et humides ils se drapent dans leurs grandes et larges ceintures, ce qui n’empêche pas que le matin ils grelottent en attendant patiemment le soleil, qui doit réchauffer leurs membres engourdis.
Autour de Mouzafarabad, les montagnes prennent l’aspect de collines dominées par des géants; elles sont jaunies et desséchées par le soleil. Les pluies d’orage que nous avons essuyées depuis notre départ annoncent l’approche de l’hiver. S’il pleut ici, il neige là-haut. Mais à Mouzafarabad même il y a très peu de neige; à proportion la saison hivernale est peu rigoureuse. Cependant le feu qui brûle dans l’âtre n’est certes pas de trop dans ces chambres si mal closes.
Après cette courte expédition dans ces vallées si rarement visitées, nous nous rendons à marche forcée à Kohala, la frontière du Cachemire. A cette station, nous avons de la peine à trouver des coulis, car le mounchi n’a plus aucun pouvoir; cependant nous nous en procurons au prix de huit anas par homme, et nous nous dirigeons vers Marri par des forêts où nous pouvons admirer l’ acacia arabica , l’ acacia modesta , le ziziphus jujuba , l’ euphorbia pentagona , le manguier, le peuplier, le bananier, les bambous, le palmier ( phœnix sylvestris ), le pinus longifolia , le pinus excelsa , le picea nebbiana , beaux et magnifiques arbres, belle et luxuriante végétation au milieu de laquelle nous arrivons, [431] le soir, par une nuit sombre, à Marri, sanatorium anglais, où des hôtels, des magasins, des maisons gracieusement situées sur les flancs des montagnes ombreuses nous rappellent beaucoup Simla. Mais la belle Simla reste toujours ma préférée. Est-ce parce que ce site himalayen a le premier frappé ma vue et fait vibrer en mon être de nouvelles sensations? Mais c’est celui qui m’apparaît le plus beau, le plus magnifique de tous les sanatoriums que j’ai eu l’occasion d’admirer.
De Marri on voit encore le Nanga-Parbot, ce superbe glacier qui élève sa tête blanche au-dessus du beau vert.
L’hôtel où nous descendons est presque vide; l’hiver avance, et les nombreux voyageurs sont déjà en route vers de plus chaudes contrées. Cet hôtel est certainement un des plus confortables et des plus exquis au point de vue culinaire, et nous y goûtons la meilleure cuisine que nous ayons eue aux Indes. A Marri nous prenons congé du mounchi, notre fameux colonel Gân-Patra, et des tchouprassis, qui nous avaient été d’un grand secours. Un riche bakchich au mounchi et aux autres sous-officiers fut accepté par eux avec reconnaissance, et ils nous quittèrent avec force salamalecs. Le colonel hindou que le maharadjah nous avait donné était vraiment un fort honnête homme; ses comptes, d’une exactitude rare, n’étaient pas trop exagérés. Je crois bien cependant qu’il a tiré profit de ses fonctions près de nous, vu les nombreux achats que nous avons faits par son entremise; il ne serait pas Oriental sans cela. Mais c’est un profit qui peut s’appeler honnête et que bien des Occidentaux ne se font pas faute d’accepter. Marri possède un fort bon photographe, qui fait de très belles choses; ce ne sont pas les sites qui lui manquent, c’est plutôt la photographie qui manque aux sites. Espérons que tous finiront par être connus, car le plus beau dessin ne rend jamais les paysages aussi exactement que la photographie.
[432] Il nous faut penser à faire d’autres arrangements. Nos chevaux iront avec leurs saïs jusqu’à Raoul-Pîndi; nos bagages partiront en avant sur une charrette à bœufs pour cette ville, et nous, nous reprendrons cette petite voiture des montagnes qui s’appelle tonga , que nous avions déjà prise pour nous rendre de Kalka à Simla.
Grâce à la maladresse de François, nous eûmes presque une affaire avec l’homme qui nous avait loué une de ces tongas. Nous n’avions pu prendre la poste anglaise, qui se charge de ces transports. N’ayant pas été prévenus, nous ignorions qu’il fallût retenir sa voiture cinq jours d’avance. Nous dûmes donc passer par les tracasseries des indigènes, qui tâchent toujours de vous exploiter le plus qu’ils le peuvent. C’est un des bienfaits que leur a apportés la civilisation européenne.
Heureusement que M. de Ujfalvy, au courant de ces habitudes, n’était pas homme à se laisser faire. Nous eûmes gain de cause auprès du fonctionnaire anglais, bien qu’au contraire des Russes ils soient plutôt disposés à donner raison aux indigènes qu’à leurs nationaux.
Raoul-Pîndi.—Lahore.—Le palais du gouverneur.—Promenade à dos d’éléphant.—Mosquées et tombeaux.—De Lahore à Delhi.—Splendeurs de Delhi décrites par M. Rousselet.—Les boulevards de la ville.—Agra.—Le Tadj-Mahal.—Ahmedabad.—Bombay.—Séjour délicieux à Malabar-Hill.—Départ pour l’Europe.
Nous partons enfin pour Raoul-Pîndi. La route, construite par les Anglais, est superbe et côtoie de belles montagnes qui paraissent des collines à nos yeux accoutumés à la vue des monts du Thibet.
Le soir, la route poudreuse nous avertit de l’approche de la ville. Les immenses plaines qui entourent la cité sont coupées par une large route, où nous rencontrons pas mal de charrettes. La descente qui amène à Raoul-Pîndi est assez rapide, car Marri est à 2400 mètres au-dessus de la mer, et, quelques heures après, nous étions à 550 mètres seulement.
Raoul-Pîndi est un endroit très fréquenté; c’est aussi la route pour aller en Afghanistan; le passage des officiers y est donc nombreux. C’est dans cette petite ville qu’on se débarrasse de tous les objets nécessaires au voyage du Cachemire. Mais le moment est mal choisi pour nous, car tous les voyageurs sont déjà revenus.
[434] On ne peut cependant choisir son temps dans des pays où les saisons sont un obstacle au voyage. Les hôtels sont pleins, et dans celui où nous descendons on peut à peine nous donner une misérable chambre. Bref, il est décidé que nous laisserons nos chevaux sous la garde de notre saïs, afin qu’en restant un peu plus longtemps il puisse s’en défaire à un meilleur prix. Les autres objets seront vendus aux enchères par l’entremise d’un Parsi.
Quant à nous, nous partirons le plus vite possible pour Lahore, car, si nous attendions la vente de nos effets, le prix de nos dépenses à l’hôtel excéderait bien au delà le surplus que nous pourrions en retirer. Il faut que nous subissions une perte énorme, nous devons nous y résigner. Par exemple, ma selle, qui est magnifique et qui m’a coûté près de trois cents francs à Paris, n’atteindra, m’a-t-on dit, que quinze roupies, soit un peu plus de trente francs, et encore! Tout sera à l’avenant. Il faut nous y attendre. Pendant que nos affaires se règlent, nous nous promenons le soir dans la ville, qui possède de larges et longues avenues plantées d’arbres. La ville anglaise est, comme toujours, éloignée du bazar; les maisons, très peu élevées, toutes construites sur le même modèle, sont entourées de jardins.
L’entretien des routes et des allées est magnifique, et l’empierrement en est parfaitement fait. On arrose afin d’éviter la poussière, mais celle-ci est pourtant considérable. Nous voyons de magnifiques chevaux qui semblent énormes à nos yeux accoutumés aux poneys des montagnes. Ils sont, en effet, très grands, et s’appellent walers . Ces animaux viennent d’Australie et sont le produit d’un croisement. La race chevaline que les Anglais ont introduite dans l’Australie s’est parfaitement acclimatée et les chevaux sont très beaux. Le chemin de fer siffle à nos oreilles, et la quantité d’indigènes qui s’en servent et qui vont regarder l’arrivée et le départ des trains est considérable.
[435] Le 29 au soir nous prenons nos places pour Lahore. Il est tard, et malgré cela la chaleur est plus grande qu’à Marri; pourtant nous sommes dans la saison d’hiver.
Le chemin de fer de Raoul-Pîndi à Lahore est un peu dangereux, car il parcourt une pente très raide, et les éboulements sont assez fréquents. Nous dormons malheureusement au moment de ce passage, dont nous n’aurions, du reste, pas très bien pu nous rendre compte la nuit. Les chemins de fer sont bien organisés, et le prix des places, relativement aux distances énormes qu’on franchit, est très peu élevé.
Que nous sommes heureux de retrouver ce genre de locomotion occidentale! Nous humons la civilisation à l’odeur de cette fumée épaisse qui s’échappe en hurlant de ce noir tuyau. Son souffle ardent et puissant nous emporte avec une vitesse inaccoutumée, et la silhouette de notre patrie nous apparaît déjà dans notre imagination. Que de lieues il nous reste pourtant encore à faire!
Le matin nous sommes à Lahore; nous avons dormi et nous nous trouvons dispos.
Le pont que les Anglais ont construit sur le Ravi ou l’Hydraote des anciens est très beau.
Elle est une de nos vieilles connaissances, cette rivière; aussi la revoyons-nous avec plaisir.
Un malentendu a empêché sir Robert Egerton d’envoyer ses voitures à notre rencontre, mais le mal n’est pas grand, la gare en est remplie. Nous en prenons deux, une pour nos bagages et une pour nous, et nous nous faisons conduire au palais du gouverneur.
Sir Robert et lady Egerton nous reçoivent avec leur grâce accoutumée et s’excusent vivement de ce malentendu.
C’est avec sir Robert Egerton et sa femme que le soir, au coucher du soleil, nous visitons la ville. Nous sommes traînés dans une magnifique voiture à quatre chevaux [436] escortée de deux cavaliers. Au trot de ce bel attelage nous parcourons les grandioses avenues que les Anglais ont fait percer.
Lahore est la capitale du gouvernement du Pendjab, pays des cinq rivières. Le Satledj, le Béia, le Ravi, le Tchinab et le Djelum arrosent ce pays, très peuplé et bien cultivé. Il est renommé pour sa salubrité, et l’hiver y est plus froid que dans les autres parties de l’Inde. Dans la saison où nous sommes, les soirées, les matinées et les nuits sont très fraîches; mais, lorsque le soleil donne, il fait encore excessivement chaud.
Toutes les productions qu’on y transporte s’acclimatent très bien, et les Anglais y ont fait de nombreuses plantations; des arbres s’élèvent maintenant en grand nombre au-dessus de ses immenses plaines. Les chevaux, qui y sont très beaux et très solides, ressemblent, dit-on, à ceux de l’Irak.
Cette ville célèbre est très ancienne, et autrefois, avant le passage du cap de Bonne-Espérance, de nombreuses caravanes la fréquentaient, de sorte que le commerce y était très grand. Sa position l’a rendue le théâtre de guerres sanglantes. Ses habitants ont toujours bravement résisté aux invasions, mais le succès n’a pas toujours été de leur côté, et ces luttes l’ont soumise à différents maîtres dont elle a dû subir le caprice.
Houmaïoum et Jehan-Ghir la comblèrent d’embellissements; mais leurs successeurs l’abandonnèrent pour Delhi. Le Ravi lui-même a changé de place, et, suivant les faveurs de la fortune, s’est éloigné de la ville, la délaissant d’un quart de lieue à peu près, ce qui a beaucoup nui à son commerce. Près d’elle, dans une montagne voisine, on trouve une mine de sel très abondante; et le sable et la vase de ses nombreuses rivières recèlent de l’or, de l’argent et du cuivre.
[437] Les Anglais en ont fait la capitale de leur gouvernement: deux routes magnifiques, longues de cent vingt lieues, conduisent l’une à Delhi, l’autre au Cachemire, mais rien n’y fait; la fortune l’a abandonnée, et Lahore est une ville déchue de ses anciennes splendeurs.
C’est encore dans cette ville que fut découverte la manière de faire l’essence de rose. On raconte que la favorite (Begoum) du sultan, cherchant tous les moyens de captiver davantage l’empereur, eut l’idée de lui faire prendre un bain dans un étang de roses: elle fit donc emplir un des réservoirs de son jardin. Le soleil brûlant des Indes chauffa cette eau, l’essence qu’elle contenait se concentra et se transforma en huile qui remonta à la surface de l’eau. On crut à une corruption et l’on s’empressa de nettoyer le bassin, mais l’odeur délicieuse qui s’échappait en faisant ce nettoyage donna l’idée d’extraire des roses le parfum exquis qui s’exhale de cette fleur et en fait cette reine de tous les pays qu’elle embellit de sa présence. A partir de cette époque, les rois de ces contrées se baignèrent dans cette eau parfumée, et la célèbre baignoire en agate toute sertie d’or, qui avait la forme d’un bateau, pouvait en contenir huit muids. C’est dans cette baignoire que les successeurs des sauvages et grossiers Mongols, nés sous une tente et accoutumés à toutes les intempéries, à toutes les vicissitudes d’une vie errante, baignèrent leurs membres amollis et habitués maintenant au luxe et aux splendeurs qui s’attachent au trône de ces paresseux pays asiatiques.
Sur le dos d’un éléphant surmonté d’un nikdember, sorte de palanquin dont je ne vanterai pas la commodité, et en compagnie de M. Dane, nous visitâmes la vieille ville de Lahore.
Ces rues étroites, aux maisons coloriées, sont de beaucoup plus animées que celles des autres villes que nous [438] avons parcourues. Sur notre éléphant, nous sommes à la hauteur des balcons et des croisées, ces croisées orientales percées de mille trous, à travers lesquelles les femmes de haute condition peuvent satisfaire leur avide curiosité. Les autres sont hardiment aux fenêtres et nous regardent étonnées; avec un peu de bonne volonté nous pourrions leur serrer la main.
Notre lourde et majestueuse monture tient presque toute la largeur de la rue sans trottoir; les passants se réfugient sur la porte des boutiques; les chameaux se garent contre les maisons, et les chevaux, tremblants à la vue de leur ennemi, se cabrent sous leurs cavaliers.
Comment n’avons-nous pas causé d’accidents? c’est ce que je ne saurais dire.
Nous nous arrêtons d’abord à plusieurs mosquées magnifiques, puis à une resplendissante galerie de glaces et à un petit palais, véritable bijou de marbre au milieu de verdure, bâti par un roi sick.
Toutes ces splendeurs passèrent devant nos yeux éblouis, et si je ne vous en fais pas une description, chère lectrice, c’est que j’aime mieux vous renvoyer au magnifique ouvrage de M. Rousselet, édité avec un grand luxe par la maison Hachette. Vous y gagnerez, chère et aimable lectrice, car ses splendeurs sont admirablement décrites par notre illustre compatriote, qui nous a précédés il y a longtemps dans ces pays lointains.
Le palais du gouverneur est le reste d’un ancien bâtiment, et la salle à manger de Lahore était autrefois un tombeau superbe. Sa voûte, qui s’élève sombre et haute, reçoit des convives pour lesquels elle n’avait pas été construite. Ses murs discrets en gardent le bruit, et sa fraîcheur est un de ses plus grands attraits. Le jardin qui entoure cette demeure est ravissant; les terrains, jadis en friche, sont ornés maintenant de délicieux bosquets, de [439] vertes pelouses et d’arbres touffus. Partout les Anglais ont fait des plantations et ont changé l’aspect des plaines nues du gouvernement du Pendjab. A Lahore, il y a aussi un musée très complet de toutes les belles antiquités qui ont été trouvées dans l’Inde; nous l’avons visité et nous l’avons admiré.
Sir Robert Egerton va partir pour une grande inspection; il veut s’assurer de visu si la province dont il a été le gouverneur pendant cinq ans a été administrée comme elle devait l’être, et si ses ordres ont été exécutés avec soin. Mme Egerton l’accompagnera.
Ces visites de hauts personnages sont une grande affaire; c’est un déplacement d’à peu près deux mille personnes. Les tentes sont toujours doubles, de façon que lorsqu’on quitte la halte, l’autre tente doit déjà être posée à la station suivante. Puis, comme il fait froid, elles sont meublées de poêles, en sorte que le confort de la vie suivra les voyageurs.
Ce décorum asiatique est de rigueur, et les Anglais, tout en le réduisant le plus possible, ont dû s’y soumettre, sous peine de passer pour de piètres personnages aux yeux de leurs sujets vaincus, mais non conquis.
Je lis en ce moment les belles pages de M. Taine: les Origines de la France contemporaine ; et la description du faste et des dépenses de la cour de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI me rappelle ces monarques asiatiques aux dépens desquels vivent des milliers d’individus plus ou moins utiles. C’est une conséquence immédiate du despotisme personnel et de la possession d’un seul dans l’État, mais qui au profit du luxe a son bon côté.
Les Anglais ont établi aux Indes une coutume assez bonne, et en tout cas très juste. Les postes élevés ne peuvent être conservés par leurs titulaires au delà de cinq années.
[440] Cet état de choses permet à un plus grand nombre de fonctionnaires capables et intègres de parvenir à ces situations importantes. Au bout de ce temps ils sont mis à la retraite, comme je l’ai déjà dit, avec 25 000 francs de pension.
Ce départ forcé est un grand crève-cœur pour chacun: plus d’un pousse des soupirs de regret, s’éloigne le cœur gros de ces délicieuses demeures et pense avec peine, mais non avec envie, au sort de ses successeurs.
La maison était donc tout en émoi, mais calme et cependant tranquille; tout se faisait par ordre, et M. Dane lui-même ne laissait entrevoir sa préoccupation que par une agitation un peu plus vive que de coutume.
Aussi notre séjour ne fut pas de longue durée, et, malgré l’amabilité de notre amphitryon, nous résolûmes de partir le plus vite possible, ce qui, du reste, nous était on ne peut plus agréable: nous aspirions au repos et il fallait que nous nous arrêtassions encore à Delhi.
Nous ne pouvions faire un voyage dans l’Inde sans aller admirer cette originale cité. C’était déjà bien assez d’avoir été obligé de brûler Amritsir, la ville au temple d’or des Sicks, située à une heure au plus de Lahore, dans le gouvernement du Pendjab. Mais en ce moment une épidémie de fièvre cholérique la ravageait, deux cent cinquante personnes mouraient par jour de cette horrible maladie, en sorte qu’on nous déconseilla fortement de nous y arrêter.
Après avoir été jusqu’au fin fond du Baltistan, par des chemins où chaque pas est un danger, contempler les plus beaux glaciers du monde, et en être revenus sans aucun accident, il eût été plus que désagréable de mourir en revenant frappés par une de ces maladies aveugles.
Donc, malgré notre grand désir, nous nous résignons à être raisonnables, mais c’est avec regret que nous prenons nos places pour Delhi.
[441] Le chemin de fer de Lahore à Delhi met vingt-quatre heures à franchir cette énorme distance.
Il est impossible de pouvoir se rendre bien compte de la route: lorsque le soleil donne, il faut fermer les fenêtres. Chaque ouverture qui est dans le compartiment peut se clore au moyen d’une jalousie, d’un carreau bleu et d’un carreau blanc.
Ces trois fermetures sont indispensables; par ce soleil indien et par cette poussière, quand ce n’est pas l’une de ces incommodités, c’est l’autre.
Le seul moment agréable qu’on ait dans ces voitures roulantes est le soir à la tombée du jour, ou le matin à l’éveil de l’aurore; mais celle-ci est courte, le soleil l’a vite remplacée, et les triples fermetures doivent lui barrer le chemin.
C’est le matin que nous arrivons à Delhi, cette rivale de Lahore, qui s’appelait autrefois Indra-Prost’ha, c’est-à-dire demeure d’Indra. Cette ancienne capitale de l’empire mogol comptait autrefois plus de deux millions d’habitants. Située entre les provinces d’Agra, d’Adjmir et les montagnes de l’Himalaya, elle est arrosée par deux rivières: le Gange et la Djoumna. Son climat est doux et plus tempéré, le sol est fertile, l’état sanitaire de la province se ressent de son air pur. Ainsi le choléra, qui avait envahi Lahore et qui venait à peine de finir lorsque nous y étions, ne l’avait pas atteint.
Ces montagnes recèlent aussi de l’or, de l’argent, du plomb, du cuivre et du fer; ce dernier est si doux et si malléable qu’il est impossible de l’employer à tous les ouvrages. L’acier lui est bien supérieur; il est même de très bonne qualité.
Il faut bien dire que relativement l’or et l’argent sont rares aux Indes, et les mines de ces métaux ne sont pas nombreuses, mais les pierres précieuses y abondent; les [442] diamants de Golconde sont réputés les plus beaux du monde; viennent ensuite le saphir et le rubis.
Imaginez-vous qu’on trouve cette pierre, qui fait l’ornement le plus envié, dans des morceaux de terre jaunâtre ferrugineuse! Que de travail et d’intelligence il a fallu à l’homme pour y tailler ces facettes étincelantes et inaltérables! Des siècles et des siècles se sont écoulés, et cette pierre est toujours restée la plus précieuse de toutes. Une seule rivalise avec elle, surtout aux yeux des Orientaux, qui ne savent pas tailler les pierres: c’est la perle fine, leur bijou favori, qui, suspendu au cou de tous leurs chefs, est toujours de mode. Car la mode, chez eux, n’est point une souveraine capricieuse comme chez nous; ce que leurs parents ont porté, ils le portent encore et le porteront sans doute toujours.
Ces perles se vendent à des prix fabuleux; elles vont quelquefois jusqu’à deux et trois mille roupies.
C’est sur la route de Ceylan, dans le golfe de Manar, que les pêcheurs se rendent pour trouver les fameuses huîtres qui les contiennent. Quand ils reviennent avec leur pêche, la vente de leur produit commence. Cette vente est pour ainsi dire une loterie, car le vendeur ne sait pas ce qu’il vend, ni l’acheteur ce qu’il achète. Ces mollusques, en effet, sont vendus par tas, et quelquefois un lot renferme beaucoup plus de perles qu’un autre.
Mais il n’y a pas moyen de faire autrement, les huîtres sont fermées, il faut acheter chat en poche, et les échanger contre des roupies d’or ou d’argent ou bien encore contre des traites payables chez les banquiers et que les indigènes acceptent avec grande confiance.
Est-ce un bon lot, en est-ce un mauvais? Rien ne peut l’indiquer. Trouvera-t-on des perles de la nature de celles qui ornèrent le ruban de Hyder-Ali et qui, au nombre de [443] soixante-dix, formaient un double rang et valaient ensemble le prix fabuleux de six cent dix mille francs?
C’est aussi de ces montagnes qui enferment Delhi qu’on tire le borax, si utile à nos blanchisseuses. La différence est grande entre cet ingrédient et le précieux diamant qui sort aussi de leur sein. Mais tout s’enchaîne dans la vie, et c’est en mêlant l’agréable à l’utile que celle-ci s’écoule avec la plus grande facilité.
La province de Delhi est le rendez-vous naturel des plus belles fleurs et des meilleurs produits de l’Inde; c’est probablement à cette réunion de faveurs qu’elle a dû sa prospérité et sa splendeur.
Quelle belle ville elle était autrefois, avec ses palais, ses jardins les plus beaux du monde, ses trente et quelques portes par l’une desquelles Timour entra pour prendre possession de cette superbe cité!
Elle fut détruite et rebâtie, et aujourd’hui encore, bien qu’elle ne puisse pas se comparer à l’ancienne, c’est une ville qui, quand on l’a vue, reste dans la mémoire.
La beauté de ses monuments, de ses mosquées aux sveltes minarets dont l’œil ébahi contemple les merveilles, ces palais en marbre travaillé comme les plus fines dentelles, ces rues larges dans lesquelles un peuple bigarré se presse, se heurte, se coudoie, s’agite avec cette majesté orientale qui ne l’abandonne jamais dans les plus simples actions de la vie, ces jardins merveilleux, modèles de goût et d’arrangement, ce trône splendide qu’on ose à peine croire destiné à un mortel, toutes ces choses laissent une impression ineffaçable, que l’éloignement, loin d’amoindrir, augmentera encore.
L’imagination ne verra plus ces quelques rues étroites, restes encore parlants de l’époque où la défense d’atteler des chevaux était un édit des plus humains. Les empereurs eux-mêmes n’enfreignaient pas la règle, et leurs [444] chars riches et somptueux s’avançaient au pas lourd et traînant des bœufs.
Qu’elle devait donc être belle, cette ville aux trois cités décrites par Schériffedin, l’historien du célèbre Tamerlan, l’heureux vainqueur mogol qui, en sortant de la glorieuse Samarkand, trouvait encore une plus merveilleuse capitale!
C’est encore à M. Rousselet, chère lectrice, que je vous renverrai pour connaître les splendides beautés de cette métropole asiatique. Nul mieux que lui ne nous fera connaître les bâtiments incomparables créés par ce peuple; son style étincelant vous mettra devant les yeux toutes ces fantastiques conceptions orientales.
Nous quittons Delhi avec l’idée de ce que peut être une de ces villes dont les contes des Mille et une Nuits ont peuplé notre mémoire d’enfant. Qui n’a pas vu ce spectacle, n’a rien vu de l’Orient.
Le chemin de fer nous emporte; que notre imagination nous retrace encore ce coup d’œil animé et grandiose!
Nous sommes obligés de faire un coude pour aller à Agra, capitale des provinces nord-ouest du Bengale. Cette ville, bâtie sur la rive droite de la Djoumna, doit sa renommée au magnifique tombeau de Tadj que l’empereur Jehan-Ghir fit élever pour demeure dernière à sa femme bien-aimée, Nour-Djihan.
C’est la merveille des merveilles, et M. Rousselet en fait une description complète, ainsi que de la belle mosquée Mouti-Mousgide ou mosquée des Perles. Quant à la ville elle-même, elle n’a rien d’intéressant, mais la forteresse qu’Akbar fit bâtir lorsqu’il voulait faire de cette cité la plus belle de l’Inde, est encore debout.
Le commerce fleurit dans cette ville. Ses couvertures, ses étoffes, ses tapis et ses glaces sont renommés. L’indigo et la cochenille sont des produits excellents chez elle et, par suite, excessivement recherchés par les commerçants.
[445] Après ce temps d’arrêt obligé, nous reprenons la voie ferrée qui doit nous conduire à Bombay en passant par Ahmedabad, ville de Guzzerat, riche en mosquées, en mausolées.
Les premières sont toujours entourées de jardins et bâties sur de hautes terrasses; ses maisons, en bois et en briques, ne sont pas peintes, chose rare dans l’Inde.
D’Agra à Bombay, lorsqu’on va directement on met quarante-huit heures en chemin de fer. Si l’on flâne un peu, le trajet est plus long; c’est vous dire combien nous étions fatigués lorsque nous remîmes le pied dans cette ville.
A notre arrivée, le consul de France, le très aimable M. Drouin, nous attendait à la gare et nous offrait sa ravissante demeure pour habitation. Nous acceptâmes franchement et avec plaisir. Nous nous y rendîmes. Il était dix heures du matin, et le 10 novembre, malgré cette époque d’hiver, le soleil brillait, le ciel était bleu, et le thermomètre marquait 25 degrés à l’ombre.
Le mois que nous passâmes sous ce toit hospitalier sera pour nous un mois inoubliable.
Tout s’y trouvait réuni pour nous faire regretter ce séjour. Tant il est vrai que ce sont les personnes elles-mêmes qui nous font plus ou moins aimer les lieux visités. Bombay nous paraît plus charmant que la première fois, et la ville indigène plus originale encore.
En compagnie de notre aimable cicerone, nous vîmes des choses que nous n’aurions jamais pu admirer sans lui. Mais la danse tant vantée des bayadères est, pour mes yeux européens, un charme que je ne goûte pas. Pourtant le nautch auquel nous assistâmes était intéressant, mais je me suis toujours demandé pourquoi les plus laides, et surtout les plus vieilles, avaient le plus de succès. Ce sont celles-là pourtant qu’on retient d’avance, et, lorsque la saison des danses est arrivée, elles ne savent plus que faire pour [446] arriver à contenter leurs nombreux admirateurs. Elles sont toutes généralement assez riches; cependant je suis encore à me demander ce qu’on peut trouver en elles. Leur danse des poignards est extraordinaire, mais leurs chants et leurs voix nasillardes me semblent étranges; une longue durée de ce divertissement m’agacerait les nerfs, tandis qu’il ravit les Hindous.
Du reste, il faut s’habituer à tout; notre œil se fait aux objets qui nous entourent, et je suis persuadée qu’après quelque temps de séjour dans ces pays, nos mœurs nous paraîtraient tout aussi extraordinaires que celles de ces contrées asiatiques lorsque nous les avons vues pour la première fois.
En me promenant dans nos campagnes, j’ai quelquefois comparé nos paysannes à celles de Bombay, et je dois dire que la balance était du côté de ces dernières. Quelle grâce dans leur démarche, dans leur attitude, dans leur pose et dans leur délicieuse étoffe drapée autour de leurs corps! comme elles nous rappellent bien ces statues antiques portant leur amphore sur l’épaule! Il semble que les siècles se soient arrêtés pour elles; tandis que les nôtres, actives, affairées, déviées sous le poids de leurs travaux, sans grâce dans leurs costumes, ne militent pas en faveur de notre civilisation moderne.
Pourtant il ne faut pas croire non plus que là-bas tout soit beauté, et, si le côté artistique frappe les yeux des étrangers, le séjour prolongé y fait découvrir des horreurs inconnues à notre siècle.
Ces pauvres presque nus, à l’aspect sordide, qui portent d’une main un vase plein de charbons brûlants et de l’autre un crâne rempli d’ordures dégoûtantes, mendiant de porte en porte, suppliant les passants qui leur refusent, et mangeant, comme pour les punir, ces saletés des rues: des enfants nus qui se roulent et courent sous ce soleil [447] ardent; d’autres mendiants enfin, un balai à la main, afin de nettoyer la place sur laquelle ils reposent, et ce n’est pas la propreté qui les fait agir, c’est un sentiment plus qu’humain: ils craindraient de tuer le plus petit insecte et se laisseraient plutôt dévorer par la vermine que de la tuer pour s’en débarrasser. Qui n’a vu ces choses ne pourrait croire combien l’ignoble et le sublime se heurtent de près en ces pays; aussi l’œil, une fois habitué à ces spectacles de chaque instant, n’en voit-il plus les laideurs, et les côtés artistiques s’en détachent d’autant plus par les contrastes.
C’est au milieu de ces nouveautés tant appréciées des artistes que le 9 décembre s’approchait à grands pas.
A la date de ce mois, le bateau qui devait nous emmener vers l’Europe allait nous arracher aux douceurs de la contemplation; nous allions quitter notre sympathique hôte. De cette amitié naissante la souvenance seule nous resterait, car un immense horizon allait bientôt nous séparer, et les lettres seules, ces souvenirs voyageurs, nous apporteraient des nouvelles.
Aussi, le 9 venu, nous nous serrâmes la main avec effusion; le consul nous accompagna sur le bateau; le temps était toujours splendide; la mer était belle.
Nous ne pûmes nous dire aucune parole, car il est des sentiments qui ne peuvent se traduire, et rien ne lie comme les pays lointains. C’est un parfum de la patrie que celui-ci apporte, c’est une remembrance de notre vie que l’autre garde.
Enfin le navire leva l’ancre, le port de Bombay disparut à nos yeux, et les montagnes elles-mêmes se voilèrent dans la nuit.
C’en était fait; tout ce que nous avions vu, admiré et senti n’était plus qu’un souvenir.
Souvenir délicieux que nous allions savourer à l’ombre de notre patrie.
[448] Ah! chère lectrice, si vous voulez jouir d’un pareil bonheur, d’une sensation délicate et indéfinie, faites comme moi: allez vers des pays lointains, et le charme que vous en rapporterez sera la plus grande récompense des fatigues et des émotions passées.
FIN
CHAPITRE PREMIER
DE TRIESTE A BOMBAY |
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Départ.—Aventure en chemin de fer.—Trieste.—Nous nous embarquons.—L’Adriatique et la Méditerranée.—Port-Saïd.—Le canal de Suez.—Orgueil justifié.—La mer Rouge et ses dangers.—Les rochers d’Aden.—L’océan Indien.—Enfin Bombay. | 1 |
CHAPITRE II
DE BOMBAY A SIMLA |
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Arrivée à Bombay.—Watson’s Esplanade Hotel.—Les Parsis.—Les tours du silence.—Mariage parsi.—Types de Bombay.—École de dessin.—Départ.—Allahabad.—Bénarès.—Oumballah.—Nature de l’Himalaya.—Simla. | 15 |
CHAPITRE III
SIMLA |
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Simla.—Le docteur Leitner.—Mensurations anthropologiques.—Étoffes.—Bijoux, émaux.—Traitements des fonctionnaires aux Indes.—Le mont Djako et son saint.—Quelques mots sur les différents degrés de sainteté des fakirs.—Réflexions philosophiques.—Une fête dans un couvent de jeunes filles.—Départ.—Environs de Simla.—Fagou.—Mandian.—Komarsîn. | 35 |
CHAPITRE IV
LE KOULOU |
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Doulârch.—Pays du Koulou.—Mariages précoces.—Du plaisir d’être veuve dans l’Inde.—Incinération des veuves. [450] —Beauté et grâces des femmes hindoues.—Étrange manière de refuser un pourboire.—Traversée d’ une passe .—Fanatisme hindou.—Sikhs.—Bijoux.—Habillements.—Polyandrie.—Étrange édit.—Soultanpour.—Oracle.—Mensurations.—Description du palais.—Curieux accidents.—Passage des rivières au moyen d’outres. | 56 |
CHAPITRE V
LES VALLÉES DE MANDI ET DE KANGRA |
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Départ de Soultanpour.—La mule de M. Clarke.— La passe de Babou.—Le Mandi.—Visite aux ruines d’une antique forteresse.—Surpris par l’orage.—Le temple de Baïdjnath.—Les vallées de Mandi et de Kangra.—Nous traversons des torrents.—Lucioles et choléra.—Dharmsala.—Plantation du thé.—Sa fabrication.—Kangra.—Le temple d’or, le bazar.—Voyage dans la plaine.—Nourpour. | 87 |
CHAPITRE VI
LE TCHAMBA |
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Mauvais rêves, bonnes nouvelles.—De nouveau les corniches.—La panthère aimable.—Le Tchamba.—La ville.—Le radjah Sham Singh.—Son caractère, son histoire, sa famille, son entourage.—Un cadeau superbe accompagné d’un autographe.—Le durbar.—Les Gaddis et leurs danses.—Sham Singh et son père.—Manghieri.—M. Clarke n’aime pas le voyage à cheval.—Les frontières du Tchamba.—Les envoyés du maharadjah du Cachemire.—Le Padri-Pass et ses difficultés. | 120 |
CHAPITRE VII
LE BADHRAWAR ET LE KICHTWAR |
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«Route impossible!»—Descente à l’avenant.—Badhrawar.—Nous montons par une échelle dans notre habitation.—Curiosité des Orientaux.—Histoire d’un lit.—Départ par une pluie torrentielle.—Une rivière débordée.—Nous passons la nuit dans une étable.—Mœurs et coutumes.—M. Clarke tombe malade.—Les Paharis, leur type, leur costume.—Les chutes d’eau de Kichtwar.—Le Tchinab.—Un bungalow du maharadjah trop habité.—Bohtoti.—Ramban.—Ramsou.—Le Banihal-Pass .—Enfin le Cachemire! | 146 |
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CHAPITRE VIII
LE CACHEMIRE |
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Désenchantement!—Souvenir de Jacquemont.—Verinagh.—Le palais, l’étang poissonneux.—Islamabad.—A la recherche d’un gîte.—Des maisons à plusieurs étages.—Écorces de bouleaux et papier du Cachemire.—Les ruines de Martand, navigation sur le Djilam.—Aspect de Srinagar.—Malaises.—Un excellent médecin. | 181 |
CHAPITRE IX
SRINAGAR ET SES CURIOSITÉS |
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Le résident anglais.—Demande d’audience chez le maharadjah Rambir-Singh Bahadour.—M. Dauvergne.—Description de Srinagar.—Chez le roi.—Le Takhti-Soliman.—Mensurations anthropologiques.—Types et caractères des habitants.—Les brahmines d’aujourd’hui et ceux du temps d’Akbar.—Les Pandits, le plus beau type des Indes.—Promenade dans la ville.—Commerce et industrie.—Tissus, bijoux, objets en bronze, en argent et en papier mâché.—Chez Samed-Châh.—Pandriten.—Cadeau du maharadjah.—Srinagar au clair de lune.—Départ pour le Baltistan. | 206 |
CHAPITRE X
LE BALTISTAN |
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Sortie de la vallée de Cachemire.—Le col de Radjdiangan.—La vallée du Kichanganga.—Gouraiz.—Les Dardous, types, mœurs, habitations.—La musique du maharadjah.—Un cheval dangereux.—Barzil.—Deux cols à franchir.—Le plateau du Déosaï.—Le mal de montagne .—Le Bourdjila.—Skardo, capitale du Baltistan.—Les habitants.—Type balti.—Les tazis de Ghilghit.—Le jeu de polo.—Une pipe arabe du XIV e siècle. | 249 |
CHAPITRE XI
LE BALTISTAN (SUITE) |
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L’antique Indus.—Passage taillé dans le roc.—Chigar.—De superbes montagnes.—Tchoutroun.—Pakhpous et Chakchous.—Askolé.—Le Moustagh Pass, le plus vaste glacier du monde, et le Dapsang.—Retour à Skardo.—Nous augmentons [452] notre collection ethnographique.—La danseuse désolée.—Où il est démontré que la plus généreuse hospitalité revient parfois cher.—Les travaux exécutés par Manghel-Djou, gouverneur du pays.—Parkouta.—Tolti.—Karmagne.—Un site merveilleux.—Un pont de corde d’un passage peu agréable.—Altintang.—Karkitchou et la vallée du Sourou.—Les Baltis, leurs caractères et leurs qualités.—Dras.—Les Ladakis, leur type et leurs mœurs.—Le Zodjila.—Sonmarg.—Retour à Srinagar. | 297 |
CHAPITRE XII
LES ENVIRONS DE SRINAGAR |
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Anglais et Russes.—Nous faisons des collections.—Goupikar.—Politesse des Cachemiris.—Réponse du maharadjah.—Proverbes.—Promenades du maharadjah.—Une fabrique française.—Le lac Dal.—Naissance d’un batelier.—Les fakirs.—Le Pandit Ramdjou et son temple.—Les palais des environs de Srinagar.—Le Chalimar, le Nichad, le Chichmenché.—A la recherche de crânes.—L’île Jacquemont.—Pensées et rêves.—L’art des cuivres aux Indes. | 377 |
CHAPITRE XIII
DE SRINAGAR A MARRI |
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Départ de Srinagar.—Voyage sur le Djelum.—Générosité du maharadjah.—Tempête.—Le lac Oualar.—Baramoullah.—Souvenir de Bernier.—Le temple de Baniar.—Ouri et son antique mosquée.—Mouzafarabad.—La vallée du Naïnsoukh.—Les Tchilasis.—Nous reprenons la grande route.—Kohala.—Marri et ses délices.—La vue du Nanga-Parbot. | 412 |
CHAPITRE XIV
RETOUR A BOMBAY |
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Raoul-Pîndi.—Lahore.—Le palais du gouverneur.—Promenade à dos d’éléphant.—Mosquées et tombeaux.—De Lahore à Delhi.—Splendeurs de Delhi décrites par M. Rousselet.—Les boulevards de la ville.—Agra.—Le Tadj-Mahal.—Ahmedabad.—Bombay.—Séjour délicieux à Malabar-Hill.—Départ pour l’Europe. | 433 |
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