The Project Gutenberg eBook of Fleur d'Abîme

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Title : Fleur d'Abîme

Author : Jean Aicard

Release date : November 4, 2023 [eBook #72024]

Language : French

Original publication : Paris: Ernest Flammarion

Credits : Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FLEUR D'ABÎME ***

Fleur d’Abîme

PAR
JEAN AICARD

PARIS
E. FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE ( PRÈS L’ODÉON )

1894

ŒUVRES DE JEAN AICARD

ROMAN
Roi de Camargue ( Ollendorff , éditeur). In-18, avec 85 illustrations de Georges Roux
3 fr. 50
Le Pavé d’Amour ( Ollendorff , éditeur). In-18
3 fr. 50
L’Ibis Bleu ( Flammarion , éditeur). In-18
3 fr. 50
POÉSIE
Poèmes de Provence ( Charpentier , éditeur). Ouvrage couronné par l’Académie française. — Édition nouvelle augmentée, in-18
3 fr. 50
Miette et Noré ( Ollendorff , éditeur). Ouvrage couronné par l’Académie française. — In-16
3 fr. 50
La Chanson de l’Enfant ( Fischbacher , éditeur). Ouvrage couronné par l’Académie française. In-16
3 fr. 50
La Chanson de l’Enfant. — Édition grand in-8, illustrée par Lobrichon et Rudaux ( Chamerot , éditeur). — In-18
20 fr. »
Le Dieu dans l’Homme ( Ollendorff , éditeur). In-18
3 fr. 50
Le Livre d’heures de l’Amour ( Lemerre , éditeur). — In-18
3 fr. 50
Le Livre des Petits ( Delagrave , éditeur). — Grand in-8, illustré par Geoffroy. — Petit in-18 scolaire, illustré par Geoffroy
1 fr. »
Au bord du Désert ( Ollendorff , éditeur). — In-18
3 fr. 50
Visite en Hollande ( Fischbacher , éditeur). — In-18, orné d’un portrait de l’auteur par Félix Régamey
3 fr. 50
L’Éternel Cantique ( Fischbacher , éditeur). — In-8
2 fr. »
Lamartine ( Ollendorff , éditeur). Pièce qui a obtenu le prix de poésie à l’Académie française. — In-18
1 fr. »
THÉATRE
Émilie ( Ollendorff , éditeur). Drame en quatre actes, en prose, représenté à la Comédie-Française
2 fr. »
Othello ( Charpentier , éditeur). Drame en cinq actes, en vers ( Comédie-Française )
4 fr. »
Le Père Lebonnard ( Dentu , éditeur). Drame en quatre actes, en vers, reçu et répété à la Comédie-Française représenté au Théâtre-Libre
4 fr. »
Dans le Guignol ( Dentu , éditeur). Prologue-critique du Père Lebonnard , un acte en prose, représenté au Théâtre-Libre
2 fr. »
Don Juan ( Dentu , éditeur). Comédie-dramatique en cinq actes, en vers
3 fr. 50
Don Juan ou la Comédie du Siècle . — Grand in-4, illustré par Jean-Paul Laurens. Vidal et Montégut ( Dentu , éditeur)
50 fr. »

6955-94. — Corbeil. Imprimerie. Ed. Crété.

PREMIÈRE PARTIE

I

Elle est à son miroir, demi-nue.

C’est le matin. Elle se lève.

Elle s’appelle Marie ; et l’ovale pur de son visage, la tranquille limpidité de ses grands yeux bien ouverts, la fraîcheur de sa joue dorée, un peu rose sous l’ambre lumineux, tout en elle fait songer à la Vierge, dont elle porte le nom, au divin modèle de Raphaël le Divin.

Dans le cadre de son miroir, elle se regarde comme elle regarderait un chef-d’œuvre d’art et elle se sourit.

Vierge elle l’est, mais elle a vingt-deux ans… Le temps, qu’on accuse toujours de la décadence des êtres, est aussi l’artisan de leur beauté. Il a épanoui cette jeune fille. Tout en lui laissant la candeur, il a mis, dans toute sa personne, je ne sais quelle gravité à peine sensible, qui enveloppe de ses transparences, comme d’un voile subtil, son grand air d’enfance étonnée.

Au temps où les artistes concevaient des idéals aujourd’hui méprisés, Raphaël avait donné à la Mère du Sauveur cette gravité sereine qui, sur le visage des Madones, signifiait la maternité sans tache, sans ombre, déjà divine mais encore humaine.

Sur le visage de la belle créature que voici debout devant son miroir, ce sérieux à peine saisissable ajoute une noblesse encore ; il annonce la femme dans la vierge ; il promet l’épouse ; il signifie l’intelligence et il doit inspirer l’amour ; il conseille la sécurité et il légitime le rêve amoureux qui, peut-être, s’il était d’un homme délicat, hésiterait ici, un peu confus… il ne révèle point l’âge, car on donnerait dix-huit ans à peine à cette jeunesse ; il affirme seulement qu’elle n’est plus une petite fille. Le beau fruit garde, en mûrissant, des couleurs de fleur.

Elle se contemple et elle se sourit. Ses yeux bleus paraissent l’intéresser beaucoup. Elle attache son regard sur son regard reflété et songe… Comme il est limpide ! Il luit d’une ardeur voilée de fraîcheur humide. Le bleu de l’iris est doux, doux comme la tendresse même… Au milieu, la pupille est noire, d’un noir intense… Quand elle se rapproche du miroir, examinée par elle-même, cette pupille se contracte, et alors la jeune fille sourit d’un sourire particulier. Dans ce point noir, qui s’est resserré comme pour lui cacher à elle-même son âme, qu’a-t-elle vu ? On ne sait… et son sourire répond discrètement à la confidence qu’elle vient de se faire. C’est un sourire qu’elle ne montre à personne. Le miroir seul le verra.

Elle ouvre ses lèvres et regarde ses dents. Elles sont blanches à souhait, d’une blancheur de grain de riz ou de fleur de jasmin. Elle se plaît à les voir. Le sourire est une telle puissance, si inexplicable, si souveraine !… Avec quoi est-il fait ? Quel mystère ! De ses doigts charmants, aux ongles roses, vite pâlis au moindre effort, elle soulève sa lèvre et regarde sortir, du rose de ses gencives, la blancheur de ses dents pures… C’est vrai que toute sa bouche est comme une fleur !… Elle se sourit encore, et relevant ses bras nus, elle prend à deux mains sa chevelure, secouée sur ses épaules d’un mouvement de tête charmant… Elle va maintenant la tordre, la nouer en casque sur sa tête.

— De quelle couleur sont-ils, mes cheveux ? C’est drôle : à l’ombre, ici, on les dirait gris de souris, couleur de cendre… mais là, quand j’incline la tête vers ce rayon de soleil, ils s’enflamment aussitôt ; c’est un or vif et pétillant… C’est vrai que c’est drôle ! Et tout cela est beau, c’est la vie, c’est ma vie à moi, ma beauté… Je suis belle !

Elle s’admire et elle s’aime beaucoup.

Voici qu’elle noue sa chevelure.

Elle tient entre ses lèvres une épingle…

Elle rassemble dans sa main gauche le double nœud massif de ses cheveux, et quand la main droite vient pour saisir l’épingle, tout l’échafaudage si lentement construit, d’un seul coup s’écroule. Les longs cheveux retombent sur son dos, jusqu’aux reins. C’est la seconde fois que cela lui arrive, ce matin ; et, comme elle n’aime pas que rien lui résiste, alors, en même temps que ses cheveux, toute l’expression jolie, douce, enfantine, sérieuse et noble de son visage est tombée… La pupille s’est dilatée, jetant au dehors son âme vraie, si bien cachée tout à l’heure. L’œil semble devenu noir : il lance un éclair. La lèvre supérieure s’est soulevée vers le coin gauche, abaissée à droite. La bouche s’est tordue. Une femme est apparue dans le miroir, qui ne ressemble nullement à l’autre, à celle qui souriait. Elle a frappé, de son pied déjà chaussé de sa bottine, le plancher qui tremble, faisant tinter, sur le marbre de la toilette, les flacons parfumés ; — et, de la bouche grimaçante ce cri a jailli : « Ah ! que c’est embêtant !… de n’avoir pas de femme de chambre ! » La consonne b , au milieu du mot « embêtant », a frappé la voyelle aussi fort que le talon a frappé le parquet, et juste dans le même temps.

Le changement a été si brusque qu’il en est comique. La jeune fille, qui, même dans la colère, n’a pas cessé de se regarder, a vu toute la drôlerie de la scène dont elle est l’unique spectateur et l’acteur unique ; également prompte à passer du calme à l’impatience et de l’irritation à la gaîté, — elle se met à rire tout haut, l’œil toujours fixé sur son image. Son rire a une expression tout à fait singulière. On n’y sent pas l’abandon, l’épanouissement naturel d’une âme. Ce n’est pas de la gaîté franche. Les vibrations en sont sèches. Il sonne faux, à cause des arrière-pensées qui occupent la belle rieuse…

— Non, pense-t-elle, ce qui, décidément, me va le mieux, c’est d’être au repos.

Tous les muscles de son visage lui obéissant à la fois, d’une seule détente elle les a tous apaisés. Elle a repris son air de madone, sans avoir à le rechercher. Elle s’y arrête. Elle s’y complaît. C’est sous cet aspect-là que le monde la connaît.

— Oui, si j’étais un homme, je conçois que je me plairais ainsi… Il faut s’en tenir là, ne plus avoir de ces impatiences qui trahissent. L’impatience, c’est de la sincérité involontaire, un reste de naïveté… Il faudra surveiller cela !

Tandis que ces pensées roulent dans sa tête, son visage, comme le bleu de ses yeux doux, exprime la candeur céleste.

La petite pupille de nouveau s’est rétrécie jusqu’à être à peine visible. Une étincelle y luit qui, sous les cils longs et noirs, en contraste délicieux avec le bleu du regard, — semble dire seulement l’esprit, un peu de malice espiègle. Vraiment, c’est une adorable, une irrésistible jeune fille !


… Mademoiselle Marie Déperrier, celle que le monde connaît, n’a aucun rapport avec celle qui est connue seulement d’elle-même.

Mademoiselle Marie Déperrier sait parler, dans le monde, le langage le plus choisi, le plus châtié, le plus élégant, mais lorsqu’elle se parle à elle-même, c’est avec la plus parfaite trivialité. Il y a des étrangers qui, tout en s’exprimant le plus correctement du monde dans la langue d’un pays visité, ne savent penser cependant que dans leur langue maternelle. Mademoiselle Marie Déperrier ne peut penser qu’en argot parisien, mais la traduction qu’elle fait à voix haute de ses monologues intérieurs, a d’autant plus de dignité qu’elle exige un certain effort, une noble surveillance ! Mademoiselle Déperrier, par exemple, jugera ainsi un homme, dans le secret de sa pensée : « Non ! ce qu’il est rasant ! on n’a pas idée de ça ! c’est rien de le dire : il est crevant, le bonhomme ! » et elle traduit à voix haute : « la conversation de monsieur un tel n’est pas toujours des plus divertissantes… »

Quand Mademoiselle Déperrier dîne en ville, et c’est presque tous les soirs, elle critique en gourmet de race, le velouté d’un plat sucré ou la saveur d’un salmis de bécasses, mais, chez elle, le plus souvent, elle déjeune et dîne de charcuterie, de jambon, d’une côtelette de porc, qui nage dans la sauce brune.

Mademoiselle Déperrier en rentrant chez elle à six heures du matin, a oublié quelquefois d’ôter ses chaussures de soirée, d’adorables pantoufles de Cendrillon, — pour faire elle-même son lit quitté la veille à six heures du soir.

Il y a, dans le petit appartement qu’elle habite avec sa mère, une pièce à peu près convenable : le salon. C’est celle qu’on voit, — mais les autres pièces disent l’abandon, le désordre, toutes les négligences.

Mademoiselle Déperrier porte à ravir des toilettes modèles ; — mais, sous la robe glorieuse, les dessous sont fripés, ternes, douteux ;… à moins de promenade en mail-coach…

Mademoiselle Déperrier est une personne pleine de duplicité, prête à réaliser toutes sortes de projets, même des projets honnêtes, sous la seule condition qu’ils la conduiront à la fortune, à toutes les jouissances matérielles.

Mademoiselle Déperrier est une personne dans le train.

Or, elle se sait aimée par M. le comte Paul d’Aiguebelle, qu’elle a connu il y a peu de temps en Provence, à Hyères…, « car à Paris, ma chère, on n’en fait plus comme ça, je t’assure ! Et quand tu l’auras examiné, toi qui t’y connais en hommes, ma petite Berthe, tu tâcheras de me dire dans quoi on a bien pu le conserver ! »

Ainsi avait parlé à sa meilleure amie Mademoiselle Déperrier. Elle voyait se dessiner son avenir. Il n’était pas assuré encore, mais, Dieu aidant ! elle triompherait de tous les obstacles… Elle aurait enfin une femme de chambre avec tous ses accessoires, c’est-à-dire avec la fortune et le titre d’un mari qu’elle jugeait à moitié provincial, ce qui pour elle signifiait : facile à tromper.

Il est certain que M. d’Aiguebelle avait conçu un de ces amours qui rendent subitement aveugles, et même sourds, les hommes les plus perspicaces.

II

La comtesse Louis d’Aiguebelle, mère de ce comte Paul sur qui Marie Déperrier avait jeté son dévolu, s’effrayait du sentiment qui menaçait de lui prendre son fils.

Cette jeune Parisienne n’était pas de son monde. Personne ne la connaissait autour d’elle, dans le pays de Provence qu’elle habitait. Dès que son fils lui eut parlé de la jeune fille, elle écrivit à l’abbé Tardieu, ancien précepteur du jeune homme. L’abbé était à Paris, aumônier du couvent de jeunes filles en ce moment le plus à la mode.

«  — Je vous conjure, mon cher abbé, lui disait-elle à la fin d’une longue lettre, de chercher à avoir pour moi des renseignements précis. On me dit que la jeune fille est de votre paroisse. Elle s’appelle Marie Déperrier. Elle demeure avec sa mère rue Miromesnil. Le père, dit-on, est mort depuis deux ans.

» Elle a une sœur aînée (Madeleine) qui est professeur dans un lycée de jeunes filles. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? C’est d’eux que va dépendre le bonheur de mon fils, de ma petite Annette et le mien. Qu’est-ce surtout que la jeune personne ?

» Je redoute les jeunes filles modernes ! J’en voudrais une toute simple, à l’ancienne manière, pour en faire la femme de mon fils, la sœur de ma fille, la mère de mes petits-enfants ! Le bonheur est dans la simplicité du cœur, et il n’est que là. En dehors d’une affection faite d’indulgence et de bonté, on ne trouve que tourments d’esprit… Hélas ! j’avais fait un rêve : j’aurais voulu que Paul épousât la sœur de son ami Albert, le lieutenant de vaisseau. Vous savez qu’Albert et Paul sont des amis modèles, des amis comme on n’en voit plus, dit-on. Nous n’aurions fait qu’une seule famille : Dieu en a-t-il décidé autrement ? mon rêve est-il bien détruit ? Peut-être votre réponse va-t-elle me rendre l’espérance… Je ne sais plus, vraiment, ce que je dois désirer.

» Nous sommes encore ici pour quinze jours. Paul voulait partir tout de suite pour Paris, mais j’ai obtenu un sursis, en donnant comme prétexte le plaisir que se promet Annette de voir commencer le printemps en pleine campagne. »


Le malheur que redoutait la bonne et charmante comtesse d’Aiguebelle était accompli : son fils aimait aveuglément une créature indigne de lui.

Pour la jeune fille, le problème se posait ainsi :

Autant qu’elle en avait pu juger, le comte Paul d’Aiguebelle était un naïf ; mais, si naïf qu’il lui parût, ou peut-être même à cause de sa naïveté, il était homme à s’effaroucher, pensait-elle, si elle montrait en sa présence les impatiences et les sincérités qu’elle laissait échapper parfois devant son miroir.

Rien n’est plus difficile à dissimuler que la vérité morale. Elle résiste, et triomphe des plus subtils, des plus puissants efforts de l’hypocrisie. Un fait pur et simple, cela peut se cacher encore, mais la nature essentielle d’un être se révèle, en dépit des habiletés les plus attentives, par un cri involontaire, par un mot sottement choisi, par un geste à peine indiqué, mal réprimé, imperceptible !…

Physiquement, tout bien examiné, des gens à morale commode auraient pu appeler Mademoiselle Déperrier une fille honnête. Reste à savoir si le total de beaucoup de péchés véniels, soigneusement additionnés, mérite l’absolution qu’on refuse au grand péché mortel. Son directeur spirituel aurait pu seul répondre là-dessus… et encore ! Elle allait assez souvent à confesse, pour complaire à telle ou telle de ses pieuses protectrices, — mais, au tribunal de la pénitence, elle présentait, non sans une intime gaîté, de toutes petites notes, toutes légères, et elle les faisait défiler trop rapidement pour que l’idée d’évaluer la masse de ces innombrables peccadilles pût se présenter à l’esprit de son juge…

Quant à la corruption morale, elle était complète en elle. Et elle en avait pris son parti, après réflexion. C’est même par cette corruption qu’elle comptait vaincre sur toute la ligne, dans la lutte pour la vie.

Or, le hasard l’avait fait aimer d’un homme honnête et subtilement délicat… Elle avait résolu d’entrer dans une famille hautaine, farouche dès qu’il s’agissait d’honneur, de pureté morale… Il fallait donc paraître une simple jeune fille, une vraie, « une jeune fille vieux jeu, quoi ! » angélique même, — et il fallait paraître telle sans défaillance… Soutiendrait-elle son rôle jusqu’à la signature du contrat ?

Elle y comptait bien, mais elle n’était pas sans quelque crainte. La comtesse d’Aiguebelle, un redoutable juge, avait mille moyens d’information. Mademoiselle Déperrier ne l’ignorait pas. Or, malgré les gouailleuses protestations de son scepticisme, elle respectait la comtesse, et elle reconnaissait qu’aux yeux d’une si vraiment noble dame, au jugement d’une âme si haute et si fière, le moindre de ses défauts de bohème bourgeoise paraîtrait une tare, et des plus odieuses.

Heureusement pour la jeune fille, la plupart des Parisiens de sa connaissance ne la considéraient pas comme un être d’exception. C’était pour eux un « monstre courant ». Elle ne les étonnait nullement. Ce qu’elle leur révélait de sa nature sceptique, ironique, trompeuse, mauvaise, leur semblait plutôt la vertu d’une femme d’esprit, d’une femme qui est de son temps, que le vice rédhibitoire d’une jeune fille à marier. Ils n’allaient pas tout au fond, et ne la trouvaient pas très différente de la plupart des jeunes personnes en quête d’un mari. Ils répondaient donc, à peu près tous : « Mademoiselle Déperrier ?… une exquise jeune fille, jolie à ravir, bien élevée, — et tous les talents. Elle chante délicieusement. Elle signe de jolies aquarelles. Elle a un esprit du diable. Il est vrai qu’elle n’est pas riche. Et c’est dommage ; mais c’est un défaut dont le mariage la corrigera ! »

Quant à l’abbé, il écrivit :

« Très chère et très honorée dame,

» Je connais un peu, par bonheur, la personne qui vous intéresse, et rien ne peut sérieusement éloigner d’elle un honnête homme. Elle est pieuse ; et si elle l’est sans excès, qu’importe ! il y a, vous le savez, chère et noble dame, tant de Pharisiens, que je me méfie toujours des ostentations de la piété.

» C’est une jeune fille qui aime le monde, mais contre laquelle le monde, toujours prompt aux jugements téméraires, ne formule pourtant rien qui mérite attention. La mère aurait fait un peu parler d’elle, jadis… il y a longtemps ; toutefois, ce qu’on raconte dans les salons à la mode, n’est pas, vous le savez, parole d’Évangile. J’ai vu quelquefois Mlle Déperrier. Elle a un beau visage qui ne peut refléter qu’une âme pure. Continuez néanmoins à être attentive, et cependant soyez déjà rassurée… Je trouverai, je n’en doute pas, une occasion de causer avec elle, — et, j’espère qu’à votre retour à Paris, vous pourrez avoir de auditu les renseignements que j’aurai recueillis de visu … Vous savez, chère comtesse, combien le bonheur de votre âme sainte est précieux à mon cœur, et que l’honneur de votre chère famille m’importe comme si j’étais des vôtres.

» Daignez agréer, très chère et très honorée dame, l’humble expression de mon respectueux et fidèle attachement. »

III

Les dames Déperrier vivaient d’une modeste fortune, — cinq mille francs de rente environ — accrue du produit de certains travaux délicats exécutés ouvertement et vendus en secret. Et elles jouissaient de divers menus privilèges qu’elles devaient à des relations trop variées. Une de leurs amies, par exemple, faisait, dans une grande revue et deux grands journaux, des articles sur la mode. On leur offrait quelquefois, en échange de la recommandation qu’on sollicitait d’elle, — un chapeau ou un corset des premiers faiseurs. Un critique littéraire leur envoyait de temps à autre des romans de rebut ou des doubles ; un directeur de journal leur « servait » sa feuille quotidienne ; et quant au théâtre, lorsqu’elles n’allaient pas dans la loge de la marquise de Jousseran ou de la vicomtesse de Prémontaut, un lundiste, un vaudevilliste et quelques acteurs se disputaient le plaisir de leur offrir des places. Tous ces gens-là, depuis des années, attendaient le moment psychologique, l’heure de la chute, qu’ils croyaient fatale, — et ils se préparaient des titres… Ils s’imaginaient placer leurs bonnes grâces à gros intérêts.

— Ils seront volés, les godiches ! murmurait à part soi l’exquise créature, — et, crânement, à sa mère même, elle disait parfois : « Je vaux plus cher !… Je vaux qu’on m’épouse !… à condition qu’on soit « un monsieur », un vrai ! Ils m’amusent, ces bonshommes. »

Cette personne, décidée à épouser un « monsieur, un vrai », c’est-à-dire un personnage riche et qui portât un beau nom, avait un faible singulier pour un jeune homme, son camarade d’enfance, aujourd’hui lieutenant aux chasseurs, sorti de Saint-Cyr, Léon Terral, trop pauvre, malheureusement pour qu’elle pût songer à l’épouser !

Ce Léon Terral, plus âgé qu’elle de cinq à six ans, demeurait, quand elle était toute petite fille, dans sa maison, sur le même palier.

Il était intelligent comme tout le monde, naïf… et sceptique comme tout le monde, honnête comme tout le monde, malin, spirituel et bête comme tout le monde.

Il avait, dès l’enfance, entendu dire, comme tout le monde, lorsqu’il s’étonnait d’une vilenie : « Ça t’étonne, mon garçon ? Alors, tu n’as pas fini !… C’est le train du monde, ça ! » Si bien qu’il s’était tout doucement habitué, avec une nature droite, à regarder et à entendre sans indignation les pires histoires. Il assistait à une action honteuse sans y prendre part, mais sans rien faire pour l’empêcher. C’était un passif… comme tout le monde.

Depuis qu’il était soldat, il se montrait bon soldat, ponctuel, croyant aux devoirs d’état, comme les camarades, mais quittant quelque chose de sa fermeté dès qu’il n’était plus en uniforme.

Il avait conçu pour Marie Déperrier une passion ardente. Le goût très vif qu’elle avait pour lui s’était excité dans les derniers temps ; et le diable même n’aurait pas su ou n’aurait pas osé dire pourquoi ni comment. Le fait est qu’elle préférait ce Léon à tous les hommes de sa connaissance. Il était joli de figure ; et puis, il y avait entre eux des émotions d’enfance dont il se doutait bien, et pour cause. Et, en riant, elle lui disait parfois : « Ne vous avisez jamais de m’aimer au delà du sens commun, mon cher. Je ne peux rien pour vous. Soyez galant homme, et gardez-vous une amie. » Elle pensait qu’elle devait, de son côté, « garder un ami, c’est-à-dire quelqu’un qui peut vous être utile ». Elle croyait au dévouement, comme à une bêtise qui pouvait agir à son profit. Mais en échange, elle entendait ne donner jamais aucune reconnaissance. « Quand les gens vous aiment, disait-elle à sa mère, c’est que ça leur fait plaisir ! Il ne faut pas leur ôter la joie qu’ils éprouvent à vous rendre des services, mais, vraiment, si on leur devait quelque chose en retour, ce serait à devenir fou. On n’en finirait plus !… Songe donc ! tu vois bien que tout le monde m’aime, moi !… pas assez pour m’épouser sans fortune, mais enfin… »

Avec ce Léon Terral, c’était devenu son genre d’être tout à fait sincère. Il avait même fini par aimer, dans cet être double, faux, essentiellement hypocrite, — la sincérité. Elle le savait, et le tenait par là. Et lui n’ignorait pas qu’elle n’était franche qu’avec lui ; il lui était facile de juger de cette franchise, parce qu’elle consistait dans l’aveu de toutes les hypocrisies.

Marie avait dix-sept ans, le jour où elle avait eu avec Léon la première de ces conversations… loyales, où elle s’exprima tout entière par un besoin naturel de confession, de sympathie. Avec celui-là aucune confidence n’était humiliante. Elle n’avait rien à lui apprendre des trivialités de sa vie. Elle avait tout intérêt à s’en plaindre, à exalter en lui le désir de la consoler, de se dévouer pour elle !

Il se rappelait les moindres détails de cette conversation où elle lui avait dit positivement qu’elle le préférait à tous les autres. C’était un après-midi où il avait mis pour la première fois son uniforme de sous-lieutenant.

Elle lui parla d’abord avec amertume de ses souffrances d’orgueil, car la destinée commune à tous lui paraissait intolérable. N’était-elle pas d’une autre essence, plus intelligente, avec des droits établis d’avance à une haute fortune ?… « Eh bien, songez donc, mon cher ! ma sœur Madeleine est un petit professeur de lycée, et, ce qui est plus grave, elle en a l’air, avec sa myopie et ses lunettes ! Moi, je vais tous les soirs dans le monde, depuis un an, grâce aux belles relations que s’est faites ma mère, présentée par son frère le colonel, — mais tous les matins, depuis que ma sœur est en fonctions, qui est-ce qui aide au ménage ? Ça n’est pas ma mère toute seule. Elle est bien trop molle pour ça ! C’est moi ! J’ai beau protester. Ma mère répond que c’est une économie sérieuse. Si je ne fais pas la cuisine, comme Cendrillon, je n’aurai pas la robe couleur de lune… Elle calcule assez mal, ma mère ! Compte-t-elle pour rien ce que mes mains perdront à ce jeu en finesse et en blancheur ? La beauté est le capital visible d’une jeune fille pauvre… » Elle ajouta en riant : « Il y en a un autre qui, tout caché qu’il soit, n’est pas moins important. Le premier attire l’amour ; le second est pour imposer, plus tard, l’absolue confiance… sans laquelle le bonheur est impossible. »

Après ces derniers mots, prononcés d’un ton de sentimentalité ironique, elle redevint sérieuse.

— Si vous saviez ce que je souffre à toute heure, dans mon légitime orgueil !… Voyons, dites, est-ce que ces mains-là sont faites pour la couture — dites franchement, — ou pour le balai ?

Il les prit et les baisa.

— Est-ce que ces lèvres-là sont faites pour souffler la poussière dans l’angle des étagères à bibelots ?

Il l’attira vers lui et il baisa ses lèvres qui demeurèrent froides et immobiles.

Quand il eut fini, elle éclata de rire.

— Les mains, les lèvres, fit-elle… je n’ajouterai rien, ni vous non plus… En voilà assez. C’est très agréable, mais il ne faut plus. Nous avons abusé de ça quand nous étions jeunes ! A partir d’aujourd’hui, je me range… Je comprends trop le danger !… Pour une jeune fille, ça serait la ruine !… »

Léon eut un élan de toute sa personne vers la coquette fille qui, un doigt sur les lèvres, posa sur la bouche du jeune homme son autre main, avec laquelle elle le repoussa, en lui disant : « Chut ! soyez sage ! Allons, c’est assez. »

Il se calma.

— Ce qui me fait le plus souffrir, le croiriez-vous, c’est mon père ?

Le père vivait alors. Il mourut trois ans plus tard, comme elle avait vingt ans.

— Vous n’imaginez pas à quel point il est commun ! Je sais bien qu’il travaille de son mieux pour gagner un peu de ce malheureux argent. Mais n’aurait-il pas pu trouver le moyen d’en gagner davantage et vite ? Est-ce que, par le temps qui court, on ne peut pas s’endormir pauvre et se réveiller millionnaire ? Qu’est-ce qu’il faut pour ça ? De l’audace… encore de l’audace ! Et quand on a des filles à marier, c’est une honte de ne pas penser à l’argent avant tout ! Lui, c’est un poltron. Nous sommes à une époque d’égalité, n’est-ce pas ? Eh bien ! je ne vois pas pourquoi, plus belle que la fille du marquis de Lagrène ou du ministre Durandeau, par exemple, — je ne serais pas aussi bien mise qu’elles… Alors ? — Eh bien ! non, il travaille chez un notaire, — dont il fait toute la besogne, il est vrai, — mais il gagne cinq mille francs à cette besogne sans prestige, cinq mille francs qui disparaîtront avec lui !… C’est indigne, au fond ! Savez-vous ce qu’il nous laissera pour tout potage ? Trois mille livres de rente, — ce qui, joint à la dot de ma mère, nous fera cinq mille. — Et il y a ma sœur… Celle-là, j’espère bien, puisqu’elle à un métier, me laissera sa part. Je m’arrangerai pour ça au besoin… Toutes les valeurs sont au porteur… Laide comme elle est, qu’a-t-elle besoin d’argent ?… Ah ! elle fera bien de renoncer à l’amour, celle-là ! »

Tout cela n’était pas d’une âme généreuse, mais Monsieur Léon écoutait ce langage sans sourciller. Il n’avait pas de surprise. Il avait vu se former cette personne morale, jour par jour, depuis leur petite enfance. D’ailleurs, n’est-ce pas là, songeait-il, le train ordinaire du monde, le niveau habituel de toutes les âmes ? Ne sont-ce pas là des pensées à l’effigie des pensées courantes ? seulement, à l’ordinaire, on cache ça, parce qu’on ajoute une hypocrisie à toutes les hontes.

Il la regardait et songeait âprement qu’elle était belle.

Elle poursuivait :

— Il a toutes les vulgarités de son métier, mon père. Pourquoi avoir honte du mot, avec vous ? C’est un clerc de notaire, voilà tout ! A une époque où cependant le dernier des saute-ruisseau vous a des airs de gommeux gentilhomme, il a l’air d’un paysan, lui ! Oui, il s’habille comme un paysan ! Que voulez-vous ? pas de race !… Je ne sais vraiment pas comment je suis sa fille !… C’est heureux qu’il ne nous accompagne nulle part ! Ma mère a su y mettre bon ordre. C’est une femme de tête, après tout… L’avez-vous vu manger à table, cet homme ?… Ça suffit à le juger : il tourne son pain avec ses doigts, en pleine sauce ! C’est un maniaque — et assommant !… Enfin, il faut vivre avec son mal… jusqu’au mariage !

Elle le regarda d’une certaine manière : « Tu es bête de n’avoir pas le sou : tu m’aurais tirée de là, toi ! »

Elle le tutoyait quelquefois, comme lorsqu’ils étaient petits, bien qu’elle l’eût prié, depuis qu’elle avait quinze ans, de la traiter en demoiselle, et de lui dire vous .

A ce moment le père parut. C’était un brave homme, assidu à son travail, adorant ses filles, aimant bien sa femme, qui le trompait quand l’occasion était bonne. Plein de terreur à mesure qu’il avait vu naître les prétentions et les ambitions de sa fille cadette, troublé à l’idée qu’elle n’était peut-être pas bonne, il subissait, lui aussi, tout le premier, le charme menteur de sa beauté. On le boudait toujours, mais on l’embrassait pour avoir un louis, et au moment où il le donnait, il était le plus heureux et se croyait le mieux aimé des pères. Et pour le gagner, ce louis, il travaillait tellement qu’il en perdait de vue son inutile inquiétude sur l’éducation toute moderne de sa fille.

Il apportait chez lui de gros dossiers de l’étude et souvent passait les nuits, penché dessus, le dos rond, dans une vieille redingote sale… Il se privait d’acheter une robe de chambre !… Ne fallait-il pas que sa petite fût bien habillée, toujours contente, et qu’elle eût des professeurs ? professeurs de piano, de chant, de dessin ? Pour la récitation, elle n’avait qu’à choisir parmi les acteurs à la mode, jaloux de lui donner gracieusement des conseils… mêlés de libres propos.

Monsieur Déperrier se montra donc à la porte du salon, et, voyant Léon :

— Ne vous dérangez pas, dit-il, je suis pressé !… Adieu, ma chère petite…

Du bout des doigts, il envoyait un baiser à sa fille… si gauchement, que son portefeuille en tomba. Il se baissa pour le ramasser… Son chapeau perdit l’équilibre : il le remit en place d’un mouvement prompt et sans grâce ; — et quand il tourna le dos, il montra d’humbles talons, un peu crottés par la sortie du matin. Le bas de son pantalon, relevé, laissait voir une grossière doublure de lustrine noire et des chaussettes ridiculement blanches, et toutes mouchetées de boue.

Il sortit.

D’un involontaire mouvement, la jeune fille, entraînée par les précédentes confidences, avait saisi le bras du jeune homme, et d’une voix sifflante où passait la rage d’être née d’un trop pauvre, d’un vulgaire, d’un brave être soumis à la destinée des humbles :

— Ah ! tenez, dit-elle, il me fait horreur !

Léon ne sourcilla pas. Il dit, simplement, sur le ton du reproche qui veut rester doux, se sachant inutile :

— C’est votre père !

— Est-ce que nous avons demandé la vie à nos parents ? dit-elle ingénument, en levant sur lui son beau regard pur. Est-ce qu’ils ne doivent pas se faire pardonner, quand ils ont eu l’imprudence de nous faire naître sans assurer à l’avance notre bonheur ? Je ne suis pas assez enfant pour ignorer que s’ils nous ont mis au monde, c’était pour leur plaisir !

— Cependant… — essaya-t-il…

Elle conclut tout sec :

— Voilà pourquoi, mon cher, — bien que je vous aime, — car c’est évident, c’est vous que j’aime… je vous préfère du moins à tous les autres mal intentionnés de ma connaissance… eh bien ! que disais-je donc ?… Bref, malgré tout, ce n’est pas vous que j’épouserai, mon cher. Entrez-vous bien ça dans la tête… Pour mettre au monde des malheureux… Pas la peine !

— Etes-vous donc si sûre que la fortune, c’est le bonheur ?

— C’est au moins le seul moyen des bonheurs possibles !… Et c’est pourquoi, tout en vous regrettant, — je ne vous épouserai pas… Pas si bête !

Ce fut le dernier mot de cette conversation inoubliable… Et depuis ce jour-là, Monsieur Léon se mit à plaindre plus que jamais Mademoiselle Marie d’être si injustement malheureuse, et, pour la consoler un peu, à lui écrire des lettres d’amour, de véritables lettres d’amour « comme dans les livres », lui disait-elle. C’est même sur l’instante prière de Marie qu’il s’était mis à lui écrire ainsi tout ce qui lui passait par la tête et par le cœur. Elle ne lui répondait pas, ou seulement d’un mot bref sur sa santé, sur la couleur du temps. Elle n’avait pas envie de se compromettre sans aucun profit !… Et il écrivait toujours. C’était des lettres quelconques, pas plus spirituelles, pas plus bêtes que tous les cris de désir des autres amoureux. Il s’emballait, s’exaltait dans le souvenir des menus suffrages de l’adolescence. Comme on se grise en buvant, il devenait fou d’amour à force de parler d’amour. Elle, ces lettres l’enchantaient, et si elle lui répondait parfois, c’était surtout pour l’exciter à écrire. Avec lui, elle se sentait libre à cause de leur camaraderie, et sûre d’elle ; car elle le dominait complètement.

Elle ne risquait donc rien et se complaisait à relire ces paroles ardentes. Elle n’était pas sans regretter cette émotion des amoureux, devinée ou même éprouvée par elle, aux soirs d’été, dans les sentiers du Bois ; — mais elle refusait énergiquement de s’y abandonner tout entière pour ne pas compromettre l’avenir… L’avenir, c’était le beau mariage. Il fallait tout sacrifier à cela. On verrait après. On tâcherait de rattraper le temps perdu. C’est alors peut-être que Monsieur Léon aurait son heure, — qui sait ? Lui-même, de son côté, concevait parfois cette idée, et l’envisageait sans trop d’impatience, comme « une de ces choses qui arrivent ». Et elle continuait de résister, sans beaucoup de peine d’ailleurs, aux tentatives du jeune lieutenant. Il s’emportait quelquefois ; alors elle le faisait rentrer, d’un mot, gentiment, dans les limites du respect nécessaire.

Il lui donnait, sans le savoir, une comédie d’amour à laquelle, par l’imagination, elle prenait presque autant de plaisir qu’à une aventure définitive.

IV

Paul d’Aiguebelle et Albert de Barjols s’aimaient dès l’enfance.

L’actuelle situation se compliquait de ceci : tous deux, à l’insu l’un de l’autre, s’étaient épris en même temps de Mademoiselle Marie Déperrier, qui était venue passer à Hyères deux mois d’hiver.

Elle y était venue avec sa mère chez la vieille marquise de Jousseran qui avait dit un jour à Marie : « Je suis malade, riche et seule. Si un voyage dans le Midi vous paraît agréable, permettez-moi de vous l’offrir comme je vous offrirais, ma chère enfant, des bonbons ou des fleurs au jour de l’an. Si cela vous tente, vous n’aurez qu’à quitter Paris le 30 décembre avec moi ; et s’il vous déplaît — délicatesse mal placée avec une vieille femme qui a pour vous de l’affection — de recevoir un cadeau que vous ne rendrez pas, dites-vous bien que m’accompagner là-bas c’est me rendre le plus grand, le plus inappréciable des services. »

Mademoiselle Marie Déperrier avait poussé le cri de joie d’un chasseur endiablé et pauvre auquel on offre tout à coup un déplacement en Écosse pour la chasse aux grouses.

Madame Déperrier mère, consultée par la marquise, avait déclaré, avec une pointe de jalousie sèche, qu’elle ne s’était jamais séparée de sa fille. C’était vrai. Elle y mettait d’ailleurs tant d’affectation et si peu de sollicitude, qu’elle tournait à la mère d’actrice.

— Mais, répondit la douairière avec beaucoup de vivacité, j’ai toujours entendu que vous ne quitteriez pas votre fille. C’est grâce à votre présence seulement qu’on pourra vous croire en villégiature à Hyères…

— Merci, madame, dit Madame Déperrier d’un air sévère. Il ne faudrait point qu’on supposât que ma fille, même pour quelques semaines, a été demoiselle de compagnie.

— C’est un mot que je n’ai pas prononcé, ma bonne dame. Vous aurez votre appartement dans mon hôtel. Il me suffira de vous savoir par là, pas trop loin, pour ne point éprouver la sensation du complet abandon dans une ville inconnue, — et je vous resterai très reconnaissante. C’est, je le répète, un vrai service que je vous demande…

On avait accepté, et quand les deux amis Paul d’Aiguebelle et Albert de Barjols s’éprirent ensemble des charmes innocents de Mademoiselle Déperrier, ce fut à Hyères, dans une soirée donnée par des Russes, qui, enthousiasmés du pays, provisoirement décidés à s’y installer chaque hiver, venaient d’y acheter une villa toute meublée. Ils avaient imaginé de donner une fête d’inauguration. Ils demandèrent une liste des notables du pays comme aussi des étrangers de distinction, et lancèrent leurs invitations un peu à la diable. Ce fut comme une folie de grands seigneurs qui s’installent, et qui veulent en pays inconnu se croire tout de suite chez eux. Il se trouva, par parenthèse, que six mois plus tard ils revendirent avec perte la villa magnifique, qui avait cessé de plaire.

C’était d’ailleurs trois seigneurs authentiques, d’âges divers, parents entre eux, et réunis pour une poursuite commune de ce genre de bonheur qu’on peut rencontrer en voyage lorsqu’on a beaucoup d’argent.

Les gens du pays répondirent avec empressement à leur appel, les uns par simple curiosité, les autres pour être aimables envers ces passagers qui font la fortune des villes d’hiver. Quant aux étrangers qui acceptèrent l’invitation, beaucoup estimaient que cela ne les engageait pas plus qu’une rencontre sans lendemain dans un buffet de grande gare ou dans une caravane d’Égypte. Les étrangers donnèrent en masse.

N’est-il pas essentiel, pour les gens du monde fatigués ou malades qui demandent la paix ou la guérison aux villes d’eaux ou à la campagne — d’y retrouver, le plus souvent possible, le casino, le théâtre, les bals et toutes les occasions de fatigue qu’ils prétendent fuir ?

Albert de Barjols, lieutenant de vaisseau, qui commandait en ce moment un torpilleur aux Salins d’Hyères, fut invité comme officier de marine — et le comte Paul (on appelait familièrement ainsi Monsieur d’Aiguebelle dans tout son voisinage, depuis la mort de son père) fut naturellement invité l’un des premiers comme châtelain d’Aiguebelle.

Les dames Déperrier eurent de leur douairière sa lettre d’invitation, ainsi libellée d’après les indications du Journal des Étrangers : « Madame la marquise de Jousseran et sa famille. » Elles représentèrent « la famille » de la marquise.

On parlait déjà d’alliance ou du moins de sympathies russes. Mademoiselle Marie déclara qu’il ne fallait pas mécontenter le Tsar et qu’elle irait à ce bal avec sa mère, puisque la marquise le voulait bien et ne pouvait y aller elle-même.

Elle eut ce soir-là une inspiration de génie.

— Voyez-vous, ma mère, il doit y avoir, dans ces fonds de province, dans les châteaux où les juifs brocanteurs trouvent les vieux meubles Louis XIII, des merveilles de maris, gens d’autrefois, conservés par miracle, comme des bahuts… Si j’en emmenais un à Paris ? — Elle ajouta : Un comme ça, ça doit être facile à conduire !

C’est donc pour celui-là qu’elle s’était habillée. — Une robe blanche, en voile, plissée de milliers de plis, et tombant toute droite. La poitrine serrée dans un corsage qui s’enroulait autour du buste comme un cornet de simple papier blanc autour d’un bouquet. Pas un bijou. Point de boucles d’oreilles… Elle n’avait pas les oreilles percées. Cela disait-elle, est « plus virginal. »

C’était sa plus grande préoccupation, de se donner un air virginal. Parmi les artistes qui l’entouraient à Paris, un préraphaélite à demi anglais, admirateur passionné de Rossetti et de Burne-Jones, lui avait souvent conseillé de se coiffer « comme les femmes de Rossetti. » Elle l’avait fait déjà, avec succès, en diverses circonstances ; elle le fit ce soir-là. Elle ramena donc très bas sur ses joues des bandeaux souples qui, couvrant entièrement l’oreille, venaient mordre le coin de ses yeux. Cela permettait à l’imagination d’allonger les paupières qui allaient se perdant, pour ainsi dire, sous les cheveux.

Pour ramener en avant ces bandeaux et pour les arrondir, elle les écrasait avec la paume de sa main, d’un mouvement appuyé et tournant de bas en haut, rappelant d’une manière fâcheuse le geste classique et peu noble du pâle voyou qui mouille et contourne ses accroche-cœur. Quand elle avait appris, de son peintre, ce tour de main, ils en avaient beaucoup ri ensemble. Il leur avait paru comique de remarquer combien l’effet de cette coiffure angélique faisait contraste avec le moyen de lui donner toute sa grâce.

Elle était donc coiffée, pour la soirée russe, à la Rossetti. Et, vraiment, il était impossible de ne pas être frappé par l’émouvante beauté de cette tête ainsi arrangée. Le visage au profil pur avait une modestie d’image sacrée, sous les bandeaux cendrés où s’allumait par instants, aux lumières, une flambée d’or.

Sur ses yeux, dont l’iris bleu pâle était cerclé d’une imperceptible ligne sombre, plus ténue qu’un fil, lorsque retombaient ses paupières, unies comme l’ivoire, on voyait les cils très noirs et très longs, se détacher sur la pâleur dorée, un peu mate, du visage. Ces paupières baissées, ineffablement expressives, tentatrices comme tous les voiles, cachaient le mystère de ses regards sous un mystère de chasteté trop belle et trop désirable, inexorablement défendue. Et quand elle rouvrait avec lenteur ses yeux pleins d’ignorance et d’enfantine mais profonde curiosité, l’âme des hommes y entrait avec de folles convoitises d’inconnu et de découvertes.

Ce soir-là, cette tête de primitif émergeant d’une robe franchement moderne, prenait une particulière étrangeté. On ne se rendait pas compte de ce qu’on éprouvait à voir la singulière personne aller, venir, causer, danser, comme toutes les autres. Elle avait quelque chose de surnaturel ; elle apparaissait comme la jeunesse-fantôme d’un passé mort depuis longtemps. Elle appartenait, en effet, ainsi accommodée, à deux âges, séparés par des siècles d’intervalle. Cet air un peu fantomatique s’accusait encore au lieu de s’évanouir, lorsqu’elle prenait tout à coup la parole avec son accent bien parisien… Et lorsqu’on la regardait s’éloigner, elle donnait, vue de dos, une autre surprise : on ne voyait plus les bandeaux mystiques ; mais, sous le chignon noué bas, on apercevait une nuque ferme, ombrée d’un léger duvet d’or, une nuque qu’on sentait mutine et même provocante.


Ainsi parée, ni grande, ni petite, svelte et pourtant ferme de contour, elle n’eut aucune peine à être la reine de cette fête.

S’il y a partout beaucoup de femmes laides, on en remarque un plus grand nombre dans ces villes d’hiver où viennent s’échouer celles qui sont infirmes ou invalides. Quand elle traversait certains groupes d’Anglaises desséchées, elle avait l’air d’un lis parmi des ronces, — ou du cygne de la légende, égaré parmi les pauvres canards.

Un de ses hôtes, le plus âgé des trois Russes, fut avec elle du dernier galant, et, presque tout de suite, avec une témérité de Lovelace, il vint lui dire, en excellent français :

— Il serait, mademoiselle, tout à fait de mauvais goût de vous fatiguer ce soir d’une assiduité qu’on ne manquerait pas de remarquer. Je m’éloigne donc… Mais prenez bonne note de ma déclaration, je vous en supplie : La Russie est un beau pays, et vaste : n’auriez-vous pas la curiosité de le voir ? Je serais charmé de vous y servir un jour de cicerone…

— Tiens ! pensa-t-elle, il n’a pas l’air de couper dans les Rossetti, le bon Slave ! C’est un malin. Il la connaît !… Et moi qui prenais la Russie pour un pays froid !

Le comte Paul, que son isolement aux Bormettes rendait facile aux émotions devant la femme, fut attiré par celle-ci avant Albert. Il la lui désigna. Elle avait les attitudes qu’exigeait son costume. Elle enthousiasmait tout l’élément provincial ; — l’autre aussi du reste.

Les deux amis s’exaltèrent.

— Quel est ce monsieur ? avait-elle interrogé dès l’instant où elle s’était aperçue qu’elle avait éveillé l’attention du comte Paul.

— C’est le comte d’Aiguebelle, un des plus riches propriétaires du Var… Il adore sa mère.

— Vous énoncez cela comme si c’était une profession !

— C’est que… c’est à peu près ça. Son père est mort il y a sept ans.

— Est-elle ici, la mère ?

— Oh, non. La comtesse n’est pas une moderne. Loin de là ! Ni une cosmopolite. Elle n’admet certainement pas, pour elle du moins, les invitations comme celle de nos hôtes inconnus. D’ailleurs, elle ne se déplace pas aisément. Elle ressemble à ces meubles antiques, qui ne paraissent à leur avantage que dans les vieilles demeures pour lesquelles ils furent créés. A vrai dire, elle n’a pas tort. On est un peu camelote, aujourd’hui. Saint Antoine est le grand ébéniste, et les âmes ressemblent aux meubles…

L’idée de comparer les d’Aiguebelle à de vieux meubles réjouit fort Mademoiselle Déperrier ; elle avait eu déjà cette idée.

L’homme avec qui elle causait était un vieil ami de la marquise de Jousseran, un vieux médecin qui avait eu autrefois dans sa clientèle les plus jolies femmes de Paris. Malade et sans fortune, il était venu exercer à Hyères. A demi retraité, il y soignait les autres en se soignant lui-même.

Enchanté d’accaparer un instant la jolie parisienne qui attirait tous les yeux, il devint bavard.

Marie apprit ainsi toute l’histoire de la comtesse d’Aiguebelle.

La comtesse avait aujourd’hui près de cinquante-sept ans. Mariée à vingt-un ans, elle fut d’abord très heureuse, mais après trois ou quatre années de mariage, et comme elle venait d’avoir son fils Paul, son mari, pris tout à coup de passion folle pour une créature bizarre, fantasque, mauvaise et inexplicable, une de ces créatures qui fascinent les hommes par un charme de magicienne, — avait délaissé sa femme et son fils. Dès lors, il habita Paris tandis que sa femme demeurait aux Bormettes, où il ne mettait plus les pieds. Une fois seulement, il exigea, pendant quelques mois, la présence de sa femme à Paris. Il lui convenait, disait-il, qu’on ne crût pas qu’elle l’avait abandonné ; il voulut même qu’elle tînt sa place de maîtresse de maison, un soir où il donna, dans leur hôtel de la rue Saint-Dominique, une fête demeurée célèbre : il y avait invité sa maîtresse, qui portait fort mal un grand nom mais qui en fin de compte le portait légitimement.

La comtesse d’Aiguebelle, depuis la mort de son mari, avait pris en horreur ce Paris où elle avait tant souffert.

Le plus souvent qu’elle pouvait, c’est-à-dire six mois de l’année, elle vivait retirée dans son château d’Aiguebelle, — voisin de celui des Bormettes qui fut la propriété d’Horace Vernet. Et là, elle s’occupait uniquement de l’éducation de son fils.

Le vieux docteur qui racontait ces choses à Mademoiselle Déperrier, s’interrompit pour lui faire observer que tout le pays les savait comme lui, et que, partant, il ne trahissait aucun secret… — Cependant, ajouta-t-il, je suis allé quelquefois à Aiguebelle, lorsque le fils de la comtesse était enrhumé ou quand sa petite sœur Annette avait la coqueluche. J’ai été ainsi le témoin de l’existence admirable de Madame d’Aiguebelle, et je me plais, en toute occasion, à lui rendre hommage. La comtesse prétend, non sans raison, que Paris est devenu, de plus en plus, un lieu de perdition pour les âmes. Les idées démocratiques, que, pour mon compte, je ne dédaigne pas au point de vue politique, sont mal comprises au point de vue moral.

— Ce qu’il va devenir rasant, le bonhomme ! songea Mademoiselle Déperrier.

Le docteur, qui se croyait écouté pour lui-même, poursuivait :

— Voyez-vous, Mademoiselle, il n’y a en France ni éducation primaire, ni éducation secondaire, ni éducation supérieure. Aucun enseignement n’a remplacé la morale religieuse déchue. La comtesse a eu peur de cela, et elle a fait élever son fils chez elle par un précepteur ecclésiastique. De plus, la conduite du comte son mari, le spectacle de leur désunion, lui paraissaient à juste titre des choses qu’il fallait cacher à l’enfant. Elle l’a emmené jalousement ici. Ce n’est que depuis la mort du père qu’ils vont tous les ans à Paris, où ils sont attirés aussi par la mère de Monsieur Albert de Barjols, l’ami intime du comte, autant dire son frère. Madame de Barjols est, depuis deux ans, paralytique et clouée sur la chaise longue. Elle a, elle aussi, une fille, Mademoiselle Pauline.

— Pourquoi le comte ne l’épouse-t-il pas ?… Est-elle bien, cette demoiselle Pauline ? — demanda Mademoiselle Déperrier, déjà hostile à l’obstacle possible.

— C’est une charmante personne, et la bonté même, dit le docteur.

— Ils sont tous bons, vos personnages ! fit-elle avec l’ironie d’un critique qui juge une pièce de théâtre… Et puis, ajouta-t-elle, comme Monsieur d’Aiguebelle a une sœur de son côté, voilà deux familles mathématiquement équilibrées ! Deux mères, deux fils, deux filles ! Ils vont danser un quadrille !… Aimez-vous la symétrie en art, docteur ? Moi pas. C’est pourquoi j’adore les Japonais… La symétrie, comme disait l’autre, n’est supportable qu’en architecture !

Elle montrait assez souvent ce genre d’esprit critique, qui examine et juge les choses de la vie comme des créations artificielles. Elle avait beaucoup lu, et trop couru les théâtres. Toutes ses sensations lui en rappelaient d’autres que lui avait fait éprouver un livre — ou un acteur.

— Oui, poursuivait paisiblement le vieux médecin, on est très bon dans ces deux familles… symétriques ! On y est chrétien, au sens profond du mot. Ceux qui ont cessé de l’être religieusement, comme le comte Paul — qui est, en secret, un pur matérialiste, raisonnant, scientifique, transcendant, — sont demeurés des chrétiens philosophiques… Son ami Albert est dans ce goût-là ; seulement, lui, c’est un positiviste. L’autre a gardé du mystique.

— C’est très intéressant, docteur.

— Vous vous moquez, mademoiselle !… C’est vrai, j’entre là dans des détails.

— Croyez-vous donc que je n’aie pas compris ?

— Je ne dis pas cela… Pour vous donner une idée de la bonté du comte Paul, j’ajouterai que, sur le conseil de sa mère, il a étudié la médecine, uniquement pour pouvoir soigner les pauvres gratis, ici et ailleurs. Pour elle, c’est de la charité ; pour lui, c’est de l’altruisme.

— Il est docteur ?

— Tout à fait.

— C’est très beau, cela ! et dites-moi, docteur, s’il est fils unique, le comte Paul votre confrère… il sera follement riche un jour ?

— Follement, non !… deux cents mille livres de rente, tout au plus… D’ailleurs, il y a sa sœur, la petite Annette… Encore un ange !

— C’est donc le paradis, votre pays d’Hyères ?

— Peu s’en faut ! Ah ! çà, vous faites donc des romans, mademoiselle ?

Elle pensa qu’on lui offrait une excuse valable à son insistante curiosité.

— Chut ! fit-elle… Ne le dites pas. J’essaie… Mais ce n’est pas très bien porté, pour une jeune fille.

— Eh bien, répliqua le docteur, ravi d’être le confident d’une si belle personne, — vous auriez là de touchants sujets d’étude… Et même quelques scènes remarquables, ajouta-t-il naïvement. La méchante femme, la maîtresse, trompait, bien entendu, le comte Louis d’Aiguebelle. Il a fini par s’en apercevoir. Désespoir. Il était ensorcelé, le malheureux… Il vint se réfugier ici… Seul, rongé de chagrins, de remords peut-être, il a demandé le pardon de sa femme… Il lui a fallu le conquérir.

— De là sans doute la naissance de la petite fille… qui m’étonnait ! prononça Mademoiselle Déperrier.

Le vieux médecin la regarda avec un peu de surprise.

— J’ai oublié mon Paris, dit-il… Vous avez un esprit du diable !

— Oh ! j’ai vingt-deux ans, docteur, se dépêcha-t-elle de répondre un peu inquiète d’elle-même, ne sachant pas au juste en quelle mesure elle avait dépassé la note… Et je me destine… à la littérature.

Il le crut.

— C’est juste, dit-il… C’est votre anatomie. Eh bien, écoutez ceci. La comtesse est tourmentée par la crainte de voir revivre tôt ou tard dans son fils les passions du père. Il y a aujourd’hui des mots qui courent le monde, comme une monnaie, emportant avec eux des soucis nouveaux, inconnus à nos pères. Un de ces mots est atavisme , un autre est hérédité . Des ignorants les connaissent et ils ont des terreurs toutes modernes. La comtesse a peur du mot et de la chose pour son fils, des deux mots même, car l’aïeul de Paul d’Aiguebelle fut un luron. Profondément religieuse, un peu superstitieuse, elle croit aussi que le châtiment des pères est souvent dans le malheur des fils innocents — et elle tremble. Tout cela vous a je ne sais quelle couleur de pressentiment funeste. Elle s’imagine à tout instant qu’une mauvaise femme va paraître, qui lui prendra son fils comme une mauvaise femme lui a pris son mari. Cette crainte est devenue une sorte d’obsession morbide. Elle est véritablement malade d’ailleurs. Le cœur est atteint, et elle y pense. Elle le dit à qui veut l’entendre. Elle souhaiterait voir son fils marié, et, en même temps, elle redoute pour lui le mariage comme une aventure ! S’il allait se tromper ! se lier horriblement à une femme toute pareille à la sorcière qui a fait le malheur de son mari !… Et voici qui est plus terrible encore : la cruelle expérience du mariage qu’a faite la comtesse a empoisonné le cœur du fils, comme celui de la mère ! — Ne trouvez-vous pas tout cela tragique, mademoiselle le futur romancier ? Je vous donne le sujet. Démarquez-le avec soin, et le développez. Il en vaut la peine. Ce jeune homme, élevé dans la solitude, aux côtés d’une mère désespérée, a quelque chose de sombre parfois. C’est une nature croyante et une volonté sceptique. Il se livre et se méfie, en des entraînements successifs, également violents… En voilà un qui est curieux à observer ! Mais ce qui est beau, chez cet homme de trente ans, c’est la vénération attendrie qu’il a pour sa mère ! Pour la voir vivre et mourir heureuse, il sacrifierait, il a peut-être sacrifié tous les bonheurs. Elle a tant souffert par le père !… Il ne voudrait pas la voir souffrir par sa faute à lui !…

— Est-ce qu’elle n’est pas un peu jalouse ?

— Jalouse ?… peut-être. Mais surtout, si elle n’était pas aimée tendrement de la femme de son fils, — si elle-même n’avait pas pour la femme de son fils une tendre affection — le malheureux enfant ne saurait plus vivre. Voilà de quoi il a peur, et il ne se mariera pas, je le crains… Que dites-vous de ce sujet de roman ?…

— Gardez-moi le secret, docteur. Je n’ai jamais montré de mon style à personne !

— Un médecin, c’est un tombeau ! dit-il en riant, et persuadé qu’il avait eu de l’esprit… Maintenant, venez au buffet et puis je vous laisserai toute à la danse, mademoiselle…

Ils se levèrent et gagnèrent le buffet. Le docteur ne remarquait pas qu’ils étaient suivis de près par le comte Paul, fasciné. L’observateur expérimenté, c’était elle…

Il y en avait un autre : c’était l’aimable Russe, qui vint, presque aussitôt, lui réclamer une valse.

Un peu énigmatique, comme ses compagnons, les deux autres maîtres du logis, et comme bien d’autres Slaves, le prince Tcherniloff était de haute taille, et portait une barbe longue, d’un beau châtain luisant, imperceptiblement parfumée. Entre cette barbe épaisse et l’épaisse moustache (très cosaque, la moustache !) ses lèvres apparaissaient rouges de sang, et s’ouvraient sur des dents terribles, les dents d’un loup de la steppe.

Avec cela, cet homme admirable, visiblement de force à soulever, sur ses épaules, une troïka toute attelée, vous regardait d’un œil à la fois transparent et trouble comme une eau où tremble une flamme.

Il faut croire qu’amateur d’esclaves blanches, ce policé subtil, plein de sauvages violences, avait observé et interprété les regards, tout le manège, les moindres mouvements de la jeune fille. Tandis qu’elle interrogeait le docteur, — en jetant de temps à autre un regard imprudent quoique furtif sur le comte Paul dont elle était occupée, — sans doute le prince, de son côté, avait interrogé quelqu’un des invités et tiré ses conclusions.

Quoi qu’il en soit : « Mademoiselle, lui dit-il, tout en la ramenant du buffet vers le bal, — Mademoiselle, pardonnez-moi la hardiesse de mon langage, ou plutôt permettez-moi d’être hardi… » Il l’observait et vit très bien qu’elle ne sourcillait pas. Elle laissa au contraire échapper de ses yeux tranquilles une courte flamme.

Elle aimait follement tout ce qui avait « de l’allure. » La seule idée que cet homme était Russe, l’emplissait de joie ! Elle en éprouvait quelque chose comme la sensation de voyager sur place… Il y a, comme cela, des cosmopolites sédentaires. Ils aiment voir l’univers chez eux.

Elle répondit vivement : « Hardi ? Soyez-le… prince !… Je suis si sûre que votre hardiesse sera charmante… et honnête. »

Elle ajoutait mentalement : « Et puis il y a tant de monde ! »

— Honnête, comment l’entendez-vous ? — dit-il.

Elle eut peur de ne pas apprendre ce qu’il désirait tant lui dire.

— Allez toujours, fit-elle.

— Que ce soit honnête ou non ?

Elle se mit à rire aux éclats. Ce rire parut déplacé et bizarre à plusieurs personnes qui la dévisagèrent. Des dames la lorgnaient.

Pour son interlocuteur expérimenté, il était impudent, vicieux même, ce rire !

— Allons dans la salle à côté, dit-il.

— A quoi bon ? répondit-elle. Je ne connais personne, ici.

Le comte Paul, pour l’instant, n’osant la suivre, était resté dans une salle voisine. Elle était libre de flirter un moment avec son Russe.

Il le comprit, et il se sentait excusé d’avance de toutes les audaces qu’il voulait avoir. La musique commençait. Les valseurs s’élançaient. Ils les imitèrent.

Et le prince murmurait, en la serrant contre lui d’une façon insinuante : — En deux mots, mademoiselle, je me suis permis de vous regarder avec attention et j’ai cru, sur de certains signes, reconnaître une personne destinée… à de grandes… à de très grandes choses.

— Quelles choses ?

— Mystérieuses…

— Ah ! et sur quels signes, prince ?

— C’est mon affaire.

— Vous êtes bohémien ?

— Un peu…

— C’est un horoscope, alors ?

— Peut-être… de ceux qui ne se trompent guère, parce qu’ils font naître et dirigent la destinée qu’ils annoncent…

— Oh ! oh !

Elle s’amusait étrangement. — Des propos semblables, elle n’avait jamais entendu que cela. Quelque chose en elle, — pour qui savait voir, en se dégageant des troubles qu’elle inspirait, — provoquait ce genre d’impertinences, les sollicitait même. Seulement, à l’ordinaire, c’étaient des journalistes, des peintres ou des gommeux parisiens qui les murmuraient à son oreille, — enfin des gens comme on en voit tous les jours, des êtres sans mystère, sans prestige… des compatriotes… Oh ! les steppes, la Russie, les troïkas, Pouchkine, et Lermontoff, l’auteur tourmenté de Un héros du siècle , le Musset, le don Juan du Caucase !…

— Eh bien, prince ?

Chaque fois qu’elle disait : prince , elle éprouvait une émotion ; ça la flattait.

— Eh bien, si je ne me trompe (ne m’interrompez pas, de grâce) si je ne me trompe, vous avez choisi ce soir, ici-même, un fiancé… Chut ! silence !

Il imposait silence d’un air impérieux, sans réplique… Elle pensait : « A la bonne heure ! En voilà un qui sait voir au fond ! — Très fort, le cosaque ! et sans doute un vrai prince… Ça vous a l’habitude du commandement… Enfin, je n’en ai que pour cinq minutes… Un peu de patience : ça sera si drôle à raconter ! »

— Et, poursuivait le prince, ce fiancé que vous avez choisi ce soir n’est pas l’homme qu’il vous faut… (Vous parlerez après !) C’est un gentilhomme terrien, comme on dit en France, — un villageois, pour mieux dire, — confiné dans ses vignes, et incapable de vous mettre à votre rang… Vous êtes née pour la grande vie, mademoiselle. Un connaisseur n’a pas besoin de vous regarder longtemps pour le deviner.

— On dirait, pensa-t-elle, qu’il estime un cheval !

Pourtant elle continuait à être flattée. C’est égal, il lui faisait un peu peur — pas trop — mais tout de même…

— Enfin, voyons la suite.

— Il vous faut Paris…

— Oh ! oui, dit-elle.

— Ou Pétersbourg, acheva-t-il… Bref, Mademoiselle, quand vous serez désabusée sur le compte de l’homme que vous avez rencontré ici, ce soir, — et que cela vous arrive dans trois jours ou dans trois ans…

— Alors ? interrogea-t-elle.

— Alors, quels qu’aient été vos bonheurs ou vos malheurs, peut-être même vos fautes, — et que je sois, moi, Tcherniloff, marié ou non, — alors, rappelez-vous notre conversation de ce soir… Vous trouverez un gentilhomme russe — qui n’a qu’une parole — toujours prêt à vous obliger.

Comme il la reconduisait, il tira de sa poche un étui d’ivoire sculpté, mince et plat comme un carnet ; il l’ouvrit, y glissa sa carte de visite et, sans prendre la peine de se cacher, il le lui offrit en disant :

— Faites-moi l’honneur de garder ce petit souvenir, mademoiselle. Ce n’est que l’enveloppe de mon adresse à Pétersbourg… L’une vous empêchera, j’espère, de perdre l’autre. Avec votre autorisation, je ne vous parlerai plus de la soirée, pour ne rien compromettre de vos projets… que, dans votre intérêt, je n’approuve pas !

Ils se quittèrent avec un grand salut. Que faire ? un esclandre ? Elle fourra prestement l’étui dans sa poche.

— C’est raide, au fond, pensait-elle, — mais si bien exécuté, si amusant ! En voilà, du vrai roman ! C’est égal, j’aime mieux les d’Aiguebelle… Ce n’est que du trois pour cent, mais c’est du solide ! Ça doit durer autant que la France ! Sur ces valeurs étrangères, on manque par trop de renseignements !

Quand elle voulut se retirer, la voiture commandée par la marquise n’étant pas arrivée à l’heure dite, le comte Paul, aux aguets, (il avait dansé deux fois avec elle) offrit son coupé et la reconduisit, flanqué de Madame Déperrier.

En route, Marie Déperrier ne manqua pas de déplorer les progrès du cosmopolitisme, et la facilité, déplorable en effet, avec laquelle on accepte aujourd’hui d’assister à des soirées « pareilles à celle-ci. » La curiosité seule l’y avait poussée, une ardente curiosité qu’elle reconnaissait digne de blâme.

Dès qu’il eut laissé ces deux dames à la porte de leur hôtel, Paul revint prendre Albert, qu’il emmena coucher à Aiguebelles, et ils ne cessèrent pas, en une heure de route, de détailler et d’exalter le charme virginal de la belle inconnue… « Un rêve, c’est vrai, une apparition ! »

Paul, dès le surlendemain, se fit présenter à la marquise de Jousseran et, pendant les deux mois qui suivirent, il parvint d’ailleurs sans peine à revoir plus de dix fois Mademoiselle Déperrier. Comme il vivait avec Albert, il arriva qu’Albert la vit trop souvent, lui aussi.

Elle avait bien compris quel homme était le comte Paul, et elle se maintenait, en conséquence, dans son rôle de modestie sans affectation. Elle jugeait bien la situation. Pour plaire à Paul et à sa mère, elle n’avait vraiment que ce moyen : les tromper du tout au tout sur sa personne morale.

V

Le docteur voyait juste : c’était une âme intéressante que celle du comte Paul. Il n’était point compliqué, mais nettement double, aussi prompt à douter qu’il était enclin à croire — aussi emporté dans sa conception quasi-mystique du bien, que passionné au sens matériel du mot.

Une anecdote de son enfance, que sa mère aimait à conter, montre combien, tout petit, il avait déjà une conscience en éveil et forte, en même temps que des gourmandises puissantes :

Un jour — il avait sept ans — sa grand’maman, qui habitait avec eux le château d’Aiguebelle, n’était pas descendue se mettre à table. On lui avait monté son déjeuner dans sa chambre. Elle fit redemander d’une certaine confiture dont elle était friande.

— Tiens, petit Paul, c’est toi qui vas porter à bonne maman, qui est dans sa chambre, cette assiette de confiture. Ça lui fera plaisir, si c’est toi. Et dis-lui qu’on t’attend. Reviens tout de suite.

L’enfant se leva et s’en fut, bien attentif à ne pas renverser l’assiette qu’il tenait à deux mains. Il y avait à table son précepteur, l’abbé Tardieu, et deux dames du voisinage.

L’enfant parti, on continua de causer. Quelques instants s’écoulèrent, et l’on s’étonnait de ne pas le voir revenir, lorsque tout à coup, dans le vide sonore du vaste escalier, on entendit des cris déchirants et des pleurs.

Tout le monde courut, croyant qu’il était tombé, blessé peut-être… On le trouva debout à mi-étage, son assiette entre ses deux mains un peu tremblantes, et versant de grosses larmes en pleine confiture, tout haletant et suffoqué.

— Qu’as-tu, enfin ? Qu’as-tu, mon mignon ? Qu’est-il arrivé ? Pourquoi pleures-tu ?

Il fit cette réponse étonnante, coupée de sanglots :

— … C’est que… jamais… je n’arriverai jusqu’en haut… Non, maman, jamais ! jamais je ne pourrai la porter si loin… sans l’avoir mangée !

— Ah ! dit l’abbé enchanté, c’est une conscience du bon Dieu ! Cela nous fera un de ces hommes rares qui savent résister aux pires tentations, et qui seraient capables de mourir du seul désespoir d’avoir commis une faute !

Paul aimait sa mère plus que tout au monde. Il aimait Albert de Barjols autant que sa sœur Annette, et il était en outre attaché à cet ami d’enfance par les mille liens subtils des pensées les plus profondes, continuellement échangées.

Aucun des deux amis n’avait eu l’occasion de recevoir de l’autre quelqu’un de ces importants services qui sont un point de départ nécessaire aux amitiés romanesques. Ils s’étaient connus tout petits. Ils s’aimaient dans leurs qualités heureuses ; ils se conseillaient l’un l’autre ; ils s’excusaient ou se blâmaient utilement ; chacun d’eux était pour l’autre une aide d’âme, un secours moral, un écho attendu, une réponse appelée. Quand les longues absences du marin les séparaient, il leur arrivait de passer des mois sans s’écrire, mais comme ils étaient certains tous deux de se retrouver aussi aimants, aussi prêts à tous les dons, à tous les dévouements, — la pensée de leur amitié sans exigence leur suffisait, parce qu’elle les empêchait de sentir l’esseulement dans le vide, — qui est l’unique vrai malheur de la vie.

C’est Albert le positiviste qui avait trouvé cette formule, approuvée par Paul : Ce qu’il y a d’estimable dans l’amour, c’est la quantité d’amitié qu’on y retrouve à l’analyse.

Albert, d’esprit aussi littéraire, mais plus scientifique que Paul, lisait beaucoup, pendant les longs loisirs que lui laissait son service à bord ; et il se piquait d’éclairer, avec des idées précises, le sentiment plus intuitif de Paul sur toutes choses.

Aucun d’eux ne croyait. Tous deux le cachaient à leur mère. Albert professait un athéisme raisonné que Paul trouvait teinté d’absurde. Il lui disait : « Moi, je ne crois plus, mais j’espère encore, vaguement. Que savons-nous ? L’homme est si bête !… Je compte beaucoup sur la bêtise de l’homme ! »

Tous deux, en renonçant à la foi de leur enfance, avaient gardé, profondément gravée dans leur cœur, la morale que leur avait enseignée la religion… « Il n’y a pas mieux, pour qui veut être un honnête homme et un homme bon », disait Paul.

Le sens moral, disait-il, c’est l’instinct de conservation de l’homme social ; il est inné aussi bien que celui de l’homme physique. Or l’homme est, de par la nature, un être destiné à vivre en société, comme l’abeille. Il y a une base commune à toutes les morales, et les commandements de Dieu les résument toutes assez bien. Ainsi disait Paul. — C’est une erreur accréditée d’assurer que les penseurs de profession, ceux qui écrivent pour le public, sont les seuls à penser, ou même les seuls à écrire. — Paul prétendait que l’homme étant bien décidément privé de tout secours providentiel, doit, s’il entend ses vrais intérêts, conclure à la nécessité d’être meilleur pour soi-même c’est-à-dire pour son semblable. Dieu n’étant plus là pour nous aimer, nous devons nous aimer davantage. Plus l’homme se croit en droit de nier la Providence, plus il doit s’efforcer de devenir lui-même une providence pour les autres hommes, ses frères et ses fils. Si l’athée ne se résigne pas à s’imposer les sacrifices qui font les héros, — il retombe à n’être que l’animal le plus dangereux de la terre ; — c’est le chercheur de proie, sans autre loi que son caprice et sa force, le monstre enragé, qu’il faut étouffer bien vite, au nom de ses propres principes, — sous peine de lui laisser détruire l’antique héritage de l’humanité qui pense, qui sent et qui aime !

Nous errons sur un bateau perdu, au milieu des océans mornes, sous le ciel noir de la science. Soyons-nous à nous-mêmes des dieux plus bienfaisants que ceux des religions. Ceux-là, les philosophes les ont détruits, sans doute par amour de la justice, mais peut-être inconsidérément, — car, disait souvent Paul à Albert, si Dieu était la forme la plus concrète, la plus vivante, la plus facile à populariser, à faire aimer, — de l’idéal et de la morale nécessaires.

Les deux amis croyaient qu’on peut baser une morale divinement humaine sur la seule charité. Seulement Paul était persuadé que cette morale, toute abstraite, sans incarnation ni sanction, ne serait jamais qu’une conception d’esprits cultivés, intransmissible à l’âme élémentaire des masses. Bref, il regrettait Dieu, — tandis qu’Albert, plein de quiétude, trouvait que de bonnes lois suffisent à régir un peuple civilisé, et que les éclairs du Sinaï n’ajoutent rien à l’autorité de la justice.

Si surprenant que cela puisse paraître à bien des gens, ces sortes d’idées n’étaient pas pour eux de simples motifs à bavardages. Leur vie, à toute heure, était influencée par leurs convictions, et il ne se passait guère de jour où ils ne fissent quelque effort pour être meilleurs, plus équitables. Il y a, comme cela, dans des coins de France et du monde, sur des bateaux errants en mer, dans des châteaux et dans des masures, quelques êtres attardés qui réalisent par leurs actes, de personnelles, d’idéales conceptions de bonté, de justice…

Est-ce à dire que les deux amis fussent des saints ? Loin de là, puisqu’on semble exiger de ceux à qui on décerne les honneurs de la sainteté, de surhumaines vertus, et que, pour les catholiques, l’idée de pureté est presque liée à celle d’ascétisme.

Non, ils vivaient de la vie commune. Ils n’étaient pas sans passions, ni certes, sans péchés. Ils étaient faibles, étant des hommes. Ils étaient égoïstes souvent, jaloux à l’occasion ; ils éprouvaient parfois des mouvements de rage ou d’envie, de sourdes révoltes de la bête brute, car c’est dans un animal que s’élaborent tous les nobles désirs de l’esprit, — dont la moindre conquête exige un rude effort.

Mais tout le chaos des mauvais sentiments fatals était dominé en eux par la possibilité toujours présente de se dépasser eux-mêmes, dans un moment donné, — d’être meilleurs qu’eux-mêmes durant cette minute qui suffit à faire un héros, qui est le temps de créer, la minute infinie de l’amour.

Ainsi, ils avaient, malgré leurs nobles pensées, malgré leurs aspirations hautes et leur ferme conception de l’idéal, quelques erreurs à regretter : leur idéal en était-il moins respectable ? Non, certes ! Rien n’est absurde, rien n’est malfaisant comme de refuser à un coupable le droit d’affirmer la beauté du bien ! Celui-là au contraire qui connaît l’âpreté des chemins du mal, n’est-il pas le mieux venu à recommander le choix des autres, surtout si, franchement, il avoue ses raisons ?

Les deux amis avaient donc à leur passif plus d’une faute et ne conseillaient à personne de les imiter ; fautes d’amour, bien entendu. Non pas tant Albert, qui n’avait guère connu pour maîtresses que de petites sauvages en lointains pays… Mais Paul, en pays civilisé, n’avait eu le choix, n’étant point marié, qu’entre de précaires amours qui, toutes également, avaient blessé sa délicatesse affinée, son sentiment du juste et du beau. Et ses meilleurs souvenirs n’allaient pas sans quelques remords.

Il avait, en résumé, contre la femme qui n’est pas la Mère ou l’Épouse, non seulement les répugnances persistantes d’un catholique émancipé tardivement — et qui a gardé, au fond, sa manière religieuse de juger le péché ; non seulement les répugnances d’un simple honnête homme pour tout ce qui n’est pas avouable et avoué, mais encore une sorte de haine particulière et violente… N’était-ce pas cette race mystérieusement maligne, sataniquement trompeuse, qui avait fait la honte de son père, et le malheur de sa mère adorée ?

A être demeuré longtemps dans une solitude presque complète auprès de cette mère en deuil d’un mari vivant, à toute minute soucieuse de préserver son fils des moindres dangers du dehors, Paul était resté longtemps enfant, et il avait gardé les expressions passionnées d’une tendresse qui veut être consolante. Mais aussi, — précocement réfléchi, — avec le désir douloureux de ne jamais ressembler à celui qui aurait dû être son modèle vénéré, il avait conçu de la femme l’opinion que la Bible légitime en ces termes : « La femme est amère comme la mort ; ses cheveux sont des liens et ses mains sont des chaînes. »

La femme, c’était le serpent. Il l’évita, et il songeait, le cas échéant, à lui écraser la tête. Il la connut tard, bien après avoir perdu, par la lecture des philosophes, la foi de son enfance. Le jour où il se vit trompé par l’une d’elles, il ne fut pas surpris, ni trop malheureux : il se réjouit d’être délivré, plus qu’il ne s’affligea d’être trahi.

Albert, lui, parlait plus rondement de tout ce qui a trait à l’éternel sujet. Il appelait le remords une perte de temps et affirmait qu’on a plus tôt fait d’agir mieux que de regretter d’avoir mal agi. Il prétendait que si on a conduit une femme à l’oubli de ses devoirs on n’a plus le droit de la condamner, tandis que, tout en se blâmant lui-même, Paul, en pareille occasion, n’accordait à la femme que son mépris, attristé mais entier. Albert d’ailleurs avait une tendance naturelle à prendre toutes choses du bon côté, à interpréter avec bienveillance les actes douteux. Il n’était pas facilement soupçonneux, nullement méfiant. Il n’avait été pris dans aucune aventure compliquée, dans aucune intrigue, et s’étonnait ingénument de celles que lui contait son ami. Au fond il avait la naïveté des savants pour qui tout est théorie et que la vie n’a pas instruits à leurs dépens.

Paul au contraire, malgré ses résistances théoriques, s’était trouvé à plusieurs reprises enlacé par de dangereuses coquettes. Mais, armé de méfiance comme il l’était par le souvenir du malheur de son père, il avait voulu et su les voir toutes à visage découvert. Une d’elles avait été si agréablement surprise d’être démasquée, elle en avait conçu une si vive admiration pour l’esprit de Paul, qu’elle lui avait livré gaîment tous les secrets de sa vie. Il avait tiré de là le plus clair de son expérience. Il avait reconnu, avec cette Ariane, les moindres petits chemins contournés où un esprit de femme rusée s’amuse à perdre un mari et un ou plusieurs amants… Le danger de posséder cette sorte d’expérience apprise, méditée et approfondie, c’est qu’on se sent porté à appliquer à toute la race des femmes la mesure qui doit, en bonne justice, ne s’appliquer qu’à une seule catégorie. C’était du moins l’avis d’Albert, qui, à tout instant criait à Paul : Casse-cou !

D’ailleurs, Paul ne tombait généralement pas dans cette erreur d’étendre sur toutes, sans examen, le scepticisme qui lui avait été inspiré par ses propres mésaventures ni la méfiance qui lui était conseillée par le souvenir toujours présent des mésaventures paternelles. Il croyait qu’il y a, bien distinctes, deux sortes de femmes : celle des Épouses, des Mères, des Sœurs — et la race des Autres. C’était, en effet, pour lui comme deux races, si essentiellement différentes qu’elles ne peuvent se mêler entre elles. Il admettait des valeurs personnelles diverses dans un camp comme dans l’autre, — mais c’était bien deux camps séparés par un infranchissable fossé.

Sur ce point encore, il ne raisonnait pas. Il croyait cela passionnément, comme autrefois il avait cru aux choses que lui affirmait l’abbé, — et Albert avait fort à faire pour combattre ses entêtements là-dessus.

Paul concluait toujours ainsi : « Laisse-moi mes idées : elles me sauvent… Je ne veux pas faire courir à ma mère le risque d’avoir pour belle-fille une de ces femmes qui sont faites pour rester parmi les autres !… »

Paul, une fois, avait cru rencontrer la Fiancée, Son cœur avait battu vite. Il s’était trouvé malheureusement que celle-là aimait ailleurs…

Depuis, il ne cherchait plus, se disant que sa mère, vieillissante et malade, avait besoin de lui, de la tendresse sûre de ses enfants, et que se marier, c’était faire courir à cette mère chérie une trop grande chance de malheur…

Or, depuis quelque temps, gagné de plus en plus à la cause de l’indulgence et de la pitié quand même, il s’était mis à blâmer sévèrement son habituelle tendance à douter de la plupart des femmes. Il se méfiait de ses méfiances. Dans son honnêteté philosophique, avide de progrès, il craignait de former des jugements téméraires, de tourner au pessimiste aigri, et enfin, par-dessus le marché, de passer sottement à côté du bonheur. Il s’inquiétait donc de son scepticisme invétéré à l’endroit des femmes, et, réagissant avec énergie, il accordait parfois d’aveugles confiances à celles-là mêmes dont il avait pensé le plus de mal. En ceci encore, il était compliqué, mais avec simplicité : nettement double.

Mademoiselle Déperrier n’éveilla pas chez lui une ombre d’inquiétude. Il la vit, et elle le charma. Il tendit son cœur vers elle, naturellement, comme le voyageur du désert, altéré, court vers l’eau qui semble pure sous un reflet de ciel…

Il la vit et il l’aima.

VI

Toutes les belles et bonnes raisons qu’il avait d’aimer avec passion la jeune fille, Paul deux mois après, les expliquait brusquement à son ami, — au moment précis où Albert allait lui dire, pour son compte, — les mêmes choses.

Ce n’était donc pas Albert qui pouvait lui inspirer contre Mademoiselle Déperrier le moindre doute. Le pauvre lieutenant de vaisseau reçut cette confidence — amour et projet de mariage, — comme un coup de couteau dont on meurt en silence.

Ils se promenaient sous les platanes d’Aiguebelle, à mi-coteau, avec la mer à l’horizon, — et, par-dessus l’échiquier blanc et bleu des salins, ils voyaient les grands bateaux en ce moment mouillés là.

— Eh bien, qu’en dis-tu, Albert ?

Albert réfléchissait.

L’aveu de son amour à Paul, lui devenait impossible juste dans le moment où il allait le faire. Parler franchement, c’était désespérer son ami… Au profit de qui ? De lui-même ? Mais pourquoi serait-ce lui le choisi de cette jeune fille ? Il y avait bien plus d’apparence qu’elle aimerait un homme comme Paul… Les marins partent trop souvent. Leurs femmes sont des demi-veuves…

A ces considérations, il en ajouta une décisive : il fallait qu’un des deux amis se sacrifiât. Paul avait confessé son amour. Albert n’avait encore rien dit. Le sacrifice le plus complet, le plus utile, le seul heureux, c’était donc le sien, puisqu’il resterait ignoré. Paul en pourrait jouir sans une ombre de regret.

Le brave garçon prit rapidement son parti.

— Mon cher frère, dit-il (ils s’appelaient quelquefois ainsi), je crois, à en juger par toutes les apparences, que tu as bien placé ton cœur. Tu seras heureux… comme tu le mérites. Mais moi, si tu te maries bientôt…, je ne serai pas là.

— Comment donc ?

— J’ai sollicité avant-hier le commandement d’une canonnière au Tonkin. Je suis chaudement appuyé par l’amiral Drevet : je me crois sûr d’obtenir ce que je désire.

— Ah ! quel malheur ! dit simplement Paul, — habitué à ces brusques départs du marin.

Ils continuèrent à parler de ce mariage.

Le soir même, le lieutenant de vaisseau écrivait à son ami :

« Je suis forcé de partir pour Paris, appelé par dépêche. Mon affaire réussira. Sois heureux… sois heureux… »

Il y avait, dans la répétition de ces deux mots, une douleur que Paul ne pouvait pas voir.

Albert ne se doutait pas qu’il allait laisser derrière lui sa sœur Pauline désespérée du mariage de Paul. Elle avait, pour l’ami de son frère, depuis qu’elle était née à la vie du cœur, un noble, un profond amour, ignoré même de sa mère.

Il obtint son commandement, et partit, au grand chagrin d’Annette, la petite sœur de Paul. Annette avait pour lui — symétriquement ! — un amour de pensionnaire dont il était bien loin de se douter, — et qui l’eût consolé peut-être…

Et, peu de temps après la conversation des deux amis et le départ d’Albert, le comte Paul avait ouvert son cœur à sa mère… Elle avait souri tristement… — et c’est alors qu’elle avait écrit à l’abbé.

Quand elle eut reçu la réponse du vieux précepteur de Paul, il fut convenu qu’on irait passer à Paris tout ce printemps. Elle voulait voir et juger Mademoiselle Déperrier. De plus, le départ d’Albert laissait bien seules Madame de Barjols et sa fille. On partit donc. La présentation des dames Déperrier chez la comtesse d’Aiguebelle, à Paris, se fit un soir où il y avait quelques personnes. Marie se tint sur une réserve extrême… Et il n’y eut rien que l’observation en attente, de part et d’autre.

Deux mois plus tard, en avril, Paul demandait à sa mère, pour la centième fois : « Eh bien, que pensez-vous d’elle, ma mère ? »

— Donne-moi le temps de me reconnaître.

Mademoiselle Déperrier n’était pas sympathique à la comtesse. Le cœur des mères voit profond. Mais la mère de Paul ne trouvait rien à dire pour justifier son antipathie. Elle ne l’avouait donc pas, et se contentait d’ajourner le prononcé de son jugement. Désolée d’avoir à faire souffrir Paul, elle avait cependant ce courage.

— Tu ne peux vraiment pas, lui disait-elle en souriant, me forcer à être aussi emportée que toi… Il y a dans ton opinion sur elle, d’après tes propres théories, un élément d’erreur : l’amour même. Moi, je n’ai qu’à l’aimer d’une amitié forte, qui naîtra uniquement de mon jugement moral… Donne-moi le temps !

Il attendait avec confiance, — puisqu’il aimait.

VII

Ce n’était pas peu de chose — elle le comprenait bien, — que d’apparaître à son provincial une femme « comme il faut », telle qu’il devait l’entendre.

Dans ses tentatives variées d’ambitieuse inquiète, elle avait naturellement pensé au théâtre. C’est le tremplin de beaucoup de coquettes, un moyen de parvenir comme un autre, aujourd’hui ; seulement, il y faut du talent, et c’est à quoi pensent le moins toutes ces pauvrettes qui vont au feu de la rampe comme des papillons affolés.

Un des jeunes acteurs, espérant, selon sa propre expression, qu’il arriverait bien vite à « faire ses frais », avait donné des leçons gratis, pendant une année ; puis, irrité tout à coup de voir qu’il n’avait rien à espérer, il avait offert de se faire remplacer par un vieux « cabot » de sa connaissance, pauvre et laid, qui, pour un déjeuner, affirmait-il, donnerait des leçons de maintien et de diction, d’après les plus solides principes.

Dès qu’il eut présenté le vieux, le jeune émule de Talma, qui avait une affaire urgente dans les coulisses du Conservatoire, espaça ses précieuses visites. On ne le voyait plus que deux fois par an.

En revanche, le vieux cabotin arrivait deux fois par semaine. C’était un ancien élève de Samson. Il le disait et c’était vrai. Il avait des cartes à un franc le cent sur lesquelles on lisait en lettres grasses :

PINCHARD,
de la Comédie française.

Il y avait débuté en effet vers 1845. Il n’avait plus d’âge. C’était un doux souffreteux, très honnête, très bon, mais doué à un degré plaisant de tous les défauts particuliers à ceux de sa profession. L’inaltérable gaîté qu’il gardait malgré l’excès de sa misère, lui faisait tout pardonner.

Le malheureux avait même imaginé, un jour où il avait trop faim, d’aller réciter des vers, dans les cours des maisons. C’était une chose attendrissante que de lui voir rejouer, pour payer à table sa place de parasite, son rôle de mendiant des rues.

— Le jour où je pris cette résolution, disait-il, j’entrai d’abord dans une cour de la rue des Saints-Pères. J’avais appris avec beaucoup de soin la Conscience de Victor Hugo, — mais la honte me suffoquant, au moment de commencer, j’attaquai, sans le vouloir, le récit de Théramène que je savais depuis mon enfance ! Ma douleur était si vive, que je me sentis pathétique. Ah ! si un public connaisseur, un vrai public, mon public de la Comédie française, avait pu me voir ce jour-là !… On s’était mis aux fenêtres, et les sous commencèrent à pleuvoir avec les quolibets.

Alors, il se mettait à mimer la scène, laissant tomber un sou à terre, de temps à autre, et interrompant d’un « merci bien ! » du plus piquant effet, l’illustre tirade, à la manière des joueurs d’orgue de Barbarie.

— « A la fin, terminait-il, saisi par le désespoir de ma situation personnelle, je tombai sur un genou, la tête dans mes mains, en criant malgré moi : « Non ! non ! c’est trop souffrir ! » On attribua ma douleur à Théramène ; on crut que je pleurais ce pauvre Hippolyte, et, à toutes les fenêtres, éclatèrent des applaudissements, dont, malgré mon désespoir, je me sentis encouragé, et même charmé !

« Cela parut si comique à une bande d’étudiants groupés à une fenêtre du cinquième, qu’ils m’envoyèrent chercher, et de ce moment, j’entrevis des jours meilleurs. J’allais, répétant quotidiennement, dans les cours des maisons où logent des étudiants, le récit de Théramène.

« Profitant de l’indication que m’avaient donnée « la nature » et le hasard, je coupais le fameux récit de réflexions de mon cru sur ma misère et le malheur des temps… Et cela m’a permis de vivre. Tout le quartier me connaît sous le nom de Théramène… Appelez-moi comme ça. Ça me fera plaisir, ça me rappelle mon plus gros succès ! »

C’était un professeur économique qu’on avait pris en affection, ce vieux. On lui mettait quelquefois un balai entre les mains ; quelquefois, sous le pied, une brosse à cirer le parquet ; et il cirait, et il balayait, disant : « L’art se rend utile : Utile dulci ! » Et, vraiment, il lui était doux, à cet ingénu, de se rendre utile à qui l’aidait.

De fait, il était intéressant, et on l’aimait sans y prendre garde, comme on aime un animal familier. C’était même, peut-être, le meilleur des sentiments que Mademoiselle Déperrier eût au cœur, celui que ce vieil innocent lui inspirait… Ah ! si elle n’avait pas eu de connaissances pires ! Mais l’honnête Théramène eût certainement méprisé bien des beaux messieurs qui venaient chez elle, admirablement vêtus et correctement gantés, s’il eût pu voir leur dedans.

Tout de même, c’était un spectacle inouï que d’assister à la leçon du père Théramène chez les Déperrier, le mardi.

Léon Terral y venait souvent. Il y amenait deux ou trois amis. On y voyait aussi le bas-bleu qui faisait les modes, deux ou trois reporters qui pouvaient être utiles un jour, et autant de futurs auteurs dramatiques, de ceux qui collaborent uniquement pour avoir leurs entrées dans les coulisses des petits théâtres.

Peut-être, ce jour-là, eût-on malaisément reconnu la belle Mademoiselle Déperrier, celle qui dans les salons plus ou moins selects, mais enfin de ceux où l’on rencontre parfois du vrai monde, se tenait droite, fière, en grande tenue de patricienne, s’imposant au regard par la noblesse du maintien, la beauté de ses lignes fermes et ondulées, et la pureté de son regard, un peu hautain.

Ces jours-là, chez elle, c’était la fête bohème. Sa mère ne s’y amusait guère, parce qu’elle ne pouvait retenir mille objurgations que Marie ne manquait jamais de relever. La mère était partagée entre un désir déterminé de tirer parti de sa fille en la mariant à quelque prince — et une jalousie féroce, qui enrageait de ne pouvoir se dissimuler. De là une sourde querelle qui régnait éternellement entre elles.

Madame Déperrier avait fini, les mardis, par rester confinée dans sa chambre, d’où elle sortait de demi-heure en demi-heure pour faire quelque admonestation à propos d’une parole plus mal sonnante que les autres, surprise à travers la cloison.

Peu à peu, dans la chaleur des leçons, le vieux Théramène s’était habitué à tutoyer couramment sa petite Marie. A l’indignation de sa mère, Marie avait répondu, non sans quelque bonté :

— Quel mal ça peut-il faire ?… Pauvre homme ! il est si vieux… Pourquoi l’humilier ? Veux-tu qu’il ne revienne plus ? Je serais bien avancée ! Car, tu ne sais pas, au fond, il est très fort. Et il me lâcherait, un peu raide. Et puis, ça m’amuse. C’est comme ça qu’on fait au théâtre ; on se tutoie entre camarades, hommes et femmes.

Elle pensait encore : « Pourquoi empêcher cet homme de se payer comme ça ? » Par de semblables raisonnements, trop fréquents chez elle, elle acceptait, sans s’en douter, de se vendre en détail. Elle ne s’appartenait plus. Elle appartenait à mille menues dettes. C’est le destin des filles… Que de gens avaient ainsi main-mise sur elle !

Il la tutoyait donc, Théramène ; elle en riait d’abord ; bientôt elle se blasa, et c’était d’autant plus étrange, depuis qu’elle paraissait ne plus voir ce qu’il y avait là de choquant.

— Voyons, ma petite Marie, le mot ne sort pas ; tu bafouilles. Tiens-toi droite. Les mains comme ça… Marche donc avec tout le corps. Tu as l’air de glisser dans une rainure…

Il redressait son dos voûté, et la vieillesse décrépite et laide donnait sa leçon d’attitude et de noblesse à la beauté jeune.

Si l’on riait, mes bons ! Rien n’était plus divertissant.

C’était drôle surtout quand il répétait la théorie « telle que je l’ai recueillie de la propre bouche de mon maître Samson ».

Il y avait toujours quelqu’un pour lui crier : « Le bourreau ? »

— Non, messieurs, répondait Théramène ; je parle de l’illustre comédien.

Et il commençait :

— Quand vous rentrez chez vous, le soir, qu’est-ce que vous faites ?

— Je prends mon bougeoir chez mon concierge, répondait invariablement un des jeunes gens.

— Bon. Après ?

— Je monte mon escalier.

— Je veux bien ; mais, pour monter votre escalier, qu’est-ce que vous faites ?

— Je lève le pied.

— Comme un caissier… C’est là que je vous attendais… Eh bien ! messieurs, dans une tirade, le premier vers c’est la première marche, et comme on lève le pied de marche en marche, vous élevez la voix, de vers en vers — jusqu’où ?

— Jusque chez moi, au cinquième.

— Mais non ! Jusqu’au premier palier. Les paliers sont là pour nous permettre de souffler — et de prendre des temps. Vous prenez donc un temps… Et puis ?

— J’attaque le second étage…

— Jusqu’au palier suivant. Et puis ?

— Et puis, je rentre chez moi.

— Mais non, malheureux ! vous ne rentrez pas chez vous… Et c’est bien là que je vous attendais, car aucune science ne s’improvise ! Les secrets de l’art, monsieur, sont le trésor de l’humanité. Ce sont des fruits, lentement mûris, que la tradition conserve et transmet — lampada tradunt — et qui permettent à Pinchard de donner la main à Molière, par une chaîne non interrompue d’hommes de talent, j’oserai dire de génie.

Cette phrase était acclamée.

— Prenez un temps, Pinchard. Vous voilà au cinquième.

— A la fin de la tirade, poursuivait Pinchard imperturbable, vous ne rentrez pas chez vous… Loin de là !… Vous vous précipitez brusquement, la tête la première, dans la cage de l’escalier… c’est-à-dire que vous laissez retomber tout à coup votre voix dans les notes basses, en la prenant dans le creux, et vous faites un grand effet sur le public !

De Marie, Théramène avait fait Rita…, Mariquita, Marita, Rita… Si bien que toute la bande des littéraires se mit à l’appeler ainsi, dans l’intimité, et Léon Terral tout le premier.

Elle se montrait à eux dans des demi-négligés un peu suspects. Il fallait garder ce qu’elle avait de mieux pour la parade de la rue ou des grandes soirées. Ici, à ces gens qu’elle comptait bien licencier un jour, elle se laissait voir en déshabillé, avec une robe fatiguée, fripée un peu, je ne sais quoi d’abandonné, de lâche, de médiocre en elle. Ce n’était pas par respect pour sa personne, ni par goût du joli, qu’elle aimait la propreté, mais seulement parce qu’elle la croyait indispensable dans l’art de plaire. Or, qu’avait-elle besoin de plaire à ces gens-là ! Il aurait fallu s’imposer un effort qu’ils ne méritaient pas. C’est par paresse, et aussi par économie, qu’elle se relâchait ainsi de son habituelle coquetterie… Ah ! si elle avait eu une femme de chambre !… Mais, dès qu’elle serait riche, tout changerait… Et elle rêvait quelquefois d’une salle de bain étonnante, où la baignoire serait en argent massif, les robinets en or, et où elle prendrait des bains de lait.

— En attendant, je suis bien assez belle pour eux, telle que je suis. Mazette ! on leur en fournira, des filles comme moi, à regarder pour rien, tant qu’ils veulent !

Lorsqu’elle revint d’Hyères, elle fit entendre à tout ce monde inférieur que les réunions du soir n’auraient pas lieu cette année.

Elle ne voulait pas se faire surprendre, une belle après-midi, au milieu de tout ce monde, par le comte Paul, qui ne pouvait tarder à venir chez elle.

Le pauvre Théramène accourut désespéré.

— Mon petit Théramène, c’est fini, je n’ai plus besoin de vous ; j’ai des raisons graves. Jusqu’ici ça pouvait aller, vos visites ; ça ne peut plus. C’est un parti à prendre. Je comprends que ça vous embête ; moi aussi d’ailleurs. Vous m’amusiez tant !

Le vieux bouffon avait des larmes plein ses yeux. Sa main tremblait.

— C’est, que j’ai pris l’habitude de te voir, ma petite Rita. Je me suis attaché à toi comme une vieille bête de toutou… Et puis, c’était au moins un déjeuner par semaine, un vrai, avec des œufs dans les omelettes.

— Qu’est-ce que vous voulez ? C’est comme ça !

— Je dirai à tout le monde que je suis le frotteur, fit-il tout à coup avec une humilité sincère et tendre, qu’il accentua théâtralement en pliant l’échine d’une façon burlesque.

Elle réfléchit :

— Comme ça, oui, si tu veux, père Théramène.

— Elle m’a tutoyé, l’enfant !

— Ça n’est pas la première fois.

— Et dis-moi, Rita, je déjeunerai encore, hein ?

— Oui, à la cuisine.

VIII

Elle avait ainsi fait la toilette de sa maison. Elle avait balayé les bohèmes : le seul qui restât balayait la poussière de leurs souliers. Et certains coins de l’appartement des Déperrier en avaient, ma foi, besoin. Bien que le salon fût la pièce soignée, d’apparence presque élégante, il ne fallait pas chercher longtemps pour voir que rien n’y était de vrai luxe, mais le faux y avait quelque simplicité. On eût dit qu’il n’était point question de tricher. C’est qu’elle avait du goût, et savait donner aux étoffes les moins précieuses une élégance de bon aloi par la manière dont elle les posait et les drapait, autour des glaces et sur les meubles. Cela dissimulait bien des délabrements ; l’art est le grand cache-misère. Le comte Paul, n’ayant jamais vu le petit salon des dames Déperrier, n’avait été frappé que du goût de l’arrangement, de l’heureux choix des pauvres bibelots. Il tournait tout à l’éloge de la ravissante fille. Comme il n’arrivait jamais à l’improviste, elle le recevait sous les armes. Alors, elle avait ses chaussures les plus soignées, ses bas des grands jours, une robe simple, le tout sortant des meilleures maisons, où elle obtenait des rabais inouïs par l’entremise du bas-bleu chroniqueur de modes. Elle n’était pas de ces lanceuses qui portent des toilettes de prix pour rendre service aux couturiers… qui, en échange, les leur donnent. Elle ne les payait qu’en partie, mais elle payait… « Comme ça, personne n’avait rien à dire ! »

Quant à la comtesse d’Aiguebelle, malgré les craintes de Marie, il lui était impossible d’être renseignée à fond sur elle, car du mauvais monde, et même du bon, que fréquentaient les dames Déperrier, personne ne pénétrait chez le comte Paul. Une chose encore les préservait, c’est que certaines gens répugnent à certains moyens d’information.

Faire parler des subalternes, des domestiques, le comte même ne l’eût pas fait. La comtesse n’y pouvait songer. Des personnes interrogées, les unes étaient ignorantes, les autres furent réservées ; quelques-unes, comme le bon abbé, furent naïvement dupes du charme menteur qu’exerçait la rouée jeune fille.

Les jours passaient cependant. La comtesse était venue deux fois chez les dames Déperrier. Son œil perçant, sous le binocle d’or tenu d’une longue main amaigrie, pâle et finement révélatrice de la race, avait surpris bien des négligences vilaines, au coin des tapis mal cloués, soulevés par endroits. Elle eût préféré le parquet nu, simplement lavé et brossé. Mais comment faire un crime à de pauvres femmes d’un détail qui pouvait trop bien s’expliquer par une gêne survenue tout à coup après l’aisance relative que leur donnait autrefois le travail du père ?

Et quand elle reçut Mademoiselle Déperrier dans son vieil hôtel de la rue Saint-Dominique, la comtesse ne vit qu’une jeune personne, un peu triste, parfaitement correcte, belle à souhait, tournant vers ceux qui lui adressaient la parole le plus pur regard du monde…

Marie, décidément, avait adopté la coiffure à la Rossetti. Puisqu’avec cette coiffure elle avait séduit M. d’Aiguebelle, elle voulait continuer à lui apparaître telle qu’il l’avait vue la première fois. Seulement lorsqu’elle se trouvait en présence de la comtesse, elle repoussait un peu ses bandeaux en arrière, d’un mouvement de main gracieux et fréquent ; elle les empêchait de cacher le coin de ses yeux. Elle ôtait ainsi à sa physionomie l’excès d’étrangeté qui, bon pour séduire les hommes, pouvait paraître suspect à la vieille dame.

— Eh bien, ma mère ?

— Eh bien, mon fils, je ne suis pas entraînée.

— J’attendrai, mon adorée mère, mais, de grâce, songez au temps qui passe pour elle et pour moi. Nous n’avons plus seize ans, ni l’un, ni l’autre !…

— Lui as-tu dit quelque chose ?

— Pas encore… J’ai trop peur de m’engager sans votre aveu…

— Tu n’as rien dit encore ? Tant mieux, tant mieux.

La mère souriait, prise d’espérance. Qu’espérait-elle ? Qu’il renoncerait à cet amour ? Non, elle le connaissait trop bien, elle le savait lent à faire ses choix, en toutes choses, mais immuable quand une fois il était fixé… Elle comprenait qu’il aimait d’un amour décisif, mais elle sentait aussi qu’il était prêt, pour lui plaire, à ne pas persister dans son projet de mariage.

Lui, pourtant de la voir sourire, souffrait et jouissait.

Il souffrait, puisqu’elle retardait son bonheur.

Il jouissait, de sentir combien l’idée qu’il était résolu à lui sacrifier son amour la rendait heureuse, fière, lui faisait mieux comprendre la joie et l’orgueil d’avoir un bon fils.

Tous les amours humains ont beau être très différents, tous se ressemblent par un point essentiel, mystérieux, identique. Il y a un point par où tous les amours sont un. Victime de l’époux, cette mère était heureuse, comme femme, du sacrifice de son enfant !… La vie du cœur lui apportait donc quelque chose, enfin !… Ah ! la chère, la douce, la profonde compensation !…

Elle avait tant donné d’elle-même, toute sa vie. Elle ne semblait pas s’apercevoir de l’égoïsme qu’il y avait aujourd’hui à admettre cette soumission du cher enfant. Elle se sentait prête à accepter son sacrifice avec une reconnaissance passionnée… Pauvre chère maman ! elle avait déjà cinquante-six ans, et les douleurs l’avaient marquée. Mais à la moindre caresse, à la moindre parole de tendresse de ses enfants, de son fils surtout — qui comprenait mieux, étant un homme, — elle paraissait rajeunie… Voilà pourquoi, dans sa peine, il était heureux !

Depuis les dernières années, elle avait maigri. Les rides futures étaient indiquées sous un reste, presque effacé, de jeunesse. L’œil, toujours brillant, s’enfonçait un peu sous la paupière brunissante. Le buste, si élancé jadis, comme fier de la jeunesse, avait à présent une fuyante tendance à se courber, oh ! si légère, marquée pourtant ; cela disait on ne sait quelle humilité devant la vie impitoyable, sous les douleurs portées ; Paul quelquefois regardait ce buste, cette taille, ce dos, tandis que la comtesse allait et venait autour de lui, sous les hauts plafonds du vieil hôtel. Et l’expression du dos surtout, du dos imperceptiblement courbé, lui était touchante à le faire pleurer.

Elle s’inclinait donc, cette fière femme, que nulle douleur morale n’avait pu abattre, et qui, accablée par les pires chagrins, avait enseigné à ses enfants toutes les vertus, toutes les forces de relèvement. Et il avait des révoltes contre cette puissance du temps qui la lui prenait. Il voyait bien qu’elle descendait la pente, qu’elle le quittait, lui, qui était au sommet. Alors, il se sentait venir d’infinis besoins de lui être bon, de lui donner des jours entiers de piété filiale, des jours longs comme des existences. Il aurait voulu pouvoir d’un seul coup la payer de toutes les inquiétudes qu’il lui avait causées, — car il n’avait pas toujours été sage, — la consoler de toutes ses peines, de tout ce qu’elle avait souffert par lui — et surtout par le père. Oh ! ce besoin d’expier les fautes de ce père, qu’était-ce donc, sinon l’appel d’un devoir mystérieux ? Quand il se mettait à souffrir de cette pensée, il se souciait bien de l’amour alors ! il se souciait bien des femmes ! Quelle femme lui serait aussi tendre, aussi dévouée, aussi fidèle que celle-ci ! — Et tout son cœur criait : « maman ! » et il se donnait à elle secrètement, sans retour.

— Annette, ma bonne petite sœur, je n’ose pas demander à maman des nouvelles de sa santé… C’est si bon qu’elle oublie ! Sais-tu comment elle va ?

— Elle va mieux que jamais… Mais il ne faut pas d’émotion. Ce pauvre cœur est si fragile !

— T’a-t-elle parlé de Mademoiselle Déperrier ?

— Non ; et je n’ose pas lui en parler, moi. Et toi ?

— Je crois qu’elle ne l’aime pas encore.

— Cela viendra. — Paul ?

— Annette ?

— As-tu des nouvelles d’Albert ?

— Il vient d’arriver à Singapour ; j’oubliais de te le dire. Pauline ne te l’a donc pas annoncé ?

— Non. Je l’ai pourtant rencontrée hier matin.

— C’est qu’elle n’avait rien reçu encore. Ma lettre à moi, je l’ai reçue hier soir.

— Elle m’a seulement demandé de tes nouvelles — et aussitôt elle s’est sauvée…

— Est-ce que Mademoiselle Déperrier lui plaît, à elle ?

— Elle ne m’en à jamais rien dit.

— Tant pis ; — car maman l’écoulerait volontiers, elle…

Et comme Paul s’en allait :

— Alors, il va bien, Albert ?

— Très bien.

— Il ne dit jamais rien pour moi ?

— Il me dit toujours de t’embrasser.

— Mais tu ne m’embrasses jamais !

— Oh ! ma pauvre mignonne !

Et Paul embrassa Annette sans se douter de l’importance de la commission qu’il faisait. Puis il la regarda attentivement :

— Comme tu ressembles à maman, chérie !

— Tant mieux ; je dois être jolie, alors.

— Cette chère maman, oui, elle est jolie, — mais elle vieillit, ne trouves-tu pas ?

— Si, un peu. Annette cessa de sourire.

— Il faut la rendre bien heureuse, n’est-ce pas, petite sœur, bien heureuse, jusqu’à la fin. Tu ne peux pas comprendre ça, toi, avec tes dix-sept ans, mais c’est triste, vois-tu, de se voir vieillir. Notre mère en souffre, parfois.

— Oh !… Crois-tu ?

— Écoute : l’autre jour, nous causions : « Je faiblis, me dit-elle, je m’en vais, mon fils ! » — « Et moi maman, lui dis-je, à mesure que vous vieillirez, je sens que je vous aimerai toujours mieux. » — Sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? — « Oh, alors, mon cher petit, comme il va me devenir doux de vieillir ! »

Les deux enfants se regardèrent furtivement, à cause des larmes qui gonflaient leurs yeux…

DEUXIÈME PARTIE

I

En un seul jour, Mademoiselle Déperrier eut deux grandes émotions. D’abord, le comte Paul fut entraîné à un aveu. Ensuite, il faillit saisir un des fils qui eussent pu le conduire à la découverte de tout ce qu’elle lui cachait sur elle-même.

Ce fut le jour des funérailles de Victor Hugo.

Mademoiselle Déperrier avait, à un point singulier, cette faculté d’assimilation qui est le génie propre et négatif des femmes en général : elle reflétait tout de suite toutes les pensées qui passaient devant elle et, quand il lui plaisait, les renvoyait toutes, dans un mot, dans un éclair. Elle n’en retenait rien d’ailleurs, pas plus qu’un miroir.

Au bout de dix minutes de conversation avec un général, elle paraissait une Jeanne d’Arc — avec un poète, une Sapho, — avec un ministre, — une Catherine.

Elle se plaisait d’ailleurs à citer la grande Catherine, comme beaucoup d’hommes médiocres citent aujourd’hui Napoléon, — en se comparant à lui, pour excuser leurs caprices ou leurs fautes.

Elle avait une préférence pour Catherine I re , maîtresse, puis femme de Pierre le Grand, parce que cette Catherine-là qui fut, après la mort du Tsar, déclarée souveraine de toutes les Russies, — était née dans la pauvreté.

Elle n’aimait d’ailleurs ni la patrie, ni la poésie, ni la politique, ni l’histoire, ayant assez à faire de s’aimer elle-même.

Elle n’avait pas tardé à prendre, en apparence, la tournure d’esprit du comte Paul. Elle lui présentait ses propres pensées, dans les termes mêmes où il les avait exprimées la veille, sans qu’il s’aperçût qu’elle le répétait. Elle n’avait pour cela aucun effort à faire. C’était sa manière à elle, une action involontaire, qui avait son mobile dans la mystérieuse nécessité où est la Femme de séduire.

Se retrouver dans une si jolie créature, retrouver son âme, quelle séduction en effet !… Voici donc celle qui m’est semblable, l’autre moi-même !… Et quand on s’aperçoit que toutes ces idées de femme ne sont que reflet, on se félicite encore ; on ne songe pas que le miroir, vite infidèle à l’image, accepte tour à tour les différentes figures qui passent, toutes également vite oubliées.

Elle l’avait entendu exprimer l’admiration la plus passionnée et la plus raisonnée pour Tolstoï, le grand Russe. Elle s’était hâtée de lire Tolstoï, et, aidée par la critique du comte Paul, de le comprendre, — mon Dieu, oui ! — et même d’en retenir la philosophie générale.

… « La pensée est un artisan d’erreurs… Les grandes fortunes détournent de la vraie vie… Le travail manuel est une loi mystérieuse et une obligation sociale : on ne s’y dérobe pas impunément… Le misérable a besoin d’autre chose que de pain… L’amour, même dans le mariage, est une infamie, si les âmes ne s’entendent pas en vue de l’amour des hommes… Les simples ont la vérité sans la chercher… Le moujik qui soutient les jambes d’Ivan le malade, avec patience et pitié, fait plus, pour la vérité, que tous les livres et tous les savants du monde… »

Avec ce bagage de phrases, citées à propos, elle faisait la conquête morale de celui qu’elle avait captivé du premier coup par sa beauté.

Or, lorsqu’en juin 1885, les obsèques nationales de Victor Hugo furent décrétées, un ami de Madame de Barjols, le contre-amiral Drevet, invita la comtesse et ses enfants à venir voir le cortège, des fenêtres du ministère qui donnent sur la place de la Concorde. Mademoiselle de Barjols avait refusé, prétextant la santé de sa mère.

Madame d’Aiguebelle, à la demande de Paul, avait invité Marie à les accompagner. Elle s’était excusée vis à vis de Madame Déperrier, sur ce qu’ils ne pouvaient disposer que d’une place.

Tout en grinchant, Madame Déperrier s’habituait à suivre moins souvent sa fille ; elle se proposait de s’imposer plus tard.

Pour cette fois, d’ailleurs, le renoncement lui fut facile. Elle était souffrante.


… La rue Royale, les Champs-Elysées, les Tuileries, la place de la Concorde, cet immense carrefour qu’on admire comme un des plus beaux endroits du monde, n’étaient qu’un fourmillement de têtes.

Deux millions d’hommes debout dans les rues, dans les places, dans les promenades de la cité immense, n’eurent, ce jour-là, d’autre affaire que de prononcer le nom d’un poète ! Paris entier vivait d’une vie spéciale, parce qu’un homme, vieux, très vieux, un rêveur qui avait chanté les petits enfants et les misérables, — était tombé à son heure, parce qu’il était couché pour toujours dans une double boîte de chêne et de plomb, — parce qu’il était mort.

Paul, qui savait admirer avec indépendance toutes les belles choses, s’extasiait devant ce spectacle. Il proposa à sa mère de faire remonter le landau jusqu’à l’Arc de l’Étoile.

— Oh ! oui ! oh ! volontiers ! soupira Mademoiselle Déperrier.

Madame d’Aiguebelle voulut bien. Annette ne demandait pas mieux.

— Regardez, disait Paul, c’est magnifique, vraiment ! Il est visible qu’aujourd’hui ce Paris, qui ne croit plus à rien, veut se donner l’illusion, même éphémère, de croire à quelque chose ! Il s’efforce à l’enthousiasme ; il pousse un grand soupir vers un idéal… Ne trouvez-vous pas cela touchant ? malheureusement l’unité de conscience manque à cette foule !… et j’ai peur que demain tout ce peuple, au réveil, ne soit pris d’une ironie plus désespérée au souvenir de l’effort vain qu’il fait aujourd’hui pour fondre ses millions d’âmes dans la gloire et l’amour d’un seul homme… Tout ce peuple s’est dérangé dans l’espoir de rencontrer, au bout de sa course, au bord d’une tombe, la patrie et l’humanité… J’ai peur qu’il n’y trouve que la sensation de sa lassitude, un désenchantement subit… Il se raillera dès demain de s’être tant agité autour d’un cercueil…

Mademoiselle Déperrier, tandis que parlait le comte Paul, ne manquait pas de pousser, par instants, de petits soupirs, pour exprimer à quel point toutes ces graves et tristes pensées étaient les siennes. Paul ayant un coupe-file, ils purent approcher l’Arc de l’Étoile un instant.

L’Arc de triomphe, que le poète avait chanté, portait son deuil : un crêpe immense le voilait à demi et, palpitant au moindre souffle, faisait vivre, en l’honneur du mort, les pierres où sont inscrites les grandes victoires françaises.

Sur le côté gauche du monument, au-dessous du crêpe flottant, la Marseillaise de Rude semblait la vocératrice qui hurlait le regret d’un peuple et la gloire du mort.

Entre les pieds de l’« arche démesurée », un haut catafalque improvisé dressait ses étages noirs, lamés d’argent et d’or, — et le mort était au bas, dans le cercueil étoilé, tout petit, sous des monceaux de couronnes, hommages des deux mondes.

Le char funéraire s’avança, nu, sans ornements, surmonté de sa toiture noire que supportaient quatre minces colonnettes. On y déposa le cercueil, et, très lentement, le cortège inépuisable commença de se mouvoir, à la suite du « corbillard des pauvres » ; et ce fleuve, dont chaque flot était une tête, se mit à couler, de l’arc de triomphe vers les Tuileries, entre deux digues de têtes immobiles.

Le landau du comte Paul fut forcé de gagner la rue Royale par le chemin le plus long.

Maintenant, aux fenêtres du ministère, Paul, près de Marie, se tenait debout, absorbé par le spectacle inouï.

Annette se pressait contre sa mère, qui s’était assise un peu en arrière, et qui de temps en temps, se levait pour voir…

Tout à coup le petit corbillard, grêle, déboucha entre les chevaux de Marly, et, tout de suite, tourna vers le pont. Il s’avançait dans la voie largement vide devant lui, entre les deux murailles vivantes qui s’étaient dressées, immobiles, de l’Étoile au Panthéon.

Et, à la suite du petit corbillard, le fleuve humain suivait, pressé, innombrable, sans fin, toujours. Tous les dignitaires de la nation, les Chambres, les Académies, les administrations, des centaines et des centaines de corporations, venaient à la suite les unes des autres, portant leurs bannières, leurs inscriptions, traînant des bouquets, des couronnes gigantesques, sur des chariots. Et cela passait, passait, inépuisablement, tout à fait comme l’eau des fleuves.

Deux lignes de soldats contenaient le cortège, égayant la marche funèbre et triomphale — d’une note rouge… Un peuple passait devant lui-même, comme le Maëlstrom, qui, formé dans l’océan par l’océan, coule et roule en plein océan. Puis vint l’armée. Les caissons sautaient avec des bruits de tremblements de terre. Les cavaliers bondissaient, comme des vagues déferlées par-dessus les vagues. Les drapeaux militaires suivaient, en frissonnant, la dépouille d’un chanteur de la paix…

Rien n’est favorable à l’amour comme l’excitation des grands spectacles. Les trois femmes étaient diversement émues. Marie elle-même fut, un instant, dominée, et s’oubliant, prit part à l’émotion de tous. Paul l’ayant regardée dans ce moment même, fut heureux ; il lui sourit…

De si loin, il n’avait pas vu certaines bannières qui étalaient, en plein cortège funéraire, l’insolente bravoure de la Réclame moderne… Paul n’eut pas besoin de les voir pour sentir, vers la fin de la journée, que toutes les unités qui composaient ce peuple allaient bien vite retomber chacune sur elle-même, chacune ramassée dans son égoïsme…

A six heures du soir, ce cortège prodigieux défilait encore. Et comme la marée humaine qui battait les maisons de la place de la Concorde commençait à se retirer, Paul proposa d’aller voir de plus près que tout à l’heure le catafalque de l’arc de l’Étoile.

Arrivé là, il quitta sa voiture pendant quelques minutes, et tout à coup, dans la lassitude écrasante de cette fin de jour, après tant d’émotions vives et une attention soutenue durant plus de sept heures, — il éprouva un effroyable vertige de néant.

Cette sensation bizarre et douloureuse, il tenta de l’expliquer pendant que le landau les ramenait tous rue Saint-Dominique, où la comtesse d’Aiguebelle, bien lasse, s’excusait de vouloir rentrer tout de suite.

— C’est étrange, disait-il… il y a quelques heures, j’ai vu, sous cet arc de triomphe, un catafalque glorieux, tout éclatant d’argent et d’or. Et maintenant, — je sens que les mots ne rendent pas l’impression — je viens de voir, non pas avec mes yeux, mais avec mon esprit, du papier doré, argenté, et décollé, une friperie ! La réalité de la vie m’est apparue, avec le sens en moins. Le symbole, lui, avait disparu… La lassitude physique n’a plus permis à l’idée de se produire en moi sous l’action de la couleur et de la forme objectives…

— Mais, mon fils, murmurait en souriant la comtesse, vous n’allez pas vous convertir, je pense, au matérialisme, devant le cercueil d’un homme qui, au bout du compte, croyait en Dieu !

— Je conclus simplement en idéaliste, répondit Paul avec vivacité. Je viens de concevoir tout à coup, à la suite d’une impression dont je ne puis rendre l’étrangeté, que les races qui abandonnent l’idéal sont des races déséquilibrées, diminuées… La foi est une énergie ; il faut être bien portant pour en produire.

— A la bonne heure, fit la comtesse ! Autrement dit, si tu n’avais pas déjeuné deux heures trop tôt ce matin, tu serais un homme plein d’enthousiasme ?

Il se mit à rire et il en convint.

— C’est bien ma théorie, sous une autre forme !

— Vous êtes éloquent ! monsieur d’Aiguebelle, dit Marie à tout hasard.

— Ce que je comprends le plus clairement en tout ceci, mon Paul, reprit la comtesse, c’est que tu sens de la fatigue et que tu t’épuises à parler… Qu’est-ce que toutes ces belles théories, dis-moi, peuvent bien faire au bon Dieu ?

Paul se tut, respectueux de toutes les grâces de cœur de la chère maman, — mais, un moment après, l’enragé raisonneur murmurait entre ses dents :

— Dieu tenait une grande place. Dieu supprimé, il s’est fait un grand vide. Quand ce vide n’est pas masqué par un idéal, — c’est l’abîme !

Mais la comtesse n’écoutait plus. Même, elle avait fermé les yeux.

Quant à Mademoiselle Déperrier, elle entendait toujours tout.

— Et qu’est-ce, pour vous, que l’idéal ?

Il aimait si noblement, qu’il ne craignait pas de laisser paraître son amour en présence de sa sœur Annette. Et regardant Marie :

— L’idéal tient dans un mot, dit-il.

Il s’arrêta, puis il prononça avec douceur :

— Tendresse.

Elle eut un involontaire petit sursaut de joie triomphante. Il la crut émue.

— Ce mot est une lumière, dit-il. Qui aime comprend. Tout comprendre. Souffrir avec tous. Soulager des douleurs. Y être aidé par un autre soi-même. N’être pas seul, jamais. Sentir, dans l’amour individuel, — la loi même de la solidarité universelle.

— C’est beau ! dit-elle, d’un ton pénétré.

« Au fond, pensait-elle, c’est un pasteur protestant, cet homme ! »

On arrivait. Comme Paul donnait la main à sa mère pour l’aider à descendre de voiture, il dit :

— Mademoiselle Déperrier ne va pas rentrer seule dans cette voiture, à travers cette foule d’aujourd’hui, n’est-ce pas, ma mère ? Ne pourrions-nous pas l’accompagner, Annette et moi ?

La comtesse eut un ineffable sourire. Depuis quelque temps, elle se trouvait bien égoïste de résister au vœu de son fils. L’abbé lui avait dit : « Prenez garde. Examinez bien si votre jugement téméraire contre cette jeune fille ne sert pas un peu votre jalousie maternelle ! » Cette idée lui faisait horreur. Elle voulut couper court d’une manière formelle à ses hésitations ; et, avec ce sourire où se lisaient la joie de l’effort pour le sacrifice, en même temps que la divine confiance :

— Certes, mon cher enfant, il faut l’accompagner, la ramener à sa mère… Et elle ajouta, toujours souriante :

— Mais moi, j’ai besoin d’Annette !

… En permettant cette chose inusitée, elle consacrait tacitement leur amour.

Elle les fiançait.

II

Dans la voiture, ils se taisaient.

Tout à coup, elle lui dit :

— J’ai toujours pensé que l’amour qui lie deux êtres n’est si admirable que parce qu’il les rattache à la loi commune, à la loi de Dieu !

Elle n’était pas bien sûre que ce fût là une pensée. Mais ça pouvait passer pour en être une.

Il avait perdu tout sens critique… Il lui prit la main vivement :

— Je vous adore ! murmura-t-il.

Elle se tut longtemps.

— A quoi pensez-vous ? dit-il.

— Je regarde en moi attentivement.

— Et qu’y voyez-vous ?

Elle leva vers lui le bleu limpide de son regard d’enfant. Une humidité de larme y brillait…

— Oh !… oh !… fit-elle… Oh ! mon Dieu !

Du reste, elle était troublée. Elle ne le trompait pas en lui montrant ce trouble, mais, comme toujours, en laissant imputer son émotion à une cause tout autre que la vraie. Elle était émue réellement, de se voir tout à coup, par la volonté de cette mère dévouée à son fils, en face d’une destinée nouvelle ; de sentir que cette seconde décidait d’une longue suite de choses graves, inconnues.

Si ce mariage ne lui apportait pas l’amour, du moins il lui apportait la fortune, et peut-être la liberté !

Allait-elle connaître enfin la passion et la vie ?…

… Une rapide vision lui montra la figure de Léon Terral.

Elle répéta alors : « Oh ! mon Dieu ! »

Cette larme, ces soupirs hésitants, ces mots sanglotés, tout cela parut à Paul autant de preuves d’un amour qui se trahit, qui parlera délicieusement si l’amour l’encourage… Il attira vers lui la tête de la jeune fille et, doucement, lentement, l’appuya sur son épaule. Il pensa qu’elle parlerait mieux si elle ne se sentait plus sous son regard… Et il souffla près de son oreille :

— M’aimez-vous ?

Elle ne répondit pas, et fit le mouvement de cacher mieux son visage tout contre lui.

… Brusquement, il la pressa sur son cœur et la baisa au front, près des cheveux… Elle avait dit, d’une voix à peine expirée : « Oui, je vous aime », si bas, si bas, qu’il avait à peine entendu, — mais comme il lui avait su gré de cette suave réserve !

III

Il lui demanda la permission de l’accompagner jusque dans son appartement, pour avoir des nouvelles de sa mère. Elle fut un peu ennuyée de cette visite inattendue. Dans quel état serait le petit salon ? Mais comment refuser à son insistance, après ce grand événement, après l’aveu d’amour ?

— « Enfin, songeait-elle, en montant devant lui l’escalier sans tapis, — enfin, le grand pas est fait… Les hommes d’honneur, ça les engage, d’avoir dit : « Je vous aime ! »

Arrivé sur le palier, elle trembla :… on entendait à l’intérieur un bruit de frottement lourd et cadencé ! C’était le père Théramène, en fonctions. Il cirait le parquet ! A six heures et demie du soir !

Madame Déperrier l’avait envoyé chercher par sa concierge. Elle pouvait avoir besoin de lui, pour quelque commission :… il irait chercher le dîner ce soir : quinze sous de jambon chez le charcutier, puisqu’elle était malade !

Elle était encore sans bonne, en ce moment… On ne trouve plus de domestiques aujourd’hui… Il faut les renvoyer tous les huit jours !… Elle aurait pu se lever, mais le dépit de n’avoir pas été invitée, la tenait au lit. Ne rien préparer pour sa fille, c’était une espèce de vengeance féroce, un moyen de lui faire comprendre combien elle était utile… « Je veux, lui disait-elle en pareil cas, que tu sentes combien je te manquerais, si je venais à mourir ! » Et elle restait couchée, rageusement, quelquefois plus de deux jours ! Pendant cette mort simulée, Mlle Marie, enchantée, respirait un peu…

Il n’y avait pas à en douter, Pinchard était en train de jouer les frotteurs.

Très inquiète, Mademoiselle Déperrier glissa la clef dans la serrure. Mais le vieux avait installé la chaîne de sûreté. La porte ne put que s’entre-bâiller. Il fallut sonner, Pinchard accourut, regarda, et ne vit qu’elle :

— Ah ! c’est toi ! fit-il.

Elle suffoquait, mais n’en laissa rien voir ; et pour que le comte Paul ne pût imaginer, ni maintenant ni plus tard, qu’elle avait été ennuyée de cette familiarité trahie en sa présence, elle tourna vers lui son visage, et se montrant de face, en pleine lumière, elle lui dit :

— Si vous saviez ! quelle touchante histoire, celle de cet humble serviteur !… Je vous la conterai.

Le comte Paul n’avait été que surpris, pas trop. Il avait cru d’abord à quelque parenté avec ce vieux, malpropre, dont le visage glabre, aux rides compliquées, apparaissait dans l’entre-bâillement de la porte.

Dès qu’il fut assis, au salon :

— Pardonnez-moi. Je vais voir comment va ma mère.

Elle y alla. Et la mère et la fille échangèrent à voix basse quelques paroles maussades :

— Tu viens bien tard !

— Dame ! quand je peux. Comment vas-tu ?

— Mal.

Et aussitôt, pensant la vexer :

— Tu n’as rien pour dîner… Il faudra envoyer Théramène chez le charcutier.

— Parle plus bas…

D’un signe de tête elle indiquait la présence de quelqu’un au salon, derrière la cloison mince…

— Ah ! il t’a accompagnée, ton bonhomme ?

— Chut ! Parle bas, je te dis ! C’est grave.

— Ah ! dans la voiture ?… Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il s’est déclaré… enfin !

— Bon, ça. Fiancés alors ? Ça n’est pas trop tôt. Ça me fait quelque chose. Je vais me lever !… Dis-lui de présenter mes compliments à sa comtesse de mère… Ce qu’ils m’embêtent, au fond, tous ces gens-là, avec leurs titres et leurs embarras !…

— Tais-toi, donc !… Je me sauve.

Elle revint auprès du comte, et de son air de princesse :

— Ma mère va mieux. Elle vous remercie de m’avoir accompagnée, et vous prie de présenter à madame votre mère tous ses compliments… Mais je vous ai promis une histoire, celle de ce bon vieux qui est par là…

Théramène ne frottait plus. Il avait pris la brochure de Ruy Blas , et il se jouait la reine, en silence, avec la voix de Sarah Bernhardt.

Quand elle mentait, il est entendu qu’elle tâchait toujours, au moins quand c’était possible, de n’altérer aucun des faits principaux, vérifiables ; elle altérait seulement les menus faits, ceux qu’on a pu oublier, et qui changent la signification des choses.

« Comme ça, on ne se coupe pas. Les faits, ça peut se vérifier, mais l’interprétation des faits, ça varie avec les esprits. »

Donc, voici comment elle colora, de teintes attendrissantes, ses relations d’élève cabotine avec Théramène : Elle avait pris des leçons de toute sorte et même des leçons de diction. Son père, — le dévouement en personne, un héros du devoir, mort à la tâche, — l’avait exigé ainsi… Il l’avait adorée… gâtée au possible… Il s’était imposé pour elle — comme pour sa sœur, — tous les sacrifices… et elle avait tous les diplômes, tous ses brevets.

Pour la diction, un jeune acteur lui avait donné les premiers principes. Mais sa mère, qui assistait aux leçons, naturellement, — avait souhaité pouvoir s’en dispenser. Et puis, le jeune professeur coûtait un peu cher ! Et alors on avait trouvé un vieux comédien — avec du talent — mais qui n’avait jamais connu la chance et qui, ayant besoin d’argent, s’était contenté à peu de frais… Il s’était attaché à son élève, et avait un jour demandé la permission de la tutoyer… en souvenir d’une enfant qu’il avait perdue, qui aurait aujourd’hui le même âge qu’elle, et dont il ne souffrait point qu’on lui parlât.

— Il s’appelle Pinchard, mais par dérision on l’a baptisé le père Théramène, et il ne lui déplaît pas d’être appelé ainsi, quand on n’y met point de méchanceté. Peu à peu sa misère est devenue telle que, lorsque nous avons voulu le congédier comme professeur, il a humblement demandé à faire office de frotteur… Pauvres êtres humiliés ! conclut-elle… C’est un peu le moujik de Tolstoï, n’est-ce pas ? Comment lui ôter sa pauvre joie ? Comment l’humilier encore, en lui interdisant une familiarité inoffensive, si touchante, si triste, puisqu’elle lui rappelle sa fille ? Je n’en ai pas eu le courage. Victor Hugo, qui, par certains côtés de son œuvre, est, philosophiquement, dans la tradition évangélique de votre ami Tolstoi, n’a-t-il pas dit : « Le misérable a soif de considération » ? Voulez-vous que je l’appelle, ce pauvre Théramène ? Seulement, je dois vous dire qu’il préfère garder l’incognito, et passer pour un vrai domestique. Comme comédien, il a des fiertés qu’il n’a plus comme valet de chambre.

Le comte se disait bien qu’il y avait quelque chose à réformer dans la vie de Mademoiselle Déperrier ; que, s’il eût été son frère et pauvre avec elle, il n’eût pas admis certaines fréquentations. Mais il ne pouvait être trop sévère à une pauvre enfant dont la mère n’était pas (c’était évident) une éducatrice de tout premier ordre.

Combien, au contraire, il avait fallu à cette jeune fille de native générosité, de courageuse intelligence, de persévérance dans le travail, pour se faire elle-même ce qu’elle était, et arriver à cette religion de la pitié, du respect des humbles, qui leur était commune !

Quelle touchante rencontre, dans les hautes régions morales, celle de ce cœur de jeune fille et de son cœur à lui, éclairés tous deux d’une même lumière !

— N’appelons pas Théramène, dit-il. Je feindrai, en sortant, de le prendre pour le valet de chambre… J’entends lui être agréable. Adieu…

Et, avec une certaine solennité affectueuse, il ajouta :

— Vous êtes un noble esprit.

Il lui tendit la main ; elle lui donna la sienne. Il la serra avec la douceur ferme qu’il mettait à presser celle de son ami Albert.

— C’est une poignée de main virile que je donne à l’honnête homme, à l’ami qui est en vous, dit-il.

Et, sans changer de ton, avec une simplicité profonde, calme, assurée :

— Je vous aime.

Elle pressa la main de Paul, d’une pression mesurée soigneusement, parfaitement égale à celle qu’elle avait sentie, et dit, en prenant le même ton :

— Moi aussi !… Et de tout mon cœur.

Il s’inclina, et lui baisa la main.

Elle pensait : « Non ! est-il drôle ! quand je disais qu’on n’en fait plus comme ça !… Sommes-nous assez Comédie française !… Je crois que Pinchard serait content ! »

Elle l’accompagna jusqu’au seuil du petit salon, et quand elle le vit dans l’antichambre demander son pardessus à Pinchard attentif, elle lui fit un signe des yeux, imperceptible, puis tira doucement la porte à elle ; et, dès qu’elle fut cachée, elle colla son oreille à la fente. Le comte disait à Théramène, sur un ton enjoué :

— Merci, monsieur Pinchard. Vous êtes un valet de chambre modèle. Et voici pour vos cigares, monsieur Pinchard !

Théramène, ébloui à la vue d’une pièce d’or, ne put répondre qu’en saluant ce grand seigneur beaucoup trop longtemps, sur le palier.

Il rentra, tenant son louis dans l’œil, comme un monocle, ce qui lui faisait faire une affreuse grimace et rendait toutes ses rides plus contournées et plus creuses sur son visage glabre.

— Qu’est-ce que c’est que ce prince, ma petite Rita ?

Puis, saisi d’inquiétude :

— Ah, ça ! dis donc, j’espère que… hein ?… Ah ! mais non !… Mauvaise affaire, crois-moi !… Et ça me ferait une peine !… Car, vois-tu, n’oublie jamais ça : On se plaît mieux avec les mauvaises femmes, mais, au fond, on préfère les bonnes… Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

— Ça, lui dit-elle, ça, Théramène, c’est le comte Paul d’Aiguebelle, — mon futur !

Le vieux cabot, arrondissant largement le bras, porta sa main droite sur le bord gauche de son feutre crasseux, et l’ayant soulevé à la Frédérick-Lemaître, il prit la voix de Jean Hiroux pour dire, en la saluant : « Peste, ma fille ! tu te mets bien ! » Puis, de sa voix naturelle, la mieux cherchée, à la moderne, cette fois : « Mes félicitations, comtesse ! » Style Bressant. Enfin, à la Mounet, il se redressa, drapé dans une cape imaginaire, campa son feutre sur sa tête, l’assura d’un coup de poing, et s’écria :

… Couvrons-nous, grands d’Espagne ! Oui, nos têtes, ô Roi,
Ont le droit de tomber couvertes devant toi !
Je suis Jean d’Aragon, rois, princes et valets !
… Et si vos échafauds sont petits, — changez-les !

— Et maintenant, acheva-t-il…, à la Tour de Nesle !… Je veux dire : chez le charcutier…

Il sortit. Elle riait comme une folle :

— Rapporte-moi quelques saphirs ! lui cria-t-elle bêtement, poussée par ce désir, qui ne la quittait jamais, d’opposer à sa misère présente la fortune qu’elle appelait… Et elle riait, de son rire sans joie.

IV

Dans la soirée, quand le comte Paul et sa mère furent seuls tous deux :

— Eh bien, mon fils, es-tu content de moi ?

— Toujours, je suis toujours content de vous, quand vous me faites la grâce d’être en bonne santé.

— Oh ! ma santé ! ne parlons pas de ça. Que rien ne s’aggrave, c’est le mieux qui puisse m’arriver… Vous savez, Monsieur, poursuivit-elle avec enjoûment, que vous compromettez les jeunes filles ?… On vous a vu seul, ce soir, dans votre coupé, avec une charmante personne…

— Que vous êtes bonne, ma mère !…

Il lui prit les mains et les baisa doucement :

— Tout est donc changé, maman ? Expliquez-moi maintenant les raisons de votre longue hésitation ? Je vous avoue que je ne jouis pas encore du bonheur qui m’arrive… Qu’y avait-il donc ?

— Il n’y avait pas grand’chose. J’hésitais, c’est vrai… Je doutais !… Je me donnais d’excellentes raisons pour retarder ton mariage. Au fond, — eh bien oui, j’en conviens, — peut-être un peu de jalousie ! C’est bien naturel. Nous en sommes toutes là : nous aimons trop nos enfants… Figure-toi ! on vous fait grands, on vous a, vous êtes à nous — et puis tout à coup on vous donne à des inconnus, hommes ou femmes. Vraiment, c’est un peu dur… Tu ne comprends pas ? Mon Dieu ! tu vas rire, mais rappelle-toi Perdreau, ton braque allemand… (c’est pour te faire comprendre)… une bête, ce n’était qu’une bête… Eh bien ! tu y tenais tant, tu l’aimais tant, que tu n’aurais pu supporter l’idée de le voir à un autre. Est-ce vrai ?… C’est comme ça !… Te rappelles-tu le jour où le commandant Fournier l’emmena à la chasse sans ta permission ?… Tu étais furieux ! On ne veut pas se l’avouer, mais on a de ces mauvais sentiments sourds, tout au fond de soi… C’est l’abbé qui m’a fait voir ça. Nous avons reparlé de Mlle Déperrier. Il l’a revue. Il n’en peut dire que du bien. Certainement il y a autour d’elle quelques relations qu’il faudra lui faire oublier — mais tu seras le maître… et un maître si agréable à servir ! Tu auras la main ferme, et si légère ! Tu feras ce que tu voudras, sans effort, sans à-coups… Alors, l’abbé m’a dit : « Méfiez-vous. Les raisons que vous me donnez n’en sont pas… méfiez-vous de vous-même, de la jalousie maternelle. » — Et puis, d’un autre côté, il s’en rapporte à ton sens, à ton jugement… Il a raison. Il connaît si bien son élève !

— Et… serait-il indiscret de vous demander, ma mère, quels motifs vous aviez d’abord invoqués contre mes projets ?

— Ça n’est pas indiscret, mais… j’aimerais mieux ne pas dire… Tu te moqueras de moi, et quand tu t’y mets, tu es mordant, avec ton esprit du diable !… Non, j’ai trop peur de mon fils !

Elle lui souriait, — et elle reprit :

— Parlons de Marie, toujours d’elle, tant qu’il te plaira, — maintenant.

— Maintenant, c’est donc, pour vous aussi, très différent d’hier ? Dites-moi ce que je vous ai demandé… Pourquoi vous déplaisait-elle ?

— Tu y tiens beaucoup, entêté ?

— Beaucoup plus que je ne peux dire ! on s’exagère la valeur d’une objection qu’on ignore… Répondez-moi, j’ai besoin de savoir. Je serais trop tourmenté !

— Alors, je te le dis, soupira-t-elle… quoique cela me contrarie !

Il se mit à ses pieds, bien gentiment, prit de nouveau les deux mains fluettes de sa mère dans les deux siennes, et lui dit, en la couvrant d’un regard d’admiration :

— Ne le dites donc pas !… J’ai si peur de la moindre contrariété pour vous ! Vous êtes une chose si adorée… et si fragile… maman !

Elle dégagea une de ses mains et, lui frappant doucement la joue :

— Câlin !… Mais si tu leur parles ainsi, tu les rendras toutes folles, — les femmes ! Heureusement vous voilà fixé, mon chevalier errant !… On vous a promis le bonheur… Qu’exigez-vous encore ?

— Rien, décidément, dit-il.

A travers son sourire, il laissa voir quelque peine.

— Mon Dieu ! que sais-je ! Tu es tourmentant ! Si je me tais, c’est vrai, je te connais bien ! tu vas te faire des idées… Tu as une imagination !… A quoi bon, pourtant, parler de cela, puisque c’est passé, fini, enterré ?

— Justement !… Vous ne risquez plus de me désoler !

— Il faudra faire comme il veut ! Eh bien, je me croyais… (sottement !) avertie par un instinct… J’étais même très fière de ma faculté de pénétration !… L’abbé m’a reproché d’être superstitieuse, et d’attacher trop d’importance à de certains détails…

— Vous me faites mourir d’impatience, dit Paul.

Elle voulait le contenter et ne savait plus de quelles précautions entourer l’aveu demandé… Elle se débattait dans les incidentes, dans les parenthèses, et n’en sortait plus.

« C’est donc bien effrayant ! » songeait-il.

— Jamais, bien entendu, poursuivit la comtesse, elle n’a dit ni fait en ma présence une chose que j’aie pu lui reprocher… Et cependant, j’étais contre elle, invinciblement… Enfin, puisque tu le veux… Mais tu vas te moquer, et, encore une fois, j’ai très peur de tes moqueries… Je t’assure !

— J’écoute, fit-il d’un air grave.

— Je peux bien te le dire, à présent que l’impression est entièrement dissipée…

Elle soupira…

Tous ces retards, toutes ces réticences, exaspéraient l’attention de Paul, lui en faisaient une douleur… Qu’allait-elle donc prononcer d’effrayant, sa mère ? En croyant atténuer l’effet de ce qu’elle avait à dire, elle le lui rendait redoutable, au contraire, et inoubliable !… C’est que, sincèrement, elle se repentait de son erreur. Elle eut préféré la cacher.

Elle reprit, tout d’une haleine, cette fois, et très vite :

— Après tout, cela est si absurde que cela tombe de soi-même… Comment ai-je pu trouver important un détail si puéril ?…

Lui, il se sentait le cœur bondissant d’impatience…

— Quel détail ? dit-il.

— Eh bien ! mon ami, — quelquefois… pas toujours…

Elle s’arrêta, et, haussant les épaules, laissa tomber négligemment cette phrase courte :

— Son rire me déplaisait !

Il y eut entre eux une gêne, et un silence bizarres.

Il croyait avoir mal compris. Ces mots n’éveillaient rien dans son souvenir, rien ! Il se rappelait l’avoir vue rire… avec quelle grâce jeune ! Il ne se rappelait pas l’avoir entendue…

Hélas ! un peu de pitié tendre lui vint pour la femme vieillissante, si nerveuse, qui pouvait retarder le bonheur d’un fils parce qu’elle n’aimait pas entendre rire la femme choisie par lui ! Il demeurait interloqué, — comme un homme qui, s’attendant à rencontrer un obstacle sérieux, et s’étant préparé, lancé même pour la résistance, ne trouve rien devant lui.

— Ah ! dit-il, décontenancé… Son rire ? C’est tout à fait curieux !… Et vous avez pu attacher à la tonalité d’un éclat de rire, c’est-à-dire à la qualité d’un son qui est mécaniquement produit, et où l’on ne met ni volonté, ni sens, — une importance décisive ?… Je comprendrais à la rigueur qu’on eût de l’antipathie pour le timbre d’une voix… quoique à la vérité on puisse avoir une vilaine voix comme un vilain nez, sans que cela corresponde à une tare morale !

Il était bien trop amoureux pour entendre de sang-froid une critique, même abolie, sur l’ensorceleuse. Il sentait même un peu de colère. Sa voix tremblait légèrement.

La comtesse fronça le sourcil :

— Ne vas-tu pas me gronder ?… Voyez-vous cela ! C’est toi qui as exigé que je m’explique : j’ai obéi !… Et tu vois bien que c’étaient là des folies, des visions de vieille femme !… Mais je me suis jugée — et condamnée… C’est égal, tu dois quelque chose à l’abbé, je t’assure !… Une tabatière, par exemple, le jour de ton mariage… Allons, tu me l’amèneras demain, ta fiancée !… que je vous bénisse de ces vieilles mains, qui auraient bonne envie de te battre !

Il se leva, dans un éblouissement de joie…

— Ah ! ma mère ! ah ! maman ! Voilà ce que j’attendais pour être heureux tout à fait ! Voilà ce qui me manquait ! Votre bénédiction sur elle, votre confiance en elle !… Ah ! que je suis content !

Elle s’était levée aussi, gaîment, toute vivante de la joie de son fils, délivrée de toute arrière-pensée, changée, heureuse en lui !

— Ah ! maman ! C’est le bonheur ! c’est la joie ! Bonne nuit, ma mère… chère maman ! Bonne nuit.

Il la quitta, et s’en fut tout courant réveiller Annette comme il faisait quand elle était enfant… « Elle doit dormir comme un plomb ! Ça ne fait rien… Elle sera si contente de mon bonheur. » Mais il n’était que dix heures du soir, et la petite masque veillait dans sa chambre. Quand son frère entra, elle serra vivement un joli cahier à fermoir où elle était en train d’écrire… à Albert — des choses destinées à rester inconnues de tout le monde, même de lui, à moins que… un jour…

— Petite sœur ! petite sœur ! Tu ne sais pas ! Je me marie !

On eût dit vraiment qu’il allait partir de ce pas pour la mairie voisine.

— Maman veut bien ! Ah ! que je suis heureux !… Tu auras une bonne et jolie sœur. Tu l’aimeras aussi, toi ? Tu me reprochais hier d’être devenu silencieux ; pardonne-moi ; j’étais absorbé, inquiet. Mais c’est fini. Je te conterai tout ça… Tu peux tout dire à Pauline…

Tout dire à Pauline !… Elle savait déjà son malheur, Pauline. Elle l’avait deviné. Elle l’avait toujours pressenti. Sous prétexte de tenir compagnie à sa mère infirme, elle vivait depuis quelque temps presque confinée chez elle, repliée dans l’attente du mariage fatal. Elle avait jugé Mademoiselle Déperrier une de ces charmeuses contre lesquelles les simples bonnes filles ne peuvent pas lutter et elle n’avait pas même essayé.

Annette, sa fine tête dans sa main, le coude appuyé sur le joli cahier à fermoir, regardait son frère aller et venir par la chambre comme un vrai fou. Au hasard de la rencontre, il déplaçait çà et là un bibelot sur une étagère. Il dérangeait les chaises pour passer là où il n’avait que faire. Il détruisait la belle ordonnance des petits cadres dressés sur le guéridon. Il s’écriait : « C’est fragile, ça ? » et jonglait avec ça, qui était fragile. C’était un flacon de jade ou quelque mignonne boîte d’écaille… Et elle, toujours accoudée sur son livre de confidences, heureuse du bonheur d’enfant que montrait son frère, songeait : « Ah ! si Albert, un jour, pouvait m’aimer comme ça ! »

V

Mademoiselle Déperrier prit, dès le lendemain, avec Madame d’Aiguebelle, l’attitude d’une personne qui n’aura jamais la sottise de se targuer de ses avantages. Elle attendit toutes les avances. Elles lui furent faites par cette mère qui se croyait menacée d’une mort prochaine, et qui voulait assurer, avant de mourir, le bonheur de ses enfants.

La petite Annette fut gentille, encourageante. Dans son cœur tendre, délicat, formé par une telle mère, il y avait place pour cette pensée que Mademoiselle Déperrier, devant se juger dans une situation inférieure, était en droit d’attendre qu’on vînt à elle.

Çà et là Marie plaçait une phrase, apprise dans les livres ou au théâtre, sur les vertus des conditions humbles, sur les énergies que suscite la pauvreté ; et, sans affectation, rarement, mais d’un air convaincu, parlait de Dieu, consolation suprême, — suprême espérance.

Madame d’Aiguebelle, toujours, malgré elle, en observation, se rassura bientôt, s’endormit dans sa confiance en Dieu, et dans l’espérance d’un bonheur bien mérité par son fils. Elle le loua chaque jour davantage, à la grande satisfaction de l’abbé, d’avoir choisi une fille pauvre.

Le comte Paul confia un jour à Marie toutes les émotions, qu’il avait éprouvées depuis leur première rencontre.

— Sans la crainte de n’être pas en parfait accord avec ma mère, je vous aurais, dit-il, avoué beaucoup plus vite mes sentiments.

Il ajouta gentiment :

— Vous aurez toujours une rivale dans mon cœur ; c’est ma mère. Ce ne sera jamais qu’elle. Vous n’en serez pas jalouse, j’espère ?

Il souriait, plein de confiance. Elle lui rendit son sourire, le même, très bien copié, avec une fidélité de miroir. Il lui dit alors et sa tendresse pour la mère adorée, et les inquiétudes que leur donnait à tous cette chère santé…

— Heureusement, avec ces maladies de cœur, on peut vivre très vieux.

— Oui, dit-elle, distraite, on en meurt à cent ans…

Et trahissant aussitôt sa légitime préoccupation :

— Je n’ai donc pas eu le bonheur de plaire tout de suite à votre chère maman ?

Elle savait fort bien à quoi s’en tenir. Mais elle voulait se montrer d’abord incapable de ces divinations, étonnée ensuite d’une si injuste méfiance. Elle aurait voulu, de plus, se faire renseigner sur ce qui, en elle même, avait paru inquiétant aux yeux de la mère. Mais il se contenta de lui dire :

— Je l’avoue, ma chère Marie, vous ne lui plaisiez pas tout d’abord autant qu’aujourd’hui… Pourquoi, je l’ignore. — Ce sont là de ces sentiments sans raison, inexplicables… des impressions de malade, peut-être ! Mais vous l’avez conquise aujourd’hui, entièrement conquise, — comme vous savez !

L’idée qu’avait eue sa mère, au sujet du rire de Marie, le fit rire lui-même à ce moment.

Elle, ne riait pas. Elle réfléchissait, avec le sourcil un peu froncé. Elle riait rarement devant lui, d’ailleurs, voulant se montrer très noble, très digne.

Elle se rendait très bien compte de tout ce qui, en sa personne, devait déplaire à la comtesse, qu’elle appelait, un peu tôt : « la vieille ! » Elle trouvait que la « vieille » n’avait pas tort, au fond ! Cependant elle lui en voulait… Il y a dans la cervelle des êtres mauvais ce jugement double : ils admirent et dénigrent l’esprit de justice qui les blâme ou les condamne. S’ils le haïssent, ce n’est pas seulement parce qu’il entrave leur course vers les buts rêvés, c’est aussi parce que, en secret, ils le sentent et le confessent supérieur. Tous les démons des légendes sont envieux des anges.

Il y a, en outre, dans l’acharnement que mettent les coquins à accuser les honnêtes gens des pires vilenies, une affirmation de l’idée de mal qui est une condamnation du mal trop peu remarquée.

Le pervers méprise hautement dans tous les autres hommes ses propres défauts, ses propres vices, qu’il leur prête largement…

Donc, ce sont là choses méprisables.

Donc, le monde a raison de le mépriser, lui.

Ce retour de son propre mépris contre lui-même, c’est bien ce qui l’irrite le plus, ce qui, par-dessus tout, l’exaspère, le rend implacable.

Marie pensait deux choses de la mère de Paul. Premièrement : « Qui sait ce qu’elle a bien pu faire, en sa jeunesse, cette vieille collet monté ? » Deuxièmement : « Je la déteste, parce qu’elle a eu raison de se méfier de moi !… Mais le temps viendra, je pense, où je serai, chez elle, plus maîtresse qu’elle ! »

Elle répondit au comte Paul qu’elle sentait bien qu’aujourd’hui Madame d’Aiguebelle n’avait plus aucune prévention contre elle.

— Vous pouvez en être sûre, ma chère Marie. S’il en était autrement, je ne pourrais pas vous montrer mon amour avec cette joie, avec cet abandon. Ma mère est et restera la grande préoccupation de ma vie. Vous avez l’âme assez haute pour vouloir qu’il en soit ainsi. Et c’est pourquoi je vous aime tant !

Hélas ! il excitait ce cœur aigri à détester ce que, lui, il aimait le plus au monde !

— Que vous êtes heureux d’avoir une telle mère !

— Mais la vôtre ?

Elle soupira.

— N’en parlons pas ! J’ai eu tant à souffrir par elle ! — Elle n’est pas méchante, certes ! Mais elle n’est pas caressante ; elle ne m’a jamais été douce… Elle n’a pas touché à mon cœur d’enfant avec les délicatesses qui font les cœurs de femme vraiment tendres, vraiment bons, vraiment purs de toute mauvaise pensée. Elle m’a inspiré quelquefois de ces rages, de ces colères qui diminuent un caractère… Je ne suis pas aussi bonne que vous le pensez !

C’était vrai, qu’elle avait souffert par sa mère ; mais en le disant, elle pensait à la pitié que cet aveu devait attirer sur elle ; elle apportait une excuse touchante à tel défaut d’éducation qu’avait pu lui reprocher la comtesse ; elle atténuait l’effet que la découverte du caractère de Madame Déperrier devait faire un jour, fatalement, sur son fiancé. Enfin, en révélant à quel point elle avait souffert par elle, elle repoussait toute solidarité avec sa propre mère que, malgré tout, elle couvrait généreusement de sa piété filiale ! Ainsi, sans cesse, des calculs compliqués précédaient et guidaient ses paroles en apparence les plus simples. Aucune spontanéité ne lui était possible.

Peu de temps après, — le mariage du comte Paul d’Aiguebelle avec Mademoiselle Marie Déperrier était décidé. Madame d’Aiguebelle avait parlé d’abord à Madame Déperrier. Il n’y eut pas de demande solennelle. Les choses semblèrent, tout de suite, arrangées depuis très longtemps.

Restait à fixer la date. On parla de la fin de janvier. Il fut convenu que, en octobre, Mademoiselle Déperrier irait passer quelques semaines au château d’Aiguebelle. Paul, pendant ce temps, habiterait un cottage qu’il avait, à un quart de lieue d’Aiguebelle, sur le bord de la mer. Comme il allait être heureux de pouvoir lui faire visiter ce domaine d’Aiguebelle, avec ses grands bois de pins qui dévalent en bataillons serrés, jusqu’à la mer, du flanc des collines aux pentes légères. Ils se promèneraient ensemble, les heureux fiancés, sur les plages de sable, à l’ombre des pins-parasols, sous les mimosas, dans les lauriers-roses. Comme elle l’aimerait, maintenant, ce Midi glorieux, fait pour servir de cadre à tous les bonheurs rêvés ! Comme elle l’aimait déjà !

Les d’Aiguebelle quittèrent Paris vers le milieu du mois de juillet. Deux mois plus tard, Marie leur annonçait la mort subite de sa mère. La marquise de Jousseran, toujours bonne pour elle, lui proposait de l’emmener à Hyères. Elles habiteraient la villa que venait d’acheter cette aimable dame. Toutes deux partiraient bientôt, dans huit ou dix jours.

On comprend qu’il ne pouvait plus être question, pour le moment, d’aller, au château d’Aiguebelle, jouer les fiancées heureuses.

Marie écrivit toutes ces grosses nouvelles à la comtesse.

Elle ne pouvait s’empêcher de voir que la mort de sa mère ne nuisait nullement à ses intérêts ; au contraire. Il n’y a pas de malheur, si grand soit-il, qui ne contienne une part de bien, ou en lui-même ou dans ses conséquences. Madame Déperrier était vraiment gênante, parce qu’elle trahissait, plus que sa fille, la vulgarité de leur race, les trivialités cachées de leur genre de vie. Dieu l’avait rappelée à lui. Qu’y faire ? Il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher ! Mademoiselle Déperrier ne se désola pas longtemps. Cependant la mort de sa mère lui interdisait la gaieté : Madame d’Aiguebelle, qui ne la revit pourtant que huit mois plus tard, ne devait plus l’entendre rire aux éclats. Ce fut un avantage dont Marie ne se douta point, et ce fut le plus grand service que lui rendit jamais sa pauvre mère.

VI

Avant de quitter Paris, pour aller passer le temps de son deuil non pas à Hyères, comme celle l’avait voulu d’abord, mais dans un couvent, à Lyon, Mlle Déperrier ne prit congé que de trois personnes : sa sœur Madeleine le professeur, — son amie de pension, Berthe de Ruynet, mariée à un marquis de boulevard et de trottoir, — et Pinchard, le pauvre Pinchard, le père Théramène.

Avec sa sœur, elle avait eu une conversation froide, dans laquelle elle lui avait fait comprendre, d’un ton sans réplique, que, n’ayant pas, comme elle, un de ces bons métiers qui assurent l’existence, elle garderait, jusqu’à nouvel ordre, les revenus de leur mère… Elle était encore bien honnête, affirma-t-elle, car tous les titres étant au porteur, il n’aurait tenu qu’à elle de les faire disparaître sans même lui en parler… Enfin, elle espérait faire bientôt un beau mariage ; elle récompenserait alors sa sœur de son dévouement.

Madeleine Déperrier se laissa imposer l’obligation de montrer ce dévouement-là. Habituée dès l’enfance à se voir préférer sa petite sœur, à se voir dépouiller pour elle de ses poupées et de ses chiffons, elle la considérait tout de bon comme une de ces créatures supérieures devant lesquelles on est contraint, par la destinée, de s’effacer en toute occasion, à qui on ne peut, sans injustice, appliquer la commune mesure.

Elle, Madeleine, n’était pas de celles qui se révoltent, mais bien de celles qui se résignent. Le moyen, d’ailleurs, de résister, elle ne l’avait pas eu toute petite. Maintenant le pli était pris. C’était une écrasée. Elle essuya le verre de ses lunettes, terni par ses larmes, et retourna à ses élèves.

Quant à Berthe, c’était le type banal de la mondaine évaporée. Expérimentée toutefois, elle était de bon conseil dans les choses de galanterie. Personne ne savait mieux qu’elle ce qu’une fille ou une femme doit livrer pour assurer son triomphe sur les hommes, et doit réserver pour n’être pas perdue. Avec toutes ses légèretés de conduite, celle se maintenait dans un monde honorable par un prodige de légèreté d’esprit, par une incomparable souplesse de mouvements. — Était-elle ceci ou cela ? Ou, seulement, en avait-elle l’air ?… Si c’était ça, elle aurait assez d’esprit pour se cacher… « Non, ce n’est qu’une étourdie ! Et puis, elle est si amusante ! »

Sur ce dernier mot, on lui pardonnait tout. Berthe consultée à fond une première fois, avait déclaré :

— Tes d’Aiguebelle ? Attends un peu… J’ai entendu parler de ça… Ça fait partie de droit, même sans en être, de ces ligues qu’on appelle : le Relèvement des âmes ou : la Morale reconstituée . Il y a un fond de pasteur protestant, dans ces catholiques-là ! C’est embêtant comme tout, mais ça se sauve par la campagne. Si tu aimes les champs, ma chère, tu seras heureuse, je ne te dis que ça ! Si tu aimes le Midi, alors c’est un miracle : tu seras supra-heureuse. Ils doivent y aller dans l’été, — quand les autres vont en Suisse, — sous prétexte que les pays chauds paraissent mieux à leur avantage pendant la canicule. Eh bien ! crois-moi, ne les contrarie pas, parce que vois-tu, l’hiver ailleurs qu’à Paris, il n’en faut pas. En as-tu tâté ? Non. Eh bien ! crois m’en sur parole, et fais tes conditions avant le mariage !

Quand Marie, après la mort de sa mère, alla prendre congé de Berthe et lui demander de nouveaux conseils, la sémillante petite dame vit d’un coup d’œil instantané toute la gravité de la situation nouvelle :

— Sac à papier ! la principale difficulté, — pas mince ! — c’est que la noble mère de ton grave fiancé voudra te voir pleurer la tienne. Prends garde à ça. C’est un retard d’un an. Ton écueil, c’est le deuil… (Tiens ! des vers !) Si tu as l’air de désirer le mariage malgré ton deuil… non, hein, là, vrai, tu sens que ça n’est pas possible, avec leurs idées d’empotés !… Alors, que vas-tu faire ? Tes gestes, tes paroles vont être épiés, pesés, ma chère, dans des balances de bijouterie ! A ta place, je prendrais un parti crâne : au couvent ! comme dans toutes les histoires écrites. Au bout de deux mois, ton fiancé se sentira devenir fou, parce que l’absence, le silence, ça nous embellit et ça les irrite… Il s’exalte. Il maigrit… Cette fringale, non ! tu vois ça d’ici, et il t’enlève ! La mère, touchée, vous bénit… car elle vous bénira, souviens-toi de ce que je dis. C’est dans leur note. C’est inévitable… Et voilà mon ordonnance : au couvent ! Fais-en ce que tu voudras. Quant à accepter l’offre de la marquise de Jousseran, c’est fini, ça. Plus possible. N’y pense même pas. Trouve un prétexte, — diable !

— Alors le couvent, tu crois ? dit Marie.

— Dame ! c’est au moins une idée à creuser. Creuse, ma chère. Creusons ensemble. Mais à vue de nez, c’est ça… Voyons, ne comprends-tu pas que tu te mets à l’abri de tout, dans un couvent ? Tu as un rôle difficile à jouer, n’est-ce pas ? et devant des connaisseurs sévères ?… Eh bien, disparais !… Et puisqu’en restant muette dans la coulisse tu es sûre du grand succès, — n’hésite pas !

Le banquier Larrieu, qui rôdait sans cesse autour de Marie Déperrier et venait à son jour, l’avocat Goiran, le baron Lagrène et quelques autres, — elle ne les avertit pas plus de son départ, que les bohèmes oubliés.

Elle demanda seulement à Berthe des nouvelles du petit Machin.

— Qui ça ?

— Eh bien donc, Lérin de La Berne, que nous appelions l’Écrin de La Perle.

— Ah ! lui ? il t’aime toujours, pardi ! Seulement, si tu voulais, toi, — pourrait-il, lui ? Voilà la question : Être ou n’être pas !… Mais il est à garder, dans la collection. Un polichinelle de plus dans un guignol complet, c’est toujours drôle. Il y a des moments où il me fait pitié, à moi, et où j’aurais envie de l’essayer, pour lui complaire… et aussi pour savoir… Non, il est tortillant ! Allons, adieu, ma chérie. Tu vas m’oublier ? Non, hein ? Pense à moi, dans tous les moments graves… Ne cède rien jamais avant de tenir tout… Comment dit Méphisto, ce bon Méphisto, qui est un diable pour rire ? Il n’a pas tort tout de même, quand il nous chante :

N’ouvre ta porte, ma belle,
Que la bague au doigt,
Que la bague au doigt !

Elles s’embrassèrent, — se quittèrent, se reprirent, échangèrent un dernier compliment :

— Tu es toujours plus jolie !

— Toi aussi. — Et Berthe sortit sur un dernier papotage :

— Le noir te va bien, tu sais ? C’est une veine pour toi, d’être en noir ! Et puis, c’est romantique ; il y a des hommes que ça monte ! J’en ai connu un, moi, qui ne pouvait aimer que des veuves, — en costume. Prends note encore de ça. S’il n’est qu’amoureux, ton bonhomme, il va devenir fou, et s’il est fou, il va falloir l’attacher… Allons, au couvent ! comme dit Hamlet ! Au couvent, ma chérie !… Tu verras l’effet !… Et joue serré. L’enjeu en vaut la peine, — comtesse !

Berthe, sur ce mot qu’elle prononça pompeusement, exécuta avec ostentation une révérence selon la formule.

Marie voulut voir Pinchard et le fit demander. Il n’avait plus paru depuis quinze jours ou trois semaines. Elle s’en étonnait. Il fit répondre qu’il était malade. Elle alla le voir chez lui.

Elle ne s’expliqua pas quel sentiment la poussait. C’est que, dans ce cœur desséché, tous les bons germes n’étaient pas encore tout à fait morts. Elle avait une inconsciente reconnaissance pour ce pauvre diable. C’était celui qui demandait le moins, autour d’elle. Dans la façon dont elle traitait tous les hommes, il y avait un mépris, certain, du mobile qui les attirait autour d’elle. C’était l’excuse à sa sécheresse de cœur. Tous étaient les intéressés de la galanterie. Elle ne connaissait de l’amour que cet âpre élément : le désir des hommes, tantôt brutal, tantôt insinuant, toujours égoïste. Elle se vengeait. Qui sait ce qu’eût fait d’elle une tendresse vraie, une sollicitude attentive qui aurait veillé sur son enfance ? Son père avait été trop occupé, sa mère lui avait appris à dédaigner le père et à le maltraiter souvent en paroles. A cause de cela même, elle avait méprisé sa mère, tout en lui obéissant. Elle ne s’était attachée à personne. Même son inclination pour Léon Terral était mêlée de révolte. Elle eût voulu le confondre avec les autres et elle y tâchait ; mais quelque chose de plus fort que la vie et que la mort, que la vengeance et la haine, parlait en elle dès qu’elle le nommait. De mystérieuses affinités correspondaient d’elle à lui. Nul n’a jamais su dire les secrets de philtre qui font de l’amour physique lui-même un mystère d’âme.

Quant à ce pauvre Théramène qui, si ingénument, disait : « Déjeunerai-je encore, ma fille ? » il était pareil à ces vieux chiens fidèles qui viennent au maître pour la pâtée d’abord, — c’est entendu, — mais qui, à force d’être reconnaissants parce qu’ils ont été bien nourris, sont capables de quitter le meilleur os de poulet pour suivre leur maître aussi affamé qu’eux. Le vieux Pinchard fut touché aux larmes de la voir arriver chez lui :

— Te voilà, princesse ? Et ton mariage ?

Brièvement, elle lui conta tout. Il frappa dans ses mains, joyeux :

— Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans !

Il aurait voulu avoir à la défendre contre quelqu’un. Il avait pris un mauvais rhume. Il toussaillait et déclamait d’une voix rauque. Il était vêtu d’un costume étonnant, noir et pourpre, velours et soie. Il avait une chemise sale avec des manchettes très longues.

— As-tu vu mon palais ? Examine, petite Rita… Quatre murs. Un lit. Tout ce qu’il faut pour crever. Mais, sur les murs, l’art et la gloire ! Contemple-moi ça !

Il y avait sur les murs des journaux illustrés, fixés par quatre épingles, représentant des scènes de théâtre.

— Ça, c’est moi dans Hernani , à la Comédie française, 1869, la grrande reprrise ! Je jouais un des muets, au quatrième acte. J’étais en nègre, comme Kean dans Othello !

— Et ça ?

— Ça, c’est Mounet-Sully dans Hamlet … Il y a une dédicace ; lis donc.

Le grand tragédien avait gentiment écrit une dédicace, au dos de son portrait ; l’aumône d’une miette de considération au pauvre affamé de gloire : A notre vieux camarade Pinchard, Mounet-Sully.

Et, autour des photographies d’acteurs illustres, flottaient quelques rubans flétris, hommages d’un soir que Pinchard avait gardés en souvenir de ses triomphes dans toutes les sous-préfectures.

— Nous ne nous verrons pas de longtemps, mon vieux Théramène. Je quitte Paris… Je suis venue te voir. Tu as toujours été bon pour moi. Tu n’as pas voulu nous quitter, quand je t’ai donné ton congé… Et puis — je ne sais pas — tu me rappelles maman !

Elle ne savait pas, en effet, ce qu’elle éprouvait. Malgré tout, une émotion sourde lui venait au nom de sa mère. Quelque chose d’inutilement bon était au fond de son cœur, comme un germe impuissant mais animé encore. Même quand l’arbre est tout à fait mort, il garde quelquefois, dans ses racines les plus profondes, un désir souterrain, un peu de vie obscure, persistante, qui regrette la belle lumière, et qui l’aime sans effet.

Théramène se répandit en expressions de reconnaissance.

— Ça me fera un gros vide, de ne plus t’avoir à Paris. Enfin, c’est ton bonheur… Tant mieux. Et puis, tu sais, rappelle-toi que tu as un ami, et qu’au besoin, si tu l’appelais, le père Théramène arriverait toujours, comme un bon toutou de berger… C’est dit, hein ?

Il déclama :

— On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

Tiens ! c’était vrai, cela. Depuis un instant, elle n’y pensait plus ; mais, au fond, elle était venue lui demander ça. Qui peut prévoir l’avenir ? La vie est si bizarre !

Il voulut l’embrasser. Elle lui tendit ses deux joues, — et quand elle le quitta sur l’étroit palier, elle vit dans ses yeux tout tremblotants, un luisant de larmes qui la troubla. Il lui semblait qu’elle prenait congé, pour toujours, d’un passé où, en somme tout n’avait pas été malheureux. Elle mourait à quelque chose qui avait été sa vie libre, quasiment sincère. Elle entrait dans son avenir, dès aujourd’hui, dans l’inconnu effrayant ; elle entrait, comme masquée, dans un mensonge sans fin. Elle dépouillait sa personne la plus naturelle. La vraie comédie allait commencer et il faudrait jouer tous les jours !… Ah ! tous les cabotins ne sont pas au théâtre !

— Est-ce bête ! voilà que je pleure !… Adieu, père Théramène.

— Bonne chance ! lui dit naïvement le pauvre professeur de diction et de maintien.

Quatre jours plus tard, une lettre d’elle apprenait à la comtesse Louis d’Aiguebelle son intention arrêtée d’aller passer dans un couvent, à Lyon, le temps de son deuil.

« Est-ce que c’est vrai ce que m’annonce madame de Ruynet, lui écrivit Léon Terral, — que vous allez vous marier ? »

Elle lui répondit du couvent : « C’est vrai. »

VII

Elle y était, au couvent. Et même, bien vite, dès le soir de son arrivée, elle fut prise d’une folle envie d’en sortir, d’une haine pleine d’horreur pour les murailles hautes et paisibles du grand parc, pour la blancheur froide des corridors et de sa chambre, pour l’austérité de la chapelle. Mais, qui veut la fin veut les moyens.

Elle se roidit de toutes ses forces contre la terreur et la répugnance que lui inspira ce lieu de paix, — contre l’agitation nerveuse dont elle se sentit saisie tout d’abord dans ce grand calme effrayant.

Ce milieu de prière, de silence, de tranquillité, de piété, la repoussait d’une force étrange, qu’elle éprouva cruellement. Mais elle avait un but à atteindre, au dehors, dans le monde. Cela exigeait qu’elle sût souffrir quelque temps ici, dans cette prison. Elle donna l’ordre à tout son être révolté d’obéir.

Elle avait, pour le mal, les mêmes patiences héroïques que les martyrs ont pour le bien.

Elle pensa que ce serait l’affaire des premiers jours, cette souffrance de prisonnière ; que l’accoutumance viendrait vite. Elle se mit à lire des livres de piété, machinalement, pour faire quelque chose, mais la pensée de ses intérêts, de l’avenir convoité, dominait en elle toutes les autres, comme un son strident de clairon domine un grand tumulte. Et elle ne pensait qu’à cela, à cet heureux moment où, mariée enfin, elle tiendrait son espérance réalisée. Elle se voyait au jour du mariage, triomphante comme une reine, — puis installée dans la résidence d’été du comte Paul, puis dans leur hôtel de la rue Saint-Dominique. Ces chimères lui semblaient des réalités présentes. Son livre, ouvert sur ses genoux, glissait parfois, lentement, jusqu’à terre, sans qu’elle s’en aperçût ; et elle avait, dans ses yeux, grands ouverts et fixes, toute la vie, riche et oisive, que sa beauté servie par la ruse devait lui conquérir.

Il fallait pourtant aller aux offices, à confesse. Comme elle n’avouait que des péchés véniels, son directeur lui dit un jour étourdiment : « Mais c’est la confession d’une morte que vous me faites là ! » Elle en conclut que la plupart des pénitentes mondaines étaient toujours en état de péché mortel, et que c’est une duperie d’être plus sage que les autres. Ainsi les appels obstinés, mais naïfs, du prêtre à sa conscience ne firent qu’affermir en elle la préméditation du mensonge. Elle n’y gagna que de s’établir dans la malice de ses projets en pleine connaissance de cause. Elle consentit à tout ce que lui avaient dicté son instinct de perversité, son goût de vengeance contre le monde égoïste et féroce. Elle ratifia toutes ses résolutions de mal faire. Cela, en elle, se formula ainsi : « Je vois bien comment va le monde, et que, décidément, le mensonge seul et la ruse me mèneront où je veux, où je dois aller. »

Elle ne s’approuvait pourtant pas. Elle s’excusait, mais se qualifiait très bien de mauvaise. Voici quel fut, en résumé, son examen de conscience :

— Comment faudrait-il agir, dans ma situation, pour agir bien ?

Elle le savait nettement et se répondit : « La première vertu, c’est la loyauté. Bien faire, ce serait, avant tout, ne pas épouser un homme que je n’aime pas. »

Cette seule idée lui fit hausser les épaules.

— N’y aurait-il aucun moyen de l’épouser, sans le trahir ? — Il y en a un ; ce serait d’aller dire à cet homme qui m’aime et que je sais capable de toutes les compréhensions, de tous les pardons : « Voici le fond de mon âme, voilà mes origines, voilà mes défauts, voilà mon éducation. Je suis à la veille de vous tromper en vous laissant me croire tout autre que je ne suis. Je viens tout vous dire, pour me sauver de moi-même, de mes démons. Aidez-moi. Élevez-moi jusqu’à vous. Sauvez-moi !… ou fuyez-moi ! Et si vous me fuyez, même alors j’aurai gagné quelque chose : de m’être estimée pendant la minute où je vous parle. »

Était-ce bien difficile à faire ? Pas tant que cela. Il y aurait eu dans un tel acte plus de fierté vraie que d’humilité. Aussi, elle fut tentée. De plus, elle se croyait sûre de réussir. Il était si bon ! Il pardonnerait tout de suite…, comme un niais ! Ce fut justement ce qui l’arrêta. La partie n’était pas assez compliquée. C’était une joueuse, une chercheuse de périls effleurés, une aventureuse de race.

Et puis, la partie une fois gagnée par ce moyen-là, qu’adviendrait-il ? Ah ! probablement la méfiance, éveillée dans cet homme, gênerait éternellement sa vie à elle. Car, pour sa vie à lui, elle n’y songeait guère. Si elle se résolvait à prendre la voie honnête, elle savait bien qu’elle y aurait quelques méchants faux pas… C’est inévitable, cela ; la chair est faible ; pourquoi se faire des illusions ? Elle se connaissait bien ! — Alors, ce serait l’éternel soupçon, les jalousies, toutes les misères des petites vies. Vraiment, il valait bien mieux lui apparaître toujours comme une vierge archangélique.

Elle voyait encore un autre moyen de se réconcilier avec elle-même : tout en n’avouant rien du passé, prendre la résolution de devenir telle que le comte Paul la croyait. Elle trouvait cela beaucoup moins bien, car elle n’ignorait pas que l’amour est un don entier de soi, et en agissant ainsi elle ne se fût pas donnée entièrement puisqu’elle n’eût pas livré son passé.

Ce moyen lui plaisait d’ailleurs moins que l’autre : il n’amusait pas son goût de lutte et de scènes théâtrales. Elle le repoussa comme indigne d’elle. C’eût été un acte d’humilité intérieure, cachée, et elle était une hautaine.

Les résolutions bonnes sont payées d’un bénéfice double : le cœur en est réjoui aussitôt, d’abord parce qu’elles sont prises (l’incertitude est une peine), et ensuite parce qu’elles sont bonnes.

La résolution mauvaise n’apporte qu’une seule de ces satisfactions, mais elle en donne au moins une : l’exercice de la volonté, même pour le mal, est payé de l’affirmation, heureuse en nous, de la liberté. C’est dans le sentiment de la liberté que commence l’idée de justice. Aussi voit-on souvent, après le crime accompli, les criminels résolus se complaire à l’idée que la justice qui les châtiera, existe. Beaucoup se livrent et avouent dans les larmes. Le plus grand des maux est la trouble inconscience, l’affolante incertitude. Le mal conscient a déjà fait un pas vers l’affirmation du bien, sans laquelle il ne pourrait s’avouer qu’il est le mal.

Marie Déperrier se trouva donc tranquillisée par sa résolution de conquérir, à tout prix, les biens de la terre.

Et Dieu ? Dieu, comme dit le poète des Contes d’Espagne , tel est le siècle : elle n’y pensa même pas !

Dans cette maison où le nom de Dieu était écrit sur tous les murs, au dortoir, au réfectoire, et se répétait dans les devises qui surmontaient toutes les portes, elle n’y songea pas plus qu’elle n’y pensait à l’église où elle allait tous les dimanches. Peut-être était-ce y avoir songé en quelque manière, que d’avoir débattu le choix entre la Sincérité et le Mensonge ! Dieu, toutes les formes de la prière, toutes les cérémonies du culte le lui voilaient plutôt : elle ne voyait pas la signification des symboles ; elle ne voyait que des détails de mise en scène. En somme, elle échappait toujours à tout.

Les jours s’écoulaient, et pour se distraire elle se mit à écrire des pages romanesques où elle se racontait à elle-même son enfance. Elle fut bientôt arrêtée. Elle recula devant certains souvenirs, indignée de sa mère, effarée d’elle-même, se demandant comment s’était formée en elle, si jeune, sa conception maligne de la vie.

Elle se revoyait, à huit ans, inquiète des visites fréquentes d’un homme dans leur maison. Cet homme, elle le détestait, d’instinct. Quand il la soulevait dans ses bras, elle criait, le frappant avec colère de ses petits pieds qui se débattaient. Et, peu à peu, elle ne savait comment, à cause des attitudes de sa mère vis-à-vis du père, à cause de certains mouvements de gêne mal dissimulés et qu’elle ne s’expliquait pas, cette idée confuse mais forte était venue en elle : on faisait, dans la maison, quelque chose de mal ; son père ne devait pas le savoir : ce n’était donc pas lui le coupable !… Et peu à peu, une certitude se fit dans son intelligence d’enfant : puisqu’on se cachait de lui, il ne fallait pas qu’il apprît la chose inconnue ; il aurait trop de chagrin, s’il venait à savoir ! Et, elle en voulait à sa mère et surtout « au monsieur » ! Et cependant un jour, voici ce qu’elle fit. Cet homme était chez sa mère, dans le salon. Elle, seule, à jouer dans sa chambre, avec ordre de rester là, bien sage, — lorsque arriva, introduite par la bonne, une vieille tante. Et Marie se souvenait très bien d’avoir eu aussitôt la pensée que sa tante ne devait pas entrer, dans ce moment-là, chez sa mère, qu’il y avait à cela un grand intérêt ; que la présence du monsieur devait rester secrète pour tout le monde. Et, par mille petits moyens, elle avait détourné l’attention de la tante, lui répétant : « Maman n’est pas là ; maman est sortie ! » Elle lui avait montré ses joujoux en détail, bien longtemps, pour la tromper ! Elle avait tiré des armoires les moindres colifichets de sa poupée, avec le sentiment agréable d’être d’un grand complot, très dangereux, — qui la faisait trembler comme au récit du conte de Barbe-Bleue ; et sa finesse la rendait fière et contente, comme si elle eût été le Petit Poucet.

Elle pensait quotidiennement à ces choses et à beaucoup d’autres semblables, dans la chapelle de ce couvent, et dans sa simple chambre ornée d’un crucifix de bois noir traversé d’un brin de buis bénit… Elle retrouvait lentement les raisons qui l’avaient faite mauvaise — mais le tour de son esprit la conduisit à y voir plus que l’excuse : la légitimation de ses volontés de nuisance…

En un mot, tous les êtres lui paraissaient ennemis. Elle se plaçait, non devant l’idéal à aimer assez fortement pour le réaliser un peu, — mais devant la réalité à haïr et à combattre par des moyens semblables à cela même qui la fait détester ! Elle se fût défendue d’inventer le mal. Elle croyait rendre le mal. Accepter cette conception, c’est vouloir faire du mal un cercle sans fin. C’est l’idée chère au démon des légendes noires ; mais l’apparence de justice que comporte cette idée rattache à l’humanité les monstres eux-mêmes.

Encore toute jeune fille, à quinze ans, — l’âge de Juliette, — elle avait eu à subir une tentative de séduction que rendait particulièrement odieuse la qualité du séducteur. Ce souvenir l’indignait, l’exaspérait comme aux premiers jours. Le « monsieur » qu’elle détestait, la trouvant seule un soir, lui avait chuchoté à l’oreille les premières paroles étranges qu’elle eût entendues… d’un homme âgé. Et sa mère étant survenue brusquement, la scène que la malheureuse fit à son amant, là, en présence de sa fille, n’avait été qu’une scène de jalousie !

De ce moment, le peu de sécurité, le peu d’espérance qui pouvait rester au fond du cœur de la petite Marie, avait été gâté, perdu pour toujours : « Ah ! c’est ça, les hommes ! » Et concluant du particulier au général, elle les avait tous confondus dans une même réprobation infamante, se promettant de les soumettre un jour à ses fantaisies et à son orgueil par les moyens qu’ils paraissaient tant aimer !

Elle avait ce souvenir, cette brûlure au cœur, une plaie jamais guérie, maintenant empoisonnée.

Du reste, comment la traitaient les autres, tous ces jeunes gens ? Que de fois elle entendit des paroles semblables à celles que lui avait dites un jour cet homme… l’amant de sa mère ! Cela, en même temps la gardait. Elle en voulait aux paroles de l’amour, ou plutôt du désir, de lui avoir été dites, pour la première fois, si bassement !

Mais, ici encore, son indignation contre le mal la poussait au mal.

De sens presque endormis, elle avait passé son temps, depuis des années, à rêver à ces choses, à faire échouer près du port les galanteries trop pressantes, — à attendre la grande occasion. Elle avait tardé à paraître, cette occasion. « Enfin, la voici ! Je ne la lâcherai pas ! » C’était, entre le monde et elle, une véritable guerre déclarée. Elle ne croyait pas possible de vaincre par le bien comme par le mal.

Elle avait choisi ses armes.

Les jours passaient dans ce couvent. Elle y était depuis deux mois déjà. Elle avait échangé quelques lettres, rares, avec la comtesse d’Aiguebelle, avec le comte. La composition de ces lettres lui avait pris beaucoup de temps. Elle en avait pesé tous les termes, parfaitement diplomatiques. Pour se reposer d’un si grand effort, elle répondit un jour à une lettre de Léon Terral. — Elle s’y détendait dans un brusque abandon de toute hypocrisie.

Voici ce qu’elle lui écrivit, avec une certaine fierté d’être sincère, de se pouvoir confier à quelqu’un, même pour le mal :

« Je m’ennuie ici, mon cher petit Léon, mais tout passe et j’en sortirai : vous savez pourquoi ; et vous viendrez à mon mariage : j’y tiens beaucoup, parce que vous êtes mon ami d’enfance, mon seul ami, le seul avec qui je puisse causer et tout dire sans avoir rien à expliquer ni à faire excuser. Ah ! si vous aviez pu m’épouser, je crois que j’aurais pu, moi, vivre heureuse avec vous ! Il me paraît certain en tous cas que je ne m’entendrai jamais avec les autres. Mais, hélas ! on ne vit pas seulement d’amour ; on vit de galette, comme dit la chanson, et la solde d’un lieutenant, en France, comme en Autriche, franchement, ça n’est pas assez. Quel drôle de métier tu as choisi, mon petit Léon, et cela sans avoir, que je sache, une vocation bien déterminée pour jouer les Bonaparte. D’ailleurs, vois-tu, à notre époque, le civil tient les premières places de l’État. Je te l’ai dit quelquefois : La Politique, — sœur de la Finance, — est une fille facile qui t’aurait souri, si tu avais voulu — car tu parles bien, — et qui aurait fait ta fortune. Pourquoi maintenant ne penserais-tu pas à la Finance, — sœur de la Politique ? Il n’est pas trop tard, à ton âge, pour commencer la conquête du monde. Par le temps qui court, il suffit d’une réclame ingénieuse, d’un livre à scandale ou d’un coup de Bourse, et crac ! on est arrivé. On est général du coup…, dans le civil ! Toi, si tu deviens capitaine, en restant soldat, ça sera le bout du bi du bout du banc du bout du monde ! Réfléchis. Ne trouveras-tu rien ? N’auras-tu pas un éclair de génie ? En ce cas, c’en est fait ; bonsoir ! Je devrai mentir toute ma vie, et ça peut être long, et il y a des jours où je trouve ça assommant. Comprends-tu ?

« Voulez-vous, mon cher Léon, une preuve curieuse de mes sentiments ? Apprêtez-vous : on va rire !… Madame la supérieure m’a dit, il y a trois jours, que si je formulais un désir, dans le secret de ma pensée, tout le couvent prierait, le lendemain, à l’office, pour la réalisation de ce vœu. Eh bien, mon cher, je n’ai pas hésité. C’est à vous que j’ai pensé. Le vœu que j’ai formé, il n’est pas honnête, mais il devient drôle, quand on songe que toutes ces vierges embéguinées, jolies pour la plupart d’ailleurs sous leur cornette blanche, se sont agenouillées à votre intention ! C’était vraiment très gai, très comique, le bourdonnement monotone et mélancolique de leurs réponses… Ora pro nobis… Ora pro nobis… Turris eburnea ! Fœderis arca… Ora pro nobis ! — Sainte Vierge immaculée ! j’ai eu, à un moment, une forte envie de rire, que j’ai réprimée par un effort plus énergique, en songeant que, si je les interrompais, vous et moi nous perdrions peut-être le bénéfice de leur prière. Mais non, là, vrai, est-ce bon, ce régiment de chastes filles priant pour que Dieu m’accorde, et à vous, des bonheurs qu’à moins de parjure elles ne connaîtront jamais !…

« Puisse ce récit vous égayer, mon ami. Il en est digne. Je vous abandonne ma main.

Marie.

« Post-scriptum. If it can interest you, I may as well tell you what cannot be said in Queen’s English, that these good ladies wear no inexpressibles. C’est la règle. »

C’était vrai, ce qu’elle contait à Léon Terral. Elle avait sollicité de la supérieure cette prière des saintes filles pour la réalisation de son vœu secret de vierge folle. A de pareilles imaginations, elle trouvait plus de saveur qu’à tout ce qu’elle connaissait, à tout ce qu’elle pressentait de la vie réelle. Dans l’ombre de la chapelle mystérieuse, au chant plaintif des orgues, elle avait goûté une joie d’ange déchu à voir toutes ces vierges, sous leur bure et leur blanche coiffe, agenouillées, prosternées toutes ensemble pour elle, pour elle seule, qui les trompait et qui en riait. Impudique et voilée, toute voilée de mensonges, elle avait triomphé d’un monde de prière et de chasteté, d’un monde d’amour, soumis à sa haineuse fantaisie. Elle n’eut aucun intérêt positif, à imaginer cette scène. Elle y chercha seulement l’idéal et l’art de la malignité. Le pur génie du mal conçut en elle cette comédie triste, inutilement perfide. Et la joie de ce sacrilège l’éloignait aussi bien de Léon Terral que de Paul d’Aiguebelle, — car, au fond de la calme chapelle, au pied des autels reniés, insolente lâchement, audacieuse avec sécurité devant les images d’un Dieu auquel elle ne croyait pas, elle s’était fiancée elle-même, de gaîté de cœur, la pauvre créature, au spectre toujours redoutable du légendaire Satan.

C’est ainsi que, préparée par une retraite en apparence religieuse, à toutes les activités funestes, mieux armée de résolutions froides, pesées longtemps, exaltée dans son orgueil par la solitude, cachée et comme embusquée dans un lieu saint, elle méditait de s’élancer à la conquête des biens du monde par tous les moyens diaboliques.

VIII

Quand elle relut la lettre qu’elle adressait à Léon, elle la trouva si folle qu’elle voulut d’abord la détruire. Léon, exaspéré, n’avait qu’à l’envoyer au comte d’Aiguebelle, cette lettre, et tout l’avenir préparé s’écroulerait dans la honte !

Elle songea longtemps à cette fin possible d’un rêve pourtant si cher ! Et tout à coup, une réaction violente se fit en elle. Pourquoi donc pas ? Était-elle si sûre de son bonheur, avec ce provincial ? Elle le sentait si bien d’une autre race ! Ils ne s’entendraient jamais. A quels drames compliqués marchait-elle ? Les drames compliqués, ça serait tolérable encore, mais si tout son grand effort d’ambition allait aboutir à une vie d’ennui, dans le château des d’Aiguebelle, sous la tyrannie d’un maître plus fort qu’elle ? Car on ne sait jamais : un homme qui a l’air d’un doux peut, au fond, n’être qu’un brutal.

Alors, une pensée baroque lui vint. Elle allait expédier cette lettre. Un amoureux est capable de tout. Léon l’enverrait peut-être au comte. Elle remettait ainsi tout en cause une dernière fois. Elle jouait son avenir à pile ou face, — presque convaincue, d’ailleurs, que Léon garderait la lettre pour lui, car il avait « même de l’honneur », à cause de l’uniforme. Cependant, « fallait voir ! » Et avec un sourire, elle cacheta la lettre.

Cela fait, elle éprouva un plaisir âpre à l’idée d’être dénoncée par celui qu’elle préférait entre tous les hommes. Elle souhaitait presque maintenant cette indélicate preuve d’amour. Elle pensait qu’en amour, toutes les lâchetés sont excusables, et peuvent même être des crâneries…

Elle fit partir la lettre. C’était, sous forme de défi à la destinée, le dernier effort, étrange, de la sincérité expirante.

Bah ! ça n’aboutirait pas ! La lettre était trop raide. Elle était immontrable . Léon n’oserait jamais !

S’il osait pourtant ?

Et son imagination allumée lui présentait la scène d’explication. Elle l’attaquait d’autorité, comme disait Théramène, et, dans une attitude d’héroïne, elle répondait à des insultes passionnées par une tirade : « Eh bien ! oui, comte ! oui, c’est lui que j’aime ! Le destin m’a trahie : peut-être l’ai-je souhaité ! On vous a livré une lettre que j’avais écrite sachant bien que je m’exposais à la retrouver entre vos mains. Eh bien ! oui, je vous déteste ! J’enviais, sans oser la réaliser, cette sincérité des faits, qui remet tout en place. Gardez votre nom et votre fortune ; je n’en veux pas ! Je ne peux être des vôtres… Laissez-moi ma liberté bohème… J’aime mieux ça ! »

Et machinalement, elle fredonnait : — Tarara boom de ay !

Pauvre cervelle détraquée ! Pauvre être, qui s’était fait une éducation et une philosophie avec les déclamations du roman, du théâtre, et les comptes rendus de cours d’assises ! Ah ! elle était loin de cette simplicité de cœur que la malheureuse comtesse d’Aiguebelle rêvait pour la femme de son cher Paul !

Rita attendit trois semaines la réponse de Léon, l’événement, la rupture éclatante, odieuse, — avec l’angoisse d’un soldat qui, décidé à se faire sauter, a allumé la mèche… La mèche était éteinte. Léon Terral se taisait parce que, gonflé de rage, il ne voulait pourtant rien écrire qui pût détourner Rita de la voie qu’elle avait prise. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui faire perdre fortune, situation, avenir. Il avait brûlé tout de suite la dangereuse lettre.

… Et s’il en eût abusé, sans doute elle ne lui eût jamais pardonné cette infamie !… Elle en convenait avec elle-même !

Le plus court chemin d’un point à un autre c’est la ligne droite. Le mal est toujours très compliqué. Ce qui est embrouillé est déjà mauvais.

Quand elle apprit que Léon avait brûlé son aimable lettre, ce fut avec une sorte de tristesse qu’elle reprit la suite ferme de ses projets de mariage et pour ainsi dire de captation contre les d’Aiguebelle. Elle en éprouva tout au moins une sorte d’ennui, comme d’une chose déjà usée et vraiment trop facile. C’est pourtant bien cela qu’il fallait faire. Elle allait trouver dans ce mariage tous les moyens de jouir de la vie, laquelle, comme chacun sait aujourd’hui, ne comporte ni effort moral, ni liberté, ni responsabilité. Les jouissances matérielles ont seules du prix, et elle allait les savourer toutes comme elle l’entendrait.

D’où vient donc qu’elle était mécontente d’elle-même ?

Ne se sentait-elle pas assurée, désormais, contre la mauvaise chance, et cela comme malgré elle ? Oui, et il lui sembla bientôt, à la manière des joueurs, qu’elle venait de recevoir une indication précise de la Fortune, sur la ligne à suivre. Elle avait tenté la destinée. La destinée avait répondu. Elle obéirait, soit !

Elle ne tarda pas à redevenir contente, dès qu’elle fut ressaisie par cet entraînement du joueur qui veut gagner, du lutteur qui veut vaincre.

Quelque temps après, la comtesse lui annonçait que tout le monde désirait sa présence à Aiguebelle. Elle avait assez prié, assez pleuré dans ce couvent. Il était du devoir de ceux qui l’aimaient de l’arracher à cette douleur, à cette solitude. On la recevrait au château comme une amie de longtemps, comme une parente. Elle aurait pour compagne la joyeuse et bonne petite Annette ; et le mariage se ferait, si elle voulait bien y consentir, avant l’expiration de son deuil. La comtesse se disait vieille, plus vieille que son âge. Elle était de santé fragile, et c’est elle qui désirait le plus que les choses fussent précipitées… Elle la priait instamment de ne s’y point opposer.

Marie ne pouvait que se rendre à toutes ces sollicitations. Elle ne pouvait contrarier le désir de la chère dame. Toutefois elle écrivit qu’il lui fallait un peu de temps encore. Son chagrin était si vif, si profond, toujours si présent ! Elle voulait apporter, dans la grave maison de la comtesse, un sourire au moins, sinon la gaîté…

La comtesse d’Aiguebelle fut charmée du ton de cette réponse. Elle répondit à son tour, insistant de nouveau pour que Mlle Déperrier leur arrivât bien vite. Marie parut se résigner difficilement. Elle n’arriva aux Bormettes que deux mois plus tard. C’est tout ce qu’elle put faire pour irriter l’espérance de son futur, qui, depuis une semaine, habitait son cottage du bord de la mer… Là, de la fenêtre de sa chambre, il pouvait voir les fenêtres du château d’Aiguebelle, et déjà il avait passé des heures à contempler, au clair de la lune ou au soleil levant, le balcon où bientôt il verrait s’accouder, blanche apparition, la bien-aimée choisie entre toutes les femmes…


Ave Maria ! Fœderis arca… Ora pro nobis !

IX

Ce qui la sauva, ce fut, décidément, la mort de sa mère, son deuil, et, malgré des mois écoulés, l’obligation où elle fut de paraître triste ou du moins attristée.

Elle adopta une attitude et ne s’en départit jamais. Très digne, très grave, très haute, elle copiait un peu, de son mieux, la comtesse d’Aiguebelle — vivante image elle-même des portraits mélancoliques et fiers qui ornaient les salons du château. Elle se taisait la plupart du temps, ne parlant guère que lorsqu’on l’interrogeait, répondant alors dans le ton des questions et avec le même timbre de voix. Elle s’ennuyait d’ailleurs et il y paraissait, mais l’ennui même lui donnait la figure qu’il fallait, celle d’une châtelaine un peu nonne, revenue des erreurs du monde où elle n’est pas allée, et absorbée en des espérances plus hautes, plus nobles que tout. Elle s’intéressait aux pauvres de passage, car il n’y en avait pas d’autres dans le pays ; — du moins on n’y voyait aucune de ces misères désespérées qu’il faut visiter souvent et auxquelles ne suffit aucune charité.

Elle aidait la comtesse à parfaire d’interminables travaux de broderie, commencés depuis des années, destinés à renouveler les hautes portières de toutes les chambres. C’étaient des bandes brodées de soie, — fleurs, oiseaux et chimères, — qui devaient s’encadrer un jour en des velours sombres et somptueux. On interrompait ces travaux pour demander à Marie de chanter quelqu’une de ces chansons populaires où elle mettait un charme si doux, si pénétrant, si étrange.

En ces moments, il fallait voir la comtesse et la petite Annette, et le comte Paul, tous trois, — laissant là, les femmes leur broderie, lui son livre, — tourner les yeux vers la chanteuse.

Elle avait d’admirables notes graves, des notes de contralto qui éveillaient une idée de force, très inattendue de sa part, très émouvante.

Les corrompus, là-bas, à Paris, lui avaient expliqué souvent l’effet que produisaient sur eux ces notes. Ils disaient que cette voix, mâle et féminine, évoquait l’idée d’un être double, amoureux de lui-même, et, à cause de cela, certain, comme les dieux, de demeurer inaccessible à l’amour des mortels. On lui avait dit ces choses en belle prose, en beaux vers, et aussi en termes moins nobles.

Elle se souvenait de ces propos mystérieux, et elle s’efforçait de se dépasser elle-même, de tirer de sa poitrine soulevée les sons les plus purs et les plus profonds, — pour le charmer définitivement, lui, cet homme-là, son futur.

Et, en effet, il se sentait remué dans les profondeurs les plus obscures de son être. Trop dégagé de soi-même pour analyser, comme les raffinés, ses moindres sensations, tout occupé qu’il était d’idées générales et d’émotions hautes, il éprouvait pourtant tous les troubles de la vie. Au contraire de ceux qui ramènent toutes leurs idées à la sensation qui en a été le point de départ, il transformait sur-le-champ ses sensations les plus animales en idées d’amour généreux.

Il se levait afin d’admirer le visage de la chanteuse, l’expression de sa bouche, celle de ses yeux.

Il s’accoudait au piano. Et c’était une chose merveilleuse que de voir la physionomie de la jeune fille transfigurée par la musique comme elle l’eût été par l’amour. Car, ce qu’il y a, dans toute créature, de plus grand qu’elle-même, de virtualités bonnes, de divin si l’on veut, n’est pas aboli par ses qualités mauvaises, naturelles ou acquises, quand même tout ce mal dominerait mille fois ses puissances bienfaisantes. Et lorsque ce je ne sais quoi de mystérieusement beau, d’involontairement bon, de plus grand que l’être, d’attaché à l’inconnu de son origine et de sa fin, apparaît, — cette lueur, toute faible qu’elle soit, fait oublier toutes les ténèbres.

Et il n’y a point d’être, fût-ce le dernier des misérables, fût-ce la plus abjecte des brutes, qui n’ait en lui la frêle flamme ou l’étincelle menue qui contient tout le principe du feu.

Jésus parlait de cette lueur, quand il répondit, aux pharisiens qui l’engageaient à repousser Magdeleine : « Je n’éteindrai pas le lumignon qui fume encore ! »

Ce feu de mystère, elle n’y songeait guère ; elle n’y croyait pas, mais il s’excitait en elle, lorsqu’elle murmurait quelque berceuse. C’est alors que le comte Paul la regardait en extase. La bouche de la jeune fille s’entr’ouvrait avec une expression qui n’était qu’à elle, qui ne se montrait qu’alors, et dont elle-même n’avait pas conscience.

Comme elle n’avait pas à la rechercher, cette expression fugitive, et qu’elle ne pouvait songer à l’analyser, le naturel y ajoutait sa grâce toute-puissante. C’était comme une sincérité physiquement produite à son insu. Ce qu’il y avait en elle de bon virtuel, endormi, s’éveillait, sollicité par les paroles d’un poète, par l’allure d’une phrase musicale. L’art agissait à la manière d’un dieu, sans la participation de la créature. La petite flamme intérieure, sous le souffle d’une pensée d’artiste, se ranimait, courait dans l’être dominé, grandissait, passait dans les yeux, dans la transparence des chairs, des joues pures, des lèvres entr’ouvertes, humides, étincelantes. Elle-même, Marie, s’oubliait. Délivrée par la magie de l’art, elle ne savait plus rien, dans ces moments-là, de ses méchants calculs, ni des réalités détestées qu’elle voulait fuir, ni de celles qu’elle désirait conquérir. De misérables femmes malades, souillées par toutes les bassesses d’une vie honteuse, et devenues sujets d’expériences pour les médecins hypnotiseurs, passent ainsi subitement à l’extase sacrée quand on leur présente le laurier-cerise, le laurier des sibylles antiques. Et rien n’est faux en elles quand elles élèvent le regard et se mettent à prier des dieux qui leur sont inconnus. L’ordre de l’opérateur, ou la puissance du poison qu’on leur a présenté, a produit une vision qui est un mensonge, mais qui éveille en elles des facultés bien véritables et véritablement affectées.

La poésie et surtout la musique la faisaient vraiment autre pour un moment, ou plutôt montraient le meilleur d’elle avec tant d’évidence et tant de charme, qu’on lui demanda souvent de chanter ou de lire, et souvent les mêmes choses. Dans ces moments tous étaient heureux. L’indéfinissable antipathie qui revenait parfois à la comtesse, malgré ses efforts, la gêne légère qu’avait toujours éprouvée sans le dire la petite Annette en présence de Marie Déperrier, l’insaisissable mélancolie que donnait au comte Paul le sentiment de ces résistances, abolies pourtant, — tout cela s’évanouissait par enchantement.

La musique devint ainsi la complice obéissante et prestigieuse de la jeune fiancée. Elle s’aperçut bien vite du bénéfice de ces soirées employées à jouer du Chopin, du Berlioz, ou à murmurer du Massenet et du Saint-Saëns.

— Il paraît, songeait-elle sans s’expliquer davantage le fond des choses, il paraît qu’ils aiment tous la musique. Bravo ! C’est une chance. Ils en auront.

Et tout en faisant bien d’autres réflexions, parfois dans la verte langue chère à son amie Berthe de Ruynet, elle attaquait les beaux vers de Sully-Prudhomme :

. . . . . . . . . . .
Si le meilleur de l’homme est tel
Que rien n’en périsse, je l’aime
Avec ce que j’ai d’immortel.

ou l’ Hymne aux Grecs de Lamartine :

Les têtes ont roulé sous les pas des vainqueurs,
Comme des boulets morts sur les champs de bataille.

Quand elle chantait ainsi l’indépendance, la révolte, la guerre, — sa narine s’ouvrait, frémissait, battait, montrant le rose du dedans, comme celle d’une petite cavale de sang ; la tête se relevait dans un défi. Les audaces de sa nature, ses témérités de joueuse, ses énergies physiques inemployées, ses virtuelles générosités, la transformaient en amazone poétique, — et le comte Paul, en son cœur, s’écriait alors comme Othello : « O ma belle guerrière ! »

Quand on parlait d’elle après l’avoir ainsi vue et entendue chanter, la comtesse ne trouvait pas d’éloge assez vif. Trompée volontiers, elle prenait l’âme infinie, évoquée un instant, pour l’âme individuelle et constante de la jeune fille. Annette s’extasiait aussi, avec une pointe, légère, de jalousie, tout au fond d’elle-même : « Oh ! si je pouvais chanter comme ça !… Et Albert m’écouter en me regardant comme Paul écoute et regarde sa fiancée ! »

Mais la jolie petite nature d’Annette se rendait vite maîtresse de ces pensées-là. Et quand elle les avait eues, elle s’imposait d’être d’autant plus gentille avec celle qu’elle devait bientôt appeler sa sœur. Elle avait alors mille prévenances pour elle. Marie y répondait de son mieux, et les jeunes filles maintenant ne se quittaient guère.

— Oh ! dit un jour Annette, si je savais jouer du piano comme vous !

— Songez, répondit Marie, que j’ai huit ans de plus que vous ! Et j’apprenais déjà, quand vous n’étiez seulement pas au monde !

— Donnez-moi des leçons, dites, voulez-vous ?

— Si je veux !

Et bientôt il n’y eut guère de choses pour lesquelles Annette ne demandât les conseils de sa sœur Marie. Elles travaillèrent ensemble non seulement le piano et le chant, mais l’anglais, que Marie connaissait très bien, et l’italien, que parlait Annette avec la pureté toscane.

Elles jouaient ensemble. Sur la calme terrasse, toute blanche de gravier marin, encadrée de mimosas, d’eucalyptus et de pins, c’était parfois de jolies parties de volant où les deux jeunes filles luttaient de vivacité et de grâce. Et toujours elles avaient comme témoins le jeune homme passionnément attentif, silencieusement passionné, et la bonne comtesse maintenant confiante, abandonnée à la douceur des longs espoirs de bonheur pour son cher Paul.

Le jeune homme devenait toujours plus amoureux. Cette solitude d’Aiguebelle, où il avait vécu tant de jours un peu austères, s’égayait pour lui d’une lumière inaccoutumée. Ce pays, où il avait passé son enfance et qu’il connaissait si bien, jusqu’au moindre caillou, se renouvelait à ses yeux d’une manière inattendue.

« Ici, j’ai fait telle chose, là telle autre… » Et c’était des récits de jeu ou de chasse qu’il contait à Marie. Il voulait se faire connaître et aimer d’elle, dans son passé le plus lointain. Il voulait lui donner son enfance même, être à elle depuis toujours.

Il y était aidé par ce long séjour de Marie dans ce château d’Aiguebelle, dans ce parc sauvage où bruissaient éternellement les grands pins d’Alep qui répondent au bourdonnement éternel de la mer. Il la conduisait sur les grèves, et aussi en bateau à la pêche, avec sa sœur. Et dans les moindres plis de sa robe il y avait pour lui une grâce mystérieuse dont son âme était enchantée comme par une magie.

On visitait en voiture tout le voisinage : le fort de Brégançon, les mines de cuivre des Bormettes, les salins d’Hyères ; — puis les environs : le Lavandou et Bormes, Collobrières et les ruines du couvent de La Verne, et Saint-Tropez et Cogolin, et toutes les Maures, de Collobrières à Roquebrune, et de Sainte-Maxime au Muy.

La voiture plaisait fort aux jeunes filles. Celle du château était un large et pesant landau traîné par deux bretons infatigables. Le temps de ces promenades était, pour Marie, le plus vite passé. Aux montées, on mettait pied à terre, et la marche, bienfaisante comme un travail, le spectacle des bois, de la mer çà et là entrevue dans l’échancrure d’une vallée, tout cela inspirait l’oubli, un oubli doux et tendre. Ici encore, il n’y avait plus de mauvaises pensées. Rivalités, jalousies, envie, les arbres et les rochers et le ciel ne savent rien de ces choses. Tout ce qui tient à l’état social s’oublie aisément en pleine nature. Un pauvre, dans la forêt, au bord de la mer, est entouré du même luxe divin, des mêmes chefs-d’œuvre qu’un riche. Il y a, dans les villes, des milliers de demeures, différentes par la fortune de l’habitant, mais le soleil et les étoiles sont, comme la mort, les mêmes pour tous.

Comme les beaux vers de Sully-Prudhomme ou de Lamartine, la nature appelait sur le visage de la jeune fille une singulière expression de tranquillité. Ici, Marie cessait de se comparer à de plus riches ou à de plus heureuses. Le bleu du ciel et de la mer lui appartenait, comme à tout le monde. Ici d’opulentes toilettes eussent été inutiles, même déplacées. Sa beauté, sa jeunesse au contraire s’harmonisaient avec les splendeurs du paysage ; c’étaient des valeurs de même ordre ; c’étaient des puissances de cette même Nature. Et tout cela fut à son avantage.

Dans l’intérieur du château, ses impressions étaient moins heureuses. Des incidents compromettaient sa belle gravité. Un jour, par exemple, comme elle maniait une tasse en vieux saxe, véritable objet de collection, que le comte Paul lui faisait admirer, la comtesse ne put réprimer un cri : « Prenez bien garde, mes enfants ! J’y tiens beaucoup ! » Et quoique la bonne dame eût dit gracieusement : « mes enfants », Marie éprouva une de ces rages d’envieuse qui brusquement décomposaient parfois son visage. Il lui avait suffi de cette observation, cependant affectueuse, pour lui rappeler qu’elle n’était pas encore la maîtresse dans cette maison. Elle sentit ses lèvres se serrer, s’amincir, et elle se détourna un peu du comte Paul afin de n’être pas vue. Elle songea à son miroir, aux impatiences qu’elle lui avait confiées. Avec plaisir elle eût lancé au diable l’objet précieux, l’eût brisé en miettes. Cela n’avait pas le sens commun. Elle se le dit et ajouta en elle-même :

« Qu’y puis-je ? Je suis ainsi faite… Ah ! on est bien heureux d’être riche !… Mais, patience ! je l’aurai, ta tasse de saxe, et ta vieille baraque avec !… »

Le soir, dans sa chambre, le contraste du mobilier de pacotille au milieu duquel elle avait toujours vécu, et de son modeste trousseau, avec les vieux meubles Louis XV, avec les vieilles boiseries sculptées, les tapis, les rideaux, les cadres où souriaient de jeunes châtelaines, — dont une était la comtesse à quinze ans, — la comparaison entre sa pauvreté et la fortune de ses hôtes, l’irritaient. Elle ne se sentait aucune reconnaissance pour cet homme qu’elle n’aimait pas. Tout le mauvais se réveillait en elle. Elle lui en voulait presque de la contraindre à l’épouser… « Car, enfin, j’y suis bien forcée, pour sortir de l’état misérable où j’ai trop longtemps vécu… » En vérité, c’était l’oppresseur. Il incarnait la destinée cruelle, inévitable.

Alors, quelquefois, des tiroirs secrets d’un petit secrétaire que lui avait offert le comte, — un meuble merveilleux, à mille compartiments, tout incrusté d’ivoire, amusant comme un labyrinthe et comme un théâtre machiné, — elle tirait les lettres, le portrait de Léon. Le sentiment de l’obstacle qui la séparait de l’homme qu’elle croyait aimer, qu’elle aimait à sa manière, exaspérait alors ses regrets, son désir, son genre d’amour. Alors plus que jamais elle se trouvait victime, et, tout de bon, se mettait à maudire et le comte Paul et cette puissance de l’or qu’elle subissait, vaincue et toute frémissante : « Il m’achète, comme une esclave !… Il croit que je vais devenir sa chose. Je suis une fantaisie qu’il se paie, parce qu’il le peut !… Oh ! ces riches ! »

Et elle avait, dans un éclair, la vision brève, diabolique, d’un coup génial du sort, d’une catastrophe qui le frapperait tout de suite après le mariage, quand il aurait eu le temps de faire en sa faveur un bon bout de testament, bien rédigé dans toutes les règles, car il faudrait l’amener à cela le plus tôt possible. On ne sait ni qui vit, ni qui meurt. Elle n’entendait pas, s’il venait à mourir, retomber à rien, être chassée par cette vieille comtesse, mûre après tout pour la tombe.

Quand ce rêve lui passait par la tête, elle ne l’accueillait pas, mais, repoussé, il insistait, prenait corps : « Après tout, se disait-elle, ça ne les tue pas ; et c’est sans le vouloir que je pense à ça. Ce serait amusant tout de même, de pouvoir épouser Léon, et d’avoir la fortune ! » Elle se livrait alors au rêve funeste, tranquillement, parce qu’elle avait pris la précaution de s’en déclarer irresponsable.

Mon Dieu, oui ! si elle avait pu, en levant le petit doigt, les envoyer tous ad patres , d’un coup, certes, elle l’eût fait ! Après tout, est-ce qu’elle les connaissait, ces gens-là ? Et sur le mot ad patres , elle riait. Ce mot lui montrait des ancêtres en perruque, gens de robe ou d’épée, et cela l’égayait de se les imaginer, ainsi vêtus à l’antique, dans l’autre monde, en train d’attendre l’arrivée de leurs petits-neveux, et solennellement assis à droite ou à gauche du Père Éternel…

« Et dire qu’ils croient encore à ça ! à une autre vie ! Cette bêtise !… Des empaillés, quoi ! » Et elle riait tout haut. C’était un bonheur pour elle, que personne n’entendît ce rire-là.

— Êtes-vous couchée, ma sœur Marie ? puis-je entrer ?

— Oui, ma mignonne.

— Pas couchée encore ! Que faisiez-vous donc ?

— Ma prière, petite Annette.

— Peste ! Mademoiselle, je ne suis pas si sage, et vous me faites honte. J’ai tout de suite fini, moi, — et encore, les trois quarts du temps, je la dis dans mon lit, ma prière. C’est très mal, n’est-ce pas ? Un pater , un ave et ioup ! je ne peux pas m’empêcher de penser à mille choses… Quant à ma prière du matin, par exemple, c’est abominable : je l’oublie toujours. Je m’en confesse. Monsieur le curé dit : « Comment pouvez-vous ne jamais oublier de l’oublier, et cela tous les matins sans faute ? » — Oh ! Monsieur le curé, lui ai-je dit une fois, je suis si pressée de revoir le soleil ! d’aller dehors, courir dans le parc ! — Alors, vous ne devineriez jamais, ma sœur Marie, ce qu’il m’a répondu ; il a dit : « De revoir le soleil… Ah ?… » Et puis, après une minute de réflexion : « Ma foi, chère petite, le Bon Dieu est si bon qu’il prend peut-être ça, de votre part, pour une manière de prier… »

X

Si le comte Paul était descendu délibérément au fond de lui-même, sans doute eût-il recherché pourquoi sa passion était accompagnée d’un sentiment bizarre de vide et de malaise. Mais il voulait lutter contre sa propre tendance à s’examiner de trop près ; il voulait agir et vivre ; il se laissait tout bonnement glisser « sur la pente d’aimer ».

Il se désarmait, en un mot, complètement, juste à l’heure où il aurait dû faire appel à toute sa pénétration de sceptique.

La volonté d’être simple est bonne avec les simples. N’être pas naïf avec eux, c’est être coupable envers eux. Mais ici, simplicité devenait sottise. Ce jeune homme arrivait un peu tard, vraiment, dans un monde bien vieux. Cet homme, doué des perspicacités les plus aiguës, des puissances de doute et de soupçon les plus clairvoyantes, se ramenait, par probité pure, à des naïvetés d’enfant !

Il arrivait à Marie de trahir — oh ! pas longtemps, pas gravement, — la tournure de son esprit, de révéler par un rien, vite corrigé, l’habitude générale de son âme.

Un jour, par exemple, elle laissa échapper deux mots en grand contraste avec la réserve voulue de son langage. Ce fut une faute, car pour d’honnêtes provinciaux, pour la comtesse d’Aiguebelle et son fils, les expressions veules, gouailleuses, qu’employait Rita lorsqu’elle se parlait à elle-même, correspondent à un relâchement de la fermeté morale et de la dignité.

Or drôle, rasant, j’te crois, ce bonhomme ! ces termes-là faisaient le fond de sa vraie langue comme Goddam , pour Figaro, le fond de la langue anglaise.

Au comte Paul, qui lui demandait si elle irait ce jour-là à la pêche avec sa sœur, elle répondit par un : « J’te crois ! » du plus saisissant effet, — juste avec le ton qu’elle eût pris pour parler à Théramène. Elle connaissait assez maintenant les opinions du comte et sa manière subtile de sentir, pour regretter sur-le-champ cette distraction. Ce n’était rien, ce mot, et Paul ne songeait qu’à en rire, comme d’une espièglerie. Mais il la regarda et leurs yeux se rencontrèrent. Elle eut une inquiétude qui flotta dans son regard et qu’il aperçut distinctement. Il y eut un silence d’une seconde, après lequel elle ajouta avec hésitation : « C’est ce pauvre Pinchard, — vous savez, Pinchard, — qui m’a appris ce mot-là… C’est drôle, n’est-ce pas ? » Pourquoi s’excusait-elle ? De quoi l’accusait-on ? Que venait faire là ce Pinchard ? La gaucherie de la phrase affecta le jeune homme, le gêna. Il avait l’impression indéfinissable et pénible qu’on éprouve en présence d’un mensonge mal fait, qui laisse voir ce qu’il veut cacher, et, du même coup, la nudité d’une âme prise en faute.

Mais tout cela était véritablement peu de chose. Le comte Paul était bien trop raisonnable pour s’y arrêter longtemps.

Sans doute, c’était là de ces souffrances folles, attachées au charme d’aimer. Il voulut le penser ainsi. « Non ! est-ce bête, l’amour ! »

Une autre fois, un voisin, en visite à Aiguebelle, conta brusquement, en termes voilés d’ailleurs, une scandaleuse histoire, qu’il eût été décent de ne pas comprendre, au moins en présence du conteur. Marie laissa échapper un : « Ah ! bon ! » intelligent, du plus déplorable effet.

Une fine angoisse traversa le cœur du jeune homme. A vrai dire, il était inadmissible que Mademoiselle Déperrier eût compris ; et c’était même la seule excuse du bavard. Il y a, croyait le comte Paul, — naïf jeune homme d’une autre époque, — des vilenies dont une jeune fille et même une femme ne doivent jamais concevoir seulement l’idée. Naturellement, il n’osa interroger Marie, mais il fit une allusion, peu de temps après, à l’inconvenance du narrateur. Tout en parlant, il regarda la jeune fille d’un œil attentif. Elle sentit ce regard et l’intention, et ne broncha pas.

— Inconvenant ? dit-elle, en levant sur le comte Paul son doux regard plein de questions. Inconvenant ? Pourquoi ?

— Je suis un sot qui se croit malin, pensa le comte ; et, mentalement, il lui demanda pardon.

Douter, s’interroger, hésiter, mais ce serait un crime ! Parfois le souvenir des méfiances de sa mère lui revenait, traversait comme un éclair noir sa lumière intérieure ; — et toute sa journée en demeurait vaguement assombrie… Alors, il s’en voulait ; il se reprochait d’être atteint par le mal du siècle, et incapable de jouir simplement et noblement des meilleures choses de la vie.

« Ne suis-je pas heureux ? se demandait-il souvent. — Si, bien heureux !… Et pourtant… Quoi ? que me manque-t-il ? » Ce qui lui manquait, il n’en savait rien. Il songeait parfois que c’était sans doute la réalisation du rêve. Mais, puisqu’elle était certaine ! Il se répondait aussi : « L’homme n’est jamais content. Il en faut prendre son parti ! Je devrais être heureux. N’a-t-on pas dit que l’attente du bonheur est plus douce que le bonheur même ? — Je ne suis pas assez positif », songeait-il encore. Et il se récitait les vers du poète :

Je traîne l’incurable envie
De quelque paradis lointain.

« Oui, c’est cela. J’ai beau avoir une conviction philosophique très nette, je regrette doublement les paradis rêvés aux jours de mon enfance. Tout petit, je les pleurais avec l’espoir de les retrouver. J’en regrette aujourd’hui jusqu’à l’espérance ! Le positiviste et l’athée ne seront heureux que lorsque des siècles d’atavisme leur auront transmis graduellement l’oubli des idées métaphysiques qui sont dans nos moëlles à nous autres. Toute notre nature morale, toutes nos intuitions, originairement entachées de foi, — sont en lutte avec les conclusions de notre raison. Voilà bien où est la cause profonde de toutes nos mélancolies noires, de nos troubles, de notre misère d’âme… Allons vivre ! Et secouons ces habitudes de pressentiment, ces angoisses de mysticisme… Je suis un champ de bataille d’antinomies. Comment m’affranchir de tout ça ? »

Il aspirait une large goulée d’air, sur la terrasse d’où s’apercevait la mer bleue et, juste en face du château, les îles d’Hyères. Il prenait un fusil, sifflait son griffon, allait, le long des marais salins, à la recherche d’une bécassine…

Ce qui l’apaisait le mieux, c’était ses visites à de pauvres malades qui, pour n’avoir pas à payer, le faisaient appeler comme médecin. Le médecin de la Londe, village voisin, le fit prévenir un jour, comme cela lui était arrivé déjà plus d’une fois, que forcé de s’absenter pour une affaire grave, il priait son honoré confrère, Monsieur le comte Paul d’Aiguebelle, de le remplacer auprès de ses clients. Ce fut une semaine de grand repos moral. Le comte revenait de ses visites avec des rayonnements de joie dans les yeux.

Le sentiment du service rendu au pauvre officier de santé et à tout le pays, était en lui comme une sensation de force retrouvée. Il éprouvait alors une allégresse physique, et une confiance étrange dans le monde entier.

La foi est le bénéfice assuré du bien que l’on fait.

Se prouver qu’on est un brave homme, c’est se prouver du coup qu’il existe de braves gens, et, d’une manière générale, que le Bon existe. C’est créer en soi la sécurité, sans laquelle l’homme ne peut jouir d’aucun bien-être.

Au retour de ces visites à de pauvres gens auxquels il apportait, dans sa voiture, des remèdes, et souvent des provisions, de la viande et du bon vin, le jeune homme considérait volontiers comme une récompense mieux méritée les joies qui l’attendaient au château. Alors, avec un abandon tout nouveau, il contemplait sa fiancée, et il n’avait en la regardant que des pensées sereines.

Pourquoi faut-il que la bonté, la pureté et l’élévation des sentiments, deviennent des causes d’erreur ? En ces moments-là, sûr de lui, il était sûr d’elle, il avait confiance ; confiance absolument, en tous deux, en toute chose au monde, en tout le monde. Les moindres sensations, les désirs les plus physiques, l’émoi qu’il éprouvait en se sentant frôlé par sa robe, en regardant, sous l’ombre légère de son oreille, la naissance de ses cheveux cendrés, qu’irisait tout à coup un trait de soleil, sous les grands arbres, tout cela en lui devenait une aspiration à la vie haute, générale, un appel à l’avenir, à la création consciente d’un fils qui serait un homme sain et pur, un de ceux qui renouvelleront la terre !… Et il se mettait à aimer, à adorer plus passionnément que jamais celle en qui dormaient ces puissances de renouvellement, ces espérances infinies.

XI

Toutes les pensées, toutes les joies, toutes les tristesses, tous les désirs, tous les rêves, — tout cela proprement plié, sous l’enveloppe mince des lettres, sous une effigie de roi ou de reine, et bien et dûment timbré, tout cela glisse dans des trous béants aux devantures des boutiques, puis court dans des wagons, s’en va, — isolé des cœurs d’où cela est sorti, — sur les routes, par les chemins, dans la boîte des facteurs toujours fatigués et toujours en route… Tous ces petits carrés de papier, sans fin vont et viennent, entre-croisant, sans les embrouiller, les milliers de fils de leur va-et-vient, — la réponse appelant la réponse à travers l’espace… Tous ces menus papiers, ce sont des cris qui s’échangent en silence… Oh ! l’éloquente, la magique enseigne, qui, — dans les bourgades perdues sous la neige des montagnes, au fond des vallées ignorées, au bord des déserts d’Afrique, — donne au voyageur découragé une soudaine émotion de fidélité et de retour, et comme un sentiment joyeux d’ubiquité : Postes et Télégraphes .


Sur la tablette de son petit secrétaire, dont elle porte toujours la mignonne clef sur elle, Marie écrivait à Berthe :

« Chérie,

« Mon mariage est fixé aux premiers jours de septembre. Il aura lieu ici, dans la chapelle du château d’Aiguebelle. Peut-être viendras-tu : Nice et Monaco sont si près !… Que de choses à te conter, j’en étouffe… Ah ! que ce sera bon de bavarder !

« Mille gros baisers.

Marie.

« P.-S. — Dois-je inviter Léon ? Je ne sais que faire. »

Berthe répondit :

« Si j’y serai, ma mignonne ! Je te crois que j’y serai ! Tu vois bien que tout s’est passé selon la formule : couvent, rappel…, et le reste, le reste c’est-à-dire ce que j’imagine, car tu ne m’as pas gâtée : quatre pauvres petits billets en un an ! Moi qui te croyais écrivassière ! Si tu meurs d’envie de tout dire, je meurs d’envie de tout entendre. Bonjour, chérie, je tourne court. Mon aimable époux s’impatiente. Nous dînons en ville et c’est attelé. Ce qu’il est toujours plus embêtant, mon homme, tu n’en as pas d’idée ! Et pourtant je le laisse libre : qu’est-ce qu’il faut donc faire pour être heureuse ? Je t’engage à mettre le tien au pas dès les premiers jours. Les premiers jours décident de toute la vie. — Beaucoup de baisers.

Berthe.

« P.-S. — C’est égal, je regrette pour toi et pour tout Paris, la Madeleine et tout le grand tra-la-la des mariages célèbres. Mais tu me rappelles Bonaparte : il commença par Toulon. All right ! Et laisse Léon où il est, à Valence. »

Pendant que Marie lisait, dans sa chambre, cette lettre de Berthe, Paul recevait celle-ci, datée de Saïgon :

« Mon vieux frère,

« Je vais rentrer en France plus tôt que je ne pensais. Il serait trop long de t’expliquer pourquoi il m’est impossible de faire autrement. Je serai d’ailleurs bien heureux de vous revoir tous, et d’embrasser encore une fois ma vieille maman infirme. J’avais des projets d’études spéciales que j’abandonne avec chagrin. »

Suivait une longue dissertation sur l’avenir de la Cochinchine ; et la lettre s’achevait ainsi :

« Puisque je reviens en France, j’espère y arriver de façon à pouvoir assister à ton mariage. C’est Pauline qui m’en a dit la date probable. Sans elle, je ne saurais rien de toi. C’est pourtant facile d’écrire au courant de la plume tout ce qui passe par la tête. Ingrat, va !… N’importe, cher silencieux, je sais où dort en silence le trésor de ton amitié. Gardons-la, notre amitié, gardons-la bien, éternellement, même sans nous la dire. Tous les amours peuvent tromper, mais non pas celui-ci : la vieille affection de deux hommes au cœur droit. Je t’aime, vieux frère, et je suis à toi.

Albert. »

La petite Annette lisait une lettre de Pauline :

« Ma chère petite Annette,

« Ce grand évènement, le mariage de ton bien-aimé frère, va donc se réaliser. Je n’aurais pas cru que cela se fît si tôt. Enfin, j’espère encore un retard qui permettra à mon frère d’arriver à temps. Il sera avec nous dans les premiers jours de septembre. En ce cas, moi aussi j’irai là-bas. Tu me trouveras un peu triste ; ne t’étonne pas ; maman m’inquiète toujours davantage. Elle m’effraie, tant elle est maigrie, mais son âme, sa parole vraiment suaves me consolent de tout, même de ce grand mal qu’elle me fait en étant toujours plus malade. Comme c’est beau, la force morale, l’amour du devoir, le dévouement aux autres, la bonté qui permet qu’on souffre en souriant, afin de consoler ceux qui vous aiment. Toute son âme est maintenant dans ses yeux et c’est beau comme la lumière. Cela ne se peut expliquer, il faut le voir et alors cela s’impose, se transmet même. Puissé-je lui ressembler pendant toute la grande épreuve de la vie, par la force et par la douceur… Mes respects à ton adorée mère. Elle ressemble à la mienne. Dieu te la conserve ! Travaille bien et amuse-toi bien.

« Un gros baiser sur tes deux joues, de ta triste vieille amie.

Pauline. »

Annette répondit :

« Chère, chère Pauline !

« Quel bonheur ! quel bonheur ! Il nous revient, ton grand frère ! Figure-toi que je n’osais pas l’espérer. Paul va être si heureux ! Et maman aussi, de te revoir ! Et ta maman à toi et toi-même ! Nous serons tous, tous si contents. J’ai éprouvé un tel bonheur de cette nouvelle que j’en ai sauté, en jouant avec ma sœur Marie, comme une enfant, des petites… Mais je m’aperçois que l’idée de notre bonheur m’empêche de m’attrister avec toi sur la santé de ta mère. Va, le bon Dieu nous les conservera longtemps encore. Et puis leur force d’âme les soutient, car la mienne aussi est bien malade, sans en avoir l’air. Du moins, elle marche, elle. Mais le cœur lui fait mal souvent. Toujours ces palpitations. Le médecin recommande mille précautions. Ne pas monter d’escaliers ; pas d’émotions brusques… Aussi, je lui ai annoncé très doucement le retour d’Albert. Elle me charge de dire à ta maman toutes les tendresses les plus douces. Oui, ta mère est admirable, sur ce lit de douleur, d’avoir si longtemps de si belles patiences. Elle est héroïque, disait hier maman, mais aussi quelle consolation pour elle d’avoir sa fille Pauline, — bonne comme elle, — et quelle fierté d’avoir un fils comme Monsieur Albert, — qui sera amiral tout jeune, j’en suis sûre. Je l’ai entendu dire à l’amiral Drevet. Je te dirai encore que ma sœur Marie est toujours très belle et d’une amabilité qui ne se dément jamais. Pauvre Marie ! Elle n’a plus de mère à aimer, elle. Pourtant, elle mérite tous les bonheurs. Mon frère le dit souvent, et je le crois. Je me rappelle qu’elle plaisait aussi beaucoup à Albert. Si tu lui écris encore, à ton cher frère, dis-lui comme nous l’attendons tous avec impatience, moi comprise. Il me trouvera grandie, en dix-huit mois ! Songe donc ! j’avais quinze ans et demi ! A présent je suis une femme. Il me semble que je n’oserai plus jouer avec lui, comme autrefois, au chat perché ! Te souviens-tu comme il m’attrapait à tout coup ? Mais je bavarde comme une petite pie. Je te rends, sur les deux joues, tes deux gros baisers, ma bonne Pauline. Ta petite amie pour toujours.

Annette.

« P.-S. — Tu ne sais pas ? je pense souvent que nous pourrons être pendant toute la vie, toi et moi, deux amies comme sont, en hommes, Albert et Paul. On dit que c’est rare entre femmes. Et, en effet, j’y songe : il y a Damon et Pythias, Oreste et Pylade ; il n’y a pas de légende sur l’amitié des femmes. Eh bien, nous serons une rareté. C’est dit ! Bonjour, ma Pauline. »

De la comtesse d’Aiguebelle à l’abbé Tardieu :

« Vous aviez raison, mon cher abbé. Elle est charmante, irréprochable, un peu sèche par moments, d’une réserve un peu voulue. Mais cela vient sans doute d’une excessive et très noble fierté. Le mariage aura lieu le 15 septembre. Que Dieu protège mon cher enfant ! Merci de votre bonne lettre. Pardonnez-moi si je n’y réponds pas plus longuement : je suis si souffrante aujourd’hui. »

Le comte Paul répondit à Albert :

« J’ai fixé le 15 septembre, afin que tu puisses être là. Je veux t’avoir. Mon bonheur, autrement, serait incomplet. Je te serre dans mes bras.

Paul. »

Albert, en lisant ces lignes, se sentit pâlir. Il éprouva un mouvement d’angoisse au fond de son cœur, mais son parti était si bien pris, sa volonté si accoutumée à être la maîtresse ! Il envoya un mot par câble sous-marin. Et ce mot, qui sortait des profondeurs les plus douloureuses d’une âme d’homme, et dont il fut le seul à connaître tout le sens, courut au fond des grandes eaux :

— « J’y serai. Merci. »

XII

Paul avait exprimé à sa mère le désir de célébrer son mariage sans éclat. Il répugnait aux publicités qu’on donne à cette cérémonie. La comtesse, au contraire, pensa que, dans le cas présent, la jeune fille, presque sans famille, se mariant loin de chez elle contre l’habitude, il fallait l’imposer, ne pas avoir l’air de se cacher ; et, précisément parce qu’on était dans l’isolement de la campagne, elle désira convier le plus de monde possible. « Il n’y en aura jamais assez. »

Les choses furent ainsi faites.

Trois jours avant le mariage, Monsieur et Madame de Ruynet, que Mademoiselle Déperrier avait invités pour bien montrer qu’elle avait des amis titrés, étaient accourus de Paris. La marquise de Jousseran rendit à Marie un dernier service en venant à Hyères, exprès pour elle cette fois. Lérin de la Berne accourut aussi, pour se payer, disait-il, la tête des deux conjoints.

Quant à Léon Terral, qui apprit la nouvelle par les journaux, il demanda quatre jours de permission, et débarqua à Hyères avant de s’être interrogé sur ce qu’il venait faire, étonné de voir si près de se réaliser un projet pourtant bien connu de lui. Marie ne lui avait rien dissimulé. Alors, de quoi avait-il à se plaindre ? Avait-il protesté ? Non. Mais à présent que l’évènement était là, devant lui, inévitable, il n’en prenait plus son parti.

La veille du grand jour, Berthe, très surexcitée, vint voir Marie, à Aiguebelle.

— Tu ne sais pas ?

— Quoi ?

— Léon est ici !

— En vérité ?

— Tu prends cela avec ce calme ?

— Qu’y faire ? Je m’y attendais.

— Il va faire un esclandre.

— Non… Et puis, pourquoi pas ?… Mais non.

— Comment, pourquoi pas ?

— Je suis un peu fataliste. D’un côté, ça m’amuserait ! Ça mettrait fin à bien des tourments que j’éprouve. Et ça m’en épargnerait d’autres, que je prévois. Crois-tu que ça m’amuse, d’être, de par ma propre volonté, dans la situation des jeunes personnes que leurs familles marient contre leur gré ?

— Tu es une singulière fille !

— Oh oui, alors ! C’est comme ça.

— Enfin, que veux-tu ?

— Je suis lasse. Je veux ce que la destinée voudra.

Elle était songeuse. Elle ajouta :

— Léon, c’est la destinée…

— … Et la misère, acheva Berthe.

— Oui, je sais… Sans ça…

— Eh bien, qu’est-ce qu’il faut lui dire ?

— Comment a-t-il su la date ?

— Par les journaux.

— Je vais le faire inviter… Un ami d’enfance… Il a connu, il a aimé ma mère. C’est tout simple. Qu’il vienne demain… Ah ! ma foi, je le reverrai avec plaisir.

— Tant que ça ?

— Je crois bien ! Je ne suis pas forcée de poser de profil tout le temps, avec lui. Il ne m’aime pas en camée. Il m’aime en femme vivante, avec mes défauts ; il m’aime enfin, comme je suis… Il m’aime donc bien, n’est-ce pas ?

— C’est toi qui me l’expliques, et tu m’interroges ?

— C’est que je voudrais me l’entendre dire.

— Il est fou, ma chère… — « Je savais bien, m’a-t-il dit, qu’elle allait se marier ; mais l’annonce du fait définitif, lue par hasard dans un journal, ces mots écrits, imprimés, publiés, m’ont donné un coup. Il est clair qu’avant je n’y croyais pas. — Eh bien ! si elle veut, je l’enlève… je l’arrache à elle-même… car elle se trompe. Elle fait un calcul et elle s’en repentira. Il est temps encore… dites-le-lui. » Voilà, ma chère, les absurdités qu’il débite, et bien d’autres encore.

— Et tu as répondu ?

— J’ai répondu, pardi ! que tout ça n’est pas raisonnable. Que tu dois te marier d’abord, qu’on verra après.

— Ah ! tu lui as dit ça ?

— Cette bêtise ! Quand ça ne serait que pour le calmer jusqu’aux calendes grecques. Il manque de principes, le gaillard. Je lui ai fait comprendre qu’un honnête homme laisse une femme assurer d’abord son avenir.

— Parbleu ! tout ça est juste, mais si tu savais ce que ça me dégoûte, — ce que j’aimerais mieux autre chose, par moments.

— Allons donc ! Que veux-tu ? C’est la vie, ça. C’est comme ça pour tout le monde.

— Pauvre Léon !

— Tu le plains ?

— Oui. Parce qu’il n’a pas fini de souffrir, avec moi. Si encore je savais moi-même exactement ce que je compte faire de lui ! Mais je n’en sais rien !… Que sait-on ? Tiens, à de certains moments, il me semble que, par ce mariage j’entre dans une forteresse et que lui, Léon, sera ma seule chance d’évasion.

— Mais tu ne veux pas t’évader…

— … Avant d’avoir vu comment la prison est faite ; oui. Si j’allais m’y plaire ?

— Au fond, ma petite Marie, je voudrais être à ta place. Tu es en plein roman. Ça doit être bon. Tu me fais l’effet de ces originaux qui se marient en ballon. Ils échangent le premier baiser à 1,500 mètres par-dessus les moulins, — et la peur de tomber… Enfin, je m’entends… Ils mettent les frissons doubles… C’est si bon, d’avoir peur !… Qu’est-ce qu’il faut dire à Léon ?… De venir demain ? Entendu !

C’était bien cela. Les complications enchantaient Marie. L’inquiétude que lui donnait l’arrivée de Léon, le mépris pour elle-même que lui inspirait la conquête — trop facile, jugeait-elle maintenant — de cette provinciale famille, la joie et le dégoût d’y avoir si vite réussi, une chance de voir, au dernier moment, échouer son projet, tout cela, à des degrés très divers, était brûlant en elle, et lui faisait sentir la vie avec l’intensité désirée. Elle avait bu, en son enfance, de si amers, de si forts breuvages ! Pour goûter la vie, il fallait qu’elle y trouvât quelque chose d’âpre et de mordant. Son imagination avait toutes les expériences. Aisément les réalités lui semblaient misérablement simples.

Par moments, malgré ses curiosités d’intrigue, elle sentait un découragement final, une accablante lassitude, l’envie de n’être plus.

Elle avait tant rêvé, tant désiré… Oh ! se reposer du désir !

« Tout ça, c’est toujours la même chose… A quoi bon tout ça ? » Et la songeuse perdait quelquefois de vue, brusquement, le triomphe au milieu de tous les luxes, sous les plafonds d’or d’un palais, pour rêver le bonheur farouche de mourir à deux, dans une mansarde, étouffée par la fumée d’un réchaud. Puis un besoin furieux de vivre emportait son imagination, mais elle serait morte très bien, ne fût-ce que par bravade. Qu’avait-elle à regretter ? Elle ne connaissait pas la joie, ne connaissant pas la tendresse.

L’audace devant la mort, c’est la grande puissance des aventuriers. Elle en était. Elle était de la race qui ne redoute rien ; elle était de ceux qui aiment mieux le risque que le gain. C’est le cas de tous les joueurs : tous aiment mieux perdre que de ne pas jouer !

Le vieux docteur, qui était venu de son côté rendre visite aux d’Aiguebelle, repartit pour Hyères en même temps que Mme de Ruynet. Son tilbury s’avança jusque sur la terrasse où Berthe et Marie avaient rejoint le comte et sa mère.

— Vous n’allez pas repartir tout seul dans votre joujou de voiture, docteur ? Vous allez monter dans mon landau de louage. Il est très propre. Nous bavarderons. J’adore bavarder, moi. Et vous, j’en suis sûre, vous avez beau prétendre avoir renoncé à Paris, vous mourez d’envie de causer avec une Parisienne. — Eh bien, me v’là !

La comtesse, qui n’éprouvait pas une folle sympathie pour Berthe, se mit pourtant à rire de bon cœur.

— Ceci veut dire que nous sommes ennuyeux comme la province personnifiée ? dit-elle, toujours riant.

Berthe ne se démontait jamais.

— Ma foi, comtesse, j’ai dit ça sans malice, moi. Vous répétiez tout à l’heure que Paris vous effraie et vous fatigue. C’est donc que vous avez renoncé à ce joli titre gai de Parisienne. Une Parisienne, ça aime Paris… Une Parisienne… voyons, docteur, qu’entendez-vous par une Parisienne, vous ? Comment la définissez vous, la Parisienne ?

Le vieux docteur se retrouvait sur son terrain de jadis. Il prononça, avec une élégance de vieux jeune premier qui donne sa représentation à bénéfice :

— Comment je la définis, madame ?… Légèreté et grâce d’esprit, avec un désir inquiet et inquiétant de rôder sans cesse autour de tout ce qui brille et de tout ce qui brûle… Est-ce cela ?

Berthe se leva, fixa ses regards abaissés sur le bout de son ombrelle qui tourmenta le gravier, et, jolie à ravir, ainsi posée, le regard invisible, mais les paupières battantes sous les cils qui les ombraient :

— Ah ! soupira-t-elle, c’est vrai, nous sommes frivoles !

Il y avait bien des choses dans ce mot, ainsi soupiré. Il y avait de la coquetterie, une apparence de blâme et de regret condescendants, une secrète satisfaction de soi-même, et tant d’espièglerie, de naïveté feinte et de rouerie délicate — que la comtesse elle-même, voyant clairement tout cela à la fois, fut charmée comme par la vue d’une orchidée bien venue, d’un caprice féerique de la nature faiseuse de fleurs.

Berthe effleura quelques sujets encore, en cinq minutes, et l’on se quitta au milieu d’un badinage léger comme l’invisible pollen d’une touffe de lilas secouée.

Quand elle posait pour des gens graves, elle était exquise, cette Berthe.

Le docteur monta dans le landau de Berthe. Son tilbury suivait.

— Savez-vous, docteur, ce que nous disions, avec la jolie fiancée, tout à l’heure ?

— Non ; mais ça ne pouvait être que très spirituel.

— Spirituel, pas du tout. Nous disions simplement que ça doit être très agréable de se marier en ballon.

— Voyez-vous !

— Oui, à cause de la peur ! — Ça ne vous fait pas rire ?

— Pas du tout.

— Pourquoi donc ?

— Parce que c’est une idée de malade, ça. Ce goût du péril, dont vous parlez, c’est une monomanie, plus répandue qu’on ne croit.

— Vraiment ?

— Vraiment. Et c’est triste. Toutes ces idées bizarres, il ne faut pas trop en rire, je vous assure, parce qu’elles accusent la dégénérescence d’une race.

— C’est si grave que ça ?

— J’ai connu une jeune fille qui avait une passion : elle aimait un certain cheval, parce qu’il était dangereux ; j’ai connu un fort aimable jeune homme qui s’était fait mécanicien pour le plaisir de se dire, l’œil fixé sur les oscillations du manomètre, à bord de son yacht, où il invitait ses amis, qu’il pourrait à son gré sauter avec tout son monde, en forçant la pression, et il la forçait ; j’en connais un autre qui ne saurait dormir qu’avec de la dynamite dans les caves de son palais ; et je sais enfin une jeune femme, aussi jolie que vous…

— Qu’est-ce qu’elle fait de décadent, celle-là ? interrogea Berthe d’un air narquois.

— Je ne sais pas comment dire ça.

— Allez-y carrément !

— Eh bien, elle n’oublie volontiers ses devoirs que si elle a lieu de croire que son mari peut la surprendre, — autant dire la tuer.

— Bref, dit Berthe, le siècle, selon vous, chahute sur un volcan ?

— Ah ! soupira le docteur, nous sommes loin du temps où Berthe filait !

Sur ce mot, qui n’avait rien de bien comique, il regarda sa voisine d’un air si… suggestif, qu’elle se mit à rire, à rire !… Et ce fut, jusqu’à Hyères, un feu roulant d’anecdotes, de drôleries échangées. Le mot propre, qui est souvent le mot cru, répondait au mot propre, la facétie au calembour, l’éclat de rire à l’éclat de rire. Et, à l’entrée de la ville, les employés de l’octroi s’étonnèrent de voir, dans ce landau toujours suivi du tilbury, le vieux docteur, si grave à l’ordinaire, se tordre littéralement, — vocabulaire de Berthe, — aux côtés de la jolie damerette qui n’avait en elle et sur elle rien que de chiffonné : le chapeau, le chignon, le corsage, les rubans, les jupes, le nez, — et la morale.

Chiffonnée ? non, — fripée, la morale !

XIII

Les plus longues échéances arrivent, et, l’heure arrivée, on s’étonne qu’un délai d’un an ou une durée de vingt ans, une fois dans le passé, ne pèsent pas plus l’un que l’autre.

Albert de Barjols, au bout de dix-huit mois de commandement, se retrouva le même homme, avec le même rêve au cœur. Peut-être l’absence, — qui rend si désirables les réalités les plus banales, même celles qu’on a détestées à l’heure où on les possédait, — avait-elle accru en lui son amour sans espérance. Cet amour, son renoncement même le lui avait rendu précieux. Il n’était pas sans se complaire dans l’approbation de lui-même. Le bien n’est parfait, n’est accompli que dans le cœur de quelques saints, et encore ceux-là ont-ils à repousser, comme des suggestions étrangères, diaboliques, les mauvaises pensées de l’orgueil. Dans un homme dont la volonté morale est sa propre fin, la satisfaction de soi, récompense légitime, devient un péril. L’égoïsme toujours aux aguets entre par là, se satisfait, exige, fût-ce en silence, certains dons en retour, de ceux à qui on prétend s’être sacrifié, et qui l’ignorent ! Cela devait peut-être arriver pour Albert. En attendant, la satisfaction qu’il éprouvait de sa générosité lui faisait de Marie un être d’autant plus cher. N’est-ce pas à lui qu’elle devait, sans le savoir, son fiancé ? Elle lui devait au moins le repos, car il n’aurait tenu qu’à lui, Albert, en avouant son amour à Paul, d’établir entre eux une rivalité qui, au bout du compte, aurait peut-être tourné à son avantage.

Pourquoi non, si, à ce moment-là, ce qui était bien possible, le cœur de la jeune fille n’avait pas encore parlé.

Esprit noble et pur, mais très positif, Albert n’était pas de ces idéalistes qui demandent à la vie des beautés supra-humaines, aux êtres des vertus sans défaillances. Ici, il admettait fort bien qu’une honnête jeune fille se déterminât sans entraînement spontané, sans amour en un mot, pour un homme comme Paul. Il admettait qu’elle le trouvât digne de son choix pour des raisons froidement mais sagement méditées.

Ces idées lui étaient revenues souvent sur le pont de sa canonnière, là-bas, au Tonkin, — pendant les longues soirées… Et comme il avait renouvelé en lui ces souvenirs chaque jour, il n’avait, au bout de dix-huit mois, qu’à se rappeler ses pensées de la veille pour se retrouver le même qu’au moment de son départ de France.

Il était donc certain de souffrir en revoyant Paul et Marie, en assistant à leur mariage ; mais l’idée de cette souffrance ne lui déplaisait pas. Il revenait sur son champ de bataille moral, se rappeler une victoire. En même temps que de sa douleur égoïstement savourée, il venait jouir sincèrement du bonheur qu’il avait permis. — Puis, en des minutes de révolte, il se trouvait victime et regrettait son abnégation…

Le paquebot le débarqua à Marseille, le 12 septembre. Il demanda par dépêche, à Toulon, la permission d’aller à Paris, pour embrasser sa mère. Il l’obtint, et prit le rapide, le soir même de son arrivée en France.

Avant de partir, il avait écrit à Paul qu’il reviendrait pour le mariage, avec sa sœur Pauline.

A la vérité, il aurait pu aller chercher en personne sa permission à Toulon, y donner rendez-vous à Paul, l’embrasser ainsi plus tôt, comme il eût fait autrefois ; mais il avait un peu peur de voir le bonheur de son ami… Il aimait mieux l’arrivée aux Bormettes, avec beaucoup d’autres personnes, au milieu des banalités solennelles d’une cérémonie. Alors, son regret, son chagrin passeraient plus facilement inaperçus…

De son côté, Paul était si occupé, si troublé en ces derniers jours, qu’il ne songea pas à s’étonner des nouvelles façons d’Albert. Et puis, Madame de Barjols avait si grand’peur de ne plus revoir son fils ! Il était naturel qu’il ne perdît pas une minute après une longue absence : ce fut la pensée de la comtesse d’Aiguebelle.

Quant à Annette, ce qu’elle pensa, personne n’en sut rien. Marie pourtant en devina quelque chose, car la fillette avait, selon Mlle Déperrier, l’ingénuité un peu bécasse.

Elle était un peu bécasse, mon Dieu ! c’était vrai, si bécasse veut dire inexpérimentée. Mais comment faire ? Tous les nouveaux venus dans la vie n’y entrent pas corrompus par avance. L’ancien vocabulaire, un peu niaisement idéaliste, disait d’une jeune fille pure : « C’est un ange. » L’ironie à la mode, assez lourdement réaliste, prononce : bécasse… Il est bien vrai que les enfants sont des sots. Ils n’apprennent qu’à leurs dépens que le monde est traître, que leurs parents ne sont pas toujours honnêtes, que les amitiés trahissent parfois, que le mensonge est en honneur parmi les hommes, que les paroles données ne comptent pour rien, si elles ne sont pas écrites ; que la justice est partout méconnue, — bref, que le monde des grandes personnes est exactement le contraire de ce qu’on leur demande d’être eux-mêmes, les pauvres petits, sous peine d’avoir le fouet ou d’être mis au pain sec et à l’eau.

Cette bécasse d’Annette n’était pas une Agnès, — mais ce n’était pas une Rita. On ne voilait pas à son intention l’Eros de marbre blanc, un antique rapporté de Mélos par un d’Aiguebelle et qui ornait la bibliothèque. Elle avait lu Paul et Virginie et Jocelyn ; et savoir les pudeurs, c’est entrevoir ce qu’elles cachent. Sa mère n’était pas collet-monté, quoi qu’en pût penser Rita. Elle ne croyait pas que l’absolue ignorance fût une chose nécessaire ou seulement bonne, mais elle croyait au danger moral et physique de la précocité. Elle aurait fiancé avec joie les dix-sept ans de sa fille ingénue à un jeune homme de pure et haute éducation, de noble nature. Elle eût laissé les deux enfants errer ensemble dans le parc, par les belles soirées, afin que la chère petite pût éprouver et savourer une à une, à l’âge divin, les émotions de la vie, telles qu’elle les avait connues elle-même. Elle respectait l’amour naturel, comme le plus profond miracle de la vie, mais c’est bien pourquoi tout ce qui le vulgarise, tout ce qui en fait le sujet plaisant, irrévérencieux, des conversations de boudoir ou de fumoir, lui avait toujours inspiré de l’horreur. L’acceptation loyale et fière de la vie complète lui semblait la loi même de Dieu.

Elle n’avait donc pas fait de sa fille une ignorante prête à s’épouvanter des plus nobles réalités ou à les désirer coupablement comme interdites, — mais elle n’avait pas jugé à propos de déflorer sa jeune imagination en lui laissant lire des histoires, même honnêtes, où tout le mal est trop bien raconté, dépeint de couleurs trop exactes. Il lui semblait que c’eût été devancer artificiellement le travail de la vie. C’eût été, croyait-elle, ravir d’avance à l’enfant, — sous prétexte de lui épargner des douleurs, — ce je ne sais quoi de nouveau qui, dans la douleur même, est un charme de mystère peut-être nécessaire au bonheur futur. Et surtout, disait-elle aux femmes, bien rares, avec qui elle avait pu causer de ces choses, c’eût été trahir le futur époux que d’achever trop tôt cette petite âme en formation, avide de connaître. Celui-là, si le vœu de la bonne dame était réalisé, devait trouver une vraie jeune fille, c’est-à-dire un être moral inachevé encore, noué à peine, comme un fruit dans la fleur, et dont il ferait une femme selon son propre cœur et selon son esprit, le moule mystérieux de sa race.

C’était donc une bécasse ravissante, quelque chose comme un oiseau bleu à long bec, — que cette pauvre petite Annette. La sotte avait très bien reconnu, dans l’ami de son frère, l’homme que sa mère eût rêvé pour elle. Tout en grandissant, elle avait senti grandir en elle pour Albert un amour bébête, et charmant, un amour destiné à croître encore et qu’elle s’imaginait cacher. Mais c’était un amour bécasse : il montrait souvent le bout de l’aile — ou le bout du bec. Elle se déclara furieuse de ne pas voir Albert avant tout le monde, même avant Madame de Barjols et Pauline. C’était si près, Toulon, de Marseille ! Puis, elle déclara qu’il avait bien fait et qu’il ne serait pas digne d’être aimé par ses amis, s’il n’eût pas pensé à sa mère avant tout.

Albert, qui ne se doutait pas de cet amour-là, et qui, s’il l’avait connu, n’y aurait vu sans doute qu’un petit rêve de pensionnaire, ne pensait guère à Annette. Il avait vingt-sept ans. Elle en avait dix-sept à présent. Ils étaient, par l’éducation, par la nature, faits l’un pour l’autre, — mais il pensait à Rita, qui épousait son ami ! Et le pis était que, sans doute, dans le charme qu’exerçait Marie Déperrier, avec son visage angélique et ses yeux purs, il y avait l’attrait du mal, parfaitement méconnaissable, mais sourdement actif. En un mot, l’attrait de Marie, c’était le secret appel luxurieux de sa volonté froide. Les innocentes n’appellent pas. Le mot de la Bible est profond : Elle le prit et lui en offrit. — Mais depuis l’antique histoire où l’on voit la femme offrir et l’homme accepter, Ève a décidé que l’honneur d’Adam consiste à témoigner du contraire.

Madame de Barjols, heureuse d’avoir revu son fils, l’engagea affectueusement à repartir tout de suite pour Hyères.

— A présent, tu m’as embrassée, je suis heureuse… Emmène Pauline ; je serai bien soignée en son absence par nos vieux serviteurs, tu le sais bien. Partez donc tranquilles. Tu me la ramèneras dans trois jours. Il faut que la chère enfant s’amuse un peu. J’y tiens beaucoup.

Qu’elle s’amuse ! La paralytique ne se doutait pas de l’ironie de ce mot. Pauline lui avait caché avec soin la douleur que lui avaient apportée les fiançailles de Paul.

Paul avait passé à côté du bonheur, sans s’en apercevoir. Au temps où Madame de Barjols habitait Toulon, et n’était pas encore une infirme, il voyait Pauline tous les jours. Quand elle avait dix ans, il en avait treize, et ils jouaient ensemble. Annette était alors un bébé à la mamelle. Pauline était pour Paul comme une autre sœur. Il ne lui était pas même venu en l’esprit qu’elle pût jamais être autre chose pour lui. Pauline n’était pas jolie. Ni laide non plus. Elle avait de belles dents, un sourire adorable, de grands yeux bruns, de grands cheveux bruns, mais elle avait toujours eu je ne sais quoi de triste dans l’expression générale de sa physionomie, jusque dans ses attitudes. On la taquinait à cause de cela, quand elle était petite. Son frère l’appelait Mignon . Et parfois il lui disait : « As-tu fini, ce soir, de regretter la patrie ?… » Puis gravement : « Voyons, sois un peu où nous sommes. Nous t’aimons bien, nous autres. Quelle raison as-tu d’être si triste ? »

— Je ne suis pas triste, Albert, et ce n’est pas ma faute si j’en ai l’air.

— Ne la taquine pas toujours là-dessus, disait la mère. Elle est comme ça. Et puis, entre nous, ça lui va si bien !

Elle l’attirait alors contre sa poitrine et caressait ses beaux cheveux.

Oh ! cette caresse de la mère ! La petite Pauline en rêvait passionnément. Elle était câline, tendre, — de cœur ferme, avec cela.

D’où lui venait son air de tristesse ? Elle ne savait pas. Il y a des êtres qui, de bonne heure, avant toute expérience, montrent une disposition d’âme définitive. Leur physionomie en est marquée dès l’enfance et pour toujours. Il y a des êtres dont les yeux rient perpétuellement. Il y en a qui n’ont jamais, même aux minutes de la joie, qu’un triste infini dans le regard. Ces marques-là, joie ou tristesse, attirent quelquefois la destinée qu’elles semblaient raconter d’avance. Une précoce mélancolie avait peut-être voué Pauline à un destin mélancolique. Dans l’expression de son jeune visage, en effet, Paul eût en vain cherché ce qui inspire les amours de la vingtième année. On n’y voyait que la gravité tendre, mais prématurée, d’une jeune sœur, d’une jeune mère. Il semblait qu’il y eût déjà, dans son enfance, quelque chose de passé, de regretté. Peut-être, encore enfant, — elle-même n’aurait su le dire, — avait-elle eu quelque signe, décisif pour elle, de la relative froideur de Paul ; peut-être avait-elle sollicité, à l’âge où les jeux sont d’importantes affaires, une partie de volant que le petit garçon refusa brutalement ; peut-être répondit-il un jour sur un ton rêche et dur, à une demande affectueuse, à une supplication enfantine, et elle en demeura repliée sur elle-même, refermée, et pour toujours contristée. Si quelque chose de cela l’avait autrefois blessée, elle n’en savait plus rien. Elle avait cru de tout temps qu’elle ne serait jamais heureuse, et s’y était, de tout temps, résignée. Maintenant c’était arrivé. Elle n’était pas surprise. Elle regrettait seulement, avec des élans de colère vite réprimés, que Paul n’épousât pas une fille « plus digne de son cœur. » Elle ne savait pourtant rien du passé de Mlle Déperrier, mais elle le pressentait.

« Non, ce n’est pas, songeait-elle, la femme qu’il lui faut… à moins que la vilaine jalousie ne m’égare. »

Le sérieux de son visage, de son esprit, de son cœur, avait de tout temps inspiré une telle confiance autour d’elle, qu’on l’avait de bonne heure traitée en petite femme. On ne l’avait peut-être pas protégée assez, elle, contre les conversations révélatrices des grandes peines de la vie. Plus d’une jeune femme s’était, en ces dernières années, confiée à elle, comme à une autre femme, plus mûre même, plus sage, de vues plus profondes et plus tranquilles, en sorte que Pauline avait une certaine expérience des choses, des êtres, de la douleur. Quand Albert vint lui annoncer qu’il l’emmenait à Hyères avec lui, elle résista.

« A quoi bon, songeait-elle, me donner ce chagrin affreux d’être là ? A qui serai-je utile ? »

— Mais maman, dit Albert, tient beaucoup à ce que tu aies le plaisir de ce voyage.

Et comme elle résistait encore :

— Eh bien ! ma Pauline, s’écria-t-il, viens pour moi, pour que je ne sois pas seul, pour que j’aie auprès de moi quelqu’un à qui parler, à qui me confier.

Elle s’étonna : — Qu’y a-t-il donc ?

— Ah ! j’ai peur, Pauline, j’ai peur de ne pas savoir supporter assez vaillamment ma grande peine… Je peux bien confier cela à ton cœur maternel de petite femme. Écoute…

Et il lui fit le récit de son amour.

Quand il lui expliqua son dévouement : « Grand cœur ! » dit-elle simplement, en lui tendant la main. Puis, il lui conta ses espérances obstinées, ses rêves de tous les jours là-bas…

— Au fond, j’attendais toujours la nouvelle d’un obstacle survenu, je ne savais quoi ni comment. Et aujourd’hui… Ah ! c’est un peu dur, va !… Si tu savais, en route, — quarante-cinq jours de route ! — ça m’a gâté toute la joie du retour… C’est affreux, de se dire : J’aimerais mieux ne pas retourner, ne pas voir ma mère, ne pas voir ma sœur chérie, afin de ne pas assister au bonheur d’un autre… et de quel autre… de mon meilleur ami, de mon frère, de notre cher Paul !…

Il jetait au hasard, en marchant à travers sa chambre, des gants, des cravates dans sa valise. Il les lançait avec fureur ; il s’irritait ; il se soulageait un peu, après une si longue patience muette.

Pauline avait baissé la tête. Elle jugea que l’aveu de sa propre douleur donnerait du courage à son frère :

— Albert, dit-elle lentement, en secouant la tête, Albert… nous sommes malheureux !

« Nous ! » Il laissa tomber à terre des épaulettes neuves qu’il était en train d’examiner distraitement, — et, se tournant vers elle avec une brusque divination de tout le petit passé désespérément monotone de sa pauvre sœur :

— Toi aussi ! cria-t-il…

Il éprouvait une admiration attendrie pour la douce créature.

— Et depuis quand ? poursuivit-il ; depuis toujours, je parie !

— Oui, dit-elle, avec son joli sourire triste, oui, depuis toujours.

Il lui prit la main :

— Pardon ! dit-il. Tu me rappelles à moi-même.

— Nous sommes deux à souffrir. Il faut nous aider, dit-elle.

Il l’entoura de ses bras, l’enleva de terre, l’embrassa à plein cœur.

— Je ne veux plus de toi pour aller à Toulon, dit-il enfin ; tu resteras avec notre mère.

— Non, dit-elle, à présent je pars. Nous souffrirons cela ensemble.

— Ah ! ma chère petite, le grand cœur, le brave homme, c’est toi !

XIV

Ce fut pour tout le pays des Bormettes une mémorable journée que celle du mariage du comte Paul d’Aiguebelle. D’Hyères aux Bormettes ce fut, tout le jour, une véritable procession de voitures, sur la grande route poudreuse. Tous les landaus d’Hyères et même de Toulon avaient été réquisitionnés, et les cantonniers s’émerveillèrent de voir tant d’uniformes d’officiers de marine dans la campagne.

La cérémonie religieuse eut lieu dans la chapelle du château.

Le matin, quand elle fut habillée, avec l’aide d’Annette et de Pauline, — Marie vit arriver la comtesse, mince et toute droite, comme rajeunie, dans son éternelle robe noire. Madame d’Aiguebelle prit son lorgnon d’or avec son geste de distinction suprême, qui facilement semblait dédaigneux, et inspecta la belle toilette de la mariée.

— C’est parfait, dit-elle, en s’asseyant, je ne vous ai jamais vue plus jolie… Vos bandeaux tombants vous allaient à ravir… je crois pourtant que je préfère cet arrangement moderne.

Marie, pour ce jour-là, avait, en effet, abandonné sa coiffure à la vierge… Ce fut peut-être une imprudence…

Annette tournait autour de la robe, la frappant de petits coups habiles, pour arranger les plis, les cassures, et elle riait, — sans doute parce qu’il faisait du soleil et aussi parce qu’Albert était arrivé à Hyères, — qu’elle l’avait vu la veille, qu’elle allait le voir aujourd’hui.

La comtesse, prise tout à coup d’une profonde émotion, se leva. Elle venait de penser, avec plus de force que jamais, aux risques toujours cachés dans l’aventure du mariage. Paul serait-il heureux ? Car, du bonheur de Marie, si la jeune femme était celle qu’il fallait, la comtesse ne doutait pas… Que serait l’avenir ?

Elle marcha vers Marie, la regarda longuement… La jeune fille, sous ce regard d’interrogation, sentit la haine qu’éprouvent contre tout témoin, ceux qui ne veulent pas être devinés. Mais elle le soutint avec une fermeté douce… Toutefois, elle plia légèrement les paupières, amincissant le passage de son regard, afin de le voiler s’il devait la trahir…

La comtesse lui prit une main, la garda un moment entre les siennes et lui dit à voix basse :

— Je vous le confie !

Alors, brusquement, quelque chose s’émut dans les profondeurs obscures du cœur de la jeune fille. Le meilleur d’elle fut atteint. La générosité, la confiance, opérèrent durant une seconde. Troublée, elle pensa à ses mauvais desseins qui étaient vagues, à ses mauvaises intentions qui étaient certaines. Elle pensa distinctement aux lettres, tout au moins dangereuses, qui étaient là, enfermées, dans cette merveille de petit secrétaire que venait d’effleurer la longue traîne de sa robe de mariée. Si elle eût été seule, elle les eût prises, ces lettres, elle les eût, sur-le-champ, détruites, — mais, voilà, elle n’était pas seule. Elle pensa aussi à Léon, qu’elle allait voir aujourd’hui, — et elle trouva tout cela mal arrangé, inutile, bête, odieux et fatigant !

— Je vous le confie !

Pour la première fois cette « vieille », comme elle l’appelait, lui disait un mot dont elle fut touchée. Elle ne put que murmurer :

— Madame… Oh ! madame !

Aucune promesse ne lui vint aux lèvres mais il y en eut dans son cœur. Il y avait aussi la confusion de se sentir indigne, un élan vers le repentir, un vœu de devenir autre, — d’essayer du moins…

— Ma chère enfant, reprit avec une douce simplicité la comtesse d’Aiguebelle en retenant toujours dans les siennes la main de Marie, soyez heureuse…, soyez heureux. De toute mon âme, je vous bénis !

— Là, ça y est ! pensa l’exquise fiancée. Berthe avait deviné : on bénit encore, dans cette maison !

Son habitude de « blague » avait été la plus forte. Un mot auquel s’accrochait d’elle-même son ironie, suffisait à la détourner brusquement et pour toujours des pensées les plus hautes un moment entrevues.

XV

Pendant toute la cérémonie, à l’église, elle pensa aux lettres de Léon. La mémoire de ses ferveurs de communiante lui revint étrangement. Le lieu, les sonorités de l’orgue, et jusqu’à sa robe blanche, avec ce long voile qui l’enveloppait d’un nuage, tout contribua à lui rendre quelque chose des sensations éprouvées en ce jour de première communion où elle avait rêvé la pureté parfaite.

Et, au moment où elle reçut l’anneau, elle se dit avec netteté qu’il était non seulement honnête, mais prudent de s’affranchir du passé ; peut-être bien serait-ce intelligent, d’entrer dans le mariage franchement et sans esprit de révolte… Elle avait tout à y gagner, en somme. Oui, décidément, elle serait une honnête femme. C’était plus sûr. Elle en prenait l’engagement devant Dieu et devant les hommes… Où était-il, Léon, en ce moment ? Là, dans le public sans doute. Après tout, il était gênant, ce garçon-là. Il faudrait songer à s’en débarrasser… Serait-ce facile ? Bah ! un jeu, pour elle !

… Par une ironie des choses, l’organiste de Toulon, qui devait venir à Aiguebelle, n’étant pas arrivé, c’est Pauline qui était assise devant le petit orgue apporté le matin dans la chapelle. Et la chapelle, bien délaissée à l’ordinaire, pleine ce jour-là d’un monde élégant, de frous-frous de soie et d’étincellements d’uniformes, vibrait tout entière aux sons prolongés de l’instrument sur lequel couraient les doigts nerveux de Mlle de Barjols.

A plusieurs reprises, les assistants émerveillés sentirent passer en eux un élan de douleur, de prière perdue, de vaine espérance. Ils ne savaient pas de quelles profondeurs cela venait.

Albert, dans son coin, retenait à grand peine ses larmes. Ce n’était plus sur lui, mais sur sa sœur qu’il avait envie de pleurer. Et elle continuait de jeter son cœur tout entier dans les longues plaintes de l’orgue… Oh ! les déchirants cris d’adieu à la vie même, à l’amour, à tous les biens de la terre, tels que Dieu les a faits pour la créature !… Les assistants ne manquèrent pas de féliciter la musicienne. Elle leur répondit avec ces longs sourires résignés qui étaient toujours sur ses lèvres et comme répandus dans les moindres lignes de son doux visage triste…

Et, une heure après, dans le parc, Annette l’ayant félicitée à son tour :

— Oui, oui, c’est bon, dit-elle ; mais, vois-tu, j’ai pris le mauvais moyen. Il ne faudra pas faire comme moi. Je n’ai pas su être coquette. Toi, il faut l’être, je t’apprendrai.

Il y avait une certaine amertume dans l’accent qu’elle mit à ces paroles.

— Tu m’apprendras ? dit Annette en riant… Mais, puisque tu ne sais pas ?… Et puis, fit-elle tout à coup, à propos de quoi, tout cela ?

Pauline se tut. Annette réfléchissait. Elle eut un soupçon de la vérité, mais non pas du caractère tragique de cette vérité ; et, tranquillement, d’un air capable, elle dit :

— Si tu m’avais confié cela, je te l’aurais fait épouser, moi !

— Gamine ! dit Pauline gravement.

Elle se remit à sourire d’un air navrant. Son sourire, ce n’était pas de la douleur, c’était comme de la joie morte.

— Ne parlons plus de moi, reprit-elle. C’est fini, ça.

— Qu’est-ce, au juste, que la coquetterie ? fit Annette.

— La coquetterie, c’est une promesse qui se donne et se retire perpétuellement. Nous autres, nous ne savons que dire oui, et donner notre cœur d’un seul coup. Nous ne l’offrons jamais, notre cœur, mais nous ne le retirons plus, quand une fois il est donné… Nos mères nous ont appris, à nous autres, toutes les timidités ; et nos frères nous ont demandé toutes les modesties, — qui les ennuient dans leur fiancée… Ah ! j’ai été bien malheureuse et je sais maintenant que je le serai toujours.

Annette, gentiment, l’embrassa.

Pauline reprit avec une exaltation qui était bizarre de sa part.

— Toi du moins, je te sauverai ?

Elle lui serrait les bras fortement.

— Alors, dit Annette d’un air d’espiègle prise en faute, si tu es décidée à ça, alors…

— Alors, quoi ?

— Alors… commence !

— Que veux-tu dire, chérie ?… Comment ! déjà ?…

Pauline ne put s’empêcher de sourire, et ce fut moins tristement. Tout de suite, elle se mettait à espérer pour l’autre, elle qui n’espérait plus. Il y a des femmes qui sont nées sœurs de charité.

— Comment ! déjà !… Qui donc alors, petite masque ?

— Voir le Loup et l’Agneau , répondit Annette un peu confuse et elle récita :

Si ce n’est toi… c’est donc ton frère !

La citation s’appliquait à moitié, mais elle disait bien ce qu’elle voulait dire.

— Dieu soit loué ! dit Pauline, j’entrevois du vrai bonheur pour les deux êtres que j’aime le mieux maintenant, après ma mère : pour mon frère et pour toi.

— Comme ça, fit Annette, Paul n’en fait plus partie, des êtres que tu aimes le mieux ?

— Chut ! dit Pauline. Paul, maintenant, ne nous appartient plus. Puisse-t-il être heureux ! Je ne veux plus penser qu’à toi et à mon frère…

Deux grosses larmes lui vinrent aux yeux.

— Oh ! fit Annette. C’était donc profond !

Et prenant Pauline entre ses bras, elle la couvrit de baisers…

A ce moment Albert, à travers le parc, cherchait et appelait sa sœur, que demandait la comtesse.

Les jeunes filles allèrent à lui.

— Dis-lui n’importe quoi ! fit Pauline à voix basse. Il faut lui parler, attirer son attention.

— Je ne sais pas quoi dire ; et surtout, quand on me dit : « Parle ! » ça me paralyse.

— N’importe quoi ! ce que tu voudras, mais parle ! qu’il te remarque !

Annette prit son élan comme pour sauter à la corde.

— Est-ce que vous me trouvez embellie ? interrogea-t-elle brusquement, avec un grand sérieux comique, dès qu’elle fut près d’Albert.

La question, ainsi posée d’un ton audacieux, isolée des motifs qui la provoquaient, des conseils et des insistances de Pauline, étonna Albert. Ce n’étaient point là les façons fines, discrètes, douces, d’Annette. Et, en riant, sans volonté de malice, il répondit :

— Oui…, mais enhardie, mademoiselle !… Allons, viens vite, Pauline, je suis chargé de t’emmener.

Et il s’éloigna.

— Je te suis ! lui cria Pauline.

Annette s’arrêta et, à son tour, elle se prit à pleurer silencieusement.

— Oh ! je lui ai déplu ! dit-elle consternée.

— Mais non ! Il t’a remarquée ! C’est excellent ! disait Pauline. C’est comme ça qu’il faut faire. Tu verras. Nous en viendrons à bout… Il t’a remarquée. Je te dis que c’est l’essentiel.

TROISIÈME PARTIE

I

Ce fut le soir seulement que Mlle Marie Déperrier se sentit vraiment en possession de tout ce qu’elle avait rêvé.

Quand le parc fut illuminé, quand le vieux château tout entier, étincelant de lumières et comme incendié, s’emplit des sonorités de l’orchestre et les envoya, par toutes ses fenêtres, s’éparpiller dans les arbres du parc, sous lesquels se tenait une foule de paysans curieux et respectueux, — ce fut alors seulement qu’elle se sentit reine, c’est-à-dire riche, et même comtesse.

Les compliments des hommes, surtout des officiers de marine chamarrés de croix, l’enivrèrent. La présence de Berthe, du petit Lérin de la Berne, de Léon, témoins discrets de son passé médiocre, l’excitaient à l’orgueil, à l’arrogance, à tous les défis envers la destinée. Quand elle passait près d’eux, elle avait, en les regardant, une flamme mauvaise dans les yeux. Ce regard leur disait clairement : « Hein ! Ça y est ? A présent, bonsoir ! Je peux, à mon gré, me passer de vous, — ou daigner vous reconnaître… Auriez-vous jamais cru ça, dites, les petits amis ? »

Léon, mis d’ailleurs à la raison par Berthe, fit d’abord assez bonne contenance.

— Quand on n’a rien à offrir à une honnête fille, rien que son cœur, — avait prononcé Berthe, — on ne lui fait pas manquer une affaire inespérée comme le mariage de notre amie, — que vous avez tort, par parenthèse, d’appeler Rita. Il est même temps de l’appeler « la jeune comtesse », mon cher !

Le pauvre diable s’était rendu. Ce n’était pas un méchant garçon. C’était un faible — qui se croyait un soldat. Il avait pris l’habitude d’aimer Marie pour ses défauts, pour sa manière de l’appeler et de le repousser, pour ses glissements de couleuvre qui irritaient son désir de la fixer, de la tenir, de l’avoir à lui. C’était un héros de faits-divers. La lecture des journaux, à la rubrique « Drames de l’amour et de la jalousie », était sa seule littérature. Sans s’en douter, il s’était formé peu à peu un idéal de conduite d’après ces héros vulgaires qui vivent et meurent tous les jours, à la troisième page des gazettes. Cela n’empêchait point, au contraire, la sincérité et la violence de ses passions.

Quand il vit Marie si belle, triomphante au milieu de tous ces hommes et des femmes qu’elle éclipsait, il eut un mouvement de rage à la tuer. Quand il la vit valser entre les bras de son mari, il se déclara, avec un mouvement de fureur aveugle, qu’il allait sortir et se noyer dans la mer… C’était si près. Le temps était admirable… Le clair de lune scintillait sur les vagues tranquilles… Il fut tenté. Il se dit encore qu’il était bien sot d’assister à cette fête, d’exaspérer en lui des regrets poignants et inutiles… et il conclut que puisqu’il était là, il fallait « faire quelque chose »… Oui, il fallait agir, en homme de résolution, en soldat, en héros, ce soir même !

Pourquoi ne l’enlèverait-il pas ? Enlever une nouvelle mariée, c’était original, ça ! On en parlerait ! Cette folie le séduisit étrangement… Quand Marie repassa près de lui, dans le moment où il faisait ce rêve, il ressentit, à la voir, ce coup de vertige qui vient d’un afflux de sang au cerveau, qui aveugle la raison, emporte les sens, fait commettre les grandes, les irréparables sottises.

Un moment plus tard, il put s’approcher d’elle : — Il faut absolument que je vous parle, murmura-t-il, bas et vite.

Elle était animée par la danse, échauffée et rouge. Elle était dans le feu de l’action, dans la lumière de sa gloire.

— Bon ! je le pensais bien, fit-elle de même.

Excitée comme elle l’était à ce moment, ce lui fut un âcre plaisir d’avoir ce bout de dialogue coupable, là, en pleine fête de mariage… « Ça commençait donc, la vraie vie ! »

Elle respira, s’éventa et dit avec calme :

— Tous les appartements sont ouverts, livrés aux invités. Les cadeaux sont exposés dans la bibliothèque, au premier étage.

— Je sais, dit le jeune homme.

— Montez-y, reprit-elle. Je vous y rejoindrai avant un quart d’heure.

Elle le laissa pour s’élancer au bras du docteur qui passait.

— Eh bien ! docteur, vous rappelez-vous notre première conversation à cette soirée des Russes ? Vous m’avez dit, ce soir-là, bien des choses intéressantes…

— Elles ne sont pas tombées dans l’oreille d’un sourd.

— Dame !

Elle quitta le docteur pour Berthe, qui lui dit : — On ne peut donc pas t’avoir un moment ?… Tu es diablement en beauté, ce soir. Ta beauté embellie, ça semblait impossible, et pourtant cela est !… Tiens, tu n’es plus la même… Tu as un rayonnement… insolent !

— Parbleu ! fit-elle avec un regard qui tomba de haut et qui faisait la charge de son propre orgueil.

— Allons, adieu, glorieuse ! répliqua Berthe… Comme ton mari nous regarde ! Est-ce qu’il serait jaloux la veille, Monsieur d’Aiguebelle ?

Paul observait en effet.

Le petit Lérin s’approcha de Marie, avec son carreau dans l’œil.

— Vous m’ennuyez, vous, lui dit-elle. Vous avez mis le pied sur ma robe tout à l’heure, et me voilà bien, avec tout ça déchiré !… Enfin, quoi ! Qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! je m’en doute… On vous a déjà donné, mon bonhomme.

— Petite monnaie ! mâchonna-t-il.

— On a eu bien tort, dit-elle ; ça vous fait revenir.

Il passa une lueur vicieuse sous la vitre de son monocle.

— Inscrivez-moi, ma petite Rita !

Elle se demanda s’il fallait se fâcher avec cet imbécile qui en restait aux plaisanteries des jours de réception, des jours de Théramène. Il ne comprenait donc rien, ce ramolli, cette bête brute ! Elle le regarda et se mit à rire, prenant le parti d’entrer dans son badinage.

— Vous êtes inscrit, dit-elle… Je les inscris sur mon carnet de bal.

— Premier ? interrogea-t-il.

— Comme vous y allez ! Je vais vous dire. Il n’y a pas encore de numéros d’ordre… Vous êtes dans le tas.

Il bégaya :

— Un tour de faveur ! un tour de faveur !

Et, ravi de son insolence, il s’en fut la conter à Berthe de Ruynet, dont le mari errait comme une âme en peine à travers le parc, où il achevait de fumer une boîte de cigares.

Tout en causant avec Albert, qui, maître enfin de lui, faisait bonne contenance et portait sa peine avec le courage simple et invisible que mettait sa sœur Pauline à subir la sienne, — le comte Paul, pendant ce temps, se sentait envahi par un étrange malaise moral, du caractère des pressentiments.

Il ne raisonnait rien. Il subissait une vague et invincible angoisse, et il songeait obstinément : « C’est singulier, quand je la regarde, je ne la reconnais plus… On dirait une autre !… »

— Tu as l’air préoccupé. Est-ce que tu souffres ? lui dit Albert. Je te défends bien, par exemple, de n’être pas heureux ce soir !

— Je suis fatigué. Voilà tout, dit Paul. Allons dehors respirer un moment.

Ils sortirent et Paul ne tarda pas à se remettre de son trouble. Le bon air frais le rendit à lui-même. Tu vois bien ! lui dit Albert, — c’était subjectif !

La nuit était somptueuse. Sur les velours du ciel, qui étaient les profondeurs de l’éther, — les diamants qui étaient des mondes, scintillaient bleus, verts, blancs et or. Le reflet de la lune sur les vastes eaux de la mer, s’ouvrait comme une avenue de mystère, comme le chemin de l’amour et de la mort.

Les deux hommes causaient, renouvelaient en eux, par l’échange des pensées les plus intimes, leurs raisons de s’aimer. Et Paul était loin de se douter des souffrances de son ami. Ni l’amitié, ni l’amour ne peuvent faire que deux êtres aient tout à fait les mêmes joies, les mêmes peines.

Hélas ! les cœurs les plus liés ne sont pas, pour cela, mêlés.

II

Elle vit très bien le comte sortir, engager une conversation avec Albert, dans le parc. Alors, prestement, elle s’esquiva.

Dans la bibliothèque, Léon Terral était seul. Il attendait, bouillonnant d’impatience, s’efforçant de se distraire, examinant un à un les cadeaux étalés sur la longue table.

Au bruit léger de la robe, il se retourna, et pâlit.

— Quelle imprudence ! dit-il.

— Vous trouvez ! répondit-elle, avec un sourire d’ironie. Vous trouvez ?… Les hommes ont peur de tout ! Il n’y a pas plus d’imprudence aujourd’hui qu’il n’y en aurait dans un an. Il y en a même moins. Comment voulez-vous qu’on suppose que, le jour même de mon mariage, je viens causer avec vous… d’autre chose ?… Tous ces gens-là sont bien trop honnêtes pour ça.

Elle avait une certaine volubilité rageuse. L’excitation de la journée, la fièvre de la danse, le tendu de la situation, tout cela faisait passer dans ses paroles une fébrilité particulière.

Tous deux étaient en action d’attaque et de défense ; comme deux duellistes sur le terrain.

De plus, ce jour rappelait à l’ambitieuse toutes les humiliations du passé, parce qu’il les vengeait. Jamais elle ne s’était sentie plus armée, plus mauvaise. Elle était, entre le comte et Léon Terral, comme entre deux destinées redoutables toutes les deux. Qu’elle se tournât vers l’une ou vers l’autre, elle se voyait en guerre avec la vie. Ses narines palpitaient. Un souffle court faisait battre sa poitrine, mais ses yeux avaient des regards ternes, où l’on sentait une âme murée, qui a fermé toutes les issues par où on pourrait l’atteindre. Elle n’était plus que résolution hostile.

En bas, la musique du bal résonnait, cadencée et diffuse. Elle montait en sonorités vibrantes dans le vide du grand escalier. Elle montait aussi, par la fenêtre ouverte, à travers les branches des eucalyptus et des palmiers, violemment éclairés d’en dessous, et détachés, en dentelle claire, sur le noir du ciel.

— Allons, vite, dit-elle, que me voulez-vous ? Finissons-en. Je n’ai pas deux heures devant moi, comme vous pensez bien !

Elle ajouta :

— Tenez, regardez, j’ai un prétexte : le bas de ma robe est déchiré. J’ai dit à ce niais de Lérin que c’est lui. Ce n’est pas lui. C’est moi qui ai fait ça exprès.

Léon la regardait maintenant, oublieux de ce qu’il était venu lui dire, ahuri de sa volubilité, de sa présence d’esprit, de son audace. Depuis un moment, il se sentait de plus en plus inquiet. Quelle figure ferait-il si on venait à les surprendre ?

Elle vit sa pensée :

— Que vous êtes donc simple !… Voyons, c’est tout naturel. Vous êtes monté voir les cadeaux — qui sont là pour ça. Moi, je suis montée pour arranger ma robe. Je vous rencontre. Nous causons. Rien n’est plus naturel. Ou bien encore : Vous êtes un ami d’enfance. Eh bien ! j’avais à vous parler. Parlons, mais vite ! J’attends.

La parole était brève ; chaque consonne frappait sa voyelle comme un petit marteau, d’un coup sec. La voix crépitait.

Il tourmentait ses gants, les déchirait.

— Oh ! Marie ! fit-il enfin, Marie ! c’est un affreux supplice. Je meurs de regret, de désir, d’amour. Je deviens fou. Je ne savais pas vous aimer à ce point ! L’épreuve est faite. Je vois que je ne peux pas supporter la vue du bonheur d’un autre… Eh bien ! il en est temps encore… Soyez à moi… mais à moi seul.

La passion l’enflamma. La présence, l’émotion de celle qu’il désirait, cette toilette de mariage qui la promettait à « l’autre », la poussée des sons rythmés de l’orchestre qui activait le battement de son sang dans ses artères, le rêve qui sortait des parfums du bal, — fleurs et femmes, — et jusqu’à cette fenêtre ouverte qui montrait les feuillages enflammés dans le noir, qui laissait entrevoir sur la mer voisine un chemin de liberté ou de mort, tout agissait, à l’insu du jeune homme, sur son être entier, l’emportait, le soulevait…

— Là ! je m’y attendais ! fit-elle avec amertume. Tiens ! tu m’amuses !… Mais il y a dix ans que j’entends de ces beaux discours, mon cher ! et que j’y ai résisté. Ça n’est pas pour me noyer tout juste en arrivant au port.

Elle souriait méchamment.

— Ils sont vraiment trop drôles, tous les mêmes, plumage et ramage pareils : « Je vous aime ! je vous aime ! » L’un le chante avec une voix de fausset, l’autre avec une voix de basse, mais ça signifie toujours la même chose, c’est-à-dire : « Mademoiselle, je désire briser votre vie, vous perdre, plus sûrement que la pire des haines. » Le voilà, votre amour ! C’est du joli !… Dites donc, mon petit Léon, c’est tout ce que vous aviez à m’apprendre ?

— Si c’est tout ce que vous aviez à me répondre, vous auriez pu vous dispenser de me rejoindre ici, murmura-t-il, les dents serrées. Voyons, pourquoi sommes-nous là, vous et moi, en ce moment ?

Elle tenait le bas de sa robe blanche et le déchirait un peu plus, avec beaucoup de soin, en tirait des fils, qu’elle soufflait de sa bouche ronde. Deux doigts en l’air, un fil entre les doigts, elle répondit :

— En voilà une question ! Pourquoi je suis ici avec vous ? Eh bien ! mais, parce que j’ai voulu — je suis franche, hein ? — vous retourner un peu le regret dans le cœur ; parce que, sans doute, vous ne remettrez plus le pied dans ma maison, où c’est déjà trop d’être venu ce soir…

Elle le regarda d’un œil qui se fit moins dur, où, sous un trouble montant, il vit une sorte de tendre appel, et elle poursuivit, en détachant bien chaque mot, en articulant, selon les principes de Théramène et des autres :

— … parce qu’il m’a plu de vous dire un éternel adieu… parce que, en un mot…

Elle s’arrêta une seconde et acheva :

— Je vous ai aimé !…

Il tressaillit, et fit un mouvement vers elle. Elle se recula un peu et, sur le même ton, reprit :

— Parce que je n’aime pas encore mon mari, et qu’il m’a paru piquant de parler d’amour… aujourd’hui , — avec le seul homme qui m’en ait inspiré… jadis.

Elle lui échappait en le frôlant de tout son être. Elle glissait entre ses doigts de manière à l’obliger de forcer l’étreinte.

— Vous êtes terrible, dit-il.

— Non, je me défends, dit-elle… Voyons, mon cher, vous que j’ai toujours préféré à tous, dans mon cœur, — si vous aviez pu, hein ? si j’avais voulu, hein ? si j’avais été assez sotte pour entendre les choses que vous vouliez absolument me conter, un certain soir de promenade au Bois, pendant que nos mères marchaient en avant ? non ! ce que vous m’auriez lâché, comme toutes vos autres ! Soyez sincère. Est-ce que vous seriez là, maintenant ? Vous m’aimez encore, puisque ça s’appelle comme ça, parce que je vous ai aimé, moi, tout autrement ; parce que j’ai voulu autre chose, parce que je vous ai tenu, comme ils disent dans la marine, à longueur de gaffe !…

Et comme il avait la mine déconfite :

— Plaignez-vous donc !

Elle se mit à rire.

— Tu sais bien que tu ne donnerais pas ta place, en ce moment, pour rien au monde ! Tu es bien trop fier de ce rendez-vous d’amour, avant la lettre, avec une personne comme ta vieille amie !

Tout le drame disparut si vite, quand elle prit ce ton de badinage, qu’il ne put s’empêcher de sourire.

Elle jouait de lui en virtuose.

— Écoutez, mon petit Léon, nous avons encore dix minutes… Venez par là. C’est ma chambre. Laissez la porte ouverte. Bien. Prenez cette boîte d’épingles. Je vais épingler la déchirure. Et causons pendant ce temps… Voyons, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

Elle mit dans cette question une caresse d’amie véritable. Elle avait parlé sur un ton sérieux.

Le jeune officier, sa boîte d’épingles à la main, répondit d’une voix sourde :

— Vous m’aimez encore, je le sens bien… Quand vous m’avez annoncé ce mariage que vous faites par calcul, je l’ai, moi, accepté par calcul aussi. Eh bien ! tous les deux nous avons eu tort. J’ai trop présumé de mes forces. Croyez-moi, partons ! Ce sera plus honnête…

Elle l’interrompit avec âpreté :

— Mais regardez donc la robe, que je porte, et ne me parlez pas, vous, d’honnêteté !

Il poursuivit, comme s’il n’eût pas entendu :

— Je donnerai ma démission. Je tenterai la fortune… Comment, je ne sais pas ; je ferai le possible — et l’impossible. On trouve des idées…

— Partir ? dit-elle, en piquant attentivement des épingles dans le bas de sa jupe… Vous trouvez ça pratique, vous ?… Vous êtes superbe ! Voyons, soyez raisonnable…

Elle le regarda, sans lâcher sa robe, une main en l’air tenant une épingle :

— Vous parlez de faire fortune, — eh bien…

Et elle souligna :

— Commencez par là !

Elle laissa retomber sa robe, la fouetta du pied, la regarda derrière elle avec une torsion charmante de son buste :

— Oui, commencez par là !… Et pour vous encourager, je vais vous dire… Vous voyez ce meuble : il est joli, n’est-ce pas ? C’est un meuble de famille. Ils me l’ont donné. C’est un bijou. C’est plein de tiroirs, de petits secrets. Eh bien ! qu’est-ce que vous croyez qu’il y a là dedans ? Rien que vos lettres, bêta, et votre portrait, rien que vous. — C’est compris, n’est-ce pas ?… Et, tenez, je vais vous les rendre ; comme ça, j’en serai débarrassée, et vous aurez, vous, la preuve de mon amour… Car c’en est, de l’amour, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec une naïveté vraie qui parut à Léon le dernier mot de sa rouerie.

Elle chercha, dans sa poche, sa bourse ; et, dans sa bourse, la clef minuscule.

Il attendait, pressé, décidément inquiet. Il murmura :

— On périt toujours par les lettres. Vous faites bien d’avoir peur !

— Peur ! moi ! dit-elle tout sec. Eh bien ! ma foi, tout réfléchi, je les garde !… On ne sait pas…

Elle remit la clef dans sa bourse.

Elle pensait qu’elle aurait peut-être un jour un emploi quelconque à faire de ces lettres, elle ne savait lequel. Elle pensait qu’en réalité il n’y avait aucun danger à les garder. « Tout cela est enfermé. Le comte est un galant homme. Un galant homme, songeait-elle, ne lit pas une lettre, même ouverte, qui ne lui appartient pas. Une femme, ce serait différent. Nous n’avons pas le même honneur. » Elle porta ses regards tout autour d’elle… Serait-ce cette chambre-ci, la sienne, — ou bien celle du comte, toute voisine, qui allait devenir la chambre nuptiale ? Si c’était celle-ci, ce serait drôle de se rappeler tout à l’heure cette conversation avec Léon, de sentir que là, dans ce meuble d’aspect vieillot, elle gardait, enfermées, tant de jeunesse, tant de passion, — ces lettres si dangereuses. Elle en vint à se dire : « c’est comme de la dynamite ! Je n’aurais qu’à leur montrer ça, et leur vieille maison sauterait ! » Cette idée baroque, cette idée de folie, lui plut comme une cruauté possible, un moyen inattendu, féminin, de guerre sociale, une revanche de l’envie, une représaille de la soumission où elle s’abaissait en épousant l’homme dont elle n’aurait pas voulu, — tandis que l’autre était là, ardent, vibrant, désiré, aimé ! C’était donc ça, l’amour ? Et si c’était cela, il lui échappait !

— Allons, adieu ! C’est assez, dit-elle… Tout dépend de vous… Mais c’est assez pour ce soir… Va-t’en !

Il l’enveloppa de ses deux bras. Elle renversa la tête sur son épaule. Il colla ses lèvres aux siennes. Elle eut envie de savoir aimer. Elle songeait : « Pourquoi pas ? si celui-ci m’aime ! Alors, que le monde croule ! Il peut entrer, l’autre, et en finir avec moi. Tant mieux !… Ce serait étrange, et ce serait beau ! »

Léon, à ce moment, n’avait qu’à vouloir. Mais son accès de volonté était passé. Elle avait trop raisonné.

Elle l’avait lassé et convaincu… Il voyait maintenant toute l’absurdité de ses propositions. C’est vrai qu’elle était raisonnable. Quelle femme elle pouvait faire, au fond, si judicieuse, si incapable d’entraînement ! Il l’admirait d’une façon si réfléchie, à ce moment, qu’il trouva glacial le baiser qu’elle lui laissait prendre sur ses lèvres ouvertes, sur ses dents serrées.

Elle se ressaisit et se releva brusquement.

— Adieu, dit-elle, on vient. — Rangez les épingles.

Ce dernier mot indiquait à Léon ce qu’il devait faire par contenance, si vraiment quelqu’un arrivait.

Elle se sauva. Léon ne tarda pas à la suivre. Comme il était un professionnel de l’adultère, tout ceci ne le changeait guère, et ne l’étonna pas longtemps.

III

Les voitures, une à une, se détachaient du parc sombre ; et, des fenêtres du château, on pouvait voir leurs lanternes espacées se suivre, disparues, reparues, au loin sur la route, à travers les branchages noirs.

Albert et Pauline étaient repartis pour Paris, cette nuit même.

Les girandoles suspendues aux arbres du parc achevaient de s’éteindre.

Paul et Marie étaient restés seuls.

Le comte Paul n’était pas homme à considérer le mariage comme un acte de vente qui donne un droit immédiat à la possession.

Délicat et tendre, il n’était pas homme à faire de la nuit de noces, pour la jeune fille, un souvenir d’exigence et de brutalité. Il considérait la femme comme engagée moralement, dans l’avenir et pour toujours, par le mariage, mais non pas condamnée à une dépendance physique soudaine, presque outrageante.

Il pensait en son cœur que la gloire de la jeune fille, l’honneur de l’épousée, c’est d’être vaincue par le charme éternel, au point d’appeler naturellement, comme en un rêve, ce que, éveillée, en pleine réalité, elle repousserait de toutes ses forces, au nom des pudeurs apprises. Ces pudeurs, auxquelles elle doit d’être restée ce qu’elle est, auxquelles elle devra de rester la digne épouse et la chaste mère, aucune loi ne les livre à l’homme. S’il n’attend pas qu’elles soient résolues, comme noyées dans la langueur, dans l’espérance et l’oubli, s’il s’impose par la force et par le droit, il pourra être pardonné, mais il faudra qu’il le soit. Il ne peut se vanter que d’une pauvre conquête, car il a conquis sans vaincre. Il n’a pas fait, en la seconde sacrée, la part de l’âme et de la liberté. Il n’aura pas su créer la tendresse, qui seule fait le don complet et l’union indissoluble.

Pour beaucoup plus de femmes qu’on ne croit, la nuit de noce est restée un souvenir odieux, de défaite rude, humiliante. Beaucoup ont failli plus tard, par pur désir de revanche, presque par fierté, pour s’affranchir par l’union volontaire, c’est-à-dire fière, du mariage infamant. Ce n’est pas pour rien que l’antique poète fait descendre sur les couples amoureux une vapeur qui les cache à tous les yeux, mais qui, transparente pour eux seuls, ne leur laisse plus voir le réel qu’à travers la réelle beauté de leur propre trouble. C’est le mystère qui intervient et divinise, pour créer.

C’étaient là les idées de Paul. Il ne hâtait donc rien. Après les banalités de la fête, il attendait, pour elle et pour lui, pour l’honneur de leur vie à venir, l’émotion naturelle de l’épouse. Il causait avec elle, épiant ses attitudes, ses regards, ses gestes ; espérant un signe de lassitude pour l’inviter au repos, un signe de langueur pour la courber dans ses bras. Et rien de cela n’apparaissait encore.

Son pressentiment de tout à l’heure, il l’avait chassé, il ne l’éprouvait plus, il s’en moquait même à présent, mais il ne l’avait pas oublié.

Une fois encore il regarda sa femme, en cherchant s’il retrouverait l’impression singulière de tout à l’heure, quand elle lui avait paru être toute changée, être véritablement une autre . Mais non, c’était bien elle, la charmante créature, aux lignes souples, nobles, au profil pur, aux yeux bleus tranquilles. Il n’y avait rien de changé en elle, que l’arrangement de ses beaux cheveux. La douce confiance dans la bonté de la vie le reprit, l’inonda de joie.

Ils étaient maintenant dans la chambre de Marie.

Un moment accoudés ensemble à la fenêtre, ils regardèrent la nuit. Puis il laissa sa tête s’incliner sur l’épaule de sa jeune femme. Elle mit la main sur ses cheveux, les caressa lentement. Il se sentit frémir. Le courant mystérieux du sang se précipita dans ses veines. Il s’y mêla un effluve d’électricité lourde, comme un charme appesanti.

— Marie ! murmura-t-il.

Elle murmura : — Mon Paul !

Elle essayait loyalement, dans cette minute, de se rendre à lui, d’oublier l’autre, Léon, qui était bien plus joli, avec sa moustache fine, ses traits réguliers.

« Le bonheur est peut-être ici », se dit-elle.

Mais le bonheur n’est pas un objet dont on s’empare ; il est fait des habitudes profondes de l’âme. Elle ne pouvait se transformer en une seconde, se rendre bonne, vraiment loyale, — ni effacer sur ses lèvres le baiser de l’autre, qui l’avait brûlée. Tout son passé était présent en elle. Aucun aveu ne l’avait aboli, ni aucun repentir. Elle ne pouvait pas se donner, malgré son effort ; et l’effort vain, maladroit, lui fut pénible, l’irrita contre elle-même et contre lui.

Il crut entendre dans ce mot « mon Paul », qui fut un essai de tendresse, on ne sait quelle musique infinie. Toutes les étoiles du ciel lui descendaient dans le cœur. Le monde était en lui, et ce que ses yeux en apercevaient n’était que le reflet inutile de l’infini qu’il portait, qu’il éprouvait…

— Il faut se reposer, venez, dit-il.

Et la tenait par la main, très naïvement. Ils firent deux ou trois pas ainsi, et elle le trouvait un peu ridicule.

Il n’avait pas la distinction telle qu’elle la concevait d’après les ducs et les marquis de théâtre, dont la noblesse est représentée par une élégance de gravure de modes et un maintien de conservatoire. Le comte Paul avait trop de simplicité et de naturel dans la démarche et dans les gestes pour cette élève de Théramène, et trop peu de recherche dans la coupe de sa redingote. A la vérité, sa distinction physique, un peu subtile et d’autant plus réelle, ne pouvait être sensible qu’à des yeux capables de reconnaître l’expression dans les lignes et de deviner la qualité d’une âme d’après les moindres mouvements du corps. Son visage comme son habitude générale, ne révélait pas aux premiers regards venus toute sa noblesse. Rita trouvait donc le comte Paul beaucoup « moins bien » que Léon.

Encore moins pouvait-elle deviner les délicatesses d’âme qu’il mettait à l’attendre, à l’appeler, bien qu’elle fût à lui. Elle avait une âme si différente de la sienne ! Comment ! tant d’autres, sans avoir aucun droit, avaient été pressants, offensants, avaient eu des audaces, et celui-là, — qui était le maître, — qu’attendait-il donc ? Sa pauvre expérience était déroutée. Ses antécédents la trompaient. Elle le comparait aux débauchés spirituels de sa connaissance et : « il se comporte, songeait-elle, comme on dit que font les imbéciles ! Il n’est pourtant pas bête. Qu’y a-t-il là dessous ? » Elle interprétait déjà les causes de cette attitude, se rappelait des anecdotes de nuits de noces, riait d’avance de ces choses mystérieuses dont elle avait toujours entendu parler avec des réticences et des rires, et qui pour lui s’enveloppaient d’une sainteté de prodige.

Lui, cependant, se mettait à goûter le charme du retard. Il dit :

— Cette heure est unique dans notre vie à tous deux. C’est la minute sacrée du bonheur incomparable, la minute qui vaut à elle seule qu’on naisse, qu’on souffre et qu’on meure. Savourons-la lentement, pieusement. Rien n’est si doux, rien n’est si grand. Nous sommes au seuil de l’avenir nouveau. Et tenez, regardez, voici le passé. C’est le portrait de ma mère enfant. Voyez comme elle était jolie. Elle avait seize ans à peine.

C’est au-dessus du petit secrétaire où étaient enfermées les lettres, que souriait, dans un beau cadre ovale, le portrait au pastel de la mère de Paul.

Elle répondit : Oh ! oui, bien jolie.

Elle n’avait aucune émotion ; seulement de la curiosité.

Lui, très ému, prononça lentement :

— Les fils naîtront dans la maison où sont morts les pères…

Elle le trouvait solennel à périr d’ennui.

Elle songeait : « En voilà des histoires ! Il ne pense qu’à la famille ! »

En quittant le portrait, les regards de Paul s’abaissèrent sur le vieux meuble incrusté.

— Ah ! ce vieux meuble ! fit-il.

Elle pouffait intérieurement, se disant : « C’est un inventaire ! »

— Il m’amusait beaucoup quand j’étais petit. Ma mère l’avait eu de la sienne. Elle a écrit sur la tablette ses lettres de jeune fille. Elle y a enfermé ses secrets de pensionnaire.

Sur ce mot, elle eut un désir imprécis de frôler sans crainte un péril, d’être impertinente sous un voile, de tromper un peu le mari, là, tout de suite. Elle satisfit, sans plus de réflexion, cette envie perverse :

— Maintenant, dit-elle, il contient mes secrets de jeune fille, à moi.

De dire cela, elle éprouva une vraie gaîté. N’était-ce pas, en effet, très plaisant, tout à fait comme dans les comédies ? Elle était son propre public et s’amusait beaucoup. Non ! était-ce assez réussi !

— Que de choses, dit Paul, il nous conterait, ce meuble, s’il pouvait parler !

Elle sentit un coup léger la frapper au fond du cœur, comme un avertissement de prendre garde. Qu’il portât son attention de ce côté, ce soir-là, vraiment elle n’avait pu le prévoir. Ce fut pourtant ce qui arriva. On eût dit qu’une divination le guidait. Toute cette histoire, d’ailleurs, vous avait une couleur de roman délicieuse.

Elle voulut maintenant éloigner le péril possible au moyen d’une promesse, et elle ajouta :

— Je vous livrerai tout cela un jour.

Sur cette promesse, qui, malgré elle, répondait trop bien aux paroles de Paul, il lui sembla que le jeu devenait plus intéressant. Après tout, on y pouvait perdre… Mais non ; c’était seulement drôle, très tentant, et pas bien dangereux au fond.

— Vous avez eu cette pensée, de vous donner à moi tout entière, dans le passé aussi bien que dans l’avenir ?… Ah ! chère enfant !

Il n’attachait plus beaucoup d’importance à ses propres paroles, parce qu’un trouble l’avait repris. Il avait entouré de ses bras sa jeune femme. Il l’avait renversée sur sa poitrine. Elle songea que Léon tout à l’heure, juste à la même place, la tenait ainsi ; à présent, c’était Paul qui l’étreignait. Eh bien ! décidément, elle aimait mieux l’autre ; car celui-ci… c’était le maître.

Un sourire mystérieux écrivit au coin des lèvres de la jeune fille quelque chose de ses arrière-pensées. Il le vit, et songea que toutes les femmes, sans exception, sont des énigmes, redoutables à elles-mêmes.

Elle lui devait pourtant une réponse, et elle se taisait. Il insista, sans trop y songer :

— Tu m’ouvriras toute ton âme ? Tu es donc bien mienne, toute mienne ?

— Oui, oui ! dit-elle vivement, d’une voix sèche.

Au contraire de lui, elle savait très bien de quoi elle parlait. Maîtresse d’elle-même, elle ne lui répondait pas dans le ton de sa langueur. Même en ceci, elle sentait quelque péril.

Il ne voyait pas venir le trouble qu’il attendait pour l’emporter passionnément. Alors il voulut gagner du temps, attendre encore, pour l’amener à quelque réponse qui permettrait un élan. Et par pur badinage :

— Si je voulais, dit-il, que ce fût tout de suite, il faudrait bien me les montrer, vos trésors, vos souvenirs de petite fille ? Songez-vous que je suis le maître, le maître absolu maintenant ?

Cette insistance, décidément, ne lui parut pas naturelle. Vrai, elle eut peur, et un frisson la remua. Tous deux en furent charmés. Il la serra plus fort contre lui. Toutefois elle voulut changer le sujet de la conversation.

— Vous avez, dit-elle, une voix pénétrante, un timbre si doux, si enveloppant !… J’adore votre voix !

— Ah ! dit-il. Eh bien ! donc, que peut-on refuser à une voix qu’on adore ?

Et d’un ton de commandement enjoué, comme s’il eût voulu amuser une toute petite fille :

— Ouvrez ce secrétaire, Madame, je vous l’ordonne !

Sous cette broderie de marivaudage, comme derrière un écran, il y avait un drame qu’elle était seule à connaître. C’était charmant et terrible !…

Elle sentit si bien la double impression, que son sourire léger se dessina mieux au coin de ses lèvres, en même temps qu’une pâleur à peine sensible courut sur ses joues. Il vit tout cela, et une inquiétude aussi vague que ce sourire, aussi fuyante que cette pâleur, le traversa. Alors, voulant en finir, elle avança ses lèvres sans avancer la tête… Il y appuya les siennes brusquement, et, quand il les quitta, elle lui dit étourdiment, avec sa vraie nature : — « Tu es délicieux ! » Il fronça le sourcil. L’accent dont ce mot fut dit, dont ce tutoiement inattendu fut lancé, le mot lui-même, tout lui déplut. Mais elle, se croyant sûre désormais de tous les triomphes, persuadée qu’avec une moue attirante des lèvres on vient à bout de toute la puissance et de tout le génie des hommes, elle recommença son manège. Leurs lèvres se reprirent. Il les quitta encore, pour la regarder, dans l’ivresse de l’avoir à lui, pour jouir de son visage, pour prendre, avec le regard, sa beauté, — la grâce de sa bouche, du contour de ses joues, la splendeur de ses cheveux. Elle, alors, se voyant ainsi admirée, ferma les yeux, afin de lui montrer l’attrait de l’abandon, du sommeil surpris, de la nouveauté ; pour qu’il la vît comme il ne l’avait jamais vue encore.

— Oh ! disait-il. Oh ! mon Dieu !… Et tu es à moi !

L’ivresse en lui montait. Il allait cesser de s’appartenir…

Elle était toujours là, comme pâmée, comme morte, — parfaitement insensible au fond, — et songeant dans sa langue : « Demande-moi tes lettres, à présent ! Tu penses bien à ça, mon bonhomme ! »

Lui, se perdait dans cette réalité plus vaste que tous les rêves, dans l’éternelle minute de l’amour, qui allait suivre, qui commençait. Et fou, ivre, chancelant dans sa force atteinte, il l’entraîna…

Alors, triomphante et moqueuse, elle trouva « impayable » toute la comédie qu’elle venait d’imaginer, de conduire finement, qui allait se dénouer à la manière de toutes les comédies, et un petit rire lui échappa.

C’était un petit rire sec, faux, nerveux, méprisant, bien étrange, — celui que dut avoir Dalila, lorsqu’elle vit Samson ridicule avec sa tête rasée.

Paul s’était arrêté, glacé tout à coup, immobile, comme frappé de stupeur. Elle le regardait sans comprendre. Il parut revenir à lui des profondeurs d’un songe, avec cet air des somnambules qu’on réveille subitement.

Il croyait devenir fou. Il avait eu, comme dans un bateau qui chavire, une sensation de bascule, de retournement complet de toute chose en lui et hors de lui. Il était devenu pâle, tout blanc, pâle comme là mort même. Il passa la main sur son front.

Réellement, elle le crut frappé d’une attaque de folie :

— Paul, Paul, mon Dieu ! Paul ! qu’avez-vous ? Répondez-moi, Paul, qu’y a-t-il ?

Il chancelait, mais cette fois comme un homme blessé, touché à mort.

Il parla, et ses paroles, comme sa voix, sonnèrent la folie.

— J’ai cru, dit-il, j’ai cru que vous veniez de rire. Non, n’est-ce pas ? Je me suis trompé ? Il faut que je me sois trompé.

Il espérait vraiment être fou, s’être imaginé entendre ce rire… C’était une hallucination ? un souvenir de ce que lui avait dit sa mère ? cela lui revenait dans la folie ?

Mais non, c’était bien elle qui avait ri, de ce rire qui longtemps avait fait horreur à sa mère. « C’est vrai, songeait-il effaré, c’est un rire faux, sans âme, un rire qui révèle toute une nature. J’avais eu ce soir un pressentiment. Je suis en face d’un être double. Il y a ici une erreur sur la personne… J’en aimais une autre, pas celle-ci ! »

Ce rire, en un tel moment, au moment où la pudeur des vraies vierges frissonne, muette, — ce rire d’audace, d’insolence, de science du mal, — lui demeurait inexplicable.

Il se sentait en présence de l’ennemi. Toutes ses volontés de croire furent anéanties en lui. Son esprit de doute, de soupçon, qu’il terrassait tous les jours, se déchaîna. Pourquoi avait-elle ri ?

Qu’elle fût perfide, il venait d’en avoir la révélation foudroyante, mais il cherchait où était la perfidie dont elle s’égayait en ce moment.

Elle continuait à le regarder et à ne pas comprendre.

Tout avait disparu pour elle, excepté l’égoïste pensée : « Quel moment terrible à passer seule, avec un homme en délire ! »

— Paul, Paul ! revenez à vous, je vous en prie. C’est moi, Paul, c’est moi qui ai ri… Vous plaisantiez… Alors j’ai ri… Non, non, pas ces yeux-là, je vous en conjure ! pas ce regard fixe… Regardez-moi comme tout à l’heure, bien doucement…

De nouveau, il passa la main sur son front. Pourquoi, pourquoi avait-elle ri ?

Quelque chose de mystérieux s’était accompli en lui. Il avait eu comme une révélation occulte. Il crut même, plus tard, que la vision qu’il eut à ce moment de la réalité affreuse, fut une sorte de miracle en sa faveur.

Et rentré en lui-même, maître de lui et d’elle, d’une voix mordante, impérative sans rémission :

— Ah ! c’est vous qui avez ri ? dit-il, comme il eût conclu dans une affaire importante, mais très ordinaire. — Eh bien ! alors, ouvrez-moi ceci.

Il frappa, du plat de sa main, sur le petit secrétaire, qui fut ébranlé tout entier dans ses vieilles boiseries, dans ses vieux tiroirs secrets.

Elle comprit qu’elle était perdue, à moins d’un miracle.

Elle fit appel à toutes ses énergies de défense : « Du sang-froid ! » songeait-elle, avec la fugitive satisfaction de jouer un rôle de bravoure dans une si terrible scène.

Que faire ? Il attendait, l’œil fixé sur elle.

« Ah, je suis sauvée ! » pensa-t-elle tout à coup. Elle venait d’imaginer un expédient.

Elle fit semblant de chercher, au fond de sa poche, la clef, et de ne pas la trouver. Elle la trouvait fort bien ; elle la tâtait, afin de la laisser au fond de cette poche d’où elle retira ostensiblement sa bourse en mailles d’argent. Cette bourse, elle l’ouvrit alors, comme pour y prendre la clef, puis, l’ayant refermée d’un mouvement brusque, comme si elle eût changé d’idée, elle la lança par la fenêtre ouverte.

Il y fut trompé. Machinalement, en haussant les épaules, il sortit.

Ce n’était vraiment pas difficile à retrouver, une bourse de métal, luisante au milieu du gravier, sous cette fenêtre au clair de la lune…

Dès qu’il fut sorti, elle prit la clef dans sa poche. Mais qu’allait-elle faire des lettres ? Comment les détruirait-elle ? Elle n’aurait pas le temps. Bah ! elle les ferait disparaître, n’importe comment. L’essentiel était de les ôter de là.

A peine avait-elle ouvert le meuble, que Paul rentra. Il n’avait pas descendu trois marches, qu’il s’était ravisé :

« Sot que je suis ! C’était une ruse de guerre, comme en ont toutes ces femmes-là ! »

Et en rentrant, il dit :

— Après ce trait-là, tout est bien fini : vous êtes jugée. Je vous vois clairement, tout entière. L’idée que vous avez eue là, vous classe. Je n’ai pas besoin d’autre document, comme on dit aujourd’hui ; je connais la catégorie de créatures à laquelle vous appartenez. J’en ai beaucoup vu. Je les plains beaucoup… Elles ne savent pas où est le bonheur.

Il parlait d’une voix tranchante, nette, avec une terrible possession de soi-même.

Elle avait espéré une scène de violence. Elle s’était vue déjà, avec une espèce de volupté, prise aux cheveux, renversée, traînée à terre, tuée peut-être ! Il fallait en rabattre. Elle le considéra avec surprise, comme un objet tout nouveau pour elle.

Il prit les lettres dans le tiroir, approcha un flambeau, se mit à les lire.

Elle, assise dans un fauteuil, s’accouda, la tête dans ses mains, réfléchissant.

« Comment se fait-il que j’aie perdu la tête à ce point ? se disait-elle. J’ai mal joué. J’aurais dû ouvrir moi-même, et tout avouer — puisqu’il n’y a rien d’écrit là, que d’avouable, au bout du compte. A mon âge, on doit bien supposer que j’ai dû avoir… un rêve de jeune fille !… Si j’avais avoué, il serait, en ce moment même, à mes pieds. »

Lui, à mesure qu’il lisait, il comprenait tout. Il voyait, au ton de ces lettres, à mille détails, la vie bohème de cette fille, sa misère morale, ses ambitions âpres et mesquines, ses relations, ses façons de dire et de faire, sa tenue habituelle, — tout enfin. Pas de Dieu, soit ! mais pas d’idéal ; rien. Des désirs futiles, auxquels on répondait par des paroles creuses ; des plaisanteries sur des choses sacrées ; un langage dépenaillé, toute une friperie d’argot et de blague, — le néant le plus affreux, caché sous les formes les moins nobles. On devinait là son goût de luxe sans propreté, même un désir de lucre, et, devant toutes les jouissances matérielles, la basse envie, l’envie toujours.

Il donnait même, çà et là, des conseils, le naïf, maladroit et trivial auteur de ces lettres ; il révélait ainsi complètement toute l’âme de sa digne bien-aimée ; et, par instants, sa passion de collégien exaspéré s’exprimait en termes hyperboliques, à la fois métaphysiques et réalistes, du plus singulier effet.

Au bout d’une demi-heure :

— C’est bon ; je vois ce que c’est, dit-il. Tous les faits de votre passé me sont obscurs, et je ne les saurai sans doute jamais ; mais la qualité de votre âme est définie : je la connais, et cela seul importe !… Allons, je suis sauvé de vous ; un peu tard, mais enfin !

Il la regarda, et reprit :

— Quel est-il ? cet homme qui vous appelle Rita ?

Il s’interrompit :

— Tenez, c’est à vous cela. Je vous engage à vous en défaire. Mettez-moi ça au fumier.

Il rejeta, sur ce mot, les lettres sur la tablette, et poursuivit :

— A-t-il été votre amant ? Les lettres semblent dire que non, et, si vous me les aviez confiées, je vous aurais peut-être crue. Mais vous ne pouviez pas me les confier !… Par malheur pour vous, votre terreur, votre ruse manquée ont été plus sincères. Et voici ce qu’elles m’apprennent…

Il s’arrêta, et prononça lentement :

— C’est l’âme, — en vous, — qui est déshonorée !

Elle sentit que ce mot, terrible, était vrai. Elle tressaillit, muette, farouche, repliée, impuissante.

— Le reste ! ajouta-t-il encore, avec un geste d’insouciance. Le reste…

Son geste voulait dire : « Je m’en moque, car ce n’est rien auprès du déshonneur de l’âme ! »

Elle se sentait dans les yeux, du feu, mais pas de larmes. D’ailleurs, elle ne voulait pas pleurer devant lui. Elle pensait : « Par où échapper ? »

Peut-être, à ce moment, eût-elle pu le reprendre, si son orgueil eût fondu, si elle eût éclaté en aveux, pris cet homme pour confesseur, fait appel à toute sa noblesse, à sa pitié pour la faiblesse et la souffrance humaines. L’orgueil, au contraire, s’endurcit en elle. Il la raidissait. Elle n’acceptait pas de vainqueur. Elle voulait triompher par ses moyens à elle. Si elle devait venir à bout de cet homme quelque jour, ce serait autrement.

Il fit quelques pas à travers la chambre :

— Tenez, j’aimerais mieux cent fois une fille trompée, dont le cœur serait resté pur, — oh ! cent fois ! — J’aimerais mille fois mieux un être passionné, trahi par son tempérament, qui donne et qui redonne tout, parce que la vie l’appelle… Vous, vous êtes de la race froide, de la race qui trompe, par calcul et par jeu, en escomptant l’entraînement des autres…

Il haussa encore une fois les épaules :

— Peut-être bien êtes-vous vierge !… C’est même probable.

Et campé devant elle, la regardant en face :

— Et après ? dit-il.

Il s’éloigna.

Ses yeux rencontrèrent un portrait du comte d’Aiguebelle, son père, qui faisait pendant à celui de la comtesse. Le souvenir lui vint de la femme mauvaise qui avait dévasté la vie de son père, celle de sa mère, — rompu les liens de sa famille, mis sa propre jeunesse sous la perpétuelle crainte d’être à son tour le vaincu d’une créature de mensonge. Il s’était gardé jusqu’ici. Et maintenant il était pris, à son tour, au piège redouté. Mais le piège s’était détendu à temps. Son bonheur, il est vrai, était perdu, mais sa dignité était sauve. Comme le fauve pris par le pied, il rongerait sa chair, pour reconquérir sa liberté un jour. Il ne s’avouait pas vaincu. Il se retourna contre la traqueuse, avec une rage froide, concentrée. Du bout de la chambre, il revint sur elle, tout contre elle, qui était assise, la face toujours cachée entre ses mains ; et, la dominant de toute sa hauteur, il laissa tomber sur sa tête son mépris avec ces paroles :

— Vous ne me tromperez plus, jamais. Je vois tout, je sais tout. Tenez, je devine même qu’il ne vous a pas déplu, pendant un moment, de jouer avec le péril, autour de ces lettres… Vous pensiez qu’au besoin vous détourneriez mon attention, c’est-à-dire le danger, avec vos caresses… Est-ce bien cela ?

Elle songeait : « Comment a-t-il pu voir ? »

Il poursuivit, avec une ironie calme, en reprenant sa promenade à travers la chambre :

— Charmante idée, ma foi ; imagination de vierge dépravée, qui veut se donner le rêve de l’infamie dans l’honneur, et du péril en pleine sécurité !

Elle admirait qu’il la devinât si bien. Elle en était effrayée, comme d’un sortilège.

Il répondit à sa pensée :

— Oh ! ça n’est pas difficile à deviner, tout ça, une fois qu’on sait qui vous êtes. Un bout de ce fil-là donne tout le peloton. J’ai connu de vos pareilles, je vous dis.

Il souriait, comme joyeux, vraiment, de sa découverte :

— Je vois tout, tout ! en détail !… Et quand vous avez cru m’avoir trompé, abaissé ; quand vous m’avez cru aveugle et sourd, désarmé, dans le trouble de ma passion stupide, — alors, vous avez ri ! — Rire de moquerie, car vous me trouviez bien sot ! rire de victoire, car vous triomphiez ! rire téméraire, imbécile, — qui m’a parlé, mieux qu’une parole !… Il faudra vous méfier de ce rire-là… il aurait dû me renseigner plus tôt… Mais il paraît qu’avant ce soir je ne prêtais pas à rire : — je ne l’avais jamais entendu !

Il vint s’asseoir près d’elle, comme pour causer, paisiblement, de choses quelconques. L’âpreté de l’accent contrastait maintenant avec la tranquillité d’allure de sa parole :

— Vraiment, vous aviez bien joué, jusque-là, votre rôle. Parole d’honneur, les théâtres vous envieraient ! Eh bien, ma chère demoiselle, je ne veux pas, moi, être raillé ; je ne veux pas, moi, que vous triomphiez… Écoutez bien ceci : Vous n’avez pas de mari. Je ne suis pas votre mari. Il n’y a entre nous qu’un chiffon de contrat. Moralement, je le déchire. Vous n’êtes pas la femme d’un homme de mon cœur et de mon nom… Les enfants de ma race n’auront pas cette mère !

Elle s’était retournée à demi vers lui. Il avait relevé la tête. Elle ne le regardait pas. Elle l’écoutait, un coude sur la tablette du meuble ouvert, le menton dans sa main, le regard dur, rêvant aux revanches, — résignée, par force, au présent.

Il lui toucha le bras, du bout de son doigt :

— Regardez-moi bien !

Elle le regarda, d’un regard neutre, où tout semblait mort.

Il dit :

— Vous comprenez, nous devons prendre quelques petits arrangements. Voici donc ce que je vous impose : l’hypocrisie. Ça ne vous sera pas difficile… J’aime ma mère plus que tout au monde, et aujourd’hui plus que jamais. Il faut qu’elle soit heureuse… Si elle savait ce qui se passe en ce moment dans la maison de son fils, elle en mourrait !… Elle n’en saura rien. Je le veux… je vous impose de la rendre heureuse, à force de ruse habile, et de mensonge… J’entends que vous trompiez tout le monde, — excepté moi. C’est bien clair, n’est-ce pas ?

Elle se taisait.

— Mais répondez donc !

Elle se taisait toujours, l’air hautain et dur.

Une fureur inouïe le secoua. Il crispa ses poings et serra les dents ; et, terrible, il gronda :

— Ça sera comme ça, — ou j’étrangle !

Il lui montrait ses deux mains ouvertes, crispées en crochets, pareilles à des serres.

— Oh ! je n’ai jamais peur ! fit-elle.

Et après avoir cherché et pesé son mot :

— J’obéirai, dit-elle tout sec.

Elle était sans crainte, mais elle préparait les lendemains ; et, pour cela, cette promesse d’obéir, faite sur ce ton d’insolence et de révolte, fut la seule concession qu’elle trouva.

— Vous obéirez ? C’est heureux ! fit-il. Allons, bonsoir ; je vous souhaite le doux repos que donne une conscience pure. A demain !

Il la quitta.

« C’est bien cela, songeait-il : ruse, mensonge, orgueil, orgueil surtout !… Il me faudra un gant de fer. »

A peine hors de sa présence, il se sentit défaillir, sous l’écroulement de son bonheur, mais il marcha jusqu’à sa chambre et se jeta, tout vêtu, sur son lit. Au milieu du pêle-mêle de ses pensées affreuses, celle-ci reparaissait toujours dans un demi-rêve : « Si elle pouvait avoir l’idée d’aller se noyer, est-ce qu’il ne faudrait pas la laisser faire ?… Allons, allons, c’est une autre que j’aimais. Voilà ce que je dois me dire. Il y a erreur sur la personne, répétait-il… Mais comment peut-on se laisser aveugler à ce point ? — Oh ! la passion ! »

Quant à elle, elle se déshabilla lentement, et tout de suite, se mit au lit.

Elle renonçait à penser. Tout cela était fatal, et trop fort, décidément, trop compliqué… « Non ! quelle affaire, mes amis ! et que de bruit pour trois chiffons de papier !… Qu’est-ce que dira cette folle de Berthe ?… Elle n’en reviendra pas !… Je suis sûre qu’il n’y a, en France, qu’un seul homme comme ça. Et j’ai eu la veine de tomber dessus ! Vrai, c’était fait pour moi !… Était-il beau tout à l’heure ! C’est un homme, un vrai, ça, et crâne, encore !… Bah ! je le ramènerai. C’est ça qui sera amusant !… Le bonheur de la mère, c’est la planche de salut, — et solide ; il faut s’y tenir… Je ne peux pourtant pas songer… aux inscrits, avant d’avoir fait la conquête de mon époux… C’est bien drôle !… »

Et comme il arrive après les morts, après les désespoirs, les grandes épreuves, lasse de tant d’émotions et d’aventures, — elle dormit, cette nuit-là, d’un sommeil d’enfant. D’ailleurs, il fallait ça, pour être jolie dès le lendemain, et engager la bataille.

IV

Le comte Paul, à son réveil, après un somme pesant et court, eut toutes les peines du monde à reprendre conscience de la vie… Que tout cela fût vrai, c’était impossible. Et de même que certains rêves impressionnent l’âme plus fortement que la réalité, de même, aussi fortement, cette réalité l’impressionnait comme un rêve.

Il alla s’accouder à sa fenêtre ouverte. Septembre rayonnait. L’éternelle verdure des pins, des eucalyptus, des palmiers donne aux automnes de Provence des gaîtés de printemps. Aucune mélancolie ne venait des choses. Le soleil, levé depuis une heure, resplendissait sur la mer et sur les salins. Le paysage familier parla tendrement au cœur du jeune homme. De quoi ? de son enfance, écoulée parmi ces arbres et ces rochers, dans cette nature paisible et câline. Il se revit courant avec Pauline, parmi les bruyères ; cherchant, dans les touffes du thym et du romarin, le prie-dieu et la sauterelle, ou, sur le tronc rugueux des pins, la cigale, toute dorée comme les perles de la résine.

Pauvre petite Pauline ! il revit ce doux visage mélancolique. La veille encore, il l’avait vue, triste comme toujours… plus triste peut-être… Et il secoua la tête, en songeant : « C’était une affection sûre, celle-là ! Qu’est-ce donc que nos cœurs et nos destinées ? Pourquoi ne l’ai-je pas aimée, cette noble créature, cette chère sœur de mon ami ? N’avais-je pas pour elle de la tendresse ? Oui, certes… Et, — chose affreuse ! — cette tendresse même m’a empêché d’avoir pour elle de l’amour ! Quelle idée singulière avais-je donc de l’amour ? Elle m’aimait peut-être… et c’eût été le bonheur, le mien, celui de ma mère… Tandis que maintenant… maintenant…, l’autre est là ! quelle autre ?… une étrangère, vraiment, puisqu’elle n’a rien de nos cœurs, de nos éducations, de nos âmes ! »

Il revit en pensée celle qu’il ne pouvait s’empêcher d’appeler Rita, — et, aussitôt tout le charme du jour commençant, du paysage aimé, s’attrista, s’enveloppa d’une mélancolie que la saison ne lui donnait point.

A ce moment, le landau sortit des remises. Paul se rappela que sa mère et sa sœur s’étaient promis de partir de très bonne heure pour Hyères, malgré les fatigues de la veille. Il les vit en effet, monter en voiture… s’éloigner… « Pauvre chère maman ! si elle savait !… » A cette idée, il sentit son cœur défaillir, mais il se roidit, et reprit le cours de ses réflexions, en les dirigeant, cette fois : if refit le procès de Marie Déperrier et, de nouveau, il la condamna. Il conclut en dernier ressort qu’il devait avant tout, maintenir l’attitude qu’il avait prise. Certainement, elle essaierait de le reconquérir. « Mais, se dit-il, si j’avais le malheur de céder, je serais perdu ! Je me mépriserais, et elle me mépriserait elle-même. La lutte deviendrait entre nous une lutte d’égaux ; je perdrais sur elle l’autorité morale ; ce serait l’âpre querelle quotidienne installée chez moi. Je dois garder ma supériorité, c’est-à-dire ma liberté ; il le faut. Il faut, à tout prix, qu’elle me demeure étrangère ! »

Et comprenant que, malgré tout, cette lutte serait, par moments, difficile, il se donna à lui-même sa parole d’honneur de rester libre de cette femme ; de résister à tout désir de pardon, à toute suggestion d’indulgence, même devant les apparences du repentir ; il alla jusqu’à admettre d’avance qu’il serait injuste, au cours de la vie quotidienne, plutôt que de se laisser vaincre. Il arma pour toujours de parti-pris sa dure volonté.

Il se déshabilla, passa sous la douche, mit un costume d’intérieur, et, une cigarette d’Orient entre les doigts, il se dirigea vers la chambre de sa femme. D’un mouvement instinctif, il s’apprêtait à jeter sa cigarette. Il la garda. Il fumait, à l’ordinaire, devant elle. Eh bien ! il fumerait dans sa chambre, comme il le faisait en sa présence au salon. C’était une contenance, et dédaigneuse.

— Entrez ! dit-elle au coup léger qu’il avait frappé.

Elle était au lit, parmi les dentelles.

— Vous avez bien dormi, j’espère ?

Elle ne répondit point.

— Moi, pas, reprit-il. J’étais nerveux. J’ai dû réfléchir, régler en esprit beaucoup de choses.

Et, voulant trancher dans le vif :

— Pour commencer, — la question d’argent… Voici le premier semestre…

Il déposa sur la cheminée un petit portefeuille.

— Vous trouverez là quelques billets… vos appointements.

Sur ce mot elle tressaillit, intérieurement, et n’en laissa rien paraître.

Elle était déroutée par l’attitude de cet homme. Que devait-elle faire ? Elle aussi croyait avoir rêvé. Mais non, tout était bien vrai. L’impossible lui était arrivé. Le hasard, le destin, du premier coup l’avait livrée, et désarmée. Maintenant, elle appartenait en esclave à cet homme qui entrait chez elle, méprisant, la cigarette aux doigts, dans sa chambre à coucher… De ses droits de mari, il n’acceptait que ce droit outrageant d’être là ; et, seul entre tous les hommes qu’elle connaissait, il n’implorait plus rien d’elle, ni regard, ni sourire, — mais il exigeait, il imposait l’obéissance.

Avoir été ainsi vaincue du premier coup, — c’était bien surprenant et c’était bien dur. Incertaine du parti à prendre, elle s’abandonnait à l’étonnement, attendait qu’une circonstance lui indiquât la voie à choisir.

Il fumait, réfléchissant, assis près de la fenêtre ; il ne la regardait pas ; il suivait de l’œil la fumée légère ou regardait, à travers les vitres claires, les oiseaux qui voletaient, piailleurs, dans les platanes, les hirondelles qui passaient, de temps à autre, en flèches… et la mer bleue, là-bas, tachetée d’écumes blanches.

Un abîme séparait ces deux êtres jeunes qui avaient cru se rapprocher, jusqu’à mêler, pour toujours, leurs vies.

L’idée vint à Rita que peut-être ?… Car enfin…

Elle s’accouda, laissant à dessein glisser un bout d’épaule hors des dentelles, et prononça lentement :

— Je n’ai rien dit encore depuis cet affreux moment où vous avez voulu voir ces lettres… qui n’appartenaient qu’à moi.

Il releva la tête. Une réplique violente et amère lui vint aux lèvres. Il s’ordonna à lui-même de se taire, d’écouter.

— Vous avez voulu voir ces lettres. Vous les avez vues. Où est mon crime ? J’ai vingt-quatre ans : je ne vous ai pas attendu, c’est vrai, — avant de savoir même que vous existiez — pour rêver, pour désirer l’amour. Il y a huit ou neuf ans que j’ai ce droit-là. Vous auriez pu vous le dire. Mais non… Il vous plaît mieux de me reprocher d’avoir eu un cœur, comme toutes les jeunes filles, à l’âge même où le cœur s’éveille, où les rêves commencent. Est-ce là mon crime ?… Non. Est-ce alors d’avoir gardé ces lettres ? C’est une faiblesse, j’en conviens, mais c’est une faiblesse d’enfant, — oui, un enfantillage. Ne vous avais-je pas promis de vous les montrer un jour ou l’autre ? Je l’aurais fait à coup sûr, mais seulement après des confidences qui vous auraient préparé à tout connaître, sans colère et sans mépris, tout mon passé. M’accusez-vous de ne pas vous l’avoir dit, ce passé où il y a des douleurs, pénibles à avouer, mais non pas une seule faute ? Je vous réponds : Me l’avez-vous seulement demandé ? Et comme je savais que bien des choses, dont je ne suis point responsable, vous déplairaient pourtant, ne trouvez-vous pas naturel et même légitime mon silence ? C’est de l’héroïsme qu’il eût fallu avoir, pour courir, spontanément, le risque de vous éloigner de moi ? Eh bien ! je l’avoue, je me suis consultée un moment. Je n’ai pas su pousser la sincérité jusqu’à dire, au risque de vous perdre, ce que vous ne demandiez pas…

Elle s’arrêta ; puis, la main sur ses yeux où montaient des larmes, elle acheva, d’une voix pénétrée et basse : — Je vous aimais trop pour cela !…

Il se taisait, immobile, l’œil sur le vide ouvert devant eux.

Elle le regarda entre ses doigts légèrement écartés :

— Vous ne savez pas ce qu’il m’en coûte, de vous parler ainsi, en ce moment, si tôt après vos insultes ! Car, j’en conviens, — j’ai une nature rebelle, un peu sauvage. Je n’ai jamais plié devant personne… Tout mon orgueil, depuis hier au soir, est en révolte. C’est pour cela que je me suis tue. Mais maintenant, voyez, je parle, vaincue, soumise, parce que je comprends votre douleur… et je ne veux pas que vous souffriez plus longtemps !

Il regardait toujours dans le vide, avec cet œil vitreux de ceux qui ont tout perdu — et dont le songe voit par delà la vie. Les paroles qu’elle murmurait arrivaient tardivement à son intelligence. Il les comprit un moment après qu’elle eut fait silence. Et déjà il se demandait si, en effet, elle n’avait pas raison, s’il n’avait pas des exigences trop hautes, s’il avait le droit de condamner si vite, si absolument. Ah ! qu’il est difficile d’être juste ! Et il voulait l’être. N’avait-il pas obéi à un coup de passion rageuse, jalouse ? Oh ! s’il pouvait retrouver, en elle, une excuse ; et, en lui, le pardon ! S’il pouvait retrouver le bonheur entrevu la veille, le même, ou seulement quelque chose de ce bonheur, rêvé durant deux années.

Il jeta dans la cheminée la cigarette qu’il avait apportée avec un parti pris de désinvolture et même d’impertinence.

Le souvenir de sa mère lui traversa le cœur. Si les choses restaient ainsi, pourrait-il lui cacher longtemps le malheur de sa vie ? Certes, pour la malheureuse mère, c’est la réconciliation qu’il fallait. Dans son cerveau, lassé par l’insomnie, les détails de la scène affreuse de cette nuit s’estompaient, affaiblis. Il n’avait plus l’énergie physique nécessaire pour interpréter les faits, les rapprocher, les presser, en faire jaillir tout le sens.

Elle devina que son silence disait une hésitation.

Que devait-elle faire, pour influencer son juge ?

Elle cachait toujours son visage avec ses mains. Elle comprit que Paul la regardait. Alors, pour jouer mieux son rôle, elle plongea tout à coup son visage dans les coussins, entre ses deux bras nus, avec un sanglot volontaire. Elle sentit avec joie que de vraies larmes coulaient sur ses joues et que ses épaules s’étaient découvertes. « Car enfin, songeait-elle, il n’est pas en bois, le bonhomme ! » Ses grands cheveux cendrés serpentaient de tous côtés autour de sa tête. Un rayon vint toucher sa nuque, les changea çà et là en or flamboyant. Sa chair prit les transparences exquises de la vie jeune, mystérieuse, attirante. Il la regardait toujours et elle le sentait bien. Les tentations qui étaient en lui, elle les savait. On n’attend pas, durant deux années, une jeune fille, on ne l’aime pas jusqu’au mariage, pour renoncer à elle subitement, à tout jamais, dès le contrat signé, sans quelque révolte de l’égoïsme physique. La passion grondait, dans ce mari pris au piège. Et quand bien même il voudrait la chasser demain, ne devait-il pas désirer encore, — comme tous les autres hommes, — avoir fait d’elle sa maîtresse d’une heure ? Mais comme il était naïf et bon, — cela l’engagerait, celui-là ! Et si ?… Oui !… Pourquoi pas ? — Elle était bien sûre d’une chose, c’est qu’il ne chasserait jamais plus la mère d’un d’Aiguebelle… Dans l’émouvante idée de maternité, elle ne voyait qu’un moyen de défense et d’ambition.

Elle cria, la voix étouffée dans les coussins : — Paul ! Paul, ayez pitié ! pitié de moi… et pitié de vous-même !… Ayez pitié !… Ne me rejetez pas, du haut d’un ciel, dans l’abîme !

Et, comme poussée par un irrésistible élan, elle se leva alors, se jeta hors de son lit, demi-nue, les cheveux enflammés de soleil, et se précipita à ses genoux… Il s’était levé, le cœur bondissant… Il allait tout oublier. Il oubliait tout, puisqu’il ne songeait pas à s’étonner de voir une jeune fille aussi prompte à se montrer ainsi…

La beauté l’attirait à lui, triomphante, d’une invincible puissance. Dans la débâcle de sa volonté, de ses idées, il voulut, pour se rejeter loin d’elle, invoquer en lui son mépris de la veille. Mais les raisons de ce mépris se faisaient toujours en lui plus éparpillées, plus diffuses, plus impossibles à ressaisir… Il ne les voyait plus. Mais il savait encore qu’elles existaient. Alors il se dit :

« Eh bien ! qu’importe ? Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas la traiter en courtisane ? Pourquoi ?… N’est-ce pas la pire vengeance ? N’est-ce pas lui infliger la dernière des hontes, que de profiter de mes droits, tout en restant dégagé d’elle ? »

Ainsi la bête commandait l’esprit qui, n’avouant pas sa défaite, se répétait les suprêmes sophismes de la dignité et de la liberté expirantes.

Rita leva vers son mari ses yeux bleus, noyés de larmes, lui montra ses joues ruisselantes. Il regardait cette femme courbée à ses pieds, — si belle, si touchante à la fin ! Les larmes lui allaient bien. « Je me suis trompé, songea-t-il. — Tant de beauté, de charme, la clarté d’expression de ce visage, ne peuvent pas cacher les noirceurs que j’ai cru deviner. C’est impossible. » Il s’inclina pour la relever. Elle tendit les bras vers lui. Ces beaux bras nus, il les prit dans ses mains, et se sentit frémir de la tête aux pieds.

Alors, pour l’achever, elle cria :

— Au nom de ta mère, Paul ! au nom de ta mère !

C’était la note fausse, puisque, sur ce mot, il s’aperçut qu’elle était à moitié nue. Il conçut qu’elle voulait s’aider d’un nom sacré, cacher sous ce nom un essai de séduction impudique. Une jeune fille pure, injustement accusée, se serait-elle défendue ainsi, comme une Phryné ?

Il était redevenu froid.

Elle sentit se desserrer sur ses bras, les doigts qui l’étreignaient.

— Ah ! fit-il d’un ton glacial.

Le nom de sa mère, invoqué dans un tel moment, avait produit un effet tout contraire à celui qu’elle attendait. Il se rappela les pressentiments de la comtesse. Il regarda instinctivement le petit meuble recéleur des lettres maudites. Il revit cette femme qui était là, sa femme, lançant par la fenêtre, pour le tromper, cette bourse vide… Ah ! oui, il se souvenait, à présent. Il croyait assister encore à cet acte de mensonge qui la lui avait révélée à fond. Et il tressaillit, comme si cette révélation lui était faite dans l’instant même.

— Ces lettres, dit-il alors, donnez-les-moi.

— Je les ai brûlées.

— Allons, dit-il, c’est complet. Et je conclus : Comme ma mère, — c’est entendu, — doit ignorer mon malheur, et qu’il serait difficile de simuler l’accord entre nous assez parfaitement pour la tromper chaque jour à toute minute, nous partirons ce soir pour Nice. C’est un caprice de ma femme, — votre premier caprice, — auquel j’obéis. J’ai même, à Nice, quelque affaire. Vous comprenez. De Nice, nous partirons pour Paris. Cela nous donnera un peu de temps pour préparer la suite de notre misérable existence à deux. Encore un mot : j’avais congédié, pour cette nuit, notre vieille femme de chambre. Vous allez l’appeler. Je veux qu’elle nous voie ici, en ce moment, réunis, et, tout à l’heure, déjeunant ensemble. Ma mère et ma sœur viennent de partir ce matin pour Toulon où elles ont quelques emplettes à faire. Elles rentreront vers quatre heures. Nous partirons à six. Habillez-vous. Et, après le déjeuner, nous irons, avec la charrette anglaise, seuls tous deux, à Hyères. Il faut se donner du mouvement, chercher la distraction, ne pas rester face à face avec notre misère, — et nous montrer le moins possible, aujourd’hui, aux braves serviteurs de ma maison.

Ce programme fut exécuté.

V

Maintenant, ils étaient à Paris. Paul n’avait eu aucune peine à faire accepter par sa mère son brusque départ. La bonne dame, en mariant son fils, avait consommé un grand sacrifice. Elle n’était pas femme à se démentir en détail, à reprendre à l’étrangère des bribes de son bonheur.

Désormais « ces enfants » s’appartenaient à eux-mêmes. Bien plus, elle trouvait juste et bon qu’ils fussent là-bas, libres, hors des atteintes de son égoïsme, disait-elle, éloignés du spectacle de son déclin… C’était un peu triste pour Annette, par exemple ! mais la chère enfant adorait sa mère ; ils avaient de bons voisins, au château des Bormettes, et puis cet isolement ne devait pas durer. Elles iraient, dans quelques mois, voir les nouveaux mariés à Paris. Après cela, ils viendraient passer le printemps aux Bormettes.

Rassuré pour le moment du côté de sa mère, le comte Paul arrangea sa vie à Paris, de façon à ne rien laisser deviner de son malheur.

D’ailleurs, ce n’était guère qu’en présence d’Albert, de sa sœur Pauline et de Madame de Barjols qu’il lui était difficile de dissimuler. Il présenta sa femme à peu de personnes, préférant les interprétations mauvaises de cette attitude, à ce qu’on dirait, si l’on venait à entrevoir la vérité. Aux yeux du monde, c’étaient deux époux corrects, qui s’isolaient dans leur bonheur, et semblaient désirer beaucoup qu’on ne les dérangeât point.

De la part du comte Paul, le contraire eût paru surprenant.

— Ah ! disait Berthe, — la pauvre jeune femme ne s’amusera pas tous les jours avec ce gentilhomme de trumeau ; mais enfin, pour les débuts, ça paraît lui convenir, et puisqu’elle ne se plaint pas…

Marie, en effet, n’avait rien dit à Berthe, sans trop s’expliquer pourquoi. C’est que, pour l’instant, l’aveu l’eût humiliée.

Vis-à-vis des de Barjols, Paul avait pris une double précaution. La première, c’était de répéter à tout propos qu’il avait horreur de ces gens qui affichent leur bonheur conjugal. Pour lui il préférait tomber dans l’excès contraire, et paraître un mari désagréable. La seconde précaution, la meilleure, avait été de voir moins souvent ses amis.

Albert, cédant aux supplications de sa mère, avait obtenu la résidence libre. Il habitait Paris pour un temps inconnu. Mais comme de son côté il avait résolu de voir Paul et Marie le moins souvent possible, il croyait être lui-même la seule cause de la rareté des entrevues. Les sentiments de Pauline la poussaient également à éviter les rencontres jadis si désirées. Madame de Barjols disait : « On ne le voit plus, ce Paul… C’est bien naturel ! » Tout allait donc pour le mieux dans la pire des situations.

Marie et Paul adressaient, presque tous les jours, à la comtesse des lettres pleines de gaîté. Paul racontait toutes les pièces de théâtre nouvelles, et, en effet, il conduisait sa femme au théâtre à peu près tous les soirs. C’était le moyen d’éviter le tête-à-tête sous la lampe, et aussi de fuir les réunions, les bals, où le comte Paul redoutait de rencontrer celui qu’il désignait ainsi dans sa pensée de philosophe : « Un homme assez sot pour s’imaginer qu’elle en vaut la peine ! »

La jeune comtesse d’Aiguebelle ne voyait guère que des connaissances de son mari. Léon Terral, à sa grande joie, lui avait écrit, quinze jours après leur entrevue à Aiguebelle, qu’il partait pour l’Amérique. Il avait donné sa démission. On l’avait intéressé dans une affaire grosse d’espérances. Marie avait pensé : « Bon voyage ! Et si c’est possible, bon retour ! Mais, pour l’instant, m’en voilà débarrassée, ça n’est pas malheureux ! J’ai assez de complications comme ça. »

Lérin de La Berne s’était vainement présenté chez elle. Elle lui avait fait refuser sa porte. « Encore un gêneur. Dans la situation où je suis, des imbéciles pareils, c’est trop dangereux ! »

Elle revit Berthe une ou deux fois, continua à ne rien lui dire du fond des choses, mais elle lui donna à entendre que certaines difficultés exigeaient la plus grande prudence, la plus grande discrétion.

— Un jour je te conterai tout, ma chérie. Il y a quelque chose, quelque chose de grave. Que veux-tu ? C’est un jaloux, il est jaloux de tout… de toi comme des autres.

— De moi, bon Dieu !

— De toi et de tous ; il le serait de mon petit chien et de mon perroquet, si j’avais un perroquet et un petit chien.

— Et cela s’est déclaré à quel propos ?

— Le soir même de mon mariage. Pour une conversation… Tiens, justement, avec Lérin… Tu ne te rappelles pas ? Tu vins me dire, par deux fois : Comme ton mari te regarde !

— Oui, en effet.

— Eh bien, ça le travaillait. C’est un homme comme ça. Il a du sombre dans le caractère ; il faut que je prenne garde…

— Oui, en effet, dans les commencements il faut les ménager… Ça me fait de la peine pour Lérin… Il y comptait, tu sais ?

— Sur quoi donc ?

— Sur son numéro d’ordre.

— Cette bêtise ! Non ! Pas possible !

— Comme j’ai l’honneur… Et vrai, j’aurais voulu le voir à l’échéance. C’est à crever… Car tu sais, son lorgnon…

— Son lorgnon ?

— C’était, dans toute sa personne, la seule chose qui tenait encore…

— Eh bien ?

— Eh bien ! figure-toi ! il ne tient plus !

Cette plaisanterie les fit mourir de rire toutes les deux, même elles en revinrent et de nouveau moururent deux ou trois fois, dans les spasmes d’une gaîté inquiétante.

— Bref, conclut Berthe, je comprends : tu veux décidément qu’on te fiche la paix pendant quelques semaines ? Tu dois avoir tes raisons. Tu manigances quelque chose, et tu ne veux pas qu’on sache, de peur qu’on fasse rater tes petits projets. Soit, c’est sacré, ça. C’est ton affaire, on obéira. Mais, au premier signe, j’accours. Tu me diras tout, hein, plus tard ? C’est convenu ? A propos, tu ne sais pas ce qu’on dit partout ? Que Monsieur de Barjols, le grand ami de ton mari, le Pylade de cet Oreste, — était tombé amoureux de toi, à cette soirée des Russes, en même temps que son cher ami. Ce serait pour ça qu’il aurait demandé son commandement au Tonkin… Mais j’y pense, ton prince russe, plus de nouvelles ?

Marie, très intéressée, avait dressé l’oreille.

— Il s’agit bien des Russes !… Qu’est-ce que tu me dis là, de Monsieur de Barjols ?

— Tu ne t’en étais pas doutée ? Vrai de vrai ?

— Ça m’avait passé par l’esprit, comme une idée de roman. Mais non, je ne savais pas… Voyons, tu veux rire. Comment aurait-on pu savoir ?

— Comment ? C’est bien simple : figure-toi ; il veut partir encore, malgré sa mère. Il paraît que ça lui a repris ! Pour obtenir cette faveur de repartir, il a cru pouvoir se confesser, à mots couverts, sans te nommer, au commandant Ripert, du ministère, un homme sûr, — mais qui a en sa femme — ma meilleure amie, après toi, — une confiance… bien mal placée. Le commandant s’est laissé tirer par elle les vers du nez ; — et je tiens l’histoire… d’elle-même, — parce qu’elle a en moi une confiance… également mal placée ! Ça peut servir, ce que je t’annonce ! Je ne sais pas à quoi… Mais ça sert toujours, tôt ou tard, de savoir ces machines-là.

Berthe était partie, laissant Rita très songeuse.

La jeune comtesse d’Aiguebelle avait donc déblayé son terrain d’opération. Elle avait éloigné de chez elle toutes les personnes qui pouvaient rappeler au comte son passé bohème, révélé par les lettres de Léon Terral.

Cela lui avait semblé la plus nécessaire de toutes les prudences. Elle s’était arrêtée à l’idée de reconquérir son mari ; mais avant tout, il fallait l’apaiser. On verrait ensuite.

Cette tâche ne s’annonçait pas comme des plus faciles.

Le comte Paul était de ces cœurs droits, fanatiques de droiture, qui, trompés une fois par l’être en qui ils avaient confiance, demeurent incapables à tout jamais de croire en cet être, même redevenu sincère.

La moindre défaillance de la sincérité leur paraît si monstrueuse qu’elle développe en eux une faculté, également monstrueuse, de soupçon, de supposition ou de divination du mal. Ces croyants-là se retournent tout d’une pièce : ils passent de la foi aveugle au doute non moins aveugle.

En expiation d’un mensonge unique et véniel, un innocent peut paraître à leurs yeux le pire coupable, et devenir la pitoyable victime de leurs soupçons forcenés.

Mais si leur scepticisme déchaîné se mêle de traquer une âme de mensonge, s’obstine à la poursuivre dans tous ses détours, à la précéder pour l’arrêter dans ses ruses, ils deviennent des justiciers effroyables. Supposez Desdémone coupable, tous les soupçons d’Othello, jaloux sans preuve suffisante, sont divinateurs, et chacune de ses paroles inflige à la malheureuse le supplice mérité !

Le comte Paul, dans un seul mensonge de Rita, avait vu une âme habituée au mensonge, une âme de malignité. En lui prêtant toujours toutes les pensées mauvaises, il se croyait sûr de deviner juste, et il était rare qu’il se trompât.

Naturellement, elle se piquait d’être du troupeau des sphinx, et elle s’affolait de se voir devinée. C’était s’étonner de peu. Comme il avait contre elle tous les soupçons, il tombait toujours juste, parce qu’elle avait, elle, tous les mauvais instincts. Il était certes plus passionné que judicieux. Mais ses aveuglements même paraissaient être de la clairvoyance.

Tout en ne perdant aucune occasion de lui prouver qu’elle était pénétrée à fond, Paul s’efforçait de montrer la plus grande froideur.

Avoir des scènes avec sa femme, cela semblait au comte Paul misérable et indigne de lui.

Il lui arrivait pourtant, malgré sa volonté, de formuler un blâme à propos de telle attitude qu’elle avait prise, de telle phrase qu’elle avait prononcée. De son côté elle répondait le plus patiemment qu’elle pouvait, rusant, se dérobant, pour s’insinuer de nouveau, peu à peu, si c’était possible, dans ce cœur armé contre elle. Mais ses moindres feintes, il les suivait, il les dénonçait d’une parole. Ainsi elle pouvait juger de la perspicacité de son adversaire, et elle commençait à craindre de ne plus jamais la trouver en défaut.

Elle ne pouvait plus, d’ailleurs, cacher si bien son âme vraie qu’elle n’en trahît çà et là quelque chose. Souvent, après des prodiges d’adresse, elle finissait par laisser échapper un mot de trop, un mot malheureux, une phrase qui sonnait faux comme son rire, et qui rendait au comte Paul toute la fermeté de ses résolutions.

Un jour, par exemple, qu’elle lui parlait de sa douleur, de son désespoir profond :

— Cela ne vous a point empêchée, lui dit-il, de danser hier soir, à ce bal, où vingt hommes vous entouraient, vous accablaient de compliments indécents, dont vous avez ri !

Elle répondit ingénument :

— Faut-il donc ne plus aller au bal sous prétexte qu’on est désespérée ?

En des mots semblables, qui partaient tout à coup, — inexplicablement, car elle avait une intelligence aiguë, — il entrevoyait des abîmes d’inconscience.

Une autre fois, sous un trait d’ironie poignante qu’il lui lança, elle ne put retenir des larmes de rage. Elle voulut profiter de ces larmes pour l’attendrir, pour faire appel une fois encore à sa pitié. Il l’interrompit sèchement :

— Vous ne me séduirez plus, pas plus avec vos pleurs d’aujourd’hui, qu’avec vos sourires d’autrefois. Les uns valent les autres. Tout cela, c’est la même chose. Tout cela — ment toujours !

Alors, elle s’écria parmi les sanglots, en secouant entre ses deux mains sa tête échevelée :

— Mais comment faut-il donc pleurer ?

C’étaient ses façons à elle d’être naïve.

VI

Quatre mois s’étaient écoulés. Le comte Paul avait pu cacher à tous ceux qui l’aimaient, le malheur de sa vie, quand sa mère annonça l’intention de venir le rejoindre à Paris.

On était en janvier. Le plus dur de l’hiver était passé. Annette, là-bas aux Bormettes, ne tenait plus en place. Elle voulait revoir son frère, sa jolie belle-sœur, ses amies. La comtesse d’Aiguebelle cédait aux instances de sa fille, « car pour moi, écrivait-elle, pour moi, mes chers enfants, j’ai peur avant tout de déranger votre bonheur. Mais l’hôtel est vaste. Nous resterons dans notre coin, Annette et moi. Nous nous ferons très petites et très silencieuses, vous verrez ! »

La chère femme ajoutait que, toujours plus vieille, elle sentait s’aggraver sa maladie de cœur, et qu’elle obéissait aussi à un désir impérieux de ne pas mourir sans avoir revu son Paul…, « et même Paris », répétait-elle gaiement. — C’était rendre impossible à Paul toute idée nouvelle de voyage.

Il prévint sa femme de l’arrivée prochaine de sa mère. — « Le plus difficile commence, lui dit-il. Je ne peux vraiment pas m’opposer à son projet. Je prévois que ma mère fera un séjour de trois mois au plus. Vers le premier mai, elle repartira pour notre pays de Provence. Si je le jugeais absolument nécessaire d’ailleurs, nous quitterions brusquement Paris, vous et moi. Plutôt que laisser croire à ma mère que je la néglige, mieux vaudrait lui avouer la vérité !… Si nous étions dans la nécessité de partir, nous irions voir l’Algérie, car vous êtes une personne pleine de caprices et moi un mari très obéissant. Mais tâchons de ne pas en arriver à cette extrémité. Ces départs, s’ils se renouvelaient, donneraient l’éveil. Apprêtez-vous donc à jouer pour le mieux votre rôle de femme heureuse et, en même temps, soucieuse du bonheur de toute sa famille… Il faudra, le soir, nous faire beaucoup de musique. Vous chantez à ravir ; et, quand vous chantez, vous ressemblez à sainte Cécile. Il faudra nous charmer… comme avant. Vous nous lirez aussi de beaux vers, de belle prose…

L’amertume lui venait, en faisant le tableau de ces soirées de famille, en ordonnant ce simulacre de vie heureuse.

Il ajouta donc :

— Ce sera délicieux, n’est-ce pas ?

Elle éleva vers lui un regard suppliant. Elle eut dans les yeux une prière vraie. Il venait de lui dépeindre un paradis perdu. Elle venait de concevoir, à l’entendre, tout ce qu’elle ne connaîtrait jamais, — et de le désirer.

Ils se regardaient. Il la trouva belle. Une chaude émotion lui gonfla la poitrine, — et il pensa que peut-être elle avait assez expié… Expié, quoi ? Ah ! oui, — ce mensonge !… Il s’aperçut que s’il n’avait plus pour elle la tendresse qu’on a pour l’épouse, pour les mères, pour les femmes faibles, pures, désarmées, il avait encore pour cette violente, pour cette rusée, — ce qu’on appelle de l’amour, afin sans doute de rester poli.

Il désira le plaisir âpre, mauvais, mortel peut-être, qu’il éprouverait à l’avoir à lui comme une conquête, en maître absolu, tout en la maintenant dans l’impuissance de nuire.

Tout ce trouble, elle l’aperçut très bien dans ses yeux, mais, une fois encore, elle se perdit avec une parole, avec un geste.

Elle tendit les bras et cria :

— Je ne suis pas celle que vous croyez ! Sur les cendres de ma mère, Paul, je vous le jure !

Le geste était théâtral. Et quant « aux cendres de la mère », oh cela ! c’était le comble du banal à la fois et de l’inouï !

Elles jurent toutes, les femmes menteuses, avec une facilité surprenante, sur la tête de leur nourrisson ou sur les cendres d’un pauvre mort qui ne proteste jamais.

Les sincères n’ont pas besoin de s’appuyer si fortement et si vite sur des témoins muets, ni même sur d’autres. Ils imaginent fièrement que leur parole suffit.

Le comte se rappela que, sur cette remarque générale faite un jour par lui, Albert lui avait conté un authentique et bien curieux souvenir de voyage.

A Smyrne, où il était allé avec l’escadre, il se trouva admis dans la familiarité d’une veuve mûre et de sa jeune fille, qui gardaient chez elles, selon l’usage du pays, les ossements du mari, du père, — non pas tous, mais quelques restes, — précieusement recueillis dans une urne.

Une querelle, très orientale, c’est-à-dire tout de suite exaspérée et criarde, s’étant élevée entre la fille et la mère, celle-ci jura ses grands dieux, la main étendue au-dessus de l’urne sacrée, que, dans cette discussion dont le sujet importe peu, elle disait la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

La fille résistant à cette preuve suprême, la mère était entrée dans une violente colère, et s’excitant toujours davantage, affolée par les insolences de sa délicieuse enfant, elle lui lança à la tête, tout d’un coup, l’urne elle-même, qui dans sa chute s’ouvrit, répandant tout ce qu’elle contenait !

— Oh ! ma mère ! les os sacrés de mon père ! — cria, — en grec bien entendu, — la jeune smyrniote indignée.

Et la mère de répliquer, sans reprendre haleine :

— Si encore c’était ton père, petite sotte !

A peine Rita eut-elle prononcé : « sur les cendres de ma mère », que ce souvenir revint positivement à la mémoire du comte Paul, et un sourire plissa ses lèvres tristes.

« Paul ! Paul ! » répéta Marie, prête à se jeter à ses genoux, car elle aimait ces manifestations suprêmes. Sans s’en douter, elle les copiait du théâtre. Il vit ce mouvement à peine indiqué ; il l’arrêta court, en répondant à sa prière muette par ce mot qui tomba en coup de hache : « Jamais ! »

Et il était sorti…

C’est dans cette rage d’humiliation qu’elle avait vu arriver la mère.

VII

Nécessairement, la présence à Paris de la comtesse mère et d’Annette rapprocha de la famille Barjols, le comte et sa femme.

Albert revit plus souvent son ami Paul, qui le mit au courant de ses tentatives de réforme morale parmi les ouvriers libres-penseurs. Il lui montra également les résultats moraux de son action secourable, comme médecin, dans le monde des miséreux.

Éloigné par son métier de ces pratiques, Albert s’y intéressait théoriquement avec passion. Il suivit son ami dans les réunions où Paul prenait la parole, instruisant son humble auditoire des devoirs de l’homme envers la vie, envers soi-même, envers les autres, s’attachant surtout à faire entendre que le bonheur n’existe pour personne et ne peut résulter d’un arrangement social quelconque.

Les plus riches, expliquait-il, sont parfois les plus malheureux. Ce qui donne le plus de joie à l’homme, c’est l’idée pure, une pure conception de la vie, une acceptation énergique de tous les maux ; c’est, dans l’action, un effort de lutteur appliqué à les diminuer, à les supporter ou seulement à les combattre.

Il tâchait de donner à ces théories une forme simple, accessible à tous.

Il admettait que, avant de discuter la question du bonheur, c’est-à-dire du bien-être moral, il fallait discuter la question des nécessités matérielles, du bien-être physique. Il affirmait que, dans un État civilisé, personne ne doit pouvoir mourir de faim ni de froid, que même personne ne doit avoir à souffrir réellement du froid ou de la faim.

Il aidait de sa bourse, largement, des œuvres de relèvement du pauvre, des caisses de retraite et de secours pour les malheureux incapables de travailler ; — et comme, parmi ce monde de damnés qui vivent dans une ombre affreuse, on savait que, tous les jours, il visitait les plus misérables bouges pour y soigner des malades besogneux, les plus dégoûtants à voir, il avait autour de lui tout un peuple sordide, dont il se sentait aimé, et dont la pensée échauffait et soutenait son cœur.

Que de fois, avec Albert, ils se demandèrent si une action pareille, multipliée et vraiment servie par tous les heureux du monde, — ne transformerait pas le monde. Mais ils n’en pouvaient douter : une idée n’a pas la force d’un sentiment. L’idée d’altruisme n’a pas su remplacer le sentiment de la charité qui, déjà, était insuffisamment répandu avant la mort de sa mère la religion. Le dévouement aux autres n’a plus ce puissant ressort caché d’un égoïsme noble, qui se promettait à lui-même les récompenses de la justice éternelle et la vue de Dieu, en échange des sacrifices terrestres. La grâce des légendes qui amusaient l’enfance adorable des âmes, ne communique plus aux esprits sa vertu mystérieuse. Ainsi disait Paul. Albert, à la fois plus positif et plus optimiste, croyait que la conception purement humaine de la bonté et de la justice peut suffire à créer les héros ou les saints philosophiques ; il croyait que le monde peut être sauvé par la pitié, aimée pour elle-même.

— Mais comment feras-tu aimer la pitié à l’égal d’une personne, à légal d’un Dieu qui jugeait et récompensait ? S’il nous rendait capables de pitié, c’est qu’il était lui-même le pardon infini.

— Il n’a jamais été qu’un symbole, ton Dieu. Et voici ce qu’il signifie : La pitié récompense, comme le faisait Dieu, ceux qui la répandent sur les maux d’autrui.

— Comment ?

— En leur donnant le même bénéfice que donnait la foi : on croit au bien dès qu’on réalise le bien ; il est, puisqu’on le fait. La souffrance humaine n’est autre chose qu’un vague, mais terrible sentiment d’insécurité. Eh bien ! l’amour que je donne, me donne la certitude de pouvoir être aimé moi-même.

— Ainsi ta pitié, ton amitié, ton amour, ne sont, au fond, qu’un égoïsme ?

— Certes, mais sublime !… Voyons, tu peux bien m’accorder cela. L’égoïsme qui crée, berce, console ; l’égoïsme qui rassure la vie contre toutes les menaces de l’inconnu ; l’égoïsme qui fait le bonheur de deux ou de plusieurs êtres est préférable à l’égoïsme solitaire. C’est de l’arithmétique, ça. Saint François d’Assise est un égoïste qui mit son bonheur à faire celui des autres. Donc, tâchons de former tous les cœurs à l’image de celui-là, et le monde sera sauvé, à la grande joie de l’égoïste divin !

Ces conversations, cent fois reprises, quelques visites rendues ensemble à des souffrances dont Albert n’avait pas une idée juste, tout cela fit, de nouveau, sentir aux deux hommes le charme généreux de leur amitié. Ils en comprirent mieux encore l’essence fortifiante. Ils goûtèrent avec délices ce bonheur, simple et infini, de n’être pas seul, comme perdu, dans l’idée, dans l’action, dans le rêve surtout, dans le rêve, si vaste, si effrayant ! Bref, ils se reconnurent une fois de plus comme frères, et s’aimèrent mieux.

Un matin, Albert se trouva chez Paul, dans des circonstances assez singulières, où apparurent clairement, avec leurs différences, les tempéraments et les idées des deux amis. A de certains jours, la maison de Paul était ouverte à bien des gens de mauvaise mine, malades ou sans travail.

— C’est une véritable administration, disait-il parfois en riant.

— Tu n’y tiendras pas, mon vieux frère ! lui répondait Albert… Tu te bats avec le problème social : malheur à toi ! Les chrétiens eux-mêmes finiront par le renier, et ceux que tu veux secourir essayeront de te supprimer, à la première occasion.

Un matin donc, comme Albert et Paul causaient ensemble dans le cabinet du comte, on lui annonça qu’un inconnu voulait absolument le voir. Cet homme avait, disait-il, pour Monsieur d’Aiguebelle une lettre qu’il ne remettrait qu’en mains propres.

— Faites entrer, dit le comte Paul.

L’homme entra, saluant à peine, et regardant autour de lui d’un air effronté.

Cette pièce, où Paul recevait sa clientèle de malheureux, était d’une simplicité extrême. Du reste, il n’aimait nulle part les arrangements compliqués du faux luxe moderne.

L’homme voulait de l’argent. Sa lettre était une ruse. Il l’avoua. Il savait le comte très riche et il venait lui exposer ses besoins.

— Il faut que les riches finissent par comprendre que les pauvres ont des droits… Qu’est-ce que vous allez me donner, hein ? conclut-il.

Albert se leva, indigné, furieux :

— Ce qu’on va vous donner ! dit-il.

Et, visiblement décidé à user de sa force, il s’avançait, menaçant. L’autre souriait comme sûr de lui.

Paul courut à Albert, le prit par le bras.

— Je suis chez moi, mon brave Albert, lui dit-il avec calme, quoiqu’il fût très ému ; je suis chez moi, où je me conduis à ma guise. Fais-moi le plaisir de passer à côté, pour un instant.

Albert hésita, mais, connaissant Paul, ne crut pas devoir insister.

En sortant, il jeta encore un regard de colère sur le bizarre visiteur, qui conservait une attitude d’arrogance provocante.

L’homme regardait d’un air narquois la porte refermée. Paul vit très bien que sa main, dans la poche de son pardessus râpé, — palpait quelque chose. C’était un de ces êtres qui hésitent encore au bord du crime — et qu’un geste, un mot, peuvent déchaîner.

Dès qu’Albert eut disparu, Paul, montrant une chaise à l’homme, s’assit lui-même dans son fauteuil de travail et dit :

— Nous voilà seuls. Vous pouvez maintenant parler sans crainte. Que voulez-vous ?

L’homme, évidemment, croyait que les deux amis avaient eu peur. Il se montra plus hardi, plus insolent :

— Il me faut de l’argent ! dit-il, d’un air brutal.

— Comme je ne vous en dois pas, ne pourriez-vous être poli ? répliqua le comte avec beaucoup de douceur.

Le ton de cette réponse parut surprendre l’individu. Il se mit à considérer son chapeau, qui était très sale, un peu troué.

— Tenez, dit-il, je vais m’expliquer, Monsieur le comte.

Paul sourit : il ne tenait pas autrement à son titre. Ses domestiques avaient ordre de dire Monsieur, tout court… Lorsqu’en parlant de lui on disait : « Le comte Paul », cela ne lui déplaisait point, parce qu’on le désignait ainsi familièrement dans son pays.

Alors le mendiant se mit à conter une histoire de crève-la-faim, lamentable. Sa femme et son enfant se mouraient. La misère avait appelé la maladie. Il avait passé la nuit entre deux agonies. Pendant qu’il disait sa douleur, il oublia un instant d’en être irrité ; il en souffrait, simplement. Paul le vit et fut ému.

— Je vous crois, dit-il. Voici un peu d’argent. Je regrette de ne pouvoir faire davantage.

Et il lui donna un louis.

Comme l’histoire qu’il avait contée était toute vraie, l’homme à son tour fut, durant une seconde, touché et satisfait autant que surpris.

Et d’un ton de regret, il ajouta :

— Tiens, vous êtes donc un bon zig, vous ?… Car je ne suis pas entré poliment !

Mais, sur ce dernier mot, l’idée de la frayeur qu’il croyait avoir inspirée aux deux hommes, dès son entrée, lui revint ; il pensa qu’il imposait au comte, et il voulut en profiter. Alors, sans transition, avec la brusquerie d’un désespéré qui risque tout, parce qu’il n’a rien à perdre :

— … Mais c’est cent francs qu’il me faut ! dit-il.

Son œil avait le regard froid et dur des haineux.

Le comte se leva, marcha vers lui, et, tendant sa main ouverte :

— Alors, rendez-moi ceci.

L’homme crut qu’il allait avoir davantage. Machinalement, il rendit la pièce.

— Vous n’aurez rien ! dit Paul aussitôt.

Ils se regardaient tous deux, face à face.

— Je vais vous expliquer pourquoi vous n’aurez rien, dit Paul. Tout simplement parce que vous pourriez croire que j’ai eu peur… et c’est ce qu’il ne faut pas. Maintenant, comme votre femme et votre enfant ne doivent pas porter la peine de votre méchanceté, j’irai les voir ; et, — si vous n’avez pas menti, — je m’occuperai d’eux. Quant à vous, je vous engage à me laisser l’arme quelconque que vous avez là, — dans cette poche. On n’arrive à rien de bon, avec ça, croyez-moi.

Il y eut un court silence. Paul lui demanda :

— Qu’est-ce que vous faisiez… avant ?

— Commis aux écritures, chez un marchand de bois.

— Voulez-vous du travail ? répondit Paul. Je vous en ferai avoir, — ou bien je vous emploierai moi-même, si vous voulez.

Il considéra un moment l’homme, qui se taisait, les yeux baissés.

— Et si je fais cela, savez-vous pourquoi je le ferai ? Ça ne sera pas seulement pour vous donner du pain… Je vais vous expliquer mon idée. Peut-être qu’ayant été employé aux écritures vous êtes assez instruit pour me comprendre. Essayez donc. Voici. Je vous aiderai, — entendez-moi bien, — parce que, moi, j’aime les coupables…

Ces trois derniers mots furent dits avec une simplicité douce, pénétrante.

L’homme eut un imperceptible tressaillement.

— La loi, poursuivit Paul, les traite comme elle peut. La société n’a pas une conscience unique, capable de s’attendrir. Son administration fonctionne comme telle, au nom de la masse qu’elle représente, et qui demande à être protégée. La société est nécessairement impitoyable. Elle fait de la justice à la mécanique… Mais moi, chez moi, je fais de la justice comme je l’entends… Eh bien, j’aime les coupables, entendez-vous ?… et vous, vous en êtes un déjà, au moins d’intention ! Je les aime, parce qu’il n’y a pas de plus grand malheur que leur malheur : ils ont rompu, par le fait de leur faute, le lien qui les rattachait aux autres hommes. Leurs pareils même les abandonnent, de peur d’être compromis. Ils sont seuls dans leur faute ou dans leur crime, dans leur trouble ou dans leur remords, seuls dans leur désespoir caché. Et cela, cela c’est horrible !… Oh ! oui, sûrement, — ajouta Paul, comme s’il se parlait à lui-même, — quand il a un reste de conscience, le criminel est le plus misérable de tous les misérables !…

Paul vint avec bonté appuyer sa main sur l’épaule du malheureux, — qui avait écouté immobile, stupéfait, la tête basse.

— Est-ce vrai ? interrogea-t-il.

A ce moment, un coup léger fut frappé à la porte, qui s’entre-bâilla aussitôt. Albert parut :

— Est-ce fini ? dit-il.

— Je crois que oui, lui répondit Paul ; et je crois que tu peux entrer.

Puis se tournant vers l’homme :

— N’est-ce pas ? dit-il encore.

Albert entra et s’assit, curieux.

L’homme ne regarda même pas de son côté. Toujours muet, il sortit de sa poche son poing fermé, et, lentement, il vint déposer sur la table un méchant revolver rouillé.

Alors, le pauvre, s’adressant à Paul en détournant la tête, lui dit, d’un ton à la fois timide et bourru :

— Des riches comme vous, y en a pas assez, non ! Pour sûr, y en a pas assez !

Sur ce mot, Paul eut en lui, aussi prompte qu’un éclair, aussi lumineuse, mais aussi vite éteinte, — la conception du salut social : — « Ce qui manque, se dit-il, c’est l’amour. » Ce fut tout. Seulement, dans ce vieux mot, il entrevit, durant une seconde, un sens nouveau révélateur, infini, que, par la suite, il s’efforça vainement de revoir .

La pensée qui suivit aussitôt, fut celle-ci : assurément la haine de cet inconnu, la révolte d’en bas ne s’adressait pas à lui, Paul, mais à des êtres pareils à sa femme, à cette fausse patricienne, à cette fausse bourgeoise, toute de passion égoïste, de désirs matériels, et pour qui les mots amour, pitié, tendresse humaine, étaient des termes privés de sens. Et en ce cas, était-elle sans excuse, la révolte des méprisés ?

Il n’osa pas se répondre à lui-même.

Mais quand, un quart d’heure plus tard, l’homme s’en alla, confessé et consolé, il leva sur Paul, et même sur Albert, des yeux radoucis, où brillait une lueur étrange. Cette lueur, c’était son humanité bonne, rappelée par sa semblable du fond des ténèbres de haine.

VIII

Albert évitait presque de parler à Marie, et s’arrangeait pour la voir le moins possible.

Elle s’en aperçut, et se prit à songer à lui.

Comme l’avait dit Berthe, Albert avait essayé, sans le dire chez lui, de repartir pour une campagne lointaine. Mais il ne pouvait obtenir si vite un nouveau commandement.

Du reste, sa mère, à lui aussi, demandait la présence fréquente de son fils, redoutait de mourir pendant un de ses voyages lointains, et il cessa de poursuivre son projet.

On se réunissait souvent, le soir, chez les de Barjols. Soirées redoutables pour le comte Paul sans cesse torturé par la crainte de laisser deviner à sa mère le malheur de sa vie. Cependant Marie jouait bien son rôle, avait de l’aisance, de l’enjouement ; elle lisait et chantait ; elle oubliait bien vite que c’était par ordre, et prenait plaisir à mettre en vue ses qualités d’artiste… La plupart du temps, d’ailleurs, elle abolissait ainsi, pour son compte, ce qu’il y avait de vraiment affreux dans sa situation. Avec une légèreté d’esprit incroyable, elle s’amusait d’un rien, d’un mot, d’une histoire, d’un fait-divers, de l’anecdote mondaine ou même politique de la journée.

Elle avait un don d’insouciance qui lui fut une grande ressource. L’imagination était forte en elle. Ses propres visions la captivaient tout entière ; et souvent, immobile et muette dans son fauteuil, pendant que tout le monde bavardait autour d’elle, elle songeait à l’avenir. Quel serait-il ? Son mari, qui — elle en était certaine — l’aimait encore, lui reviendrait-il ?… Ou bien, lasse d’attendre, trouverait-elle un cavalier qui l’emporterait, et vers quelle destinée ? Qui serait-ce ? Lequel des hommes qu’elle connaissait ?… Léon Terral ?… Qu’était-il devenu celui-là ? Reviendrait-il avec le galion, beau comme un jeune conquérant, — ou vaincu, et perdu pour elle ? Ou bien n’en entendrait-elle jamais plus parler ?… Dans ce cas, cet Albert de Barjols, l’ami, le frère de Paul… Pourquoi pas ? Qui sait ? Ah ! quelle vengeance ! Il était riche celui-là, plus riche même, disait-on, que le comte d’Aiguebelle… et officier de marine… Un officier de marine, cela laisse une femme veuve et libre de deux ans en deux ans… Et puis, cela devient amiral… Oui, mais, cet Albert, si fermement homme de devoir, comment l’atteindre ? Bah ! c’est un homme comme les autres. Laissons faire au temps. Il suffit d’attendre.

Dans ces soirées, fréquentes, où les deux familles se réunissaient — c’était toujours chez Albert, à cause de l’infirmité de sa mère — Pauline et Annette faisaient « coin à part ».

Tout naturellement Pauline s’éloignait du comte et de sa femme ; tout naturellement, elle était l’assidue compagne d’Annette.

La petite Annette, elle, oubliait ses intimités de jadis avec Marie. La fiancée, devenue femme, avait passé pour elle, comme pour sa mère, dans une région de bonheur, où l’on devait la laisser seule avec son mari. Du reste, quand elle l’aurait voulu, Annette n’aurait pu reprendre, avec la jeune femme, les gaîtés, les familiarités d’autrefois. Elle croyait que ce qui était entre elles, c’était uniquement son désir de respecter le bonheur grave de la jeune femme. Il y avait bien autre chose ! Il y avait, de la part de Marie, une attitude froide qui eût suffi à éloigner maintenant la jeune fille. Et, dans cette réserve de la vierge corrompue, il y avait l’involontaire, l’inexplicable respect pour la parfaite pureté.

Or, un de ces soirs-là, une petite scène eut lieu qui, de diverses manières, ébranla profondément l’âme de tout ce monde, et décida de toutes leurs destinées.

La comtesse d’Aiguebelle causait, assise près de la chaise longue où Madame de Barjols vivait étendue, sa belle tête pâle sur des coussins, ses fines mains toujours gantées de blanc glacé, allongées sur elle.

Marie Déperrier rêvait, agitant divers plans de campagne.

Madame de Barjols la montra doucement du doigt à la comtesse d’Aiguebelle en disant à voix basse :

— Ne vous inquiétez pas de ces absences, comme vous le faites quelquefois. Je parie qu’elle voit, en rêve, un joli berceau tout blanc…

Annette et Pauline avaient cessé de bavarder dans leur coin et regardaient avec attention, pour mieux l’écouter, Albert qui contait à Paul une belle histoire de mer.

Albert était en train de conclure :

— Ils me font rire avec leur pessimisme, tes Parisiens. Tiens, cet imbécile de Lérin…

— Mon fils ! reprocha doucement Madame de Barjols… Oh ! mon fils !

— Imbécile vous paraît dur, ma mère ? C’est que vous ne connaissez pas le personnage. Mais je retire le mot… Donc cet idiot de Lérin me disait, — tiens, c’était le soir de ton mariage, Paul, — en me regardant à sa manière, derrière sa vitre : — Vous ne trouvez pas que la vie est détestable, vous ? — Moi, pas du tout, cher monsieur. Voyons, lui dis-je, quatre heures de souffrance sur le pont d’un navire balayé par la mer, qu’est-ce que ça vous dirait, à vous ? — Ça ne me dirait rien du tout, fit-il. — Eh bien ! cher monsieur de Lérin, ça vous apprendrait peut-être que votre mauvais lit est excellent. Le bonheur n’existe pas, dites-vous ? Eh bien ! et le retour vers la vieille maman, après deux ans de campagne dans des pays mortels, — la terre de France, surgissant des brumes, — le cœur remué tout doucement, — les larmes qui montent aux yeux… l’amitié retrouvée ?… mais c’est le bonheur, ça ! Je le connais… j’en ai goûté hier !…

Madame de Barjols essuya une larme. La comtesse d’Aiguebelle, émue, se pencha vers elle pour l’embrasser.

Marie regardait le marin et, le trouvant éloquent, le faisait amiral tout de suite et ministre de la marine. — « Voilà un homme ! »

Pauline, sachant le secret de son cher frère, admirait sa force d’âme et se détournait de Paul.

Annette, bouche bée, pensait que, dans aucun livre, elle n’avait jamais rien lu de si beau que les paroles d’Albert.

Il y eut un long silence.

— Le bonheur est en nous, dit enfin Madame de Barjols lentement. Écoutez cette pensée, qui est d’une reine : « Le soleil n’a jamais vu le monde que plein de chaleur et de lumière. » Cela veut dire que le monde est et sera ce que nous le ferons ; que nous le jugeons d’après nos facultés de le concevoir et de le transformer, et que la jeunesse croira éternellement, parce qu’elle est force et santé, à l’espérance, à l’amour, à l’amitié, à toutes les belles et bonnes choses qu’elle renouvelle, pendant que les vieillards, impuissants, s’évertuent, — par dépit sans doute, — à la renier !

Elle était vraiment belle, la paralytique, — la tête droite sur les coussins, avec ses grands yeux cerclés de bistre, agrandis par la souffrance, et lumineux de pensée, — proclamant les vertus de la santé et la joie de vivre.

Albert la baisa au front.

Pauline regarda fièrement Annette.

Marie pensait qu’on s’amuse davantage au Palais-Royal et aux Variétés, réflexion juste, mais déplacée.

— En un mot, dit le comte, tu as expliqué à ce pauvre de Lérin que, pour être heureux, il faut savoir être malheureux.

— C’est cela, répliqua vivement Albert. Et il faut savoir être actif ; car le bonheur, c’est fait de sacrifice et de courage.

Rita, par habitude, sans y mettre aucune malice, pensait gentiment : « Continue, mon bonhomme, tu m’instruis ! »

— Ils sont vingt mille, mettons cent mille, poursuivit Albert, à oublier que des millions d’hommes, partout, acceptent fortement la vie, la douleur, le travail, la mort et l’amour. La vie est détestable, disent-ils ? Eh ! c’est la vôtre qui ne vaut rien ! Soyez contents de vous : vous serez contents du monde entier. Acceptez vaillamment votre part du sort commun ; mêlez-vous à l’effort universel, — et vous chanterez, morbleu ! comme mes gabiers au bout de la vergue !

— Ah ! bravo ! s’écria Annette, qui guettait toujours, sur les conseils de Pauline, l’occasion de se faire remarquer par Albert.

La douce et triste Pauline, qui passait son temps à lui dicter des interruptions, des mots pleins d’à-propos, ne put s’empêcher de rire, tant cette petite Annette avait mis, dans son cri prémédité, de conviction spontanée et profonde.

— Très bien ! très bien, Annette ! — lui souffla-t-elle à l’oreille ; vois-tu, je parlerai un jour à mon frère, mais avant tout, il faut qu’il fasse attention à toi. Je crois que ton « bravo ! » de ce soir aura produit de l’effet !…

Et au souvenir de la façon drôle dont ce bravo éclatant était parti, elle se mit à rire si fort, que sa gaîté gagna sa petite amie.

La jeunesse n’a besoin que d’un prétexte pour montrer de ces gaîtés-là. Pauline riait comme une folle et Annette, quand Pauline avait fini, commençait à son tour, sans pouvoir s’en empêcher.

— Qu’ont-elles donc à rire comme ça, ces petites folles ? demanda Madame de Barjols… Qu’avez-vous, les petites ?

— Voilà, dit Pauline bien haut, je donne des leçons de coquetterie à Annette.

— Et ça ne prend pas ? dit Albert. Eh bien ! tant mieux.

— Des leçons de coquetterie à Annette, vous ! dit Paul.

Marie leva la tête. La façon dont il avait dit ce vous l’impressionna. Il y avait tant d’estime profonde, tant d’admiration, dans ce vous !

— Comment t’y prends-tu ? interrogea Albert.

— Voici, répliqua Pauline. Je lui demandais tantôt, par exemple, pourquoi jamais on ne lui voit une pauvre petite fleur dans les cheveux. Elle vous a sa coiffure toute plate, toute tranquille, comme une sainte dans les images. Ça n’est pas ça du tout. Je ne dis pas de s’ébouriffer, mais une fleur…

— Fleur sur fleur, interrompit Albert.

— Oui, c’est toujours gentil, ça… Tiens, regarde, Albert, nous allons l’arranger un peu. Tu seras juge ; toi, — pas son frère. Il dirait toujours que c’est bien, lui… Allons, bon ! où donc sont mes roses, à présent ?

Marie, déjà, en avait pris une, de ces roses, dans la grande coupe où elles éclataient en gerbe, et, doucement penchée sur Annette, elle piquait délicatement la fleur dans les cheveux, lisses et calmes en effet, de la douce petite. Puis, elle éparpilla quelques cheveux sur son front, en nuage ; — et, lui prenant le menton d’un air connaisseur et lui relevant la tête pour la montrer à Albert, elle dit :

— Mais voyez donc, monsieur Albert, si elle n’est pas à croquer ?

Une sorte de colère sourde et douloureuse avait tordu le cœur de Paul. Il adorait sa petite sœur. Il avait vu avec plaisir la relative froideur de Marie pour elle, depuis son arrivée à Paris. Et tout à coup, cette fille fausse, cette femme perverse, touchait de sa main, pour une leçon de coquetterie, le visage de la chère sœur qu’il aimait comme un père jaloux et fier de son enfant.

Porter ainsi la main sur ce visage pur, troubler l’arrangement paisible de ces cheveux-là, toucher à cette enfant candide, c’était toucher à son âme à lui : « Oh ! songeait-il, avec rage, — je n’entends pas ça ! » Et sans réfléchir aux conséquences de son action, croyant sa souffrance suffisamment bien dissimulée par le ton froid de sa parole, il dit :

— Laissez Annette en paix, Marie. Cette enfant n’est qu’à sa mère, la seule qui doive encore diriger ses goûts et donner un avis sur ses parures… Garde ton enfance, ma sœur chérie, le plus longtemps possible. Il n’y a rien de plus joli à voir, rien de meilleur, de plus beau, rien, entends-tu ! Et bienheureuses les petites filles qui te ressemblent !

Il avait parlé sur le ton le plus tranquille du monde. C’était cependant beaucoup de bruit pour rien, c’était une sortie presque inexplicable, si ces paroles ne dissimulaient pas un antérieur et secret mécontentement. Tout le monde comprit qu’il « y avait quelque chose », et ce fut un malaise lorsque, prenant la fleur que Marie avait soigneusement placée dans les cheveux d’Annette, Paul, d’un mouvement sec, imperceptiblement irrité, la jeta derrière lui.

La malheureuse fleur alla tomber sur un fauteuil près d’Albert, qui fit un mouvement pour la ramasser ; mais, se voyant regardé par Marie, il s’arrêta… Il n’y avait pas à s’y tromper : c’est à elle qu’il pensait… Elle détourna alors la tête une seconde, et quand elle regarda de nouveau du côté d’Albert, la pauvre fleur avait disparu.

Cette observation permit à Marie de se taire sous l’affront sans trop de peine. Elle avait goûté, à surprendre le geste révélateur, une joie qui avait déjà une saveur de vengeance.

Après l’étrange sortie de Paul, il y eut un moment de silence. Tout le monde réfléchissait, troublé. Chacun cherchait, sans succès, un sujet de conversation qui changeât le cours des idées. Ce fut Pauline qui le trouva, et dès qu’on eut, un peu de temps, parlé d’autre chose, on se sépara.

— Monsieur de Barjols, dit Marie en se retirant, accompagnez-moi donc au Bois, de temps en temps, le matin. Mon mari va voir ses malades dès six ou sept heures. Et l’alezan s’ennuie à l’écurie.

— Volontiers, dit-il, demain si vous voulez.

Il pensait que peut-être il pourrait savoir quelque chose de leur secrète querelle et les aider à être heureux.

Madame d’Aiguebelle dormit bien mal cette nuit-là… « Qu’y a-t-il, mon Dieu ! Serait-ce grave ?… Si nous nous étions trompés ?… »

Et dans un mauvais sommeil où elle souffrait à la fois les visions d’un cauchemar et l’angoisse réelle de sa maladie de cœur, elle entendait un rire saccadé, un rire faux, un rire méchant, inexplicable, le rire de Rita, qu’elle appelait Marie.

QUATRIÈME PARTIE

I

Le lendemain matin, Albert de Barjols et la jeune comtesse d’Aiguebelle chevauchaient côte à côte, dans les allées du Bois. Elle affecta d’être triste et silencieuse. Il fut embarrassé et muet. Au retour, en la quittant chez elle, dans la cour de son hôtel, il surmonta enfin tout embarras et lui dit :

— J’ai cru surprendre hier soir, — vous vous en doutez, n’est-ce pas ? — qu’il y a entre vous et lui quelque chose. Paul est un frère d’élection pour moi. Je dois pouvoir vous être utile, servir son bonheur et le vôtre. Si vous le croyez, disposez de moi.

Elle avait mis pied à terre. Un valet emmenait son cheval. Elle tenait à poignée la longue traîne de son amazone. Sous le noir de son chapeau coquet, ses cheveux blonds éclataient comme du soleil. Elle le regarda de son œil bleu doux, profondément triste :

— Venez me voir aujourd’hui, vers six heures. Je vous dirai tout.

Elle avait médité beaucoup sur la scène de la veille. Elle s’était dit que l’amitié d’Albert pour Paul avait dû s’alarmer, qu’il interrogerait son ami, que Paul lui raconterait tout. Il fallait qu’elle prît les devants…

Elle se proposait de ne cacher aucun des faits principaux, mais, en leur prêtant d’autres causes, d’en changer la signification.

Elle se poserait en victime, non pas absolument innocente, mais si légèrement, si légèrement coupable !… Aux regards amoureux d’Albert, Paul semblerait un bourreau, un brutal exalté… Et l’on verrait plus tard.

Elle attendait déjà, vers cinq heures, lorsque l’abbé Tardieu se fit annoncer.

Il avait reçu la visite de la mère de Paul. Elle l’avait supplié d’aller voir sa belle-fille et son fils, de les confesser affectueusement, de faire intervenir sa douce autorité de vieil ami.

— Qu’y a-t-il donc, chère enfant ? Dites-moi. Je pourrai, j’espère, arranger les choses. Ouvrez-moi votre cœur. Que se passe-t-il ?

Elle regarda l’abbé un instant en silence. Elle se disait que c’était peut-être lui le moyen rêvé de rentrer en grâce auprès de son mari. Elle s’étonnait de n’y avoir point songé encore. Mais elle ne se dit point qu’il fallait être complètement sincère, ici plus que jamais, avouer tout, tout, sans rien omettre, à ce prêtre, sous le sceau de la confession, s’en faire un allié par le repentir. Elle n’entrevit même pas cette pensée sublime de sa religion : le pardon offert aux pires fautes, pourvu que la ferme intention soit prise de n’y pas retomber. Sans aucun scrupule, elle fit à l’abbé le récit qu’elle avait préparé pour Albert.

— Je vais tout vous dire, monsieur l’abbé… Je vous remercie d’être venu. C’est Dieu qui vous envoie. Madame d’Aiguebelle a eu certainement, en allant demander vos bons offices, une pensée qui lui venait de Dieu.

Tout en parlant, elle admirait sa facilité à prendre le ton qui devait plaire à son visiteur.

— Avant d’aimer Paul, monsieur l’abbé, de l’épouser, sur le conseil de ma mère, qui désirait, comme tant d’autres, me voir mariée à un homme riche et titré, j’aimais un jeune homme pauvre. Fidèle à ce premier souvenir, j’avais gardé ses lettres… Par un enfantillage dont la sottise même est l’excuse, oui, je les avais gardées. Hélas ! elles établissaient, en même temps que mon honnêteté parfaite, les misères, les pauvretés, les trivialités et les ambitions de ma vie de jeune fille. Le comte ignorait notre grande pauvreté, et les expédients honorables, mais pénibles, auxquels nous étions réduites, ma mère et moi, pour essayer d’en sortir. Ah ! monsieur l’abbé, je ne nierai même pas que notre situation précaire m’inspira bien des fois de mauvaises ou de funestes pensées. Si j’avais appris toutes ces choses moi-même à mon mari, il les eût déplorées avec moi, mais sans irritation, j’en suis bien sûre… Il est si bon, si généreux !… La révélation qu’il en eut fut trop brusque, et fut cause d’une scène terrible, le soir même de mon mariage. Il avait eu le caprice de voir ces lettres. J’essayai de les lui cacher. Pour y arriver, dans mon affolement, dans ma terreur d’être mal jugée, j’employai même la ruse…

Ici elle raconta la scène entière, comment elle avait fait semblant de lancer par la fenêtre la clef…

— Oh ! continua-t-elle… ce mensonge, que m’inspira un démon sans doute, le démon de la peur, ce mensonge imbécile, je l’ai expié, je l’expie tous les jours assez cher !… De là vient tout le mal. Paul, depuis ce moment, m’a refusé, pour toujours, toute confiance. Il m’a traitée comme la dernière des dernières, monsieur l’abbé ! Et ce serait bien pis sans doute s’il n’était pas nécessaire de cacher à sa pauvre mère l’horrible malheur de notre vie.

Elle prit un ton lamentable :

— Il me croit sinon coupable, du moins, ce qui est plus terrible encore, perfide par nature… Il me hait. Et j’ai la douleur de me dire que je lui en ai donné le droit !… Ah ! monsieur l’abbé, il y a donc, ici-bas même, des peines éternelles ! Ne serai-je jamais pardonnée ?

Elle porta sur ses beaux yeux son mouchoir de fine batiste.

L’abbé avait l’habitude de voir bien des misères. Mais celle-ci était si touchante, au milieu de tout ce luxe qui faisait contraste, la jeunesse et la beauté suppliantes ont un tel charme, qu’il fut profondément ému.

Elle le regardait à travers ses larmes, et, distraite de sa douleur par le désir de voir quel effet sa confidence allait produire sur un prêtre, voué aux chastetés, elle prononça d’une voix faible comme un soupir :

— Et je ne suis sa femme… que par le nom !…

Le prêtre baissa les yeux et leva ses deux mains jointes :

— Oh ! mon Dieu ! comme vos enfants excellent dans l’art de se tourmenter les uns les autres !… Et, pardonnez-moi, madame, — mais je vous parle ici comme en confession, ma chère enfant, — il n’y a pas autre chose ?

— Pas autre chose… mon père !

— C’est bien, je le verrai. Je le verrai. Je lui parlerai. Ayez confiance. Je l’ai élevé moi-même, — aidé par la plus pieuse des mères, — dans les principes de notre sainte religion. Comment peut-il demeurer incapable de pardon, lui, élevé si chrétiennement ?…

L’abbé n’acheva pas sa pensée. Il songeait à la Madeleine. Elle était la vraie pécheresse, celle-là ! Elle avait cependant trouvé miséricorde…

Il s’était dirigé vers la porte. Elle l’avait suivi. Il se retourna vers elle :

— Appelez Dieu, mon enfant… Dieu répond toujours.

Il sortit.

Ce dernier mot du prêtre fut prononcé avec une telle grandeur simple, avec une telle sympathie, qu’elle en fut remuée. Et, dans les lointains obscurs de sa mémoire, quelque chose s’éveilla, de doucement confiant envers la puissance inconnue et protectrice qu’elle appelait jadis le bon Dieu… Elle revint lentement s’asseoir près de la cheminée et demeura pensive, étonnée d’elle-même. Elle fixa involontairement sa pensée sur ce mouvement étrange, comme lointain, qui se faisait en elle… Elle se revit toute petite, à cinq ans, déjà malheureuse, mais pressant, dans son petit poing serré, le soir, au fond de son lit, quand elle avait trop de chagrin, ou quand elle avait peur au bruit du tonnerre, la croix bénite, suspendue à son cou. Aussitôt, — en ce temps-là, — elle était consolée, résignée courageuse et calme… Ces joies de sécurité, jamais plus elle ne les avait connues.

… Être heureuse ! oh ! être heureuse ! que demandait-elle autre chose, aux hommes, aux circonstances, à la vie !… Et comme elle se sentait loin du bonheur ! Comme toutes les complications de la pensée en elle, des faits autour d’elle, l’embarrassaient, la gênaient cruellement ! En qui avait-elle confiance ? Qui aimait-elle ?… Qui l’aimait ?… Elle eut, à ce moment, la conception fuyante mais profonde, d’un bonheur ignoré : celui de sentir la confiance d’un autre être, sur elle, autour d’elle ! Oh ! être heureuse ! être aimée !… Alors, fortune, ambitions, luxe, que serait tout cela ?… Dans son berceau, au temps où il lui suffisait de serrer sa petite croix sur sa poitrine, — qu’était-ce que ce bonheur si doux, si intime, si vrai, le seul dont elle se souvînt, qu’était-ce, sinon sa confiance en quelqu’un, la certitude d’être aimée et protégée par quelqu’un…, par le Dieu des pardons, des intelligences, des bontés… Oh ! être aimée !…

Sa poitrine se souleva pour d’autres sanglots, cette fois, que ceux qu’elle avait montrés souvent à son mari, afin de l’attendrir et de le séduire. Elle se leva brusquement, entra dans sa chambre dont elle ne songea même pas à refermer la porte, et se jeta sur son prie-Dieu, — saisie d’un besoin presque enfantin de mettre en acte, comme lorsqu’elle était petite, la prière de son cœur.

Agenouillée, elle sanglotait, elle pleurait, elle criait vers le bonheur, vers la paix, vers l’amour, qu’elle appelait autrefois Dieu… « Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! » et ne parvenait pas à dire autre chose, — et ne sentait rien devant elle, que le vide, — l’abîme.

A ce moment, Albert entrait au salon. Par la porte ouverte, il la vit agenouillée et tout éplorée, et son cœur trembla dans sa poitrine. Doucement, il s’approcha du seuil, en l’appelant, malgré lui : « Marie ! Marie ! » Il s’étonna de l’appeler ainsi, par son petit nom, mais ne put faire autrement. Il eût porté la main sur elle, pour la sauver d’un péril physique… De même, d’un élan irréfléchi, devant ce désespoir moral, il l’appelait avec de la tendresse.

Elle était si prête, si résolue, tout à l’heure, à le séduire, et la duplicité était si bien dans ses habitudes de pensée et d’action, que, malgré elle, en entendant cet appel, elle songea : « Il est là. Il m’a vue prier, tant mieux !… » Et par-dessous les sincérités fragiles de sa douleur, de son effort vers la vérité et le repentir, elle entendit sa vraie nature qui murmurait distinctement : « Soit ! Que tout, — même mes sincérités, — me serve à le tromper mieux ! »

Alors, elle se fit horreur à elle-même, et vint à lui, d’un air si effaré, si hagard, qu’il eut presque peur.

— Qu’avez-vous ! Qu’avez-vous ! cria-t-il, — par pitié !

Elle s’assit près de lui, sans lâcher la main qu’il lui avait tendue, et, d’un mouvement involontaire, — qu’elle eut le temps, toutefois, de juger utile, et qu’elle sentit voluptueux pour lui et doux pour elle, — elle appuya la tête sur son épaule, en sanglotant :

— Pardon ! pardon ! Vous m’avez surprise… L’abbé sort d’ici… Pardonnez une enfant malade… Je ne suis qu’une enfant malade… Je ne suis plus maîtresse de moi ! J’ai tant besoin de consolation, de bonté… Personne ne m’a jamais aimée, même toute petite… Vous ne pouvez pas savoir… Mais je vais tout vous dire…

Elle le sentait attendri, et, déjà triomphante, avec un rire intérieur, elle larmoyait, elle le roulait dans le torrent de ses plaintes :

— Ils se sont tous acharnés après moi. Si vous saviez ! Eh bien, oui ! Qu’y pouvais-je ? Ils sont tous venus me chuchoter à l’oreille les mêmes paroles… parce que j’étais belle et parce que j’étais pauvre, tous, oui tous ! Ceux qui prenaient leur temps, parce qu’ils étaient reçus chez ma mère et certains de me revoir, — et ceux qui se dépêchaient parce qu’ils n’avaient à eux que l’occasion, la minute… tous ont essayé ainsi de me voler à moi-même… Eh bien ! j’ai lutté, et j’ai triomphé… Pourquoi dit-il que je suis mauvaise ?…

— Qui dit cela ? interrogea Albert qui n’osait retirer son épaule, où elle appuyait toujours sa tête parfumée, ses cheveux enflammés des clartés vives de la lampe.

— Mais lui !… Qui serait-ce ? Lui, Paul, que j’aimais ! que j’adorais ! Il dit que je suis mauvaise !

Elle se releva, renversa sa belle tête sur le dossier de son fauteuil, et, sûre d’être admirée, les yeux à demi fermés et ruisselants, avec des larmes qui luisaient jusque sur ses lèvres tremblantes :

— Oh ! en ce moment, dit-elle plus calme, je ne suis ni bonne ni mauvaise ! Je suis écrasée, anéantie, à bout de forces ! Voilà tout. Toutes mes pensées se sont choquées dans une confusion où je ne vois plus rien. Tout est noir. Au fond de l’abîme où je glisse, j’aperçois à peine un peu de bleu, tout là-haut, sur ma tête. C’est le bonheur des autres, et je m’en éloigne. Je descends. En rêve, on a de ces chutes sans fin. Quand on veut se retenir aux parois du cauchemar, tous les appuis cèdent sous les mains ; on n’arrive jamais au fond, mais, du moins, le cri qu’on pousse vous réveille ! Moi, je ne me réveille jamais !

Pour cette dernière petite phrase, elle avait pris sa voix dans le creux, selon les principes de Théramène, et elle fit un grand effet sur son public.

— Vous avez en moi un ami, fit Albert pénétré, mais ne sachant la cause de ce flot de paroles où il y avait tout : vérité, mensonge, passion, calcul, regrets, repentir, ruse, — tout, hélas ! tout mêlé, dans un inextricable chaos qui était elle-même, l’abîme intérieur où son âme confuse se cherchait en vain.

Elle se calma tout à fait.

— Un ami, oui… un ami ! dit-elle. Je voudrais tant avoir un ami !

Cela fut dit naturellement.

C’était, en effet, le cri simple et vrai… qui la servait encore pourtant, dans son œuvre de perdition.

Et elle le savait bien.

Elle reprit :

— Enfin, je vais tout vous dire.

Et la confession qu’elle avait faite à l’abbé, la même exactement, — moins les termes sacrés, que les protestants appellent : le patois de Chanaan, — elle la refit à Albert stupéfait.

Quand elle eut fini :

— Ah ! le malheureux ! le malheureux ! répéta Albert plusieurs fois.

Voilà qu’il regrettait, au fond de son cœur, de la lui avoir donnée, cette femme, par un sacrifice trop prompt sans doute, muet, inconsidéré !

Il voulait cacher son émotion personnelle, et se préoccuper de son ami, de Paul, plus encore que d’elle. Il parlait d’un ton dégagé :

— Le malheureux ! Les gens de Paris sont fous, ma parole d’honneur !… Il suffit, je le vois, d’arriver dans la ville des névroses, pour prendre le mal ambiant. Casuistes, analystes, pessimistes ! que le diable les emporte tous ! J’aurais cru mon Paul à l’abri…

Il se tut, et reprit avec rondeur :

— Eh bien ! mais, c’est facile à arranger, au fond, cet affreux malentendu… Lui avez-vous bien tout expliqué… comme à moi ?

— Il ne me laisse jamais parler longtemps, soupira-t-elle.

— Mais c’est donc un forcené ! Comment ! Lui ! Ce cœur exquis ! Mon Paul ! Je vous dis qu’il est fou ! fou à lier ! Monsieur voulait apparemment qu’on eût attendu sa rencontre pour avoir un cœur et des yeux !… Comme si vous pouviez prévoir Monsieur Paul, — avant de le connaître ! Mais soyez tranquille, je lui parlerai… je lui parlerai, — et ferme !

Elle était redevenue maîtresse d’elle-même, — un peu rosée par l’émotion de tout à l’heure, mais tout à fait tranquille et parfaitement jolie.

— Toute réflexion faite, dit-elle, attendez un peu de temps. Attendez qu’il vous parle ; il vous parlera certainement.

— Pourquoi attendre ?

— Je ne sais pas. Je crains de l’irriter. Voyons, promettez-moi ; je vous le demande.

— Assurément, je me tairai, — tant qu’il vous plaira.

— Bon, c’est convenu… Et merci.

Elle lui donna sa main à baiser. Il sortit, plein de pensées.

Elle voulait qu’avant d’avoir avec le comte Paul une explication qui pouvait lui ramener son mari, — le comte Albert de Barjols eût le temps de s’attacher plus fortement à elle. Elle voulait se garder un amant, — qui sait ? un second mari peut-être.

II

Le lendemain, le bon abbé était venu parler au comte Paul.

— C’est vous, mon cher abbé ! Je suis heureux de vous voir. Qu’est-ce qui vous amène ? Encore une bonne œuvre ?

— Une bonne œuvre assurément et qui vous concerne, mon cher ami.

Et l’abbé conta les inquiétudes de la mère et la visite qu’il avait faite à la jeune comtesse.

— Voyons, mon cher enfant, mon cher Paul, pourquoi cette sévérité, cette dureté, envers une pauvre femme qui est devenue vôtre, dont vous répondez, dont vous pouvez faire le bonheur ou le malheur à tout jamais, dans ce monde et dans l’autre ? Je l’ai interrogée ; j’ai regardé dans cette âme. Elle a beaucoup de bon. Le bon l’emporte. Elle ne demande qu’à bien faire, à vous complaire, à vous aimer, à être aimée. Elle a parlé selon mes vœux, — mieux que je n’espérais même. Je n’ai vu aucune apparence, aucun signe de malignité, ni même de légèreté. Voyons, que lui reprochez-vous, pour vous montrer inexorable ? Ouvrez-moi tout votre cœur, cher enfant… C’est votre mère qui m’envoie.

— Et d’abord, lui dit Paul, en s’asseyant devant lui, et d’abord, quoi que nous disions ici, mon cher abbé, mon excellent maître, il est bien entendu que ma mère doit tout ignorer. Vous savez que les émotions lui sont interdites. Vous savez quelle a été sa vie de martyre. Une douleur de plus, et venant de moi, serait sa mort peut-être. C’est pourquoi je suis forcé de lui mentir… Vous m’entendez bien ?

L’abbé fit signe que oui.

Paul se leva.

— Je ne suis pas heureux, l’abbé, — soupira-t-il.

Il l’appelait ainsi quelquefois, avec une nuance de jolie tendresse familière, enfantine. Il y avait là un souvenir de ses espiègleries d’écolier.

— Je t’écoute, petit, je t’écoute bien ! — fit le vieux prêtre, qui sentit s’émouvoir, au plus profond de lui, cette paternité d’âme plus puissante peut-être que l’autre pour le bien général des hommes et tout aussi réelle.

— Eh bien ! d’un seul mot, l’abbé, je me suis trompé sur la qualité de cette âme-là. Cette femme n’est pas de ma race. C’est une autre espèce. Elle m’a trompé, là-dessus volontairement. J’ai découvert cela juste à temps. A quoi bon plus de détails ? Ce n’est pas nécessaire… C’est une mauvaise. Elle a une éducation basse. Elle a des relations misérables. La langue qu’elle parle n’est pas la mienne. — Nous ne pouvons pas nous entendre, et c’est irrémédiable.

Il fit trois pas en silence, revint vers le prêtre, et continua :

— J’ai eu le temps de réfléchir sur le sujet, et je résume : C’est une conscience troublée, — où rien, rien n’est fixe… Aucune discipline morale. Aucun effort pour s’en donner une. Un besoin fou de s’étourdir avec du tapage, de se distraire de soi, de ne penser à rien. La curiosité des complications. La soif des jouissances purement matérielles. Capable de tout pour les goûter. Envieuse avec rage. Ame bêtement démocrate, qui croit que l’égalité c’est le droit de chacun à la domination sur tous ! que la fortune fait les princes et qu’il faut en être. Ame de doute, créée par le spectacle des hontes autour d’elle, par l’assaut des convoitises lâches, vicieuses, qu’ont eu à subir sa jeunesse et sa beauté. Ame de négation, qui ne croit à rien de bon parce que, sous ces influences malignes, elle n’a rien vu germer de bon en elle, — et parce qu’on n’admet dans les autres que les vertus dont on est capable ou dont on serait capable soi-même, par occasion. Ame perdue, qu’on ne peut sauver. Véritable fleur d’abîme, née au bord d’un gouffre et qui entraînera tous ceux qui, tentés par sa grâce et sa fraîcheur, voudront la cueillir pour la respirer. Oh ! je la connais bien, allez ! — C’est l’âme corrompue, désolée, vide, douloureuse et funeste, d’une génération de décadence qui n’a pas su se créer un idéal, — après avoir tué son Dieu !

Il s’arrêta devant l’abbé qui, — ses deux mains croisées sur ses genoux, dans une pose d’habitude, — avait fermé les yeux pour mieux écouter.

Il y eut un silence.

— As-tu tout dit, mon pauvre enfant ?

— Oui, l’abbé, pour le moment.

— Qu’est-ce qui te prouve que tout cela est rigoureusement juste ? L’as-tu confessée, comme moi ?

Paul eut un mauvais sourire :

— Vous croyez à leur confession, vous ? Moi, pas ! Pas même quand elles s’accusent des pires monstruosités, car alors, c’est qu’elles posent… j’avais oublié un des traits principaux de leur caractère à toutes…

Et avec un geste furieux, qui coupait l’air en coup de cravache :

— Cabotines ! dit-il.

L’abbé voulut parler. Mais ce cœur, tout gonflé de douleurs silencieuses depuis si longtemps, se déchargeait, sans rien entendre, sur le pauvre cher homme :

— Mon pauvre abbé ! que vous êtes naïf ! Que le ciel vous bénisse, comme vous dites. Vous êtes encore, vous, un de ces êtres candides, — comme mon pauvre, mon cher Albert, — qui croient au bien parce qu’ils le font, qui n’accusent jamais personne de rien de mal, — qui trouvent toujours l’interprétation favorable de la conduite des malfaiteurs… Au fond, avec vos belles indulgences, vous êtes complice !

L’abbé eut un haut-le-corps.

— Oh ! saintement ! mais complice ! Grâce à vous, on ne les dévoile jamais…

Il serrait les dents.

— Eh bien ! moi, si je pouvais, je les mettrais toutes nues sur la place publique, ces âmes-là, vous m’entendez, — ces âmes ! comme on exposait autrefois le corps tout nu des femmes adultères. Et je dirais : Regardez-les, bonnes gens, afin de les reconnaître à telles et telles marques que je vous dénonce ! Cachez-leur vos fils, les mères ! Cache-leur tes enfants, société ! Car ce sont les âmes de perdition et de mort. Partout où elles passent, tout est détruit, la probité, la force d’âme, l’honneur ! Elles sont le taret qui troue lentement et sûrement la carcasse du vieux navire. Et le naufrage n’est pas loin…

Il leva les bras au ciel en criant :

— Ah ! l’abbé ! l’abbé ! l’abbé ! On se confesse à vous ; on vous dit des mots. On vous conte des faits, des petits faits, des anecdotes de péché, des amours d’anecdotes ! Et vous attachez de l’importance à ça, vous ! à des récits, à des faits !… Vous êtes donc un matérialiste, l’abbé ?

Le pauvre abbé se signa lentement, tandis que l’enragé continuait, avec emportement :

— … Car les faits, c’est la matière du péché. Mais le péché lui-même, la nature du désir, la volition du mal, le rêve délibéré et funeste, voilà ce que vous ne voyez pas, — et c’est cela qui est le Mal lui-même, le Mal triomphant aujourd’hui, car, aujourd’hui, il se complaît en lui-même, il se flatte et s’avoue ; il est pire que tous les faits, qui sont déterminés par mille causes fatales, il est pire parce qu’il est consenti déjà, quoique irréalisé… Voyons, l’abbé, vous devez me comprendre, vous qui avez fait mon instruction religieuse : autrefois, l’intention satanique n’était qu’une tentation vite réprimée, une voix d’en bas vite étouffée, ce murmure du diable qu’entendaient les saints eux-mêmes… Aujourd’hui, l’abbé, cette voix parle tout haut, plus haut que tout ! et tout le monde sourit de l’entendre… Et ma femme, — vous m’entendez, — la femme que j’ai choisie, — que je me suis donnée, c’est une conscience de ça ! une conscience de mal, de désespoir, de nuit, de destruction ! Elle peut vous conter tous les faits qu’elle voudra. Ce qu’elle ne vous contera jamais…, c’est ce qu’elle est !

— Mais, malheureux enfant ! sur quoi vous appuyez-vous, pour l’accuser si désespérément d’être ce que vous dites ?

— Qu’importe ! si je l’ai reconnue pour telle à des signes certains ? Et je la sens, vous dis-je, je la flaire ! je la tiens ! Puisque je me confesse, l’abbé, laissez-moi vous dire. Je n’ai pas toujours été sage, et vous le savez… Le moyen de l’être, quand on est célibataire, jeune et ardent ? Alors, on a les filles de mauvaise vie ou les femmes honnêtes, je veux dire les femmes du monde. Naturellement, comme on a du goût, on préfère celles-ci à celles-là, — c’est-à-dire la faute, le crime, à la vilenie. Le crime, c’est plus propre.

L’abbé leva les yeux au ciel, non pas scandalisé, mais si profondément attristé !

— Eh bien ! j’en ai connu plusieurs, une surtout, de ces modernes diaboliques. Elle essaya d’abord de me ranger parmi ses dupes. Ça ne prit pas, et je le lui dis. Alors, elle se mit à rire, et me montra de l’estime, assez d’estime pour se raconter à moi. Oui, elle me contait ses perfidies, toutes, vis-à-vis de son mari, vis-à-vis de ses amants. Celle-là m’a tout appris ; elle m’a appris toutes les autres. Elle avait un enfant. J’essayai de le lui faire aimer, — oui, moi, l’amant ! — car elle ne l’aimait pas, le pauvre petit… Les chattes pourtant aiment les leurs. Eh bien ! je ne pus réussir, et nous eûmes, à ce sujet, des conversations, l’abbé, qui me permirent de descendre au fond de cette âme vide, de cette apparence d’âme !… Et voilà ce qu’elles ne peuvent vous confesser. Il faut y aller, pour voir ! et vous ne pouvez pas y aller, vous, l’abbé ! Et cela ne se raconte pas… Mais, pour en rendre l’impression, je vous répète : C’est du vide, avec des dehors charmants. Vous croyez voir une femme ? Eh bien ! non ! C’est un spectre inhabité, quelque chose comme du néant — qui serait mauvais !

Le malheureux se soulageait dans ce flux rapide et abondant de paroles. Il se grisait de son éloquence de représailles. Il se dédommageait de cinq longs mois de silence et de martyre. Il allait et venait, nerveux, par la chambre, s’arrêtant aux vitres, regardant un instant, sans voir, le ciel gris, morne, les arbres dénudés du petit parc.

L’abbé prononça lentement :

— Vous manquez de calme, mon cher enfant. Nous aviserons tout à l’heure aux moyens, s’il en est, de reconquérir cette âme au bien, — mais éclaircissons un point d’abord… Elle vous inspire encore de la passion… Ne le niez pas. La violence même avec laquelle vous parlez semble l’indiquer, — et là peut-être est le salut.

— De la passion ! de la passion !… mâchonna Paul entre ses dents, — c’est du propre, la passion ! Parbleu ! Dites-moi un homme jeune, ardent, en pleine vie, qui n’éprouve rien devant une femme jeune et belle ! Et si cette femme est en son pouvoir, à sa discrétion, dites-moi quels mouvements de fureur la vue de cette beauté, de cette jeunesse peut produire en lui, s’il se croit forcé de se résister, par dignité, pour garder le meilleur de lui, sa liberté, son âme, — sa race peut-être !… De la passion ! C’est du propre, je vous dis, la passion !… La passion qu’elle m’inspire, à présent, je crois bien que c’est de la haine.

— Paul ! cria l’abbé, plein de reproches et de douleur.

— … Une noble haine, l’abbé. Et tenez, oui, je la hais ! Voulez-vous savoir pourquoi ? — Parce que je sens que, pour elle, pour le redoutable plaisir d’étreindre sa beauté dangereuse, de lutter avec son âme perfide… — vous êtes venu chercher une confession ? eh bien ! la voilà ! — pour avoir ce plaisir-là, entendez-vous… je me sens parfois capable de sacrifier ce que j’aime le plus au monde : ma mère !… Je la hais, car je suis tenté cent fois par jour de la prendre, de l’emporter, elle, ma femme, comme une maîtresse, loin de ma propre maison, loin des hommes, pour jouir seul, dans une sécurité jalouse, de son charme diabolique…

Il avait mis ses deux mains crispées sur sa tête et il criait :

— Je la hais, car, au-dedans de moi, elle me fait commettre toutes les lâchetés, toutes les infamies, auxquelles je résiste de fait, mais qui sont commises, pour elle, en pensée, par moi, tous les jours !… Oui, je la hais, car elle ne peut que m’abaisser ! Et je ne peux pas, moi, la relever !

L’abbé alla vers Paul, prit les deux mains du jeune homme, le ramena vers le canapé, le fit asseoir près de lui.

— Voyons, voyons, mon cher enfant, ne nous exaltons pas. Je conviens que tout cela est effrayant, que le mal est profond, mais Dieu, songez-y, est plus fort que tout. Elle m’a parlé de Dieu. Nous triompherons par Lui, avec Lui.

Paul dégagea ses mains et haussa les épaules.

— Pardonnez-moi, mon digne ami. Mais c’est justement là le point, — et tout l’obstacle. Dieu, voyez-vous, — je vous l’ai dit tout à l’heure, et je ne sais pourquoi vous n’y avez pas prêté attention, — Dieu, — naturellement, elle n’y croit pas… On a beaucoup ri de Dieu, l’abbé, depuis Voltaire. Peut-être, — pardonnez-moi, — vos pareils y ont-ils aidé quelque peu, avec des pratiques puériles. Quoi qu’il en soit, c’est un sujet de raillerie facile aujourd’hui et toujours à la mode. Et quand vous arrivez, vous autres, les bons prêtres, avec vos robes noires, — on repousse les vérités morales dont vous êtes les seuls dépositaires, à cause de l’absurdité de tel ou tel article de foi raillé par les beaux esprits… Vous ne pouvez avoir sur elle aucune influence, croyez-moi.

Et il ajouta sentencieusement :

— Le prêtre ne peut plus rien pour ce monde, à moins d’un miracle.

— Un miracle est toujours possible à Dieu ! cria l’abbé.

— Mais non pas aux prêtres, l’abbé ; et le miracle de l’Église serait de se transformer de telle sorte que, fidèle immuablement à ses origines, c’est-à-dire à la pensée de son Christ, elle renonçât à toutes les formes que l’esprit moderne répudie… Tenez, ma mère elle-même, l’abbé, si pieuse qu’elle vous semble, — elle n’accepte pas tous les dogmes, et elle se croit sauvée ! Au fond, c’est une hérétique, la sainte femme.

— Et à quoi, bon Dieu ! ne croit-elle pas ? dit le prêtre, effaré.

— Aux peines éternelles, par exemple.

— Oh ! dit l’abbé rassuré tout à coup, — c’est l’hérésie de la bonté, cela !

Il souriait.

— Vous aussi, mon pauvre abbé ! Vous voilà hors de l’Église !

Mais le bon prêtre ne voulait pas répondre plus longtemps sur ce sujet-là.

— Voyons, voyons, ta femme, dit-il, ta femme, si tu crois que je ne peux rien pour elle, — toi du moins essaye, domine-toi, sois-lui bon… On ramène toutes les âmes, par la tendresse et la pitié.

— C’est ma religion que vous formulez là, d’un seul mot, l’abbé… Mais je ne peux plus être bon ni tendre avec elle…

— Et pourquoi, mon fils ?

Paul devint sombre.

— Je vous l’ai dit : parce que je ne l’aime plus, et que je la désire encore… Je suis forcé de paraître dur, cruel même, avec elle ! Si, dans ma volonté de la sauver d’elle-même, je montrais à cette femme de la pitié et de la tendresse, elle n’y verrait que l’occasion de m’attirer en bas, et, — je le sens avec épouvante, — elle n’y aurait aucune peine !… La passion vicie tout ; elle empoisonne la pensée ; elle fait dévier l’action… Ah ! si j’avais encore votre Dieu !

— Que veux-tu dire ? s’écria l’abbé, — qui, cette fois, n’en crut pas ses oreilles.

— Ah ! c’est juste ! Vous ne savez pas… Parce que j’accompagne fidèlement ma mère à la messe, tous les dimanches… Eh bien ! oui, c’est vrai, l’abbé…

Il secoua la tête.

— Je ne crois plus en Dieu, voilà bien longtemps.

Il comprit qu’il fallait consoler son vieux maître. Il se rapprocha de lui, lui prit à son tour les deux mains, dans une des siennes, et de l’autre, il les caressait comme il eût fait à un enfant.

— Voilà, cher ami… Je n’avais dit cela ni à ma mère, ni à vous. Il faut continuer à le lui cacher. Non, non, je ne crois plus aux choses que vous m’avez apprises, l’abbé. Nous n’y croyons plus. Et savez-vous comment cela est arrivé ? Certainement, j’étais imprégné des idées ambiantes, des idées du siècle, comme on dit, mais j’acceptais encore les preuves intuitives… Ces preuves-là, je les ai toujours en moi, mais je ne crois plus avoir le droit d’en tenir compte. Il nous en faudrait d’autres, — qui n’existent pas. Vous en conviendrez, il n’y a pas de preuves positives, mathématiques, de l’existence de Dieu ?… S’il y en avait, tout le monde croirait, parce que tout le monde est devenu savant.

Il souriait, un peu ironique, et très triste.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait le prêtre.

— Mais, l’abbé, soyez rassuré, je ne suis pas un athée de la méchante espèce. Vous allez voir… Ce qui a achevé de détruire ma foi, c’est cette réflexion que fit un jour Albert devant moi : « Si nous croyons encore, c’est surtout parce que ça nous fait plaisir . » Croire m’était en effet très doux. C’est une joie dont je me suis privé, l’abbé, voilà tout ; — mais j’ai retenu, de votre Dieu, tout le reste, tous ses commandements. Dieu s’est transformé pour moi en idéal. Il n’a perdu que l’immortalité. Je n’attends rien de lui par delà la vie.

— Mais c’est Dieu même, cette immortalité, tu veux dire cette éternité ! cria l’abbé, frappé d’épouvante.

— C’est le dieu inconnaissable. J’ai retenu celui qu’on peut connaître : un idéal réalisable de bonté et de tendresse. Je suis un athée spiritualiste, l’abbé. C’est une nouvelle espèce. Malheureusement, si l’on peut encore, avec la notion d’idéal, diriger les âmes bonnes, on ne se rend pas maître des âmes mauvaises. A celles-ci, Dieu faisait peur. L’idéal, lui, ne peut pas s’imposer à la brute humaine ; il exige l’effort et le consentement des intelligences. Nous avons supprimé Dieu : l’Égoïsme est démuselé.

L’abbé se leva. De grosses larmes lui venaient aux yeux.

— Je suis brisé, cher enfant, consterné, brisé, bien triste, — effrayé de toutes ces choses. Je te quitte, mon cher enfant. Je réfléchirai, je verrai. Pour toi du moins il y a sûrement un remède. Nous le trouverons. Je te confie à toi-même, car tu es une belle âme, puisque tu es une âme bonne. Allons, embrasse-moi. A bientôt.

Dans l’escalier, il s’en allait, le dos rond, la tête basse, découverte, oubliant de mettre son grand chapeau, la main sur la rampe de fer ouvragé, roulant des pensées.

« Oh mon Dieu ! songeait-il, je ne savais pas, non, je ne savais pas que l’abîme fût si profond où s’agitent aujourd’hui toutes les âmes… Mais c’est la mort, la mort d’un monde… la fin morale d’un monde, ô Seigneur ! »

Et, remuant les lèvres comme lorsqu’il lisait son bréviaire :

De profundis clamavi ! … Je prie vers vous, Seigneur, du fond de ce grand abîme où je passe inutile, — au milieu de tous vos enfants.

III

Tous les matins, quand le temps était favorable, ils partaient, Albert et Marie, pour la promenade à cheval.

Sûr d’Albert comme de lui-même, le comte Paul ne voyait rien de dangereux à ces assiduités. Qu’Albert eût, le premier, aimé Marie, il l’ignorait ; qu’Albert pût se mettre à aimer Marie, il n’y songea même pas. Sceptique à l’égard des femmes, Paul avait en l’amitié une foi absolue qui l’aveuglait. Pas plus qu’il ne se fût senti capable de devenir le séducteur de Pauline, de la sœur d’Albert, pas plus il n’admettait qu’Albert pût aimer sa femme !… « S’il se croyait en péril — je le connais — il ne viendrait plus chez moi. » Il avait raison de ne pas douter des volontés, de la probité de son ami ; il aurait dû se méfier de l’inconnu, du hasard, et prévoir l’inadmissible, l’impossible.

Loin de là, dans son ardent philosophisme, presque mystique, dans son idéalisme d’allure religieuse, ce croyant athée imagina que les conversations d’Albert ne pouvaient qu’être bonnes à l’âme désemparée de Marie… « Si quelqu’un peut la ramener, la sauver, c’est celui-ci, aucun autre… Ce n’est pas l’abbé, ce n’est pas moi, oui, c’est Albert peut-être. »

Ceci l’amena au projet de confier à Albert tout son malheur, de lui dévoiler l’âme de Rita, — mais il ajourna de le faire, dans cette pensée : « Laissons-le voir un peu par lui-même. Dans quelque temps, il aura pu deviner, de son côté, l’âme de cette malheureuse ; il aura, sans s’en douter, contrôlé mon jugement, et j’apporterai son verdict à ce cher abbé, comme une preuve définitive. »

Ainsi, il se trompait grossièrement, faute de connaître un point ; mais toute sa perspicacité ne pouvait lui faire supposer qu’Albert eût, avant lui ou en même temps que lui, aimé Marie Déperrier.

… Qu’elle eût pu raconter à Albert leur odieuse nuit de noces, voilà qui ne lui vint pas à l’esprit ! En supposant qu’elle le fît, Albert, averti, s’alarmerait avant tout pour Paul, viendrait lui demander des explications, et il serait temps alors de tout dire à cet ami unique.

Tout dire à Albert ? Il délibérait chaque jour s’il le ferait le lendemain. Il s’était donné de bonnes raisons pour ne pas le faire tout de suite. Il ne se sentait pas entraîné encore à cette confidence. Sa conversation avec l’abbé lui avait révélé à lui-même la profondeur de son mal. S’il n’eût pas gardé pour Marie un sentiment passionné, sans doute il eût, depuis longtemps, parlé. Mais l’aveu de cet intime combat entre les désirs et les mépris qu’elle lui inspirait, lui eût semblé impudique. Le mal était trop présent. Le secret de l’alcôve, il le gardait même vis-à-vis de cet autre lui-même, avec une retenue où entraient une sorte de pudeur physique et une espèce de jalousie.

Du reste, lorsque Albert était en tiers entre elle et lui, rien n’éveillait l’inquiétude de Paul. Marie était impassible.

Albert, innocent d’intention, avait avec Paul la même aisance amicale, lui disait les mêmes choses qu’à l’ordinaire. Il attendait que Marie lui permît de parler à Paul. Il redemanda enfin cette permission…

— Ne hâtez rien, c’est si délicat, lui répondit-elle. Attendez une occasion.

Hélas ! tout au fond de lui, s’il eût regardé en homme expérimenté, Albert eût trouvé une joie involontaire du malentendu qui séparait si absolument cette femme de son mari. On l’eût étonné et indigné en lui apprenant qu’il ne désirait point la paix de ce ménage : la jeune femme était bien plus à lui qu’à son mari lui-même. Il avait, lui, Albert, ses confidences, sa douleur, son âme — ce qu’il croyait être son vrai « moi ». Il ne se le disait pas. Il ne s’analysait point. Il s’abandonnait au flot de la vie. Il n’aurait pas voulu convenir de ces sentiments de fond qui dorment ignorés de l’homme jusqu’au jour où une circonstance, un mot les éveille et les déchaîne en passion.

Cependant, à mesure que se firent plus fréquentes les visites d’Albert à Marie, Paul sentit le besoin de montrer à sa femme qu’il veillait sur elle.

Il entra chez elle un matin en disant avec un peu de brusquerie : — J’ai à vous parler.

Elle s’assit, d’un air docile.

— Savez-vous, dit-il, comment je comprends l’amitié, depuis surtout que je n’ai plus l’amour ? J’ai mes raisons pour vous l’expliquer… L’amitié c’est la partie divine de l’amour. La passion qu’on a pour une femme est peu de chose si elle n’est que le désir. Quand la tendresse vient s’y mêler, passion et tendresse, à elles deux, font le grand amour, le vrai, qui est rare. L’affection que l’on a pour un homme, jointe à l’estime, cela fait l’amitié, qui peut devenir aussi une passion, une passion noble, comme l’amour filial ou maternel… Comprenez-vous ce langage-là, — qui n’est certainement pas le vôtre ?

Elle voyait très bien où il voulait en venir et se réjouissait d’avoir pris ses précautions, d’avoir prévu et prévenu les confidences qu’il pourrait faire à son « cher ami ».

Rageusement orgueilleuse, elle songea :

« Tu verras ce que j’en ferai, de ton amitié, s’il me plaît d’inspirer l’amour ! »

Il reprit :

— L’ami qui a été pour moi comme un frère dès l’enfance, Albert de Barjols…

— Vous n’en avez pas d’autre ! fit-elle comme pour l’accuser de ne pas savoir se faire aimer.

— Parce qu’il n’existe pas deux hommes comme lui parmi ceux que je connais, répliqua Paul… Or donc cet homme-là, ce frère, vient ici presque tous les jours depuis quelque temps…

Elle devint attentive.

Il acheva avec une ironie poignante :

— C’est un héros… Un héros, cela séduit… les héroïnes ! Eh bien !… n’y touchez pas ! — Est-ce compris ?

Et d’une voix sourde :

— Je ne veux pas qu’il ait à souffrir jamais ce que j’ai, moi, souffert par vous… Croyez bien que je n’ai pas d’autre raison, pour vous interdire… celui-là !

Elle songeait : « Je finirai bien par avoir mon tour ! » Et elle dit tranquillement, avec une douceur hypocrite :

— Paul, vous avez tort, croyez-moi, de prendre ce ton injurieux, chaque fois que vous daignez m’adresser la parole… Si vous me croyez un être déchu, comptez-vous me relever ainsi ? Vous parlez souvent de bonté, de pitié… Ah ! les belles choses en théorie ! L’application, paraît-il, est difficile. Enfin, j’espère tout du temps, pour vous ramener à des sentiments plus calmes, à plus de justice envers moi.

Il pensa qu’elle avait raison en lui reprochant l’ironie. Il la lacérait à chaque mot, d’ordinaire. Comme il l’avait dit à l’abbé, c’est sa passion de désir qui le rendait méchant pour elle, lui, si bon naturellement. Et afin de la lui cacher, cette passion toujours grondante :

— Je crois qu’en effet j’ai tort, dit-il. Je tâcherai de mieux faire. Je vous plains sincèrement. C’est mal à moi de vous torturer. Cela n’est pas nécessaire et cela peut être nuisible. J’espère qu’à l’avenir vous me trouverez plus calme.

Déroutée, elle crut qu’il était près de lui revenir. Ce brusque retour de Paul à la douceur la trompa. Elle se leva, courut à lui, et d’un ton noble, assez fier, avec une nuance de féminine et douce soumission, — bien droite devant lui, son œil bleu sincère sur ses yeux sombres, elle dit :

— Je vous jure, Paul, qu’à présent je vous aime, comme je vous respecte.

Il maintint son regard sur le sien et, gardant un ton paisible, poli, qui contrastait avec le tranchant d’acier des paroles :

— Je vous jure, dit-il, — que je n’en sais rien.

Quand il fut sorti : « Je crois bien que je ne l’aurai jamais, celui-là ! songea-t-elle. Eh bien ! en ce cas, tant pis pour lui : il y perdra son ami… »

Et, tout haut, elle ajouta ces quatre mots, d’allure triviale, qui substituaient l’idée d’affaire à toute idée de passion : « Autant l’un que l’autre ! » Puis en elle-même : « Je crois que j’aime mieux l’autre… Mais quels types que tous ces gens-là ! »

Ainsi, Paul se croyait gardé d’un côté, par la probité de son ami ; d’un autre côté, par l’avertissement qu’il avait donné à Marie. Et cela, pensait-il, lui permettrait d’attendre une occasion, une minute d’entraînement pour tout dire à Albert, l’appeler même au secours, lui demander des consolations.

Grâce à ces dispositions d’esprit, Albert et Marie purent se voir sans contrainte. Elle observait en cet homme les progrès de la passion. Elle le savait à elle. Un jour qu’il ouvrit devant elle son portefeuille, une fleur séchée, une rose, s’en échappa.

— Un souvenir d’amour ? interrogea-t-elle…

— Non ! dit-il, avec une vivacité extrême.

Elle sourit, joyeuse.

— Un souvenir de votre notaire, alors ? fit-elle en riant… Oh ! oh ! vous êtes discret.

Il cacha vivement la fleur jaunie, dans un repli du portefeuille et ne dit plus rien.

Elle savait plus que jamais à quoi s’en tenir.

Lui, Albert, continuait à ne voir aucun danger possible à ces entrevues fréquentes. Il goûtait la joie mystérieuse d’être près d’elle sans y rien trouver de coupable, puisqu’elle ignorait, croyait-il, ses sentiments. Il faisait œuvre de pitié, en attendant le jour où Paul reviendrait à sa femme. Il l’empêchait d’être trop seule, trop livrée à elle-même, de désespérer. Il la gardait à son mari, pour le jour prochain où Paul reconnaîtrait ses torts, sa folie. C’était la continuation logique d’un vrai dévouement. Après la lui avoir donnée par un sacrifice, il la lui conservait par un autre sacrifice. Oh ! très doux, celui-ci.

Et lentement s’insinuait en lui, par l’habitude de la voir tous les jours, le besoin de la voir encore. Maintenant, à son insu, il croyait avoir droit à cette joie quotidienne… Rien ne lui ôterait plus ce triste bonheur accoutumé. Oh ! il n’était plus question de départ. Il la voyait, l’écoutait, la frôlait, — et il était heureux comme ça.

La mère de Paul ne cessait de se tourmenter, d’appeler l’abbé au secours, de l’interroger sans obtenir d’autre réponse du digne prêtre que le pieux mensonge auquel Paul l’avait contraint :

— Mais non ! mais non ! je vous assure. Il n’y a rien d’alarmant.

L’abbé cherchait ce qu’il y avait à faire dans l’intérêt de tous, et ne trouvait pas. Il revoyait la jeune comtesse de temps en temps, l’observait avec attention, ne démêlait pas en elle, — qui était sur ses gardes, — l’esprit de mal dont lui avait parlé Paul avec une exaltation si maladive, et il suppliait son jeune ami de mieux juger, de reviser le procès de la malheureuse femme… « A tout péché miséricorde. »

Tout demeura inutile. Ancré dans son soupçon, surtout dans sa méfiance de lui-même, dans sa terreur d’être la dupe de cette femme, de se laisser entraîner par elle et pour elle à une vie de passion physique où il oublierait toute la gloire de son passé moral, où il perdrait la force de vivre pour autre chose, le comte Paul maintenait fermement l’attitude qu’il avait prise vis-à-vis de Rita. Pourvu que sa mère ne pût connaître le fond des choses, il était encore assez heureux. Il laissa l’abbé mentir pieusement à sa place. Il ne parla pas à sa mère.

Un jour enfin, elle lui dit :

— Vous semblez soucieux, mon fils. Qu’y a-t-il ? Rien de grave, j’espère, dans votre vie ?

Il voulut couper court à toute inquisition, et baisant la main de sa mère :

— L’abbé m’avait dit vos inquiétudes, ma mère. Je ne vous en parlais pas, moi, espérant, comme il me l’a affirmé ensuite, que vous étiez rassurée, tout à fait rassurée… Non, ma mère, je n’ai rien, que le souci de mes pauvres, de mes malades ; mais c’est bien quelque chose. Savoir et voir qu’il y a par le monde tant de malheureux, tant de douloureux qu’on ne peut pas soulager, voilà ma douleur, mon malheur à moi. Ma conscience, trop subtile peut-être, se reproche les bonheurs de ma vie. Voilà ce qui me donne souvent l’air soucieux. Mais si vous ajoutez à mes troubles le tourment de vous savoir inquiète à mon sujet, alors, je serai vraiment un malheureux — car vous êtes la seule chose que j’aime en paix.

En parlant ainsi, il ne disait pas tout, mais il ne mentait pas.

Il avait touché juste. La crainte d’ajouter aux peines de son fils la rendit circonspecte, muette pour toujours, — mais, au-dedans d’elle-même, elle se torturait ; elle avait mille visions.

Fidèle à sa promesse, elle se faisait petite, demeurait, avec Annette, dans ses appartements, ou sortait en voiture, et passait la journée chez Madame de Barjols. Les deux dames et les deux jeunes filles vivaient positivement ensemble.

Pauline consolait toujours Annette des froideurs d’Albert. Elle avait fort à faire. Il était toujours pressé. Le matin, il sortait à cheval ; l’après-midi, il allait chez Marie, presque tous les jours, causer ou lire avec elle, en réalité goûter le bonheur d’être près d’elle. Il lui lisait des vers, de la prose, et il y avait toujours quelque phrase qui parlait d’amour, de silence éloquent, de trouble muet. Il ne s’avouait pas qu’elle pouvait y voir l’expression de ses sentiments à lui — mais déjà il se plaisait à l’aimer derrière l’obstacle, à avoir conscience du plaisir qu’il prenait à savourer son inutile amour.

Chez lui, où il ne restait plus beaucoup, on le voyait rêver, absent de lui-même. Il était toujours pressé, facilement de mauvaise humeur. Il finissait, insensiblement, par regarder sa propre maison comme le lieu où il devait demeurer le moins, un endroit de passage. Lui qui adorait sa mère, il éprouvait maintenant des impatiences physiques dès qu’il était assis près d’elle, un besoin de marcher, d’être debout. C’est que, debout, il se faisait l’effet d’être plus près du départ, en route pour la rue Saint-Dominique, — qui était, heureusement, toute voisine. Quand il s’agitait ainsi, sa mère disait en souriant : « C’est apparemment l’habitude de faire le tour du monde. Tu trouves la maison étroite : c’est bien naturel. La jeunesse et la santé ont besoin d’espace. Allons, va, mon enfant. Moi, pourvu que je te sente content, — je suis heureuse. Je n’ai pas besoin de te voir avec mes yeux. »

Elle mentait, celle-là aussi. Le voir de ses yeux, c’était le grand bonheur… Elle n’avait plus beaucoup de temps à le voir, songeait-elle. La mer le lui reprendrait bientôt. La retrouverait-il à son retour ?

Elle chassait ces idées noires, et tendrement, lui répétait : « Va ! va-t’en vite. »

Alors, il sortait ; et, si Annette était là, c’est Annette qui paraissait la plus triste. Elle se rapprochait toujours davantage de la paralytique, la petite Annette, lui faisait la lecture, quand Pauline était fatiguée, se faisait aimer de la mère de celui qu’elle aimait… « C’est toujours ça ! » pensait-elle.

Ainsi coulèrent plusieurs semaines. Et au bout de deux mois, comme Paul songeait à ouvrir son cœur à Albert, Pauline se décida à parler à Paul pour s’en faire un allié en faveur d’Annette. C’était chez les de Barjols, dans un instant où elle le trouva seul au salon. Elle raconta les sentiments de sa petite amie, supplia Paul de parler à Albert, et termina par ces mots :

— Ne faisons pas encore une malheureuse.

Paul leva les yeux sur elle, et il allait demander : « A quelle autre malheureuse faites-vous allusion ?… » quand elle se troubla, rougit, puis, furieuse d’avoir rougi, sentit des larmes lui monter aux yeux, et enfin, effrayée de se trahir ainsi, perdit contenance…

Ce fut assez. — Paul avait compris !

— Ma chère Pauline, dit-il, comptez sur moi pour essayer de faire le bonheur d’Annette et celui d’Albert. Il y a en effet assez de malheureux par le monde.

Ils se serrèrent la main, comme deux hommes.

IV

Paul résolut de parler à Albert dès le lendemain. Il profiterait de l’occasion pour vider son cœur de l’affreuse confidence. Il lui montrerait enfin son propre malheur pour lui faire mieux comprendre le bonheur d’épouser une Annette, une Pauline.

Mais Pauline devança Paul.

Ce qui la décida à parler, c’est qu’elle avait réfléchi aux perpétuelles absences de son frère, aux distractions, aux impatiences, parfois brutales, qu’il avait depuis quelque temps avec les domestiques… Elle le sentait en péril.

— Albert, lui dit-elle, dans l’après-midi de ce jour, et juste au moment où il allait sortir, — Albert, j’ai à te parler.

— Tout le monde a donc à me parler aujourd’hui ! C’est une conspiration !… Que veux-tu, ma bonne Pauline ?

Comme elle le regardait tristement, la triste jeune fille !

Tout en prononçant « ma bonne Pauline », il avait eu, lui, autrefois si doux, si affectueux avec sa sœur, — un ton d’impatience comme s’il eût avoué : « Tu m’ennuies ! Dépêche-toi ! »

Il regarda sa montre. Il était l’heure de se rendre chez Paul, — s’il voulait en avoir fini avec lui assez tôt pour trouver Marie à l’heure fixée… Oui, on l’eût étonné si on lui eût dit qu’il ne pourrait plus sans désespoir se passer de l’entrevue quotidienne. Mais c’était ainsi. Il était attiré inéluctablement, et, forcé d’obéir, il se croyait libre.

— Mon cher Albert, commença Pauline, tu m’as confié le grand chagrin de ta vie, comme je t’ai dit le mien…

De quoi lui parlait-elle ? Il l’écoutait avec une demi-attention. « Le grand chagrin de ta vie ? » Ces paroles éveillaient en lui à peine l’idée vague d’une confidence qu’il avait faite, il y avait longtemps… Longtemps, c’était quelques mois tout au plus… Mais il ne sentait plus de même. Il ne se trouvait plus, comme alors, séparé d’ elle , de Marie. Il avait maintenant sa grande part du charme qu’elle répandait autour d’elle ; il en jouissait tous les jours. De quel grand chagrin lui parlait-on ? La veille encore il lui avait lu à haute voix les vers de Musset :

. . . . . . . Je vis sans espérance,
Mais non pas sans bonheur : je vous vois, c’est assez.

Il avait même hésité une seconde, prêt à s’arrêter, comme si le texte imprudemment choisi et parlant pour lui, en disait trop, faisait un aveu coupable.

— Eh bien ! fit-il avec impatience. Dis vite, ma chère Pauline. Paul m’attend.

C’est justement parce que Paul l’attendait qu’elle voulait parler à son frère, le préparer…

Elle lui dit, d’un seul coup :

— Je t’apporte le bonheur, Albert, si tu en veux, si tu sais le reconnaître. Écoute. La sœur de Paul, Annette…

Il était si loin de s’attendre à ce qu’elle allait lui dire, qu’il questionna, curieux :

— Eh bien ?

— Elle t’aime si bien, si gentiment, si tendrement ! C’est une douce, une dévouée. Le bonheur, la tendresse attentive que je n’ai pu donner, moi, à celui que j’aimais, — elle te les donnerait, les mêmes ; quelque chose de sûr, d’immuable… Il ne faut pas repousser cette petite main-là, ce petit cœur qui bat si fort pour toi, entends-tu ?…

Elle songea à Marie. Elle eut peur, et se hâta d’ajouter :

— Avant de me répondre, — il faut réfléchir avec tout ton grand esprit de justice, d’indulgence, de bonté ; — ne te laisser égarer par rien ; peser tout ; et tu me répondras… plus tard, demain, un jour… Nous attendrons… je serai si heureuse, moi, de voir, autour de moi, ma petite amie et mon frère heureux du même bonheur que je n’ai pas pu faire pour moi !…

Il écoutait, debout, l’œil très ouvert, le doigt immobilisé sur la chaînette de sa montre, étonné de ce qu’il entendait et de l’impossibilité où il se sentait de débrouiller le sens de son étonnement.

Alors, le voyant dérouté, elle crut qu’il songeait à l’autre , et elle ajouta, pour l’attendrir :

— Et s’il vient des petits enfants, ils seront bien aimés, ceux-là ! Ils auront deux petites mères, jalouses de les servir, car votre bonheur, Albert, je te dis que votre bonheur sera le mien. Je ne peux plus en avoir d’autre.

Cet homme d’esprit, cet honnête homme au cœur bon, prodiguait à sa sœur d’ordinaire les expressions de sa tendresse ; il savait surtout, quand elle lui parlait d’un chagrin, la consoler. Celui auquel elle faisait allusion en ce moment, — le dernier, — était le plus grand ; c’était le chagrin terrible ; elle le lui avait avoué pour le consoler du sien propre, de son désespoir d’amoureux ; il l’en avait remerciée… Eh bien, tout cela était oublié ! Ou, encore une fois, s’il s’en souvenait, il n’en était plus ému. A peine le souvenir lui en arrivait-il comme d’une chose très lointaine, déjà perdue dans le passé, inutile, morte — et un peu gênante !

L’égoïste passion faisait sourdement son œuvre. A quel point d’esclavage elle l’avait conduit, il ne s’en doutait pas encore lui-même. Ce qu’il goûtait de bonheur auprès de Marie, le charme dont il s’imprégnait autour d’elle, à l’entendre, à la regarder, à serrer sa main en entrant, à s’asseoir près d’elle, à l’effleurer, à sentir son souffle quand, parfois, elle se penchait sur le livre, — tout cela c’était l’attrait physique de l’amour, déjà accepté comme une invisible chaîne, mais solide, aux maillons scellés ; tout cela, c’était la force impondérable mais matérielle du désir, — assez pareille à celle de cette montagne d’aimant, des Mille et une Nuits , qui attirait les navires de la haute mer, les contraignait de venir à elle. Ils luttaient, mais alors, de loin, l’invisible montagne aimantée leur arrachait leurs clous, par centaines, et, peu à peu, toutes leurs ferrures. Tant que l’influence mystérieuse n’est pas contrariée, tant qu’on lui obéit, on ne se doute pas de sa force, mais essayez de la résistance : vous vous sentirez mutilé.

Albert, — la bonté même, — contrarié dans sa volonté de sortir pour aller où l’appelait la magique attirance, attristé de s’apercevoir qu’il obéissait depuis quelque temps à une influence plus forte que sa volonté, fut irrité, comme par un reproche de sa conscience, de l’intervention de sa sœur. On l’humiliait, en lui montrant les sinuosités de la route qu’il suivait, en lui désignant la ligne inflexible du bonheur, — celle du devoir.

— Depuis quand, dit-il, les petites filles chargent-elles leurs petites amies de pareilles missions ? Et depuis quand les jeunes filles raisonnables les acceptent-elles ? Aussi bien, ma chère Pauline, je suis pressé. Nous causerons plus tard de tout cela.

— Je ne te reconnais plus, Albert… Comment peux-tu croire ?… C’est à moi seule, à moi seule, entends-tu ? qu’est venue cette idée, parce que j’ai vu dans le cœur de cette petite. Ce cœur est digne de toi.

Il la regarda, ne sut que répondre.

— Allons, nous reprendrons cette conversation, fit-il. Pour aujourd’hui, en voilà assez. Laisse-moi sortir. Ta petite amie est une colombe, mais c’est un oiseau. Voilà.

— Est-ce ainsi que tu parles de la sœur de ton ami, de notre ami à tous ?… Qu’y a-t-il donc de changé en toi ? et par quoi ? Albert ! Albert ! je t’en conjure ! surveille-toi ! prends garde !

Elle se trouvait par hasard près de la porte.

— Allons, dit-il, bonsoir.

Il avait pris son chapeau et voulut passer. Alors elle se plaça devant la porte en disant :

— Non, deux minutes, mon bon frère, deux minutes seulement. Je veux que tu te souviennes de mes paroles, — et je veux que tu ne puisses pas m’accuser un jour de ne pas t’avoir averti… Tu es distrait depuis quelque temps, distrait et toujours pressé. Crois-tu qu’on ne s’en aperçoive pas ?… Notre mère ne t’en dira rien, mais elle s’en attriste… Où tu vas, cela ne nous regarde point, Albert, mais veille bien sur ton cœur honnête, et prends garde qu’une illusion mauvaise ne te détourne du bonheur que je te montre…

Mécontent de lui, il se sentit colère lorsqu’elle toucha si juste. — Il ne voulait pas parler de cela, fût-ce avec lui-même. Il fronça le sourcil.

Et comme, vaillante à l’idée de combattre pour sa petite amie, elle ajoutait quelques paroles de sagesse :

— De quoi te mêles-tu !… gronda-t-il brutalement. Laisse-moi tranquille ! Tu es folle !

Et, lui meurtrissant le bras d’une étreinte brusque, il la repoussa, en sortant, — d’une façon si inattendue et si mal mesurée, qu’elle glissa et dut étendre les mains pour se retenir au chambranle de la porte.

Elle ne jeta pas un cri ; elle ne dit rien, mais il l’entendit qui éclatait en sanglots… et il ne se retourna même pas… La force par laquelle il était attiré rend aveugle et sourd, et ceux qui vont où elle veut, marchent inflexiblement, du pas mystérieux des somnambules visionnaires, dont la volonté est fatale et dont l’âme a été dérobée.

V

Il ne s’était pas retourné, mais le sanglot de sa chère sœur avait retenti dans son cœur. L’écho s’en prolongeait en lui, tandis qu’il courait au plaisir dangereux. Tout à coup, il s’arrêta. Le dernier écho de ce sanglot de douleur venait de lui révéler enfin sa passion telle qu’elle était, le vœu impérieux et secret de son être entier. Son amour pour Marie, dont il était jusque-là inconscient, il venait de le reconnaître tout à coup et de le mesurer, à la brutalité même qu’il avait montrée à sa sœur.

Il se dit : « Oui, j’aime la femme de Paul. J’avais renoncé à sa fiancée. Mais maintenant je lui prends sa femme. Maintenant, elle est à moi ! Je la lui prends tous les jours, je m’en empare. Je sais qu’elle n’est pas à lui, et sous prétexte de la consoler, de la lui garder, je la lui vole tous les jours un peu ! Ah ! malheureux !! malheureux que je suis ! Et pour aller à ce larcin d’amour, j’oublie ma mère adorée, ma mère infirme, — et quand ma sœur, la douce victime, veut m’avertir, tendrement, doucement, — je la repousse, avec des paroles rudes, telles qu’elle n’en a jamais entendu ! J’ai dit : « Deviens-tu folle ! » Je l’ai dit ! Et je l’ai vue chanceler, la pauvre chère enfant, sous ma poussée de goujat, et glisser, forcée de se retenir pour ne pas tomber. Peut-être s’est-elle blessée… J’ai entendu son sanglot ! Et je n’ai même pas tourné la tête !… »

Il eut envie de rebrousser chemin, de revenir d’un trait sur ses pas, de courir à sa sœur, de lui faire cette joie, de lui montrer son élan de repentir. Et il s’en retournait en effet, mais au bout de trois pas, il reprit sa direction première, celle de la pente irrésistible où roulait sa volonté, devenue inconsistante comme de l’eau ! Et, honteux de lui, il songeait : « Comment ai-je changé si vite !… Ah ! oui ! c’est que je l’aimais ardemment, depuis deux années. Je l’aimais, je l’appelais, là-bas, dans ma solitude, sur le pont de mon bateau ! Je la désirais ! Je songeais à elle sans cesse… Et alors, il m’a suffi de la revoir, d’apprendre qu’il la repousse… de la savoir malheureuse !… »

Ici, sa pensée se faisait bonne pour l’ami. En somme, il croyait Paul coupable d’exagération, de psychologie outrancière, et il se trouvait indulgent de le traiter, dans sa pensée, sur le ton de la gronderie bourrue, mais affectueuse :

« Ah ! le butor, songeait-il, le fou ! Avoir ce trésor à lui, et ne pas être heureux ! Chicaner sur des fautes d’enfant, sur du passé ! Couper des cheveux en quatre, en mille ! Se livrer au petit travail de tous ces analystes, de ces destructeurs d’âme qui désagrégeront le monde, à la fin ! »

Il marchait d’un pas précipité. « Où vais-je donc si vite ? » Il se répondit : « Je vais faire mon devoir. Je vais la sauver ! Je vais parler à Paul, — puisque justement il m’appelle, — je vais lui ouvrir les yeux, lui dire qu’il me doit d’être heureux, puisque j’ai perdu mon bonheur pour faire le sien ! Je vais lui avouer tout ce que j’éprouve aujourd’hui, ce que je sais d’elle, de sa pureté, de sa noblesse, de ses regrets… Je la sauverai… Ou bien… »

Sa pensée s’arrêta. Il s’arrêta lui-même comme si un trou s’ouvrait devant lui, infranchissable.

Après un temps où il ne vit plus rien en lui, sa pensée se remit en mouvement.

« Et pourquoi pas ?… De quel droit exigerait-il que deux êtres, — qui s’aiment parce qu’ils se comprennent, — se sacrifient à lui ? »

Et brutalement, il acheva : « S’il n’en veut plus, eh bien ! je la lui reprendrai ! » Ne la lui avait-il pas donnée en effet ? A cette heure, il n’en doutait plus !

Il s’arrêta encore de penser, puis s’avoua : « … car je l’aime ! je l’aime ! je l’aime !… »

A présent qu’il avait osé se le dire, il se le répétait follement, mille fois. Brusquement il se roulait dans la volupté de sa douleur, de son remords même ; il commençait à goûter les âpres joies diaboliques de l’égoïsme d’amour. Son sang criait vers elle. Le désir, ramassé tout au fond de son cœur, dans les ténèbres, tapi, noué, muet longtemps, se redressait, sifflant, la gueule ouverte, appelant la proie, et s’élançait.

VI

Albert arriva chez Paul :

— Tu as à me parler : moi aussi…

— Ah ! lui répondit Paul, te voilà bien pâle ? Qu’est-il arrivé ?

— Rien, tout. Voici, dit Albert très vite. Je ne suis pas, comme toi, un inquiet et un mystique. Nous pensons de même à peu près sur beaucoup de choses, mais nos pensées ont des allures différentes, des tempéraments presque opposés. Ce qui fait que ton jugement, sur tel cas particulier, peut différer absolument du mien… Mais avant tout nous sommes honnêtes, sincères, et nous nous aimons.

— Avant tout, nous nous aimons, souligna Paul, qui lui prit la main et la lui serra… Où diable veux-tu en venir ? Voilà un exorde bien solennel !

Paul retint un moment la main d’Albert. Il fut étonné de trouver cette main tremblante, et cependant presque inerte sous la pression de la sienne.

— Parle vite ! dit-il alors. Tu me fais peur.

— Paul, dit gravement Albert, tu ignores, et tu aurais dû ne jamais connaître, que mon amitié sûre, ferme, inébranlable, a fait un jour à la tienne le plus grand des sacrifices. Mais comme la pensée de ce sacrifice doit peser dans la balance, pour les décisions que tu as à prendre aujourd’hui, j’ai le devoir de te le dire.

Paul, les yeux fixes, écoutait ardemment.

Albert reprit :

— Quand tu m’as révélé ton amour pour Mademoiselle Déperrier…

Il s’arrêta. Il y eut une demi-seconde de silence pendant laquelle ils entendirent battre leurs cœurs…

Le marin acheva d’un seul coup :

— … je l’aimais !

— Albert ! cria Paul.

Et, frappé de douleur et d’effroi, comprenant, avec tout le passé, tout le présent, il chancela, cachant ses yeux avec ses mains, et tomba de tout son long sur un divan. Un sanglot lui gonfla la gorge et ne sortit pas.

Et se relevant aussitôt :

— Albert ! Albert ! mon ami, mon frère, mon ami d’enfance, Albert ! Albert !

Il ne pouvait dire autre chose : il semblait pleurer un mort !

Le marin, rendu pour l’instant presque insensible à l’amitié comme il l’était tout à l’heure à l’affection fraternelle, dit, presque durement :

— Eh bien, quoi ?

Le comte Paul fit un effort violent sur lui-même, s’assit, et il répliqua doucement :

— Viens près de moi. J’ai à te parler un peu de temps. Viens là… Écoute.

Albert s’assit, ayant dans toute son attitude virile, on ne sait quoi de la physionomie boudeuse des petits enfants qui ne veulent pas être consolés. Car c’était lui maintenant qui devait être consolé. Il le pensait ainsi. Et peut-être, avait-il raison, puisque son malheur, moins grand que celui de son ami, était plus présent à cette heure, plus nouveau pour lui. Et Paul, tendrement, pensa de même.

— Mon ami, mon frère, dit alors Paul, d’une voix caressante, écoute. Il y a trois ans, j’aimais d’une affection discrète, profonde, et qui s’ignorait elle-même, — ta sœur Pauline. La passion que m’inspira subitement Marie me fit oublier Pauline. Le bonheur était là, pourtant. Je l’ai laissé derrière moi. Voilà mon histoire… Elle va devenir la tienne…

Albert leva sur lui des yeux surpris, pleins de questions… et pleins de douleur.

Paul conclut d’une voix persuasive et nette à la fois :

— Épouse Annette.

Albert se leva, — et se rassit aussitôt d’un mouvement involontaire, car Paul, qui n’avait pas lâché sa main, le ramenait à lui.

— Tu aimes Annette de cette affection douce, calme, profonde, qui suffit… Qu’est-ce que je dis là ? C’est la meilleure, c’est la seule, c’est le sentiment sublime. Le reste, toute femme jeune et belle peut l’inspirer, fût-elle mauvaise… Les plus perfides même sont celles qui l’inspirent le mieux, le plus vite, et à un plus grand nombre d’hommes.

Il s’anima :

— Tu aimes Annette, sans y songer, d’un amour fait d’amitié, de respect, de tendresse, de tout ce qui est immortel comme l’âme, ou, si tu veux, plus durable au moins que la jeunesse et la beauté. Épouse Annette. Le bonheur est là.

Et comme, stupide, ne trouvant rien à répondre, Albert demeurait anéanti, osant à peine penser à ce qu’il était venu dire, — Paul se leva.

Il comprenait.

Puisque Albert aimait Marie depuis trois ans, — comme lui, — alors tout changeait. Ses assiduités révélaient une situation toute nouvelle. La coquette l’attirait, le séduisait…

Debout, Paul réfléchissait ; et le plan de la chasseresse de cœurs et de dots lui apparaissait, net, comme illuminé : « Elle veut me le prendre, se venger en m’arrachant cette amitié, en enlevant cet homme — parce qu’il est mon ami, et riche, — à sa mère, à sa sœur, à tous ces gens qu’elle hait puisqu’elle les envie… Oh ! mon pauvre Albert ! mon pauvre Albert ! »

Un grand flot de tendresse lui monta au cœur pour ce jeune homme au cœur pur, son meilleur ami, le frère de son choix, le petit camarade de ses jeux, le frère de la bonne Pauline, le bien-aimé de sa douce Annette.

— Ah ! répéta-t-il tout haut, mon pauvre Albert !

Pendant qu’il le plaignait avec sa tendresse d’enfance, l’autre, Albert, armé à ce moment contre l’obstacle, et se sentant un besoin de lutte immédiate, d’attaque et de défense, — fut presque blessé :

— Pourquoi me plains-tu ? demanda-t-il un peu fier.

— Pourquoi ? dit Paul. Et cette simple question fit éclater, dans sa mémoire, toutes les raisons à la fois qu’il avait de redouter, pour Albert, l’ambitieuse et perfide nature de sa femme.

— Pourquoi je te plains ? cria-t-il… Parce qu’il y a ici péril de mort pour ton cœur naïf et sincère. Pourquoi je te plains ?… Parce que cette femme t’abuse comme elle m’a abusé ! Elle t’aveugle. Elle te change en bête.

Il s’animait :

— Tu brûles de lui sacrifier Annette et ta sœur, et ta mère et la mienne, et moi ! notre vieille amitié de toujours ! Malheureux ! malheureux !… Pourquoi ? pourquoi je te plains ?… Parce que j’ai éprouvé ce que tu éprouves ! J’ai cru en elle comme tu y crois. Je l’ai aimée comme tu l’aimes. Ma mère a voulu me sauver en m’avertissant comme je t’avertis ! Et je ne l’ai pas écoutée, et tu ne m’écouteras pas !… Pourquoi je te plains ?

Il s’arrêta ; puis prononça avec douleur :

— Parce que tu me recommences !

Il vint s’asseoir près de son ami, en continuant, avec douceur :

— Oh ! je t’en supplie, je t’en supplie, Albert, — j’ai, moi, heureusement, pour te prévenir contre elle, des moyens que ma mère n’avait pas. Je puis t’affirmer, moi, en connaissance de cause, qu’elle est mauvaise, qu’elle est fausse, — et d’un seul mot, je te sauverai : Albert, mon ami, mon frère… ne va pas par là : j’en viens !

Albert l’écoutait, sombre, obstiné à son rêve, aveugle et sourd à tout le reste.

— Ah ! je t’attendais là ! cria-t-il enfin. L’histoire de la nuit de noces, n’est-ce pas ? Les lettres ? les fameuses lettres ? Un éclat de rire inopportun ?… Voilà bien des raisons suffisantes pour faire le malheur d’une femme ! Tu es un de ceux qui analysent, toi, un de ceux qui devinent, qui scrutent les consciences, qui pèsent les intentions ! Tu es celui qui sonde les reins, comme dit la Bible quand elle parle de Dieu ! Et alors, sur de pauvres indices, tu as tout pénétré, tout jugé, et tu as condamné une malheureuse femme. Tu la brutalises, à toute heure, en paroles. Tu l’insultes, tu l’écrases… Tu vois, je sais tout, elle m’a tout expliqué. Et je venais, moi, te dire : Frère, comme tu m’appelles, — je l’aimais. J’ai renoncé à mes espérances pour toi. Tu me dois compte de son bonheur… Parlons-en ; veux-tu ?

Paul ne releva pas l’ironie de ces reproches ; son esprit suivait le chemin par où Rita avait fait passer Albert pour le conduire là.

— Ainsi, répliqua-t-il froidement, elle t’a tout dit ? C’est fort, c’est même très fort. Et c’est très simple. J’aurais dû le prévoir, mais je ne suis qu’un enfant, auprès d’elle. Ah ! vraiment, la puissance des femmes est invincible ! Les choses qu’elles racontent prennent aux yeux d’un homme, la couleur qu’elles veulent !… Ainsi, elle t’a tout dit, tout ?

— Tout ! fit Albert.

— Tout, l’éclat de rire, les lettres, ce qu’elles disaient, son passé bohème, la ruse par laquelle elle a essayé de me les soustraire ?…

— Tout, oui tout, répéta Albert.

— Ah ! dit Paul le plus tranquillement du monde ; et il commença de se promener par la chambre, à son habitude…

A mesure qu’il comprenait mieux, il s’attristait davantage. Hélas ! il fallait renoncer, pour l’instant, à détromper sur elle son malheureux ami. Cette certitude le navra.

— Et, poursuivit-il, cette manœuvre de femme adultère, le soir même de ses noces, — cela est, à tes yeux, un pauvre indice ? cela ne révèle pas une perversité redoutable ?

— Ce n’est pas ce que tu dis, fit Albert prenant malgré lui le ton calme de Paul. Ce n’est pas un crime irréparable. Elle a eu peur, sottement, follement, — ce qui était bien naturel. Elle avait lu de méchants livres, soit ; elle a eu la pensée brusque, involontaire, de cet expédient romanesque… Elles font de ces choses-là à leurs maîtresses de pension, les petites filles. Elles ont tort, mais ça ne se punit pas avec le malheur de toute une vie !

Le comte Paul eut, de nouveau, un éclat :

— Je ne trouverai donc pas de paroles pour te convaincre ! pour te sauver d’elle, entends-tu ? — Car cela seul m’importe, te sauver d’elle !… Non ! et mon impuissance m’épouvante pour toi !… Elle a su me devancer, te raconter, la première, notre horrible nuit de noces… Mais l’attitude, le regard, la voix qu’elle avait, voilà ce qu’elle ne t’a pas raconté, ce qu’elle ne t’a pas révélé, ce que je ne peux pas te rendre, et ce sont mes preuves à moi !

— Des mots ! des mots, tout cela ! fit Albert tristement en secouant la tête…

Puis, avec une certaine violence :

— La réalité simple, les faits positifs, c’est que ta métaphysique la tue ! Elle gémit, elle se tord dans un enfer…

A mesure qu’il parlait d’elle, quelque chose en lui s’exaspérait, qui était son impuissant désir, tourné en rage…

— Tu perds cette âme, Paul, poursuivit-il, d’un ton où il entrait déjà de la menace : et il faut lui pardonner, comme je lui pardonne !… Ou si tu dois être son bourreau…

Le comte Paul leva la tête et regarda Albert fixement. Dans cette attitude de défi, l’exaltation d’Albert trouva l’excitation suprême…

— Si tu dois être son bourreau, entends-tu ! eh bien !…

Il lança l’irréparable menace :

— Je la reprendrai ! oui ! fût-ce en te l’arrachant !

Paul à son tour secoua tristement la tête…

— En attendant, dit-il d’un ton calme, il faudra cesser de nous voir. C’est tout indiqué. Ce n’est pas ma volonté, c’est la nécessité qui parle. Tu ne la verras plus. Il le faut… ou plutôt nous nous verrons seulement aux jours où nos familles se réunissent. Nous devons cacher cette horrible querelle à nos mères, à nos sœurs, aux chères femmes que nous aimons de la seule affection véritable. Il ne faut pas que deux familles d’honnêtes gens soient malheureuses — pour une (… il sourit)… pour si peu de chose, corrigea-t-il.

Heureusement Albert n’avait pas compris.

Paul saisit son chapeau.

— Sortons ensemble, allons, viens, dit-il. Le grand air est bon…

Et mettant son bras sous celui d’Albert, et le poussant tout doucement vers la porte, il lui parlait bas, disant :

— Tu comprends, une seule pensée me guide : il ne faut pas qu’elle vienne à bout de notre amitié. Et, tu vois, elle a déjà commencé à la détruire. C’est commencé. Nous nous sommes querellés… Allons, donne-moi ta main… Adieu… A bientôt, chez toi ; nous irons tous ; à bientôt…

Et, dans la rue, serrant la main d’Albert étonné, presque décontenancé, il lui dit d’un ton ferme, comme s’il lui faisait la plus heureuse et la plus sûre des promesses, ratifiée par cette poignée de main :

— Je te sauverai !

— Sauve-la, elle, de toi ! répliqua Albert sombre, devenu furieux.

Paul, qui avait fait un pas pour le quitter, revint sur lui :

— Quant à tes fonctions de sauveur de femme, dit-il durement, elles n’ont plus à s’exercer auprès de moi, — jamais, tu entends ? Je te défends, à l’avenir, de me parler d’elle. Garde ta douleur. J’ai assez de la mienne… Bonsoir !

Ils se quittèrent avec la tristesse, pleine de remords, de deux frères qui, tout en s’adorant, combattent dans des camps ennemis.

Paul avait une course à faire. Il la fit à pied, parce qu’il voulait réfléchir sagement, avant de parler à sa femme. Et comme il devait aller dîner en ville ce soir-là, avec elle, il rentra s’habiller, comptant bien avoir, avant le dîner même, une explication décisive au sujet d’Albert. Il songeait : « Où en sont-ils ? »

VII

De son côté, la mère de Paul avait résolu de venir causer à fond, avec son fils, de ses inquiétudes et des rêves d’Annette, dont Pauline avait cru devoir lui dire un mot.

La comtesse, ayant traversé le salon, trouva la porte du cabinet de son fils entr’ouverte. Elle frappa, n’entendit aucune réponse, souleva la portière, regarda, ne vit personne, entra.

Elle sonna.

— Monsieur est-il sorti ? demanda-t-elle au domestique qui accourut.

— Je n’ai pas vu sortir Monsieur. Il est certainement dans la maison.

Paul, n’ayant pas prévu sa sortie lorsqu’il avait reconduit Albert, n’avait averti personne.

— C’est bien.

La bonne dame prit un livre, s’installa dans une chaise longue, le dos au jour…, et s’endormit doucement, son livre ouvert sur ses genoux, et ses lunettes sur son livre.

Elle crut rêver de querelles, de disputes.

Ses sommeils n’étaient jamais bons. Son pauvre cœur souffrait. Les angoisses que donnent les maladies de cœur aggravaient ses soucis, les lui rendaient plus noirs, empiraient de visions morbides les tristes réalités.

Elle rêva que son fils et sa belle-fille se querellaient âprement. Ce n’est pas la première fois qu’elle avait ce cauchemar. Et ce qui l’effrayait le plus, c’était de voir le visage de Marie, en ces rêves, prendre une expression affreuse, que rien ne peut dire. Cette image ressemblait à la vraie figure de la jeune femme, — mais en mauvais. On eût dit le masque d’une puissance surnaturellement malfaisante… Sous cette apparence de visage humain, quelque chose de démoniaque s’agitait, voulait, flambait, visible surtout par les trous brillants et sombres des deux yeux.

Elle s’éveilla avec un cri étouffé… La nuit était donc venue ?… Elle se réveillait dans l’obscurité. Seulement, la draperie qui masquait l’ouverture de la porte était encadrée d’une ligne lumineuse…

Eh ! non, grand Dieu ! elle ne rêvait plus… C’est bien réellement qu’elle entendait deux voix en querelle, la chère voix de son fils, grave, haute et ferme, — la voix de la jeune femme, contenue, insinuante, souple, puis sèche et sifflante parfois… « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! »

Elle voulut se lever. Elle ne put. Un engourdissement l’avait prise. Elle dormait et rêvait sans doute ? Elle entendait pourtant ! Elle ne parvenait pas à ouvrir les yeux… Rêvait-elle encore ? Oh ! non… Et pourquoi ne pas écouter ? Rêve ou réalité, si elle allait apprendre le secret du malheur pressenti, — si, avant de mourir, elle pouvait aider son fils, — au moins d’une parole, — et le sauver !

C’était bien un réel dialogue qu’elle entendait, là, derrière cette portière…

Paul disait :

— Je vous ai nommé l’autre jour, madame, l’ami dont l’affection m’est plus chère que tout, après l’amour de ma mère. Eh bien ! cet homme vous avait aimée avant même mon mariage ; il vous aime encore — et, vous le savez !… et, malgré mes ordres, — vous l’encouragez !

— Vous m’insultez tous les jours, répondait plaintivement la jeune comtesse… A qui ferons-nous croire, comme vous le voulez, que nous sommes heureux ? Comment voulez-vous que je soutienne cette comédie, si le souvenir de vos duretés quotidiennes me met même hors d’état de la jouer, cette comédie du bonheur… Votre mère, Paul, devinera tout, à la fin !… A quoi bon, alors, ce supplice de tous les jours ?

La pauvre mère avait enfin ouvert tout grands ses yeux. Non, non ! elle ne rêvait pas ! Soulevée sur sa chaise longue, appuyée sur un coude, la tête inclinée, elle buvait avidement les paroles fatales…

La voix de Marie poursuivait :

— Vous accusez toujours des intentions, ce qu’il y a de plus insaisissable… Mais vous ne m’écoutez, vous ne m’interrogez jamais…

Il y eut un silence. La voix de Paul ne répondait pas…

Il réfléchissait, il voulait entendre, il voulait juger définitivement, apprendre à fond les projets de cette âme de ruse, pour les déjouer… Il se rassemblait.

La pauvre mère écoutait, haletante. Son cœur battait à rompre. Les silences lui étaient plus pénibles que les plus affreuses paroles, parce qu’elle les interprétait. Elle croyait voir les visages des deux malheureux. Et elle donnait à Rita la figure qu’elle lui voyait en songe, — sa vraie figure peut-être !

La voix de Marie reprit :

— Même si je suis coupable, ma faute n’est pas telle que vous ne puissiez, que vous ne deviez la pardonner, l’oublier, me rendre à moi-même, me sauver enfin !… Pourquoi me fermer la voie du rachat ? Dieu lui-même est plus indulgent… Oh ! si votre mère savait tout !…

La vieille comtesse, à ce mot, sentit redoubler les battements de son cœur.

— Croyez-vous, poursuivait Marie, que sa grande et belle âme vous conseillerait la vengeance ? Car c’est de la vengeance, ne le savez-vous pas ?

A ce moment, un valet entrait au salon. La mère de Paul entendit un bruit de porte… puis, après un mot du valet, la voix de Paul :

— Nous dînerons ici, entendez-vous. Envoyez Baptiste porter cette lettre à l’instant… Et fermez bien la porte en sortant… Qu’on nous laisse. Ne revenez sous aucun prétexte.

Un long silence se fit. La comtesse d’Aiguebelle, anéantie, pleine d’angoisses, attendait. Elle eut envie de profiter de ce moment pour appeler, pour crier : « Assez ! Je suis là, et, quoi qu’il y ait, réconciliez-vous, pardonnez-vous, par pitié pour ma vieillesse !… » Mais à quoi bon ? Et puis, comme si elle eût continué à rêver, elle se sentait impuissante et comme toute enveloppée d’entraves. D’ailleurs, son bon fils avait pensé à elle. Elle était sûre de lui, il ferait tout le possible, pour le mieux… Elle laissa retomber sa tête sur le dossier de sa chaise longue.

Les deux interlocuteurs se taisaient toujours. Paul attendait. Il espérait, en attendant ainsi, après avoir posé son terrible reproche, qu’elle se découvrirait dans sa défense.

Il croyait la gêner plus par le silence qu’en lui fournissant l’occasion de rebondir sur des répliques, qu’en lui présentant des idées nouvelles où elle pourrait se rattraper. Maître de lui, ayant fait son plan d’attaque et de bataille, il attendait donc.

On ne parlait plus. Pour la comtesse d’Aiguebelle, ce silence devint effrayant. Dans un délire, elle crut être devenue sourde tout à coup… Elle remua sa main sur l’appui de sa chaise longue et fut contente d’avoir perçu le léger crissement de la soie. Mais alors, sûre d’entendre, elle s’imagina être morte ! Et, de nouveau, péniblement, se souleva un peu. Elle vivait… elle vivait affreusement, pour entendre le malheur de ses enfants !

Si elle avait pu voir ce qui se passait dans le salon, oh ! si elle avait pu voir, puisqu’ils ne parlaient plus !… Ce qu’elle aurait vu, — c’était la jeune femme à genoux, devant Paul assis immobile… Elle était venue en silence, bien doucement, s’agenouiller devant lui, pour une suprême tentative de séduction… et, les mains jointes, assise sur ses talons, dans les flots tournoyants de sa robe souple, belle comme une sainte, — elle parlait bas…

Prête pour la soirée, la jeune comtesse était admirable dans sa robe unie, qui flottait taillée tout d’une pièce comme une tunique, à peine resserrée sur les hanches par la pression d’une large et lourde ceinture d’argent. La souple soie de cette robe et les bouquets de chrysanthèmes dont elle était brodée, étaient couleur améthyste. Les bras étaient perdus dans le flot des manches bouffantes, en velours de même nuance ; les hauts poignets de brocart retombaient en pointe jusque sur ses doigts. Au bas de sa jupe courait une mince bande de fourrure sombre, et, en haut, le décolletage carré encadrait sa chair éclatante, d’une bordure d’améthystes pâles, incrustées… Sur ses bandeaux qui voilaient ses joues, une chaînette d’argent formant couronne suspendait, au milieu du front, un large fermoir d’améthystes…

Et lui, pâle dans l’habit noir, en regardant cette femme inutilement jeune et belle, il songeait confusément qu’elle était vêtue comme une reine triste… Et il continuait à la regarder en silence, d’un œil profond où il y avait la mort de tous les bonheurs.

La jeune femme parla longtemps à voix basse.

Que murmurait-elle ainsi ? La comtesse prêta l’oreille… La voix, insensiblement, s’élevait :

— … Il faut me pardonner, Paul. Je ne suis pas encore une femme, malgré mon âge. Je suis encore une enfant. Il faut me prendre par la main, me conseiller, me montrer les beaux et droits chemins, puisque vous croyez que je les ignore ; me rendre à la vérité, si vous croyez que je l’ai perdue…

Et lui, en ce moment, pensait : « Elle ne répond pas à mon accusation au sujet d’Albert… Elle ruse, — comme toujours, — mais je la guette, et j’attends… »

Il n’attendit plus longtemps. Serrée contre ses genoux, se relevant vers lui d’un mouvement serpentin, enlaçant, elle lui souriait de tout son visage, de toute sa beauté désirable ; et elle trouva, pour le tenter, ces paroles-ci :

— Sois mon confesseur… et sois mon amant !

Il se releva, en la poussant d’un mouvement si brusque qu’elle faillit tomber à la renverse ; et tandis qu’elle restait à genoux devant le fauteuil vide que venait de quitter Paul, lui, derrière elle, lui parlait :

— Ah ! grondait-il, je savais bien ! Il y a toujours en elle, toujours, dans toutes ses paroles comme dans son rire, quelque chose qui sonne faux. — et qui me rappelle à moi-même… Il n’y a jamais qu’à attendre… Mais je suis sur mes gardes et je vous reconnais toujours à temps. Je revois toujours votre vrai visage !

Dans l’ombre où elle souffrait, allongée comme une morte, la pauvre mère revit, grimaçante, entourée d’une lueur pâle, dans la nuit, la tête de Marie, telle qu’elle la voyait si souvent en songe !

— Qu’ai-je dit ? répliqua la jeune femme, qu’ai-je fait, qui mérite cela ?

— Rien, en vérité ! répondit Paul d’une voix ironique. Et voilà le plus terrible ! C’est que vous ne démêlez pas ce qui est pervers en vous. Pourtant vos réelles émotions vous servent elles-mêmes dans votre œuvre de perfidie… Ne cherchez pas davantage à éviter ma question. C’est inutile avec moi, ces fuites-là, vous le savez… Revenons à notre sujet. Pourquoi avez-vous dit à Albert le secret de notre mariage ?

Marie Déperrier se releva :

— Pour qu’il me pardonne, et, m’ayant pardonnée, pour qu’il vous éclaire et qu’il me rende votre cœur. Et il s’y est employé en broyant le sien !… O Paul, Paul, faites comme lui ! et surtout ne m’accusez pas de l’avoir encouragé ! Il m’a aimée avant vous, je le sais, je l’ai deviné ; il ne me l’aurait jamais dit ; mais vous savez, vous, qu’il est incapable de vous trahir… et moi, moi, je ne l’ai jamais encouragé.

— C’est l’encourager, dit Paul sèchement, que de vous montrer à lui tout autre que vous n’êtes. C’est l’encourager que d’imiter devant lui la résignation des victimes innocentes et même sublimes !

Elle fit dévier le coup :

— N’ai-je pas le droit d’avoir un ami ?

— Non, — si cet ami est le mien !

Elle affirma énergiquement :

— Paul ! vous me demandez l’impossible ! l’impossible, entendez-vous ! Vous me voulez honnête, droite et pure ! et sans secours, sans appui ! C’est impossible !

Alors, il s’oublia :

— L’homme qui vous appelle Rita, dans ses lettres, où est-il ? Ne vous écrit-il plus ?… Pourquoi pas celui-là ? Ah ! c’est juste, je me souviens, il se plaignait de sa pauvreté. Mais un amant, ça n’a pas besoin d’être riche ! Le mari est là !

Dans sa chaise longue, la comtesse d’Aiguebelle, immobile, glacée, — cessa d’entendre parce qu’elle s’évanouit.

— Non, je n’ai pas d’amant ! répliquait Marie, — et c’est ce qui rend criminelle votre conduite envers moi. Car, enfin, peut-on me dire où est ma faute ?

Sans répondre, à cette question, il scanda :

— Vous n’avez pas d’amant, soit, mais il vous en faut un ! Votre choix s’est fixé, et vous avez choisi justement celui que je ne veux pas vous laisser prendre !… Que les autres se défendent !

Marie eut une finale révolte de tout son orgueil. Ses efforts de soumission inutile l’avaient courbée jusqu’à terre. Comme une flexible tige un instant ramenée au sol, elle se redressa moralement, toute droite, à peine lâchée, dans la vérité de sa nature :

— Ah ! non, vous savez ! J’en ai assez, à la fin ! Votre pardon viendrait, maintenant, que je n’en voudrais plus… Mais si je n’ai pas de mari, alors, qui êtes-vous, — vous ? De quel droit me parlez-vous de ce ton ?… Je ne vous connais pas…

Elle faillit dire : « mon bonhomme ! » mais ravala le mot.

— Ah ! j’ai un amant, dites-vous, ou je vais en avoir un ? Ce n’est pas vrai, là ! Mais, comme je suis fille et libre, il serait, ma foi, temps d’y penser… Ce qu’on s’embête dans cette maison, non, c’est à mourir !… Ah ! j’ai un amant ?… Ne serait-ce pas vous plutôt qui avez ou qui allez avoir une maîtresse…

Elle accentua d’un ton veule :

— La sœur de l’ami… votre Pauline !

D’une voix sourde, Paul, indigné, comme au soir de son mariage, et tout pâle, gronda :

— Enfin ! elle se montre ! La voilà, la vraie !… Fille ! Ah ! oui, fille ! Tu t’es nommée toi-même ! Tu te crois peut-être sincère. Mais qu’en sais-je ? Et que sais-tu de toi-même ? Sais-tu où prendre ton vrai désir dans le chaos de tes visions désordonnées ? Ce que tu veux certainement, c’est la fortune, le moyen de tous les plaisirs… Quant aux amants, — si tu n’avances pas, c’est que je te tiens enfermée dans ma volonté. J’ai cloué toutes les portes. Tu ne m’échapperas pas !

Il se rapprocha d’elle, les yeux ardents. Elle eut un peu peur. Un délicieux frisson la secoua. Elle songeait machinalement : « Va donc ! »

Et il allait :

— … Mais tu n’es pas coupable ! Tu m’as trompé sur ta personne morale, sur la qualité de ton cœur… une marchandise ! Mais les faits seuls, les preuves seules, rendent coupable. Et il n’y en a pas ! Aux yeux des hommes, je serais désarmé. Mais le fond de toi-même, tu sais si je le connais bien ! Tous les mauvais désirs s’y livrent bataille, et c’est à qui sortira le premier. — Mais je suis là, je te dis ! On ne passe pas !… Va, je te connais mieux que tu ne te connaîtras jamais toi-même !

Froide, hautaine, elle répliqua :

— Avez-vous tout dit, à la fin ?

Mais il ne la lâchait que pour la reprendre avec une joie de fauve qui a goûté le sang et qui s’en veut gorger… Hélas ! n’était-ce pas encore, à son insu, une façon de la posséder, que de la tenir ainsi, frémissante, dévoilée, et toute enveloppée de sa colère ? Il y éprouvait une affreuse volupté. Il s’arrêta devant elle :

— Si j’avais pardonné, dans cette horrible nuit où ton mauvais rire m’a révélé ta perversité, ah ! parlons-en ! je n’aurais été bientôt qu’un mari comme tant d’autres, et plus tard… oh ! oh ! plus tard, j’aurais cherché tous les matins, avec épouvante, si ma ressemblance ne s’effaçait pas sur le visage de mes enfants !

Elle grinça :

— Je vous dis que j’en ai assez… Pardonnez-moi… ou chassez-moi !

Alors, il se mit à rire d’un rire effrayant, d’ironie implacable, — et, dans la chambre voisine, la vieille mère qu’ils frappaient, sans le savoir, de coups multipliés, s’éveilla, couverte d’une sueur froide…

Elle entendait ce rire, et suait une agonie.

Son fils criait :

— Te chasser ! C’est là ton triomphe ! Tu le sais bien, que je ne peux pas te chasser, parce que ma mère — une sainte — doit ignorer à jamais quel monstre est dans ma vie et la ronge !

La comtesse, dans l’ombre, s’était levée. Appuyée d’une main au dossier de sa chaise, cherchant de l’autre un appui qu’elle ne trouvait pas, elle voulait marcher, aller vers eux, se jeter entre eux, faire cesser cette horrible lutte d’infâmes paroles sacrilèges. Ses jambes défaillaient. Elle s’arrêta, frissonnante, avec des battements terribles dans son cœur malade ; et, agonisante debout, elle fut forcée d’écouter, et, malgré elle attentive, elle buvait sa mort.

— Sans elle, sans ma mère, entends-tu bien, disait Paul, sans ma terreur de lui tout apprendre et d’ébranler sa vie, ah ! depuis longtemps, de ces mains que voilà, je t’aurais étranglée, tuée ! Car je te connais trop ! Tu es le serpent, la séduction perfide et sûre d’elle-même… et désirée malgré tout !… Du sexe ? A peine ! ce qui te rend facile tous les calculs avec ceux que tu troubles, dans l’instant même où ils sont troublés. De cœur ? point. Douleur ou plaisir des autres, c’est tout un pour toi ! Tu es de celles qui se complaisent au désespoir et à la mort aussi bien qu’à la joie ou à la vie ! Que leur importe ce qu’elles sentent ? Elles ne cherchent qu’à sentir… Tu es la femme horrible, celle qui poursuit les triomphes de sa beauté et de son orgueil, au mépris de l’honneur, de la famille et de l’amour, et dont l’homme fort se détourne, — ou qu’il écrase !

Alors, elle se mit à sourire, du sourire qu’on voit sur les lèvres des sphinx de pierre ; elle eut un imperceptible haussement d’épaules, et à ce flot de paroles emportées, — où elle sentait bien la rage amoureuse, l’éternel hommage, — elle opposa ces paroles, dites d’un ton tranquille et narquois de coquetterie mondaine :

— Mais pardonnez-moi donc, — puisque vous m’aimez encore !

— Oh ! c’est vrai ! gronda-t-il sourdement, et comme désolé de lui-même, comme découragé : C’est vrai, je l’aime encore… si cela s’appelle aimer !

Il s’assit, la tête dans ses mains, comme vaincu par l’abondance et la contradiction de ses émotions et de ses idées.

Toujours debout dans l’ombre, la comtesse d’Aiguebelle fit encore un pas, — et, immobile, accrocha sa main à la tenture de la porte. Si les yeux de Paul ou de Marie s’étaient tournés de ce côté, ils auraient pu voir cette main pâle et crispée, au bord de cette draperie de velours sombre.

Paul répéta sa phrase :

— Si cela s’appelle aimer !

— Pardi ! fit la jeune femme insolente et triomphante dans la malice éternelle du Sexe. Pardi ! vous suez l’amour, mon cher ! Votre amour pour moi ? mais il est en vous, hors de vous ! partout autour de vous… Et c’est tant pis pour vous, croyez-moi, car après cette petite conversation, vous pensez bien que c’est fini de ma part, les soumissions et les bêtises… Sachez donc, Monsieur, toute la vérité une fois pour toutes. Je n’ai plus aucune raison pour vous la cacher. Voici ce que vous désirez tant savoir : Un autre que vous, oui, m’aime vraiment. Il y a même trois ans de cela. Et je l’aime aussi. Et c’est de votre ami que je parle… Je me suis trompée en vous épousant.

Elle se mit à rire, de son rire à elle.

— Il m’aime, celui-là, poursuivit-elle, et elle insista avec une insolence sans nom :

— Il m’aime, celui-là, puisqu’on peut le tromper !

Le comte Paul se demandait maintenant comment il la tuerait…

— Il sait aimer, celui-là, poursuivait-elle sur le même ton de persiflage à le rendre fou… il sait aimer, puisqu’il sait pardonner aveuglément. Celui-là me juge, et il me veut. Eh bien ! je l’aurai.

Sa voix redevint ferme, rapide, saccadée.

— Il sait tout, et il soutient mon courage. Il sait tout, et il vous condamne. Il sait tout et, — je le sens, j’en suis sûre…

Elle haussa la voix avec autorité :

— … Si je fais un signe, il y aura un éclat… Le divorce est là pour me sauver de vous, et cet homme qui m’aime, — oui, votre ami, — ne sera pas mon amant, entendez-vous : il sera mon mari !

Le comte bondit sur elle avec un cri :

— Malheureuse !

Mais à ce moment, il vit et reconnut, au bord de la draperie sombre, une main pâle, une petite main crispée…

Il s’arrêta, fou.

Un bruit sourd fit retourner Marie.

— Maman ! criait Paul.

Elle gisait, la mère, abattue, devant la draperie encore frissonnante, à laquelle elle s’était retenue durant quelques minutes.

D’un mouvement machinal, pendant que le comte Paul relevait doucement la pauvre chère tête qui avait sonné contre le parquet, — elle, Rita, avait couru dans sa chambre pour y chercher un verre d’eau ; mais au moment où elle s’approchait de la mourante, la comtesse d’Aiguebelle ouvrit les yeux, l’aperçut, et, le regard fixé sur elle, ne remuant que ses lèvres, elle prononça distinctement :

— Vous, — sortez !… Sortez…, parce que je vais mourir !

Et elle referma ses grands yeux cernés.

La jeune femme sentit une douleur confuse l’envahir. Une sorte de nuit tomba sur son esprit. Elle comprenait que la destinée fermait derrière elle encore un des chemins par où elle aurait pu aller au bonheur.

« Ah ! oui, songeait-elle en se retirant dans sa chambre, — sa mère morte, tout est bien fini : je serai chassée. »

Paul épiait un regard de sa mère, un signe de vie…

On était allé chercher le médecin, et l’abbé, — et, chez Pauline, la petite Annette.

— Maman ! maman ! répétait le malheureux jeune homme, n’osant la soulever, de peur de lui faire mal, de briser encore quelque chose en elle ; et il restait là, à genoux tout contre elle, sur le tapis.

Elle rouvrit lentement les yeux. Elle voulut parler. Sa langue était embarrassée. Alors, elle se mit, visiblement, à s’appliquer, pour être entendue, bien comprise, et elle articula :

— Contre ça, tout est bon… Divorce… Pauline…

Et, un peu après :

— Annette… Albert.

Et, quand tout le monde fut là, excepté l’étrangère, la maudite, — tous, excepté Albert qui avait envoyé Pauline, — quand on l’eut transportée sur le lit le plus proche, quand elle eut été embrassée par les deux jeunes filles, elle regarda tout le monde d’un regard long et voilé, sourit à chacun, à tous, fit un signe d’intelligence à l’abbé, puis souleva et étendit un peu, au-dessus d’elle, ses deux mains fines, si fines, si petites, si transparentes, et dit :

— Mes enfants… bénis !

Et cette nuit-là, l’abbé disait à Marie :

— Allez prier devant la morte, ma pauvre enfant… Je connaissais son âme, moi. Elle vous pardonnera. C’était une âme d’amour, une âme de Dieu !

CINQUIÈME PARTIE

I

Ce qui se passa, durant cette nuit de veillée funèbre, dans l’esprit de Rita, elle seule en connut l’horreur.

Ce fut après qu’on eut arrangé la morte, bien soigneusement, sur son lit blanc, couvert de fleurs, après que ses enfants, Paul et Annette, assistés de Pauline, l’eurent embrassée encore, — que l’abbé, sur la prière de Paul, alla chercher la jeune femme. Paul avait pris à part son vieux maître, une minute, dans l’embrasure d’une croisée, et l’avait, d’un mot, mis au courant, achevant ainsi son explication :

— Il faut à présent qu’elle paraisse, qu’elle s’agenouille devant ce lit, que les serviteurs la voient parmi nous… Il faut aussi, — n’est-ce pas, l’abbé ? — qu’elle se débatte avec sa conscience, devant cette morte… Qui sait ?… La mort mystérieuse sera peut-être sur elle plus puissante que la vie.

Alors, le prêtre était allé appeler cette femme qui marchait, — il le croyait maintenant, — précédée et suivie d’une force étrange de destruction.

Déjà, dans la solitude de sa chambre, la malheureuse souffrait. Elle sentait, dans le secret de son cœur endurci, comme un effort singulier pour s’attendrir, qui lui était affreusement douloureux, car la transformation ne s’opérait pas. Elle ne pouvait pas aimer. Elle ne pouvait pas avoir pitié de ces enfants dont elle entendait parfois, à quelques pas d’elle, la plainte étouffée. Elle ne savait pas comment on est bon. Mais elle revoyait la face de la mourante, ses yeux tout grands ouverts ; elle entendait encore ce mot méprisant venir à elle du fond de l’agonie : « Sortez, vous, — parce que je vais mourir… » Ce mot voulait-il dire qu’elle était indigne d’assister à cette chose de mystère, plus sacrée que la vie : la mort ? Assurément. Et elle frémissait, dans une épouvante, se sentait maudite, retrouvait des terreurs d’enfance au souvenir des peines éternelles…

Aussi, lorsque apparut l’abbé dans sa chambre, avec son visage de bonté, elle tendit en silence les bras vers lui, comme s’il lui apportait une espérance. Elle tendit les bras, muette, le visage contracté, comme s’il allait pouvoir jeter dans ses bras ouverts l’invisible chose attendue, désirable, devenue matérielle… C’était un geste d’appel vers le secours d’en-haut, un geste d’enfant tombée qui dit : « Relève-moi. Seule, je ne peux pas. Je suis trop faible… Il faut m’aider ! »

Il comprit et ne répondit qu’en élevant un doigt vers le haut, et cela voulait dire : « Moi, je ne peux rien. Adressez-vous à un plus puissant, à Celui qui est le seul maître des consciences, le seul juge des intentions, et qui a dans sa main le trouble et la paix de toutes les âmes. »

C’est alors qu’il l’avait entraînée vers la chambre mortuaire, avec ces paroles : — « Elle vous pardonnera. C’était une âme d’amour, une âme de Dieu. »

Paul avait ordonné aux jeunes filles de se retirer pour quelques heures. Et quand sa femme entra dans la chambre de sa mère, il se leva ; et de même que l’abbé avait désigné le ciel, de même il désigna du doigt, à celle qui venait, — la place au pied du lit, où elle devait s’agenouiller, s’écraser contre terre dans le repentir. Elle y tomba, appuya son front sur le bord du lit, et, sans savoir à ce moment ce qu’elle pensait, se perdit dans la nuit d’elle-même. Elle resta ainsi longtemps. Et, tout au fond de son obscurité intérieure, lentement se leva une forme pâle qui peu à peu prit la figure de la vieille mère… Elle avait l’air triste, cette figure, l’air sévère, mais non pas irrité. Alors, Marie se mit à murmurer dans son cœur, malgré elle : « Oh ! pardon ! pardon ! » — Et ce mot, elle se mit à le dire aussi avec les lèvres, et, à mesure qu’elle le répétait, le visage de l’apparition se faisait toujours moins triste, moins sévère ; puis, peu à peu, il se mit à sourire, d’un sourire ineffable.

Alors, Rita se tourna involontairement, péniblement, — comme si elle eût obéi à une force inexorable, — vers le fils de la morte qu’elle sentait toujours debout derrière elle, comme un témoin et comme un juge. Le prêtre était toujours à côté de Paul. Elle, toujours agenouillée, les regarda, sans que ses mains jointes quittassent le bord du lit funèbre… Leurs visages, à eux aussi, étaient sévères, tristes, mais elle ne vit dans leurs yeux qu’une bonté infinie, — une infinie pitié… De nouveau, ses lèvres s’ouvrirent, et elle dit, ainsi tournée à demi vers eux : « Pardon ! » — Alors les visages des deux hommes devinrent moins graves, moins tristes ; et elle regarda la morte, et, très distinctement, elle la vit sourire. Et le prêtre s’approcha : il lui toucha légèrement le bras : «  — Venez. C’est assez. »

Elle eut une envie obscure de résister, de crier : « Non ! non ! Laissez-moi là ! Je veux être là ; il me faut le pardon de cette morte !… Paul, pardonnez-moi ! » Mais elle sentit très bien que c’était son démon familier qui lui soufflait ce désir de faire tourner en comédie profitable, en scène théâtrale, son secret mouvement de repentir, le premier qui fût profond, qui lui parût supérieur à son intelligence.

Elle se leva, docile, les yeux baissés, passa devant son maître sans rien dire, sans l’implorer du regard, et rentra dans sa chambre, où l’accompagna l’abbé.

L’abbé la quitta, puis revint au bout d’un moment.

— Votre mari, lui dit-il, désire maintenant que vous preniez quelque repos.

Il ajouta :

— Obéissez-lui en toute chose. C’est lui qui sait ce qu’il faut.

Et enfin, comme pour répondre à cette question qu’il devinait : « Croyez-vous qu’on puisse être pardonné, après tant de choses terribles ? » — il dit :

— Tout passe ; Dieu seul demeure.

II

Huit jours plus tard, de toutes ces visions, rien n’était resté dans la tête de la jeune femme.

Le lendemain matin même, la clarté du jour avait dissipé comme un rêve le souvenir de ces réalités.

Elle disait à l’abbé :

— Est-ce moi, Monsieur l’abbé, qui suis cause de ce grand malheur ? Voyons, la comtesse écoutait. Comment prévoir cela ? Que dirait-on si l’on me surprenait faisant une chose pareille ? Et puis, suis-je allée chercher Paul pour cette discussion ? C’est lui qui a commencé… Si vous aviez vu et entendu ! Il m’a exaspérée : j’ai répliqué. Et si ce n’est pas lui qui a frappé au cœur sa malheureuse mère, mettons-nous que ce soit nous ; mais ce n’est pas moi seule. Voilà, Monsieur l’abbé, ce qu’il faut bien lui dire.

Ces beaux raisonnements positifs, elle les fit accepter sans peine à Albert, qu’elle put voir, chez lui, à qui elle put parler un instant en particulier, dans un coin du salon, tandis que Paul, causant avec Madame de Barjols, n’osait pas les interrompre, — pour ne pas inquiéter la vieille dame.

L’abbé, lui, répondait à cette dialectique :

— C’est fort bien raisonné, cela, ma pauvre enfant, mais beaucoup trop bien ! Ne comprenez-vous pas que Paul s’est fait tous ces reproches ? Toutes ces choses, il se les est dites à lui-même. Ce n’est pas à vous de les dire, ni de les penser. La générosité, la tendresse, le pardon, l’amour, sont plus grands que la justice, ma pauvre enfant, plus grands par conséquent que la justesse des meilleurs raisonnements les mieux arrangés par la parole. Il faut aimer. L’amour éclaire tout d’une autre lumière… Mais il faut découvrir l’amour soi-même. Cherchez en vous. Résistez au passé. Cherchez l’éternel.

Alors, l’ancienne Rita renaissait. Elle commençait à le trouver ennuyeux, l’abbé… « Il me manquait celui-là. Ça n’était déjà pas si drôle… Et, à présent, me revoilà en deuil… Ah ! non ! ça n’est pas gai, l’existence… Pas même moyen d’aller au spectacle ! »

Berthe était revenue la voir. C’est à elle qu’elle parlait ainsi.

Elle sentait bien que même son repentir ne lui rendrait pas son mari. Il y avait entre eux maintenant la mort de la comtesse. Cet obstacle-là était certainement infranchissable. Alors ? — Alors, n’est-ce pas, elle ne pouvait pourtant pas renoncer à la vie ?… Elle avait eu joliment raison de se ménager une issue pour sortir de cet abîme : Albert, lui seul, devait l’en tirer… Ah ! si Léon donnait de ses nouvelles !…

— Reviens me voir, ma chère, tu es de si bon conseil !

Elle avait fini par conter à Berthe tout, y compris sa nuit de noces.

— Non, pas possible !… Quel drôle d’homme !

Et c’était des papotages à perte vue, sur l’un, sur l’autre.

— Et Lérin de La Berne ?

— L’Ecrin de La Perle ? — Flambé, ma chère !… La moelle épinière.

— Pauvre mignon !

— En voilà un qu’il faudra rayer de ta liste… Mais non, quand j’y songe ! C’est à pouffer, ta liste !

— Eh bien ! quoi ?

— Eh bien ! ça faisait prévoir un album très gribouillé — et — pas du tout… la première page est encore blanche !

Elles riaient comme des folles.

— Et ton mari à toi, ma petite Berthe ?

— Je ne le vois plus. Mais il devient urgent que je le revoie.

— Pourquoi ça ?

— Dame, tu ne comprends pas ?

— Non, ma foi.

— Petite sotte !

— Explique-toi.

— Relis Quitte pour la peur , après avoir relu La Chute d’un ange .

— Ah ! bah ?

— Que veux-tu ! On n’est pas parfaite.

Pendant ce temps, Paul disait à l’abbé :

— Croyez-vous qu’elle s’amende, l’abbé ? Je la plains si profondément.

L’abbé secouait la tête.

— Je crois que tu avais raison. C’est irrémédiable. Ça me coûte à dire… Il faudra t’en séparer.

— Eh ! l’abbé, ce serait fait si je ne la redoutais pas pour Albert. Il l’aime toujours, l’abbé, c’est certain. Je l’ai bien vu à la manière silencieuse dont il a accueilli l’affreux récit que je lui ai fait de la mort de ma mère !… Il n’a pas osé me contredire, à cause de la gravité des circonstances, mais je le connais : il est buté. Et puis, elle le tient. Je sais ce que c’est. Il est ce que j’ai été pendant deux ans pour elle, — jusqu’à l’épouser… On est aveugle et sourd.

— Alors ?

— Alors, je la garde, et je la garderai jusqu’à ce que j’aie contre elle une de ces preuves palpables, matérielles, auxquelles doit se rendre le jury le plus récalcitrant, — l’esprit le plus positif et l’amoureux le plus ensorcelé… Cette femme, l’abbé, c’est un malheur. Un malheur, ça se garde pour soi. Ça n’est vraiment pas un cadeau à faire à un ami ! J’aime bien trop Albert pour ne pas essayer jusqu’au bout de le sauver malgré lui.

III

Le comte Paul se demanda s’il ne retournerait pas en Provence, maintenant qu’il n’avait plus à éviter la présence de sa pauvre mère. Cette décision lui parut devoir être ajournée.

Avant tout, il fallait songer à se séparer d’Annette, à éloigner cette enfant sans mère du voisinage de sa femme. La vie à deux, là-bas, lui serait un peu dure, en tête à tête avec cette femme abhorrée aujourd’hui, en deuil de la mère qu’elle avait tuée ! Mais surtout il ne croyait pas possible — et pour cause, — la guérison d’Albert par l’absence. Il fallait rester à Paris, c’est-à-dire sur le terrain de Rita, sur le lieu de ses anciennes relations. Là seulement un incident pouvait, d’un moment à l’autre, fournir il ne savait quelles preuves décisives qui la rendraient méprisable à son pauvre ami, à celui qui, depuis la recommandation suprême de sa mère, lui semblait être le fiancé d’Annette.

Il attendait, il épiait ; — il surveillait étroitement sa femme, sans trop en avoir l’air, et, tout en courant à ses occupations, il ne la perdait pas de vue.

« Contre ça, tout est bon ! » avait dit sa mère mourante.

Ce mot l’encourageait à avoir des surveillances qui lui eussent répugné jadis. S’il rencontrait, par exemple, Baptiste ou Catherine, ses vieux domestiques, ou son valet de chambre portant des lettres, — il regardait les noms des destinataires, ou les écritures de ceux qui écrivaient à Marie. Il réprimait à grand’peine une envie violente de décacheter une ou deux de ces lettres, qu’on eût dit ensuite avoir égarées. Il put ainsi apprendre qu’elle avait écrit plusieurs fois à Albert et que celui-ci répondait.

Albert ne venait plus. On allait chez lui, car les deux jeunes filles et Madame de Barjols ne devaient pas croire à un refroidissement d’amitié dont elles auraient cherché les motifs. Persuadé d’ailleurs qu’Albert était en proie à une de ces passions qui ne pardonnent pas, qui ne cèdent qu’à l’éclat d’une trahison dûment constatée, — Paul préférait ne plus rien tenter, ne rien contrarier avant l’heure où « il y aurait du nouveau ». Il était bien sûr d’une chose : Albert ne faillirait pas tant qu’elle habiterait avec son mari. « Et, songeait-il, par respect pour sa mère et pour sa sœur, Albert hésitera quelque temps avant de l’enlever dans l’intention de me forcer au divorce et de l’épouser ! »

Il était sûr en revanche qu’après un an, après deux ans, il retrouverait le même amour au cœur d’Albert. Le jour où Marie serait libre, Albert oublierait tout et l’épouserait.

C’était bien cela, en effet. Albert se nourrissait en silence de rêves passionnés. Il vivait du souvenir des longues journées passées avec Marie. Le pauvre théoricien ne raisonnait plus ! Le positiviste était dompté par la force impondérable. L’objectif et le subjectif s’embrouillaient pour lui. Il attendait, fiévreux, les soirs, devenus rares, où enfin, par politique vis-à-vis des sœurs et de la mère, Paul arrivait, amenant Marie et Annette.

Annette, presque tous les jours, se faisait accompagner chez Pauline. Pauline venait souvent chez Annette. Paul maintenant n’admettait guère que sa femme vît sa petite sœur ailleurs qu’à table. Il le lui avait dit. Injure nouvelle, sanglante, qui ajouta à tous les ressentiments de Rita.

La petite avait ses leçons. Les professeurs lui prenaient une partie de ses journées. Paul l’emmenait de temps à autre dans les musées — et ce fut, une fois ou deux, avec Pauline, dont la vue lui inspirait maintenant de profonds regrets, de tendres vénérations. Ah ! le brave cœur, pensait-il. Et sa pensée évoquait malgré lui les dernières recommandations de sa mère.

Il s’entretenait souvent avec l’abbé, lui demandait des conseils. — « Je suis heureux d’être encore bon à quelque chose… quoique prêtre », lui disait l’abbé avec un sourire de malice.

Il n’y avait pas deux mois d’écoulés depuis la mort de la comtesse, lorsque, après une de ses conversations avec l’abbé, Paul alla voir dans sa chambre sa chère Annette.

— Je viens te parler sérieusement, ma mignonne. C’est très grave.

Depuis la mort de sa mère, Annette, si finement espiègle autrefois, avait toujours comme un voile de tristesse qui l’embellissait en lui donnant un air de petite femme, mais qui effrayait Paul.

— Elles se mettent à se ressembler, ces deux petites, disait Madame de Barjols.

Eh bien ! il ne voulait pas cela. Il ne voulait pas surtout que leurs destinées à toutes deux devinssent pareilles.

Annette écoutait.

— Il faut avant tout, chère mignonne, que tu saches une chose. C’est que, depuis que notre mère n’est plus là, ma chère sœur Annette est devenue ce que j’aime le plus en ce monde.

Vite, elle dit :

— Même plus que tu n’aimes Albert ?

Il sourit.

— Même plus que je n’aime Albert.

— Ah !

Et elle devint pensive.

C’est bien à cause de ces airs pensifs, sur des mots semblables, qu’il songeait à l’éloigner de sa maison. Il y avait, dans cette maison, une atmosphère d’inconnu, d’attente, d’orage, de soupçons flottants. Il y avait trop de prétextes à questions embarrassantes, de motifs à songeries d’enfant.

— Quoi que je te demande, poursuivit-il, tu es donc bien sûre, n’est-ce pas, que ce sera pour ton bonheur ?

— J’en suis sûre, Paul.

Elle mit dans les mains de son frère sa douce main confiante. Il prit cette main, il prit aussi l’autre. Il les regarda toutes les deux, et songea aux mains de sa mère, pareilles, petites, nerveuses, mais déjà flétries, et toutes tremblantes au moment de sa mort. Dans une indicible émotion, il couvrit de baisers les deux mains de la jeune fille.

Elle le regardait, un peu étonnée, les lui abandonnant dans une pose de divine enfance.

— Je viens de penser, dit-il, que tes deux petites mains ressemblent à celles de maman. Je les reconnaîtrais, tes mains, sans te voir… Oui, ce sont les siennes.

— Ah ! dit-elle, avec deux brillants de larmes au coin des yeux.

— Et, à présent que tu sais combien je t’aime, Nanette, — voici. Il faut me quitter… Oh ! ne t’effraie pas… il faut aller au couvent.

— Si tu le veux, dit-elle, mais j’ai tant besoin de toi… et…

— Et ?

— Et de Pauline !

Il sourit encore.

— C’est pour mieux te la rendre, dit-il. Je ne peux pas t’expliquer… ou plutôt… pourquoi pas ? Vois-tu, je ne sais pas si je réussirai, mais je veux qu’un jour mon cher Albert — puisque tu l’aimes — soit ton mari… Et pour cela, tu dois me quitter quelque temps. Tu n’as plus la protection de ta mère, et tant qu’il n’est pas ton fiancé, il ne doit pas te revoir, précisément parce que tu l’aimes.

— Cependant… Paul…

— Enfin, c’est comme ça… Crois-tu en moi ?

— De tout mon cœur. Comme je croyais à maman.

— Bien. C’est elle, vois-tu, qui te parle en moi. Alors ?…

— Alors…

Elle n’acheva pas et, se suspendant à son cou et pleurant en silence, elle l’embrassa de toutes ses forces.

Le lendemain, elle était au couvent.

IV

Rita, elle, décidément, avait pris son parti. — Elle se ferait enlever par Albert… C’était une affaire de temps, mais elle voulait tenir sa promesse, exécuter la menace qui avait tué cette mère dont elle portait le deuil…

« Le deuil, c’est fait pour toi », lui disait Berthe, qui n’attachait à ce mot rien de symbolique ni de cruel.

Paul et Albert se voyaient rarement.

Paul avait rencontré Berthe chez lui deux ou trois fois : « Ses anciens amis reviennent, songeait-il. Cela, de sa part, signifie sans doute le franc retour au vrai soi-même… » Il se surprenait à écouter à la porte, furtivement, une seconde, avant d’entrer, lorsqu’elle était avec quelqu’un. Cela devenait une habitude. Quand la honte l’en prenait, il se répétait le mot de sa mère : « Contre ça, tout est bon », ajoutant : « État de guerre, soit, y compris l’espionnage ! Voilà cependant comment, peu à peu, elles démoralisent un homme, altèrent sa probité et pourraient parvenir à le transformer entièrement. »

Et il concluait : « Pauvre Albert ! »

Elle, elle attendait une occasion de dire à Albert : « Je suis trop malheureuse. Enlevez-moi, puisque je vous aime. Sinon… je mourrai ! » Mais l’occasion, comment se présenterait-elle ? Fallait-il écrire ? Non. C’était brutal et trop dangereux. Il fallait attendre un mot de passion qu’il lui soufflerait tout bas, un soir, chez sa mère, dans un coin du grand salon, — un mot qu’elle provoquerait.

Sa sœur vint la voir et lui demanda de l’argent.

De l’argent ? Elle réfléchit tout de suite que si elle partait un de ces matins, il lui en faudrait beaucoup.

D’autre part, elle n’osa refuser, puisqu’elle avait pris, autrefois, toutes les valeurs au porteur qui étaient chez leur mère… Si sa sœur allait s’en plaindre, crier au voleur ! Voilà qui pourrait servir les projets de son mari ; il la dénoncerait à Albert !… Elle paya donc et se fit donner des reçus, qu’elle mit dans un petit sac de voyage toujours tout préparé, pour un cas de départ subit, dans un coin sûr.

La pauvre sœur aux grandes lunettes n’eut pas le loisir de se plaindre beaucoup de son sort…

— Tu es heureuse, toi ! interrompit Rita. Si tu savais ce que c’est ! Tiens, je t’envie. La pauvreté, avec la liberté… Ah ! si j’avais ça !… Mais je suis tombée chez des gens vraiment trop honnêtes ! Tout est devoir ici ; on n’est libre de rien !

Et de son accent gouailleur et veule :

— Ah ! malheur !

Elles parlèrent de leur mère, un moment, — mais, depuis la mort de Madame Déperrier, il avait soufflé de tels vents d’orage dans le cœur de Rita, que ce passé lointain n’existait plus pour elle. Du reste, elle ne tenait plus compte jamais que de la sensation présente. Elle n’était attachée à rien. Elle flottait comme une méduse de mer, espèce de fleur vivante sans racine et venimeuse, à la surface des abîmes de la vie.

— Ta mère ? dit-elle à sa sœur. Ah ! oui, elle nous a bien élevées pour notre bonheur, ta mère !

Elle disait « ta mère ». Elle n’en voulait plus pour elle-même, de cette mère-là.

— Toi, encore, tu as un métier… Moi, je suis mariée ! Ça ou cocotte, quand on se marie comme moi, ça n’est pas plus honorable, au fond, et c’est moins gai, je t’assure ! Tu vois, je ne suis pas fière ; je te dis ça pour te consoler. Je suis malheureuse… La voilà, ta comtesse !

La sœur partit, ahurie, navrée, n’y comprenant rien, trouvant la vie bête, les hommes méchants, le monde fou, et répondant par un mépris vague à l’indifférence qui l’assistait aujourd’hui de mauvaise grâce, après l’avoir dépouillée autrefois.

Théramène fut plus heureux dans une visite qu’il fit à son ancienne élève.

Il porta lui-même une lettre. Il avait eu soin d’écrire en grosses lettres sur l’enveloppe : « Il y a une réponse. » On le prit pour un commissionnaire.

La lettre disait :

« Madame la Comtesse,

« Un vieux comédien, qui a eu l’honneur de vous donner autrefois quelques leçons de déclamation, sollicite la faveur de vous exposer lui-même sa triste situation actuelle. Il attend à la porte de votre hôtel la réponse dont votre bonté daignera sans doute l’honorer.

« Je suis, Madame la Comtesse, avec le plus profond respect, votre très humble et très dévoué serviteur.

« Pinchard , de la Comédie-Française . »

— Faites monter le porteur de cette lettre.

Quand il entra, elle eut un cri :

— Ah ! Théramène !

Il s’avançait, un peu gêné, bien qu’il eût joué des rôles de marquis dans des décors très chics ; et il oubliait d’avoir grand air.

Elle alla à lui… Il saluait plusieurs fois de suite.

— Embrasse-moi donc, va ! Je ne vaux pas mieux qu’avant…

Étonné, il ouvrit les bras. Elle y tomba avec un sanglot…

C’était donc quelque chose de regrettable, son passé de liberté bohème, les mardis-Pinchard, avec la théorie de Samson : — « Quand vous rentrez chez vous, qu’est-ce que vous faites ? — Je prends mon bougeoir chez ma concierge ! »

— Te souviens-tu, hein ?

— Si je me souviens ! Je déjeunais, en ce temps-là !

— Assieds-toi là. Te rappelles-tu le charcutier du coin ?

— Oui, celui qui ne vendait pas de saphirs… Tu n’es pas devenue fière.

La seule vue de Pinchard la ramenait au temps de leur bohème libre, et elle se mit, avec volubilité, à lui parler sa langue.

— Fière ? non, vieux, je ne l’ai jamais été. Orgueilleuse, ça, oui ! Et puis, mon vieux Pinchard, si tu savais ! Il y a un tas de pièges, « dans le sein des grandeurs », comme tu disais. J’étais bien plus sincère autrefois, dans mon milieu. J’étais une déclassée, je vois, mais à mon rang de déclassement… On nous fait donner des diplômes, des brevets, des éducations au-dessus de nos moyens. On nous dit ensuite de nous ficher de la morale, et qu’il n’y a ni bon, ni mauvais, ni Dieu, ni diable, ni rien, et de mépriser ceux d’en bas, de mépriser nos pareils, de mépriser ceux de la haute, et cependant de nous conjoindre à eux, à cause de l’argent et des honneurs. On nous habille en princesses, et un jour nous le devenons. Mais, va te promener ! Il y a un tas de choses qu’il faudrait savoir, justement ce qu’on n’a pas appris : des sentiments, quoi ! — Alors, querelle. On est chien et chat. Le nègre et le blanc… Si tu savais comme j’en ai assez, ô Ruy Blas, des grands d’Espagne ! Voilà pourquoi je te retrouve avec plaisir, vieux maître… T’es du temps, je te dis, où j’étais sincère… relativement.

Il la considérait, ébloui ; puis, contristé tout à coup :

— Comment ! tu n’es pas heureuse ? fit-il.

— Ah ! ouiche ! Je ne sais pas faire ce qu’il faudrait pour ça, à ce qu’il paraît ; mais console-toi : je ne saurai jamais… Il faut apprendre quand on est petit. Il faut qu’on nous mette ça dans les sangs, comme disait ma concierge… Aussi, à présent que j’ai reconnu mon incapacité pour « le d’voir ! » ils n’ont qu’à se bien garder, les autres ! J’vas me lâcher, gare la bombe !

Le vieux bouffon secoua lentement la tête.

— Je vois bien qu’on t’a fait du gros chagrin, petite, je ne sais pas lequel et je n’ai pas besoin de savoir. Mais… faudrait pas devenir mauvaise.

— Devenir mauvaise ? C’t’idée ! Je l’ai toujours été, au fond !

Elle cessa de parler, sur ce ton demi-plaisant, l’argot familier à Théramène. Une rage plus profonde la saisit et la rendit grave. Elle poursuivit avec la noblesse des douleurs vraies :

— Est-ce qu’on n’a pas été mauvais avec moi, toujours, depuis l’amant de ma mère, jusqu’à Lérin, en passant par tous les vieux, après avoir passé par tous les jeunes ? On me reproche l’égoïsme ? Mais je n’ai jamais vu autre chose, en bas, en haut, toute petite et plus grande, et toujours… Tiens, il n’y a guère que toi qui ne m’aies pas fait de mal.

Sur cette idée, elle s’apaisa un peu, et ajouta, avec son accent de gouaillerie :

— T’étais peut-être trop vieux, hein ! Pinchard ? C’est égal, ça prouverait tout de même qu’on peut avoir quelque chose comme du cœur sans chair !

Elle s’était levée, et, debout dans la franchise de son âme malade et révoltée, elle était belle. Ses yeux lançaient la haine et la perfidie. Les coins de sa bouche s’affaissaient avec une sorte de sourire morne qui éveillait des idées de mal infini, triste de se reconnaître.

— Parlons de toi. Que deviens-tu ? Toujours traînant la misère, hein ? Et je te vois venir, avec tes gros sabots : tu viens demander cinq cents francs ! Je les ai refusés à ma sœur… Oh ! n’aie pas crainte : elle en voulait quinze cents : je ne lui en ai donné que mille ; — seulement, je ne sais pas, tu me touches, tu es inoffensif, toi. Tu es un bon être, au fond.

— Tu vois, s’écria-t-il, tu sais ce que c’est que d’être bon ! Je voyais bien que tu te calomniais tout à l’heure. Mais cinq cents francs ! — poursuivit-il, en levant les bras au ciel, — misère de moi ! où est-ce que je mettrais tout ça ? Je ne dormirais plus, pour sûr, comme le financier ; — et puis, je vais t’expliquer : cinq cents francs, je sais trop bien que je ne pourrai jamais te les rendre, et, d’une femme, on ne peut pas accepter ça.

Il était très sérieux, digne ; il poursuivit :

— Donne-m’en cinquante. Je ne te les rendrai pas davantage, c’est sûr, mais, — tu vas rire, — je pourrai du moins m’imaginer que je pourrai peut-être te les rendre un jour. Alors, ça devient honnête.

— Tiens, en voilà cent. Tu es un ange… Et le métier ?

— Euh ! fit Théramène, l’Art s’en va. Je suis allé à la Comédie-Française, avant-hier. Faible. Le niveau est faible.

— Mais toi, toi, que fais-tu ?

— Je crève toujours, dit-il simplement, sur un ton comique à faire pleurer.

— Pauvre Théramène !

— C’est même si fort que j’ai pensé à me remettre à dire mes monologues dans les cours. Mais ça ne peut plus se faire. On me prend pour un anarchiste. On ne me laisse plus entrer.

— Toi, Théramène ?

— Moi. Au reste, il y en a un, d’anarchiste, — à la crèmerie où je vais voir ceux qui mangent, — il y en a un qui a voulu m’enrôler…

Elle eut dans les yeux un éclair étrange :

— Tu as accepté, au moins ?

— Ne plaisante pas là-dessus, ma petite Rita !

— Je ne plaisante pas, dit-elle… Ah ! je voudrais être un homme !

Elle serra les dents.

— Tiens ! ça me fait plaisir de le dire enfin à quelqu’un : Ils ont raison, ceux-là ! Et ils trouveront de l’appui auprès de gens sur lesquels ils ne comptent guère.

— Auprès de qui ? questionna machinalement Théramène abasourdi.

— Auprès de moi, par exemple !

— Tu veux rire. Ça n’est pas drôle. Je ne comprends pas !

— Tu ne comprends pas, Théramène ?

Elle eut comme une volonté rageuse de faire contre elle-même de la justice mauvaise :

— Vois-tu, dit-elle, il y a, dans tous les mondes, des gens qui détestent les autres et qui se font horreur à eux-mêmes ; des gens que le suicide attire, parce qu’ils ont assez de tout… Eh bien ! ceux-là, en crevant, ça ne leur serait pas désagréable de faire une dernière fois le plus de mal possible à ceux qui les ont rendus mauvais et qui les ont faits malheureux… Voilà. Je te dis que la vie est pleine de gens qui voudraient bien sauter, à condition de faire sauter le monde… Ils n’ont pas le courage d’allumer la mèche… Mais peut-être bien qu’ils donneraient le sac.

Pinchard regardait Rita, et ne la reconnaissait plus. Il pensait qu’elle aurait été superbe dans la tragédie, et il laissa échapper ces quatre mots :

— Tu me rappelles Rachel.

Elle n’y prit pas garde, tant elle était sincère à ce moment. Une fureur sourde la secouait, une envie terrible d’action, de batailles, de représailles et de mort… Oh ! disparaître avec tout, avec tous, dans un cataclysme final !… Elle regardait droit devant elle, dans le vide, avec des yeux clairs et froids comme l’acier.

Pinchard haussa les épaules.

— Toi ! toi ! tu serais, toi, de ceux qui veulent détruire le monde, et fumer des cigarettes sur les décombres ? fit-il d’un ton goguenard. Tu peux causer, ma fille ! Je n’y crois pas.

Elle s’assit, un peu calmée par cette raillerie, déjà prête à sourire de sa violence, à se rattacher aux joies terrestres que n’avait pas cessé de lui promettre l’avenir inconnu.

— Ça n’est pas précisément ce que tu dis, mon bon Théramène… Je voudrais la fin du monde pour moi, — pour finir avec !

— Ah ! je comprends. Tu veux de la compagnie ? Rien que tout le monde ! Excusez du peu, ma fille !

Il ne la croyait pas. Elle disait vrai, pourtant.

S’il y a des êtres de pitié et de tendresse qui se résignent avec horreur à l’idée d’employer la violence et la mort, pour assurer, espèrent-ils, le triomphe final de la tendresse et de la pitié, — il y a aussi des âmes damnées qui appellent l’enfer pour tout le monde.

Après un silence d’un moment, Pinchard reprit :

— Alors, vrai, tu es malheureuse à ce point, dans tout ce luxe ?

— Tu crois encore au luxe, toi ! dit-elle. Moi, je ne crois même plus à ça. J’ai des robes de reine ; et après ?… Je souhaitais une femme de chambre. Je crois bien que j’en ai trois, mais ça ne m’amuse pas !

— Alors, fit Pinchard, je te comprends de moins en moins. Ceux qui veulent tout chambarder, c’est qu’ils veulent de ça, pas vrai ?

Il secouait son billet de cent.

— Eh bien ! dit-elle, quand ils en auront, envoie-les-moi. Je voudrais voir s’ils seront heureux alors. Avec la fortune, mon vieux, on peut tout au plus éclabousser les gens, et le bonheur, vois-tu, c’est d’écraser les autres ; voilà la vérité nouvelle ; et je te réponds que je la sens bien !… La fortune empêche.

— Tiens, tu m’affliges ! soupira-t-il.

— Comme le gueurnadier, fit-elle.

— Ne ris donc pas, répliqua alors Pinchard gravement. Je ne t’ai jamais dit des choses que je pense, parce que tu ne m’as jamais dit des choses comme aujourd’hui. Eh bien ! ma pauvre petite, puisque l’occasion se présente, je vas t’en donner pour cinquante francs, de la vérité. Restera à cinquante, et nous serons quittes !… Le bonheur, ma fille, c’est là et là.

Il toucha sa tête et son cœur.

— Quand je cause avec toi, je suis heureux ; j’oublie que je suis seul au monde… car je t’aime, moi ! Je ne sais pas bien comment ça se fait, mais c’est comme ça… C’est le cœur ! Quand je récite, même en pleurant, dans les cours, tu en penseras ce que tu voudras, mais je suis heureux… autant qu’on peut l’être en ce monde, corrigea-t-il bien vite… Ça, c’est l’esprit ! Le bonheur, ça se porte en dedans, partout, sous tous les costumes, ou bien alors, c’est qu’on est décidément parmi les incurables qui ont toujours quelque chose à se reprocher. Rigole tant que tu voudras ! Un brave homme a une manière de souffrir qui n’est pas sans agrément. Et un brave homme, qu’est-ce que c’est ? C’est un bon cœur… Moi, par exemple, sans me flatter, je suis un brave homme ! — Tiens, sur ton billet de cent, je prendrai quelque chose pour une pauvre bougresse, ma voisine de taudis, qui est en train d’accoucher… Elle a gueulé toute la nuit. Eh bien, elle en aura un peu, un tout petit peu… Et ça me fera plaisir… Encore le cœur… Pan !

Il se frappa le cœur.

— Veux-tu encore un exemple ? Quand je suis dans ma chambre, au milieu de mes tableaux, — je crois que tableaux est pompeux, — quand j’ai revêtu mon velours râpé, ma soie usée, ma chemise sale à longues manchettes, — trop longues, oui, je sais, mes manchettes, — alors je suis un prince, je suis Ruy Blas, je me sens le collaborateur nécessaire des plus grands génies.

Il frappa rudement sa tête qui rendit un son mat.

— Encore l’esprit, pan ! Pas creuse, hein, la caboche ?

Il s’anima :

— Et ils viendraient tous avec des millions me dire : « Pinchard, voici la fortune, mais rendez le talent ! » je leur répondrais : « Zut ! j’aime mieux ma part ! » Et, acheva-t-il, ce qu’il y a de plus raide, c’est que je n’en ai pas des masses, de talent ! Amour, art, illusion, ma chère, on n’a pas fait mieux…

Il déclama :

— Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi ?

— J’ai dit. Mais « tant qu’à » faire du mal à une mouche, pour assurer mon succès sur n’importe quel théâtre, tu me croiras ou non, ça me gâterait tout mon bonheur. Tiens, j’ai essayé une fois de détester un directeur de théâtre : Oh ! ça, c’était bien naturel ? j’ai pas pu. Quant aux camarades, ils m’ont écrasé plus souvent qu’à mon tour. Que faire à ça ?… je me dis aujourd’hui que peut-être ils avaient un peu plus de génie que moi, — ou seulement plus de chance. Eh bien ! après ? Il n’y a pas d’égalité dans la nature… Je me contente donc d’être, dans l’ombre, supérieur à mon siècle.

Il prononça ces derniers mots avec une ironie gaie et déclamatoire…

— J’ai été long… si long !… J’achève donc. Voici ma noble péroraison : Pense, par-ci par-là, au vieux bouffon, ma fillette. Si tu te dis qu’il t’aime bien et qu’il saurait te le prouver à l’occasion, ça te fera chaud dans le cœur. Ah ! le cœur, tout est là, je te dis ! J’en ai, moi, vois-tu ; et s’il y a un bon Dieu partout, comme on disait de mon temps, je lui demanderai une place dans le théâtre du paradis… Ça me reposera des paradis de théâtre… Je pense qu’il n’y en aura pas seulement pour l’opéra, là-haut. Ça serait trop raide… Là-dessus, je vous baise les mains, comtesse.

Il s’inclina, et dit, avec le ton qu’il eût pris pour lire une lettre :

— Votre très humble, très respectueux et très fidèle serviteur. Signé : Pinchard.

Elle songeait, les yeux vagues.

— Adieu, vieux… Allons, va, embrassons-nous encore. Qui sait si nous nous reverrons ?

— Pourquoi pas, petite ? D’abord, je m’engage à revenir dans six mois chercher encore un petit bleu pareil. Cette image me plaît.

— Dans six mois, dit-elle, je crois bien que je ne serai plus là. Adieu, Pinchard.

Elle-même l’embrassa sur les deux joues, avec une petite larme qui ne parvint pas à tomber.

Il paraît que Monsieur d’Aiguebelle avait entendu quelque chose de cette conversation.

Comme Pinchard allait sortir du vestibule dans la cour, le comte parut :

— Monsieur Pinchard, dit-il, quand vous aurez besoin de moi, n’oubliez pas de venir frapper à ma porte.

Et comme Théramène écarquillait les yeux :

— J’aurai toujours quelque chose à la disposition de vos pauvres, Monsieur Pinchard.

Le comte souriait. Il ajouta :

— Entre hommes, on peut s’entr’aider, n’est-ce pas ?

Pinchard, profondément surpris, étrangement ému, se précipita sur la main qu’on lui tendait. Il ne put articuler un seul mot, et s’en alla, plus fier, plus heureux que jamais, — sans rien réciter.

Il s’en allait, le vieux bouffon au cœur simple et pur, l’artiste rêveur aux dehors sordides. Pour éclairer sa route de misère, il avait pris quelque chose aux lumières des plus sages. Dans sa misérable lanterne, il portait, ce pauvre, une lueur tremblotante et douce, jolie comme une étoile du ciel.

V

Un jour, au moment où le comte Paul sortait, il rencontra dans le vestibule un jeune homme en train de parlementer avec son valet de chambre.

La comtesse était absente.

— Ah ! dit le jeune homme, d’un air embarrassé. Je suis heureux de vous voir, Monsieur.

Mais il ne semblait pas heureux du tout.

— Je ne vous reconnais pas, Monsieur, riposta le comte.

— C’est que, Monsieur, lorsque vous m’avez vu, je portais l’uniforme de lieutenant aux chasseurs.

Il se nomma :

— Léon Terral.

Le comte Paul eut un sursaut ; il reconnaissait enfin cette figure.

Il revoyait tout à coup, comme présente, une scène entièrement perdue depuis longtemps dans l’ombre de sa mémoire. Il revoyait Léon Terral en costume d’officier, causant avec sa femme, aux Bormettes, le soir même de son mariage. N’était-ce pas surtout à ce moment, que, regardant Marie, il avait songé : « C’est étrange. On la dirait toute changée. On dirait une autre ? »

Un rapprochement se fit, seulement alors, dans son esprit, entre trois choses, qui étaient : d’abord, son pressentiment triste de ce soir-là ; puis, les lettres qui, quelques heures après, lui avaient tout révélé ; — et enfin le retour actuel de cette figure d’homme, bien changée maintenant.

Terral était amaigri ; le teint plombé. Ses yeux se détournaient trop vite quand le regard les cherchait. Son costume flambant neuf disait sa misère. C’était un complet gris, tout raide, coupé avec l’élégance des gravures accrochées aux vitres des raccommodeurs d’habits. Les poches de sa jaquette étaient gonflées, comme s’il portait sur lui tout un attirail de voyage. Il avait des manchettes trop luisantes, en celluloïde sans doute, un col pareil, une cravate bleue éclatante, — mise sans soin. Il portait un chapeau melon couleur bois, qui, sous un apprêt luisant, renouvelé de la veille, laissait entrevoir des taches anciennes.

— Vous désirez voir ma femme ?… Elle est sortie, dit froidement le comte.

— On me le disait, Monsieur, répondit Léon Terral, mais pardonnez-moi, je ne le croyais pas… Madame la comtesse d’Aiguebelle, ajouta-t-il gauchement, d’un air humble de domestique, a-t-elle un jour ?

— Elle n’en a pas, Monsieur, dit Paul sèchement.

Il s’acheminait vers la rue, suivi du jeune homme.

— Je me présenterai donc, au petit bonheur, un de ces jours, Monsieur, dit Léon.

Ils se saluèrent.

Et dès qu’il se fut éloigné, le comte revint dire au valet de chambre :

— N’oubliez pas cette figure. Ni madame, ni moi nous n’y serons jamais pour ce Monsieur Terral, entendez-vous… Sous aucun prétexte ne le laissez entrer… Et même soyez attentif à ses moindres paroles, pour me les rapporter exactement.

Habitué à des visites de pauvres diables, dont quelques-uns, reconnus pour des professionnels de la mendicité, étaient impitoyablement évincés, le valet de chambre s’inclina, bien décidé à obéir scrupuleusement aux ordres qui lui étaient donnés.

Dans l’après-midi, tout en courant à ses affaires, qui étaient celles des autres, celles des pauvres, le comte Paul songeait obstinément à cette figure louche de Léon. Et un autre souvenir s’éveilla en lui… Il avait lu, peu de jours auparavant, dans un journal, une de ces histoires comme les gazettes en rapportent fréquemment… Un malheureux jeune homme, qui était allé tenter la fortune en Amérique, après avoir donné depuis six mois à peine sa démission d’officier, venait de rentrer en France. On ne le nommait pas, par respect pour une famille honorable, disait le journal, car la police le recherchait activement. Il était mêlé à une affaire bizarre, le lancement d’un produit nouveau, « la vitréine », destiné à détrôner le celluloïde. La vitréine servait à tout, on en pouvait faire des cols de chemises, des fleurs, des bijoux, des assiettes et même des vitraux d’église. Pour monter cette affaire immense, deux ou trois maîtres-chanteurs, associés, s’étaient procuré des fonds par des moyens douteux. On soupçonnait l’ex-officier d’avoir connu leurs agissements, et même, etc., etc… Bref, il paraissait évident que M. Léon Terral était entré dans la grande confrérie des flibustiers. « Ce n’est pas la première fois, disait le journal, que l’espoir d’enlever une Manon entraîne un galant homme aux pires compromissions. »

— Cela devait finir ainsi, murmurait le comte. C’est cela. C’est mon homme. C’est lui l’auteur des lettres à Rita !… Peut-être est-ce pour elle que ce misérable enfant est allé tenter fortune. C’est un de ces imbéciles que la première venue peut enlever à tous leurs devoirs et qui finissent par le bagne, ou par le revolver… Misère de moi !… Nous surveillerons cela… Léon Terral ?… Au surplus, j’irai aux informations…

Il y alla.

Il se rendit au siège d’une société bien connue de lui, une de celles qui ont pour but le relèvement du mendiant par le travail.

Afin de garder les membres de l’association contre les tentatives des faux nécessiteux, la société forme des dossiers où sont inscrits les noms d’un grand nombre de mendiants à domicile. La préfecture de police même vient prendre là quelquefois des renseignements. En échange, elle en fournit à la société.

Paul traversa une salle encombrée d’étoffes, de vêtements destinés à des pauvres et confectionnés par des pauvres. Il demanda à l’un des nombreux secrétaires s’il connaissait le nom de Léon Terral.

— Si vous l’avez ici, c’est depuis peu de jours…

— Oui. Voici son dossier, Monsieur Terral (Léon), Affaire de la vitréine , ex-lieutenant aux chasseurs. A démissionné le 20 septembre 1886.

« Cinq jours après mon mariage », pensa le comte Paul.

Quelques découpures de journaux donnaient toute l’odyssée lamentable du jeune homme. Elle se terminait ainsi : « Se cache à Paris depuis peu de temps. A fait la traversée de New-York au Havre sous un un nom d’emprunt : Delsigny. A écrit sous ce nom à M. le baron de Rothschild qui lui a envoyé cinquante francs. Quand cette somme est arrivée à l’hôtel, sous pli recommandé, Léon Terral, se sachant surveillé par la police, avait disparu, etc., etc.

— Est-il venu vous demander de l’argent ? interrogea l’employé.

— Non, Monsieur, dit le comte Paul, mais c’est un malheureux auquel je m’intéresse.


Trois jours plus tard, Léon Terral se présentait vainement chez la comtesse. Les domestiques lui interdisaient formellement la porte. Il laissa échapper un mouvement de colère :

— C’est bon ! J’écrirai à Madame d’Aiguebelle. On vous fera repentir de ces façons-là.

Et il sortit fièrement ; mais, dépouillé de l’uniforme, le pauvre garçon n’avait plus d’allure. Il portait mal son affreux complet gris, qui, mouillé plusieurs fois depuis l’autre jour, n’avait même plus son vilain luisant, ni sa fâcheuse raideur. L’étoffe en était fripée et terne comme du papier décollé.

Informé de tous ces détails, le comte Paul dit à son valet de chambre :

— A partir d’aujourd’hui, vous ne laisserez entrer ni un journal, ni une lettre, ni un paquet quelconque sans me les avoir présentés d’abord.

Et il ouvrait les journaux, cherchant s’il n’y rencontrerait pas des mots soulignés, examinait les suscriptions des enveloppes, regardait le fond d’une boîte, d’un envoi de magasin.

— Si je rencontrais l’écriture des fameuses lettres, je crois bien que je la reconnaîtrais.

Un matin, on lui présenta, parmi d’autres, un pli jaune, qui avait l’air d’envelopper un banal prospectus des Grands Magasins. Sous la transparence exagérée de l’enveloppe, on apercevait en effet toute une imagerie de prospectus. L’adresse était écrite à la mécanique, en lettres bleu pâle : Madame la comtesse d’Aiguebelle, etc.

Il ouvrit ce pli, en se répétant : « Contre ça, tout est bon ! » Il déploya soigneusement l’imprimé, s’apprêtant à y chercher des mots épars, soulignés çà et là, et qui, rapprochés, feraient une phrase… Un papier blanc en tomba. C’était une lettre… écrite, comme l’adresse, à la machine. L’auteur de la lettre ne signait pas, n’écrivait pas de sa main, ne se désignait que par ces mots : « … Vous qui aviez gardé mes lettres de jeunesse… »

Évidemment, au moyen de ces précautions, l’auteur entendait que, dans le cas où cette lettre serait trouvée, elle perdrait toute valeur d’interprétation non seulement contre lui-même, mais contre la destinataire. Il y parlait d’une dette, d’une échéance, élevait de pressantes réclamations sous lesquelles on sentait comme une menace passionnée. Et enfin, il disait :

« J’attends votre réponse aux initiales P. J. n o 131, bureau 14, — mardi dans la matinée. Vous n’aurez qu’à répondre que je puis me rendre chez vous, dans l’après-midi du même jour, à trois heures précises, ce jour et cette heure m’étant particulièrement commodes. »

C’était tout. C’était assez. Paul remit cette missive, sous une nouvelle enveloppe, dans les plis du prospectus, et fit en sorte qu’elle parvînt à la comtesse à table, vers la fin du déjeuner, au moment où on lui remettait son propre courrier.

Tout en parcourant son journal, il surveillait sa femme, de ce regard de côté, de cette vue subtile qui peut se rendre compte avec certitude de certains furtifs mouvements, et il la vit ouvrir l’enveloppe, lire le message imprimé. Durant une seconde, elle parut étonnée ; puis, ne se croyant pas observée, elle fit disparaître ce papier dans sa poche.

Il leva aussitôt les yeux d’un air naturel, et alors il reconnut sur ses lèvres le sourire plein d’arrière-pensées, le même, qu’elle avait eu entre ses bras, le soir de leur mariage, avant de rire impudemment.

Elle sortit dans l’après-midi, avec sa voiture. Elle ne sortait pas autrement. C’était l’ordre du comte.

Le lendemain il fit venir le valet de pied.

— A quel bureau de poste mes lettres ont-elles été mises, hier ? Une de ces lettres n’est pas parvenue.

— Au Palais-Bourbon, répondit ingénument le domestique… Mais il n’y en avait qu’une.

— Bien… je le savais. Mais pourquoi, reprit le comte d’un air sévère, pourquoi laissez-vous votre maîtresse descendre de voiture pour jeter elle-même des lettres à la boîte ? Je passais par là ; vous ne m’avez pas vu. Qu’est-ce que cette étourderie inqualifiable ?

— Monsieur me pardonnera, répondit le valet pris au piège. Madame la comtesse ne m’a pas permis…

— En ce cas, c’est différent, dit le comte souriant… Pardonnez-moi, Monsieur Jean, ajouta-t-il avec une grâce à laquelle ses domestiques étaient habitués, et pour laquelle il était aimé d’eux.

Puis avec intention :

— Et n’oubliez pas qu’il faut, en effet, quand votre maîtresse donne un ordre, fût-il opposé aux miens, lui obéir aveuglément… Allez.

Toute cette campagne de ruses semblait devoir réussir.

Le mardi était justement le jour où le comte, depuis quelque temps, assistait à une clinique où l’on soignait gratuitement des malades pauvres… La comtesse le savait bien ; il avait même pris soin de le lui rappeler d’un mot.

Elle aurait donc, suivant toute apparence, choisi ce jour qu’on lui indiquait, précisément comme celui où, de son côté, elle était sûre d’être seule.

Quant à se servir de la lettre anonyme pour dessiller les yeux d’Albert, Paul y avait songé un moment, mais il y avait renoncé bien vite. « Cette lettre n’a pas la valeur d’une preuve. Au point où il en est, il lui faut bien autre chose ! Soit… Nous arriverons chez elle quand le jeune homme s’y trouvera. Et de deux choses l’une : ou elle le fera cacher, ou elle le laissera paraître. Dans le premier cas, l’affaire est simple. Dans le second, — je leur raconterai comment j’ai surpris le secret de leur rendez-vous ; je leur dirai tout ce que j’ai deviné, et ils seront bien malins tous deux, si l’un ou l’autre ne finit pas par trahir la vérité… »

Le mardi, après son déjeuner, Paul sortit comme à l’ordinaire :

— Je vais à ma clinique.

Dès le matin, il avait, par lettre, prié Albert de rester chez lui : « J’irai te voir à trois heures. »

Un peu avant trois heures, à vingt pas de la porte de son hôtel, il épiait, du fond d’un fiacre, — cachette commode, — l’arrivée de Léon Terral.

Le malheureux arriva en effet. Repoussé de nouveau par le valet de chambre, il montra un mot de la comtesse, en disant :

— Je suis attendu.

— C’est différent. Monsieur m’excusera.

Le comte quitta son fiacre, retrouva sa voiture devant le Palais-Bourbon, et commanda :

— Chez Monsieur de Barjols.

Chez Albert, son valet de pied monta un billet ainsi conçu : « Je suis en péril. Viens. »

Ils ne s’étaient pas revus depuis l’enterrement de la comtesse d’Aiguebelle.

Albert, d’un élan, arriva dans la voiture. Il était pâle :

— Que se passe-t-il ? Tu te bats ?… Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu peur ! Voyons, que faut-il faire ?

Il lui avait pris les deux bras dans ses deux mains et le regardait dans les yeux, pour voir si on ne lui cachait rien de trop redoutable.

— Je te dirai… tout à l’heure.

On roulait.

Chacun d’eux, heureux de revoir l’ami dont le séparait, depuis quelques semaines, un motif si redoutable, — éprouvait une émotion profonde. Albert eût été gêné, presque honteux, sans le trouble extrême où le mettait la crainte du péril annoncé. Paul était simplement attendri de voir le trouble de son frère d’élection. Et il le regardait avec un admirable sourire.

Albert, très agité, disait :

— En péril ? Je ne comprends pas. Quels ennemis peux-tu avoir, toi, toi, le meilleur des êtres ? Avec ton élévation d’esprit, ta bonté, — personne n’a le droit de te haïr, de t’attaquer… Enfin, je suis là. Nous allons bien voir… Où me mènes-tu ?

Paul lui prit la main en silence, puis tout à coup, sans pouvoir dire un mot, il l’attira sur son cœur.

— Tu me fais mourir, lui dit Albert en lui rendant cette étreinte. Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce qui te menace ?

On arrivait devant l’hôtel des d’Aiguebelle. Paul ne répondait pas. Alors, Albert devint sombre.

— Annoncez à Madame, dit le comte Paul, que Monsieur de Barjols, — pas moi, vous entendez ? — que Monsieur Albert de Barjols désire lui parler.

Et se tournant vers Albert :

— Ce qui est en péril, Albert, ce n’est pas ma personne : c’est l’honneur de mon nom, — et c’est notre vieille amitié, qui m’est chère comme à toi. Je t’annonce que, moralement, nous allons nous battre, — mais je sais que tu m’embrasseras après, de meilleur cœur. Garde-toi seulement d’oublier ceci : c’est dans ton intérêt que je vais te faire souffrir !

— Madame est dans le petit salon, vint leur dire le domestique.

… Albert, stupéfait, triste, et préparé à tout, montait avec Paul, côte à côte.

Devant la porte fermée, Paul tendit une fois encore la main à son ami.

— Maintenant, dit-il, du ton d’un témoin qui dirige un duel, — allons !

Ils entrèrent. Rita était seule.

VI

Au reçu de la lettre de Léon Terral, elle avait senti d’abord un bondissement de joie intérieur. Cette lettre, c’était un appel de liberté qui lui arrivait au fond d’une geôle, d’une séquestration d’où, en suivant Albert, elle ne devait sortir que pour une destinée peu différente. Avec Albert, en effet, elle serait de nouveau contrainte aux hypocrisies, forcée « à la pose », obligée de garder un ton et des manières qui la gênaient comme une camisole de force.

Avec Léon, au contraire… « Oh ! s’il revenait riche ?… » Il n’avait pas parlé du résultat de ses efforts. Était-ce une épreuve ? Elle rêvait de coups de bourse inouïs, invraisemblables… et honnêtes. Elle supposait des brevets d’invention vendus à Edison pour un prix fantastique. A vrai dire, elle parlait de ces choses en l’air, sans bien savoir, comme de rêves. Les moyens de conquérir le million « dans les affaires », elle n’y entendait rien encore.

Peu à peu, à force de désirer, elle eut la certitude que Léon n’était revenu qu’après fortune faite. C’était sûr. Sans cela, pourquoi reviendrait-il ? Il savait que la fortune était la condition nécessaire, absolument nécessaire.

Donc, il revenait riche. Ce qu’elle ignorait, c’était le chiffre de la fortune, mais qu’importe ! Et elle se livra à des rêveries vraiment enfantines. Il n’y avait plus, dans son imagination, que festons et astragales, cavernes emplies de trésors comme celle d’Ali-Baba, palais enchantés, toilettes somptueuses, attelages resplendissants, — auprès desquels ceux du comte d’Aiguebelle pâlissaient, oubliés déjà !

Perrette, son pot au lait sur la tête, eut une vision moins vivante, quand elle achetait la vache et son veau.

Elle allait donc pouvoir dire à son mari : « Je me moque de vous et de votre ami. A présent, me voilà aussi riche, aussi puissante que vous, mais riche avec lui, avec mon cher Léon… Je l’ai aimé de tout temps. Il me comprend, celui-là ! »

Et à Albert, elle disait : « Il fallait vous décider plus tôt, mon bon Monsieur ! Mais non, vous avez hésité. Vous avez eu des scrupules. L’amitié a été, chez vous, plus forte que l’amour. De quoi vous mêliez-vous donc ? Est-ce que l’amour véritable admet tous ces délais, ces tergiversations ? Vous me faites rire ! L’amour vrai traverse tout ! L’honnêteté, ça ne le regarde pas… Vous n’aviez pas de sang dans les veines, mon cher ! Tant pis pour vous ! »

Ah ! ils feraient tous deux une tête, les deux amis, Oreste et Pylade ! Elle avait envie d’en être là, pour voir.

L’héroïne d’amour, c’était elle. Elle avait joliment mené sa barque, vrai !… Et elle songeait parfois à Cléopâtre, à Manon, aux meneuses d’hommes dont la gloire écrite la rendait jalouse.

Son désir de fortune et son orgueil une fois satisfaits en rêve, elle se laissa glisser au songe de connaître enfin, par Léon, la passion libre, déchaînée. Sa froide excitation appelait des ardeurs qu’elle n’aurait pas su définir, qu’elle imaginait grâce à des paroles entendues, à des livres lus, mais dont elle ne ressentait jamais rien par elle-même. Cet élan de désir vers l’amour était uniquement dans sa tête. Aussi, la découverte des choses de la passion était-elle inséparable, à ses yeux, d’un voyage à Naples ou à Venise. Il fallait un décor changeant, le mouvement perpétuel, l’aventure d’auberge ou de grand chemin, — mille traverses du hasard, — toujours des choses qu’on « pourrait raconter ».

Enfin, elle allait être à lui, à Léon, au bien-aimé de toujours ! Elle se forçait un peu de répéter ces mots ou d’autres semblables, mais rien ne s’émouvait en elle ; elle n’éprouvait nul entraînement, — et continuait à ne ressentir aucune joie.

Cependant, il fallait, en prévision de cette aventure finale, se préparer, n’avoir qu’à héler un fiacre, et à dire : « Cocher, à la gare ! »

La veille du jour où elle attendait Léon, toutes ses mesures étaient prises.

A la petite somme qu’elle avait mise de côté non sans peine, comme provision, — une dizaine de mille francs environ, car elle avait touché son second semestre, — elle ajouta les diamants que lui avaient donnés le comte et sa mère, et quelques menus objets de grand prix, notamment deux éventails, peints par Boucher, véritables chefs-d’œuvre. Le tout se dissimulait fort bien dans un élégant sac à main très portatif. Ce petit déménagement une fois combiné, elle se sentit plus tranquille.

Au jour dit, à trois heures, — l’heure dite, — elle se trouva prête. S’il fallait partir, elle n’aurait qu’un chapeau à mettre. Son grand deuil lui imposait une robe simple, qu’elle pourrait garder en voyage…

Elle guettait. Elle entendit parlementer dans le vestibule, au bas de l’escalier. Elle reconnut la voix de Léon.

Elle se sentit bondir le cœur… Elle allait savoir…

— Laissez monter Monsieur Léon Terral, dit-elle, penchée gracieusement sur la rampe de fer forgé, contournée en riches dessins. Elle se rendait compte de sa grâce, et demeurait là, pour lui apparaître ainsi, comme Juliette au balcon… Il montait.

Dès le premier coup d’œil, elle fut rassurée. Il était vêtu comme un parfait gentleman.

Il y avait pris peine. S’il avait retardé sa visite, c’est qu’on devait lui livrer, le matin de ce jour-là, cet irréprochable costume, qu’il portait avec son ancienne allure de jeune officier.

Il avait trouvé moyen de se faire prêter cinquante louis, par un camarade de Saint-Cyr touché du récit de ses malheurs. Il avait employé cinq cents francs à se nipper « pour la revoir » ; et aussi parce que ça inspire confiance. Un fripon bien mis peut entrer partout.

Tous deux, en se retrouvant, éprouvèrent une émotion différente mais également singulière. Le présent fut, durant une seconde, aboli. Ils étaient transportés au temps de leur adolescence ; ils revoyaient les choses, les êtres d’alors, et les regrettaient.

Puis, dès que leurs mains se furent quittées, ils revinrent au présent, après avoir repassé toutefois par le souvenir de cette soirée de mariage où elle lui avait dit assez crûment : « Commencez par être riche ! »

Il avait essayé, et manqué son coup. Il lui en voulait. Il regrettait l’uniforme, — et la probité parfaite, l’honneur, les choses qu’après tout tout le monde prétend respecter.

Aujourd’hui, son père et sa mère, pauvres, éperdus de chagrin, refusaient de le voir. Son père était un ancien officier.

Dans la mauvaise chambre d’hôtel garni, de maison louche, qu’il habitait depuis quelques semaines, il s’était, tantôt, interrogé avec désespoir sur son avenir. Il ne voyait plus d’issue à son affreuse détresse. La pensée du suicide l’avait plusieurs fois visité pendant ses insomnies. Mais quelque chose le rattachait encore à la vie, et quoi donc ? Elle, Marie ! Après sa chute rapide, tout meurtri, arrivé au bas de la pente, il se relevait dans ce désir unique : la revoir, la retrouver, étreindre encore sa jeunesse et sa beauté. Depuis six mois il n’avait pas eu le temps de courir les théâtres, ni les fêtes. Il n’avait revu aucun des mondes où se rencontrent les élégances, les fantaisies, les grâces féminines. Il avait lutté, bataillé, marché, couru, abattu des lieues, combiné des plans, supputé des chances, harcelé des capitalistes, organisé des conseils d’administration, remonté tous les matins une affaire qui s’écroulait tous les soirs. Maintenant, vaincu, brusquement oisif, réduit à néant, il sentait son imagination jeune se réveiller, reprendre en lui des droits. Cette séduisante femme pour laquelle il avait dépensé tant de vains efforts et finalement gâché sa vie, son rêve ardent la lui présentait comme le seul bien encore accessible. Certainement, elle le récompenserait… Sinon… Oh ! si elle avait oublié, si elle le repoussait, ingrate et mauvaise, — alors… eh bien ! oui, il s’imposerait !… On ne se serait pas joué de lui en vain. Toute sa rage de désespéré, il l’emploierait à obtenir d’elle, malgré elle, le salaire qu’il croyait avoir mérité ! L’aimait-il ? Oui, certes, en sauvage… Et dans l’état d’exaspération où il se sentait à la seule idée d’une résistance, l’ancien officier de chasseurs eût voulu, comme un aventurier d’Amérique, la jeter sur un cheval, cette femme, en travers de la selle, et l’emporter à l’abîme où il courait, où il allait tomber ce soir, demain peut-être, inévitablement.

Dès qu’il fut dans le salon, et la porte refermée, il eut, en regardant la jeune femme, un éblouissement physique. Toute sa jeunesse lui revenait, lui bondissait au cœur, en afflux de sang. Puis, tout de suite, il crut que son cœur se vidait, lui manquait brusquement. Il chancela. Il était pâle, le visage amaigri, creusé par les soucis, altéré par ses passions de joueur, et, en ce moment, par ses fureurs d’amoureux.

Elle le trouva beau, d’une beauté mâle et tourmentée. C’était vrai. Il n’était plus le jeune homme joli et correct. Les audaces, les désirs, le courage, les déceptions, les angoisses, les terreurs, l’avaient fait autre. Une flamme voilée veillait au fond de ses yeux noirs.

Il mit ses deux mains sur les épaules de la jeune femme, l’éloignant de toute la longueur de ses bras pour la bien regarder en plein visage, et pour la tenir déjà :

— M’aimes-tu encore ? dit-il, d’une voix grave.

Elle tressaillit. Il lui sembla que le temps des calculs était à tout jamais passé. Ils l’avaient d’ailleurs trompée, tous ses beaux calculs. Elle eut l’impression qu’elle était dans une minute fatidique, espérée de toute éternité, stupidement ajournée parce qu’il lui avait plu d’attendre autre chose… Mais l’expérience était accomplie maintenant et manquée. Soit. Le retour de Léon, c’était la fin d’une destinée, le commencement d’une autre. Elle rentrait dans la vie naturelle, avec celui-ci, — qui était son pareil.

— C’est toi, toi seul, que j’ai toujours aimé, lui répondit-elle.

Sa voix, à elle aussi, avait un son grave. Ils se rencontraient dans des profondeurs, et leurs voix retentissaient autrement, à leur oreille comme dans leur cœur ; elles prenaient quelque chose du mystère d’en-dessous.

Il sentit qu’elle était à lui. Il l’embrassa dans une longue étreinte. Pour la première fois de sa vie, elle sentit qu’elle s’abandonnait. Elle trouva cela délicieux, — au moins de nouveauté.

Lui, en pleine jeunesse, sentit jaillir, gronder et rouler en lui un grand torrent de désirs longtemps contenus… Vivre est bon, — mais revivre ! Et il revivait. Il oubliait tout le reste. Il prenait de sa force une conscience nouvelle. Pour elle, pour leur amour, pour s’assurer à jamais le recommencement de cette ivresse, de ce bonheur d’oubli, il était de taille à conquérir le monde perdu.

— Alors, fit-il, partons !

Il comprenait que s’il la laissait ici, on ne lui permettrait plus jamais de la revoir ; tout s’y opposerait. Il avait bien vu que la porte de cette maison était défendue contre lui. Cette heure unique ne pouvait suffire. Il fallait partir !

— Quand tu voudras, dit-elle. Où me mènes-tu ?

Il la croyait plus grande qu’elle n’était, et il répondit :

— Je ne sais pas. Partons d’abord. Nous verrons après, demain, plus tard.

— Comment ? Explique-toi !… N’es-tu pas… heureux ?

Elle avait eu une pudeur. Elle avait trouvé ce mot pour demander décemment s’il était pauvre !

Elle le fit asseoir près d’elle, sur un divan.

Alors, il conta tout, brièvement et vite, mais tout, sans rien omettre.

Le secret de sa misère l’oppressait depuis quelque temps, dans sa solitude inquiète. Il le déposait enfin, il s’en débarrassait. Il subissait ce besoin de confidence qui force un jour ou l’autre aux aveux les coupables les plus décidés à se taire.

Du reste, il ne voulait pas la tromper. Entraîné, il fit tout d’une haleine une confession terrible, qu’elle suivait haletante.

En deux minutes, il eut tout dit ; à quel point il était désespéré, et que la police le traquait. Son père et sa mère achevaient de mourir dans la honte et la douleur. Comment tout cela finirait-il ? Il avait été tenté, cette nuit même, par le suicide, et son revolver ne le quittait plus. Mais à présent, cet amour retrouvé le vivifiait, le rendait à lui-même. Il ne s’agissait plus d’être découragé ! Soutenu, inspiré par elle, il était sûr de réussir cette fois, dans certaines entreprises qu’on lui proposait, qu’il avait refusées la veille… Et si, dans les batailles nouvelles, il tombait, encore vaincu, eh bien !… pourquoi ne pas mourir ? Elle était femme, — il le savait, — à accepter cette destinée de finir avec lui, enlacés l’un à l’autre, comme deux héros qui ont mis, au-dessus de tout, leur désir d’être unis enfin, liés à jamais. On se couche, on oublie… On s’en va, dans la seule joie, qui est le baiser, — l’amour !

Il leva sur elle un œil devenu vague, un œil où pointait, dans un éclair sombre, — la folie.

Et elle, après son rêve de fuite heureuse, elle retombait à cela ! Que répondre ? Et que faire ?

Cet être, soumis à ses caprices, et qui s’était montré capable pour elle de renoncer même à l’honneur, l’attirait décidément comme un semblable. Ils l’avaient assez ennuyée, les autres, les hésitants, les austères, comme Albert, les gens qui, ayant peur du remords sans doute, opposent lâchement un mot creux : le devoir, — à cette puissance qui ne souffre pas d’être méconnue : l’amour d’une femme ! Il fallait pourtant qu’elle s’y jetât, à la fin, dans ce torrent des passions qui, autour d’elle, depuis si longtemps, bondissait, écumait, sans qu’elle consentît à quitter le bord… Elle s’était assez défendue contre ce vertige, assez cramponnée à la terre ferme, assez entêtée dans ses raisonnements habiles qui ne la menaient jamais à rien, qui, au contraire, l’éloignaient chaque jour davantage du but entrevu… chimérique peut-être.

En même temps, elle avait peur de retourner à la vie pauvre de jadis, ou même à une vie pire, et cela aux côtés d’un déclassé, d’un déshonoré !… Il avait parlé de mort. C’était le meilleur sans doute de ce qu’il pourrait lui offrir ! Mais la mort, en de telles circonstances, c’était la défaite acceptée, avouée ! Vraiment, on pouvait trouver mieux. Albert n’était-il pas toujours par-là ? Mais qu’attendait-il encore ? Sans doute la fin de son deuil. Étrange amoureux, que peuvent arrêter ces prétendues délicatesses !

Ainsi, toute troublée qu’elle fût, — elle réfléchissait, à demi ressaisie par ses habitudes de calcul, de prudence, retenue par son goût du luxe, par son appétit de bien-être, par son égoïsme redoutable.

Quelque chose en elle la poussait vers le malheureux qui attendait. Quelque chose en elle l’éloignait de lui. Elle l’aimait plus que jamais et le reconnaissait pour sien, pour un amant de sa race. Mais était-il raisonnable, était-il possible d’abandonner les moyens qu’elle avait encore de le tirer lui-même de sa détresse ?

— Tu hésites ? dit-il enfin, d’un air sombre où elle sentit la menace.

Elle avait vu dans ses yeux ce regard étrange d’où quelque chose d’humain a été retiré.

— Non ! dit-elle. Je cherche, je combine. Attends. Ce n’est pas tout simple !

— C’est assez, fit-il. Partons. Tu ne peux plus hésiter. Tu es vraiment mienne. C’est notre destin. Il faut le suivre.

— Non ! dit-elle, pas aujourd’hui. Mais écoute : J’ai quelque argent, moi. En veux-tu… pour m’attendre ?

— Je veux toi ! dit-il, farouche. — Tu m’as tout pris ! Eh bien ! tu seras à moi !

— Pas aujourd’hui, répéta-t-elle… Il y a mieux à faire.

Il la regarda d’un air égaré.

— Veux-tu donc, prononça-t-il d’une voix ferme mais changée, que je me tue ici, devant toi ?

Elle comprit qu’il était d’humeur à le faire. Il fallait donc payer. Et pourquoi non ? Ah ! C’était un homme comme elle l’entendait, ce fou armé, capable d’un crime !… Cependant elle ne partirait pas avec lui. Que faire alors ? Son parti était pris. Elle s’approuvait à la fois dans son élan de passion et dans la sagesse de ses calculs. Eh bien ! elle obéirait aux deux appels.

Elle allait, pour sa propre joie, le griser d’elle-même ce malheureux ; et, ensuite, elle le renverrait à la rue, consolé de promesses, étourdi, rendu docile, calmé pour une heure.

Et de deux choses l’une, — ou elle trouverait, sans perdre les avantages de la situation, un moyen de le sauver et de le revoir, ou bien il suivrait seul sa destinée de malheur. Qu’y pouvait-elle ? L’essentiel était d’éviter le bruit, les cris, un horrible scandale. C’est cela ; il fallait avant tout l’apaiser, pour pouvoir l’éloigner. Et elle acceptait très bien l’idée que peut-être le lendemain, réveillé d’un tel songe, il tomberait plus désespéré au déshonneur final, à la folie et à la mort, mais sans elle, — seul !

Ainsi elle arrivait à la plus effroyable conception qui puisse naître dans le cerveau de la Femme : se servir des moyens mystérieux de la vie et de l’immortalité des êtres, — pour faire de la destruction !

Alors, elle se leva, toute frissonnante.

Oui, oui, c’était son heure de connaître la vie, de lui prendre et d’en recevoir une émotion nouvelle, celle qui seule agite et commande le monde. C’était vrai que cet homme-ci, entre tous, l’avait toujours attirée. La destinée le lui livrait enfin en des circonstances qui, à ses yeux de tourmentée, de dégénérée et de chercheuse, prenaient un effrayant caractère de grandeur bizarre, cruelle, redoutée et voulue !

Oui, voilà que, grâce à toutes ces complications des événements, des circonstances enchevêtrées autour d’elle, et des menaces suspendues au-dessus d’elle, — cette minute suprême prenait pour elle l’intensité désirée, rêvée… Elle avait bien fait d’attendre toute cette horreur nuptiale. Cela palpitait donc, la vie ! Cela brûlait donc ! N’était-ce pas tout cela, l’amour, l’amour vrai, l’infernal et divin tourment ?

Elle était debout et elle le regardait ardemment, d’un œil fixe.

L’étrangeté de ses mobiles secrets se révélait, sans se trahir, par un éclat sombre qui rayonnait d’elle. Elle portait le deuil de la mère de Paul, qu’elle avait tuée par la force propre de son âme funeste. Elle était donc comme toute vêtue de ce souvenir tragique, et elle le sentait sur elle. Il lui était arrivé, aux heures de rage contre le maître qui la dominait et la terrassait tous les jours, de murmurer, quand son regard rencontrait le noir de ses vêtements : « Sa mère en est morte ! » Ce mot « en » signifiait sa colère de femme humiliée, ou plutôt cette force mauvaise qui était son âme.

Sur son costume noir, la pâleur de sa tête, la lumière grise, comme morte, des cheveux, éclataient avec une puissance extraordinaire. Ses lourds bandeaux blonds (elle n’avait abandonné ce genre de coiffure qu’un seul jour, le jour de son mariage), étaient un peu en désordre. Lâches par endroits et trop pendants, trop élargis, ils ne laissaient plus voir assez du visage : et ils mettaient sur sa joue, d’un blanc mat, un peu de crinière animale, une inquiétante bestialité, — on ne sait quoi de l’être primitif. L’œil bleu avait perdu toute douceur. Les ténèbres de la pupille dilatée le dévoraient, et le noir qui encerclait l’iris étant aussi devenu plus intense, le regard était tout obscur. Dans cette obscurité sinistre une étincelle brûlait.

Il ne l’avait jamais vu si belle. Cette femme et la destinée de cet homme se ressemblaient. C’est pourquoi d’elle à lui courait une sympathie qui décuplait l’ancien amour, et qu’il subissait sans la définir. Cette figure de femme s’harmonisait avec ses pensées de malheureux, avec toute sa vie de désespéré, qu’elle lui avait faite d’ailleurs, avec ses désirs de suicide, qu’elle avait inspirés.

Tout à coup, elle marcha vers lui d’un pas ferme qui était terrible.

L’éternel sphinx venait contre l’homme, lui apportant des caresses où se cachait une pensée mortelle pour lui — car elle avait accepté cette horrible idée de l’attirer afin de mieux le repousser d’elle, afin de mieux le rejeter dans la nuit, dans une double agonie d’âme et de corps, — dans on ne sait quel infernal abîme d’où elle était sortie pour vivre parmi les hommes.

Elle souriait, car elle allait se griser, elle aussi.

D’un mouvement sec, presque automatique, elle prit entre ses mains la tête du jeune homme. Elle aurait mis la même avidité à saisir un objet inanimé, un flacon plein d’ivresse.

Elle prit sa tête, l’attira à elle, s’inclina, lui baisa les yeux, puis se mit à ses genoux, l’enlaça de ses bras souples, l’enveloppa pour ainsi dire de ses regards, de tout son charme noir.

— Tu ne sais pas, murmura-t-elle, je suis malheureuse. Et — tu me croiras ou non — je ne suis pas la femme de mon mari… Oui, c’est ainsi… Tout un drame… Il a vu tes lettres, le soir même du mariage ; — avant, — tu comprends. Ç’a été terrible. Nous vivons ensemble, mais séparés : Oui, oui, et tu me retrouves telle que tu m’as laissée, mon amour !

Il se leva d’un bond.

— Si cela est vrai, c’est mieux que je n’espérais. Il faut partir, partir tout de suite.

Mais ce n’était pas ce qu’elle voulait… Elle avait suivi son mouvement.

Elle reprit sa tête, lui caressa les cheveux d’un geste un peu brusque et, elle-même, s’avança vers ses lèvres.

Il retomba sur le divan. Elle l’y cloua, le tenant par les deux poignets, forte de toute sa volonté à elle et de sa faiblesse à lui.

Elle lui soufflait sa parole au visage avec son haleine pure et chaude :

— Je t’ai trop attendu !… Tu ne comprends pas ? Tu es beau. Je t’aime. Viens. Je veux.

Elle le quitta. Sa voix se fit sèche, saccadée. La résolution impérieuse s’y exprimait, comme déchiquetée, par petits mots brefs.

Il la regardait, stupéfait, épouvanté à l’idée d’être surpris là, dans ce salon, lui, avec son nom devenu suspect !

Elle précipitait ses paroles et ses gestes. Elle le bousculait.

Elle dit :

— Viens, mais viens donc ! Va fermer cette porte, ou plutôt non, laisse-la et viens par ici. Cette heure est à nous, à moi. C’est la mienne. L’heure de ma destinée, tu l’as dit. Viens.

Il demeurait immobile, stupéfait, effaré, hagard.

Elle le regarda insolemment, avec ce mot de défi :

— As-tu peur ?

— Tu es folle.

— De toi, oui, folle. Folle d’amour.

— Mais s’il entrait ? balbutia-t-il.

— Quelle joie ! murmura-t-elle d’une voix creuse, en lui tendant les bras. Quelle joie ! Il nous tuerait. N’est-ce pas ce que tu rêvais tout à l’heure, dis, dis, mon aimé, mon seul aimé ? Oh ! mourir avec toi, dans la folie des premiers baisers !…

Leurs lèvres se brûlèrent… Ils allaient oublier qu’il y avait autour d’eux autre chose qu’eux-mêmes…

A ce moment on frappa.

Ils se quittèrent, chacun cherchant à prendre vite une attitude, tandis que leur cœur battait à rompre.

— Entrez ! dit-elle enfin d’une voix nette.

— Monsieur Albert de Barjols demande si Madame la comtesse peut le recevoir.

— Je n’y suis pas ! fit-elle vivement.

Le valet de chambre vit quelque désordre, comprit l’embarras, et, machinalement secourable :

— … C’est que… Monsieur le comte est avec lui !

— Alors, dit-elle avec hésitation, c’est différent… Et comme si elle eût pris pour confident le valet dont elle acceptait le secours :

— Seulement, — une minute… Où sont ces messieurs ?

— En bas.

— Bien.

Elle ajouta encore :

— Une minute !… Avez-vous dit à Monsieur le comte que Monsieur est ici ?

— Il ne me l’a pas demandé, Madame la comtesse.

— Eh bien ! ne le dites pas.

Elle eut un clignement d’yeux.

— C’est compris ?

— Oui, Madame la comtesse.

Le valet sortit.

Quand, une seconde après, les deux hommes entrèrent, elle était seule, — mais dans sa volonté de ne rien laisser paraître d’abandonné, aucune mollesse, elle avait, par réaction, une roideur singulière, comme défensive…

« Elle est seule ! songea Paul, avec un secret mouvement de joie. Elle l’a caché. Je tiens ma preuve. Albert est sauvé ! »

VII

— Qu’est-ce que cela signifie ? avait demandé Albert, en montant.

— Tu vas le voir, mon ami, avait dit Paul.

A quoi bon annoncer à Albert un événement qui pouvait encore prendre diverses figures et, par là, diverses significations.

— Attends. Tu vas voir.

Il allait voir en effet.

Elle les regarda attentivement d’un air froid qui, pour Albert, devait sembler voulu.

Il était clair qu’il ne s’agissait pas d’une visite banale. Aucun des trois ne prononça l’une des formules quelconques de la politesse. A Albert et à elle, il semblait qu’ils n’avaient plus le droit, pour l’instant, de se parler en présence de Paul.

Les deux hommes s’assirent.

Habile, elle attaqua :

— C’est une explication, n’est-ce pas ?

Mais elle était à mille lieues de croire que cette explication eût quelque rapport avec la visite de Léon Terral.

— C’est une explication, en effet, et qui sera brève, dit le comte Paul. J’ai fait prier Monsieur de Barjols de se rendre ici, sans lui annoncer pourquoi. Pourquoi, le voici. Je connais vos sentiments à tous deux, l’un pour l’autre, puisque vous me les avez confiés. Eh bien ! il me semblerait injuste et absurde d’y résister plus longtemps. J’aime Monsieur de Barjols comme un frère. C’est ce qu’il ne faut pas oublier pour s’expliquer ma conduite et comment j’ai pu me résoudre au parti que je prends aujourd’hui. Quant à vous, Madame, je n’ai pas su vous aimer, vous rendre heureuse. Je vous ai mal jugée, tandis qu’il vous juge bien. Je suis, j’en conviendrai avec humilité, un esprit d’exaltation, un peu maladif et visionnaire. Il est, lui, un esprit calme, des plus judicieux. Il est fait pour le mariage.

Ni Albert ni Marie ne surprenaient dans le ton dont il parlait, la moindre nuance d’ironie. Après tout, il était homme, ce philosophe, à conclure ainsi, froidement, ayant mûrement réfléchi cette terrible affaire de passion.

« Ça n’est pas si bête, songea-t-elle, de vouloir ce qu’on ne peut empêcher… Il est malin, le monsieur ! »

Paul continuait, et il était toujours impossible à Albert, comme à Marie, de saisir dans son accent l’ironie désespérée qui était dans son cœur.

— Eh bien ! toute réflexion faite, pourquoi, moi qui ai été sévère contre vous, sans preuves, Madame, ne reconnaîtrais-je pas que je me suis rendu indigne de votre pardon, — et que vos âmes à tous deux sont faites pour s’entendre ? Pourquoi empêcherais-je votre bonheur qu’un moyen légal, — le divorce, — rend si facile ? Pourquoi, Albert, — tenant par-dessus tout à ton amitié et aux affections qui rapprochent nos deux familles, — ferais-je de ton ancien sacrifice et de ton amour, si constant et si touchant, une cause de haine future, une occasion d’irréparables dissentiments ? J’ai réfléchi mûrement à tout cela. Tout à l’heure encore, je t’ai faussement annoncé que j’étais en péril, sûr de te faire ainsi accourir plus vite. J’avais voulu, — tu l’as compris, n’est-ce pas ? — juger à ton émotion si tu étais toujours digne de l’affection profonde, si tendre et si forte, que j’ai pour toi. Eh bien, oui ! tu es digne de tous les sacrifices, toi, qui as su te sacrifier le premier, mon cher Albert !

Albert, décontenancé, croyait faire un rêve absurde.

Il s’étonnait de tout ceci, comme d’une chose invraisemblable à laquelle il ne pouvait trouver aucun sens. Ce qui dominait, dans sa sensation confuse, c’est qu’il ne se trouvait nullement heureux.

Elle, s’impatientait.

Elle commençait à prévoir un brusque retour à l’ironie et à la colère. Elle s’inquiétait enfin pour elle, — et pour le désespéré, pour Léon, enfermé là, derrière cette porte et cette draperie, dans ce cabinet où, peu de temps auparavant, avait agonisé la comtesse d’Aiguebelle.

— J’ai pensé, poursuivait le comte, qu’il était plus digne de tous trois de cesser toute lutte, de mettre fin à des rapports par trop tendus, — en un mot, d’accepter la vie telle qu’elle est, comme une chose absurde que nos volontés ne peuvent modifier. Il est sage de ne pas résister à ce qui est fatal… Nous divorcerons donc. Rien n’est plus facile à trouver qu’un prétexte. Je pourrai, par exemple, Madame, vous écrire une lettre injurieuse. Car, naturellement, le divorce sera demandé par vous, contre moi. Il est essentiel que l’honneur de la femme soit sauf. Ce ne sera que justice, — puisque le vôtre est intact. C’est entendu, n’est-ce pas ? Donc, vous voilà pour ainsi dire fiancés, — autant dire mariés…

Elle l’interrompit :

— Pourquoi nous dire ces choses si solennellement ?… et en assemblée générale ? ajouta-t-elle avec amertume… La vengeance, toujours, n’est-ce pas ?

Albert pensait de même.

— J’ai mes raisons, fit le comte Paul… J’ai tenu à vous bien expliquer ici, à tous deux, qu’à partir de cette seconde, je suis moins encore que jamais, le mari que je n’ai jamais été. Par conséquent, les erreurs de Madame Albert de Barjols ne peuvent plus compromettre que Monsieur de Barjols…

Il s’arrêta un instant avant de conclure.

— Eh bien ! mon cher ami, fit-il enfin d’un ton de malice enjouée, gentiment menaçante : Ta femme te trompe !

Albert bondit.

— Deviens-tu fou, Paul ! Au nom de Dieu, tais-toi !… Si tu m’as fait venir ici pour infliger à la femme que voici, — et que j’aime, en effet, — la dernière des insultes, — celle du dépit d’amour, de la folie, de l’erreur, de la colère impuissante, je ne pourrai pas le souffrir, — car, tu viens de le dire, elle est, — à partir d’aujourd’hui, — ma femme ! et je saurai la défendre, — même chez toi !

Paul reprit froidement :

— On vous a épousé pour votre fortune, Monsieur de Barjols, — comme moi jadis, — et pour votre titre. Je suis fâché que vous ne m’ayez pas obéi lorsqu’il en était temps encore, et que vous vous laissiez convaincre si tard, lorsque, — je suis forcé de le répéter, — votre femme vous trompe !

Albert se sentait devenir fou. Il fit sur lui-même un effort surhumain pour parler avec calme. Mais sa fureur au paroxysme se révélait suffisamment par le sens de ses paroles.

— Je surmonterai ma colère, Monsieur Paul d’Aiguebelle, dit-il avec dignité, parce que l’acte que vous commettez en ce moment — est d’un fou. Je me dominerai, parce que si je vous croyais de sang-froid, il faudrait en venir, — vous entendez ? — à nous entre-tuer !

— Parfaitement, dit Paul, sévère. Cela aussi était prévu… Mais quant à nous battre, mon pauvre ami, termina-t-il d’un ton de pitié tendre, ce serait un duel de frères ! C’est impossible.

Elle était toute droite, devant la porte derrière laquelle il y avait l’autre, le misérable.

Albert fit un pas :

— Je comprends, — dit-il, le visage contracté, — je comprends trop la folie qui te pousse. Mais par pitié ! mon ami, mon frère ! par pitié pour toi et même pour moi, par respect pour notre amitié passée, — en voilà assez, tais-toi !

— Allons, allons ! fit le comte Paul d’une voix changée, se laissant gagner brusquement par une colère houleuse qui le souleva tout entier, corps et âme, comme une lame de fond : Allons, allons ! je vois ce que c’est. Tu acceptes la mort de notre amitié. C’est pour toi chose faite. Tu passerais sur mon corps, n’est-ce pas ? pour aller où veut cette femme ? Tous les retards t’impatientent. Tu brûles de l’emmener, de la prendre malgré moi, comme je l’ai prise malgré ma mère ?

Le souvenir de sa mère morte acheva de le mettre hors de lui. Il cria :

— Eh bien, non ! je t’ai promis de te sauver, — je te sauve !… Par notre passé de vingt ans d’affection, Albert, par notre amitié toujours vivante, tu n’emmèneras pas cette femme ! J’écraserai cette puissance malfaisante, avant qu’elle ait pu te perdre !… Mais vois donc, regarde-la donc ! Regarde comme elle est pâle, sous ses habits de deuil… Tu sais de qui elle est en deuil ?… Elle tuerait ta mère, comme elle a tué la mienne, si je n’étais pas là, moi, pour vous garder contre elle ! — Regarde-la bien, je te dis, pendant que je la dévoile, — regarde moi ça bien en face !… Ça ne s’est jamais donné, afin de se vendre un jour plus cher. Peut-être bien qu’elle est encore vierge ; on ne sait pas ! Soit ! Regarde-la donc, la vierge adultère ! Regarde-moi ce visage démonté, d’où toute beauté a disparu. On n’y voit plus que la rage de la défaite, la honte d’être vue à fond, la terreur sans repentir, d’être châtiée ! Mais regarde-la donc en ce moment… Elle est horrible : elle est sincère ! Ce n’est plus Marie : c’est Rita !

Et comme Albert, les yeux égarés, hurlait à son tour : « Tais-toi ! ou je ne réponds plus de moi-même ! » le comte Paul, comme pour la piétiner d’un mot, répétait avec rage : « Rita ! Rita ! Rita ! »

Elle ne savait toujours pas s’il était sûr de la présence de l’autre. Elle était là, muette, droite sur ses pieds crispés, attentive, le cou tendu, comme la bête au ferme.

C’était ici le dénouement d’une de ces tragédies sourdement compliquées, qui, aux yeux du monde, resteraient inexplicables, car, pour les comprendre, il faudrait, comme le Dieu de la Bible, sonder les cœurs et les reins des acteurs en lutte ; mais le monde ne les voit pas ; ce sont des drames ignorés comme il s’en passe pourtant tous les jours entre les murs de ces maisons riantes, dont les hautes fenêtres, encadrées de riches tentures, laissent entrevoir aux passants des tableaux et des plantes rares, et qui, ainsi vues du trottoir, muettes, nobles, paisibles, semblent les asiles même du bonheur.

Paul fit un pas vers la porte de son cabinet ; et, d’un ton tout à fait tranquille :

— Me crois-tu donc capable de parler au hasard, quand je t’affirme qu’on te trompe ?… Et puisque le mari c’est toi, cherche donc l’amant, — malheureux ! Tiens, il est ici, je parie !

Il essaya d’ouvrir la porte qui résista, fermée en dedans.

Elle comprit que tout était perdu. Il n’y avait plus qu’à faire bonne contenance.

— Allons, — dit-elle, d’une voix sèche, vulgaire, avec un haussement d’épaules, — il est clair que vous savez tout. Soit. D’ailleurs, j’en ai assez ! mais je tiens à vous dire que je ne suis pas le monstre que Monsieur d’Aiguebelle imagine. J’ai épousé, — c’est vrai, — pour son titre et pour sa fortune, un homme que je n’aimais pas. Mais quand vous mariez ainsi vos filles ou vos sœurs, vous appelez ça tous les jours un mariage de convenance… Celui que j’ai épousé m’a rendue malheureuse et je l’aurais quitté, — c’est encore vrai, — pour chercher le bonheur avec un autre… moins exalté et plus riche. Mais, si vos lois le permettent, qu’aurait-on à y reprendre ? Enfin, j’étais bien près d’avoir pour amant un homme que j’aimais depuis longtemps… l’auteur de ces funestes lettres que vous avez lues, malgré moi, une certaine nuit, vous souvenez-vous, Monsieur d’Aiguebelle ? Eh bien ! mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que je suis capable de fidélité, et que j’aurais eu, de guerre lasse, un amant, — comme toutes les femmes ? Voilà bien du fracas pour une histoire assez commune, mon cher !… Je croyais que, dans votre monde, on était resté plus Louis XV !

Elle se tenait, la tête haute, dans une attitude de défi.

Albert, la tête haute également, blême, supportait le coup en soldat, — et, l’œil fixe, il mesurait l’abîme qu’on venait d’ouvrir devant lui.

— Enfin, dit-elle, que me veut-on ? Vous ne me changerez pas, n’est-ce pas ?… Vous ne me tuerez pas non plus, je pense ?… Ça n’est pas votre genre… Je ne vois pas beaucoup ça dans les journaux de demain : « Le crime de la rue Saint-Dominique. Mort tragique et inexplicable de la comtesse d’Aiguebelle. »… Vous voudrez éviter ça, je m’en doute !

Elle pensait à tout, et elle riait méchamment.

— … Alors, quoi ? Il faut prendre un parti pourtant ! Notez que je n’ai commis réellement aucune faute — et que je suis toujours punie !… C’est même agaçant, à la fin !

Elle avait l’air très ennuyé et nonchalant.

Le comte Paul s’approcha d’Albert et lui mit affectueusement une main sur l’épaule. C’était un geste de consolation.

Ensuite, il alla à la porte de son cabinet, dont il écarta la lourde draperie ; et, le visage tourné vers cette porte, derrière laquelle s’agitait une douleur inconnue :

— Allons, ouvrez !… On sait qui vous êtes, Monsieur Terral !

Le silence qui suivit fut court, mais il fut profond comme la mort.

Ce qui répondit enfin, ce fut un bruit bizarre, qu’on ne comprit pas tout de suite, un coup sec ; mat, comme étouffé… Son revolver lui avait servi… Ne venait-il pas d’apprendre qu’elle s’apprêtait à fuir avec un autre ? Lui aussi, il venait de mesurer l’abîme, mais, déjà pris de vertige, il y avait roulé.

Les deux hommes s’élancèrent contre la porte… Des domestiques accoururent… Léon Terral, vivant encore, mais blessé mortellement, demanda à être porté chez son père.

VIII

Dès qu’elle s’était vue seule un moment, Marie Déperrier, avec un grand sang-froid, était allée mettre son chapeau, et prendre, dans sa chambre, son sac de voyage toujours tout prêt.

Comme elle partait, elle croisa dans l’escalier un homme inconnu à qui elle fit un petit salut et un sourire. C’était le commissaire de police, qui s’expliqua fort bien le suicide de Léon Terral : — il était chargé de l’arrêter.

La jeune comtesse d’Aiguebelle, son petit sac à la main, s’en alla demander asile à Théramène surpris. Là, au moins, on la laisserait tranquille. Elle évitait les curiosités d’hôtel.

Pinchard ne l’interrogea même pas :

— Ça te regarde, ma fille ! Je n’ai pas besoin de savoir. Des gros chagrins, des histoires, des drames, quoi !… L’amour, vois-tu, c’est, comme la langue, ce qu’il y a de meilleur, et ce qu’il y a de pire. Ah ! ce bossu d’Ésope avait bien de l’esprit !…

Il posa une serviette blanche sur un coin de table débarrassé, pour la circonstance, des brochures et des copies de rôles qui l’encombraient d’ordinaire, et, en mettant le couvert, il disait, le philosophe :

— Le drame, c’est la vie… Tout passe.

En ajoutant, « hormis Dieu ! » il eût parlé précisément comme l’abbé.

Elle le regardait faire, assise sur le lit, songeuse.

Il courut chez le charcutier.

— Pas de jambon, — un pâté !… Je régale une duchesse, — et une vraie encore ! Un pâté de lièvre, voisin, — avec du veau dedans, et une tête de faisan dessus !

Ils dînèrent en tête-à-tête.

— Sans toi, mon bon Théramène, j’aurais passé une fichue nuit, car je couche ici, entends-tu ?… Oh ! tu ne peux pas te douter du service que tu me rends. C’est bon tout de même, mon vieux, d’avoir des gens de cœur près de soi, en de certains moments… Non ; vrai, sans toi, Théramène, ce que je serais embêtée, ce soir !… Au fond, vois-tu, j’ai du vrai chagrin.

Elle songeait : « Il était fou, ce malheureux Léon, c’est clair. Sans ça, c’était devenu si simple, — puisque c’était forcé, — de partir ensemble ! »

Elle regrettait le Léon d’autrefois, mais ce fou d’aujourd’hui, ce désespéré, c’était, après tout, une chance, de n’avoir pas été obligée de le suivre.

Théramène mit avec soin des draps blancs à son lit ; et il passa la nuit sur son fauteuil, sommeillant de temps à autre, se réveillant pour la regarder dormir, — heureux de jouer les pères nobles au naturel.

Elle aussi se réveilla plusieurs fois, cette nuit-là. Quel parti devait-elle prendre ? Où irait-elle ? Qu’allait-elle devenir ?

Quand le jour parut, et qu’elle ouvrit les yeux, elle trouva Théramène debout près du lit, et qui, vêtu de son velours râpé et de sa soie éclatante, lui présentait un chocolat fumant sur un plateau, apporté du cabaret voisin.

— Heureux de vous servir, princesse !

— Donne-moi mon petit sac, dit-elle aussitôt.

Il posa le plateau et courut au sac.

— J’ai diablement peur d’avoir oublié quelque chose de très important, fit-elle.

Elle cherchait, — sous les yeux de Théramène ébloui. Un rayon de soleil, par l’humble fenêtre à tabatière, entrait, jouait gaiement sur son cou délicat. Ses cheveux dénoués, irisés de lumière, inondaient ses épaules nues. D’une Vierge de Raphaël, elle avait vraiment toutes les grâces candides, l’ovale pur du visage, la fraîcheur dorée, un peu rose sous l’ambre lumineux, et surtout, dans ses yeux bleu pâle, la pureté de l’innocence même.

— Ah ! ça y est ! cria-t-elle… Sapristi ! que j’ai eu peur !

— Sauvé ! merci, mon Dieu ! déclama Théramène.

Elle tira avec soin, du sac bondé de bibelots, — un étui d’ivoire sculpté, qu’elle ouvrit. Et elle lut à haute voix :

— Tcherniloff !

Après tout, qu’était-ce pour elle que cette aventure de son mariage ? Une simple affaire manquée ; tout au plus un retard de six mois à la vie aventureuse qu’elle avait toujours rêvée.

A présent, elle était libre, et seule maîtresse de sa destinée.

IX

Deux ans après, aux Bormettes, le comte Paul d’Aiguebelle, mari de Pauline, Albert de Barjols, mari d’Annette, veillaient, sous la lampe paisible.

Les hommes lisaient. Les deux jeunes femmes, attentives et souriantes, se montraient de mignonnes dentelles et des rubans à orner de petits bonnets d’enfant.

— Tiens, regarde ça, dit à voix basse Paul à Albert, en lui passant son journal et en lui désignant du doigt la rubrique : Échos des deux mondes .

Le journal disait :

« La princesse Rita Tcherniloff vient d’arriver à Spa. On prétend ici qu’elle n’avait jamais épousé le prince, et qu’elle a été naguère expulsée de Pétersbourg, après des aventures tout à fait cosaques. On dit encore qu’elle serait espionne aux gages de plusieurs puissances qu’elle trahirait également les unes pour les autres. Mais rien de tout cela n’est prouvé. On calomnie tant aujourd’hui, que la médisance en devient suspecte. Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accorde à admirer cette femme, illustre par la beauté, par l’intelligence, par la fortune, aussi bien que par la bizarrerie éclatante de ses aventures, vraies ou fausses. A Spa, son arrivée a fait sensation.

Comme le disait, l’autre jour, M. X de Z, secrétaire de l’ambassade de France à Rome : « C’est une des reines du monde. »

Paris, 24 février 1894.