Title : Le peuple du Pôle
Author : Charles Derennes
Release date : November 19, 2023 [eBook #72169]
Language : French
Original publication : Paris: Mercure de France
Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
CHARLES DERENNES
— ROMAN —
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI
,
RVE DE CONDÉ
,
XXVI
MCMVII
DU MÊME AUTEUR
L ’ ENIVRANTE ANGOISSE , poèmes (chez Ollendorff), 1904 |
1 vol.
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LA TEMPÊTE , poèmes (chez Ollendorff), 1906 |
1 vol.
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L ’ AMOUR FESSÉ , roman, 1906 |
1 vol.
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En préparation :
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LA CHASSE DU CLAIR DE LUNE , LE RIVAL DE DIEU et LES JOURS DE LA PEUR , romans. |
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
A
MARIE-THÉRÈSE DERENNES
Ceci n’est qu’une manière de préface et, dans les chapitres qui suivront, ce n’est pas moi qui raconterai l’histoire. Mais comme les révélations que contient ce livre vont à l’encontre d’un vieux préjugé de l’orgueil humain, il serait de ma part présomptueux de ne point craindre que le premier mouvement ne portât le public à ne voir dans le Peuple du Pôle qu’une imagination de poète ou un jeu de romancier. Je veux donc avant tout indiquer mes sources, exposer d’où vient le récit et de qui je le tiens. Au reste, je ne demande point qu’on l’accepte, de prime abord, les yeux fermés ; je me tiendrai pour satisfait si les lecteurs partagent les sentiments successifs que j’éprouvai moi-même et qui furent l’incrédulité, puis la stupéfaction, puis la persuasion que ce que je venais de lire était possible, puis la certitude qu’il n’existait pas de raison d’en douter.
Il est un axiome qu’il faut énoncer avant d’aller plus loin puisqu’il marque dans mon esprit le point de départ de la dialectique à laquelle il conviendrait qu’on se conformât : c’est que nous prononçons avec quelque mépris les mots d’extraordinaire et d’inadmissible à propos de réalités que les progrès de l’intelligence et de ses moyens d’investigation nous permettront demain peut-être d’observer expérimentalement. Il est sûr qu’à chaque instant tous les savants et même tous les hommes frôlent dans l’ombre de leur fatale insuffisance une des innombrables vérités qui semblent chercher consciemment à les fuir ; pour se rendre maîtres de l’une d’elles, il leur eût suffi sans doute, bien souvent, d’un rien. L’humanité s’avance, mais s’avance au hasard, et les horizons les plus imprévus, brusquement, se dévoilent ; des hypothèses qu’on osait à peine échafauder dans le secret du rêve se transforment soudain en faits objectivement incontestables. Ce serait peut-être assez, par exemple, d’un infime accroissement de nos moyens d’observation télescopique où microscopique pour que, du jour au lendemain, la science, les religions et la morale fussent bouleversées.
Je me trouvais au mois de septembre de 1906 à Saint-Margaret’s Bay , village du comté de Kent, situé sur la côte du Pas de Calais, à six milles de Douvres. J’y étais venu avec l’intention d’écrire, dans la paix d’un pays que ne profanent pas encore des hordes trop nombreuses de touristes, une étude sur L’automobile et l’âme moderne . Mon travail étant à peu près terminé, je n’attendais plus pour rentrer à Paris que l’arrivée de mon illustre ami, Louis Valenton, professeur au Collège de France, membre de l’Institut. Au retour d’une longue et pénible mission paléontologique dans l’Asie du Nord, il devait prendre quelques jours de repos à Saint-Margaret’s Bay et il était entendu que, de là, nous regagnerions la France de compagnie. Le 20 au soir, je reçus un télégramme m’avertissant qu’il venait de débarquer à Liverpool. Le lendemain, je vis s’arrêter devant l’auberge où je logeais deux chariots chargés de malles, puis, quelques minutes après, Louis Valenton en personne descendit d’un antique cabriolet de louage.
Louis Valenton n’est pas seulement un savant d’une compétence indiscutée, c’est aussi un homme de goût, un artiste sensible à la beauté des paysages et qui trouve pour les vanter et les décrire des mots que bien des poètes lui envieraient. Aussi, dès le lendemain de son arrivée, il ne se contenta pas de me montrer les échantillons paléontologiques qu’il avait découverts, il me raconta ses voyages à travers les forêts de pins de la Sibérie, il me dit les immenses plaines enfouies presque toute l’année sous un linceul de neige, les paysages de désolation où avaient peine à végéter de maigres mousses et où la voix éternelle du vent était la seule chose vivante, les ravines aux flancs desquelles de formidables éboulis de rocs bleuâtres semblaient suspendre sur ceux qui s’aventuraient en ces parages la menace continuelle de leurs chutes ; il me dit les avalanches soudaines dont les échos des vastes solitudes faisaient retentir le fracas à l’infini et les cavernes qui gardaient encloses dans leurs profondeurs des ténèbres vieilles de mille siècles et où, avant de déterrer les trésors scientifiques des vestiges fossiles, il avait été obligé, parfois, de soulever un amoncellement de carcasses rongées la veille par les ours ou les loups…
L’expédition avait été féconde. En plus de squelettes bien conservés d’animaux disparus dont on n’avait jusque-là possédé que des débris insignifiants, il rapportait les os d’un être qu’on n’avait encore ni entrevu ni pressenti, et dont la découverte devait avoir d’inappréciables conséquences pour les historiens de l’évolution des espèces. Il ouvrit une caisse et en tira des os soigneusement empaquetés, numérotés et luisants sous la couche de blanc de baleine dont il les avait badigeonnés en les retirant du sol pour éviter leur pulvérisation rapide.
Puis, accroupi sur le parquet, il reconstitua le squelette, rapidement, comme font les enfants avec les jeux de patience qui, à la longue, leur sont devenus familiers. Quand ce travail fut terminé, j’eus peine à retenir un cri de stupéfaction tant la bête avait une curieuse apparence humaine, et je m’écriai un peu étourdiment, rappelant mes souvenirs du collège et certains articles feuilletés dans les revues :
— L’anthropopithèque !
Valenton sourit et secoua la tête négativement.
— Non, dit-il, ce n’est pas là l’être théorique à l’aide duquel, faute de mieux, nos savants ont essayé de combler l’abîme qui reste toujours béant entre les singes anthropomorphes et la primitive humanité !… Sans doute les pattes postérieures et la colonne vertébrale sont disposées de telle manière qu’il n’y a pas lieu de mettre en doute la possibilité d’une station verticale à peu près parfaite ; sans doute la boîte crânienne est beaucoup plus développée que chez les gorilles et même que chez certaines peuplades sauvages… Mais regardez d’un peu plus près ce squelette, considérez ce cou d’une longueur démesurée, ces dents coniques et aiguës, cette articulation de l’épaule qui ne permet pas au bras de se mouvoir autrement que dans le sens vertical, ces pattes antérieures qui se plient à l’inverse du bras humain, comme les pattes d’un chien qui nage, ces mains (j’emploie ce mot, faute de mieux) munies de six doigts peu préhensifs et probablement reliés entre eux par des membranes, cette queue énorme en forme de nageoire et, enfin, les os du bassin, si étroits, si peu humainement conformés, — et vous comprendrez qu’il ne s’agit plus du fameux ancêtre de l’homme, mais d’un reptile amphibie, hôte des marais ou des mers tertiaires et probablement ovipare…
Valenton se dirigea vers la caisse et en retira des fragments de calcaire qu’il me tendit :
— Tenez, ajouta-t-il, regardez les empreintes laissées sur les rochers où reposèrent les os de l’animal : il n’avait pas de poils et sa peau devait ressembler étrangement à celle des lézards, telle qu’elle nous apparaît sous le grossissement de la loupe.
Il se tut un instant, puis reprit :
— Au début j’ai commis moi-même une erreur analogue à la vôtre ; j’ai appelé cet animal pithécosaure… Vous savez que les mammifères sont, comme les oiseaux, les descendants des grands sauriens primitifs, des iguanodons, des mégalosaures, des plésiosaures ? Eh bien, après un examen sommaire il me semblait que le pithécosaure devait être au premier singe ce que le ptérodactyle est à l’archéoptéryx… A présent, j’ai donné à cette bête un autre nom…
Je demandai, d’une voix émue, presque haletante sous l’effet de l’angoisse qui m’étreignait au pressentiment d’une révélation énorme :
— Lequel ?
— L’anthroposaure, répondit Valenton. Oui… Et vous comprenez ce que représente le mot anthropos dans ce nom composé ; il n’est pas là pour indiquer une similitude physique qui, comme je vous le faisais remarquer tout à l’heure, est toute superficielle : il est là, faute de mieux, — l’intelligence et la raison étant sur la terre les attributs exclusifs de la race humaine, — pour indiquer que la bête était à quelque degré intelligente et raisonnable, indubitablement.
Il appuya sur ce dernier mot, le répéta, prit entre ses mains le crâne qu’il considéra avec attention, puis :
— Cuvier, dit-il, avait reconstitué dans leur ensemble certains animaux disparus, après l’examen d’un membre ou d’une mâchoire, et, par la suite, la découverte du squelette complet de ces animaux a démontré presque toujours l’exactitude de ces reconstitutions… Eh bien, je dis, moi, je dis qu’il suffit de regarder ce crâne, de mesurer cet angle facial pour déduire avec une quasi certitude qu’une certaine raison, une certaine intelligence, les premiers éléments d’une religion, d’une morale, d’une existence socialement organisée sont les conséquences de ce crâne-là !
— Alors, m’écriai-je, l’intelligence aurait précédé l’homme sur la terre ?
— Non, répondit Valenton, cet animal est contemporain des premiers hommes, et l’intelligence humaine et l’intelligence… anthroposaurienne ont dû, à une époque, exister concurremment. Tenez, il est une comparaison qui me semble rendre assez bien compte de la façon dont les espèces évoluent, se transforment et sortent les unes des autres : imaginez une famille possédant une maison dans un pays fertile. Les champs qu’elle possède la nourrissent, nourrissent les premiers enfants et encore peut-être les enfants de ces enfants ; mais la race se multiplie, le domaine ne lui suffit plus, et, bientôt, force est aux nouvelles générations d’aller chercher fortune ailleurs. Ces hommes deviennent alors ce que la nature de leur patrie d’adoption veut qu’ils soient ; si le pays est, par exemple, couvert de forêts difficiles à défricher et peuplées d’animaux, ils sont chasseurs et non plus agriculteurs comme leurs frères et cousins demeurés au berceau de la race… Ainsi, délaissant les marais primitifs où vivaient les monstrueux sauriens des vieux âges, certaines espèces ont peu à peu gagné la terre ferme, se sont couvertes de poils, et c’est d’elles que sont sorties les races des mammifères. Mais les espèces fraternelles qui étaient restées dans les marais n’en continuaient pas moins à se transformer dans le sens du progrès, et, dès lors, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que l’une d’elles ou plusieurs d’entre elles, soient parvenues, comme l’espèce humaine, jusqu’à la possession d’un cerveau doué de raison et d’intelligence, point culminant du progrès qu’il nous est permis de concevoir pour un être vivant ?
Je me revois, quelques minutes plus tard, poursuivant cet entretien avec Valenton sous la petite tonnelle de l’auberge, devant le thé qui fumait dans de rustiques tasses de faïence blanche et bleue. Des vols de mouettes glissaient au ras de la mer que plissait à peine une insensible brise ; sur les falaises de craie laiteuse que couronnaient de vertes prairies, de gais cottages s’alignaient à gauche et à droite, le long de la côte, et tout là-bas un petit steamer, — point noir empanaché de fumée, — disparaissait dans la direction de la France. Ce soir-là était le plus paisible et le plus doux des soirs de la terre ; mais comme j’étais loin de toute cette familière réalité ! Mon esprit avait remonté le cours des âges ; j’imaginais, dans un décor de gigantesques fougères, au bord des marais où grouillait une vie tumultueuse, sous le vieux ciel terrestre tout imprégné encore d’humidité et de chaleur, les étranges créatures que la découverte de Valenton m’avait révélées, et il me semblait voir les premiers hommes, velus, énormes, cruels, armés de pierres tranchantes, s’avancer sournoisement vers les anthroposaures avec le désir obscur d’anéantir cette race rivale.
— Car, disais-je, nous ne pouvons plus admettre aujourd’hui que si l’homme est sur la terre le roi de la création, ce soit une royauté de droit divin ; cette royauté il l’a obtenue par droit de conquête… Des diverses espèces intelligentes ou portant en elles la possibilité de l’intelligence qui existèrent à un moment sur notre planète, il fallait que l’une triomphât, et ce fut la nôtre…
Mon esprit s’ébrouait, galopait comme un poulain en liberté sur le champ prodigieusement nouveau qu’on avait soudain ouvert devant lui ; une foule d’idées et d’images apparaissaient pêle-mêle, dans leur richesse confuse, au hasard de cette course ; des mythes s’éclairaient, des êtres légendaires s’expliquaient ; je comprenais à présent ce qu’avaient été les ondins et les sirènes ; dans l’histoire d’Abel et de Caïn, je ne voyais plus que le symbole de la lutte à la suite de laquelle l’Homme-Caïn avait immolé à son désir de domination absolue l’Anthroposaure-Abel… Et je parlais, et je parlais, et ma voix devenait d’instant en instant plus exaltée et fiévreuse… Alors, Valenton me mit en souriant la main sur l’épaule et m’avertit, d’un ton légèrement railleur, que j’allais tout de même un peu trop loin :
— Mon cher ami, en ce moment vous vous égarez en pleine fantaisie… Il me semble pourtant que, de l’existence de l’anthroposaure, il est facile de tirer des conclusions qui sont, scientifiquement, plus intéressantes. On a le droit de dire, par exemple, qu’au lieu d’un roi de la création sur la terre, il aurait pu y en avoir deux ou plusieurs, si les espèces avaient vécu assez séparées l’une de l’autre pour ne point se porter ombrage ; ainsi Christophe Colomb, en découvrant l’Amérique, aurait pu y rencontrer, au lieu d’une nouvelle race humaine, des êtres entièrement différents de l’homme et pourtant raisonnables et intelligents comme lui, ayant comme lui leurs villes, leurs lois, croyant comme lui en Dieu ou, plus tôt que lui, décidés à n’y plus croire…
— Oui, dis-je, mais, maintenant, il ne reste plus une parcelle de notre étroite Terre qui ne nous soit connue ; force nous est d’être assurés que la victoire de l’homme a été brutale, définitive, et que, s’il existe des êtres intelligents et pourtant d’une structure physique différente de la nôtre, il faut nous résigner à les imaginer dans un autre monde de l’espace… dans la planète Mars, par exemple…
Et j’ajoutai en ricanant assez bêtement :
— Ah ! Ah ! dans la planète Mars… Voilà une belle occasion de reparler de ces fameux Marsiens !…
Valenton me regarda bien en face et me dit, très sérieusement :
— Voyons, réfléchissez à ce que vous dites : êtes-vous bien sûr que toute la Terre nous soit connue ?… Et les abîmes de la mer ?… Et, — surtout, — les immenses pays qui s’étendent au delà des banquises polaires ?… D’autre part, vous êtes suffisamment familier avec les méthodes scientifiques pour savoir qu’il est encore plus vain, devant l’inconnu, de nier que d’affirmer, puisque, quand il s’agit de faits qui ne sont pas encore expérimentalement observables, nous pouvons arriver, sinon à des certitudes, au moins à des possibilités fondées sur des raisonnements inductifs…
— Les anthroposaures, ou leurs descendants, m’écriai-je soudain, existent encore quelque part !
Comment arrivai-je à avoir cette pensée avant que Valenton m’eût rien laissé pressentir de la conclusion où allait aboutir sa petite semonce ? Est-ce que je devinais cette conclusion au son à la fois sérieux et triomphant de sa voix ? Est-ce qu’après avoir vu le squelette de ce singulier monstre des vieux âges et avoir appris ce qu’il était, je me trouvais préparé à accepter et même à attendre d’autres révélations encore plus extraordinaires ou inattendues ?… Je ne sais… D’ailleurs, je me hâte de dire que mon interruption avait été assez étourdie et ma conjecture assez inexacte.
— Quel enfant vous faites, décidément ! dit Valenton ; vous allez d’un excès à l’autre avec une déconcertante désinvolture !… Non, il n’existe probablement plus d’anthroposaures, ni dans les abîmes de la mer, ni au Pôle, ni ailleurs… Mais quelque part il y a quelque chose …
Il sortit d’une de ses poches, — toujours gonflées de brochures, de livres et de papiers, — une liasse épaisse qu’il me tendit :
— Vous lirez cela, ajouta-t-il. J’ai rapporté de mon voyage autre chose que des os datant de milliers et de milliers d’années. Ces papiers étaient enfermés dans un objet bien moderne, dans un de ces bidons d’essences comme nos automobilistes en achètent chaque jour à la porte des garages !… Je dois vous dire que si j’avais trouvé cet objet dans un fossé de la banlieue de Londres ou de Paris, mon âme de paléontologue n’aurait pas prêté grande attention à cette banale modernité ; mais, là-bas, dans les glaces boueuses du rivage de l’Ialmal, vers les bouches de l’Ob, la rencontre ne laissait pas d’être imprévue… Ayant constaté que le bidon n’était pas vide, je l’adjoignis à mon bagage après un instant d’hésitation. Je crois que j’ai lieu de m’en féliciter. Sur le bateau qui me ramenait, je l’éventrai et j’en tirai les papiers que voici ; ils y avaient été glissés un à un, assez soigneusement numérotés, par l’étroite ouverture : je les ai sommairement classés et lus à la hâte… Non ! ne me demandez rien ; vous lirez ça…
Il sourit un instant de ma curiosité impatiente, puis :
— Vous lirez ça, et vous le publierez. Vous comprenez que, cet hiver, j’aurai assez de travail avec le montage de mes ossements fossiles et la rédaction de mon rapport… Comme vous voyez, vous me rendrez service…
Sitôt rentré en France, je me suis mis au travail. Les feuillets couverts d’une hâtive écriture au crayon étaient par endroits horriblement difficiles à déchiffrer. Je pense toutefois avoir accompli ma tâche avec toute l’attention et toute la conscience désirables et offrir à mes lecteurs une transcription aussi satisfaisante que possible.
Pour le reste, j’avertis ceux qui, une fois ce livre fermé, resteraient incrédules, que je tiens chez moi à leur disposition le manuscrit original et le bidon d’essence, tels qu’ils furent rapportés de l’Ialmal par M. Louis Valenton, membre de l’Institut, professeur au Collège de France. J’espère pour eux que l’honorabilité de mon illustre ami et la haute situation qu’il occupe dans le monde scientifique leur interdira de persister un instant de plus dans l’idée qu’ils se trouvent en face d’une vulgaire mystification.
Je m’appelle Jean-Louis de Vénasque. J’appartiens à une ancienne famille navarraise dont l’ancêtre fut compagnon du roi Henri IV, combattit à ses côtés à Arques et à Ivry et obtint plus tard, en récompense de ses services, le comté de Vénasque et la seigneurie d’Orio. Notre nom revient souvent dans les chroniques et même dans l’histoire de la vieille France. Il y a tout lieu de craindre qu’il ne disparaisse, après moi, non seulement, hélas ! de l’histoire, mais même des registres de l’état civil…
Depuis la Révolution, la dernière branche existante de notre race a vécu avec le regret des splendeurs et des gloires passées dans notre château héréditaire d’Orio. J’y suis né le 4 avril 1872. Mon père avait alors près de quarante ans.
Je le revois au fin fond des souvenirs de ma toute première enfance vêtu, été comme hiver, d’un costume de velours nankin à grosses côtes, coiffé de larges feutres, guêtré de cuir fauve et portant perpétuellement, en dehors des heures de ses repas et de son sommeil, un fusil en bandoulière. Je ne pense pas qu’il ait jamais connu d’autre plaisir que celui de la chasse, et je ne me rappelle pas l’avoir entendu dire plus de dix mots à la file sur un sujet autre que celui de ses exploits cynégétiques… Tout le long de l’an il parcourait nos domaines et les solitudes sauvages de la montagne, tuant indifféremment les corbeaux et les perdreaux, les renards et les lièvres, les ours et les contrebandiers. Dans les derniers temps, il en tenait pour les contrebandiers plus que pour tout autre gibier et ce fut, à n’en point douter, ce qui causa sa perte : un soir il ne rentra pas au château et on le trouva quelques jours plus tard étendu au bord d’un torrent, le visage à demi dévoré par les corbeaux et la poitrine trouée de deux balles. La vengeance pour s’être fait attendre n’en était pas moins venue. Il faut se méfier du gibier humain.
Ma mère, personne pieuse et timorée, était d’origine modeste et mon père l’avait, dans le temps, épousée par amour ; après ce tragique événement, l’idée lui étant sans doute venue que son mari était mort sans confession, elle n’eut plus d’autre but que de sauver cette âme par la prière et se confina dans une dévotion méticuleuse. Les hobereaux du voisinage et surtout leurs femmes cessèrent de venir nous visiter quand le comte d’Orio ne fut plus là pour sauvegarder la dignité de la maison, car ils avaient toujours, dans leur société, considéré ma mère comme une intruse. Elle n’y prit pas garde, absorbée par ses pieuses pratiques, indifférente à tout et à moi-même. Je ne la voyais qu’aux heures des repas, où elle m’adressait à peine la parole. Deux vieux domestiques s’occupaient de ma personne, et j’étais libre de chercher mon plaisir où je croyais le trouver, à la condition de ne pas sortir du parc ; toutes les portes en demeuraient fermées à clef. On craignait, — avec raison du reste, — que les contrebandiers de la montagne ne poursuivissent leur vengeance sur le fils de leur ancien bourreau.
Il faut imaginer, pour bien comprendre ma destinée, l’enfant que je fus ; il faut me voir éternellement enclos dans la double prison du parc verrouillé et d’un horizon étroit de montagnes. Je ne pense pas que personne au monde ait connu mieux que moi la signification du mot ennui, et subi, aussi complètement que je l’ai fait, certaines conséquences de cet état d’âme. Condamné à voir éternellement les mêmes objets, j’inventais, au delà du mur inexorable des montagnes, des contrées et des créatures merveilleuses parmi lesquelles mon esprit voyageait. Et il n’y avait qu’une conclusion possible à tous ces rêves : « Quand je serai grand, je partirai, j’irai voir ce qu’il y a dans les pays qui sont derrière les montagnes. » Ainsi se développa peu à peu en moi le besoin insatiable de l’aventure, et, lorsque les conditions de ma vie s’étant modifiées, je quittai enfin ma prison, ce désir s’était définitivement implanté en moi ; l’habitude de mes projets de voyages survécut à la cause qui me l’avait fait prendre.
Il y eut mieux : comme la prison n’existait plus, je m’ingéniais à la voir partout avec l’inconscient dessein d’entretenir ainsi dans toute son ardeur mon désir d’évasion. Cela me fut facile entre les quatre murs du lycée où mon tuteur m’envoya, ma mère morte ; aussi avant même d’entrer dans la vie, j’étais bien sûr que je me considérerais éternellement comme un prisonnier, — prisonnier des villes et des pays où m’attacheraient mes désirs et mes goûts, l’amitié ou l’amour. — D’ailleurs, ayant lu des livres et fait mes études, je n’avais même plus la consolation d’imaginer en de lointaines contrées des choses nouvelles ou extraordinaires. Les hommes avaient tout visité, tout connu, violé les solitudes et raconté leurs voyages. Et c’était la Terre entière, cette Terre loin de laquelle on ne pouvait s’échapper en aucune manière, qui m’apparaissait à présent et pour toujours comme une immense prison.
A quoi bon partir, à quoi bon visiter les pays dont j’avais tant rêvé jadis, puisque j’étais condamné à y marcher éternellement sur la piste des autres ?… — J’étais arrivé trop tard sur notre planète, le mystère était banni de partout. En pensant au destin d’un Christophe Colomb ou d’un Vasco de Gama, j’éprouvais dans le secret de mon cœur le plus atroce et le plus désespérant des sentiments d’envie. Et cette étrange maladie mentale s’aggravait tous les jours. Mon rêve, que je croyais alors irréalisable, avait pris en mon esprit une forme précise et d’autant plus cruelle ; il s’était, pour ainsi dire, cristallisé en quelques mots que je me répétais constamment : « Voir ce que les yeux humains n’ont jamais vu ! » Cela devenait l’idée fixe et la torture de tous mes instants. Dans ma maison, dans les rues, dans la campagne, j’avais perpétuellement cette atroce illusion que les regards posés sur les objets par les générations des hommes y étaient demeurés attachés comme des souillures, des souillures que je devinais, que je voyais presque ; rien ne me semblait frais, neuf et digne d’être considéré sans une sorte de dégoût, pas même le cœur de la fleur épanouie à l’aube, pas même la pointe du bourgeon qui vient de crever l’écorce, pas même le sourire d’un enfant…
Des jours passèrent. Je n’avais ni parents ni amis et je vivais replié sur moi-même face à face avec ma hantise. Craignant de passer pour fou en révélant à quelqu’un les causes de ma tristesse, je ne m’étais jamais laissé aller à une confidence et, pendant dix ans, je fus seul à supporter le poids de mes pensées. Enfin, un jour, dans le café où me conduisaient quotidiennement le désœuvrement et l’ennui, je rencontrai par hasard Jacques Ceintras. Il avait été mon camarade, presque mon ami au collège, mais nous nous étions depuis longtemps perdus de vue. Nous causâmes. Après avoir banalement évoqué pendant une heure des souvenirs communs, nous nous abandonnâmes à de plus amicales confidences touchant nos existences présentes. Ceintras me raconta sa vie. En sortant de l’École Centrale, il s’était vu obligé, faute de fortune personnelle, d’accepter une place d’ingénieur, dans une aciérie des Vosges ; sa situation était bonne, son avenir assuré ; pourtant, il n’était pas heureux, il avait de tout temps rêvé autre chose…
Je le regardais et, pendant qu’il répétait mélancoliquement : « J’avais de tout temps rêvé autre chose… » je me sentais entraîné vers lui par une brusque sympathie : lui aussi était un rêveur qui poursuivait vainement la réalisation de son rêve !
— Oui, continuait-il, il est une question qui m’a toujours préoccupé : celle de la conquête de l’air… Dès le lycée, j’esquissais sur mes cahiers des plans d’aéroplanes et de ballons dirigeables. J’espérais alors ne vivre plus tard que pour mener mes recherches à bonne fin. Et, tu vois, j’ai accepté provisoirement une existence qui m’accapare, qui ne me laisse pas une minute de liberté, et les jours succèdent aux jours, rien de nouveau n’arrive et, déjà, plein d’angoisse, je sens venir l’heure de la résignation, du renoncement définitif à des projets trop nobles et trop beaux !
Il se recueillit un moment, puis, plus calme :
— D’ailleurs je me plains peut-être à tort ; il y a pour les inventions qui marquent un nouveau triomphe des hommes sur les lois de la Nature et de leur propre nature, des époques pour ainsi dire prédestinées ; plusieurs inventeurs, sans se connaître, aux divers coins d’un pays ou du monde, travaillent au même moment, dans le même but, en silence, comme si un mystérieux mot d’ordre avait été donné ; et, sur le nombre des chercheurs, il en est toujours au moins un assez favorisé pour pouvoir atteindre le but que tous se proposent. Les résultats auxquels les Santos-Dumont et les Juchmès sont arrivés devraient suffire à me consoler de n’avoir pas étudié et résolu personnellement la question… Mais il est dit que l’on ne peut être jamais satisfait ! A présent qu’il existe des ballons dirigeables, que les hommes savent naviguer à leur gré dans les airs, accrochés à de frêles bulles de gaz, j’ai entrevu une application possible de cette découverte et, jusqu’à ce qu’un autre la pressente et la réalise à défaut de moi, ce sera un nouveau regret, un nouveau tourment dans ma vie…
— De quoi s’agit-il ? demandai-je.
— D’atteindre l’un des Pôles en ballon dirigeable, répondit-il. Oui, c’est une entreprise que l’on pouvait considérer justement comme téméraire et chimérique du temps d’Andrée, lorsque les nefs aériennes étaient les esclaves du vent ; mais je suis persuadé que dès à présent celui qui se mettrait en route avec un ballon dirigeable, soigneusement construit et de sérieuses connaissances scientifiques aurait toutes les chances de réussir…
Je crois bon de faire remarquer que ma rencontre avec Ceintras eut lieu exactement en février 1905 et qu’il n’avait pas encore été question, à cette époque, de l’expédition Wellmann… Ce fut donc véritablement pour moi une révélation ; l’horizon d’une possibilité merveilleuse se découvrit brusquement devant ma destinée et l’espoir qui m’avait fui depuis tant d’années revint me sourire.
— Mon ami, m’écriai-je en serrant chaleureusement la main de Ceintras, je suis riche… Si tu veux, j’avance les fonds nécessaires aux expériences, à la construction de l’appareil, et nous partons ensemble vers le Pôle !
Il dut évidemment, pendant une minute, croire qu’il rêvait ou que j’étais fou ou qu’il était fou… Mais déjà je lui racontais ma vie, je lui dévoilais le mal dont je souffrais, et, bientôt je sentis la confiance naître en son esprit et je vis ses yeux étinceler de joie.
— A combien, demandai-je, penses-tu que doivent se monter les frais de cette expédition ?
Il dit un chiffre énorme, plus de la moitié de ma fortune. Mais que m’importait ? Imaginez un malade qui se croit perdu et à qui un médecin vient offrir une chance de guérison… Emporté par l’exaltation qui suit les bonheurs inattendus, je ne crois pas avoir pensé un seul instant aux difficultés matérielles de l’entreprise ; j’étais aussi sûr du résultat que si le ballon avait été construit, prêt à partir… Et j’étais sûr aussi qu’après avoir satisfait mon orgueilleux désir, après avoir contemplé la dernière des contrées vierges de la Terre, je ne souhaiterais rien de plus, que je pourrais guérir, vivre sans me faire l’esclave d’un nouveau rêve insensé, vivre comme le commun des hommes, vivre, enfin !…
Et bénissant le hasard qui avait sauvé deux hommes en les mettant en présence, nous nous embrassâmes soudain, Ceintras et moi, sans souci du lieu où nous nous trouvions, sans penser à ce que cela pouvait avoir de grotesque dans l’esprit des spectateurs à qui nos grands gestes et nos éclats de voix n’avaient pas échappé et qui, sans aucun doute, nous croyaient ivres. Ivres, nous l’étions en effet, de joie et d’espoir, et c’est en titubant un peu que nous sortîmes du café, au milieu des rires, en nous donnant le bras…
De toute la nuit nous ne nous quittâmes pas : nous fîmes des kilomètres le long des rues endormies sans éprouver de fatigue, la bouche et le cœur pleins de projets : dès le lendemain, nous devions nous mettre au travail !… Et nous parlions, et nous poursuivions au hasard notre marche hallucinée. Aux premières lueurs de l’aube, nous nous trouvâmes au sommet de Montmartre ; nous sortîmes de la nuit comme du plus beau des songes, d’un songe dont la réalité allait être le prolongement…
Accoudés à la balustrade, devant le Sacré-Cœur, nous regardions les clochers, les dômes et les toits surgir de l’ombre peu à peu ; les derniers becs de gaz s’éteignaient, mais déjà leurs vacillantes clartés étaient remplacées par les reflets éclatants que les rayons du soleil allumaient çà et là sur les vitres ; enfin, la ville apparut toute entière, tandis que les dernières ombres s’évanouissaient en vapeurs roses et dorées, elle apparut, merveilleusement belle, aussi nouvelle à mes yeux que si quelque magicien l’avait de fond en comble rebâtie dans la nuit… Et ainsi, pour la première fois depuis des ans et des ans, ce fut d’un cœur radieux que je vis se lever l’aurore.
Durant quelques jours je considérai Ceintras comme mon sauveur et Ceintras me le rendit bien ; mais, hélas ! il faut avouer que cette lune de miel de l’enthousiasme et de la reconnaissance dura peu.
Je n’ai ni le désir ni le loisir de faire ici le procès de mon infortuné collaborateur. Je ne puis cependant pas oublier tous les tiraillements, toutes les disputes dont il fut cause et qui troublèrent ma vie durant la période des essais. Les déceptions qu’il avait éprouvées depuis quelques années avaient aigri son caractère, exalté son orgueil qui prenait perpétuellement toutes les apparences de la susceptibilité la plus ridicule. Ma vertu dominante n’a jamais été la patience et, à l’heure actuelle, un de mes plus grands sujets d’étonnement est que je n’aie pas renoncé à tout, même à l’espoir de guérir, plutôt que de supporter comme je l’ai fait durant des jours et des jours la compagnie forcée d’un être aussi parfaitement haïssable. Mais lorsque le destin nous entraîne à notre perte, nous franchissons avec une facilité surprenante et presque sans nous en apercevoir les obstacles que notre nature paraît dresser entre nos desseins et leur réalisation.
Dès le début de mes relations avec Ceintras, en lui remettant les fonds, j’avais exigé de lui la promesse d’une discrétion absolue. Je tenais à ce que tous les préparatifs fussent accomplis en silence. Cette résolution était la conséquence de mes raisonnements à la fois biscornus et méticuleusement stricts de maniaque ; il me semblait que si les autres hommes avaient vent de notre tentative, le désir leur viendrait aussitôt de nous devancer. Nombreux me paraissaient devoir être, de par le monde, ceux qui souffraient du même mal que moi, et comme le remède n’existait pas en quantité suffisante, les contrées polaires restant les seules inexplorées de la terre, j’entendais bien me le réserver à moi tout seul.
Naturellement, au début, Ceintras accepta cette condition ; il eût aveuglément accepté toutes les conditions que la raison ou la fantaisie auraient pu me pousser à lui dicter ; la reconnaissance gonflait son cœur dans la même mesure que les billets de banque gonflaient ses poches. Mais il ne tarda pas à se repentir de sa promesse et à faire des pieds et des mains pour en être délié. Quoi qu’il en eût dit le jour de notre rencontre, sa passion pour les découvertes scientifiques n’était pas inspirée par le seul souci des intérêts de l’humanité ; le désir de la gloire s’y mêlait pour une bonne part. Ceintras rêvait de reporters assiégeant sa porte, de son nom s’étalant en grosses lettres à la première page des journaux, de sa photographie reproduite par tous les magazines. Il finit par m’avouer naïvement cette ambition, et lorsqu’il comprit que j’étais bien décidé à ne pas lui permettre de la satisfaire, son désir se transforma en une hantise probablement aussi douloureuse que la mienne l’avait été. Il ne dormait plus, ne mangeait plus ; il parut même pendant quelque temps se désintéresser de ses travaux. Parfois, quand j’entrais à l’improviste dans son cabinet, je le voyais dissimuler certains papiers à la hâte ; par la suite j’en retrouvai plusieurs dans la corbeille : le malheureux, ne pouvant voir des articles élogieux imprimés sur son compte, en rédigeait lui-même où il parlait en termes enthousiastes de M. Ceintras, le jeune et brillant ingénieur qui se disposait à partir à la conquête du Pôle… J’imagine qu’il les apprenait par cœur et se les récitait ensuite les yeux fermés pour essayer de se faire illusion !…
J’étais, comme de juste, effrayé par le retard que ce découragement et ces puérilités apportaient à l’exécution de nos projets. Je disais parfois à Ceintras aussi doucement et amicalement que possible :
— Plus tôt nous serons partis, plus tôt nous reviendrons et plus tôt tu posséderas cette gloire à laquelle tu tiens tant ! Je n’ai pas l’intention de t’obliger à garder le secret quand nous serons de retour !
En général, il me répondait hargneusement :
— C’est cela ! Ne laisse passer aucune occasion de me rappeler que je suis à tes ordres et à ta solde !… Avoue donc que tu es pressé d’en finir et que tu trouves que je te coûte cher… Et puis, tu sais, mon vieux, je suis pour les explications nettes : si tu te repens de ta générosité, tu n’as qu’à le dire, j’aimerai mieux ça !
Et il s’en allait, haussant les épaules et faisant claquer les portes.
De mon côté, également obsédé par une idée fixe, j’exerçais perpétuellement sur ses allées et venues une minutieuse surveillance. Je craignais, si je le perdais de vue un seul instant, qu’il n’allât porter des notes aux journaux et remplir du bruit de nos exploits prochains toutes les trompettes de la renommée. J’habitais avec lui, je l’accompagnais en tout lieu, chez les fournisseurs, chez les constructeurs. Jamais amant jaloux ne resta plus obstinément dans le sillage de sa maîtresse ! Naturellement, cette suspicion dont il s’était vite rendu compte l’exaspérait, et il se vengeait comme il pouvait, par exemple en cherchant, pour me les envoyer en pleine figure, les mots les plus cruels et les plus insultants :
— Tu as donc peur, me disait-il parfois, que je ne fasse danser l’anse du panier ? Mon pauvre ami, je plains tes cuisinières !
Pourtant le ballon fut terminé. Je revois Ceintras étalant des croquis devant mes yeux, couvrant le tableau noir de formules et de chiffres : « Ça doit marcher », disait-il. A vrai dire, toute ma science se bornant aux souvenirs qui me restaient de mes années de lycée et aux menus profits que j’avais retirés, par la suite, de quelques conversations à bâtons rompus avec Ceintras, j’étais absolument incapable de faire subir par devers moi-même un examen critique sérieux aux données sur lesquelles il avait établi son appareil. Il fallait attendre les expériences ; je ne les attendais pas sans appréhension. Non que j’eusse jamais mis en doute la valeur de Ceintras, mais l’état de surexcitation et de dépit dans lequel il se trouvait depuis le début de l’entreprise ne lui avait évidemment pas permis d’exercer ses facultés de chercheur et d’ingénieur dans de très bonnes conditions.
Mes inquiétudes se justifièrent. Nous avions établi notre aérodrome dans un petit village de la Beauce, à deux heures de Paris. Nous étions, dans l’esprit des paysans du lieu, gens grossiers, alourdis de bien-être, à la fois insolents et sournois, « les deux Parisiens toqués qui fabriquaient une machine volante ». Nous subissions de la part de ces brutes une hostilité railleuse et stupide que parvenait à peine à masquer dans leur attitude le respect qu’ils étaient bien obligés de témoigner tout de même à des gens « qui payaient bien ». Le 15 avril eut lieu la première ascension. Il fut aussitôt évident que, si notre appareil, comme ballon dirigeable, en valait bien d’autres, il nous était impossible de compter sur lui pour un voyage qui devait, au bas mot, durer huit jours. C’était surtout la question du lestage qui avait été insuffisamment étudiée. Nous nous étions délimité, à l’aide de trois clochers comme points de repaire, un circuit aérien de 50 kilomètres environ. Ce circuit fut parcouru dix-huit fois de suite à une moyenne de 30 kilomètres à l’heure ; après quoi, notre provision de lest étant épuisée, le ballon, d’ailleurs alourdi par l’humidité de la nuit prochaine, se rapprocha peu à peu de la terre ; nous parvînmes à nous maintenir quelque temps encore à une altitude suffisante en jetant plusieurs bidons d’essence et divers objets qui représentaient le poids des accessoires indispensables, — des appareils d’observation, des vêtements, des aliments, — mais cela n’était évidemment pas une solution satisfaisante et nous nous résignâmes à atterrir.
Il m’était facile, après cet insuccès, de prendre ma revanche et de représenter triomphalement à Ceintras combien il eût été ennuyeux pour lui de mettre trop tôt le public au courant… Son attitude ne me le permit pas. Ce n’était pas, au fond, un mauvais diable. Il me demanda pardon, versa toutes les larmes de son corps et parla de mourir. Oui, il ne voulait pas survivre à son déshonneur, il n’avait pas été digne de ma confiance et, ce qui me restait de mieux à faire, c’était de m’adresser à un autre. Je le gourmandai vivement, lui rendis courage et, en somme, cet échec fut bon à quelque chose, puisque Ceintras renonça pour un temps à son arrogance, à son insolence, à sa vanité et se remit furieusement au travail.
Je n’étais cependant pas au bout de mes peines. Nous avions décidé que les essais du second ballon auraient lieu dans un pays voisin des régions arctiques, afin que les conditions climatériques durant les expériences et durant le voyage fussent les mêmes à peu de choses près. Nous choisîmes Kabarova, village samoyède situé au sud du détroit de Yougor, aux portes de la mer de Kara : c’était dans ce village même que, douze ans plus tôt, Nansen, avant de s’enfoncer au cœur des solitudes polaires, avait pris une dernière fois contact avec l’humanité.
Dès le début du mois de juillet, la mise au point du second ballon fut achevée. Toutes nos dispositions étaient prises, nos dix ouvriers et notre interprète attendaient nos ordres, les appareils à hydrogène, les obus de gaz comprimé et les caisses d’approvisionnements étaient amoncelées à la consigne de la gare du Nord, il ne nous restait plus qu’à démonter et à emballer le ballon, lorsque Ceintras, un beau matin, vint m’annoncer froidement qu’il aimait une jeune fille et que son intention bien arrêtée était de se marier sur-le-champ !
Je me rappelle avoir cherché un revolver dans ma poche avec l’idée de menacer Ceintras de lui brûler la cervelle s’il ne me donnait pas immédiatement sa parole d’honneur de remettre à son retour du Pôle l’exécution de ce projet insensé. Mais je n’avais pas de revolver… Ce furent, durant deux jours, des scènes terribles, puis Ceintras, m’ayant promis de partir une semaine après la noce, je compris que le plus court serait de céder et d’expédier l’affaire au plus tôt. Fort heureusement, les parents de la jeune fille et la jeune fille elle-même ne voulurent plus entendre parler de mariage lorsqu’ils surent que Ceintras entreprendrait huit jours plus tard une expédition polaire. Tout fut définitivement rompu lorsqu’il leur eut avoué, sous le sceau du secret, avec l’espoir de se poser en héros à leurs yeux, dans quelles conditions cette expédition serait accomplie.
On peut penser que mon pauvre ami, vexé et navré comme il l’était, ne fut précisément pas un très agréable compagnon de voyage. Mais je n’y prenais guère garde ; je pensais être enfin au terme de mes peines, et avoir réduit à l’impuissance le mauvais vouloir ou plutôt le fâcheux caractère de Ceintras ; je me disais qu’une fois installé à Kabarova il devrait évidemment se contenter de préparer avec soin le succès de notre entreprise ; et en effet, il était assez difficile d’imaginer d’où pourrait venir dans les solitudes de la toundra le vent qui lui soufflerait une nouvelle lubie.
Les premiers événements semblèrent justifier ces prévisions optimistes. Dès le lendemain de notre arrivée, nous commençâmes à dresser le hangar portatif où nous devions abriter notre aéronef, et à remonter celle-ci pièce par pièce, — tout cela malgré les fatigues d’un long voyage qu’il avait fallu, à la fin, accomplir à l’aide d’inénarrables véhicules, dont les meilleurs étaient réservés à nos matériaux et à nos appareils… — Nos ouvriers, que nous avions mis au courant de nos intentions, nous aidèrent avec un dévouement et un enthousiasme admirables : la lutte raisonnée de l’homme contre la Nature a pris aujourd’hui toutes les apparences d’une religion, et ce fut d’un cœur analogue à celui des vieux maçons constructeurs de cathédrales qu’ils s’employèrent à établir la machine qui devait dérober à la Terre un de ses derniers secrets.
Quant à nos hôtes, c’étaient de braves gens, merveilleusement pieux, ivrognes et simples d’esprit. Durant les après-midi des dimanches que nous passâmes à Kabarova, nous les vîmes sous la direction de trois moines sordides qui desservaient dans ce pays sauvage le culte orthodoxe, exécuter d’interminables processions, durant lesquelles leurs gosiers bien humectés entonnaient d’ineffables cantiques d’action de grâce en l’honneur des icones que des bras mal assurés véhiculaient sous des dais de peau de renne. Les autres jours, la population du village passait de longues heures à nous contempler ; assis par terre, hommes, femmes et enfants nous adressaient sans répit de bons sourires huilés par les tartines de graisse de phoque qu’ils engloutissaient sans discontinuer, d’un appétit tranquille et insatiable. L’interprète leur ayant annoncé que notre intention était de nous envoler dans les airs plus haut que les oiseaux, leur sympathie se transforma en une adoration respectueuse et craintive ; et ils commencèrent alors à murmurer autour de nous de monotones mélopées qu’ils accompagnaient en frappant des mains et que nous sûmes bientôt être des chants à la louange de nos mérites. Tout cela ne nous empêchait pas de les tenir à l’œil ou de monter la garde autour de nos bidons d’essence dont ils auraient bu, à l’occasion, faute de mieux, quittes à redoubler par la suite de dévotion à notre endroit.
Le hangar établi, une semaine de travail modéré devait nous suffire pour remonter définitivement le ballon. Mais, tandis que mon enthousiasme croissait à mesure qu’avançaient les préparatifs, Ceintras, lui, se laissait aller de plus en plus à une mélancolie morne ; non qu’il ne fît tous ses efforts pour mener l’entreprise à bonne fin, mais il semblait bien plutôt accomplir avec conscience et résignation un devoir imposé qu’agir sous l’impulsion de la folie entreprenante et pleine d’ivresse d’un explorateur ou d’un inventeur qui se voit arrivé tout près du but. Il était loin, le Ceintras illuminé et fervent du soir de notre rencontre ! Des heures durant, il restait avec les ouvriers, donnant des ordres, examinant avec une minutie qui me rassurait, — car elle manifestait son évidente envie de réussir, — les moindres parties de l’appareil. Puis, aux moments de repos, il se disait rompu de fatigue et dormait aussitôt, ou feignait de dormir, évitant ainsi toute conversation avec moi. Parfois, pris d’une légère inquiétude devant son air découragé, je lui demandais en lui montrant le ballon :
— Ça marchera ?
Il répondait invariablement, d’une voix blanche et sans expression :
— Ça doit marcher.
Mais vers le cinquième jour, brusquement, il parut prendre à tâche de retarder le travail des ouvriers. Il augmentait les heures de repos, se disant à bout de forces ; puis, comme je le harcelais, le suppliant de reprendre son travail et lui rappelant que la saison s’avançait, il revenait au chantier, faisait démonter sous un prétexte futile, quelque pièce de l’appareil qu’il fallait ensuite remonter, si bien que notre ballon menaçait fort de ressembler à la toile de Pénélope.
Le septième jour, comme je me demandais avec anxiété ce qui allait advenir, Ceintras, incapable de contenir plus longtemps la pensée qui le rongeait, leva la tête de la tâche sur laquelle il était penché et me dit brusquement :
— Si nous remettions l’expédition à l’an prochain ?
Je le regardai avec stupeur, mais, à l’expression craintive de sa physionomie, je compris aussitôt qu’il serait sans défense devant une volonté ferme, et, avec une voix dont le calme résolu me surprit moi-même :
— C’est impossible, lui dis-je ; d’ailleurs, il est maintenant trop tard. Le navire qui doit venir nous chercher est en route.
Le matin même, en effet, décidé à brusquer les événements, j’avais fait partir un de nos hommes pour la première station télégraphique, avec une dépêche destinée à avertir le capitaine du bâtiment qui, tout équipé, attendait nos ordres au fjord d’Hammerfest, en Norvège.
— Tu as raison, dit-il, il vaut mieux en finir et, si c’est la mort qui nous attend là-bas, ne pas prolonger cette agonie atroce…
Lamentable inconséquence des hommes ! Ceintras qui, avant de me rencontrer, avait tant de fois broyé du noir à la pensée qu’il ne réaliserait jamais son rêve d’expédition polaire, craignait la mort, à présent que le destin était sur le point d’exaucer son vœu !
Le soir venu, assis au seuil de notre maison de planches, il resta un grand moment le regard fixe et vague, comme hypnotisé par le monotone ondulement des solitudes qui, au devant de nous, s’étendaient grises, à l’infini…
Énervé par son immobilité, je me promenais de long en large, en sifflotant, avec un air moqueur qu’il n’eût pas en toute autre circonstance supporté aussi patiemment. Il semblait toujours ne pas remarquer ma présence. A la fin, exaspéré, je heurtai rudement sa botte avec mon pied, en lui criant dans l’oreille, de toutes mes forces :
— Hé ! Ceintras !
Je me repentis aussitôt d’avoir agi si cavalièrement, car, avec le caractère irascible de Ceintras, il fallait s’attendre à tout. Mais il avait, pour l’instant, mieux à faire qu’à se formaliser de mon manque de courtoisie. Il me regarda comme s’il s’éveillait d’un pénible cauchemar et, d’une voix un peu incertaine, il me dit :
— Alors, cette expédition polaire… on y va ? C’est décidé ?…
Avec un haussement d’épaule je répondis simplement :
— Parbleu !
Il garda un moment le silence, puis les poings crispés par une sorte de rage impuissante, il s’écria :
— Mais pour quoi faire ! pour quoi faire, bon Dieu !
— Pour voir…
— Voir quoi ?
— Des choses que les autres hommes n’ont pas encore vues.
Il eut un ricanement à la fois désolé et méchant et, en répétant les paroles que je venais de dire, il en exagéra ironiquement le ton inspiré.
— Des choses… des choses que les autres hommes n’ont pas encore vues ! Mais que comptes-tu donc trouver là-bas ? Voyons, parle !
— Nous le saurons quand nous y serons.
— Quand nous y serons !… Tiens, veux-tu connaître le fond de ma pensée ?… Tu n’es qu’un fou à qui l’orgueil a fait perdre la tête, un vaniteux qui se croit trop supérieur au reste des hommes pour se contenter de ce qui leur suffit… En vérité, oui, un fou et un vaniteux…
— Un vaniteux ! oh ! il me semble que sur ce point, toi-même…
— Et quand cela serait ? quand bien même, à la veille d’entreprendre une expédition aussi périlleuse, je tiendrais, du moins, à ne pas disparaître à jamais inconnu, au milieu des glaces de la banquise ?…
Je savais qu’il n’y avait pas à discuter avec Ceintras, que toutes les raisons que je pourrais lui donner, si bonnes qu’elles fussent, ne serviraient qu’à l’irriter davantage. D’ailleurs je n’avais pas de raisons à lui donner : nous ne faisions qu’exécuter le contrat tacite passé entre nous dès le début, et ses récriminations arrivaient un peu tard pour que j’eusse à en tenir compte. Aussi, sans plus m’occuper de lui, je me mis à feuilleter les journaux qui nous arrivaient assez régulièrement, mais que nous ne lisions guère, absorbés chacun par une seule pensée…
Soudain mon regard fut arrêté par ces lignes : « Nous apprenons que le directeur d’un journal américain, M. Wellmann, a fait le téméraire projet d’atteindre le Pôle Nord en dirigeable… » Suivaient les commentaires que tout le monde à cette époque a pu lire dans la presse… Alors, avec une voix qui fit tressaillir mon voisin, je lui criai, en lui tendant le journal et en soulignant le passage avec l’ongle :
— Tiens, imbécile, lis ça… mais lis donc…
Il prit le journal avec indifférence, y jeta négligemment les yeux et son visage se transforma, s’anima à mesure qu’il lisait… Ah ! il aurait fallu voir mon Ceintras, avec l’inconstance d’humeur qui lui était propre, passer soudain du découragement le plus plat à la plus fiévreuse exaltation…
— Ah ! non, s’exclama-t-il, après avoir hésité évidemment entre plusieurs façons de prendre la chose, elle est bonne, celle-là, elle est bien bonne ! Non, mais crois-tu que ce sera drôle et qu’il en fera une tête, ce Wellmann, lorsqu’au moment de partir, il apprendra que d’autres l’ont précédé dans son dessein ? Car nous serons de retour bien avant son départ ! Et, s’il tient absolument à nous donner de l’inédit, il faudra qu’il aille au Pôle Sud… Ah ! ah ! au Pôle Sud… Mais l’idée, qui l’aura eue le premier ? C’est Ceintras, c’est Ceintras !…
Et il finit par chantonner ces derniers mots en gambadant et en battant des mains, à la stupéfaction des ouvriers qui le soupçonnaient, sans doute, de s’être livré à des libations un peu trop copieuses. Puis, un peu calmé par ces démonstrations ridicules, il revint au désir qui l’avait tourmenté de tout temps, et me dit en affectant un ton détaché :
— On pourrait, peut-être, envoyer un télégramme aux journaux, pour mentionner notre départ… Nous avons évidemment bien des chances de réussir, mais enfin, si nous ne revenions pas ?…
— Si nous ne revenions pas, comme je te l’ai répété souvent sans que tu veuilles m’entendre, nos ouvriers communiqueraient, au bout de deux mois, le procès-verbal que nous dresserons avant de partir, et l’équipage du bâtiment qui nous conduira au lieu du départ serait là lui aussi pour attester la vérité.
Il finit par se laisser convaincre qu’ainsi tout allait bien et courut au chantier, bouleversant les caisses, donnant des ordres, affolant les ouvriers, travaillant lui-même avec acharnement et fredonnant gaillardement le premier couplet de « Viens, Poupoule !… »
Je fus obligé de l’entraîner de force pour lui faire prendre un peu de nourriture et à la dernière bouchée, bien que nos hommes tombassent littéralement de fatigue, il se remit à l’ouvrage. Deux jours plus tard le ballon était complètement remonté.
Ceintras, déçu ou taciturne, était simplement ennuyeux ; devenu joyeux et expansif, il fut absolument insupportable. Il se précipitait vers moi avec effusion, me nommait son cher ami, m’accablait des manifestations d’une soudaine tendresse, et tout cela avait pour intermède son intolérable « Viens, Poupoule » dont il soulignait chaque mesure d’un claquement de doigts ou d’un pas de danse grotesque. — Oh ! cet odieux refrain dont l’obsession a survécu à tant d’aventures et qui bourdonne encore à mes oreilles à l’heure où j’écris ces lignes !
Nous allions, dès le lendemain, entrer dans la période des essais. En attendant, Ceintras prépara les documents destinés à illustrer sa gloire. Je dus le photographier dans la nacelle, au volant de direction, entouré de nos ouvriers, sur le seuil du hangar, dans toutes les poses, dans tous les costumes… Et, sur chaque châssis, il collait soigneusement des bouts de papier où étaient inscrites les explications qu’il espérait voir, plus tard, reproduites dans les magazines…
— D’ailleurs, me disait-il avec un sérieux imperturbable, si par malheur nous restions quelque part, là-bas, — et sa main esquissait un geste du côté du Nord, — ces notes explicatives deviendraient absolument nécessaires.
Vers la fin de la journée, n’entendant plus résonner dans les environs la chanson de mon camarade, je me disposais à partir à sa recherche quand je le vis apparaître, escorté des trois moines de Kabarova et d’une horde de Samoyèdes luisants et graisseux. En m’apercevant, Ceintras fit claquer ses doigts et, pour toute réponse aux questions que je lui posai, se contenta d’abord de chantonner son refrain familier. Puis, me désignant les trois moines obséquieux, souriants et totalement incapables de comprendre ses paroles, il s’écria sur un ton d’emphase comique :
— Voilà ! ces respectables moines, avertis par l’interprète que notre départ était proche, lui ont assuré qu’ils consentiraient volontiers à bénir notre navire aérien moyennant une bouteille ou deux d’eau-de-vie. Leur bénédiction vaut bien cela ! Pour ce qui est de ces nobles populations, je pense qu’elles méritent également de prendre part à nos libéralités.
On alla chercher deux litres de rhum pour les moines et un bidon d’alcool à brûler que les Samoyèdes commencèrent aussitôt à se passer de mains en mains et de bouche en bouche en poussant des grognements de satisfaction.
— Vite, vite, prends un cliché ! me cria Ceintras, juché à l’avant de la poutre armée.
Les moines s’étaient agenouillés à côté de lui ; la foule, après avoir entièrement vidé le bidon, entonna son cantique d’action de grâces… Quand tout fut terminé, Ceintras, qui entendait que la postérité prît au sérieux cette solennité burlesque, colla gravement cette note sur le châssis :
« Les habitants de Kabarova acclament le hardi aéronaute Ceintras, tandis qu’il fait bénir, en grande cérémonie, son ballon dirigeable par le clergé du lieu. »
Je voudrais que mes connaissances mécaniques fussent plus étendues et précises afin de donner ici une description vraiment utile de notre ballon. Mon dernier souhait est que la folle entreprise dont nous fûmes victimes porte au moins des fruits pour d’autres que pour nous.
A ne considérer que l’aspect général de l’appareil, il ne différait guère des quelques ballons dirigeables qui ont été construits durant ces dernières années, sinon par ses dimensions considérables : il avait soixante-quinze mètres de longueur et vingt mètres de largeur au maître-couple.
La grande originalité consistait en une disposition qui nous permettait de nous dispenser absolument de lest et de prolonger malgré cela très longtemps, bien plus longtemps qu’aucun aéronaute ne l’avait fait avant nous, notre séjour dans l’atmosphère. Les gaz chauds à leur sortie du moteur étaient recueillis dans un tuyau qui se divisait peu après en deux branches : par l’une d’elles les gaz arrivaient à des serpentins qui circulaient autour de notre cabine et y faisaient fonction de calorifères ; au moyen de l’autre, — et c’est en cela que consistait l’innovation, — les gaz d’échappement, avant leur expulsion définitive à l’air libre, étaient détournés vers un second système de serpentins placé à l’intérieur même de l’enveloppe dans une sphère de cuivre ; le ballon se rapprochait-il de la terre, un robinet plus ou moins ouvert laissait s’échapper par cette voie une quantité de calorique suffisante pour porter le métal de la sphère à une température de 60° centigrades ; ainsi, à notre gré, nous dilations l’hydrogène et augmentions la force ascensionnelle sans aucun risque d’inflammation. De plus, dix obus d’hydrogène comprimé communiquant également par des tuyaux avec l’intérieur de l’enveloppe devaient nous éviter les ennuis de la déperdition progressive du gaz durant notre voyage : un tour de robinet sitôt que le besoin s’en faisait sentir, et une nouvelle provision d’hydrogène allait remplacer le gaz que les six épaisseurs de soie forte et de caoutchouc n’étaient pas parvenues à maintenir absolument prisonnier. Toutes les ramifications de cette tuyauterie compliquée étaient munies de clapets commandés par des manettes, et lorsque la température de notre cabine était assez élevée et que le ballon voguait à une hauteur suffisante nous laissions les gaz s’échapper à l’air libre avec un fracas étourdissant.
N’ayant pas à nous encombrer du poids inutilisable du lest, nous avions pu rendre sans crainte notre vaisseau aérien excessivement solide et confortable ; après diverses hésitations, Ceintras s’était résolu à monter l’enveloppe sur une légère armature d’aluminium qui la maintenait évidemment plus rigide que n’eût pu le faire l’emploi des ballonnets compensateurs. Quant à la stabilité de l’aéronef elle était assurée comme à l’ordinaire par des plans horizontaux et verticaux.
La cabine était une véritable petite maison divisée en deux parties ; à l’avant c’était ce que nous appelions assez prétentieusement la chambre de chauffe, où se tiendrait Ceintras, pilote et mécanicien. Il y avait là les ouvertures des réservoirs d’huile, d’essence, d’eau, les manettes, les boussoles et le volant de direction qui commandait un puissant gouvernail situé à l’arrière ; une porte s’ouvrait sur une galerie découverte par laquelle on pouvait parvenir jusqu’au moteur lui-même. Dans l’autre partie de la cabine se trouvaient les coffres à provisions, une étroite couchette et le petit fourneau électrique sur lequel je préparerais nos repas. Dans ces conditions le voyage lui-même ne paraissait pas devoir être autre chose qu’une agréable et un peu banale partie de plaisir ; à coup sûr nous n’endurerions aucune des souffrances auxquelles avaient dû se résigner à l’avance les autres explorateurs des pays polaires, la faim, le froid, et les anxiétés d’un long exil.
Notre nouveau moteur d’une puissance effective de 100 chevaux, ne nous permettrait pas de couvrir une moyenne de beaucoup supérieure à celle de vingt-cinq kilomètres à l’heure, car le second ballon était autrement lourd et considérable que le premier ; pour accomplir ce raid de navigation aérienne, Ceintras avait préféré en fin de compte, — et non sans raison, — un engin de fond à un engin de vitesse, un cruiser à un racer ; mais, somme toute, en fondant nos prévisions sur la certitude d’un minimum de 20 kilomètres à l’heure, une semaine nous était largement suffisante pour accomplir les 2000 kilomètres du trajet aller-retour. C’était à l’extrémité de la terre François-Joseph que le navire norvégien devait nous déposer et nous attendre.
Le temps prévu pour l’arrivée de celui-ci à Kabarova nous laissait environ une quinzaine de jours devant nous. Ceintras trouva là le prétexte d’une dernière tergiversation ; elle eut lieu comme nous montions dans la nacelle du ballon pour effectuer les essais :
— Et si nous avions fait venir le navire pour rien, me dit-il soudain… Si maintenant, pour une raison ou pour une autre, le ballon ne nous donnait pas une entière satisfaction ?…
— Nous partirions quand même, répondis-je, c’est à toi de prendre toutes les précautions pour sauvegarder ta glorieuse existence ! Et puis, tu me l’as dit toi-même, ça doit marcher. Ce n’est pas le moment de devenir pessimiste.
D’ailleurs, comme les événements allaient le prouver aussitôt, il n’avait aucun motif de le devenir. L’immense machine reposait sur le sol, amarrée par des câbles à des poteaux. Les amarres rompues, elle ne quitta pas de suite la terre, la force ascensionnelle au moment du départ ne devant pas dépasser le poids brut de l’appareil. Mais une fois le moteur mis en mouvement, l’air réchauffé dans la sphère de cuivre alla dilater l’hydrogène de l’enveloppe et le ballon commença à s’élever ; pour activer au besoin la rapidité de l’ascension il eût suffi d’injecter en outre dans l’enveloppe une certaine quantité de l’hydrogène comprimé tenu en réserve dans les obus. Comme on le voit ce dispositif ne nous permettait pas seulement de nous dispenser de lest, il nous donnait aussi la faculté précieuse d’atterrir où bon nous semblerait et de repartir ensuite à notre gré.
Il y avait dans la lente ascension de la machine se délivrant pour la première fois des chaînes de la pesanteur tant de souple docilité jointe à tant de majestueuse puissance, que toutes sortes d’émotions puissantes, — orgueil, admiration, respect presque religieux de nous-mêmes et de l’œuvre, — firent battre éperdument nos cœurs. En vérité ces triomphales minutes n’étaient pas payées trop cher par les inquiétudes, les ennuis et les mille difficultés exaspérantes au milieu desquelles je me débattais depuis de longs mois. Lorsque le moment décisif fut arrivé, que nous eûmes atteint l’altitude suffisante et que Ceintras, fermant pour un instant le tuyau par lequel l’air chaud arrivait dans l’enveloppe, eut embrayé l’hélice propulsive, toutes nos querelles, tous nos dissentiments furent oubliés, et nos mains s’étreignirent tandis que nous cherchions en vain des mots dignes d’exprimer notre bonheur et notre mutuelle reconnaissance.
Tout cela était d’un heureux augure et il faut bien dire que rien ne le démentit. Je n’ai pas, du reste, le dessein de raconter nos expériences par le menu ; ce serait fastidieux et inutile. Durant les dix jours qui suivirent, le ballon accomplit plus de 3000 kilomètres et resta en état de marche sans qu’il eût été nécessaire de renouveler notre provision d’essence et d’hydrogène. Les menues mésaventures que nous eûmes à subir ne servirent en définitive qu’à affermir davantage encore notre confiance. C’est ainsi qu’une fois, à une centaine de kilomètres de Kabarova, notre moteur resta en panne par suite d’un excès d’huile et d’un encrassement des bougies ; le ballon atterrit doucement, nous procédâmes à un nettoyage rapide des cylindres, puis le moteur fut remis en marche, le ballon s’éleva de nouveau et nous rentrâmes au port d’attache avec un retard d’une demi-heure à peine sur l’horaire prévu. Une seule modification importante fut apportée à la machine durant ces derniers jours : nous renforçâmes les amortisseurs destinés à éviter les heurts au moment des atterrissages et nous les disposâmes d’une façon nouvelle, qui devait nous permettre d’atterrir sans danger dans des espaces extrêmement restreints.
Je crois également inutile de raconter notre voyage de Kabarova à la terre François-Joseph. La lente navigation dans les mers boréales, les brumes opaques qui semblent être là depuis des siècles et des siècles et ne s’entr’ouvrir qu’avec peine ou paresseusement pour laisser passer le vaisseau, l’inquiétude perpétuelle des glaces dans les étroits chenaux d’eau libre à mesure qu’on se rapproche de la banquise, les icebergs flottant au loin comme des brumes plus pâles dans la brume, tout cela est connu par les relations des explorateurs et n’a rien à faire dans mon histoire, surtout lorsque je pense que mes jours, sans doute, sont comptés.
Le ballon, dont on n’avait pas eu besoin de démonter la partie mécanique, fut regonflé et prêt à partir cinq jours après notre débarquement. Il ne me reste qu’à reproduire ici le document écrit en double dont nous gardâmes un exemplaire et dont l’autre fut confié aux soins du capitaine la veille même de notre départ.
« Le 18 août 1905, le Tjörn , bâtiment norvégien, capitaine Hammersen, a déposé à l’extrémité sud de la terre François-Joseph MM. Jacques Ceintras et Jean-Louis de Vénasque, sujets français, domiciliés l’un et l’autre à Paris, 145 bis, avenue de la Grande-Armée, lesquels sont partis de là le 26 août pour tenter d’atteindre le Pôle Nord en ballon dirigeable. Un autre document a été remis par eux à M. Henri Dupont, domicilié à Paris, 75 rue Cujas, chef de l’équipe d’ouvriers qui les assista durant la période des essais à Kabarova (Russie). En cas de réussite Hammersen, capitaine du Tjörn , H. Dupont et les autres hommes de l’équipe confirmeront l’exactitude des dits documents. En cas d’échec et de disparition définitive des deux explorateurs, ils sont priés de divulguer les faits dont ils ont été témoins. MM. Ceintras et de Vénasque tiennent à cette divulgation moins pour la satisfaction, d’ailleurs légitime, d’être inscrits au nombre des victimes de la science que pour donner un exemple et un enseignement à ceux qui, ayant dès à présent conçu, par suite des progrès de la navigation aérienne, des desseins analogues, seraient tentés de les réaliser à leur tour. »
— Coupez les amarres !
Et, une à une, après le brusque bruit des coups de hache, les cordes tombèrent en claquant sur le sol sec. L’équipage tout entier nous avait accompagnés, les mains s’étaient tendues vers nous ; déjà nous étions dans la nacelle. Il y eut alors quelques minutes d’impressionnant silence. Les hommes s’étaient rangés autour de nous et ne bougeaient plus.
Je les regardai. A n’en point douter, ces fils des Wikings, ces matelots hardis qui, bien avant Christophe Colomb avaient traversé l’Atlantique sur leurs barques vermillonnées et découvert, sans le savoir, un monde, sentaient, en nous voyant partir, gronder au plus profond d’eux-mêmes leur héréditaire besoin d’aventures ; ce n’étaient pas seulement l’étonnement et l’admiration, mais une naïve envie, un obscur regret de n’être pas de la fête, qui faisait à cette minute étinceler d’un éclat passager leurs yeux pâles de riverains des mers du Nord.
Un chien resté à bord du navire se mit soudain à hurler ; j’eus alors la sensation de l’irréparable ; je devais être très pâle, mais Ceintras l’était affreusement ; il chancela en s’avançant vers le moteur et je vis ses doigts trembler sous l’épaisseur des gants fourrés tandis qu’il agissait sur le levier de mise en marche. Alors, en cet instant suprême, s’imposa à mon souvenir l’image d’autres pays, pleins d’animation, de soleil, de vie… C’était cela que nous avions quitté, peut-être pour toujours ! J’eus durant quelques secondes la certitude horrible d’avoir jadis frôlé bien des fois le bonheur sans m’en douter, d’avoir désespéré trop tôt de ma guérison et d’avoir lâché la proie pour l’ombre…
Mais le fracas du moteur déchirait le silence, nous perçûmes des frémissements dans les muscles de corde et de métal de l’immense bête impatiente de prendre son essor. Enfin elle s’éleva tout à coup, et si vite que Ceintras dut presque aussitôt modérer la dilatation de l’hydrogène. Alors, dominant le bruit du moteur, ce fut une acclamation formidable qui, nous rattrapant dans notre vol, monta jusqu’à nous de la terre ; devant cette tempête d’enthousiasme mes idées noires et mes pensées accablantes s’éparpillèrent, se dissipèrent comme des feuilles mortes au vent. Accoudé à la galerie, je saluai une dernière fois de la main ceux qui nous acclamaient.
A ce moment toute la grandeur de l’œuvre que j’avais accomplie inconsciemment, en ne poursuivant pas autre chose que la satisfaction d’un égoïste désir, m’apparut, et ce fut une merveilleuse aubaine sur laquelle je n’avais pas compté. Comme aux premiers instants de nos essais, mon cœur battit éperdument, et cette fois, ce n’était plus seulement à l’espoir d’un rêve bientôt réalisé qu’il devait cette impulsion enivrante, mais à un sentiment supérieur et plus doux : dès à présent, quoi qu’il dût advenir par la suite, j’avais la certitude de n’avoir pas vécu une vie inutile et de pouvoir tout au moins fournir dans l’avenir au reste des hommes un exemple illustre d’initiative et de volontaire audace.
Ceintras avait été lui aussi visiblement flatté et réconforté par l’acclamation. Mais son incorrigible vanité entraînait ses pensées dans un autre sens que les miennes :
— Que sont ces ovations, s’écria-t-il soudain, à côté de celles qui nous attendent à notre retour !
Je ne pus m’empêcher de le considérer avec quelque pitié. Puis à la pitié succéda l’irritation. La phrase ridicule avait rompu le charme. Depuis plus d’un quart d’heure les hélices propulsives avaient été embrayées ; déjà le navire s’évanouissait derrière nous, et les hommes, dont les regards nous accompagnaient encore, n’étaient plus que des taches noires sur la neige. Aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, je n’apercevais que la monotone blancheur des solitudes polaires. Le froid commençait à nous engourdir et nous entrâmes dans la « chambre de chauffe » dont la porte fut soigneusement fermée.
Alors nous nous aperçûmes que nous n’avions plus rien à nous dire. Ceintras s’absorba en silence dans le réglage des manettes, et moi, après avoir vainement tenté de nouer quelque conversation je m’abandonnai au fil d’une vague rêverie. Bientôt, bercé par le bruit monotone du moteur et accablé par les fatigues des jours précédents, je me sentis peu à peu envahi par une profonde somnolence. Je crois que j’étais arrivé au bord même du sommeil lorsque Ceintras me tira soudain par la manche en s’écriant hargneusement :
— J’ai faim !
Il marmotta ensuite quelques imprécations et je compris qu’il pestait contre le peu de soin avec lequel je m’acquittais de mon rôle. N’étais-je pas le cuisinier en chef de l’expédition ?
Reconnaissant qu’en principe le reproche était mérité, ou trop ahuri encore pour avoir grande envie de récriminer, je me mis en devoir de donner satisfaction à mon compagnon. Je dois dire qu’il n’était pas besoin, pour préparer nos repas, d’avoir de grandes connaissances culinaires. Nos approvisionnements consistaient surtout en aliments d’épargne, — cacao, thé, café, tablettes de viande comprimées, — en biscuit, et en diverses conserves toutes prêtes qu’il suffisait de faire chauffer un instant au bain-marie, sur notre fourneau électrique. Ceintras qui entendait ne pas se priver même du superflu avait adjoint à tout cela des confitures, des gâteaux secs, des liqueurs, de vieux vins, du champagne !
Peu après, je disposai sur la couchette, qui était à deux fins et qui devait également nous servir de table, du biscuit, deux bouteilles de bordeaux, du jambon et un civet de lièvre dont le fumet chatouilla mes narines de la plus délicieuse manière.
— Voilà, dis-je triomphalement, un repas que Nansen eût payé bien cher à certains moments de son voyage.
Bien entendu Ceintras ne fut pas de mon avis : le civet n’était pas assez chaud, le bordeaux ne devait pas se boire si froid, le biscuit lui occasionnerait certainement une maladie d’estomac… Avec la meilleure volonté du monde je ne pouvais pas cependant aller lui chercher des petits pains ! Du reste, tout en grommelant, il fit disparaître une bonne moitié des mets ; je n’eus pas grand’peine à me charger du reste, et, ce repas pourtant copieux ne nous suffisant pas, nous y adjoignîmes des fruits en conserve et une bonne lampée de rhum. Il faut noter ici, — chose assez curieuse étant donné le peu de forces que nous dépensions, — que nous éprouvâmes durant tout le voyage un formidable appétit.
Nous jouissions dans l’une et l’autre partie de la cabine d’une température très douce et, quand notre festin fut terminé, nous eûmes la sensation d’un absolu bien-être. De temps à autre nous essuyions du revers de nos manches la buée épaisse et les fleurs de glace qui s’amoncelaient sur les hublots, et, au dehors, c’était toujours le monotone paysage que les récits des explorateurs nous avaient rendu familier. Pourtant, sous l’influence d’une exaltation fiévreuse ou d’un étrange pressentiment, je ne renonçais pas à mon espoir de contempler avant peu des prodiges et, bien que prévoyant de la part de Ceintras des mots ironiques et des haussements d’épaules, je ne me lassais pas d’exprimer cet espoir à tout moment.
— Ceintras, qui sait ce que nous allons trouver au terme de notre voyage ?
— L’axe de la Terre, parbleu ! me répondit-il à la fin en ricanant.
Je répétai sur un ton interrogatif et assez niais :
— L’axe de la Terre ?
— Eh ! oui, tu sais bien que c’est là-bas qu’il s’emmanche. C’est donc autour de lui que nous prendrons le virage… Par exemple, il faudra faire attention à la manœuvre et ne pas le disloquer en le heurtant ! Hein ? vois-tu d’ici le cataclysme ?
Il ajouta, bien résolu à ne pas abandonner tout de suite une aussi bonne plaisanterie :
— Dis donc, nous pourrons écrire nos noms sur lui, comme font les touristes dans les donjons des châteaux historiques… Et nous pourrons encore en emporter de petits morceaux pour les offrir à nos amis et connaissances…
Cependant, l’énorme machine poursuivait sa route avec une si parfaite docilité que j’en éprouvais comme un obscur sentiment d’irritation ; en vérité, c’était trop facile, trop simple : il me semblait que quelques menus obstacles auraient contribué à donner plus de prix à notre victoire…
Exactement trente-trois heures après notre départ, nous dépassâmes le point extrême atteint par Nansen, et nous entrâmes enfin dans le mystère des régions vierges.
— Ceintras, m’écriai-je, Ceintras, cette fois, nous y sommes !
— Où donc sommes-nous, s’il te plaît ?
— Mais en pleine aventure, dans l’inconnu… Rien, depuis d’immémoriales séries de siècles, n’avait dérangé le silence accumulé sur ces solitudes, et c’est la première fois que cette nature est troublée par le passage orgueilleux de l’homme…
— Tu es tout à fait lyrique, interrompit Ceintras sans détourner la tête. Au fond, tu restes persuadé qu’il va t’être donné, dans quelques heures, de contempler des merveilles. Crois-moi, si tu ne veux pas éprouver une déception trop grande, n’espère pas trouver autre chose que ce que tu vois ici. Dans quelques heures, nos appareils indiqueront que nous avons atteint notre but, et puis…
— Et puis, selon toi, ce sera tout, et il ne nous restera plus qu’à revenir ?…
— Tu l’as dit. Cependant, en manière de divertissement, ou, si tu préfères, pour n’avoir pas fait en vain le voyage, nous pourrons atterrir un instant et planter le drapeau national au point même du Pôle. Le Pôle Nord colonie française ! Ah ! Ah ! voilà vraiment un joli cadeau à faire à sa patrie ! On pourra faire insérer des annonces : « Terres à distribuer… grandes facilités d’émigration… » Qu’est-ce que tu en penses ? Avec quelques protections, tu pourras peut-être te faire nommer gouverneur de la nouvelle colonie !
— Raille si cela t’amuse, mais nous avons encore le droit d’espérer que des choses imprévues nous attendent ; de ma part, c’est mieux qu’un pressentiment, c’est presque une conviction…
— On ne demande pas mieux que de croire à la réalité de ce qu’on souhaite.
— Qui sait ? un pays nouveau… une flore et une faune particulières, ajoutai-je sans prendre garde à l’interruption de Ceintras…
— Il est impossible de concevoir la vie dans ces régions de froid cruel et sans espoir… Et je serais curieux de savoir sur quoi ta conviction se fonde ?
— Sur bien des choses et, notamment, sur les légendes qui courent chez les peuples voisins du Pôle. Sais-tu que les Esquimaux du Groënland parlent volontiers de pays fabuleux, situés très loin, vers le Nord, au delà des glaces ? Il ne faut pas faire fi des légendes, qui ne sont pas des mensonges, mais des traductions de la vérité ; il est bien rare qu’elles ne correspondent pas à quelque chose, et celles que l’on répète sur le Pôle…
— … N’ont pas évidemment été racontées par quelqu’un qui est allé y voir. Du reste, si les événements semblent vraiment vouloir confirmer ces légendes, il ne me restera plus qu’à te présenter mes condoléances, car, évidemment, tu seras volé, tu ne seras pas le premier touriste qui aura visité le pays et l’on t’aura coupé l’herbe sous les pieds de la façon la plus vexante du monde… Il faudra donc te réjouir, en fin de compte, si, comme il y a tout lieu de le croire, les alentours immédiats du Pôle ne se distinguent en rien des pays au-dessus desquels nous naviguons.
— Cependant, hasardai-je à bout d’arguments, la mer libre…
— Ah baste ! la mer libre !… D’ailleurs la verrions-nous, on nous en a tellement rabattu les oreilles que ce ne serait plus rien de bien neuf…
Il s’interrompit soudain et prêta l’oreille : les explosions du moteur étaient devenues irrégulières tout à coup. Il s’emmitoufla de fourrures et sortit sur la galerie ; la cause du mal fut vite découverte : un fil électrique s’étant affaissé contre un cylindre avait été endommagé par la chaleur. Pour mieux effectuer la réparation, Ceintras arrêta le moteur un instant. Alors nous constatâmes que, les hélices restant immobiles, le sol fuyait tout de même à une assez grande vitesse au-dessous de nous.
— Bigre, s’écria Ceintras, les courants aériens sur lesquels j’avais compté deviennent de plus en plus forts ; nous allons avoir une rude avance sur notre horaire !
— Mais au retour ? demandai-je avec quelque inquiétude.
— Eh bien, répondit tranquillement mon compagnon, si la lutte contre le vent est trop pénible, au lieu de rebrousser chemin nous irons tout droit devant nous.
Il remit le moteur en marche, embraya les hélices et donna toute la vitesse.
Ensuite il parla de déboucher du champagne. J’y consentis volontiers. Tout marchait à merveille et la manœuvre ne consistait plus guère qu’à maintenir le ballon dans la bonne direction. Quand nous eûmes chacun vidé notre bouteille, la conversation se continua très animée, encore que chacun de nous ne prît guère garde au sens des paroles de l’autre. Nous étions entraînés par nos idées fixes aussi irrésistiblement que l’était le ballon par sa force propre et celle du vent.
— … La gloire, disait Ceintras, l’immortalité… Christophe Colomb en mieux…
— … Des choses, répliquai-je, que nul homme n’aurait été capable d’imaginer…
— … Réception enthousiaste, réputation universelle…
— … Des points de vue nouveaux, une révolution scientifique…
Seulement mes rêves semblaient décidément plus utopiques que les siens, et je commençais à me rendre compte que je ne les exprimais si fort que pour m’halluciner et garder en eux, jusqu’au dernier moment, une confiance désespérée.
Afin de nous débarrasser des bouteilles que nous venions de boire, je soulevai le couvercle d’une ouverture ménagée dans la partie inférieure de la cabine et je demeurai stupéfait : notre vitesse s’était accrue encore et le sol n’apparaissait plus, dans ce cadre étroit, que comme une surface grise et plane sur laquelle couraient de minces raies sombres.
— Viens voir, dis-je, le vent a pris le mors aux dents. Qu’est-ce que cela signifie ?
Ceintras, pour se rendre compte, avait interrompu l’hymne de louange en son honneur et s’était penché à son tour au-dessus de la baie. Il se releva stupéfait et même, à ce qu’il me parut immédiatement, désappointé.
— Courons-nous quelque danger ? lui demandai-je.
— Un danger ? non, mais en vérité…
— Parle ! parle donc !
— Eh bien, voilà : il se peut… il se peut, en définitive, que ce soient tes prévisions qui se justifient, du moins en partie… Car ce vent violent et soudainement survenu ne peut avoir pour cause qu’une brusque différence de température entre les lieux où nous sommes… et ceux où nous allons.
Mais, cette fois, je ne devais pas profiter longtemps de l’autorisation inopinée que me donnait Ceintras de poursuivre encore mes rêves. Mon compagnon qui m’avait quitté pour aller dans la chambre de chauffe reparut presque aussitôt et me dit, très pâle :
— Regarde !
Je m’avançai et je regardai. Il avait ouvert les deux larges hublots de l’avant, une immense lumière violette venait d’apparaître à l’horizon et nous allions vers cette lumière.
La mort n’est que la plus inintelligible des énigmes et ce qui nous terrifie surtout en elle c’est l’inconnu. Il semble que la peur de mourir et l’horreur de ne pas savoir, de ne pas comprendre soient deux sentiments très voisins et que l’on ait eu raison de nommer l’angoisse qui nous étreint devant un fait inconnaissable « le frisson de la petite mort ». Je ne pense pas avoir jamais mieux éprouvé ce sentiment que dans les premières minutes qui suivirent l’apparition de la lueur. Ainsi, après avoir ardemment souhaité des prodiges, je tremblais à leur approche.
Les mains crispées sur la balustrade de la galerie extérieure, je sentais la sueur perler à mes tempes, malgré l’affreux froid cinglant contre lequel dans mon émotion et ma hâte je m’étais peu soucié de me prémunir. Cependant, à mesure que nous avancions vers elle, la lueur envahissait de plus en plus l’horizon. Dès ce moment nous pouvions nous rendre compte de ce qu’il y avait en elle d’étrange et, pour mieux dire, de « jamais vu ». Aux yeux humains la flamme du soleil apparaît comme un calme et serein rayonnement de clarté uniforme ; au contraire, cette lumière-là n’était pas immobile ; on eût dit le reflet contre le ciel d’une immense torche invisible qui, par instants, eût vacillé ; d’autres fois de larges ondulations la parcouraient d’un bout à l’autre parallèlement au sol et elle ressemblait alors à un grand drapeau immatériel et étincelant dont le vent eût fait frémir l’étoffe.
— Qu’est-ce donc ? murmurai-je enfin d’une voix à peine distincte.
Mon compagnon me répondit par un geste très vague, puis :
— Peut-être une aurore boréale, dit-il, une prodigieuse aurore boréale… ou un autre phénomène météorologique que l’on n’avait pas eu l’occasion d’observer avant nous…
Du reste, il ne paraissait pas trouver lui-même cette explication très satisfaisante ; sa physionomie exprimait à la fois l’inquiétude et l’irritation. Il ajouta, sans doute pour permettre à sa perspicacité de triompher au moins sur un point :
— En tout cas mes prévisions en ce qui concerne une température plus clémente se réalisent. Regarde le thermomètre…
Mais cela ne m’intéressait pas. Je me faisais l’effet d’être au bord d’un gouffre et de chanceler pris de vertige ; il aurait fallu pour m’empêcher de sombrer que Ceintras me fournît, — pareille à une branche où m’accrocher, — une explication rationnelle de l’étrange phénomène. Je l’interrompis et sur le ton suppliant d’un condamné à qui l’on a déjà refusé sa grâce et qui n’a plus qu’une ombre d’espoir :
— Mais cette lumière, dis-je, cette lumière ?…
— Attends un peu, me répondit-il avec quelque impatience ; nous arrivons, nous allons nous rendre compte.
Nous avions gagné, sans nous en apercevoir, une altitude assez élevée, la tiédeur relative de l’atmosphère qui nous entourait ayant été cause d’une dilatation progressive de l’hydrogène. Et nous pouvions voir au-devant de nous la neige blanche et grise sur une distance d’environ cinq cents mètres se colorer ensuite d’un reflet violet ; la ligne de démarcation entre la clarté pâle du pôle où nous naviguions encore et la surprenante zone lumineuse semblait d’une netteté parfaite, comme celle qui, dans une rue, lorsque le soleil est oblique, sépare le côté que ses rayons atteignent directement de celui où tombe l’ombre des maisons.
Une minute plus tard nous étions au seuil même du mystère.
Comment rendre la première impression que je reçus de ce paysage ? Avez-vous quelquefois placé devant vos yeux un verre de couleur foncée ? Même lorsque le soleil luit de tout son éclat, on dirait que l’horizon se rétrécit, que le ciel s’alourdit ou se rapproche de la terre ; les parties claires prennent un aspect livide et le moindre coin d’ombre devient le repaire de la peur. Tout enfant, lorsque je jouais dans le vestibule du château, je m’amusais parfois à regarder le jardin par une porte où étaient enchâssées des vitres de colorations différentes et à m’imaginer que j’étais entré dans un autre monde, ou que le ciel avait pris cette teinte pour toujours ; quand j’arrivais à m’en persuader, c’était une sensation horrible d’accablement et de tristesse ; l’atmosphère me paraissait soudain irrespirable ; je n’osais pas bouger, car il me semblait que l’air en devenant moins clair était aussi devenu moins fluide et que le moindre mouvement serait pénible comme le transport d’un pesant fardeau. Ainsi, le plus longtemps et le mieux que je pouvais, je consolidais l’illusion pour accroître mon angoisse, jusqu’au moment où les nerfs tendus, la gorge serrée, prêt à fondre en larmes, j’ouvrais la porte tout à coup. Alors je remplissais éperdument mes yeux de l’azur limpide et familier, je courais, je respirais à pleins poumons, c’était la fin d’un cauchemar, une libération merveilleuse… A présent je me trouvais à peu près dans le même état d’esprit que lorsque j’avais, aux jours de mon enfance, longtemps regardé le parc à travers la vitre violette, mais cette fois il m’était impossible d’ouvrir la porte.
Tant que nous eûmes encore la neige au-dessous de nous, son reflet clair atténua quelque peu sur nos visages et sur les objets environnants le caractère fantastique que leur donnait cette lumière à la fois éblouissante et sombre. Mais la température continuait à s’élever, et, çà et là, le sol se laissait entrevoir. Quelques minutes s’écoulèrent encore et, bientôt les derniers vestiges de neige s’évanouirent à nos yeux complètement. Le thermomètre marquait + 6° centigrades ; surpris par cette tiédeur brusque, nous ruisselions de sueur ; nous étions en outre accablés par la fatigue, l’émotion, et l’attente anxieuse de ce qui allait arriver.
Bientôt apparurent vaguement des végétations. Autant que nous pûmes en juger tout d’abord, — car nos yeux avaient peine à faire leur besogne dans cette clarté à laquelle ils n’étaient pas accoutumés, — ces plantes devaient appartenir à différentes espèces de fougères et de cactus et ne pas s’élever à plus d’un mètre au-dessus du sol. Celui-ci s’était couvert d’un gazon court et dru, et à perte de vue s’étalait sans nul accident au devant de nous. Le paysage n’avait véritablement plus rien de terrestre. Ce fut bien pire lorsque, soudain, le manteau de brume qui couvrait l’horizon se déchira et que le soleil du Pôle apparut au bout de la plaine, immense et pareil à un bouclier de métal dépoli : le pouvoir du maître de la Terre semblait ici annihilé par celui de la singulière force lumineuse qui avait envahi le ciel ; nul rayon n’émanait de lui, et il était dans la clarté violette comme un ver luisant sous l’éclat d’une lampe à arc.
Alors pour la première fois nous entendîmes auprès de nous le bruit de l’air fouetté par une aile invisible ; puis une petite ombre passa tout près de nous avec un cri strident et se heurta contre la toiture de la cabine ; nos regards essayèrent de la poursuivre, mais en une seconde la chose avait déjà disparu.
— C’est affreux ! sanglota Ceintras.
Il se tourna vers moi. De ses paupières gonflées, les larmes commençaient à rouler, avec des reflets bleus et jaunes, pareilles à des gouttes de pourriture. Sur son visage ravagé par la terreur, la lumière du Pôle brouillait les traits, exagérait les rides, tuméfiait les lèvres. Il donnait l’idée épouvantable d’un cadavre qui eût remué et parlé. Mais, aux larmes près, mon aspect ne devait guère différer du sien.
— Mon Dieu, murmura le pauvre garçon en reculant jusqu’à la galerie, il me semble que nous sommes morts !…
Notre hostilité prenait toutes les formes, des plus basses jusqu’aux plus nobles, depuis la haine furieuse qui crispe les poings et nous fait ressembler à des bêtes jusqu’à l’émulation qui nous pousse parfois à prendre des attitudes de héros. Voyant Ceintras si abattu et si misérable, je sentis mon courage renaître subitement.
— En somme, lui dis-je, si tu étais en ce moment le maître de tes nerfs, tu te rendrais compte que rien ne nous menace. Il n’est que de nous avancer prudemment dans ce monde inconnu et, au besoin, un coup de gouvernail nous aura vite tirés d’affaire.
— Certainement, certainement, balbutia-t-il…
Et, des pieds à la tête, il fut secoué par un brusque frisson. De nouveau à nos oreilles venait de retentir un cri que d’autres suivirent aussitôt. Cette fois nous eûmes le temps de voir une de ces bêtes se profiler en noir sur le fond violet du ciel. Elle nous parut être une sorte de chauve-souris, volant verticalement et munie d’une sorte de bec très allongé et très épais.
— Eh bien, Ceintras, mes pressentiments m’avaient-ils trompé ? Ne nous trouvons-nous pas en face d’une flore et d’une faune nouvelles ? Allons, ne prends pas cet air lamentable !… Il vaut mieux pour toi-même que les choses tournent ainsi : cela ne pourra que profiter à ta gloire ! Nos récits intéresseront bien plus le public que si nous n’avions rien trouvé d’inattendu au terme de notre voyage. Pense aux nuées de journalistes qui s’abattront sur ton logis à ton retour… Mais que cela ne t’empêche pas de surveiller tes manettes.
Mes paroles le rassurèrent quelque peu. Il revint dans la chambre de chauffe et, comme nous nous étions rapprochés du sol, il manifesta l’intention d’ouvrir le robinet d’air chaud ; je l’arrêtai :
— Il faut atterrir ici, lui dis-je.
— Tu es fou, tu n’y penses pas !… s’écria-t-il en me regardant avec des yeux dilatés par l’effroi.
— Il me paraît cependant indispensable, insistai-je, de recueillir quelques échantillons de minéraux, de plantes, et même, si c’est possible, d’animaux… Laisse-moi passer ; je vais préparer ma carabine.
Mais il ne voulut rien entendre. Il parla de faire sauter le ballon plutôt que de se rendre à mon désir insensé ! Puis il se calma, me représenta que nous avions du temps devant nous, qu’il valait mieux remettre cette excursion à plus tard… Comme ceci était en somme assez juste, je cédai et nous poursuivîmes notre route à une altitude de quatre cents pieds environ.
Le paysage n’avait pas changé, à cela près que les végétations paraissaient maintenant plus larges et plus hautes ; ce qui me frappait dans leur aspect, c’était qu’au contraire de la plupart des plantes terrestres elles croissaient plutôt en largeur qu’en hauteur ; on aurait dit qu’un invisible obstacle les empêchait de s’élever au-dessus d’une certaine limite ou que le sol au lieu du ciel attirait leurs branches. Un peu plus tard, à des amoncellements de vapeurs blanchâtres, nous reconnûmes la présence de l’eau ; puis, au-dessous de ces vapeurs, durant quelques minutes, un fleuve se laissa entrevoir, pareil à un glaive d’argent bruni qu’un géant eût oublié au milieu de la plaine.
— Regarde, me dit soudain Ceintras, la température, en bas, doit s’être abaissée de nouveau, car j’aperçois çà et là, sur le sol, des lambeaux de neige…
Je me penchai à la balustrade et tins mes yeux fixés dans la direction que m’indiquait Ceintras.
— Ceintras !
— Quoi donc ?
— Viens voir : on dirait que cette neige remue…
Chaque monceau de blancheurs neigeuses semblait en effet s’agiter et varier dans la forme de ses contours comme aurait pu le faire un troupeau de moutons qui, en paissant, se seraient tantôt rapprochés, tantôt éloignés les uns des autres.
— C’est effrayant ! murmura mon compagnon prêt à défaillir.
— Non, répondis-je, c’est tout au plus singulier. Nous nous trouvons apparemment en présence d’un phénomène d’optique dû à un milieu visuel nouveau pour nous… Ou bien nous sommes les jouets d’une hallucination…
— Oui, oui, répéta-t-il machinalement, une hallucination… Et cependant…
Il se frotta les yeux et se pencha désespérément vers le sol :
— … Une hallucination, ce n’est pas possible ! Cela bouge… Regarde, regarde !… Et nous ne sommes pas fous !
— Alors il nous faut descendre et nous rendre compte.
Nous en étions à ce point où, quoi qu’il puisse advenir, on aime mieux tout risquer plutôt que de rester davantage dans les affres de l’indécision, et Ceintras, sans doute, se serait facilement cette fois rallié à mon désir. Mais, au même moment, l’intensité de la lumière violette diminua et ce fut bientôt une sorte de crépuscule sillonné de radiations et de fluorescences. Nous retombions peu à peu dans la pénombre où nous avions navigué depuis la Terre de François-Joseph. Alors je me rendis compte que la clarté sombre du Pôle nous était déjà devenue nécessaire et que, brusquement privés d’elle, nous allions perdre pour un bon moment l’usage de nos yeux.
L’atmosphère crépitait autour de nous et par instants se pointillait d’étincelles électriques à peu près pareilles à celles que notre magnéto produisait dans les cylindres du moteur pour enflammer les gaz ; au delà, des étoiles apparurent immobiles et lointaines. La neige, au-dessous de nous, paraissait toujours s’agiter vaguement. Les cris des grandes chauves-souris ne résonnaient plus à nos oreilles et, cependant, l’air n’était pas absolument silencieux : avec un peu d’attention nous pouvions percevoir des susurrements et des sifflements très doux qui avaient l’air de nous arriver de la surface même du sol.
— Ceci dépasse notre compréhension, dit Ceintras à qui l’excès d’épouvante donnait pour quelques minutes un semblant d’énergie. Il faut fuir, il faut nous tirer de là au plus vite !
Malgré mon désir d’être ou de paraître le plus fort des deux, je me sentis alors incapable de lui opposer la moindre résistance. Et, en vérité, l’indicible horreur du spectacle excusait cette pusillanimité. Tandis que je considérais le visage de mon compagnon et le reflet sombre du mien dans un hublot de la cabine, j’eus de nouveau l’idée que nous étions morts, qu’il ne restait de nous que deux cadavres poussés par une force irrésistible non pas vers le néant et le repos, mais vers un enfer peuplé de larves, de spectres, de choses sans nom que je croyais déjà sentir grouiller au-dessous de nous ; car, par moments, de lentes ondulations verdâtres parcouraient les derniers vestiges de la lumière violette et alors le sol et les vagues blancheurs qui s’y mouvaient prenaient sous ces colorations l’aspect d’un immense charnier sur lequel se fût épandu un douteux clair de lune.
— Partons donc, m’écriai-je d’une voix mal assurée. Nous verrons plus tard ce que nous aurons de mieux à faire.
— Oui ! oui ! partir… il faut partir, dit Ceintras haletant ! Tu le vois bien, c’est ici le pays de la folie et de la mort !
Bousculant tout ce qui se trouvait sur son passage, il se démenait fébrilement en face de moi, contre le ciel troué de pâles étoiles.
— Partir… il faut partir, répétait-il…
Et il donna toute la vitesse et, pour nous éloigner au plus tôt de la terre, il ouvrit en même temps un obus d’hydrogène et le robinet des gaz chauds… Alors ce fut une autre terrifiante énigme : le moteur ronfla éperdument, le petit manomètre qui mesurait la pression à l’intérieur de l’enveloppe indiqua que cette pression ne pouvait plus croître sans danger ; mais tout cela fut inutile ; nous n’avancions ni ne montions : on aurait dit que d’invisibles et impalpables chaînes entravaient notre marche et nous halaient peu à peu vers la terre.
Comme pour mettre le comble à toutes ces émotions apparut la chose la plus prodigieuse que nous eussions pu concevoir en ces lieux. C’était, érigé sur un monticule et se dessinant contre le ciel une sorte de disque de métal grisâtre fixé au sommet d’une très haute tige et pareil, en beaucoup plus grand, à ceux qui marquent les points d’arrivée sur les hippodromes. Il n’y avait pas à en douter, cet appareil était l’œuvre d’une industrie intelligente et cette conclusion s’offrit immédiatement à mon esprit dans toute son implacable netteté… Mais le temps me manqua pour l’approfondir ; un inexplicable sommeil m’envahissait si subit, si violent, que je ne pus pas même tenter de recueillir mon énergie volontaire pour la lui opposer ; j’entendis, comme de très loin, Ceintras accablé également par ce sommeil me demander d’une voix faible :
— Que faire ?
Mais je n’eus pas la force de répondre. Et nos esprits sombrèrent dans une profonde nuit.
Ce fut seulement plus tard que je pus me rendre compte de la durée de cette léthargie. Quand je m’en éveillai pour la première fois, il me parut également possible qu’elle se fût poursuivie pendant des mois ou pendant une heure. Les événements qui l’avaient précédée étaient si vagues et si extraordinaires que je ne trouvai d’abord en eux nul point où rattacher mes sensations et mes pensées présentes.
La seule impression précise que j’eus fut que ce sommeil aurait encore pu se prolonger longtemps, que c’était accidentellement et non par suite de ma satiété qu’il avait pris fin. Je pensai à de lointaines aubes de mon enfance où un domestique ayant besoin d’entrer dans ma chambre allait et venait un instant en atténuant soigneusement le bruit de ses pas ; quand le silence redevenait absolu, je m’apercevais soudain que mes yeux étaient ouverts… Il avait dû se passer quelque chose d’analogue. Je me rappelle m’être levé en sursaut, avoir regardé avec effarement tout autour de moi : Ceintras ronflait, calé dans un coin de la chambre de chauffe, le buste droit, les jambes étendues, les mains jointes, la bouche ouverte et le front creusé d’une ride : un sommeil pénible et qu’on devinait peuplé de cauchemars. Par les hublots entraient des flots de lumière violette : il faisait « jour ».
Puis ce fut une terrible angoisse : où étions-nous ? Qu’était devenu le ballon livré à lui-même pendant le temps peut-être long qu’avait duré l’inconscience de ses pilotes ? J’ouvris la porte… Le ballon reposait sur le sol, sur ce sol du Pôle où, la veille, nous n’avions pas osé atterrir. Dominant mon appréhension je descendis, fis le tour de la machine et un examen sommaire m’assura que nul organe n’avait souffert, le moteur s’était arrêté uniquement faute d’essence ; l’enveloppe semblait un peu flasque, mais cela n’était rien et, sitôt que le moteur serait remis en marche, il suffirait d’ouvrir le robinet d’air chaud pour reprendre notre vol.
Je me disposais à aller réveiller Ceintras et à l’avertir lorsqu’un fait me frappa auquel je n’avais tout d’abord pas pris garde : le ballon reposait sur ses amortisseurs d’une manière aussi stable que s’il avait été attaché par de nombreuses et solides amarres ; je remarquai alors que nous avions atterri sur une longue pierre rectangulaire et brune et que les amortisseurs y adhéraient irrésistiblement ; on aurait dit qu’ils y étaient soudés ; pourtant, étant donnée la quantité d’hydrogène qui, visiblement, existait encore dans l’enveloppe, la force ascensionnelle ne pouvait être de beaucoup inférieure à la force d’inertie représentée par le poids brut de l’appareil ; par conséquent un très léger effort aurait dû suffire pour déplacer ou soulever le ballon ; mais ce fut en vain que je voulus le faire, de la main d’abord, puis en utilisant comme levier le canon de ma carabine que j’avais emportée par prudence.
Au bout de quelques minutes, il me parut évident que cette adhérence du ballon à la pierre et l’obstacle mystérieux qui la veille avait entravé notre marche étaient en relation immédiate. Et j’eus dès lors le sentiment très net d’une intelligence cachée qui nous avait longuement épiés, pris au piège et qui dès cet instant nous dominait.
Nous n’étions pas seuls . Preuve tangible, irréfutable, le haut disque de métal brillait d’un éclat terne à quelques mètres de moi. J’entendis soudain, dans les épais fourrés de cactus et de fougères, un bruit qui me fit monter le cœur à la gorge… J’épaulai mon arme et m’avançai en tremblant : de nouveau les feuilles s’agitèrent à dix mètres environ sur ma gauche. Le coup partit presque malgré moi !… Plus rien… Puis je m’aperçus que ma peur avait créé des fantômes et que dans les brusques frémissements des fourrés le vent seul avait été pour quelque chose ; il venait de se lever et arrivait de la banquise en bouffées glaciales qui, dans la tiédeur du Pôle, me piquaient par instant au visage et aux mains comme l’eussent fait de menus et lancinants coups de couteaux.
Ceintras, au bruit de la détonation, apparut sur la galerie. Je courus à lui et le mis au courant de tout ce que j’avais constaté depuis mon réveil. Il se contenta de hocher la tête et ne répondit pas ; il semblait parfaitement ahuri. Alors je lui demandai en affectant l’air le plus détaché et le plus tranquille du monde :
— As-tu bien dormi ?
Il me parut chercher péniblement des mots :
— Mal, très mal… C’est une chose étrange… je me souviens d’avoir subi jadis une opération pour laquelle on fut obligé d’employer le chloroforme…
— Eh bien ?
— Eh bien, j’ai eu cette nuit l’impression d’un sommeil analogue à celui où l’on tombe sous l’influence du chloroforme, d’un sommeil qui accable odieusement et durant lequel, si profond soit-il, on garde toujours une lueur de conscience pour se rendre compte qu’on est un esclave…
— On est comme entravé, ligoté par mille chaînes, on fait des efforts désespérés pour les rompre et l’on sait pourtant qu’il n’y a qu’à attendre le bon vouloir d’un maître…
— C’est cela ; et puis, pour comble, des cauchemars affreux se sont abattus sur moi…
— Quels cauchemars ?
— Comment te dire ? il me semblait que je tombais lentement dans quelque abîme sous-marin, au milieu de pieuvres gigantesques, et je sentais par instant contre ma peau le frôlement de leurs tentacules…
Il se recueillit une minute, puis :
— J’ai peut-être tort, dit-il, de parler de cauchemar : cela ressemblait moins à une chose rêvée qu’à une sensation réelle perçue dans une demi-conscience.
Je ne pus me garder d’un frisson ; les paroles de Ceintras avaient illuminé tout à coup en moi un souvenir obscur et, à présent, j’étais à peu près sûr de m’être débattu quelques instants auparavant dans un cauchemar qui ressemblait au sien… Seulement les pieuvres y avaient été remplacées par des chauves-souris ou des vampires. La coïncidence était tout au moins étrange et si de part et d’autre les rêves n’avaient reposé sur rien de réel, il fallait conclure à un cas de télépathie. Mais une conclusion plus logique et plus effrayante s’imposait, à savoir que des êtres vivants, hôtes de ces régions, des êtres d’une intelligence et d’une puissance qui dès cet instant m’apparaissaient prodigieuses, nous avaient attirés jusqu’à eux en utilisant par des procédés qui m’échappaient une énorme force magnétique ; puis, désireux de nous observer, ils s’étaient approchés de nous durant notre sommeil : un sommeil qu’ils avaient peut-être provoqué artificiellement.
Allais-je faire part à Ceintras du point où venaient d’aboutir mes inductions ?… J’eus pitié de lui. Il s’était laissé tomber sur un rocher et ses yeux vacillants et vagues se fixaient en deçà ou au delà des objets qu’ils regardaient ; son attitude trahissait un accablement infini ; j’avais l’impression très nette d’assister à une effrayante agonie morale, et je tentai de faire appel à son initiative dans l’espoir de le remonter, de le remettre en possession de lui-même :
— Que comptes-tu faire ? lui demandai-je.
— Je ne sais pas, je vais voir…
Il fit quelques pas, s’avança vers le ballon et sauta sur la pierre brune où les amortisseurs adhéraient. Je le vis alors s’agiter, se balancer comme pour prendre son élan et retomber gauchement sur ses mains sans que ses pieds eussent bougé d’un centimètre. Je m’élançai à son secours.
— N’approche pas, pour Dieu ! n’approche pas, s’écria-t-il en hurlant comme une bête prise au piège.
Mais j’étais déjà sur la pierre où je continuais comme je l’avais fait auparavant à pouvoir aller et venir sans encombre. Ceintras, lui, était aussi incapable d’y faire un pas que si ses pieds y eussent été du premier coup inexorablement rivés.
— Est-ce que tu souffres ? fis-je en essayant vainement de le dégager.
— Non, évidemment non, mais ils vont venir, à présent, et s’emparer de moi… Sauve-toi, au plus vite ; seulement, de grâce, tue-moi avant de partir, ne me laisse pas tomber vivant entre leurs mains… un coup de carabine… là… entre les deux yeux… fais vite !…
— Tu parles comme un fou, répondis-je en haussant les épaules. Et puis, tiens ! essaye de te déchausser, je crois que cela m’évitera de te donner la mort.
Il obéit sans comprendre encore et son trouble seul l’empêcha de tirer facilement ses pieds hors de ses souliers délacés.
— Emporte-moi, s’écria-t-il ensuite, ne me laisse pas toucher le sol puisque leur damné sortilège ne semble pas avoir prise sur toi…
J’éclatai de rire :
— Tu peux être tranquille : le sortilège n’avait prise que sur tes souliers, probablement parce que leurs semelles étaient ferrées…
On connaît à présent suffisamment Ceintras pour ne pas trouver extraordinaire que l’heureuse issue de cette aventure l’ait fait passer d’un excès de découragement à une joie exagérée et en tous cas intempestive… Quant à sa confiance dans l’avenir, qu’il manifesta aussitôt à grand renfort de gestes et d’éclats de voix, elle eût réconforté le plus abattu des mortels, si ce mortel n’avait vécu depuis près d’un an dans l’intimité du pauvre diable…
— Un aimant !… Ils voulaient nous attraper à l’aide d’un aimant ! Ils s’imaginaient que nous en ignorions les propriétés… Au fait, ils doivent être encore plus effrayés que nous : pourquoi se cacheraient-ils s’il en était autrement ? Est-ce que je me cache, moi ? Est-ce que je me cache ? Ah ! Ah ! Ah ! Qu’ils se montrent donc un peu ! Je les attends… Je me promets de leur faire passer pour longtemps l’envie de nous jouer de vilains tours.
Je crus bon de réfréner légèrement cet enthousiasme :
— Mais, dis donc, le ballon ?… comment comptes-tu le tirer de là ?
Ceintras n’était pas embarrassé pour si peu.
— Le ballon… Ah ! oui !… Eh bien, nous déboulonnerons les amortisseurs, et pffft !… Le ballon délesté fera un petit bond d’un millier de mètres dans l’atmosphère… Qu’ils viennent nous y chercher… Ils pourront garder les amortisseurs en souvenir de nous, ainsi que ma paire de souliers !… Nous en serons quittes pour ne plus atterrir jusqu’à notre retour ou pour n’atterrir qu’avec une extrême prudence… Tiens ! parlons d’autre chose : j’ai faim. Cuisinier, à tes fourneaux !
Le repas fut abondant, bien arrosé et fort gai. Lorsqu’une cause de tristesse ou de peur persiste un peu plus de vingt-quatre heures, il est inévitable qu’une détente se produise dans l’esprit de ceux qui subissent cette tristesse ou cette peur. Nous apportâmes à manger, à boire et à deviser un entrain qui n’avait rien de factice, qui n’était nullement dû au désir plus ou moins conscient de nous étourdir, mais qui venait du fond le plus sincère de nous-mêmes… Nous nous étions à moitié accoutumés à l’étrange paysage, nous ne pensions plus à nous inquiéter des mystères qui nous entouraient et, dans la clarté violette du Pôle, confortablement installés sur les fougères, auprès du fleuve couleur d’argent bruni, nous débouchions du champagne avec autant de plaisir que nous eussions pu le faire au bord de la Seine ou de l’Oise, sous un ciel limpide et léger d’Ile-de-France.
Réconfortés moralement et physiquement, nous résolûmes d’un commun accord d’aller à la découverte.
Nous longeâmes le fleuve sur une distance d’un demi-mille environ. Le silence était si grand que le bruit de nos pas et le clapotement de l’eau semblaient suffire à remplir le ciel.
Quel était ce fleuve ? d’où venait-il ? où allait-il ?… Autant de questions que nous nous posions vaguement et que nous étions, du reste, parfaitement incapables de résoudre. Quand nous regardions derrière nous, il paraissait, là-bas, très loin, après des lieues et des lieues de plaine, sortir de la brume et probablement de la banquise ; en face, à cent mètres en aval, il s’évanouissait derrière une arête de rochers bleuâtres, abrupts et déchiquetés, le seul accident qui rompît la monotonie de l’immensité plate…
Comme si ces rochers avaient abrité les plantes de quelque chose qui, partout ailleurs, les eût empêchées de s’élever librement, les végétations, à leur base, devenaient peu à peu arborescentes. A notre approche, des oiselets, qui perchaient dans cette sorte de bocage, prirent leur vol avec des pépiements aigus dans la direction des rochers, puis firent un brusque détour et passèrent en tourbillon au-dessus de nos têtes. Ils avaient de longs becs, des ailes azurées et ne différaient guère de nos martins-pêcheurs.
Nous atteignîmes le sommet de la colline par une rampe de rocs éboulés qui surplombaient les eaux mêmes du fleuve et, de là, nous pûmes contempler le panorama polaire. De circulaires murailles de brumes le limitaient sur tous les points et formaient les parois diaphanes d’un immense vase dans lequel la clarté violette eût bouillonné comme une liqueur. Elle se diluait au fluide atmosphérique dans des proportions qui devaient, pour d’obscures raisons, varier selon les lieux et les heures, car, lorsque le vent soufflait avec quelque violence, on voyait véritablement bouger l’air. La colline, abrupte du côté par lequel nous étions arrivés, rejoignait la plaine, devant nous en pente douce, et longtemps, le fleuve coulait entre de hautes falaises argileuses et bleues. A notre droite, dans une échancrure de la muraille brumeuse, l’œil terne du soleil avait l’air de s’ouvrir avec indifférence, sur ce pays qui n’était pas son domaine. Çà et là, jalonnant l’immensité de la plaine et du plateau, étaient dressés des disques pareils à celui que j’avais vu le soir même de notre arrivée au Pôle.
Tournant le dos au fleuve, nous poursuivîmes notre excursion en restant à mi-pente de la colline. De bizarres fleurs aux calices charnus et contournés poussaient dans les anfractuosités du sol. Puis, sous l’auvent d’un éboulis branlant, nous découvrîmes une étroite caverne, ouverte comme une plaie dans la chair rocheuse du coteau ; de petits cris brefs et perçants s’en échappèrent à notre passage ; je m’arrêtai, indécis, interrogeant Ceintras du regard ; mais celui-ci, que son entrain et son énergie n’avaient pas abandonné encore, s’avança résolument et me dit :
— Il faut entrer.
Je le suivis, et je constatai avec stupéfaction que dans ce couloir aux parois tortueuses il faisait aussi clair qu’au dehors : la lumière violette, en s’y répandant, pénétrait dans les moindres recoins, chassant l’ombre de partout. Les cris, dans le fond, redoublèrent au bruit de nos pas ; puis ce furent d’éperdus battements d’ailes et des bêtes passèrent au-dessus de nos têtes en les frôlant ; je dis « des bêtes » parce que je fus, dans le premier moment, incapable de leur donner un nom plus précis.
Brusquement, d’un coup de crosse, Ceintras en abattit une qui restait encore accrochée à la voûte de la caverne. Elle pouvait avoir vingt centimètres de longueur, sa tête ressemblait à celle d’un serpent, mais la gueule était plus épaisse et plus large ; les ailes étaient constituées par des membranes de couleur verdâtre, et me parurent, pour le reste, analogues à celles de nos chauves-souris.
— C’est un chéiroptère d’espèce inconnue, m’écriai-je.
— Non, répondit simplement Ceintras en palpant l’animal.
— Pourtant, l’aspect général… et ces ailes…
— Ces ailes ne sont nullement des ailes de chauves-souris. Regarde : elles ne sont pas soutenues par les quatre doigts, mais seulement par le doigt extérieur, qui est démesurément allongé ; les autres ne servent à la bête que pour se suspendre… Puis les membres antérieurs sont plus grands, la tête est plus développée, la mâchoire cornée et garnie d’une multitude de dents aiguës… et puis… et puis, ça n’a pas de poil… ni poils ni plumes… Alors…
— Quoi ?
Sans répondre il fouilla dans ses poches, y prit un couteau, ouvrit fébrilement le corps de l’animal, en sortit le cœur et le coupa.
— C’est bien cela : deux oreillettes et un seul ventricule : un reptile !
— Un reptile qui vole ?
— Certainement, fit-il un peu pâle… Il y en a déjà eu…
— Quand cela ?
— Il y a des milliers et des milliers d’années. Celui-ci appartient à une espèce qu’on croyait disparue, et, si mes souvenirs ne me trompent pas, c’est tout bonnement un ptérodactyle que j’ai entre les mains…
Ce nom scientifique me rappela des souvenirs de collège ; je revis les animaux monstrueux des vieux âges dont les figures, sur les manuels de paléontologie, avaient frappé si fort mon imagination. Et je m’écriai :
— C’est enthousiasmant, c’est magnifique ! Il faut en attraper de vivants et les emporter avec nous.
Ceintras s’était assis sur une pierre. Tenant toujours la bestiole éventrée et sanglante à la main, il regardait droit devant lui, dans le vague. Le bruit de mes paroles le fit sursauter.
— Les emporter… Où donc les emporter ? demanda-t-il.
— Mais… dans le ballon. Qu’est-ce que cette idée a d’extraordinaire ?
Il secoua la tête, fit un geste vague et, d’une voix étrange :
— On ne peut pas empêcher ce qui a été d’être encore, murmura-t-il comme en s’adressant à lui-même… Ce qui a été se cache, mais existe encore quelque part… Et quelquefois on le rencontre, on le trouve… Mais alors c’est que soi-même on a été, et on ne peut plus revenir vers ce qui est ; car ce qui est ne communique pas avec ce qui a été… ou bien c’est si loin, si loin qu’il faudrait des siècles, des siècles, plus que des siècles pour en revenir…
— Qu’est-ce que tu racontes ? interrompis-je avec anxiété.
Il tressaillit ; puis ses yeux perdirent leur fixité nébuleuse ; il se redressa, se ressaisit et me dit en affectant de rire :
— Ce que je racontais ? Des choses qui chantaient dans ma tête, des bêtises !… mais ne nous éternisons pas là-dessous.
Je pensai qu’il avait voulu se rendre intéressant, ou se moquer de moi, et je ne jugeai pas utile d’insister. Après avoir vainement cherché d’autres ptérodactyles, — ils n’avaient pas cru devoir rester dans la caverne à notre disposition, — nous regagnâmes la sortie.
Soudain Ceintras, qui marchait un peu devant moi, s’arrêta, regarda de tous les côtés et s’écria dans un grand geste de folie et de désespoir :
— Mon ombre ! Où est mon ombre ?
La question me parut si saugrenue que je restai un instant ahuri et incapable de rien répondre. Puis, jetant les yeux sur le sol, je m’aperçus que ni l’ombre de Ceintras ni la mienne ne se projetaient nulle part ; les objets étaient aussi éclairés en haut qu’en bas, à droite qu’à gauche… Et, jusque-là, nous ne nous étions pas rendu compte que c’était cette absence absolue d’ombres qui, plus encore que la coloration de la lumière diffuse dans l’atmosphère, donnait au paysage son caractère de rêve, d’impossibilité, tout au moins d’étrangeté hallucinante.
— Mon ombre ! Où est mon ombre ? hurlait toujours Ceintras en se tournant dans tous les sens.
Je crus qu’il continuait à plaisanter et, pour mettre fin à cette comédie énervante :
— En voilà assez ! lui dis-je. Une fois admis que cette lumière ne vient d’aucune source précise et qu’elle est une propriété de l’air en cet endroit de la terre, il est tout naturel qu’elle soit partout, comme l’air, et qu’il n’y ait d’ombre nulle part.
Il baissa la tête comme un enfant pris en faute et, après s’être recueilli un instant, répondit sur un ton d’humilité presque honteuse :
— Ne fais pas attention… j’étais comme accablé, dans celle caverne ; j’ai mal à la tête, et c’est très pénible de penser… presque aussi pénible que de se mouvoir.
— Le fait est, avouai-je, qu’il me semble avoir moi aussi des membres de plomb.
Après que nous eûmes fait quelques pas, cette impression de lourdeur s’atténua un peu. Nous rejoignîmes le cours du fleuve et descendîmes sur la berge, au pied même de la colline. Alors Ceintras s’agenouilla, et penché sur l’eau comme une bête but à longues gorgées.
— C’est tout de même de l’eau, dit-il en se relevant ; seulement il ne fait pas bon s’y mirer, nous avons d’effrayants visages.
Et comme je m’informais de sa santé :
— Ça va beaucoup mieux, répondit-il. Mais il y a loin d’ici au ballon, je suis un peu fatigué encore… Arrêtons-nous une minute, veux-tu ?
Nous nous assîmes côte à côte, les pieds pendant au-dessus de l’eau. Et, durant quelque temps, chacun de nous s’absorba en lui-même.
— Vois-tu, dis-je ensuite à Ceintras qui, le menton dans les mains, paraissait réfléchir, ce paysage me rappelle ceux que je dessinais, quand j’étais gamin, pour me distraire : dans mes peintures tout était plat et au même plan, parce que je ne savais pas les ombrer.
— Oui, répondit-il, ce n’est que par l’ombre que nous pouvons percevoir le relief… Je me souviens à présent que, tout à l’heure, nous n’avons découvert la colline que quand nous nous sommes trouvés à sa base… Nous ne distinguons dans ce paysage que les différences de couleurs et cela nous trouble… et il nous est bien difficile de nous rendre compte… Aussi, a-t-on idée de ça ? une damnée lumière qui arrive de partout !…
Encore quelques minutes de silence. Ceintras reprit :
— Il y a une impression dont je ne puis me défendre : malgré moi, en considérant ce qui nous entoure, je pense à quelque chose d’artificiel, de truqué ; cette lumière me rappelle celle que les machinistes de nos théâtres font ruisseler à flots sur certains décors de féeries… Ici aussi il doit y avoir des machinistes, disposant d’énormes forces magnétiques ou électriques, maîtres d’un fluide qui peut rendre l’air lumineux et l’échauffer jusqu’à une température clémente… Voilà ! seulement ils manquent totalement de sens artistique… Eux non plus ne savent pas ombrer !… Et c’est désagréable, même fatigant, très fatigant…
— Est-ce que tu souffres ? lui demandai-je, inquiet de son air de lassitude.
— Non, fit-il ; seulement, je te l’ai déjà dit, cette lumière me gêne pour penser ; il me semble qu’elle pénètre en moi, qu’elle désagrège et éparpille toutes mes idées ; je suis obligé de faire effort pour les tenir réunies. Et pourtant je voudrais pouvoir penser, j’ai besoin de penser pour essayer de découvrir ce qu’ ils sont.
Il s’animait, et bientôt sa volubilité devint telle qu’il me fut impossible de placer un mot.
— Oui, qu’est-ce qu’ils sont ? Où peuvent-ils bien se cacher ? Pas une maison, pas un édifice… Et pourtant ils existent indubitablement : ces disques de métal, l’entravement mystérieux de notre ballon… Dis donc, peut-être qu’ils sont invisibles ?…
Je haussai les épaules. Il se leva, fit quelques pas le long du fleuve, et, soudain, poussa un cri :
— Viens voir : une porte !…
J’accourus. Ceintras me désigna du doigt une plaque de métal enchâssée dans un enfoncement de la falaise rocheuse. Stupéfait, je frappai machinalement trois coups contre la plaque ; l’écho du son sembla retentir à l’infini dans les profondeurs de la terre.
— C’est creux, fis-je en baissant instinctivement la voix.
— Une porte !… C’est une porte ! s’écria Ceintras, et c’est sous la terre qu’ils ont leur domicile. Voilà pourquoi nous ne les apercevions nulle part !
— Si on rentrait ? proposai-je.
— Diable ! fit-il avec un léger mouvement de recul, cela me semble un peu téméraire.
— Je n’en disconviens pas, répondis-je, Cependant, ces hommes du Pôle sont intelligents, civilisés… Il n’y a que des créatures raisonnables pour façonner les métaux, asservir les forces de la nature… Et des créatures raisonnables, comme ils sont et comme nous sommes, doivent toujours finir par s’entendre…
— Mais…
— Laisse-moi parler. Il n’y a pas d’hésitation possible. Notre ballon est cloué au sol par leur volonté. Il faudra tôt ou tard, — et le plus tôt sera le mieux — les aborder, même s’ils se dérobent… Lier commerce avec eux, parvenir à nous en faire comprendre, obtenir notre délivrance, c’est la meilleure ligne de conduite à suivre ; c’est même, si tu veux savoir toute ma pensée, là-dessus que je fonde mon unique espoir de sortir d’ici.
— Soit, je te suivrai, dit Ceintras après quelques secondes de réflexion ; mais il faut d’abord ouvrir la porte.
— Cela ne sera pas difficile : je ne vois ni loquet, ni serrure ; les voleurs ne doivent pas être à craindre, dans ce pays-ci !
Or, malgré tous nos efforts, la porte ne s’ouvrit pas. Elle adhérait irrésistiblement à son châssis métallique. Cette fois, instruits par de précédentes expériences, nous comprîmes vite ce qu’il en était : le peuple du Pôle usait de courants magnétiques en guise de serrures et de clefs !
— Qu’est-ce que tu veux, dit Ceintras qui avait essayé d’ouvrir la porte avec ardeur dès l’instant où il avait compris que c’était impossible, qu’est-ce que tu veux ! nous sommes bien forcés de remettre à plus tard l’exécution de tes projets…
Il ne paraissait pas en être autrement affecté. Il s’assit, se remit debout, fit encore quelques pas en sifflotant, puis finalement s’étendit de tout son long, à plat ventre, devant la porte. Moi, cependant, assis à quelques pas de lui, j’échafaudais divers plans ingénieux, audacieux, mais un peu vagues : il fallait nous emparer d’un de ces hommes qui mettaient une insistance désagréable à nous avoir pour hôtes et le garder comme otage pour obliger les autres à se rendre à nos désirs. Comment parviendrions-nous à mettre la main sur lui, c’était une question que je jugeais superflu d’approfondir pour l’heure… Une nouvelle exclamation de Ceintras vint me tirer de ces rêveries :
— Ces empreintes… regarde ces empreintes dans l’argile !
— Il y en a partout, dis-je en me baissant. Mais comment se fait-il que nous ne nous en soyons pas aperçus plus tôt ?
— C’est sans doute à cause de cette lumière, de cette maudite lumière, grommela Ceintras.
L’argile moite et souple avait nettement gardé la trace des pas d’un animal. Çà et là on voyait aussi des sillons comme en eussent pu laisser derrière elles des queues traînantes. Plus loin, dans une éclaboussure boueuse, s’était moulé partiellement le corps d’une de ces bêtes qui avait dû tomber là ou s’étendre de toute sa longueur.
— Qu’est-ce que cela peut bien être ? demandai-je à Ceintras.
— Un pas ici, un autre là, dit-il en observant attentivement le sol… cela m’a tout l’air d’une trace de bipède, du plutôt d’un animal qui utilise uniquement pour marcher ses membres postérieurs et sa queue : quelque chose comme un kanguroo… Cependant cette empreinte en forme de feuilles de lierre… Je crois me rappeler… Attends… Mais oui ! C’est tout à fait semblable, en plus petit, aux empreintes fossiles que nous possédons de l’iguanodon…
— L’iguanodon ?
— Oui, encore un monstre des vieux âges ! Nous avons fait, en venant ici, un saut formidable dans le passé… Des lambeaux de la période crétacée sont, en ce pays, restés vivants ; d’antiques espèces s’y sont perpétuées depuis des milliers de siècles !
— Mais, dis-je, puisque la vie paraît, en cette partie isolée de la terre, avoir suivi son cours d’une façon autre que partout ailleurs, l’homme lui-même ne se serait-il pas conformé à la loi générale ? Qui sait si nous ne sommes pas séparés de ces hommes du Pôle par un abîme infiniment profond ?
— Oui, peut-être… peut-être qu’ils ont, en effet, évolué dans un autre sens et qu’il y a quelques différences entre eux et nous. Ils vivent sous la terre : ils doivent être petits, plus petits que toi et moi, et difformes et laids… Je les imagine assez bien sous les traits des gnomes des légendes, comme des nains industrieux et subtils qui forgeraient merveilleusement les métaux et construiraient des machines inouïes au fond de leurs souterrains. Qui peut prévoir les prodiges que le sol recèle au-dessous de nous ?
— Mais alors, ces traces d’animaux devant une des portes de leur demeure ?
— Un troupeau qui, le pâturage terminé, sera rentré dans les cavernes avec eux.
— Un troupeau d’iguanodons, et d’iguanodons domestiques ? Voilà qui vaudrait le voyage… si nous étions bien sûrs de jamais revenir pour le raconter. Seulement, j’ai beau chercher, je ne vois nulle empreinte de pied humain parmi les autres…
— Cette ouverture n’est sans doute que celle des bergeries et, comme ces animaux sont domestiques, ils doivent rentrer seuls au bercail, par accoutumance…
— Ou sur un appel qu’on leur crie…
— Il se peut. Mais, après tout, je n’en sais rien et, ces inductions, tu peux les faire aussi bien que moi-même. Quant aux habitants du Pôle, ce sont peut-être tout simplement des gens qui ne diffèrent pas plus de nous qu’un Peau-Rouge ou un Esquimau.
— Comment expliques-tu, alors, qu’ils ne se montrent pas ? S’ils préparaient contre nous, sous terre, quelque terrible machination ?…
— C’est peu probable. Ils doivent plutôt être effrayés par ces visiteurs qui tombent du ciel.
— Et le ciel est si peu clément au-dessus de leurs têtes qu’ils ne doivent pas en attendre grand’chose de bon. Si l’homme a pris l’habitude d’y loger ses meilleurs espérances c’est que de là lui viennent la lumière, la chaleur… Mais ici !…
— Certainement. Et nous sommes sans doute, comme je te l’ai déjà dit, beaucoup plus grands qu’eux… Qui sait ? Ils vont peut-être nous adorer comme des Dieux puissants et redoutables…
Dans des phrases comme celle-ci, je retrouvai bien mon Ceintras… Mais, lorsque l’heure nous parut arrivée de regagner le ballon et que nous nous fûmes remis en marche, d’incompréhensibles bizarreries se glissèrent peu à peu dans ses moindres paroles, surtout aux moments où, après avoir parlé de nouveau « de saut formidable dans le passé, de milliers et de milliers de siècles », il recommençait à se lancer dans des théories nébuleuses et interminables sur le passé et sur le présent, sur ce qui avait été et ce qui était… A la fin, je ne comprenais véritablement plus rien à ses discours. Je mis cela sur le compte de ma fatigue.
Nous atteignîmes enfin le ballon. Une épouvantable surprise nous y attendait : les organes essentiels du moteur avaient été déboulonnés avec une dextérité merveilleuse et emportés…
Ceintras me regarda, regarda la place vide, chancela et resta une minute sans parler ; puis, très calme, il s’écria en haussant les épaules :
— Cela n’a aucune importance !
— Mais, malheureux, comment comptes-tu repartir, à présent ?
— Nous reviendrons à pied. Ou bien, si tu as peur de te fatiguer en marchant, je fabriquerai un traîneau… Et j’y attellerai des iguanodons… Hein ? Qu’est-ce que tu en penses ? Ce sera splendide, ce retour !
Il se dandinait, les mains dans les poches et regardait devant lui en souriant béatement. Je crus inutile de lui répondre : cette fois, j’avais compris…
Étendu sur la couchette, au fond de la cabine, Ceintras chantonna longtemps, sans prendre davantage garde à ma présence que si je n’avais pas existé ; puis des silences de plus en plus longs ponctuèrent sa monotone mélopée, sa voix devint plus faible et plus lente, ses paupières papillotèrent et, bientôt, à la régularité bruyante de sa respiration, je me rendis compte qu’il dormait.
Alors l’horreur de ma situation m’apparut avec une impitoyable netteté. Séparé de la patrie humaine par d’infranchissables obstacles, exilé, à peu près sans espoir de retour, dans un pays de cauchemar, condamné à la perpétuelle inquiétude d’un peuple mystérieux, plein de ressources et probablement hostile, exposé à ses incompréhensibles embûches, j’étais en outre privé, à présent que mon compagnon venait de sombrer dans la démence, du seul être sur lequel j’aurais pu m’appuyer…
Et la nuit polaire allait revenir ! Bientôt la clarté violette s’évanouirait, et ce serait la lutte inutile contre l’irrésistible sommeil. Étais-je destiné à m’en réveiller, cette fois ? S’il était vrai que les habitants du Pôle nous redoutaient, ne profiteraient-ils pas de notre impuissance pour nous immoler, ou, — hypothèse plus horrible encore, — pour nous enchaîner et nous transporter au fond de leurs demeures souterraines. Et quels supplices nous y attendraient ? Telles étaient à présent mes pensées. Je me laissai aller à un découragement morne et bientôt je sentis de grosses larmes ruisseler le long de mes joues.
Mes nerfs, détraqués par tant d’émotions successives, étaient à bout de ressort. Je défaillais de fatigue, peut-être aussi de faim, et je compris soudain que j’allais m’évanouir. Alors, utilisant tout ce qui me restait d’énergie, je me levai en chancelant et me versai un grand verre de cognac que je bus d’un trait. Immédiatement, mon sang courut avec plus de chaleur et de vivacité dans mes veines : « C’est le seul moyen de reprendre un peu de courage, pensai-je… » Et, coup sur coup, je bus deux autres lampées.
Ensuite, il me parut que mon sort n’était pas si atroce que je me l’étais imaginé tout d’abord. Sous l’effet stimulant de l’alcool, de nouvelles pensées, plus optimistes, se firent jour dans la confusion de mon esprit, et la crise de désespoir que je venais de traverser ne me sembla plus que la conséquence d’un trouble cérébral ou d’une faiblesse physique… La disparition du moteur ? Mais, à moins que la cruauté des hommes ne fût proportionnelle à leur puissance, il était probable que le peuple du Pôle consentirait à nous le restituer tôt ou tard. Sans doute, étant données mes faibles connaissances mécaniques, il me serait difficile de remettre le ballon en état de marche et de le diriger convenablement ; mais la folie de Ceintras était-elle définitive ? Je me rappelai que de tout temps je l’avais jugé moi-même quelque peu déséquilibré, et, certes, dans les récents événements, il y avait bien de quoi désorienter et troubler momentanément l’esprit le plus sain… Enfin, à supposer qu’il me fût désormais impossible de quitter ce pays, — dussé-je même y trouver la mort avant l’heure, — valait-il la peine, après tout, de m’en attrister outre mesure ? Existait-il pour moi aucune raison sérieuse de tenir à retourner un jour dans ma patrie, à vivre de nouveau au milieu d’une civilisation familière ? Y avais-je jamais su trouver autre chose que de l’ennui, de l’écœurement et du dégoût ? Mieux valait, en somme, jouir sans arrière-pensée du plaisir de voir mon unique souhait exaucé, et affronter l’aventure en homme qui n’a rien à y perdre.
Cependant, çà et là, des irisations vertes commençaient à ondoyer sur le manteau violet du jour polaire. Bientôt elles le sillonnèrent horizontalement, de plus en plus étendues, de plus en plus nombreuses, et ce crépuscule de proche en proche se transformait en nuit avec une incroyable rapidité. Déjà je sentais, comme la veille, une sorte de vertige s’emparer de moi, un voile couvrir mon esprit, mes paupières vaciller. « Non ! pas cela, pas cela ! » m’écriai-je comme si j’avais eu affaire à des ennemis conscients… Et, comprenant que j’allais encore devenir l’esclave de la peur, je me remis à boire, en attendant la nuit…
Elle vint et, accroupi dans le coin le plus reculé de la cabine, il me parut qu’elle allait m’atteindre comme la massue d’un chasseur s’abat sur une bête traquée. Mes membres s’étaient alourdis, le moindre mouvement me semblait exiger un effort énorme d’énergie et de volonté ; mais à ma grande surprise mon cerveau restait lucide et, dès cet instant, j’eus le pressentiment que le sommeil magnétique ne s’emparerait pas complètement de moi. Avait-il moins de prise sur mes nerfs qui l’avaient déjà subi une fois ? Était-ce une heureuse conséquence de l’alcool absorbé ? Ces deux explications se présentèrent à mon esprit, mais, à ce moment, je jugeai superflu de donner la préférence à l’une d’elles.
J’avais chaud et l’air s’était raréfié dans la cabine hermétiquement close. J’ouvris le hublot ; des bouffées de fraîcheur arrivèrent du dehors ; la petite sensation d’étouffement qui toute la journée m’avait étreint la gorge disparut bientôt ; mes poumons se dilatèrent plus librement et je respirai avec délice cet air qui, en perdant sa coloration, avait repris sa pureté légère et fluide. Le paysage du Pôle, pour la première fois, se montrait à moi éclairé seulement par un vague et lointain soleil. A cela près que mes yeux déroutés par ces brusques variations de clarté percevaient les étoiles durant le jour polaire, — au sens humain et habituel du mot, — je me retrouvai sur la Terre, j’étais chez moi. Au-dessous du hamac où je venais de m’étendre, Ceintras dormait, d’un sommeil paisible et profond… Un instant, je pus croire avoir rêvé tout ce qui était advenu depuis notre arrivée au Pôle.
En face, le hublot encadrait un beau cercle de lapis pâle incrusté de points d’or. Mes yeux se tournèrent vers lui et restèrent fixés sur le tremblotement lumineux des étoiles ; je compris que le sommeil venait, mais, à présent, il ne m’effrayait plus : il était consenti et non subi. Mes pensées devinrent nébuleuses, je me demandai en quel endroit de l’espace, à quel moment du temps, je pouvais bien me trouver… Puis je ne pensai plus à rien.
Soudain dans le cadre du hublot une blancheur apparut. Du fond de ma somnolence, je constatai que cela ressemblait à une face grossièrement sculptée dans de la neige et qu’elle se détachait nettement sur le bleu grisâtre du ciel, environnée d’une indécise auréole d’étoiles. Je dus rester ainsi quelques secondes, dans une demi-conscience, à regarder la chose vaguement, sans y attacher plus d’importance qu’à une de ces visions baroques qui précèdent souvent le sommeil. Puis, dans un brusque éclair de raison, je sursautai et me dressai sur mon séant ; mais, alors, j’eus beau ouvrir mes yeux tout grands : le hublot n’encadrait plus que le ciel sans fond et les étoiles lointaines. Je me jetai à bas du hamac sans trop comprendre ce qui s’était passé ni savoir ce que j’allais faire. Mes regards errèrent sur Ceintras endormi, sur la bouteille de cognac à moitié vide et, peu à peu, je repris complètement le sentiment de la réalité : « Je me serai endormi, j’aurai rêvé, pensai-je… Cela doit être un rêve, cela ne peut être qu’un rêve… » Mais c’était en vain que je me répétais ces mots ; je ne parvenais pas à bien me convaincre.
Je résolus de lutter énergiquement contre la fatigue afin de me rendre compte de ce qui se passerait. Je m’assurai que mon revolver était chargé, je le posai près de moi sur une planchette et j’allumai un cigare. Des minutes longues comme des siècles s’écoulèrent dans l’anxiété de l’attente. Je ne vis rien. Ensuite il me sembla entendre comme un frôlement au dehors ; je fis deux pas, m’arrêtai… Tout était déjà redevenu absolument silencieux. Alors, ayant reporté mes yeux sur le hublot, je vis la face qui m’épiait.
Je la vis, ou plutôt je l’entrevis à peine, durant une demi-seconde ; mais ce temps m’avait suffi pour ressentir la plus intense impression d’horreur. Comment la rendre ici ? où trouver des mots pour me faire comprendre ? Imaginez l’effet que peut produire quelque chose d’impossible… et de quasi tangible en même temps. Car, cette fois, je n’avais pas rêvé, j’en étais sûr, j’avais vu, bien vu la face de cet être : un front proéminent, surmonté de peaux plissées, ridées, qui retombaient de chaque côté comme les boucles d’une chevelure neigeuse ; point de menton, une bouche de reptile, des narines rondes au bout d’une sorte de nez camard et, au-dessus de ce nez, des yeux, de grands yeux profonds qui donnaient à cette monstruosité une apparence odieusement humaine !
J’avais vu, mais je voulais voir mieux encore et cette fiévreuse curiosité fut plus forte que la terreur et le dégoût. De nouveau ce furent des bruissements confus et comme des chuchotements derrière la porte. Alors, sans réfléchir plus longtemps aux conséquences de mon acte, je la poussai violemment ; il y eut un choc, des cris étouffés, des bonds, une débandade éperdue… Je regardai : les fourrés de cactus et de fougères s’agitèrent au passage d’invisibles fuyards. Je me lançai à leur poursuite ; un instant j’aperçus, tout près du fleuve, dans un endroit découvert, deux ou trois formes blanches ; je précipitai ma course, mais quand j’arrivai à cette clairière, il n’y avait plus rien, — rien qu’une porte aménagée au flanc de la berge, et pareille à celle que Ceintras et moi avions découverte le jour précédent.
Mais la porte, cette fois, était ouverte. M’agenouillant sur le sol, au seuil même de la galerie ténébreuse, j’essayai d’abord vainement d’y apercevoir quelque chose : il n’y avait devant moi que de l’ombre et du silence. Puis un faible bruit me parvint, analogue au tic-tac d’une pendule ; seulement je me rendis compte qu’il devait en réalité être très fort et venir de très loin. Un instant encore je prêtai l’oreille, mais soudain la porte se referma automatiquement avec un bruit sec que multiplièrent de lointains échos.
Je consultai ma montre. Elle s’était arrêtée durant notre premier sommeil, mais je l’avais remontée depuis, afin qu’elle nous indiquât au moins la durée du temps, à défaut de l’heure des hommes. Je constatai alors que la lumière violette n’avait pas disparu depuis plus de trois heures ; sans nul doute, « la nuit » allait durer longtemps encore ; inquiet de ce qui pouvait se passer autour du ballon pendant mon absence, je revins lentement sur mes pas. Sous les plantes basses et touffues, dans tous les coins où s’amassait l’ombre, je devinais que des êtres m’épiaient. Plusieurs fois même, j’entendis derrière moi des bruits de feuilles froissées ; mais j’eus beau me retourner brusquement, écarter les branches, fouiller les buissons des mains et des yeux, m’élancer en courant sur une piste imaginaire, il me fut impossible d’entrevoir de nouveau les formes blanches vaguement aperçues quelques minutes auparavant.
Je ruisselais de sueur ; la rage et l’exaspération tendaient douloureusement mes nerfs. Je me dirigeai de nouveau vers le fleuve, afin de boire et de rafraîchir mon visage. Alors, pour la première fois, je me trouvai en face du plus prodigieux spectacle que jamais homme ait pu contempler.
Sur le fond sablonneux de la rivière, au-dessous de la sombre transparence de l’eau, apparaissaient çà et là de phosphorescentes lueurs violettes qui, s’étendant peu à peu, recouvrirent aussi les bas-fonds de gravier et les petits rocs enguirlandés de plantes aquatiques. Bientôt le fleuve eut l’air de couler sur des améthystes illuminées contre lesquelles je voyais se découper en noir les silhouettes de grands poissons qui fuyaient… Lentement, la clarté violette s’élevait dans l’eau, se mélangeait à elle et, quand elle en eut atteint le niveau, le fleuve, dans la pénombre du Pôle, ressembla à quelque Phlégéthon ou à quelque Cocyte qui aurait roulé du soufre enflammé. Mais après avoir envahi l’eau, la clarté monta dans l’air, s’épandit sur les rives, et ce fut comme si le fleuve avait débordé soudain ; instinctivement, je me reculai, je me plaçai sur un petit tertre ; la clarté atteignit mes pieds en moins de cinq minutes. La tranquille régularité de son ascension et de sa diffusion donnaient l’idée d’une force inévitable, fatale. Déjà, sur les points les plus bas de la plaine, la terre en était inondée ; cela montait du sol comme une végétation de lumière ; des faisceaux minces et palpitants surgissaient, se multipliaient, se rapprochaient les uns des autres et se confondaient enfin en une nappe immobile de clarté.
Je me répétais : « C’est le jour, le jour polaire qui se lève… » Et cependant, j’étais étreint d’une angoisse contre laquelle ma raison ne pouvait rien ; j’avais l’illusion de me noyer, d’être submergé par une marée immense ; je demeurais immobile, crispant les poings. La clarté dépassa mes épaules, effleura mon menton ; alors, cela devint horrible, car il me semblait que, dans quelques secondes, j’allais suffoquer, m’étouffer, lorsque j’ouvrirais la bouche pour prendre haleine… Si puéril ou insensé que cela puisse paraître, je me baissai brusquement, à peu près pareil au baigneur qui se plonge dans l’eau d’un seul coup, afin de faire durer le moins possible une sensation désagréable de froid. Quand je me relevai, mes yeux étaient encore au-dessus de la nappe de clarté ; seuls jusqu’à l’horizon, les sommets du ballon à ma gauche et du coteau à ma droite restaient encore dans la pénombre, et, — chose que bien des hommes auront peine à concevoir, — tandis que l’azur du ciel devenait plus sombre, les étoiles pâlissaient ; elles s’éteignirent complètement derrière le rideau violet… Je levai les bras, et mes mains, en sortant de l’atmosphère lumineuse, me parurent être tout contre le ciel.
Peu de temps après, je m’assis pour me reposer un peu avant de continuer ma route. Je me souviens d’avoir, un instant, tenté d’ordonner quelque peu les milliers d’images et d’idées confuses qui tourbillonnaient dans ma tête. J’y renonçai vite : j’étais à bout de force, accablé, brisé… Et soudain le monde, autour de moi, sembla véritablement s’écrouler dans les ténèbres ; il m’est impossible de dire si je venais de m’endormir ou de m’évanouir.
La période qui suivit fut pénible et trouble. Avant que rien de définitif se manifestât, neuf fois s’éteignit et reparut la lueur violette. Les sensations humaines s’émoussent si vite que, maintenant, dans l’anxiété des nuits, j’attendais véritablement le jour polaire avec impatience. Je devinais que les nuits étaient hantées de présences sournoises, mais je ne voyais pas très clair en moi-même et, aux heures où, recouvert de son manteau violet, le pays redevenait paisible et désert, il m’arrivait de me demander si les visions nocturnes étaient réelles ou si mon cerveau surexcité les enfantait.
C’eût été pour moi un grand soulagement de faire part à Ceintras de mes impressions et de mes découvertes ; il retrouvait parfois sa raison et il me semblait que chaque jour apportait dans son état mental un mieux sensible ; mais je craignais justement de retarder ou de compromettre par ces révélations trop troublantes une guérison dont il ne fallait pas désespérer.
Je vis venir sans trop d’appréhension la nuit qui suivit celle où je m’étais tenu éveillé. Comme j’avais pu échapper une fois au sommeil magnétique, je m’en croyais délivré pour toujours. Ce fut au milieu de cette belle confiance qu’il me saisit brutalement ; je n’eus même pas le temps de lutter et les songes terrifiants recommencèrent.
A mon réveil, Ceintras était assis par terre devant la porte de la cabine et sanglotait, le front dans les mains.
— Pourquoi pleures-tu ? lui demandai-je.
Il ne parut pas m’entendre et ne cessa pas de gémir. Alors, écartant doucement ses doigts sur son visage, je renouvelai ma question avec plus de force :
— Voyons, Ceintras, pourquoi pleures-tu ?
Il fut secoué d’un brusque frisson, puis son regard égaré, après avoir erré çà et là, rencontra le mien.
— Pourquoi je pleure ? pourquoi ?… Eh bien, je croyais que mes malheurs étaient finis, que je pourrais dormir tranquille : je m’étais si bien reposé, l’autre nuit !… Et voilà : à présent, ils reviennent…
— Qui, « ils » ? questionnai-je en m’efforçant de dissimuler mon trouble.
— Eux ! Je ne sais pas comment les nommer, tu comprends… Mais je les sentais bien, ils se penchaient sur moi, me palpaient, me retournaient, me flairaient, et j’étais comme une chose, une pauvre chose qui ne peut pas se défendre, ni crier…
J’essayai de donner à ses idées un autre cours. Mais comme tout ce qu’il me disait concordait avec ce que j’avais éprouvé moi-même ! Pendant mon sommeil en effet, — je m’en rendais bien compte à présent, — j’avais dû subir avec la plus complète inertie le contact mou et froid de tentacules, de pattes, de mains… Et, d’autre part, puisque Ceintras avait dormi tranquillement la nuit où j’avais pu rester éveillé, que conclure de tout cela, sinon que les monstres entrevus, dont la crainte seule entravait l’inquiétante curiosité, avaient profité de notre sommeil et de notre impuissance pour venir nous observer méticuleusement.
Mais que fallait-il penser de ces monstres ? Devais-je dès à présent me résigner à voir en eux l’intelligence du monde polaire, ou n’étaient-ils en définitive que des animaux merveilleusement domestiqués et dressés ? Cette dernière hypothèse me parut d’abord la plus logique, peut-être parce qu’elle me plaisait davantage. Pour mieux me la confirmer à moi-même, — car, bien entendu, je continuais à ne parler de rien à Ceintras, — je cherchais des preuves et je me disais : « Nulle part, ni aux environs des trappes, ni près du ballon, je n’ai relevé l’empreinte d’un pied humainement conformé. Ceintras avait raison : nous devons avoir affaire à des troupeaux qui viennent paître durant la nuit. » Pourtant c’était en vain que je tentais de chasser de mon esprit l’image de la face par deux fois aperçue dans le cadre du hublot ; implacable était l’obsession de son regard presque humain, de ce regard que quelque chose éclairait… Et, malgré tous mes efforts, j’en arrivais constamment à cette supposition, qui pour moi représentait le pire : « Si c’était là l’homme du Pôle ? »
C’est qu’alors cela devenait horrible. Puisque la race polaire, retranchée du reste de la terre, n’avait pas évolué dans le même sens que les autres races humaines, il paraissait peu probable qu’aucun point de contact intellectuel et moral existât entre elle et nous. Si vraiment il en était ainsi, je ne pouvais plus garder l’espoir d’entrer jamais en relations avec mes hôtes.
Du moment que ces êtres se tenaient cachés durant le jour, il me fallait veiller pour éclaircir le mystère ; mais je n’étais même pas le maître de mon sommeil ! Je cherchai désespérément les raisons qui avaient bien pu une fois me prémunir contre la torpeur irrésistible. Ce n’était pas, comme je me l’étais imaginé tout d’abord, l’accoutumance, puisque, encore la nuit précédente, force m’avait été de céder au sommeil. Soudain avec une brusque netteté je me revis dans la cabine, les paupières alourdies déjà, avalant du cognac pour me redonner du courage, et j’eus aussitôt l’intuition que l’alcool avait suffi à m’entretenir dans un état de relative lucidité.
La provision d’alcool que nous possédions était par bonheur considérable ; même, au moment de notre départ, je l’avais trouvée exagérée, mais Ceintras, uniquement sans doute dans le dessein de me contrarier, s’était refusé à me faire grâce d’une bouteille.
Comme l’on pense, je ne mis pas mon compagnon au courant de ma découverte. Profitant d’un moment où il s’était éloigné, j’enlevai toutes les bouteilles que je pus trouver dans les coffres et les enterrai à l’arrière du ballon après avoir dissimulé dans ma poche une petite fiole destinée à prévenir les premières attaques du sommeil. Ce n’était pas, naturellement, l’égoïsme qui me poussait à agir de la sorte, mais la simple prudence ; il suffisait en effet qu’un seul de nous demeurât éveillé, et ce devait être, en toute logique, celui qui n’avait pas perdu la raison. Je dois dire aussi que Ceintras manifestait depuis quelque temps un penchant immodéré pour les liqueurs, et que, si je n’y avais pas mis le holà, notre précieuse provision eût été rapidement épuisée. Enfin je craignais qu’en restant lui aussi éveillé durant la nuit, il ne gênât, avec sa folie, les observations que je pourrais faire.
Le jour même où les bouteilles furent mises en sûreté, Ceintras, après le repas, ne manqua pas de réclamer la ration que je lui autorisais d’habitude. J’avais préparé à l’avance une petite comédie destinée à lui donner le change ; de l’air le plus naturel du monde je me dirigeai vers le coffre ; l’ayant ouvert, je feignis une extrême stupéfaction et m’écriai :
— Ah ! par exemple !… Toutes les liqueurs ont disparu…
Il s’avança, regarda le coffre, puis tint ses yeux fixés sur moi… Il avait l’air de m’examiner avec méfiance. Alors, afin de dissiper ses soupçons, je fis semblant de réfléchir quelques minutes, puis, me frappant le front, je hasardai :
— Ce sont les habitants du Pôle qui nous les ont volées !
Idée malencontreuse. Ces simples paroles suffirent à rendre furieux mon compagnon ; les poings crispés, le visage congestionné il se répandit contre les pillards en invectives effroyables. Durant près d’une demi-heure, sans qu’il me fût possible de le calmer ou de le retenir, il courut dans tous les sens, fouillant des pieds et des mains les buissons du voisinage. Enfin, épuisé, baigné de sueur, il se laissa tomber sur le sol et ne tarda pas à s’endormir. C’était, du reste, peu de temps avant le crépuscule, et je sentais déjà moi-même une lassitude infinie peser sur mon esprit et mon corps.
J’essayai vainement de hisser Ceintras jusqu’à la cabine. Alors, utilisant ce qui me restait de force, j’allai chercher le petit matelas de la couchette et j’y installai le dormeur aussi bien que je le pus ; puis je ramassai par brassées des fougères sèches qui jonchaient le sol et j’allumai un grand feu destiné à effrayer les monstres ou à leur prouver que nous ne dormions pas. Il est probable que la tactique réussit. En tout cas, c’est à peine si je pus distinguer, tant elles se tinrent éloignées, les quelques formes blanchâtres qui, la nuit venue, apparurent un instant du côté du fleuve pour disparaître presque aussitôt.
Ceintras, en s’éveillant un peu plus tard, ne fut pas médiocrement étonné de constater qu’il avait passé la nuit à la belle étoile, confortablement installé sur le matelas et enveloppé de couvertures.
— Tu dormais si bien, lui expliquai-je, que je n’ai pas pu me décider à te déranger. Au reste, tu vois que cette nuit, bien que nous ne fussions pas à l’abri d’une porte, « ils » ont cru devoir nous laisser tranquilles.
Il me manifesta une grande reconnaissance des soins que j’avais pris de sa personne. Même, se jetant dans mes bras, il me demanda pardon de l’ennui qu’avait dû me causer l’accès de fureur auquel il s’était laissé aller la veille.
En somme, la succession rapide d’événements déconcertants avait seule déterminé la folie de l’infortuné garçon. Dans le calme relatif des jours qui suivirent, son trouble cérébral diminua peu à peu. Pour épargner nos provisions, toujours en vue d’un retour dont je n’avais pas le droit de désespérer encore, je m’étais mis à tuer avec ma carabine les oiseaux au plumage azuré que nous avions aperçus lors de notre première exploration. Je ne tardai pas à renoncer à cette chasse, car, véritablement, le gibier, maigre et de goût médiocre, ne valait pas la poudre. Ceintras avait été plus heureux. Il s’était fabriqué une ligne tant bien que mal, avec des épingles et de la ficelle, et pêchait dans le fleuve. Encore que son engin fût très primitif, il attrapait des quantités de poissons excellents.
— C’est merveilleux ! s’écriait-il triomphalement à chaque nouvelle prise. Je ne m’ennuie plus du tout ici : le pays est plein de ressources !
Cette distraction utile eut en outre l’avantage de contribuer pour beaucoup à le calmer et à le guérir. Moi, afin de ménager mes forces et de rester plus facilement éveillé durant les heures sombres, j’avais pris l’habitude de dormir pendant que Ceintras pêchait.
— Quelle sacrée marmotte tu fais, me disait-il en riant. Vraiment, mon pauvre ami, tu n’es guère l’homme de la situation et, si je n’étais pas là pour te fournir ta nourriture, je me demande ce que tu deviendrais.
Mais, à d’autres moments, je voyais se marquer sur sa physionomie les traces d’une angoisse et d’une inquiétude profondes. Par suite de cette acuité de sensation que possèdent certains malades, il s’avisait de mille petits faits qui m’échappaient, mais qui prenaient dans son esprit une énorme importance en s’y déformant ou en s’y exagérant. Il lui arrivait de me réveiller brusquement :
— Tu n’as pas vu ? Tu n’as pas entendu ? criait-il.
Qu’avait-il entendu ou vu ? J’aurais donné très cher pour le savoir ; seulement, dès que je le questionnais, il faisait un geste vague ou prononçait des paroles plus vagues encore :
— Ce que j’ai vu ? Ah ! voilà !… C’est très difficile à expliquer… Au fait, suis-je bien sûr d’avoir vu quelque chose ? Non, non… certainement non : j’ai eu la berlue ! Dors tranquille, ne fais pas attention, excuse-moi…
Et il recommençait à lancer tranquillement sa ligne dans le fleuve.
D’autres fois il avait des intuitions, des pressentiments de la vérité qui me remplissaient d’une indéfinissable terreur. Il me dit un jour :
— Tu les as vus, tu dois les avoir vus ? Comment sont-ils ? Effrayants, n’est-ce pas ?
— Mais non, je ne les ai pas vus, je t’assure…
— Si ! si ! tu les as vus… et il me semble les voir encore dans tes yeux quand je t’en parle… Oh ! ferme tes yeux, je t’en supplie !…
D’autres fois encore, dans ses instants de lucidité parfaite, il revenait sur le même sujet, mais d’une manière plus rassurante.
— Dis donc, il faudra bien, tout de même, prendre nos dispositions pour les rencontrer, ou pour aller, s’il n’y a pas moyen d’agir autrement, reconquérir le moteur de force.
— Sans doute ! Mais comment pénétrer dans leurs souterrains ?
— Nous avons des cartouches, de la poudre. Nous ferons sauter une de leurs trappes… Oui, c’est cela… Et le plus tôt possible. Cette incertitude est exaspérante… Dis, que penses-tu qu’ils soient, en fin de compte ?
Sur ce point, même si j’avais cru devoir le mettre au courant de ce que je savais, je n’aurais pas pu encore être bien précis. A présent, durant les quelques heures où le soleil seul éclairait le Pôle, les êtres mystérieux ne se laissaient entrevoir que de très loin. Naturellement, j’étais partagé entre la curiosité et la crainte ; il m’arriva souvent de laisser le feu s’éteindre et de simuler le sommeil pour mieux observer les nocturnes visiteurs ; bientôt j’entendais les branches craquer sur leur passage, puis les bruits devenaient plus proches et je distinguais à quelques pas de moi des sortes de chuchotements ; alors la crainte devenait plus forte que la curiosité ; je me levais brusquement, j’enflammais une allumette… et je ne voyais rien que de confuses blancheurs s’évanouissant dans la pénombre.
Cependant, j’avais la persuasion que, bon gré mal gré, je ne tarderais pas à m’instruire davantage sur leur compte. Évidemment ils s’enhardissaient peu à peu ; le feu ne tarda pas à ne plus les intimider outre mesure et ils apparurent alors à la limite même du cercle lumineux. A plusieurs reprises, réfléchissant que somme toute ils ne nous avaient jamais fait de mal alors même qu’ils eussent pu nous tuer sans aucun risque, je me levai et allai à leur rencontre. Mais le moindre de mes mouvements les mettait en fuite.
Le soir du neuvième jour, énervé au delà de toute expression par mon ignorance anxieuse, j’étais résolu à tout pour les examiner de près et savoir, — savoir, enfin ! — Je m’arrêtai même au dessein d’en abattre un d’un coup de carabine, quelles que pussent être les conséquences de cette téméraire cruauté. Je me revois encore marchant à grands pas au bord du fleuve, le sang brûlé par la fièvre, et répétant à haute voix, comme un dément :
— C’est dit ! Sitôt la nuit venue, j’en tuerai un !
Et je fis halte un instant devant une des portes de fer, gardiennes inexorables du mystère ; je cherchai du regard un arbuste ou un pli de terrain où je pourrais me mettre à l’affût… Soudain, j’entendis le grincement du métal le long des rainures, le bruit sec de la plaque à fond de course ; je me retournai : dans l’encadrement de la porte, cloué par l’étonnement ou la peur, livide au milieu de la clarté violette qui abondait sous la voûte du souterrain autant que sous celle du ciel, l’être, en face de moi, se tenait debout.
Oh ! cette face horrible, effarante !… En vérité, à présent, j’attendais les yeux fixés sur elle qu’elle s’effaçât ou s’évanouît, comme les jours précédents ; mais elle demeurait là, et chaque minute semblait accroître son atrocité… Toutes mes pensées m’avaient abandonné ; il n’y avait plus place en moi que pour une stupéfaction douloureuse et morne, et cette impression s’y est si fortement gravée qu’elle persiste aujourd’hui encore, que je sois éveillé ou que je dorme, que cet être soit ou non devant mes yeux… Non, ce ne serait pas assez de la durée d’une vie humaine pour s’accoutumer à son odieuse étrangeté. Ah ! mon souhait a été exaucé autant qu’un souhait peut l’être ! J’ai voulu voir des prodiges, j’en ai vu, je n’en ai que trop vu… Maintenant j’emporte à jamais en moi l’image de cette face qui, même si je devais un jour revenir vivre parmi les hommes, hanterait mes nuits et mes jours comme le pire des cauchemars ou la plus affreuse folie.
Dès que j’eus observé ce crâne extrêmement développé, hypertrophié par endroits et comme boursouflé d’un excès de cervelle, dès que, surtout, les grands yeux éclairés d’un reflet intérieur se furent posés sur les miens, je compris définitivement que cette créature était douée de raison. Je me rappelle avoir cherché sur elle avec une sorte d’acharnement quelque vestige d’humanité, afin de diminuer dans une certaine mesure le trouble que cette constatation apportait dans mes plus profondes habitudes intellectuelles. Mais l’aspect du monstre ne rappelait en rien celui de l’homme. Il se tenait accroupi sur ses membres postérieurs et devait marcher de même, en se servant comme appui de sa forte queue ; ses bras grotesques et courts, au lieu de tomber au repos, le long de ses flancs, semblaient véritablement sortir de sa poitrine ; point de mains véritables, mais, attachés directement aux poignets des doigts très déliés et très longs, plus longs, à ce qu’il me parut, que les bras eux-mêmes, et à peu près pareils à des tentacules.
Sur la face, nulle trace de poils : une peau blême et terne qui me faisait penser à la couleur d’une tête de veau écorchée. Les yeux étaient ronds, légèrement bombés et encastrés sans paupières visibles dans des orbites proéminentes. A la place du nez, deux trous béants d’où sortait de la buée ; au-dessous, c’était la fente démesurée d’une bouche de reptile garnie d’une multitude de dents aiguës que ne parvenaient pas à recouvrir des lèvres minces et cornées. Aux deux coins de ces lèvres qui rejoignaient presque des oreilles mouvantes et minuscules, un peu de salive suintait. Le menton n’existait pas ou disparaissait sous de flasques replis de peau molle étagés sur le cou et la partie supérieure du tronc… Puis, par deux fois, les paupières battirent et voilèrent un instant les yeux, blanches, ténues, presque diaphanes comme celles des serpents ou des oiseaux…
Il ne m’était pas possible de chercher plus longtemps à me faire illusion : cet animal et l’homme actuel ne descendaient pas du même ancêtre.
Je crois que nous restâmes à peu près cinq minutes, — cinq éternelles minutes, — à nous regarder fixement. Ensuite je me souviens d’avoir vu, immobile et glacé par l’horreur, la gueule du monstre s’ouvrir avec un sifflement doux pendant qu’il faisait un pas vers moi ; et, je ne sais trop pourquoi, cette gueule me parut alors menaçante et prête à mordre… Mes yeux se fermèrent ; je ne fus même pas capable de reculer, et je sentis bientôt une haleine âcre et glacée sur mon visage. J’aurais vu la mort s’approcher à petits pas que je n’aurais pas été plus affolé… Quand je rouvris les yeux, la face était à quelques centimètres à peine de la mienne.
Soudain une furieuse colère s’empara de moi, plus forte que le dégoût et que la peur. La taille du monstre était légèrement supérieure à la mienne et la peau flasque de son cou pendait à la hauteur de mes dents ; dans un inconcevable accès de rage contre lequel ma raison ne put rien, je me précipitai et je mordis, oui, je mordis comme font les bêtes au comble de l’effroi. Comment rendre la sensation sur mes lèvres et ma langue de cette chair pareille à un caoutchouc compact et difficilement pénétrable ?… Le monstre, épouvanté, poussa un cri qui résonna comme le grincement de deux plaques de cuivre brusquement frottées l’une contre l’autre, bondit agilement en arrière et disparut au tournant du souterrain.
Lorsque le calme et l’ordre furent peu à peu revenus dans mon esprit, il ne me resta plus qu’à maudire l’imprudence de mon mouvement impulsif ; je comprenais bien qu’à cette heure décisive où se jouaient notre avenir et sans doute notre vie, le moindre de mes actes prenait une importance considérable, et que, dominant mes nerfs, je n’aurais dû agir qu’avec une extrême réflexion. Et voilà ! cet être qui s’était évidemment approché de moi sans dessein hostile, uniquement — après une longue hésitation, — pour m’examiner de près en plein jour et tenter peut-être d’entrer en relations avec moi, je l’avais, me jetant sur lui, mordu bestialement ! Ne courions-nous pas désormais le risque d’être considérés par le peuple du Pôle comme des animaux malfaisants et dangereux ?
Je repris le chemin du ballon, fort irrité contre moi-même. Je trouvai Ceintras sur la berge, en train de ranger ses lignes et se préparant au départ. Toute la journée, il avait été aussi raisonnable que possible, il ne me semblait pas que rien de fâcheux eût altéré cet état mental durant mon absence et, avec une certaine amertume, je pensais qu’après l’acte que je venais de commettre je n’avais guère le droit de me considérer comme beaucoup plus sensé que lui. Aussi, Ceintras m’ayant demandé les raisons de mon air pensif, je lui répondis sans préambule :
— Voilà : j’ai vu un des habitants du Pôle, je l’ai vu de tout près, comme je te vois en ce moment…
— Ah ! et alors ?
— Eh bien, ce n’était pas un homme, c’était… c’était…
— Quoi donc ?
— Je ne sais pas te dire… quelque chose de pareil à un grand lézard qui se serait tenu sur ses pattes de derrière…
— C’est bien cela, murmura Ceintras après quelques instants de méditation.
— Comment ? m’écriai-je, « c’est bien cela »… Tu en avais donc aperçu un déjà ?
— Oui, répondit-il. Et si je ne t’ai pas mis au courant, c’est que je ne pensais pas que le moment fût venu d’agir…
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce que, — je m’en rendais bien compte, — j’ai été, ces jours-ci, malade, très malade… sans trop en avoir l’air. Et je me méfiais quelque peu des pensées qui pourraient me venir durant cette maladie. C’est fini, je vais bien, tout à fait bien…
— Mon pauvre ami ! dis-je en lui prenant affectueusement les mains… Mais, à présent, que faire ?
— Je vais continuer à y penser. Nous nous heurterons évidemment à des difficultés de toutes sortes. D’abord, nous sera-t-il jamais possible de nous faire entendre de ces créatures ? Leur gosier doit être aussi incapable d’imiter les sons du langage humain que le nôtre de produire et d’assembler d’une manière intelligente les susurrements et les sifflements dont ils usent pour exprimer leurs pensées…
— Tu sais donc aussi que leur langage…
— Oui.
— Et depuis quand ?
— D’une manière certaine, depuis tout à l’heure. Trois de ces singuliers personnages sont apparus soudain au bord du fleuve, à peine à dix mètres de moi… A ma vue, ils se sont arrêtés et après quelques instants d’ahurissement ou de peur, ils se sont mis à converser sans me quitter des yeux ; car ils conversaient, il n’y a pas de doute possible… Si j’étais demeuré immobile, peut-être se seraient-ils encore plus approchés de moi.
— Mais tu as bougé, et alors… Raconte ! raconte !
— A quoi bon ? tu en sais aussi long que moi. Et ce n’est guère le moment de parler en vain…
— Oui ! mais que faire ? mon Dieu ! que faire ?
— … Voient-ils seulement les choses de la même façon que nous ? dit Ceintras, sans avoir l’air de prendre garde à mes dernières paroles. Ils vivent en société, ils sont intelligents, peut-être même le sont-ils dans des proportions qui dépassent tout ce qu’il est humainement possible de concevoir… Mais ce n’est nullement là une raison pour que leurs sentiments ne diffèrent pas profondément des nôtres. Et s’ils ignorent la pitié, la clémence, que va-t-il advenir de nous ?
— En tout cas, dis-je, ils semblent éprouver la peur, tout comme les hommes. Qui sait ? nous sommes pour eux des objets d’horreur, des cauchemars réalisés…
— Ils ont peur, évidemment. Mais ils paraissent aussi, — heureusement ! — tourmentés par une grande envie de s’instruire sur notre compte. Dire qu’il serait si simple de nous entendre !… Mais regarde, voici la nuit qui, dans un instant, va nous condamner à l’impuissance !…
Il n’eut pas plutôt prononcé ces mots que ma résolution fut prise. Je m’approchai de lui et, lui posant la main sur l’épaule, je lui expliquai qu’il existait un moyen d’éviter le sommeil. Je lui exposai également les raisons pour lesquelles je n’avais pas cru devoir le mettre au courant. Il m’approuva, — il lui était bien difficile de faire autrement, — mais je compris qu’il ne pouvait tout de même se garder d’une certaine irritation à mon endroit. Pour y parer, je continuai à me justifier de mon mieux :
— Tu vois, à présent que tu es… que tu es guéri, je me hâte de mettre un terme à cette cachotterie nécessaire.
— Parfaitement ! je ne t’en veux pas. Pourquoi t’en voudrais-je ?… C’est égal, tu fais tes coups en dessous, tu sais dissimuler ! Mes compliments. Ah ! ah !…
Il riait ; mais ce rire sonnait un peu faux.
— Je suis guéri, reprit-il, et je constate avec plaisir qu’il te tardait de le reconnaître. Seulement, je t’en prie, évite bien de me faire sentir, en prêtant à mes paroles et à mes gestes une attention spéciale, que tu crains encore une rechute… Ceci, je ne te le pardonnerais pas.
— Mais qu’est-ce qui te fait croire ?…
— Tu tiens à me faire parler au delà de mon intention ? Qu’à cela ne tienne ! Eh bien, si par hasard tu l’ignores, la maladie que j’ai eu s’appelle folie, et chacun sait que quelqu’un qui a été fou peut le redevenir un jour ou l’autre… Je ne veux pas que tu m’y fasses penser à chaque instant. J’ai été fou, je ne suis plus fou ; oublie que je l’ai été.
Il répéta plusieurs fois encore d’un air de menace et de défi : « Je ne suis plus fou ! » Et moi, devant cette exaltation de mauvais augure, je craignais qu’au moment même l’affreuse démence ne posât de nouveau ses griffes sur lui !
Dix minutes plus tard nous étions embusqués derrière un buisson, aux environs de la trappe la plus proche. Ceintras, qui avait emporté dans sa poche une bouteille de cognac, buvait de temps à autre une gorgée, avec délice… Notre attente ne fut pas de longue durée. Avant même que la lumière violette eût tout à fait disparu, les monstres sortirent en assez grand nombre. Sur le seuil, ils échangèrent des susurrements en se dandinant et en balançant la tête ; puis ils se tournèrent presque tous à la fois vers le ballon et agitèrent avec animation leurs bras trop courts.
— Vois-tu, dis-je à Ceintras en abaissant autant que possible le ton de ma voix, je suis persuadé qu’un jour nous pourrons parvenir à nous faire comprendre… Fais abstraction de leur aspect odieux et inouï : est-ce que le sens de ce qu’ils pensent ou disent ne t’apparaît pas clairement ? La traduction se fait tout naturellement en mon esprit : « Que deviennent les êtres qui nous sont arrivés par les chemins du ciel ? Irons-nous voir ce qui se passe ? — Sont-ils dangereux ? — Non ! — Si ! — En tout cas, ils ne sont pas pareils aux poissons du fleuve ou aux oiseaux des bosquets : ils construisent comme nous des machines et leur voix semble exprimer des pensées… »
— C’est entendu, interrompit Ceintras en haussant les épaules, je te confie le rôle d’interprète… Mais pour le moment, essayons de nous approcher d’eux.
Nous sortîmes lentement de notre cachette. Un monstre nous aperçut presque aussitôt et poussa un cri d’alarme. Une vive émotion parut régner au milieu de leur troupe ; Ceintras et moi, décidés à en finir, continuâmes à nous avancer en évitant tout mouvement trop brusque. Nous ressemblions aux enfants qui guettent les papillons et se dirigent vers eux sur la pointe des pieds, en retenant leur souffle. Nous redoutions à chaque instant que l’un des monstres ne donnât le signal d’une débandade éperdue. En vérité, c’eût été pour nous un grand désappointement… Mais, grâce à la prudence avec laquelle nous effectuâmes nos travaux d’approche, tout se passa comme nous le désirions et, un instant plus tard, les habitants du Pôle s’étant contentés de poursuivre leur conversation en nous regardant avec une attention extraordinaire, nous nous trouvâmes au milieu d’eux.
Alors Ceintras, — qui devait avoir préparé de longue date cette plaisanterie d’un goût contestable, — s’inclina de l’air le plus aimable du monde et dit :
— Messieurs nos hôtes, bien que vous soyez absolument répugnants et que nous ne nous plaisions guère en votre compagnie, j’ai bien l’honneur de vous saluer.
Leurs chuchotements redoublèrent. A présent ils ne paraissaient pas autrement effrayés ; seuls, les gestes trop vifs qu’il nous arrivait de faire sans y prendre garde provoquaient de temps à autre un brusque frisson dans la petite troupe à peu près alignée devant nous.
— Par où commencer ? demandai-je à Ceintras en me tournant vers lui.
— Dame ! je crois que le mieux est de s’en remettre au hasard… Tiens ! si nous tentions de nous faire suivre par eux jusqu’à la cabine ?
— Je ne vois pas très bien à quoi cela nous avancera.
— Moi non plus. Seulement, je me rappelle que notre habitation d’aventure avait l’air, ces jours-ci, d’exciter leur curiosité. Peut-être se montreront-ils enchantés de notre invitation… Mais comment la leur transmettre ?
Nous cherchâmes les gestes les plus naturellement intelligibles, nous fîmes les signes qui en pareil cas se seraient imposés entre hommes ne parlant pas la même langue : les monstres ne parurent pas comprendre ; ils nous regardaient, se regardaient les uns les autres et ne bougeaient pas. A la fin, risquant le tout pour le tout, Ceintras, sans manifester du reste la moindre répulsion, en prit un par le bras, aussi doucement que possible, et se mit en devoir de l’entraîner.
Je regardais cette scène affolante, le cœur battant à rompre… Qu’allait-il se passer ? Avec une joyeuse satisfaction, je vis que le monstre cédait d’assez bonne grâce au désir de Ceintras. Il poussa plusieurs cris, dans lesquels je vis, assez puérilement sans doute, une prière qu’il adressait à ses semblables de ne point l’abandonner ; ceux-ci de nouveau se dandinèrent et secouèrent la tête pendant quelques secondes, puis s’ébranlèrent et nous suivirent sans hésitation apparente.
Quand nous fûmes arrivés au ballon, Ceintras conduisit immédiatement son compagnon devant l’emplacement du moteur et le lui désigna du doigt à plusieurs reprises. Le monstre reproduisit ces gestes de son mieux en se tournant vers les autres qui crurent bon de l’imiter. Évidemment, ils s’étaient mépris sur le sens du geste. Mais comment les détromper ?
— Ils sont totalement idiots, déclara Ceintras qui manquait de patience… En voilà assez pour ce soir ! Toutes ces émotions m’ont affamé ; si nous mangions ?… Oh ! une idée !… Nous pourrions les inviter ; qu’en penses-tu ?
— Je pense, répondis-je, que nous ferons bien de prendre cette plaisanterie au sérieux. La faim est un besoin primordial de toute créature vivante et il y a peut-être quelque chose à tenter de ce côté-là.
Laissant Ceintras devant la cabine, j’allai découper quelques tranches de jambon. J’en présentai une à celui des monstres que Ceintras ne cessait d’appeler depuis quelques minutes son nouvel ami ; il s’en saisit avec appréhension, la considéra, puis la tendit à son voisin ; elle passa ainsi de mains en mains. Le dernier des monstres, après l’avoir examinée et palpée comme le reste de la bande, la flaira minutieusement et la mit… dans sa poitrine. Et je m’aperçus alors que le peuple du Pôle connaissait l’usage des vêtements : ce que j’avais pris tout d’abord pour la peau de ces êtres n’était en réalité qu’un manteau de cuir blanchâtre qui les enveloppait presque entièrement et formait sur la tête de certains d’entre eux une sorte de capuchon. Notre cadeau avait été précieusement enfoui dans une poche !
— Ils ne peuvent évidemment pas savoir que c’est comestible, dit Ceintras en riant.
— Qui sait, ajoutai-je, s’ils ne croient pas que nous voulons les empoisonner ?
— Mangeons, en tout cas ; ils comprendront alors que nos intentions ne sont pas criminelles.
Tandis que nous mangions, ils resserrèrent leur cercle autour de nous. Puis, après une discussion animée avec ses compagnons, un d’entre eux, — l’ami de Ceintras, je crois, — s’approcha et nous offrit deux poissons curieusement desséchés qu’il tira de son manteau de cuir.
— Diable ! s’écria Ceintras, mais il me semble que nos affaires marchent très bien : ils ne veulent pas être en reste de politesse avec nous !
— Qu’allons-nous faire de ces poissons ? Les mangeons-nous ? Ils ne m’ont pas l’air très alléchants.
— Fais comme tu voudras. Moi, je mange le mien. Je crois que c’est préférable : ils n’auraient qu’à être vexés !…
J’entendis le poisson craquer sous les dents de Ceintras comme une croûte de pain dur.
— Est-ce bon ? demandai-je.
— C’est ignoble.
Et il l’avala stoïquement.
Le jour commençait à poindre. Le fleuve, devant nous, apparaissait comme une immense écharpe lumineuse négligemment jetée sur la plaine encore obscure. Des vols de ptérodactyles sillonnaient l’air par intervalles et passaient, petites taches éperdues et mouvantes, entre les astres et nos yeux. Je constatai bientôt que des querelles s’élevaient dans la troupe des monstres ; sans doute, leurs occupations devaient, à cette heure, les ramener sous la terre, et plusieurs étaient d’avis de demeurer malgré tout en notre compagnie. Mais ce fut un bien plus beau tumulte lorsqu’une autre bande vint s’adjoindre à ceux qui avaient passé la nuit avec nous. Ceux-ci renseignèrent les nouveaux venus, encore très timides et méfiants, à grand renfort de cris, de sifflements et de gestes. Puis les querelles recommencèrent ; même quelques horions furent échangés.
— Bon ! m’écriai-je, ils ne diffèrent pas tant des hommes qu’on aurait pu le supposer d’abord.
— C’est vrai, dit Ceintras. Mais, puisqu’ils sont gentils au point de ne se séparer de nous qu’à regret, si nous les accompagnions un bout de chemin ? Ça couperait court à leurs disputes.
— Accompagnons-les. Suivons-les même sous terre s’ils veulent bien… Le moteur est lourd, ils n’ont pas dû l’emporter très loin, et, d’autre part, quand nous l’aurons retrouvé, je ne pense pas qu’ils osent nous contester le droit de le reprendre…
Ceintras, décidément de joyeuse humeur, approuva ma résolution. Après nous être munis de quelques provisions et, par prudence, de nos revolvers, nous nous dirigeâmes vers une des trappes. Les monstres nous suivirent sans difficulté. Mais, comme s’ils avaient deviné et redouté nos intentions, à quelques mètres de la trappe ils se concertèrent durant quelques instants, puis se précipitèrent dans le souterrain avec une agilité extraordinaire. La plaque de métal se referma sur eux avant que nous fussions revenus de notre ahurissement. Et, dans son désappointement, Ceintras n’eut d’autre consolation que celle de déverser sur le peuple du Pôle le stock d’épithètes injurieuses ou simplement malveillantes qu’il put trouver en sa mémoire…
Durant les deux nuits qui suivirent, il n’y eut aucun progrès dans nos relations avec les monstres. Nous remarquâmes même qu’après leurs sorties ils ne manquaient plus de fermer les portes par lesquelles nous avions résolu d’entrer subrepticement. Cependant, le temps nous pressait ; dans l’enveloppe du ballon il ne devait plus guère rester d’hydrogène et celui que nous possédions en réserve dans les obus suffirait tout juste à notre retour. Pénétrer dans ce mystérieux monde souterrain devint alors notre idée fixe. Nous reparlâmes sérieusement de faire sauter une des portes, mais nous renonçâmes à ce moyen qui était trop violent pour ne pas risquer d’irriter nos hôtes. L’occasion se chargea de nous fournir un ingénieux stratagème.
Sur la fin de la troisième nuit, une troupe de quarante monstres environ apparut au bord du fleuve et, sans trop se soucier de nous, certains d’entre eux se mirent à dérouler un grand filet composé de minces lanières de cuir blanc. Bientôt la troupe se sépara en deux équipes qui s’affairèrent chacune à un bout du filet, puis, celle qui se trouvait la plus rapprochée du fleuve y entra sans hésitation et le traversa à la nage avec une souplesse merveilleuse. Quand le filet, tendu et maintenu sous l’eau par des poids, eut barré le fleuve dans toute sa largeur, les deux équipes le halèrent d’amont en aval sur un parcours de cinquante mètres environ ; après quoi, ceux des monstres qui avaient déjà traversé l’eau revinrent à la nage vers leurs compagnons, et enfin le filet chargé de poisson fut ramené sur la rive.
Un peu plus tard, tandis que les monstres recommençaient ailleurs leurs opérations, nous rencontrâmes, devant une trappe plus grande que les autres, une sorte de chariot à demi rempli de poissons. La porte restait inexorablement close, mais il était sûr que dans quelques instants elle s’ouvrirait pour laisser entrer le chariot ; il était de dimensions assez considérables… Je crois que l’idée de nous y dissimuler surgit en même temps dans l’esprit de Ceintras et le mien.
— Ceintras, murmurai-je, un peu pâle, sans quitter le chariot des yeux…
— Oui, oui, je devine ce que tu vas me dire…
— Eh bien ?
Il me montra du doigt le grouillement argenté des poissons dont beaucoup étaient vivants encore :
— Ça ne te dégoûte pas un peu de t’ensevelir là-dessous ?
— Il est sûr que je préférerais une litière de velours et de soie, mais nos hôtes ont oublié de mettre rien de semblable à notre disposition.
— Piteux appareil pour la réception des premiers ambassadeurs de l’humanité auprès du peuple du Pôle !
— Évidemment, mais le temps nous presse, voici l’aube… Et c’est peut-être une occasion unique.
— Oh ! une occasion unique !…
— Enfin, agis à ta guise. Tu es libre. Moi, je tente l’aventure…
Ceintras, comme c’était à prévoir, céda. Nous nous enfouîmes, surmontant notre répulsion, entre deux couches de petits corps froids, humides et visqueux dont les vertèbres, au-dessous de nous, craquèrent écrasées, et qui, sur nos mains et nos visages, s’agitaient dans les dernières convulsions de l’asphyxie. Déjà plus qu’à moitié suffoqués par leur odeur écœurante, nous nous crûmes définitivement étouffés lorsque les monstres, au moment de regagner leurs demeures souterraines, empilèrent au-dessus de nous d’autres poissons pour remplir complètement le chariot. Nous ménageâmes tant bien que mal un passage pour que l’air pût arriver jusqu’à nos bouches ; puis nous sentîmes le véhicule s’ébranler. Un instant après, le retentissement à l’infini du bruit qu’il faisait en roulant nous apprit que le libre firmament n’arrondissait plus sur nous sa voûte illimitée et que nous étions dans les entrailles de la terre, en route vers l’inconnu.
— Attention, dit Ceintras à mon oreille, le moment critique est arrivé.
Le chariot s’était arrêté soudain, et je ne sais trop pourquoi, j’eus la certitude que nous venions de quitter à ce moment un étroit corridor pour entrer dans une vaste salle. A voix basse, nous nous concertâmes. Devions-nous attendre, ou surgir immédiatement de notre cachette ? Ceintras émit une idée qui me terrifia : le poisson que lui avait offert un des monstres était très sec, presque carbonisé… Si on se contentait, sans préparation préalable, de pousser dans les fours après la pêche les chariots, qui étaient de métal ?
— Bigre ! m’écriai-je, voilà un risque qu’il ne faut pas courir !
Alors, je m’aperçus que, dans mon émotion, j’avais parlé très haut : de toutes façons, il devenait donc inutile d’hésiter sur la décision à prendre… Nous sortîmes de notre cachette souillés, visqueux, puants. Un premier coup d’œil suffit à nous convaincre que, pour le moment, nous étions seuls dans la cuisine ou l’une des cuisines de la communauté polaire.
C’était une salle circulaire d’un diamètre de trente mètres environ, dont le plafond, étayé par quatre piliers de granit, formait une sorte de coupole. L’endroit ne manquait pas d’une certaine majesté. Sur de longues tables de pierre gisaient des poissons éventrés ; au milieu de la salle, entre les quatre piliers, nous trouvâmes une sorte d’immense gril fait de minces tiges de fer parallèles qu’un courant électrique portait à une température élevée : je m’aperçus de ce détail à mes dépens après avoir sans méfiance posé une main sur l’appareil.
Comme c’était à prévoir, les monstres ne tardèrent pas à paraître. Au grand dépit de Ceintras, qui se réjouissait à l’avance de « la tête qu’ils allaient faire et du bon tour que nous leur avions joué », ils ne manifestèrent pas outre mesure leur stupéfaction. En réalité, sur leurs visages, il nous était bien difficile de lire les sentiments qu’ils éprouvaient. Nous ne pouvions même jamais être sûrs qu’ils parlaient de nous ; les attitudes usitées dans telle ou telle circonstance d’une vie sociale sont si souvent à l’opposé de celles que la nature et la logique sembleraient indiquer ! N’est-il pas inconvenant, dans nos pays civilisés, de montrer du doigt la personne dont on parle ?
En tout cas ils se mirent vite au travail, sans paraître nous prêter grande attention. Certains nettoyaient les poissons, d’autres les disposaient sur le gril ; d’autres vidaient les chariots ; ceux-ci se contentèrent de nous regarder avec insistance, quand ils arrivèrent au chariot dans lequel nous nous étions cachés et dont nous avions à coup sûr endommagé le chargement.
Des halètements énormes de machines parvenaient jusqu’à nous par les quatre galeries qui aboutissaient à la cuisine polaire. Nous résolûmes de suivre au hasard l’une d’elles. Si, comme tout nous portait à le croire, le peuple du Pôle nous avait subtilisé notre moteur pour en étudier le fonctionnement, il devait se trouver en ce moment dans le domaine des mécaniciens et des savants, non dans celui des cuisiniers. Du reste, il faut bien avouer, — si insensé que cela puisse paraître, — que la raison primitive de notre expédition souterraine ne s’imposait déjà plus très nettement à notre esprit, et que, durant bien longtemps, une curiosité émerveillée allait seule nous inspirer nos recherches et nos démarches.
Nous nous engageâmes donc dans une des galeries, sans que cela provoquât la moindre résistance de la part des monstres. Ils étaient si affairés ou, pour mieux dire, si intimement liés à leur tâche, qu’il nous semblait dès lors presque inconcevable qu’aucun d’eux, pour une raison ou une autre, pût s’en distraire un seul instant. D’ailleurs, cette harmonieuse intimité entre l’ouvrier et son travail ne cessa pas de nous frapper d’admiration, aussi longtemps que se prolongea notre séjour dans les régions souterraines du Pôle. Ce fut à peine si, sur notre passage, les êtres livides, porteurs d’objets mystérieux, que nous rencontrâmes, se détournèrent pour nous regarder…
Cependant les halètements des machines devenaient toujours plus formidables : on eût dit que nous arrivions au cœur même de ce monde actif, frénétique, prodigieusement vivant, et que nous étions aspirés dans l’une de ses artères par le propre mouvement de sa vie. Nous débouchâmes enfin dans une nouvelle salle plus grande encore que la première où, de seconde en seconde, une énorme bielle d’un métal éblouissant surgissait jusqu’au plafond puis disparaissait presque tout entière, engloutie par un puits rectangulaire aménagé dans le sol. Commandées par cette bielle, une quantité de machines remplissaient mes oreilles de leur multiple bourdonnement. — Nul monstre, à première vue, dans la salle. Cependant, après en avoir fait le tour, nous en découvrîmes deux au sommet d’une tourelle élevée contre la paroi et qui atteignait presque la voûte. Une sorte d’échelle conduisait jusqu’à la plate-forme où ils venaient de nous apparaître. Nous nous enhardissions peu à peu, et, sans même avoir eu besoin de nous concerter, nous allâmes les observer à leur poste.
Quand nous passons dans un village humain, l’image de chaque individu se reflète en nous accompagnée de diverses impressions que traduisent des mots consacrés comme vieux, jeune, laid, joli… Jusqu’ici, en face des habitants du Pôle, nous n’avions pu éprouver rien de semblable. Ils étaient tous également horribles, pareillement vêtus de cuir blanc et à peu près aussi difficiles à distinguer au premier coup d’œil les uns des autres que des chiens de même race dans un chenil. Une fois parvenus au faîte de la tourelle et face à face avec les monstres qui s’y trouvaient, nous eûmes pour la première fois, en considérant l’un d’eux, l’idée très nette de ce qu’était une extrême vieillesse chez les êtres de cette race.
Il se tenait accroupi devant un appareil qui rappelait assez bien par son aspect une machine à écrire et posait de temps à autre un de ses longs doigts sur les touches qui devaient actionner électriquement les machines dont le ronflement retentissait à mes pieds. Il observait aussi avec une attention soutenue une aiguille horizontale qui oscillait près de lui au-dessus d’un plateau gradué ; lorsque la pointe de cette aiguille tendait à se rapprocher d’une raie située au milieu du plateau, le vieux monstre poussait un levier situé à sa gauche et l’aiguille peu à peu reculait. Ceintras, avec quelque apparence de raison, conclut que nous devions nous trouver en présence d’un manomètre. Mais plus que ces détails mécaniques, la physionomie du mécanicien m’intéressait.
Effroyablement ridé, les yeux ternis et suintants, le corps, immédiatement au-dessous de la lèvre inférieure, tout boursouflé par de multiples replis de peau jaunâtre et parcheminée, plus hideux encore, s’il est possible, que la plupart de ses congénères, ce personnage ne m’en inspirait pas moins un étrange respect, tant je le devinais chargé d’ans et de sagesse. A notre arrivée, sans même se tourner vers le monstre d’aspect ordinaire qui se tenait immobile à ses côtés, il émit deux ou trois brefs susurrements auxquels l’autre répondit plus brièvement encore. Le sens de cet entretien me parut évident : « Voilà donc les êtres singuliers dont vous parlez sans cesse ? — Ce sont bien eux. » Après quoi, sans prendre un quart de minute pour nous envisager, il se remit à faire aller méthodiquement ses mains sur le levier et les touches de l’appareil.
Nous partîmes de nouveau à la découverte par la première galerie qui s’offrit à nous, sans trop savoir dans quel sens nous allions, sans peur de ne plus retrouver par la suite notre chemin vers le ballon et le libre ciel. La curiosité nous enivrait véritablement ; nous avions à peine pris le temps de nous étonner devant un spectacle inattendu ou un objet de destination mystérieuse, de nous extasier devant une machine que, déjà, nous brûlions de contempler autre chose de plus inattendu, de plus mystérieux, de plus admirable encore.
Je ne saurais m’attarder davantage à raconter dans l’ordre notre exploration et à décrire les sentiments successifs qui en résultèrent pour nous. Je ne peux en toute raison attacher à ce que j’écris qu’une importance documentaire et le mieux est, dès à présent, de donner un résumé d’ensemble de ce que nous vîmes, et d’exposer les conclusions, — nécessairement hâtives et sans doute erronées bien souvent, — que nous crûmes pouvoir en tirer.
Ce qui frappe à première vue dans le monde polaire, c’est sa relative exiguïté. La lumière violette et la chaleur, la vie et la civilisation qui en sont les conséquences, s’étendent sur un domaine circulaire dont le diamètre ne doit pas excéder de beaucoup douze lieues. Les galeries souterraines rayonnent dans un espace encore moindre. On se trouve évidemment en présence d’une parcelle de la Terre, qui, lors de la formation des banquises éternelles du Pôle, fut épargnée pour des raisons dont une au moins, même aujourd’hui, n’est pas indiscernable et que j’exposerai un peu plus loin. En tout cas notre exploration apportera un argument décisif en faveur de la thèse selon laquelle les glaces des Pôles, sur la Terre et dans les planètes voisines, se sont formées brusquement, à la suite de grands cataclysmes naturels. Donc, séparés à tout jamais du reste du monde par les murailles infranchissables du froid, quelques individus d’une race alors existante, — race d’iguanodons ou d’êtres analogues, — ont pu continuer à vivre aux environs immédiats du Pôle Nord. Ceci admis, on conçoit que la nécessité immédiate d’une lutte à outrance pour la vie dans des conditions aussi défavorables ait aussitôt donné une énorme impulsion au progrès général de l’espèce et que celle-ci ait conquis l’intelligence dès une époque où les ancêtres eux-mêmes de l’homme étaient destinés à rester longtemps encore dans les limbes du possible.
Si le pays du Pôle n’a pas été condamné comme les territoires qui l’entourent à porter pour toujours un fardeau de glaces stériles et mortelles, cela est dû à la présence en cet endroit d’un immense calorifère naturel. Il est probable que les eaux de l’Océan, non loin du continent où je me trouve, s’engouffrent dans les profondeurs de la terre, s’échauffent jusqu’à l’ébullition au contact du feu intérieur, et reviennent ensuite par toutes sortes de canaux à proximité de la surface ; elles jaillissent même çà et là en geisers salés que nous aurions découverts le lendemain même de notre arrivée, si nous avions poussé notre excursion un peu au delà des collines. Ce qui est sûr, c’est que les monstres polaires ont su asservir depuis d’incalculables séries de siècles cette force qui bouillonne au cœur de leur monde. N’ayant jamais eu rien à espérer du ciel, du soleil, de toutes ces vertus naturelles que les hommes se sont accoutumés de bonne heure à prendre pour les attributs de Dieu ou les conséquences de sa bonté, ils nous prouvent merveilleusement aujourd’hui, après avoir transformé à la longue la force qu’ils avaient à leur disposition en principe même de vie, que toute créature douée d’intelligence et de raison risque d’être victime d’une illusion en supposant qu’elle n’est pas pour elle-même son unique Providence.
A la plupart des carrefours du monde polaire on entend le grondement tumultueux de l’eau bouillante emprisonnée dans d’énormes tuyaux de métal. Une fois même, ayant suivi longtemps une galerie qui descendait en pente rapide, nous atteignîmes les bords d’un gouffre colossal tout embué de vapeur suffocante, au fond duquel, invisible, le fleuve souterrain ou une de ses ramifications les plus considérables tombait en cataracte et roulait avec un fracas de tonnerre. Ce fut à peine si dans l’opaque buée nous pûmes distinguer à quelques mètres de nous une immense roue, — fantôme effarant de machine, — qui, entraînée par la force de la chute ou du courant, tournait avec une indescriptible vélocité.
Il est hors de doute (et il me semble qu’on peut pressentir dès à présent ce fait qui un instant plus tôt eût été bien difficile à concevoir) que les monstres polaires fabriquent eux-mêmes la lumière de leurs jours en utilisant cette formidable et inépuisable source d’énergie. Par quels procédés ? Ceintras crut une fois avoir trouvé le secret de l’énigme, — secret dont personne ne pourrait contester le prix. — Mais il n’est plus là aujourd’hui pour me répéter une démonstration à laquelle je ne prêtai sur le moment qu’une oreille distraite et une attention peu familiarisée avec des questions scientifiques aussi ardues. Ce que j’ai retenu, c’est qu’il tenait les habitants du Pôle pour d’extraordinaires électriciens. Je crois aussi me rappeler qu’il considérait en définitive le jour polaire comme le résultat d’une chaleur lumineuse de nature électrique, mais, ceci, je n’ose pas l’affirmer, ni insister davantage, étant à peu près sûr que tout ce que j’écrirais là-dessus ne pourrait apparaître à des savants que comme l’inintelligence et l’incohérence mêmes.
Après avoir été obligé de rester dans le vague sur ce point capital, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je vais à présent donner quelques chiffres précis sur la durée du jour et de la nuit polaire. Comme je l’avais constaté dès la première fois où il me fut possible de ne pas succomber au sommeil, la durée de la nuit était assez brève ; entre la disparition complète de la clarté violette et les premiers signes de son retour, j’ai noté des temps variant à la surface du sol de 3 h. 35 minutes à 3 h. 44 minutes et sous la terre de 3 h. 24 minutes à 3 h. 35 minutes. Ce fut lorsque nous passâmes la nuit dans la salle où nous avions rencontré le vieux monstre et dans les salles situées au même niveau que nous observâmes la moindre durée, d’où je crois pouvoir conclure que la durée augmentait proportionnellement à la distance qui séparait de ce niveau le lieu, — supérieur ou inférieur à lui, — où nous nous trouvions. Le jour n’apparaît pas autrement dans la partie souterraine du Pôle qu’à la surface, à cela près que dans les salles et les galeries situées au-dessous du niveau dont il vient d’être question, il ne s’élève pas du sol, mais tombe de la voûte. Quant au jour, il dure environ seize heures trois quarts.
C’est l’observation des astres et du soleil qui a fourni aux hommes les principes sur lesquels ils se basent pour mesurer les temps. Mais au Pôle, le soleil est un objet inutile et l’on ne doit pas prêter beaucoup plus d’attention aux étoiles du ciel qu’aux pierres de la plaine. Pour diviser pratiquement la durée, le peuple du Pôle se sert de vases d’argile plus ou moins volumineux d’où l’eau s’échappe en minces filets. Tels vases donnent la mesure de la cuisson des poissons, par exemple, tels autres de la nuit, tels autres du jour. Un de ces derniers, qui sont naturellement de dimensions considérables, a été accroché en face de la tourelle où siège le vieux monstre. Un jour que nous avions résolu d’observer minutieusement son manège, nous demeurâmes à côté de lui et de son jeune compagnon jusqu’au moment où l’eau cessa de couler ; aussitôt, s’étant baissé, il poussa un levier placé entre ses pattes ; alors les machines cessèrent peu à peu de ronfler et en moins d’une minute ce fut la nuit, la nuit noire que ponctuaient seulement autour de nous les quatre yeux des monstres, luisants comme des escarboucles.
Le plus vieux de ces deux êtres était donc un des personnages les plus importants de la communauté polaire ; d’une défaillance, d’un oubli ou d’une distraction de sa part risquait de résulter toute une série de conséquences désastreuses : le froid, l’obscurité, la suppression momentanée de l’activité individuelle et sociale, fléaux qu’il pouvait également dispenser dans un accès de colère, par besoin de vengeance, et même, — ce qui sur le moment ne parut pas absurde à mon âme étourdie et bornée d’homme, — par caprice ou par fantaisie. Combien devait être grand aux yeux des habitants du Pôle, de ce monde où tout était produit mécaniquement, même les conditions premières de la vie, le prestige de celui d’entre eux qui surveillait le fonctionnement de la machine cardinale ! Apparemment, il était pour eux un roi, peut-être même un dieu… Telles furent les pensées qui me vinrent tout d’abord à l’esprit. Des constatations ultérieures devaient les modifier singulièrement, ou tout au moins me prouver que, pour prononcer ou écrire à propos de créatures si éloignées de nous des mots comme respect, prestige, royauté, divinité, il fallait être influencé par un présomptueux anthropomorphisme. Il est probable (et je me contente de dire : il est probable) que leurs notions intellectuelles ne doivent pas essentiellement différer des nôtres, que les théorèmes géométriques sont vrais pour eux comme pour nous, mais ce qui est sûr c’est que leur morale et leur moralité ne rappellent en rien les confuses collections d’habitudes héréditaires auxquelles ces termes servent d’étiquettes dans les langages humains.
Ce monde étant clos comme une prison, le nombre de ses habitants doit être rigoureusement limité dans l’intérêt même de la conservation de l’espèce, et nul ne peut y vivre sans avoir une raison expresse de vivre, sans accomplir une tâche précise et inévitable. L’humanité est trop vaste et trop complexe pour que des siècles ne nous séparent pas encore du jour où elle réalisera son idéal social, si tant est qu’elle le réalise jamais ; même aux yeux des plus optimistes nos mœurs, nos lois et nos gouvernements actuels ne peuvent être autre chose que de grossières ébauches, sinon de ridicules caricatures de cet idéal inaccessible ou infiniment lointain. En revanche, dans le microcosme polaire, tout est si merveilleusement réglé et ordonné que, devant les moindres manifestations de son activité, on a l’impression de ce déterminisme harmonieux qui préside aux mouvements des machines. Qu’un organe de cette machine soit défectueux, on le supprime sans vaine et misérable pitié et on le remplace par un autre qu’on a sous la main, tout prêt. En effet, nous ne tardâmes pas à constater au cours de notre exploration souterraine que certains monstres, ceux surtout qui étaient chargés de fonctions importantes, difficiles et dont l’exercice exigeait une certaine accoutumance, avaient toujours à leurs côtés un « double », un compagnon immobile et attentif dont ils ne se séparaient pas et qui était indubitablement leur successeur éventuel.
Nous assistâmes presque consécutivement à trois suppressions de monstres. Ils s’égorgèrent eux-mêmes, tout simplement, sans que ceux de leurs congénères qui assistaient à cette étrange opération parussent manifester aucun trouble. Encore une fois, sur de tels visages, il est impossible qu’un homme lise les sentiments avec quelque certitude ; cependant de l’attitude des victimes, de la tranquillité avec laquelle elles allaient présenter leur gorge à une machine d’où surgissait une sorte de poignard après un déclic qu’elles provoquaient de leur propre main, il faut conclure que ce droit à la vie que réclament si éperdument les humains sur la foi de quelques-uns de leurs prophètes moraux est remplacé chez les créatures polaires par la conviction profondément enracinée de la nécessité de la mort en certaines circonstances.
Aussi, les vieux monstres sont-ils infiniment rares ; en ce qui me concerne, tant que j’ai vécu parmi le peuple du Pôle, je suis à peu près persuadé de n’en avoir rencontré qu’un. Et, à franchement parler, si l’on excepte quelques fonctions où une grande habitude et une extrême pondération sont les qualités requises, il est bien évident qu’au delà d’un âge relativement peu avancé, l’individu devient inférieur à lui-même et à sa tâche. C’est aux vieillards que, par suite d’une inexplicable aberration, sont confiés les emplois les plus considérables dans les sociétés humaines. Quelles ne seraient pas la force et la vitalité d’une nation moralement et matériellement dirigée par des hommes de moins de quarante ans ! On parlera du respect dû aux vieillards ? Le respect consiste-t-il à les laisser remplir avec une incapacité fatale diverses missions dont d’autres s’acquitteraient mieux qu’eux ? Mais on se dit : Cela leur est bien dû et, après tout, les affaires vont leur train tout de même ; laissons-les mourir à leur poste : nul n’en souffrira !
Ainsi la gérontocratie entrave le progrès humain. Est-ce à dire qu’il faudrait logiquement supprimer les vieillards, ou limiter la vie à un certain âge chez les hommes comme au Pôle ? Non, puisque l’humanité possède un domaine vaste et riche qui lui permet de supporter des inutilités sans détriment immédiat pour elle ; il suffirait de généraliser le système des retraites, de le rendre obligatoire au delà d’un âge variant selon les fonctions, et de ne pas accorder à l’impuissance d’autre importance que celle qu’elle mérite. Mais, au Pôle, devant la nécessité de réaliser un maximum d’énergie avec un minimum d’encombrement, il a fallu de bonne heure et probablement de tout temps se résigner à ne laisser personne mourir de vieillesse.
Du reste, la suppression de tel ou tel monstre n’offre pas simplement un intérêt négatif, puisque les autres tirent parti de sa dépouille pour fabriquer de la graisse et du cuir. C’est ce qui explique pourquoi, à première vue, nous avions pris pour la peau même des monstres les vêtements de cuir blanc qui s’adaptent si parfaitement à leurs corps. Certains d’entre eux conservent même le cuir du crâne et le transforment pour leur usage personnel en une sorte de capuchon bizarre et compliqué. Il nous parut par la suite que c’était la parure distinctive des femelles. La coquetterie féminine serait-elle un sentiment profond et essentiel au point de pouvoir, à l’exclusion presque absolue de tout autre, coexister dans une certaine mesure chez deux races radicalement différentes ?… Quant à la graisse, bien qu’il y ait au Pôle des gisements d’huile minérale et que les monstres n’ignorent pas l’art de l’extraire du sol, ils s’en servent ordinairement pour adoucir les frottements des parties les plus délicates de leurs machines. Avant de se récrier d’horreur sur tout cela, qu’on réfléchisse que, dans la faune polaire, il ne se trouve pas de gros animaux et que, pour produire cette graisse et ce cuir, objets indispensables, force est au peuple du Pôle de se contenter des éléments qu’il a sous la main.
Peu de temps après avoir quitté la salle où s’agitait la grande bielle éblouissante, nous tombâmes dans une véritable nursery. Sous la surveillance de quelques femelles, nous vîmes s’ébattre une vingtaine de petits monstres qui, à notre approche, saisis d’une folle terreur, allèrent se blottir dans le giron de leurs gardiennes ; ils avaient des fronts énormes, disproportionnés, où rayonnaient au-dessus de chaque œil des faisceaux de grosses veines frémissantes ; leur peau était d’une blancheur lactée ; l’aspect de leurs membres donnait une impression extraordinaire de fragilité, d’inconsistance même, et malgré ma curiosité je n’osai pas m’emparer de l’un d’eux qui, en fuyant, passa presque à portée de ma main, par crainte de l’écraser ou de le briser. Tout autour de la salle, — preuve définitive de la nature saurienne du peuple du Pôle, — des œufs étaient alignés sur des appareils du genre de nos couveuses artificielles. Leurs dimensions étaient à peu près celles des œufs d’autruches, mais, en l’absence de tout tégument calcaire, ils n’avaient qu’une enveloppe membraneuse bleuâtre, diaphane, à travers laquelle apparaissait la silhouette courbe du monstre près d’éclore.
Nous assistâmes même, deux jours plus tard, à l’éclosion en masse de ces œufs. Les nouveau-nés, qui étaient presque immédiatement capables d’aller et venir tout seuls, furent examinés par dix monstres de sexes divers qui en firent un triage minutieux, placèrent les uns dans de petites niches aménagées contre le mur, et entassèrent sans précaution le plus grand nombre dans des cages de fer. Ensuite, deux nouveaux monstres survinrent qui ouvrirent un robinet aménagé dans un coin et remplirent d’eau bouillante une bassine de métal où les cages et les petites créatures grouillantes furent plongées sans plus de façon. Nous n’avions pu assister à ce spectacle sans éprouver un sentiment de révolte ou d’écœurement ; ce fut bien pis lorsque, quelques instants plus tard, nous eûmes l’occasion de voir comment se terminait cette atroce cérémonie.
L’animation, dans la nursery, devenait de plus en plus grande. De toutes parts le peuple du Pôle accourait ; la salle étant à peu près comble, quelques-uns se postèrent aux portes, en défendirent l’accès et expulsèrent même certains des derniers venus. Quand l’eau de deux horloges polaires qui se trouvaient au-dessus de la bassine se fut complètement écoulée, on retira les cages de l’eau, les jeunes monstres bouillis des cages, après quoi les assistants les répartirent entre eux équitablement et se mirent à les manger avec divers gestes qui exprimaient à n’en point douter la plus véhémente satisfaction. La nuit tomba brusquement là-dessus. A la lueur de la lanterne dont nous étions munis, nous pûmes voir arriver le vieux monstre de la tourelle qu’on laissa entrer par faveur, sa tâche terminée, et qui prit sa part de ce répugnant régal avec un bruit joyeux et solennel de mâchoires.
Ce fut même, soit dit en passant, la seule circonstance où nous eûmes l’occasion de constater au Pôle quelque chose qui ressemblât de près ou de loin à un repas en commun. En général, les monstres, à toute heure et sans interrompre leur travail, grignotaient quelques bribes de poissons ou de ptérodactyles à demi carbonisés dont ils avaient toujours une ample provision dans leurs poches.
Je comprends que personne en lisant ce récit ne puisse se défendre de l’horreur que j’ai ressentie moi-même. Il faut bien dire cependant qu’il n’existe à cette horreur de légitimes raisons que dans la mesure où nous nous plaçons à notre point de vue humain ; et un esprit libre ou simplement sensé estimera que le point de vue humain ne saurait représenter rien d’idéal ou d’absolu. D’abord, ce ne sont pas à proprement parler leurs enfants que mangent les monstres polaires ; le mot de famille (comprendraient-ils pour le reste notre langage) ne signifierait rien pour eux. La reproduction, dans leur société, est assurément considérée comme une mission générale dont chaque individu doit s’acquitter en plus de sa tâche particulière. Point de pères, de mères, ni d’enfants. Les œufs, immédiatement après la ponte, sont remis à des fonctionnaires qui les font éclore par des procédés mécaniques ; ils sont anonymes et appartiennent à la collectivité. D’autre part, ne l’oublions pas, c’est pour la race polaire une question de vie ou de mort que la population n’excède pas un certain nombre ; il faut donc nécessairement sacrifier quelques-uns des petits. Ceci entendu, on excusera aussi le peuple du Pôle de laisser éclore ces condamnés à mort et de les manger, puisqu’il se procure ainsi, pour le même prix, sans surcroît de peine, une nourriture qu’il juge substantielle et succulente. Du reste, pour bien montrer que certaines règles de moralité qu’on juge volontiers éternelles et imprescriptibles varient selon les époques et les habitudes au cœur même de la patrie humaine, je rappellerai qu’il y a cinquante ans, chez certaines peuplades de l’Océanie, c’était le fait d’un fils respectueux et bien élevé d’égorger son père chargé d’ans et d’en manger la chair ingénieusement accommodée… Bien entendu, je n’ai eu nullement l’intention d’écrire ici un panégyrique des coutumes polaires ; je me borne à faire constater que toutes ces coutumes sont les conséquences d’une clairvoyante et implacable raison.
Ce fut durant une période à peu près équivalente à la durée de huit jours terrestres que nous recueillîmes au hasard ces observations ; naturellement, par la suite, elles se complétèrent et s’ordonnèrent peu à peu dans mon esprit. — A présent, par suite de cette facilité avec laquelle les monstres semblent avoir toujours pris leur parti des actes que nous accomplissions contre leurs désirs, nous circulions à notre gré dans le monde polaire ; les trappes, aux heures claires comme aux heures sombres, restaient ouvertes, mais, bien que pourvus d’une lanterne à acétylène et d’une bonne provision de carbure, nous profitions de la nuit pour aller manger ou dormir dans le ballon. A ce moment-là, d’ailleurs, le sous-sol du Pôle n’offrait plus grand intérêt. Le bourdonnement des machines faisait trêve, il n’y avait plus dans les longues galeries et les hautes salles que du silence et de l’immobilité et tandis que, parmi les monstres, les uns s’étendaient sur le sol pour prendre les courtes minutes de repos dont se contente leur organisme, les autres erraient sur les rives du fleuve en quête de plantes à cueillir, de poissons à pêcher ou chassaient les ptérodactyles dans les cavernes de la colline.
Ce fut absolument par hasard que nous nous trouvâmes face à face avec notre moteur, alors que le souci de le reconquérir avait été relégué au second plan de mon esprit tout occupé de tant de merveilles. Il était logé au fond d’une grande alvéole aménagée dans la paroi d’une galerie où nous passions pour la première fois, et de solides barreaux de fer scellés en plein roc et dressés parallèlement devant lui comme les barreaux d’une cage le protégeaient contre nos tentatives probables de rapt. Mais quelle que fût notre émotion à sa vue, elle s’effaça presque entièrement devant celle que nous valut la présence affolante d’une autre chose, à côté de lui…
Un crâne humain !… Oui, légèrement incliné en arrière dans un des angles de ce réduit, un crâne humain me regardait avec les trous de ses orbites. Ceintras, qui l’avait aperçu en même temps que moi, immobile et incapable de prononcer une parole, le désignait du doigt, les yeux hagards, la bouche convulsée. Lorsque je parvins à me ressaisir, je vis également à côté du moteur et du crâne divers produits de l’industrie humaine qui ne nous avaient pas appartenu : un couteau, un revolver, une boussole, des fragments de l’enveloppe d’un aérostat et d’une nacelle d’osier. Nous avions devant nous une sorte de musée où les monstres rassemblaient tous les documents qu’ils possédaient touchant les créatures qui, pour la deuxième fois, leur arrivaient par les chemins du ciel. Un nom entendu jadis réapparut brusquement dans les régions claires de ma mémoire :
— Andrée ! m’écriai-je… Ce sont les vestiges de l’expédition Andrée…
— Je sais, je sais, j’avais compris, murmura Ceintras comme du fond d’un cauchemar.
Puis une sinistre exaltation succédant soudain à son accablement, il fit un bond, tendit un poing menaçant et furieux dans le vide et hurla :
— Oui, c’est lui, et ils l’ont tué… et c’est le sort qu’ils nous réservent… Ah ! misère de nous !…
Mais moi, c’était un sentiment plus affreux encore que la peur de la mort qui me torturait. Je ne crois pas que le Destin ait jamais préparé pour une créature pensante une aussi cruelle désillusion avec autant de raffinement : j’avais sacrifié ma vie à mon rêve, et ce sacrifice était vain… Un autre homme au moins avant moi avait foulé ce sol, contemplé ce paysage hallucinant, ces êtres horribles et impitoyables… J’eus un rire strident, prolongé, dont le bruit m’épouvanta moi-même et qui me parut, en s’échappant malgré moi de ma poitrine, froisser, déchirer, écorcher jusqu’au sang les nerfs de ma gorge. Puis je sentis tout mon être chavirer et, m’étant appuyé pour ne pas tomber aux barreaux de fer qui emprisonnaient ma dernière espérance, j’éclatai en sanglots.
Encore quelques jours s’écoulèrent. Le calme revint peu à peu dans nos esprits, dans celui de Ceintras par suite de son ordinaire versatilité, dans le mien lorsqu’il me fut arrivé de concevoir une hypothèse rassurante et d’ailleurs parfaitement vraisemblable.
En effet, l’étonnement, la stupéfaction, ni aucun sentiment analogue ne pouvait suffire à expliquer l’attitude des monstres au début de notre séjour, les précautions inouïes qu’ils avaient prises pour ne pas se montrer, leur fuite éperdue à notre approche. Cette terreur que nos actes ne justifiaient pas, ils l’éprouvaient à peu près sûrement sur la foi d’une expérience antérieure à notre venue ; sans doute l’aéronaute Andrée, saisi d’horreur, s’était comporté brutalement ou cruellement avec eux. Peut-être s’étaient-ils vengés par la suite, peut-être aussi l’expédition Andrée avait-elle été anéantie par les maladies et les privations… En tout cas, à présent, nos hôtes semblaient quelque peu rassurés et, si nos relations demeuraient stationnaires, s’ils ne faisaient rien pour les rendre plus étroites, cela devait provenir d’un reste de méfiance.
C’était de cette méfiance qu’il aurait fallu les guérir à tout prix.
Malheureusement, Ceintras ne s’y prêtait en aucune manière. Sa folie ne se manifestait guère plus que par des actes stupides ou déplacés et des entêtements ridicules, mais cela suffisait parfaitement à gâter tout. A partir du moment où nous pénétrâmes dans les souterrains, il devint évident que la force mystérieuse qui provoquait le sommeil magnétique ne s’exerçait plus contre nous, et il en fut de même lorsque nous eûmes repris l’habitude de passer les nuits dans la cabine du ballon ; les monstres avaient sans doute compris que nous possédions un moyen d’éviter le sommeil, leur curiosité, d’autre part, était satisfaite et, ne l’eût-elle pas été, ils osaient sans trop de crainte s’approcher de nous à n’importe quel moment. Ceintras n’en continua pas moins, malgré mes supplications, à ingurgiter des quantités d’alcool considérables. Jusque-là, nous avions pu, à la tombée de la nuit, en prendre beaucoup sans courir le risque de l’ivresse, parce que la force stimulante du breuvage était toute entière employée à neutraliser la torpeur qui s’abattait sur nous ; mais, maintenant, lorsque Ceintras déraisonnait ou agissait inconsidérément, c’était plus souvent par ivresse que par folie.
Aux heures où il faisait preuve de bon sens, il examinait avec un plaisir fiévreux les puissantes machines, prenait des notes, levait des plans et me disait parfois :
— Ah ! si jamais nous revenons, de quel progrès l’humanité ne me sera-t-elle pas redevable ! De toutes les connaissances accumulées péniblement par le peuple du Pôle au cours d’une infinité de siècles, elle s’enrichira brusquement, pareille à un promeneur qui trouverait sur sa route un trésor inattendu !
Ces notes, ces plans, il les gardait toujours sur lui. Comme je regrette aujourd’hui de ne pas les avoir entre mes mains pour les joindre à ces pages, et comme je lui aurais demandé des explications si j’avais pu prévoir alors ce qui est arrivé !
D’autres fois nos pas nous ramenaient vers le moteur. Depuis quelque temps, — on s’était sans doute aperçu que nous avions découvert la cachette, — deux ou trois monstres restaient devant lui à poste fixe, avec la mission évidente de surveiller nos agissements. Alors Ceintras était envahi de furieuses colères que j’avais grand’peine à réprimer.
— Je ne sais ce qui me retient, me disait-il, de me jeter sur ces êtres stupides, de les assommer, de les écraser, de m’emparer par force du moteur !
Ensuite il demeurait de longues heures bougon et hargneux, injuriait les monstres, les bousculait au passage, et ceux-ci levaient sur nous de grands yeux doux et inquiets.
— Ce n’est pas raisonnable, lui répétais-je. Calme-toi, tu vas les effrayer.
Alors il me raillait sur ce qu’il appelait mon « penchant polaire » et prétendait que je me sentais un cœur de frère pour ces ignobles individus. Et ses moments de bonne humeur n’étaient guère moins redoutables. Il devenait facétieux, taquinait les monstres. Rien ne le réjouissait davantage que de leur envoyer la fumée de ses cigares à la figure pour les voir ensuite agiter la tête avec ennui, et il renouvelait à l’infini cette plaisanterie qu’il jugeait spirituelle. Incontestablement, cela leur était désagréable, et il fallait qu’ils fussent doués d’une patience plus qu’humaine pour supporter comme ils le firent le bizarre caractère de mon compagnon.
Cependant, à mesure que le temps passait, Ceintras devenait de plus en plus nerveux, — son régime d’ivrognerie y était bien pour quelque chose, — et je pressentais qu’un moment arriverait où je serais définitivement incapable de le maîtriser. Et alors, qu’adviendrait-il ? Il m’était impossible de me débarrasser un instant de cette inquiétude… Or, un jour où nous revenions tous deux silencieux et lassés vers le ballon, une soudaine exclamation de mon compagnon me fit tressaillir.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je.
— Le moteur, s’écria-t-il, le moteur !…
Je mis un certain temps à me rendre compte. La réponse de Ceintras avait suscité en moi une espérance à laquelle je n’osais pas m’abandonner encore ; je crois même que je tins les yeux clos pendant un quart de minute pour qu’elle ne s’évanouît pas trop brusquement. Mais il fallut bien me rendre à l’évidence. Profitant de notre absence pour ne pas être gênés dans leurs opérations, les monstres avaient remis à la place voulue la lourde masse du moteur. Agenouillé près de lui, Ceintras le touchait, le caressait et répétait d’une voix tremblante d’émotion :
— Il est intact… il est intact…
Et, pour la première fois depuis notre arrivée au Pôle, je ne trouvais plus dans ses regards cette indécision et ce vague qui donnaient à son visage une si angoissante expression d’hébétement ou de folie.
— Mon ami, continuait-il, nous allons partir, revenir auprès des hommes. Il ne faut pas attendre ; je vais vérifier les boulons, roder les soupapes et, dès ce soir, je pense que nous pourrons dire adieu au Pôle pour toujours.
— Mais auparavant, dis-je un peu inquiet encore, il faudrait délivrer le ballon de l’aimant qui le retient. Et pour cela, comment faire ?
— C’est vrai, comment faire ? répéta-t-il.
Ses yeux se tournèrent un instant vers la longue pierre brune où des liens invisibles entravaient l’essor de notre machine.
— Je vais démolir les amortisseurs, reprit-il après avoir réfléchi.
— Je ne te le conseille pas, répondis-je. Attendons encore. Puisqu’ils nous ont rapporté le moteur, c’est qu’ils veulent bien nous laisser partir et ils doivent comprendre que cela nous est impossible tant que le ballon adhérera à l’aimant.
— Mais alors, pourquoi ne nous ont-ils pas délivrés tout de suite ?… Écoute, nous ne pouvons pas attendre leur bon vouloir ; le temps nous presse, il nous reste tout juste assez d’hydrogène… Et puis, s’ils allaient changer d’idée ? Ou si nous nous méprenions une fois de plus sur leurs intentions ?… Crois-moi, il vaut mieux sans plus tarder nous mettre à l’œuvre.
Avec des branches et de la terre nous édifiâmes une sorte d’échafaudage destiné à soutenir le ballon lorsque l’amortisseur de l’avant aurait été déboulonné. Cette opération fut longue et pénible. Nous en vînmes à bout cependant, mais, lorsque nous nous mîmes en devoir d’enlever l’amortisseur, il s’échappa de nos mains et alla de tout son long se coller sur la pierre brune. Le ballon oscilla, la poutre armée parut se ployer… Il y eut un léger craquement que suivit un long hurlement de douleur. Je fermai les yeux… Lorsque je les rouvris, notre échafaudage avait été écrasé comme un fétu, l’extrémité de la poutre métallique adhérait à son tour à l’aimant et Ceintras, que l’énorme masse avait entraîné dans sa chute, se débattait à plat ventre par terre en faisant de vains efforts pour dégager son bras gauche enfoui sous un amoncellement de décombres.
Par une chance extraordinaire le ballon, malgré la violence du choc, ne semblait pas avoir été endommagé. Mais, incliné en avant, il avait un aspect chaviré tout à fait lamentable, il évoquait l’idée sinistre d’une épave après un naufrage sans espoir. Et une fois de plus je me sentis accablé par le sentiment d’une puissance contre laquelle l’intelligence humaine n’est rien, ne peut rien.
Tandis que j’allais au secours de Ceintras, quelque chose me frôla légèrement. Attirés sans doute par ses cris, deux monstres venaient d’arriver. Ils se mirent aussitôt à converser en agitant ridiculement leurs bras trop courts. Et moi, comme s’ils avaient pu m’entendre, m’étant jeté à genoux devant eux, je les suppliais de nous venir en aide !
— Sales bêtes, ignobles bêtes ! hurlait Ceintras, le corps crispé par la souffrance et la colère.
— Tâche d’être calme et de te taire, suppliais-je.
— C’est facile à dire… Mais je souffre… oh ! je souffre, j’ai certainement un doigt écrasé…
A ce moment, les monstres se penchèrent vers lui, et, avant qu’il m’eût été possible de prévenir son mouvement, de sa main restée libre il frappa violemment l’un d’eux au visage. Le monstre bondit en arrière en poussant un cri, puis après quelques susurrements, il disparut avec son compagnon.
— Mon pauvre ami, que viens-tu de faire, dis-je doucement à Ceintras. Ils ne voulaient pas te faire de mal, ils s’approchaient pour voir ce qui nous arrivait, pour te délivrer peut-être… Mais, de grâce, ne t’agite pas ainsi, tu vas te blesser davantage…
Et m’étant accroupi près de lui, je m’efforçai de le maintenir immobile en attendant qu’il se calmât.
Bientôt nous aperçûmes une trentaine de monstres qui s’avançaient vers nous. Ils portaient des outres de cuir blanc et divers instruments étranges.
— Cette fois, plus de doute : ils veulent nous tuer ! s’écria Ceintras, en se cramponnant à moi.
— Mais non, regarde : ils viennent à notre secours.
Déjà, grouillement affairé, ils circulaient autour de nous et répandaient sur toute la surface de l’aimant un liquide épais et rougeâtre dont les outres étaient pleines… Peu à peu l’adhérence diminua et bientôt Ceintras put facilement dégager son bras ; il avait l’ongle de l’annulaire à peu près arraché et toute la main meurtrie, mais dans sa surprise joyeuse, il ne songea guère à se plaindre. Cependant, à l’aide de leviers métalliques, les monstres relevaient le ballon. Après quoi, ils reboulonnèrent les amortisseurs avec une dextérité merveilleuse et, de nouveau, l’immense appareil oscilla aux moindres poussées.
— Ah ! murmura Ceintras, ils veulent bien que nous partions, ils sont bons, ils sont meilleurs que les hommes !
Et, se jetant sur un monstre qui se trouvait tout près de lui, il le prit dans ses bras et le couvrit de caresses. Celui-ci ne parut pas apprécier outre mesure cette amicale démonstration ; il se dégagea de l’étreinte de mon camarade, et s’en fut en se secouant, en gloussant et en le regardant d’un air dégoûté par-dessus son épaule.
Peu à peu, tous les monstres, à l’exception de quatre, retournèrent à leur travail souterrain. Durant l’heure que durèrent nos préparatifs, ceux qui nous tinrent compagnie ne nous quittèrent pas des yeux et épièrent avec minutie tous nos mouvements. Nous constatâmes que, grâce à l’excellente qualité de notre enveloppe, il ne s’était produit, depuis le gonflement qui devait remonter au moins à un mois, qu’une déperdition insignifiante d’hydrogène ; trois de nos obus de réserve suffirent à produire la tension nécessaire. Enfin, le ronflement du moteur se fit entendre, les gaz s’échauffèrent, toute la machine se tendit et grinça… Une minute encore et nous ne toucherions plus à cette terre d’horreur… Soudain deux des monstres qui se trouvaient là sautèrent dans la partie découverte de la nacelle. Nous crûmes un instant qu’ils allaient encore contrarier nos projets, et Ceintras parlait déjà de les expulser, de force, mais, attentifs à nos manœuvres, ils s’accroupirent dans un coin et restèrent immobiles, tandis que le ballon quittait le sol.
— Alors nous les emmenons avec nous ? dis-je absolument interloqué.
— Mais oui, puisqu’ils veulent venir…
Nous nous regardâmes et nous éclatâmes stupidement de rire.
— Dis donc, continuai-je après quelques minutes de silence, là-bas, chez les hommes, qu’est-ce que nous en ferons ?
— Nous les piloterons à travers Paris…
— Oh ! oh ! Les vois-tu dans le monde, dans un restaurant à la mode, sur les boulevards, à l’Opéra ?…
— Bah ! ils feraient très bien dans une loge d’avant-scène. Et ils auraient un de ces succès !
De nouveau, ce furent des rires. J’étais singulièrement énervé et Ceintras, traversant une passe de bonne humeur, trouvait partout des occasions de la faire sonner bien haut. Mais à ce moment un des monstres se tourna vers nous, et son regard avait quelque chose de si humain que je devins subitement grave.
— Ceintras, nous avons tort de nous moquer… Qui sait ce qui peut résulter du contact de leur intelligence avec notre civilisation ?
— Tu ne vas pas prétendre qu’ils sont plus intelligents que les hommes ?
— Plus intelligents, je n’en sais rien, mais ils le sont autrement. En tout cas, ils connaissent des choses que nous ignorons encore…
— Et ils en ignorent que nous connaissons depuis longtemps. En réalité, il existe un abîme infranchissable entre eux et nous. Et puis, tiens, regarde-les, absorbés depuis notre départ dans la contemplation stupide du moteur. Ce sont des brutes, de simples brutes, te dis-je, qui n’auront pour l’humanité qu’un intérêt scientifique et, pour nous, celui de la réclame qu’ils nous feront, quand la foule se pressera pour les contempler… au jardin d’Acclimatation !
Mon cœur, en vérité, se serra devant la probabilité de cette injustice. Certes, Ceintras avait résumé avec clairvoyance l’opinion des hommes à notre retour prochain : n’ayant pas connu les merveilles du monde polaire, ils n’admettraient pas de longtemps que ces singulières créatures fussent autre chose que des animaux… — Cependant, malgré le vent contraire, nous avancions à une assez bonne allure. Déjà les murailles de brume qui encerclent le territoire polaire devenaient plus proches. Dans quelques minutes allait disparaître l’obsession de cette fatigante clarté violette qui, même lorsqu’on ferme les yeux, persiste en taches lumineuses sous les paupières, et les deux monstres qui nous accompagnaient, laissant un univers dont on peut apercevoir les limites et compter les habitants, pénétreraient dans un autre univers dont l’étendue immense est peuplée d’êtres innombrables.
— Demain peut-être, dit Ceintras, nous nous demanderons si tout cela n’a pas été un pénible cauchemar.
— Mais les deux monstres seront là pour nous prouver que nous n’avons pas rêvé.
Il y eut un silence que je rompis brusquement :
— Écoute, Ceintras, si tu le veux, notre voyage, en effet, ne sera qu’un rêve. Tout se passera comme si ce monde n’avait jamais existé. Nous allons atterrir, déposer ces deux êtres, revenir sans eux chez les hommes et ne jamais parler de ce que nous avons vu.
— Tu es fou !
— Non, je ne suis pas fou, mais, ces créatures, que vont-elles devenir sous la lumière du jour, sous la chaleur du soleil, parmi des hommes qui finiront par comprendre, et qui viendront ici en masse ?… Et tu connais les hommes aussi bien que moi, tu sais quelles compagnes les suivront au Pôle : la cupidité, la discorde, la haine. Ils détruiront la splendide organisation, l’entente admirable de ce petit peuple ; ils troubleront tout, bouleverseront tout, pilleront tout. Et si ces êtres se révoltent, essayent de lutter, les hommes, répandant la mort après la ruine, les massacreront sans pitié jusqu’au dernier… Nous pouvons nous passer d’eux, ils peuvent se passer de nous… Crois-moi, ne nous faisons pas les complices conscients du plus effroyable des crimes.
— Tout ce que tu me dis est très juste et très beau, répondit Ceintras ; mais, étant donnés les progrès de la navigation aérienne, d’autres que nous accompliront sous peu à leur tour le voyage que nous fûmes les premiers à entreprendre ; et, puisque ce pays doit fatalement être bientôt connu des hommes, je suis disposé à ne céder à personne l’honneur de l’avoir découvert.
Je ne répondis pas. J’étais forcé de reconnaître en moi-même que, pour la première fois, Ceintras défendait son amour exagéré de la gloire avec les arguments irrésistibles de la raison… Et déjà quelques centaines de mètres à peine nous séparaient du gris sombre de la banquise. Plus pressé d’atteindre ce que nous considérions comme le salut définitif à mesure que nous en approchions, Ceintras actionna la pédale de l’accélérateur ; le bruit haletant du moteur se précipita au point de devenir une sorte de sifflement ininterrompu. Par les hublots nous vîmes, à la limite du monde polaire, une foule de monstres rassemblés comme pour nous contempler une dernière fois. Alors nos compagnons, s’étant penchés à la balustrade, poussèrent tous deux à la fois un cri perçant ; nous nous imaginâmes un instant qu’ils lançaient à leurs frères un suprême adieu ; mais, presque aussitôt, nous perçûmes une légère secousse, la poutre armée se balança et il nous fut facile de comprendre que nous n’avancions plus.
— Ils se sont moqués de nous, s’écria Ceintras tout blême, d’une voix rauque.
— Ils se sont moqués de nous, répétai-je machinalement…
— Ah ! mais… ah ! mais, ça ne se passera pas ainsi… Ils me le paieront cher…
Et, les lèvres écumantes, les yeux exorbités, Ceintras se jeta sur l’un des monstres dont il enserra le cou goîtreux dans l’étau de ses doigts. La bouche du supplicié s’ouvrit démesurément, de longs spasmes d’agonie secouaient son corps et jamais mieux que sous l’effet de la souffrance et de la peur, je ne vis une flamme vraiment humaine briller au fond des yeux d’une de ces créatures… L’autre monstre s’était réfugié en tremblant derrière moi, et, envahi soudain d’une instinctive pitié, je tentai d’implorer la miséricorde de Ceintras.
— Tu vois bien, tu vois bien que tu les soutiens, que tu t’entends avec eux contre moi ! ricana-t-il.
Il s’avança vers nous, menaçant, comme pour nous assommer à notre tour. Mais le monstre à moitié étranglé essayait de se remettre debout ; alors Ceintras revint vers lui, et, s’étant emparé d’un long couteau qu’il trouva dans la cabine, il tailla, coupa, déchira sauvagement… Quand le ballon eut atterri sur un aimant pareil à celui qui l’avait tenu captif durant près de trois semaines, Ceintras s’acharnait toujours sur un horrible tas de chair sanguinolente que des frissons agitaient encore par moments. Rapidement, j’aidai le deuxième monstre presque paralysé par l’effroi à franchir la balustrade. Mais, tandis que je débrayais les hélices et arrêtais le moteur à tout hasard, Ceintras, profitant de ce que j’étais occupé ailleurs, bondit à son tour hors de la nacelle, s’élança vers le monstre et ses congénères, et disparut à leur suite dans un souterrain qui s’ouvrait tout près de là.
Je ne crois pas avoir tout d’abord ressenti trop fortement la désillusion. Bien souvent, dans mes courts sommeils, j’avais étrangement rêvé que tout notre voyage au Pôle n’était qu’un rêve, ou que nous pouvions en partir enfin… Puis venait l’atroce réveil, et j’avais à la longue quelque peu pris l’habitude de ces réveils-là… Ce faux départ cruel ressemblait en somme au début d’un de mes rêves familiers, et la réalité continuait, et elle ne me paraissait pas, dans l’état d’accablement physique et moral où je me trouvais, devoir continuer autrement que depuis notre premier atterrissage forcé au cœur du monde polaire.
Le paysage était à peu près le même ; seulement, c’était à présent à quelques pas du ballon que commençait la région du froid. Nous avions laissé le fleuve assez loin de nous, et tel que je le vis par la suite, plus étroit et très peu profond, il était là tout près de sa source, c’est-à-dire de la banquise. Une lépreuse végétation de gazons et de fougères avait peine à vivre dans ces parages et, déjà, par places, avant de se couvrir pour des lieues et des lieues d’un manteau de glace, la chair ocreuse du sol était nue. Lorsque la nuit polaire tomba, la température devint très basse. Je grelottai longtemps stupidement assis au seuil de la cabine. Mais ce fut, je pense, ce froid dont je n’avais pas souffert jusque-là qui me donna soudain le sentiment de ma nouvelle situation et de ma détresse. Alors me levant et jetant les yeux autour de moi j’aperçus la dépouille informe et sanglante du monstre assassiné…
Et Ceintras ?… Qu’était devenu Ceintras ?… A quels excès n’avait pas dû l’entraîner depuis quelques heures une démence à présent furieuse ? La rapide contemplation de quelques images qui se dessinèrent dans mon esprit à la suite de cette pensée suffirent à transformer mon abattement en colère. Je me persuadai à ce moment que tout le mal venait de Ceintras, que s’il n’avait pas été fou nous aurions pu nous entendre tôt ou tard avec les monstres. Il fallait se mettre à leur place : deux créatures d’une race inconnue leur apparaissaient, qui construisaient des machines, parlaient, se tenaient debout, connaissaient l’usage des vêtements et qui, par conséquent, devaient logiquement passer à leurs yeux pour raisonnables ; mais il s’était trouvé que, de ces deux créatures, l’une, frappée de folie, n’agissait plus selon la raison. Qu’en pouvaient-ils conclure sinon que dans notre espèce la raison n’existait en quelque sorte qu’à titre d’accident, imparfaitement et incomplètement, et que, par suite de cette infériorité, jointe à une brutalité incompréhensible, nous risquions de devenir pour eux des fléaux ? Hélas ! c’était en vain que j’avais tout tenté pour les rassurer ! La démence criminelle de Ceintras venait de détruire en quelques instants mon œuvre de patiente sagesse, et il n’était pas besoin de faire entrer en ligne de compte tout ce qu’il avait pu commettre depuis sa dernière disparition pour estimer que le plus faible espoir d’arranger les choses devait être abandonné désormais.
« Ah ! pensai-je, ma faute est d’avoir cru que les vieilles lois de pitié humaine méritaient d’être observées encore hors du domaine de l’humanité. Des circonstances nouvelles dictent des lois nouvelles, et la stricte raison me commandait d’immoler Ceintras, dès l’instant où sa folie m’était apparue comme inguérissable… Me plaçant en dehors de toute considération personnelle, j’aurais dû tuer un homme pour ne pas en condamner deux à la mort. Dans la misérable communauté que nous formions, Ceintras et moi, à côté de la communauté polaire, il eût fallu, profilant de l’exemple même que nos hôtes nous offraient, supprimer l’individualité inutile qui d’un moment à l’autre pouvait devenir néfaste. »
Là-dessus, comme s’il en avait été temps encore, je rentrai dans la cabine en quête d’une arme. Ceintras, pour donner suite à ses projets d’effroyable vengeance, avait emporté la boîte à cartouches avec son revolver… Mais le mien était encore muni de trois balles.
— Misérable, grondai-je férocement, cela me suffit pour ne pas te manquer !
Et, sans plus tarder, prenant la lanterne, je me dirigeai vers le souterrain.
Une galerie se perpétua longuement devant moi sans se diviser en embranchements, sans s’élargir en salles. Je devais avoir accompli trois kilomètres environ quand je trébuchai contre un monstre mort ; deux autres étendus côte à côte gisaient quelques pas plus loin ; et, à partir de ce moment-là, m’avançant avec l’intention de retrouver Ceintras, je n’eus véritablement qu’à suivre une piste de cadavres.
A mesure que je m’enfonçais vers le centre de ce monde souterrain, ils devenaient de plus en plus nombreux, et l’horreur de leurs blessures croissait avec le nombre ; il était manifeste que, de meurtre en meurtre, Ceintras avait atteint la suprême exaltation de l’ivresse sanguinaire. Souvent, après avoir abattu avec son revolver, plusieurs monstres, il s’était acharné sur eux avec son couteau… Les coups de feu presque toujours tirés à bout portant avaient défoncé les faces ; des lambeaux de chair pendaient comme des rubans rougeâtres au cou de quelques victimes, toutes droites dans un angle où l’assassin les avait acculées. Je n’oublierai jamais le globe oculaire de l’une d’elles, qui arraché de l’orbite, pendait au bout d’un nerf comme une perle énorme et pâle… Chancelant déjà devant cette atroce boucherie, je continuai ma marche avec peine au milieu de l’ombre que trouait faiblement ma lanterne ; et je m’entravais parfois dans les intestins d’un monstre éventré.
Combien de temps cela dura-t-il ? Le jour parut soudain et, un peu plus tard, je commençai à entendre quelques détonations que les échos des couloirs et des salles répercutèrent à l’infini. Un instant j’hésitai à poursuivre ma route, puis je compris ce qui se passait : Ceintras, inlassablement, continuait la tuerie !
Tant d’affreuses visions n’avaient fait qu’accroître ma colère. Sans prendre garde à la fatigue, j’allai, j’allai toujours, m’orientant de mon mieux à l’aide du bruit des détonations qui résonnaient de plus en plus prochaines. Le jour favorisait ma marche et l’idée que j’arrivais en justicier ranimait mon courage. Oui, je tuerais Ceintras, parce que c’était mon devoir de le tuer ; je me promettais même de m’acharner sur son cadavre comme il l’avait fait sur ceux des monstres, de m’acharner longtemps, afin que le peuple du Pôle eût connaissance de mon acte… Et ce n’était pas une lâcheté, le désir d’être épargné par la suite qui m’entretenait dans ce dernier dessein, c’était l’orgueil de montrer à nos hôtes que les hommes pouvaient tout de même se comporter selon la justice.
Pensées de fiévreux et de malade, évidemment ! Il n’en est pas moins vrai qu’au moment où elles se présentèrent à moi, elles me parurent dictées par la plus rigoureuse logique.
J’étais plein de cette idée de « réparation » nécessaire et j’eus comme une sorte de chagrin à constater que les premiers monstres vivants qui m’apparurent fuyaient à mon approche en poussant de véritables cris d’horreur. Mais, d’autre part, leur vue me procura un sincère soulagement ; depuis des heures que je ne rencontrais que des cadavres, j’en étais presque à croire que j’arrivais trop tard, que la rage furieuse de Ceintras avait transformé les souterrains du monde polaire en une immense nécropole.
Brusquement, après une nouvelle série de détonations, le jour s’éteignit… Il réapparut un instant vacillant, incertain, en lambeaux de clarté violette qui flottèrent contre les voûtes de la galerie où je courais à perdre haleine, et au bout de quelques instants s’éteignit de nouveau. Il me semblait que je venais d’assister à la dernière convulsion de la lumière agonisante et qu’à présent la lumière était morte. Il n’y avait pas deux explications à cette disparition anormale et prématurée du jour : Ceintras avait tué le vieux monstre de la tourelle, puis son compagnon. Et la machine, privée de l’intelligence directrice, s’était arrêtée… Avec une admiration douloureuse je me rappelle avoir imaginé, dans l’éclair d’une seconde, les deux monstres qui, voyant la mort s’approcher en abattant leur race autour d’eux, n’en avaient pas moins été fidèles à leur tâche jusqu’au bout, jusqu’à ce que la mort les frappât à leur tour, sans chercher à fuir, sans même se croire héroïques, et restant là seulement pour se conformer aux injonctions d’un obscur et séculaire devoir.
Je rallumai ma lanterne, j’avançai encore et je débouchai dans une grande salle. C’était celle même où avaient siégé le vieux monstre et son compagnon, et je reconnus confusément la tourelle, les machines et la grande bielle éblouissante à présent immobile. Une balle siffla à mes oreilles : je venais de rejoindre Ceintras. En même temps, ma lanterne épuisée s’éteignait… Attendant une occasion de tuer la brute à coup sûr, j’allai me blottir dans un coin.
Je n’avais plus autour de moi que l’ombre, l’ombre pleine d’une fade et écœurante odeur de sang, l’ombre hantée de meurtre et d’épouvante. J’aurais souhaité que tous mes sens fussent anéantis et j’avais de mes deux mains couvert mes yeux et mes narines. Puis à un grouillement, à des chuchotements éperdus, je compris soudain que les monstres revenaient en nombre. Que se passait-il ? Si étrange que cela puisse paraître, je ne crois pas qu’ils aient eu à aucun moment le dessein de résister à Ceintras, sans doute parce qu’ils se sentaient absolument sans défense contre l’objet meurtrier que celui-ci tenait à la main ; sans doute même ne concevaient-ils pas très clairement que la fuite aurait pu les sauver. Il est probable que, plus que tout, la pensée que l’ordre de leur monde était troublé leur paraissait insupportable, et qu’ils arrivaient, coûte que coûte, pour tenter de remettre en marche la machine à fabriquer le jour. En tout cas, lorsque j’eus démasqué mes yeux, la nuit fut devant moi toute pointillée de leurs prunelles ; je ne voyais pas les monstres, je ne voyais rien, — rien que ces petites taches de lueur verdâtre et phosphorescente disséminées deux par deux çà et là. — Ceintras allait, venait, et le bruit de ses pas lourds et brutaux d’homme retentissaient étrangement. Les coups de revolver se faisaient rares ; avec une impitoyable logique de dément, voulant anéantir une race, il ménageait ses munitions ; mais il continuait le massacre au moyen de son couteau ; de temps en temps, il s’arrêtait ; j’entendais le bruit flasque et mou de son poing armé contre la gorge d’un monstre et aussitôt, regardant du côté de ce bruit, je voyais se troubler puis s’éteindre deux des prunelles lumineuses éparses dans l’obscurité.
Et, malgré tout, je ne tuai pas Ceintras !… Lorsque l’occasion de le faire s’offrit quelques minutes plus tard, lorsqu’il passa tout près de moi, me frôlant presque, je sentis le revolver s’échapper de mes mains et je n’eus plus la force que de pleurer, en meurtrissant mon front contre la terre…
Des heures passèrent… Avais-je dormi, étais-je resté anéanti de désespoir et de lassitude ? Je ne sais… Ceintras avait quitté la salle ; j’ai conscience que des monstres s’en allèrent rapidement au premier mouvement que je fis : peut être m’avaient-ils cru mort ?… Je me levai en chancelant et j’allai droit devant moi, au hasard. Enfin, au bout d’une galerie, je vis se découper un carré de ciel où luisait une grande étoile… Non ! les Rois Mages ne durent pas éprouver une aussi délirante joie à l’apparition de l’astre qui leur annonçait la naissance de l’enfant de Bethléem ! Je courus, je bondis vers elle comme si elle eût été le salut. Ah ! la douceur de l’air pâle et pur sur mes yeux et sur mes lèvres…
J’étais devant la colline, tout près de notre ancien campement… Ce ne fut que longtemps après que je me mis en route pour retrouver le ballon en remontant le cours du fleuve. Il est dans la plus lamentable des âmes humaines tant de ressources que je me surprenais encore par instant à faire des projets : je pensai à racler sur le premier aimant la substance isolante qui avait rendu la veille une illusoire et brève liberté à notre ballon, et à la transporter sur l’aimant qui le retenait captif à l’heure actuelle… Alors, laissant là Ceintras sans pitié ni remords, je tenterais de revenir tant bien que mal chez les hommes… Mais je dus renoncer à cette idée : la liqueur rougeâtre s’était desséchée, écaillée, racornie en fines lamelles que le vent avait pour la plupart balayées et dispersées ; du reste les fragments que j’en retrouvai me parurent absolument insolubles dans l’eau, et je n’aurais pu par conséquent les utiliser même si j’en avais possédé une quantité suffisante. Mon espoir se bornait désormais à revenir ultérieurement sous la terre et à m’emparer de quelques outres de la précieuse liqueur ; mais on comprend que j’étais trop lassé et troublé pour mettre immédiatement ce projet à exécution.
Je soutins mes forces comme je pus, en buvant un peu d’eau et en mangeant un reste de biscuit retrouvé au fond d’une poche. Je dormis dans le bosquet, au pied de la colline, après avoir amoncelé des fougères sur moi pour échapper en me cachant aux représailles possibles du peuple du Pôle… J’étais misérable comme un animal poursuivi par des hommes. Je me rappelais un lion qui, dans une ville de province où j’étais passé jadis, s’échappa d’une ménagerie et fut abattu sous mes yeux, après avoir fait plusieurs victimes… Oui, quand la bête épuisée et grondante vit s’avancer vers elle deux hommes épaulant leurs fusils, elle comprit indubitablement ce qui l’attendait, et tressaillit en proie à une terreur vague et formidable du châtiment… A vrai dire, c’était mon compagnon qui avait semé le carnage dans la cité polaire, mais il y avait bien des chances pour qu’on se souciât peu de faire la différence entre lui et moi…
Je m’éveillai en sursaut, avec le sentiment très net que je venais d’échapper à un danger, que la mort m’avait frôlé sans m’atteindre : un bloc énorme de rocher roulait encore en face de moi, entraîné par la vitesse acquise sur la pente. Je me retournai et j’aperçus Ceintras qui, accroupi au sommet de l’éminence, se disposait à précipiter un autre rocher dans ma direction. Je bondis, le revolver braqué. Il prit une attitude piteuse, puis ricana bestialement.
— Malheureux ! m’écriai-je en étreignant ses poignets pour l’immobiliser.
Je me tus. Je comprenais l’inutilité momentanée de toute parole, la vanité de tout reproche. Me regardant avec des yeux dilatés par l’effroi il murmura quelque chose comme : « Vous me faites mal… » Puis, lorsque j’eus desserré l’étau de mes mains :
— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il.
Il ne me reconnaissait plus ! Je lui parlai, en usant de toutes mes forces de persuasion, du ballon, du Pôle, de notre expédition, je prononçai son nom et le mien à plusieurs reprises… Peine perdue !
— Vous n’y êtes pas, me répondit-il avec beaucoup de calme. J’ai en effet connu M. Ceintras, dans le temps, mais il y a belle lurette qu’il est mort… Moi, je suis chargé par l’Angleterre de conquérir ce pays, et hier j’ai livré victorieusement une grande bataille… Mes soldats fatigués dorment dans la plaine…
Puis, soudain méfiant :
— Dites donc, dites donc… pas de blagues !… Ne venez pas contrecarrer mes projets… Tenez : un conseil, mêlez-vous de ce qui vous regarde… Sinon, je vous fais fusiller comme espion ; je n’ai qu’un ordre à donner… Ça ne traînera pas.
— Ceintras, mon pauvre ami… Écoute-moi, souviens-toi…
— Ma mission est civilisatrice et humanitaire. Ces gens-là ignoraient l’usage du soleil, je vais le leur apprendre. Hein ? concevez-vous ce degré de barbarie ?… Ils ignoraient l’usage du soleil ! …
Longtemps il divagua de la sorte. Je pris le parti de ne plus le contredire. Au bout d’une heure de marche, comme nous étions à peu près au tiers de notre route, le jour polaire apparut. Ainsi les crimes de Ceintras n’avaient pas été irréparables. Le peuple du Pôle, si cruellement éprouvé, s’était remis à l’ouvrage sans perdre de temps, après n’avoir peut-être compté ses morts que pour se rendre compte des vides à combler… Ce fut pour moi une heureuse surprise : ce jour monstrueux, qui jadis avait été pour nous une cause de terreur et d’angoisse, je l’attendais à présent comme un libérateur. Et je dois dire qu’après ce qui s’était passé je n’espérais guère le voir revenir de si tôt.
Tandis que le sol se recouvrait, autour de nous, de son voile lumineux et violet, Ceintras s’arrêta soudain dans l’attitude d’un homme qui se souvient ou cherche à se souvenir. Ce phénomène, qui nous était à la longue devenu familier le rendit au sentiment de la réalité ; il oublia son calme glorieux de conquérant imaginaire et fut repris par la fureur ; du moins, cette fureur il ne la concevait pas à propos de chimères : c’était une amélioration redoutable mais évidente de son état mental.
— Voilà donc encore leur satanée lumière ! s’écria-t-il… Ah ça ? je ne les ai donc pas tués tous… Oh ! oh ! ils ne perdront rien pour attendre… Et puis, tu sais, je ne t’engage pas à assumer le soin de leur défense, car, maintenant eux et toi, je vous mets dans le même sac.
Je le pris au collet brutalement et, concentrant dans mon regard toutes mes forces volontaires :
— Écoute, lui dis-je, à présent tu me reconnais, tu sais qui je suis et qui tu es ; tu n’as donc plus l’excuse d’être fou. Eh bien ! aussi vrai que tu es Ceintras, et que je suis, moi, de Vénasque, et que je te tiens tremblant et lâche en ma puissance, si tu exprimes seulement le désir de commettre de nouvelles atrocités, je te tue, je te tue immédiatement… Voilà !…
Pâle, affreusement pâle, la barbe inculte, la lèvre inférieure humide et pendante, les mains et les vêtements souillés de sang et de boue, il était devant moi le plus abject et le plus misérable des êtres humains. Un instant je faillis céder au dégoût et à la pitié ; mais il me parut ébaucher un geste de défense et, tirant mon revolver de ma poche, je poursuivis :
— Pas un mot, ou je tire !… Bon. Donne-moi ton revolver, à présent… et ton couteau, allons… plus vite que ça… C’est bien ; suis-moi… Non : passe devant… Et ne bronche pas, si tu tiens à ta peau.
Un éclair tout animal brilla dans ses yeux… Il obéit. Il me précédait d’un mètre environ et de temps à autre, se retournant, me regardait de travers, sans s’arrêter… Il se creusait entre lui et moi un abîme de silence aussi infranchissable que le désert de glaces dont nous commencions à voir l’haleine brumeuse et glaciale monter sous le ciel en face de nous. Le jour n’eut pas encore cette fois-là sa durée normale et la nuit était revenue déjà lorsque nous retrouvâmes le ballon. Je crois, en vérité, que la violence des sentiments de méfiance et de haine qui m’occupaient tout entier m’avaient fait oublier la fatigue et trouver courte la route.
Durant les jours qui suivirent, je n’osai pas me permettre une minute de repos. J’avais la certitude que, si mon compagnon me trouvait endormi, c’en était fait de moi. Sans doute, dès cet instant, je renonçais à l’espoir de m’échapper du Pôle : revenir dans les souterrains, à la recherche de la liqueur brune ? Je comprenais bien que je n’en retrouverais pas le courage, que les hideux souvenirs de la nuit de sang et de folie peupleraient mon esprit d’images assez fortes pour me repousser chaque fois que je tenterais désormais de franchir le seuil des trappes. Dès lors, être massacré tôt ou tard par les monstres (car je ne pensais pas qu’ils eussent d’autre intention à notre égard) ou être assassiné par Ceintras durant mon sommeil (car il était bien sûr que je ne pourrais pas éternellement résister à la fatigue), c’était là, en fin de compte, tout ce que j’avais le droit d’attendre de l’avenir. Mais, plus puissant que tous mes raisonnements, l’instinct de la conservation m’obligeait à sauvegarder une existence à laquelle la mort eût été cent fois préférable. Je voulais vivre malgré moi.
Ceintras ne desserrait plus les dents depuis que je l’avais menacé, et c’était uniquement à l’expression de sa physionomie et à son silence que je comprenais que la folie ne l’avait pas quitté. Je le sentais autour de moi comme une perpétuelle menace : il était la bête que le dompteur ne peut quitter des yeux.
Un besoin extrême de dormir rend furieux comme la faim. Parfois, lorsque mes vertèbres me semblaient près de se rompre au poids de la lassitude accumulée sur elles, que l’afflux de sang, à chaque pulsation, blessait mes tempes comme un coup de poing, que mes paupières et mon âme vacillaient douloureusement, une phrase résonnait en moi, refrain obsédant de toutes mes pensées : « Il faut que je le tue, il faut que je le tue. » Alors le désir du meurtre faisait frémir mes mains. Et, comme pour me rappeler que mon devoir était de le satisfaire, une insupportable odeur de pourriture commençait à monter des souterrains où le peuple du Pôle, occupé d’affaires plus pressantes, n’avait pas eu le temps encore de brûler ou d’enfouir ses morts.
Si ces pages, à défaut de moi, arrivent un jour jusqu’aux hommes, aux hommes qui vivent dans la sécurité confortable de leurs villes, je ne pense pas qu’ils puissent me lire sans éprouver un sentiment d’horreur. Cependant n’étais-je pas dans le cas de légitime défense ? Et ce besoin de sommeil, ce besoin accablant de sommeil !… Ah ! qu’on essaye seulement d’imaginer une pareille torture et alors je l’avouerai sans plus de détour… Oui, si j’avais eu à ma disposition un poison énergique et rapide, je l’aurais à coup sûr mélangé aux mets que je préparais comme par le passé et dont Ceintras avalait sa part gloutonnement, sans méfiance… Oui, si Ceintras n’est pas mort de ma main, c’est que j’ai eu peur chaque fois que l’émotion ne me fît manquer mon coup. Je me revois aujourd’hui encore m’agenouillant à plusieurs reprises près de Ceintras dormant ; j’approchais le revolver de sa tempe ou le couteau de sa gorge… Mais est-ce que je ne serais pas devenu fou, moi-même, si la balle avait dévié, si la lame ne s’était pas enfoncée assez profondément et s’il avait eu la force de se relever, chancelant, éclaboussé du sang de sa blessure, râlant, hurlant ?…
Une fois j’étais ainsi, le revolver au poing, accroupi près de lui, et il ronflait comme une brute : « Tue-le, tue-le ! » suppliait le Démon intérieur. Et je répondais : « Oui… oui, cette fois le coup partira, mais attendons que la nuit vienne… j’aurai plus de courage dans le noir… » — « Tue-le, tue-le tout de suite », reprenait le Démon… Vraiment je crois bien que j’allais obéir et que déjà mon doigt pressait la gâchette… Alors, brusquement, Ceintras s’éveilla.
Il s’éveilla, je bondis en arrière… Trop tard. Il avait vu mon geste et je lus dans ses yeux qu’il comprenait mon intention. Il recula vers le fond de la cabine, et tandis que je sortais à pas lents, souhaitant que le ciel s’écroulât sur ma tête, il murmura confusément :
— Traître !… Lâche !… Assassin !…
Voilà les dernières paroles humaines que j’ai entendues.
Quand je revins, au bout d’une heure passée à sangloter sur la berge du fleuve, je trouvai, épinglé à la porte de la cabine, un bout de papier où je déchiffrai ces mots : « Adieu. Puisque tu as préféré pactiser avec le peuple du Pôle et conspirer avec lui pour me donner la mort, je t’abandonne et je reviens à pied chez les hommes. Je te prie de ne pas concevoir d’inquiétudes à mon sujet : je suis assez grand pour retrouver mon chemin sans toi… »
Le sentiment de la solitude absolue, de l’abandon irrémédiable apparut dans mon âme et l’envahit, chassant toute autre pensée. Ah ! que m’eût importé, à présent, que mon compagnon, s’il m’en était resté un, fût atteint de démence et animé de desseins meurtriers ! Tué par lui, j’aurais pu du moins fermer les yeux sur l’image de l’homme.
— Ceintras ! Ceintras ! Ceintras ! appelai-je désespérément.
Le jour s’évanouissait. Les murailles de brume semblaient se resserrer autour de moi. Et, abusé par une hallucination déchirante, je croyais voir au delà de ces murailles un pauvre voyageur déjà infiniment lointain et minuscule, qui marchait, marchait à grands pas, la tête baissée, à travers l’immensité glaciale, vers l’inévitable mort.
Combien de jours y a-t-il que je vis seul ? Quelque temps après le départ de Ceintras, j’ai été accablé par une terrible maladie qui m’a causé une longue crise de délire et d’inconscience. Comment ai-je soutenu ma vie, comment ai-je pu résister au manque de soins ?… Je ne sais rien, sinon que je me suis éveillé un jour comme d’un pénible sommeil, que je me suis levé à grand’peine du parquet de la cabine où j’étais étendu, que je suis sorti, très faible, criblé de douleurs et à moitié perclus de froid, et qu’il me semblait, devant le paysage du Pôle, n’avoir connu qu’en rêve ou dans une autre vie les hommes et la civilisation humaine : « C’est bien cela, pensai-je en toute sincérité : chacune des existences successives que nous subissons est un songe plus ou moins affreux, mais il faut bien qu’on s’éveille un jour… Quand donc m’éveillerai-je de ce songe ?… »
Je ne sais rien, sinon que ce doit être, en ce moment, sur la banquise, l’hiver et la grande nuit qui dure six mois. Au delà des murailles de brume, au lieu de l’infini amoncellement de vagues blancheurs que j’apercevais jadis, il n’y a plus que de l’ombre. Le fantôme de soleil qui s’éternisait récemment encore à l’horizon ne se montre plus jamais, et aux heures où s’évanouit la clarté violette, les nuits sont profondément noires sous le ciel éclaboussé de myriades d’astres.
Je ne sais rien… Un seul espoir me soutint durant ma convalescence : celui de la venue probable d’autres explorateurs dans ce monde-ci… Je me rappelais que c’était au cours de l’été de 1906 que Wellmann et ses compagnons devaient prendre leur vol au Spitzberg ; peut-être que si les ressources de leur savoir, de leur courage et de leur énergie toute fraîche se joignaient un jour à ma connaissance actuelle du pays, il nous serait possible d’en repartir ensemble à notre gré et de n’y revenir par la suite qu’avec la certitude d’agir en maîtres… Et je me mis à guetter inlassablement à tous les coins du ciel l’apparition d’un immense oiseau de toile et de métal semblable à celui qui nous avait jadis amenés au Pôle.
Mais l’été, sans doute, était encore très lointain et, si je voulais vivre jusque-là, il fallait à toute force abandonner le campement actuel et m’établir vers le centre du pays polaire, en un lieu où la température fût plus clémente… Dès que mes forces me le permirent, je démontai la cabine et je commençai à la traîner peu à peu, avec les provisions qui me restaient encore et quelques objets indispensables, vers la petite colline au pied de laquelle j’avais résolu d’habiter. Ce travail me demanda beaucoup de temps et de peines… Mais, si puéril que cela puisse paraître en la circonstance, j’éprouvai, lorsque j’en fus venu à bout et que j’eus pris possession de mon nouveau domaine, une satisfaction analogue à celle de l’humble travailleur qui va finir ses jours à la campagne, dans une petite maison, fruit de ses économies…
La vie du monde polaire avait repris son cours normal, et bientôt les événements m’obligèrent à ne plus craindre de représailles de la part des monstres. Avaient-ils oublié déjà, pardonnaient-ils, n’osaient-ils pas se venger ? Entre ces suppositions toutes gratuites et bien d’autres du même genre, la dernière de celles que j’indique était à coup sûr la moins fondée. Il y a bien des chances pour que le besoin de vengeance soit une infirmité spéciale à l’âme humaine. Les espèces animales dites supérieures connaissent comme nous la colère, mais ignorent le ressentiment. — Tandis que je procédais à mon installation, les monstres ne cessèrent pas de venir m’observer et, le jour où elle fut terminée, il y eut grand palabre devant ma porte… Après quoi ils continuèrent à aller et à venir autour de moi sans manifester beaucoup plus de méfiance que par le passé.
C’est durant cette période de tranquillité relative que j’ai classé et complété les notes que voici. Un jour, ayant poussé très loin ma promenade en suivant le cours du fleuve, je parvins à un endroit où, après un coude très brusque, il atteignait les régions du froid, charriait des glaçons dans ses flots devenus soudain très rapides, puis disparaissait sous la banquise elle-même. La mer sans doute doit être très voisine et se perpétuer au dessous des glaces éternelles jusqu’à l’Océan Arctique. Auparavant, je n’avais rédigé ces mémoires que pour passer le temps ou pour me débarrasser quelque peu de mes idées accablantes en les jetant sur le papier ; après cette importante découverte, persuadé qu’il y avait quelque espoir de faire parvenir un message aux hommes, j’ai poursuivi mon travail avec plus de méthode et d’acharnement.
Je n’ai plus rien à ajouter. Je ne me crois même pas le droit de garder plus longtemps ce document par devers moi, n’eût-il qu’une chance sur mille d’être retrouvé un jour par mes semblables et de leur profiter.
Je sens à présent me quitter l’espérance et la vie. Mes forces diminuent de jour en jour, mes provisions sont presque épuisées ; je ne bougerai plus, je tenterai surtout de ne plus penser en attendant l’ombre éternelle…
Mais pourrai-je ne plus penser ? Je demeure des heures durant immobile, assis ou couché au penchant de la colline et, comme il arrive aux agonisants, les souvenirs de mon existence passée se présentent à moi avec une douloureuse précision. Je revois de clairs horizons, d’humbles et gaies maisonnettes à l’orée des bois, je pense à des villes dont les noms seuls évoquent le soleil et la joie de vivre… Des enfants dansent des rondes, des femmes sourient aux balcons, les fleurs s’ouvrent et embaument… En ce moment, dans mon pays, la fête du printemps doit battre son plein… Et voilà les trésors, les dons ineffables du destin que j’ai méprisés, que j’ai abandonnés pour aller de gaîté de cœur au devant du plus effroyable et du plus compliqué des suicides ! Ah ! si j’avais le courage de hâter ma fin, de mettre un terme à la torture de ce regret !…
Récemment, — lamentable pèlerinage ! — j’ai voulu me traîner jusqu’au ballon… Il n’en restait plus rien ; les monstres, comprenant que je l’avais abandonné à jamais, l’ont démonté pièce à pièce et emporté dans leurs demeures, comme ils avaient déjà fait lors de la venue d’un autre que moi. Je crois que cette curiosité sournoise, ce besoin d’apprendre et de se rendre compte à l’écart, en silence, est un des traits les plus accusés de leur caractère. Ont-ils d’autres intentions ? Veulent-ils profiter de nos inventions pour tenter prochainement une expédition chez les hommes ? Je me borne à rapporter les faits sans me hasarder à conclure.
Dans un instant je vais partir le long du fleuve, et j’y jetterai, aussi près que possible de la banquise, le bidon d’essence où je vais glisser cette feuille après les autres. Que mon dernier mot ne soit pas seulement un adieu, mais un cri de fraternité sorti d’un cœur repentant à l’adresse des hommes, — des hommes qui, au delà des murs de ma prison, aiment, travaillent, souffrent, vivent et meurent comme j’aurais dû le faire moi-même, — et puisse Dieu, pour que mon orgueilleuse folie n’ait pas du moins été inutile, guider ce message et permettre qu’il arrive à temps !
( Ici s’arrête le manuscrit de M. J.-L. de Vénasque. )
C’est le 25 novembre dernier que j’eus complètement fini de classer et de recopier la liasse de papiers que m’avait confiée M. Louis Valenton. Il faut dire que je ne m’étais pas borné à cela et que tout en poursuivant mon travail d’éditeur, je m’étais livré à une enquête indispensable. Je crois bon de le répéter ici : pour rien au monde je n’aurais voulu devenir le complice conscient ou non d’une plaisanterie, si grandiose fût-elle, et, plus encore, il m’aurait déplu dans ce cas que le nom de mon illustre ami L. Valenton fût mêlé à l’affaire.
En procédant logiquement, le premier point était de savoir si les héros de la tragique aventure dont je venais de feuilleter la relation n’avaient pas été imaginés de toutes pièces. Il me suffit, pour me persuader du contraire, de me rendre à l’adresse indiquée par l’un d’eux au chapitre IV. J’y fus reçu par une concierge digne et ventrue qui consentit à me donner tous les renseignements que j’attendais, non toutefois sans manifester d’abord quelque gêne ou quelque méfiance : elle avait cru, — et l’on verra tout à l’heure pour quelles raisons, — que j’étais de la police…
Elle m’apprit que MM. de Vénasque et Ceintras avaient été ses locataires du mois de janvier au mois de juillet 1905, que c’étaient des gens très riches, très comme il faut, qui menaient une vie rangée et qui réglaient leurs termes… fallait voir ça !…
— Pensez donc, monsieur, dit la bonne femme, avant de s’en aller ils m’ont payé un an de loyer d’avance et m’ont laissé cent francs pour moi, par-dessus le marché. Voyez-vous, — ajouta-t-elle en baissant la voix, — les sociétés d’anarchistes leur fournissaient des quantités d’or que c’était à vous éblouir les yeux.
— Les sociétés d’anarchistes ? questionnai-je absolument interloqué.
— Dame, oui ! ils ne m’avaient rien dit, bien sûr ! Mais j’ai l’oreille fine… et ils parlaient tout le temps de machines qu’ils construisaient, de machines à explosions, de moteurs à explosions, même ! Et, quand leur machine a été finie, ils ont filé droit en Russie, pour faire sauter le Tsar, sans doute… Que voulez-vous, Monsieur ? à chacun ses idées ; mais, c’est égal ! je ne trouve pas que cela soye des choses à faire !
J’avais compris. Suffisamment renseigné et jugeant inutile, d’autre part, d’apprendre à la concierge que les inventions de ses deux locataires n’avaient jamais été dangereuses que pour eux-mêmes, je pris congé d’elle après lui avoir permis par pure politesse, de s’apitoyer quelques instants encore sur le sort de ces pauvres garçons — que, maintenant, à coup sûr, on avait pincés, pendus ou enfermés pour le reste de leurs jours dans un cachot, au fond de la Silvérie . — C’était, je pense, « Sibérie » qu’il fallait entendre, mais cela ne me parut pas autrement important à élucider.
Du côté du capitaine Hammersen, il n’y avait plus aucun renseignement à espérer, puisque le Tjörn , comme je le sus, — informations prises, — s’était perdu corps et biens, en vue du cap Haugsen, durant une de ces terribles tempêtes de novembre 1905 qui causèrent tant de naufrages sur les côtes de la Norvège. En revanche, il me fut facile de parvenir à M. H. Dupont, chef de l’équipe employée à Kabarova, qui détenait l’autre copie du document et qui se trouvait être mon voisin à Paris.
C’était uniquement sur ce qu’il m’apprendrait que je devais désormais compter pour établir mon jugement définitif. Désireux de bien connaître la mentalité et le caractère de Dupont, afin de l’interroger ensuite dans les meilleures conditions possibles, j’évitai de lui dévoiler tout de suite les raisons pour lesquelles j’entrais en relations avec lui et je trouvai un prétexte quelconque.
Il approuva lui-même cette tactique, lorsque j’estimai pouvoir le mettre au courant.
Ce jeune homme — Dupont est sorti de l’École Centrale il y a deux ans à peine — possède, en plus de connaissances spéciales approfondies, une intelligence nette et judicieuse, une extraordinaire lucidité d’esprit. Il ne prendra pas ces quelques lignes pour des flatteries, se rappelant que je ne me suis décidé à lui reconnaître de telles qualités qu’après lui avoir fait subir, sans qu’il s’en aperçût, un examen véritable.
Il n’y avait pas de doute possible. Tout ce que Jean-Louis de Vénasque avait raconté du séjour à Kabarova était parfaitement exact, tout, jusqu’à l’histoire burlesque de la bénédiction de l’aéronat par les moines. Cet aéronat, soit dit en passant, est de l’avis de Dupont une merveille de mécanique, et il se félicite que tout le profit de l’invention ne soit pas définitivement perdu ; il avait en effet, la veille de l’embarquement, obtenu de Ceintras l’autorisation de relever un plan et il me le montra ainsi que quelques photographies du dirigeable prises à l’insu des deux aéronautes.
En revanche, ce qu’il me dit du caractère de ceux-ci bouleversa de fond en comble toutes mes idées. Comme il arrivera sans doute à la plupart de ceux qui liront la relation de J.-L. de Vénasque, je m’étais accoutumé à considérer celui-ci, — uniquement, il faut bien l’avouer, sur la foi de son jugement personnel, — comme un homme plutôt sympathique ; au contraire Ceintras me semblait un être odieux, et il m’avait été absolument nécessaire de le voir par la suite devenir fou pour lui trouver quelque excuse en moi-même.
J’appris par Dupont que j’avais tort. Ceintras était, certes, d’humeur assez revêche et d’apparence peu commode, mais pourvu que le travail marchât, il se montrait enchanté de ses aides et cherchait même parfois des mots aimables pour le leur dire ; il paraissait avoir de sa valeur, indiscutable du reste, une idée assez haute, mais ne manifesta jamais cette vanité et ce ridicule amour de la réclame que son compagnon ne se lasse pas de lui prêter. Et si Dupont avait su dès cette époque que l’un des deux n’allait pas tarder à devenir fou, il aurait cru pouvoir prédire avec une quasi certitude que ce sort était réservé à de Vénasque. Un jour il réunit chez lui en ma présence la plupart des hommes qui avaient travaillé sous ses ordres à Kabarova ; tous partagèrent son avis.
L’aspect seul de de Vénasque ne plaidait guère en sa faveur. Là non plus, la réalité ne correspondait en rien à ce que j’avais imaginé. Je ne sais trop pourquoi, — sans doute à cause de ce qu’il racontait de son enfance et de son adolescence, — je le voyais assez bien sous les traits d’un rêveur romantique égaré en notre temps, d’un Byron moderne qui s’était lancé dans une héroïque et folle aventure par mépris de l’existence banale, par révolte ou par ennui. Naturellement je lui avais fabriqué un visage noble, beau et en tous points digne de cette âme… Sur ce point encore il fallut déchanter.
— Imaginez, me dit un jour Dupont, des jambes en manches de balai, un buste ridiculement étroit, des vêtements jaunâtres, toujours de moitié trop larges et, plantée un peu de travers au sommet de cela, une petite tête ridée, aussi jaune que le costume favori de son propriétaire… Des cheveux de couleur sale, pâle, indéfinissable, parcimonieusement disséminés autour d’un crâne pointu, de menus yeux vifs et fuyants qui ne vous regardaient jamais en face, un nez qui ressemblait à un bec, et une bouche tordue d’où sortaient sans répit des piaulements, des susurrements, des sifflements étranges : tous bruits qui étaient la plupart du temps, comme on pouvait s’en rendre compte avec un peu d’attention et d’habitude, des invectives, des critiques, tout au moins des réflexions désobligeantes à l’adresse de M. Ceintras ou à la mienne. Voilà, cher monsieur, ce qu’était à peu près de Vénasque. Comment voulez-vous que le peuple du Pôle n’ait pas, en le voyant, conçu quelque méfiance et quelque appréhension ?
Naturellement, à partir du moment où le Tjörn , quittant Kabarova, se fut enfoncé dans les brumes de l’Océan Arctique, Dupont ne peut pas être plus affirmatif que moi. Mais, que le ballon ait pris son vol vers le Pôle, cela ne saurait faire doute un instant.
Les deux aéronautes, qui étaient souvent en désaccord, s’entendaient admirablement sur un point : celui de mener à bien leur audacieuse entreprise ; Ceintras, durant la période des essais, ne chercha des raisons de retarder le départ que dans l’intention évidente de taquiner son compagnon et de lui faire payer tant bien que mal le déplaisir d’avoir à le subir sans répit. Si de Vénasque prit jamais au sérieux ces reculs et ces hésitations, c’est qu’il y trouvait un excellent prétexte pour taxer Ceintras de pusillanimité.
En ce qui concerne l’existence d’un monde prodigieux et inattendu à peine distant de quelques centaines de lieues des dernières habitations humaines, Dupont partage toutes mes opinions : le récit que fait de Vénasque de ses aventures est trop rigoureusement possible pour avoir été inventé de toutes pièces, quand on pense surtout que le narrateur ne possédait qu’une piètre culture scientifique ; si quelque inexactitude existe, ce ne sera probablement pas dans les descriptions des êtres et des choses qu’on aura par la suite à la relever, mais dans les explications qu’il donne de ce qu’il a vu ou dans les conclusions qu’il en tire. Il nous semble évident, à Dupont et à moi, que ce qu’il y a en stricte logique de mieux à faire, c’est de considérer, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire comme vraie.
Une règle que personne ne songe plus à discuter aujourd’hui, après tant de surprenantes et déconcertantes découvertes, c’est que, lorsqu’on se trouve en face de choses possibles, si extraordinaires qu’elles puissent paraître de prime abord, il vaut mieux les accepter avec prudence que les rejeter de parti pris : ce sont des cas où les plus sceptiques risquent fort d’être les moins malins.
— La science, dit souvent M. L. Valenton, n’a jamais été plus vivante et féconde que depuis qu’elle ne dédaigne plus les inductions hardies, qui, délaissant le domaine du réel pour celui du possible, ressemblent parfois à des rêves. Je ne ferai jamais grand cas d’un savant qui ne serait pas doublé d’un rêveur : il pourra accomplir des œuvres de compilation ou de classement qui auront leur utilité, mais on ne lui sera jamais redevable du moindre progrès.
C’en est assez pour laisser prévoir que M. Louis Valenton est tout autant que moi persuadé de l’existence du peuple du Pôle. — Le squelette de son anthroposaure se trouve maintenant au milieu de son cabinet de travail. Nous nous surprenions souvent à le regarder lorsque, transcrivant le manuscrit de de Vénasque, je venais chaque dimanche faire part à mon illustre ami de la besogne abattue durant la semaine. Si convaincus que nous fussions l’un et l’autre de la sincérité de ce que nous lisions, nous avions peine, par instants, à ne pas nous croire les jouets d’un songe ; mais en face de nous, contre la fenêtre et le ciel, l’étrange animal se dressait comme une preuve.
Quand ma tâche fut complètement terminée, M. L. Valenton résolut de réunir chez lui un certain nombre de sommités scientifiques ou autres. C’était un programme sensationnel que celui de la fête qu’il allait leur offrir. Grâce à une étonnante coïncidence, il pouvait coup sur coup apprendre à ses hôtes que l’intelligence et la raison avaient existé et existaient encore aujourd’hui sur la terre en dehors de l’homme… Il établit avec un soin minutieux la liste de ses invités. Il tenait à ce que les professions et les tendances les plus diverses fussent représentées à cette mémorable séance. Cela ne manquerait pas de faire naître des discussions passionnées qui seraient profitables à tout le monde. En outre, de Dupont et de moi, il avait jusque-là exigé une absolue discrétion, et, maître du plus merveilleux secret qu’il avait été donné à un homme de connaître jusqu’à cette heure, il pensait éprouver un plaisir rare et raffiné en observant les altitudes intellectuelles et morales que provoqueraient de pareilles révélations chez des personnalités de caractères et d’esprits très différents.
Pour peu qu’elle soit animée, la conversation, même entre savants, se déroule toujours avec un certain manque de logique et de méthode. On s’attarde à des points secondaires, des parenthèses ouvertes par hasard prennent une importance imprévue, on néglige parfois le fait capital pour envisager des conséquences lointaines… Ce fut ce qui eut lieu chez M. L. Valenton. La plupart des assistants, le premier moment de stupeur passé, se hâtèrent d’admettre en principe que le récit de de Vénasque était authentique et exact pour se lancer dans des considérations sur ce qui allait se passer à présent, sur la nécessité d’une nouvelle expédition, sur le sort qu’avaient subi en fin de compte les explorateurs, sur les avantages que pourrait trouver l’humanité à s’allier avec le peuple polaire, — ou à l’asservir, ou à l’anéantir… — Je crois inutile de rapporter ici tout cela. Ce qui entre mieux dans le plan que je me propose, c’est d’exposer les deux principales objections qui furent élevés contre l’authenticité et l’exactitude de la relation transcrite par mes soins, quitte à les discuter ensuite.
En premier lieu, quelqu’un s’étonna du peu de temps qu’avait mis le bidon d’essence à venir du Pôle au rivage de l’Ialmal. Mais le géographe Girardon se chargea de rappeler que, — d’après le récit de de Vénasque, — le fleuve du Pôle devient très rapide au moment de s’engouffrer sous la banquise et que, de l’autre côté de la banquise, dans l’Océan Arctique, précisément sur le même degré de longitude que l’Ialmal, des explorateurs comme Allart et Müller ont constaté la présence de courants filant du nord au sud avec une vitesse de six milles et plus à l’heure. Il est, dès lors, presque démontré qu’un corps flottant peut parfaitement accomplir le trajet total en moins de quatre et même de trois mois.
Quant à la seconde objection, de beaucoup la plus intéressante, elle ne fut pas présentée par son auteur d’une manière absolument catégorique : il n’avait d’autre prétention que celle d’opposer à la possibilité que nous acceptions presque tous une possibilité différente, qui lui paraissait également acceptable.
Le docteur X… — sous cet anonymat qu’il tient à garder pour le moment se cache un de nos médecins aliénistes les plus en vue — ne doutait point que le ballon n’eût pris son essor vers le Pôle ; rien d’étonnant même, selon lui, à ce que les aéronautes y fussent parvenus.
— Mais, nous dit-il aussi, à ce point du récit, il y a un fait qui m’a frappé, parce qu’il était de ma compétence : de Vénasque prétend que Ceintras est subitement atteint de folie alors que, de l’avis de M. Dupont qui, seul, peut juger en connaissance de cause, c’était de Vénasque qui avait tout d’un fou, jusqu’à l’aspect physique. Or les ivrognes, vous le savez, affirment volontiers que c’est la foule autour d’eux qui déraisonne et la terre qui vacille, tandis qu’ils se croient parfaitement sains d’esprit et solides sur leurs jambes. De même, mettez en présence deux hommes, l’un sensé et l’autre dément, et questionnez ensuite le dément, il y a bien des chances pour qu’il vous dise que son compagnon est fou et que vous l’êtes vous-même et que tout le monde l’est, sauf lui… Combien de fois en quittant mes malades, il m’est arrivé de me retourner brusquement près de la porte et de les surprendre en train de hausser les épaules ou d’esquisser, en se frappant le front de l’index, des gestes qui montraient clairement le cas qu’ils faisaient de ma mentalité !
— Alors, interrompit un des assistants, selon vous, dans le récit que nous venons d’entendre, il ne faudrait voir la plupart du temps que des hallucinations de malade ? Le peuple polaire, la lumière violette, les ptérodactyles, tout cela n’aurait existé que dans le cerveau de de Vénasque ?
— Eh bien, oui, répondit le docteur X… après un instant de méditation. Cependant il se peut que ces histoires ne soient pas imaginées de toutes pièces et qu’il y ait en elles un fond de réalité. Mais l’esprit d’un fou reflète la réalité en la déformant, comme un miroir concave où convexe fait les objets qu’on lui présente. Quand une épingle pique un dormeur, il rêve de coups de poignard… Et la folie, comme l’a dit un de mes maîtres, a souvent toutes les apparences d’un rêve poursuivi à l’état de veille.
— A quoi pensez-vous que doive se réduire le fond de réalité ?
— Voilà sur quoi il est bien difficile de se prononcer. Sachez seulement qu’il suffit d’un rien à un fou pour construire un monde. Entre mille hypothèses également possibles, en voici une que je vous propose, sans lui attribuer moi-même plus d’importance qu’il ne convient : le ballon, pour une raison ou pour une autre, reste en panne en vue du Pôle et doit atterrir. Terrifié par la perspective d’être isolé, probablement pour toujours, du reste des hommes, de Vénasque est définitivement la proie de la folie qui le guettait ; alors, pendant que Ceintras pare au plus pressé, va à la découverte, lui, seul et livré à lui-même, écrit, écrit ce qu’il croit voir avec cette facilité d’imagination et cette fécondité effarantes que l’on constate si fréquemment chez les aliénés… Voyons, est-ce qu’un homme sensé, dans la situation où il prétend se trouver, aurait perdu son temps à noter ses impressions avec tant de minutie et même, par endroits, avec une évidente recherche littéraire, un souci manifeste de produire certains effets ?… Autre chose : voilà un homme qui, d’après ce qu’il nous expose lui-même, a été uniquement poussé à cette aventureuse expédition par un désir morbide de contempler du nouveau, des prodiges ; la première conséquence de sa folie sera de lui faire croire que son rêve est réalisé, même au delà de son désir.
— Mais Ceintras ? Comment expliquez-vous l’attitude que le narrateur lui prête ; puis sa disparition ?…
— Vous ne savez donc pas avec quelle habileté, une habileté due à leur sincérité foncière, les fous racontent leurs mensonges ? Mais ce que de Vénasque nous dit de Ceintras est peut-être entièrement de son invention, peut-être Ceintras n’a-t-il jamais disparu… A moins cependant…
— Que voulez-vous dire ?
— Mon Dieu, vous savez, c’est une idée… une idée qui vient de surgir en moi tout à coup… et je ne voudrais pas que vous me prêtiez l’intention d’accroître par mes interprétations l’horreur de cette abominable histoire…
— Allez ! Allez ! cria-t-on de toutes parts.
— Voilà : je pense au passage où notre héros se dépeint approchant un revolver chargé du front de Ceintras endormi, à ses hésitations devant un meurtre qui lui paraît cependant nécessaire… Songez qu’il déteste cordialement Ceintras dont il doit depuis des mois subir la société… Bref, qui vous dit qu’il ne l’a pas tué ?
Ici M. L. Valenton prit la parole :
— Mon cher ami, puisque, dans votre hypothèse, on n’est fixé sur rien, il est bien clair que vous pouvez mettre en avant tout ce qu’il vous plaira. C’est votre hypothèse même qui me paraît peu nécessaire et surtout très contestable. A mon avis, l’histoire que nous raconte de Vénasque se tient trop d’un bout à l’autre pour avoir été conçue par un fou. Permettez-moi aussi de vous rappeler que de Vénasque n’avait que de très faibles connaissances scientifiques… Et cependant avez-vous remarqué avec quelle exactitude frappante il nous décrit, par exemple, un ptérodactyle ?…
— Il n’y a pas d’êtres plus logiques que les fous, répliqua le docteur en souriant ; leurs associations d’idées ne nous paraissent souvent bizarres qu’en raison de l’excessive rigueur avec laquelle ils accomplissent cette opération mentale. Ils trouvent pour aller d’une idée à une autre idée qui nous semblent, à nous, séparées par des obstacles infranchissables, des chemins directs, imprévus, avec une déconcertante ingéniosité. Quant au manque de connaissances scientifiques de de Vénasque, je crois que vous l’exagérez quelque peu. N’avoue-t-il pas lui-même avoir vu dans des livres, au collège, des reconstitutions d’animaux préhistoriques ? C’en est assez : dans la folie comme dans le rêve, des souvenirs lointains, inconscients à l’état normal, surgissent parfois de l’ombre avec une netteté merveilleuse… Tenez, je vais vous citer l’exemple d’un sujet que j’ai étudié récemment. Il s’agit d’un certain Léon Rogue : vous connaissez peut-être le nom du personnage puisqu’il eut, jeune encore, comme poète, une certaine réputation… Voici deux ans que ce malheureux garçon fut atteint de la folie des grandeurs ; il prétendait être une réincarnation de Victor Hugo, il s’irritait quand on ne lui donnait pas ce nom, il voulait se présenter à l’Académie et en chasser une fois élu tous ses confrères, lui seul suffisant, — disait-il, — à la gloire de cette institution. Mon Dieu, vous savez, dans un certain monde de poètes on est quelque peu accoutumé à des pensées et même à des paroles reflétant un si éclatant orgueil et tout d’abord personne n’y prit garde. Ce fut seulement après qu’il eut commandé chez un tapissier des kilomètres et des kilomètres de tentures noires pour orner l’Arc de Triomphe à l’occasion de son propre enterrement que sa famille prit le parti de me le confier… A présent, il a complètement oublié tout souci de gloire poétique ; il affirme qu’il est un explorateur encore dans l’exercice de ses fonctions. Il croit s’évader à son gré de « la prison où le retiennent ses ennemis » et circuler à travers le monde d’une manière analogue à celle dont vont et viennent les mots sur les fils télégraphiques ; — il veut même faire breveter ce nouveau moyen de locomotion ; — et, toutes les semaines, je reçois un récit de ses voyages… Voilà un garçon qui, depuis l’âge de quinze ans, n’a guère dû étudier la géographie, préoccupé qu’il était de remplir les revues de ses productions, de se recommander à des critiques, et d’implorer, dans les derniers temps, des décorations, avec menaces aux ministres de ne plus écrire un vers si on les lui refusait… Eh bien, il n’en déploie pas moins sur l’aspect, les habitants et les mœurs de contrées dont le nom même ne vous dirait rien, des connaissances à rendre jaloux un spécialiste !… Il ne me reste plus qu’à m’excuser d’avoir si longtemps gardé la parole. Le fait que je vous rapporte a du moins l’avantage de me paraître assez significatif pour me dispenser d’une abondante conclusion que vous auriez cru devoir écouter aussi.
Rien à répondre, évidemment, à tout cela, sinon que la folie de de Vénasque ne saurait être considérée à l’heure actuelle que comme une possibilité au second degré, à laquelle il faut logiquement préférer une possibilité immédiate.
Je me suis borné jusqu’ici à transcrire les résultats de mon enquête et les points essentiels d’une instructive conversation. Qu’il me soit à présent permis d’exposer brièvement aux lecteurs mes impressions personnelles.
Ce n’est pas seulement parce que la logique me le commande que je suis persuadé de l’existence du peuple du Pôle, j’y crois aussi pour des raisons plus obscures, par intuition, peut-être même, pour employer une phrase de Michelet, par suite de cette odeur de vérité qui se dégage du récit et qui, si nous savons la percevoir, nous convainc mieux que toutes les preuves . En tout cas le souvenir de ce que j’ai lu me hante impitoyablement et les images sont aussi nettes dans mon esprit que si j’avais contemplé de mes propres yeux les objets qu’elles représentent. Nulle nuit ne se passe que je ne reconnaisse en rêve une immense plaine violette, peuplée d’êtres hideux, aux gorges goîtreuses, aux lèvres de lézards… Je me prends parfois, en plein jour, à frémir violemment si quelqu’un ou quelque chose me frôle au moment où je ne m’y attends pas, — et c’est, en vérité, comme si le monde où je vis avait perdu tout à coup un peu de sa sécurité séculaire.
Oui, malgré la zone glaciale qui nous sépare du peuple du Pôle, cette idée que nous ne sommes plus seuls , que nous ne sommes plus tout à fait chez nous sur la Terre me cause une gêne confuse et insupportable. Il me semble même que de Vénasque n’a pas insisté suffisamment sur la possibilité d’une incursion des monstres dans le domaine des hommes. Peut-être, dès à présent, imaginent-ils le pays qu’il y a au delà de la banquise comme une sorte d’Eldorado, peut-être, pour la première fois, éprouvent-ils de vagues convoitises et, en conséquence, un secret dégoût de leur vie laborieuse… Leur curiosité naturelle suffirait du reste largement à motiver leur départ vers nous et, s’ils ont compris maintenant, comme il y a tout lieu de le croire, les principes du moteur à explosion et de la navigation aérienne, ils se mettront en route dès que bon leur semblera.
Je sais bien qu’ils sont peu nombreux en regard de la population humaine de la Terre ; je sais bien encore qu’ils se sont comportés avec nos explorateurs en créatures inoffensives et timides. Mais, si certains d’entre eux émigraient dans des pays où ils n’auraient plus besoin de supprimer la plus grande partie de leur progéniture, ils ne tarderaient pas à pulluler en raison de leur effroyable fécondité de reptiles. Et, d’autre part, il nous est facile de nous faire illusion sur la cause de leur timidité : elle n’est due nullement à leur faiblesse physique, qui ne saurait être qu’apparente, puisque quelques-uns des travaux qu’ils accomplissent exigent à coup sûr un déploiement considérable de vigueur, de résistance à la fatigue, au sommeil même ; elle provient plutôt de leur inexpérience absolue de la violence et même de tout geste violent ; leur timidité était de la stupéfaction : ils n’ont pas compris sur le moment cette fureur humaine de donner la mort… Ils doivent avoir réfléchi depuis… Imprudence fatale de Ceintras ! C’est l’humanité qui leur a enseigné le meurtre ! Et qui sait si, à cette heure, forts de cet enseignement, animés de désirs de conquête et prévoyant une guerre possible, ils ne préparent pas dans leurs demeures souterraines des armes contre lesquelles nous ne saurons pas tout de suite nous défendre et dont l’ingéniosité et la puissance égaleront celles de leurs machines et de leurs mystérieux aimants ?
Je n’ai pas la présomption de prétendre que tout se passera de la sorte. Que les hommes comprennent seulement qu’il leur est désormais nécessaire de veiller et de se prémunir.
Mais il y a mieux à faire. Nous devons à notre orgueil humain de prendre l’offensive : nous devons au passé souverain de notre race de ne pas accepter qu’une part de la Terre, si petite soit-elle, reste insoumise à sa domination. Évidemment il est impossible que les sauriens polaires nous enlèvent l’empire d’un monde dont nous avons poursuivi la conquête durant des milliers et des milliers d’années, d’un monde où nous ne pouvons plus faire un pas sans fouler les os ou la cendre d’un de nos morts, d’un sol dont toutes les parcelles sont mélangées de poussière humaine. Mais, qu’ils nous causent le moindre dommage, cela même ne saurait se souffrir, et c’est assez qu’ils aient fait périr deux de nos semblables par leur volonté entêtée, sournoise et incompréhensible de les garder captifs dans leur pays pour provoquer notre vengeance et leur asservissement.
Au reste, cet asservissement ne fait aucun doute, même pour un avenir prochain. Le récit de ces aventures, divulgué dans le grand public, ne peut manquer d’y susciter des sentiments pareils à ceux que j’exprime. Nous possédons, grâce à la précaution de Dupont, les plans d’un excellent ballon dirigeable, et demain les aéroplanes sillonneront définitivement les routes du ciel. Nous savons, d’autre part, à quelles embûches il faut nous attendre de la part des monstres et il nous est par conséquent facile de les éviter. Une nouvelle expédition s’impose. Que toutes les nations y participent, que toutes, oubliant pour la première fois leurs discordes, unissent leurs aspirations et leurs efforts contre la race rivale, et qu’une flotte aérienne frétée par elles aille planter sur la terre du Pôle, non pas le drapeau de tel ou tel peuple, mais celui même de l’Empire humain.
FIN
PROLOGUE | ||
I.
|
— DEUX HOMMES, DEUX CHIMÈRES | |
II.
|
— LES CAVALIERS… | |
III.
|
— … ET LEUR MONTURE | |
IV.
|
— PROPOS ENTRE CIEL ET TERRE | |
V.
|
— LE JOUR VIOLET | |
VI.
|
— SUR LA PIERRE BRUNE | |
VII.
|
— CEINTRAS ÉGARE SON OMBRE ET SA RAISON | |
VIII.
|
— LA FACE AURÉOLÉE D’ÉTOILES | |
IX.
|
— HEURES D’ATTENTE | |
X.
|
— L’ÊTRE SE MONTRE | |
XI.
|
— EXCURSIONS SOUTERRAINES | |
XII.
|
— FAUX DÉPART | |
XIII.
|
— L’AGONIE DE LA LUMIÈRE | |
XIV.
|
— ÉCRIT SOUS LA DICTÉE DE LA MORT | |
ÉPILOGUE |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
Le vingt-sept mai mil neuf cent sept
PAR
ARRAULT ET C
ie
A TOURS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE