Title : Huit gouttes d'opium
contes pour dormir à la veillée
Author : Ernest Pérochon
Release date : January 4, 2024 [eBook #72619]
Language : French
Original publication : Paris: Plon-Nourrit
Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
ERNEST PÉROCHON
CONTES POUR DORMIR A LA VEILLÉE
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT
ET
C
ie
, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8,
RUE GARANCIÈRE
— 6
e
Tous droits réservés
Il a été tiré de cet ouvrage
100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, numérotés de 1 à 100.
L’édition originale a été tirée sur papier alfa.
DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
Nêne. Roman. ( Prix Goncourt 1920 ) | 1 vol. |
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Les Hommes frénétiques. Roman | 1 vol. |
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1925.
Copyright 1925 by Plon-Nourrit et C ie .
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
La mère de Dominique, c’était Sandrine, la laveuse. Quant à son père, on n’a jamais bien su : peut-être Roques le boquillon, peut-être Babylas le colporteur, peut-être un homme marié, ou un garçon tout jeune, ou un vilain vieux bonhomme. Au fond, cela n’a pas d’importance, et, d’ailleurs, quand on n’est pas mêlé directement à de telles histoires, il vaut mieux ne pas s’en occuper.
Pourtant, on peut dire, sans courir le risque de se tromper, que le père de Dominique était un individu de pas grand’chose. Sans quoi, premièrement, il ne se fût pas attaqué à cette Sandrine, une fille laide, déjà âgée et, surtout, très pauvre d’esprit. Ensuite, s’il eût été quelqu’un de bien posé dans le pays, Sandrine, toute sotte qu’elle était, n’eût pas manqué de le nommer et de lui offrir le cadeau. Or, toutes les voisines qui cherchèrent à savoir, — il y en eut de rusées et qui savaient démêler la laine, — toutes en furent pour leurs frais. Le frère de Sandrine, Anselme le maçon, qui, pourtant, tarabusta longtemps sa sœur, n’en put rien tirer non plus.
— Eh ! je sais-t-y, mé !… Qu’est-ce que ça peut faire au bon Dieu ?
Si, au lieu d’être un fini galvaudeux, le père de Dominique avait été un pauvre mais honnête garçon, Sandrine et lui se seraient mariés, et ils auraient eu beaucoup d’enfants. Alors, voici ce qui serait arrivé à Dominique : il aurait été obligé de bercer ses frères et sœurs, de les moucher, de les aimer, de les protéger et de leur donner le bon exemple. Son père et sa mère étant honnêtes, mais pauvres, tout aurait manqué dans la maison, et cela ne leur aurait pas rendu l’humeur bien douce. En récompense de ses privations et de ses peines, Dominique aurait sans doute reçu des coups. On ne se serait nullement préoccupé de le faire instruire, de lui choisir un bon métier, de le mettre en apprentissage. Non ! bien au contraire ! Il lui aurait fallu s’atteler tout de suite et pour toute la vie à quelque besogne facile et stupide. Dominique n’aurait jamais été qu’un malheureux ; c’est bien facile à comprendre.
Son père étant un galvaudeux, — peut-être un coureur de routes, parti à l’étranger, — sa mère dut se charger seule de l’élever et elle ne lui donna ni frère ni sœur. Elle travaillait beaucoup pour le nourrir ; tout ce qu’elle avait de bon et tout ce qu’elle avait de beau, c’était pour lui. Non seulement elle ne le battait pas, mais dès qu’elle avait un peu de temps, elle le caressait et lui faisait des contes à dormir debout.
Quand il fut un peu grand, elle voulut l’envoyer à l’école comme les autres. Il ne fit pas de difficultés, mais, au bout de quelques jours, il en eut, ma foi, bien assez ! Il demeura donc avec sa mère. Il l’accompagnait au lavoir, jetait des pierres dans l’eau, attrapait des bêtes et s’amusait à les faire souffrir. Parfois aussi, il fumait de la mousse, des feuilles sèches, chantait des chansons d’homme et jurait. Il était heureux.
Là-dessus, comme Dominique atteignait huit ans, Sandrine mourut soudainement d’un coup de froid qui lui tomba sur la poitrine.
L’oncle Anselme prit Dominique par la main et, sans lui en demander la permission, l’emmena chez lui.
Alors la musique ne fut plus tout à fait la même.
Il faut remarquer, sans plus tarder, que si Sandrine n’était pas morte ainsi, avant son tour, Dominique se serait peut-être égaré dans les mauvais chemins ; il aurait passé à côté de belles, bonnes et utiles vertus. D’abord, il y a ceci qu’il fuyait l’école. Cela ne veut pas dire qu’il manquait d’esprit ; mais il serait resté toute sa vie un ignorant et quand on est ignorant, les autres, qui ne le sont pas, abusent de la situation. De plus, auprès de sa mère, Dominique ne s’habituait ni à l’obéissance, ni au respect, ni même à la politesse ; il était mal élevé, pour tout dire ; si quelqu’un lui déplaisait ou l’embêtait, il le disait net, jurait et jetait des pierres. Ce ne sont pas là des façons. Par-dessus tout, il aimait la paresse. Si Sandrine n’était pas morte avant son tour, d’un coup de froid, Dominique, à la fleur de son âge, n’aurait été qu’un assez triste citoyen ; à moins d’un miracle, bien entendu.
L’oncle Anselme prit donc son neveu par la main et l’emmena dans sa maison, qui était une maison autrement confortable que la chaumière de Sandrine. La première fois que Dominique voulut faire le malin, Anselme parla ainsi :
— Mon neveu, je t’apprendrai que les merles ne chantent pas comme les grives !
Et il moucha Dominique d’une gifle. Bien fait ! De la sorte, il n’y eut plus entre eux de malentendu. Au lieu de croupir dans l’oisiveté et tous les autres vices qui en sont les descendants directs ou collatéraux, Dominique prit le chemin de la vertu. D’abord, cela ne lui plut pas énormément, mais il marcha quand même : il le fallait bien, car l’oncle Anselme avait les mains dures. Il alla à l’école, où il apprit à lire, à écrire, à compter ; où il apprit le langage français, la conjugaison des verbes, les sous-préfectures, l’histoire, les fables, la morale, tout… Et son cœur se tourna vers le bien.
L’oncle Anselme avait un fils ; ce fils se nommait Victor. De quatre ans plus âgé que Dominique, il était par conséquent plus fort et, quand il lui prenait envie de battre son cousin, il ne s’en privait pas. Malgré cela, Dominique l’aimait beaucoup ; d’abord parce que c’était son devoir, ensuite parce que Victor était un garçon inimitable, ne craignant rien, ne respectant rien, un vrai lascar.
L’oncle Anselme aurait bien voulu mettre son fils sur le chemin de la vertu comme il avait fait pour son neveu, mais, avec Victor, c’était du temps perdu.
L’oncle Anselme était maître maçon ; il avait des ouvriers sous sa main et, parfois, conduisait de front plusieurs chantiers. Il se disait :
— Mon fils apprendra le métier ; il me secondera, puis il me remplacera ; je serai heureux sur mes vieux jours.
Un rêve !… Victor n’aimait pas du tout ce métier-là. Au lieu de gâcher le mortier, il fumait sa pipe, les mains dans les poches. Au lieu d’aider ou de surveiller les ouvriers de son père, il les emmenait à l’auberge et les obligeait à boire des liqueurs fortes ; ou bien, le chapeau sur l’oreille, il s’en allait rejoindre les jeunes bergères et les faisait crier.
Cela ne convenait pas à l’oncle Anselme, qui était obligé de travailler toujours autant. Alors, il pensa :
— Puisque Victor ne veut pas être maçon, je l’établirai tailleur de pierre. Il aura son chantier, moi le mien, et la besogne marchera rondement.
Ce n’était pas une mauvaise idée, car, bien souvent, lorsque le maçon en est arrivé aux ouvertures, le tailleur de pierre, lui, n’est pas prêt ; alors, le maçon est obligé d’attendre ; il perd son temps et il rage. C’était donc très bien pensé, mais Victor, hélas ! n’avait pas donné son consentement. Il ne tenait pas davantage à être tailleur de pierre que maçon. Pendant que son père le croyait bien sagement à l’apprentissage, il courait le pays, chantait et buvait avec des galefretiers et des filles de rien. Finalement, il battit son patron et revint à la maison, plutôt mal noté.
Il avait dix-huit ans à ce moment-là. Dominique l’admirait fort, les autres, non ! Il s’en trouva plus d’un pour plaindre l’oncle Anselme, pour dire que c’était un grand malheur d’avoir engendré un tel inimitable sujet.
Mais le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre. Si Victor s’était conduit comme un garçon rangé, il serait devenu maître maçon, ou, tout au moins, tailleur de pierre, et son père n’aurait eu besoin d’aucun autre pour l’aider. Et alors, on aurait fait de Dominique un ouvrier de troisième classe, un manœuvre, un goujat si l’on comprend mieux. Tandis que, Victor se conduisant comme le dernier des derniers, Dominique prit la belle place.
L’oncle Anselme, qui commençait à se fatiguer, voulut en faire un contremaître pour le moins. Dominique travailla beaucoup, apprit tout ce que l’on voulut, et bientôt il fut à même de conduire un chantier. Puisque cela marchait si bien, l’oncle Anselme le mit encore en apprentissage pendant deux ans chez le patron tailleur de pierre. A la fin de cet apprentissage, Dominique n’en craignait pas un parmi les ouvriers qui avaient dix ans de métier. Pour être un bon tailleur de pierre, il ne suffit pas de taper comme un sourd, il faut encore suivre le tracé. Et ce tracé, il faut le faire, premièrement. Il y a l’anse de panier, par exemple, qui n’est point si facile que cela. Un tailleur de pierre qui ne sait pas tracer l’anse de panier, n’est pas un bon tailleur de pierre. Il y en a beaucoup dans ce cas ; plus qu’on ne croit. Il s’agit bien entendu, d’un tracé juste, au compas, avec tous les ronds qui se coupent, tous ! quand on en oublie un seul, ça ne compte pas. Eh bien ! Dominique traçait l’anse de panier de la manière la plus compliquée. Il n’y avait au chantier que le patron pour essayer d’en faire autant ; ce vieux bonhomme avait appris le secret à Montpellier, en faisant son tour de France. Mais, au vrai, il ne traçait pas l’anse aussi bien que Dominique ; il oubliait des ronds, s’embrouillait et, finalement, cela s’ajustait mal. Dominique, lui, avait appris du premier coup ; il avait appris dans un livre, mais il ne montrait pas ce livre aux autres compagnons.
A vingt ans, Dominique était un garçon numéro un, bon ouvrier, tranquille, sobre et pourtant modeste. L’oncle Anselme se reposait sur lui et l’appelait son bâton de vieillesse. Pour l’encourager, il lui promettait de temps en temps quelque argent ; cet argent, au lieu de le dissiper, Dominique le placerait à la caisse d’épargne.
Chacun disait de lui qu’il était un garçon veinard, né sous une bonne étoile. Car, si son père l’avait reconnu, si sa mère avait vécu, si Victor n’avait pas été un chenapan, qui sait ce qu’il serait devenu, lui, Dominique ?
Ayant été pris bon au conseil de revision, il chantait chaque dimanche avec les autres conscrits, mais il ne buvait que de la limonade et il ne se battait jamais. C’est à ce moment qu’il lui vint un peu de curiosité vis-à-vis des filles. Il n’était ni beau ni vilain, ni grand ni petit, mais honnête, travailleur et nullement enclin à la débauche. S’il y avait eu, au pays, une fille sensée, elle aurait fait les premiers pas vers lui. Mais nulle part les filles ne sont sensées ; plutôt que de rechercher les jeunes garçons rangés, elles écoutent les mauvais sujets qui leur racontent de folles histoires pour les faire rire.
Dominique parla plusieurs fois en vain à Mariette la lingère, qu’il rencontrait sur la route, le soir, en revenant de son chantier. Il eût pu s’adresser à d’autres, mais les autres, pour lui, n’existaient pas. Mariette avait la bouche si fraîche, les yeux si rieurs, les mains si blanches et si douces, que Dominique, dès qu’il se fut mêlé de regarder les filles, aima celle-ci pour la vie. Mariette reculait dès qu’il voulait s’approcher d’elle, même quand il était propre et en habits du dimanche. Elle lui demandait des nouvelles de Victor ; Dominique disait les derniers tours de son cousin, et cela la faisait rire. S’il essayait de lui faire d’autres contes, elle l’appelait Jean le Sot. Mais il l’aimait tant, qu’il trouvait très beau tout ce qu’elle disait. Il ne se fâchait jamais et ne perdait pas confiance.
Mariette le faisait beaucoup voyager. Pour la rencontrer, malgré les fatigues de la journée, il courait les routes chaque soir, sur une vieille bicyclette que lui avait donnée l’oncle Anselme. La vieille bicyclette grinçait, toute disloquée, mais, à ces moments-là, cela ne gênait guère Dominique !
Un soir de juin, il fit ainsi deux bonnes lieues pour aller attendre Mariette à une croisée de chemins où elle devait passer à la brune. Quand il arriva à la croisée des chemins, Mariette s’y trouvait bien, en effet, mais elle n’était pas seule. Et qui donc lui tenait compagnie ? Ce grand pendard de Victor, parbleu ! Mariette était assise sur l’herbe du talus, le dos tourné vers la route, et Victor tout contre. Il lui parlait à l’oreille et sa moustache lui chatouillait le cou. Elle ne le repoussait pas du tout, ni ne l’appelait Jean le Sot. Elle soupirait comme une qui a du chagrin ; or, elle n’avait pas de chagrin, puisque, de temps en temps, elle riait tout bas en renversant la tête… Occupés comme ils l’étaient tous les deux, ils n’entendirent pas Dominique. Pour ne pas les déranger, il fit demi-tour et se sauva le plus vite qu’il put.
Dominique aimait Mariette à la folie. Mais il aimait également beaucoup Victor et l’admirait ; le moyen, par conséquent, de lui en vouloir cruellement ?
— Ça, c’est un tour, par exemple ! c’est un bon tour ! murmurait Dominique.
Mais en même temps, il riait jaune et ne savait plus très bien où il en était. Le peu de colère qu’il avait lui descendait dans les jambes et il le passait sur sa bicyclette. Il pédalait comme un fou. Et il arriva ce qui devait arriver ! Une roue sauta sur une pierre et le choc rompit la vieille bicyclette. Dominique roula sur le chemin comme un peloton de laine et s’enfonça d’un seul coup dans un vilain sommeil.
Quand il rouvrit les yeux, il ne comprit d’abord rien à rien. Puis il se rappela Victor et Mariette.
— Ça, par exemple, c’est un sacré bon tour !
Il vit ensuite la bicyclette cassée ; il l’agrippa d’une main et l’envoya dinguer, disant, tout en colère :
— Damnée patraque ! saleté ! gadoue ! chameau !…
Cela pour se soulager l’âme.
Il voulut se relever, mais ce fut en vain ! Aïe ! Aïe ! cela n’allait plus du tout ! Dominique avait une jambe en zigzag, complètement disloquée.
— Ça, par exemple, c’est un tour !
Il commença de s’embêter.
On vint le chercher à la nuit, avec une carriole où l’on avait étendu de la paille.
Il y avait chez l’oncle Anselme une très vieille bonne femme qui radotait un peu et que l’on n’écoutait guère. Elle était couchée quand on apporta Dominique gémissant. Elle se dressa sur son séant et battit des mains.
— Tu en as une chance, mon petit gars ! disait-elle ; tu n’iras pas à la guerre !
Personne ne fit attention à ce qu’elle racontait ; on avait autre chose à faire. Elle reprit, en forçant sa petite voix :
— Jésus ! Quelle chance ! Faut pas le radouber, surtout ! Faut pas le radouber ! pour qu’il n’aille point à la guerre !
— Vous, dormez donc ! répondit Victor qui n’était pas respectueux.
Et il s’en alla tout de suite chercher le médecin ; car, bien qu’il fût un très mauvais sujet, il n’avait pas un cœur de rocher, et cela l’ennuyait beaucoup de voir Dominique en cet état.
Le médecin vint le lendemain de grand matin. Il savait combattre les fluxions de poitrine, les fièvres et les coups de sang, mais il n’était pas adroit pour rajuster les membres. La vieille le regarda faire d’un œil malin et elle ne parla point. Au contraire, elle dit son mot huit jours plus tard quand, après le médecin, vint un vieux rebouteux qu’elle connaissait depuis longtemps :
— Laisse-moi ce petit tranquille ! cria-t-elle au rebouteux.
Mais le rebouteux voulait gagner sa pièce ; il fit ce qu’il put pendant que la vieille suppliait :
— Radoubez-le pas ! par pitié, radoubez-le pas !
Le rebouteux fit ce qu’il put et ce ne fut pas grand’chose. A son dire, il venait trop tard : le médecin avait tout gâté. Si bien que Dominique resta boiteux. Et la vieille de s’écrier :
— Tu es né sous la bonne étoile, petit gars ! Tu ne seras pas soldat… Tu n’iras pas à la guerre…
Dominique ne l’écouta pas plus que n’avaient fait les autres. On lui avait appris cependant qu’il faut toujours écouter les vieillards, mais il l’oubliait en ce moment parce qu’il avait d’autres idées. Il songeait à Mariette et il était bien ennuyé de rester boiteux. Même s’il eût écouté les paroles de la vieille, il ne se fût pas consolé ; en effet, cela ne l’avait jamais effrayé beaucoup d’être soldat ; Victor qui avait fait deux ans, — et quelques mois en surplus à cause de sa mauvaise conduite — ne se plaignait pas de son temps de service. Quant à la guerre !… Cette pauvre vieille perdait la tête…
Voilà comment raisonnaient les jeunes gens, autrefois ; et même les personnes mûres.
Or, Dominique marchait encore avec des béquilles lorsque les ennemis commencèrent la guerre !…
Tous les hommes du village partirent ; ce pauvre Victor dès le premier jour. Un peu plus tard, les jeunes conscrits partirent à leur tour, et Dominique en même temps qu’eux. Mais Dominique n’alla pas loin ; on le renvoya chez lui avec de mauvaises paroles. Et chacun alors donna raison à la vieille.
Dominique, lui-même, dut reconnaître qu’il avait eu chance sur chance. Sans le bon tour de Victor, sans la jambe cassée, sans la maladresse du médecin, sans le retard du rebouteux, il lui aurait fallu suivre ses camarades à la guerre. Comme il était bon Français, il se serait battu courageusement et les ennemis l’auraient peut-être bien tué un des premiers. En tous les cas, il aurait énormément souffert.
Il souffrait également au pays parce que, encore une fois, il était bon patriote ; il aurait voulu se battre comme les autres, chasser l’ennemi, conquérir la gloire. De plus, il était fort inquiet, à cause du danger que couraient ses amis, du danger que courait Victor, ce pauvre chenapan de Victor qu’il aimait tendrement au fond. Il souffrait donc, mais enfin, c’était encore à peu près supportable.
Il continua sa vie d’honnête garçon. L’oncle Anselme, rongé de chagrin, n’aimait plus beaucoup la besogne ; plusieurs compagnons étaient partis en guerre. Dominique travailla donc comme jamais encore il n’avait travaillé. Il taillait la pierre, gâchait le mortier, étendait le ciment ; il creusait la cave, élevait le mur, posait la tuile ; il suffisait à tout. Aussi, l’oncle Anselme gagnait beaucoup d’argent ; la plus grande partie de cet argent, il l’envoyait à ce pauvre Victor, qui combattait aux armées. Et cela faisait grand plaisir à Dominique.
On disait de lui :
— C’est un garçon veinard ; il est né sous une bonne étoile.
D’abord chacun parlait ainsi ; un peu plus tard, le compliment changea.
— Il a vraiment trop de chance, le saligaud !
On en vint à lui donner les plus vilains noms en le regardant comme une dégoûtante vermine.
Il tint bon, cependant ; sa bonne étoile ne l’abandonna point.
Une fois, il faillit lui arriver une méchante aventure par la faute d’une femme chez qui il travaillait de son métier. Cette femme, qui avait un vieux mari, parlait à Dominique sans dureté. Un jour, à midi, Dominique, assis sur un banc, la tête basse selon son habitude, mangeait tranquillement son pain avec du fromage. Cette femme vint à côté de lui sans faire de bruit et lui passa la main dans les cheveux ; puis elle lui tendit un verre de vin qu’il but avec plaisir, car il avait soif.
— Merci, madame ! dit-il.
Mais la triste créature se laissa choir, toute molle, sur les genoux de Dominique et lui pinça le menton en murmurant :
— Comme remerciement, ce n’est pas assez, mon petit pigeon !
Dominique leva les yeux vers cette femme, et il vit qu’elle était laide. Alors il pensa à Mariette qui était si jolie, à Mariette qu’il aimait pour la vie, et qui, cependant, ne lui avait jamais passé la main dans les cheveux. Il fut tout à coup si triste, qu’il se mit à pleurer. Et il s’en alla à son chantier sans avoir achevé son pain ni son fromage.
C’est ainsi qu’il échappa aux inconséquences de la femme qui avait un vieux mari.
Or, deux jours plus tard, cette femme qui ne se décourageait point, passa la main dans les cheveux d’un autre garçon et lui offrit du vin blanc en l’appelant petit lapin. Le jeune garçon n’aimait personne à la folie ; quand la femme se laissa choir sur ses genoux il ne remarqua point qu’elle était laide et, au lieu de pleurer, il se mit à rire. La chambre où il se trouvait avec cette femme n’avait qu’une porte, mais ni l’un ni l’autre n’y faisaient attention parce qu’ils étaient très occupés et bien contents. Le vieux mari arriva là-dessus, plan ! plan ! tout à coup. Et la dame, aussitôt, de sauter comme une chèvre vers la porte en s’égratignant la poitrine et en criant, à se rompre la gorge :
— Au secours ! Protégez-moi !… Sauvez-moi !…
Le vieux mari la reçut entre ses bras et pensa choir.
— Voyez ce brutal !… il a déchiré ma robe !… il m’a tordu les poignets !… Protégez-moi !…
Le vieux mari avança d’un pas ; considérant le jeune garçon tout confus, il entra dans une grande colère. Il ferma la porte, mit la barre et alla chercher les gendarmes. Les gendarmes emmenèrent le jeune garçon et l’affaire finit si mal qu’il vaut mieux n’en plus parler.
Voyez pourtant ce qui serait sans doute arrivé à Dominique si Mariette avait été moins jolie, moins cruelle et si, par conséquent, il ne s’était pas mis à pleurer devant la femme laide qui avait un vieux mari !
Au lieu de ces malheurs, il connut la satisfaction de rire à part soi en songeant à l’aventure de l’autre garçon ; et aussi la satisfaction du devoir accompli.
Il lui apparut clairement en cette occasion qu’il devait beaucoup à Mariette. Ayant appris en sa jeunesse qu’il ne faut jamais être ingrat et que, d’ailleurs, celui qui paie ses dettes s’enrichit, il se mit donc à aimer Mariette encore davantage. Mais il ne lui en eût pas dit un mot pour cent toises de maçonnerie et même plus. Depuis le jour où il avait eu la chance de se casser l’os de la jambe en plusieurs morceaux, jamais il ne s’était approché d’elle. Il continua de se tenir à bonne distance. Et, pourtant, tous les beaux garçons étant partis en guerre, Mariette, peut-être, eût écouté Dominique sans l’appeler Jean le Sot. Mais Dominique avait le cœur trop pur pour abuser de la situation. Il se contentait de regarder Mariette de loin, en se cachant lorsque c’était possible. Souvent il parlait d’elle sur les longues lettres qu’il envoyait à Victor, mais Victor ne lui donnait pas toujours la réplique : Victor, pour le moment, se moquait un peu des filles du pays !
Donc, Dominique travaillait de plus en plus fort pour le compte d’Anselme et pour Victor, et, tout en travaillant de plus en plus fort, il aimait Mariette chaque jour davantage. Et, plus il l’aimait, moins il lui semblait facile de se faire comprendre ; vraiment, cela lui paraissait à présent tout à fait impossible. Il était fort triste et personne ne peut dire comment tout cela aurait fini.
Par bonheur, il se produisit alors un événement mémorable qui fit de Dominique un garçon aussi hardi que les autres. Comme il fallait beaucoup et beaucoup de soldats pour arrêter les damnés ennemis, les chefs militaires pensèrent à ceux qu’ils avaient renvoyés, avec de mauvaises paroles, planter leurs choux. Dominique dut se mettre encore une fois tout nu devant les médecins. Il eut honte, à cause de sa jambe cassée qui ne lui semblait pas belle, mais les médecins déclarèrent que cette jambe n’était pas si laide que cela et qu’elle était, en tous les cas, bonne pour les services auxiliaires, en attendant mieux.
Qui fut embêté ? L’oncle Anselme ! Car depuis qu’il avait un bon chef de chantier, il ne travaillait plus guère et il lui était poussé des poils au creux de la main.
Dominique, lui, ne fut pas embêté du tout ; au contraire ! Au lieu de se cacher comme d’habitude au passage de Mariette, il courut au-devant d’elle, lui conta qu’il avait une belle jambe, qu’il allait faire la guerre tout aussi bien que Victor, que, si elle lui passait la main dans les cheveux en l’appelant petit poulet, il saurait bien ce que cela voudrait dire. Mariette comprit alors qu’il l’aimait à la folie et elle fut émue. Peu s’en fallut qu’il n’arrivât un malheur ! Par chance, Dominique ne tarda point à partir pour la caserne. Cela permit à Mariette de retrouver son bon sens et, de la sorte, Dominique n’eut point de remords ; ce qui, pour un garçon comme lui, était l’essentiel.
Les chefs militaires ne firent point tout de suite de Dominique un dangereux héros. Enchantés d’avoir sous la main ce bon ouvrier, ils commencèrent par l’habiller d’une souquenille et le prièrent de travailler de son métier. A de certaines heures, Dominique eût préféré combattre les ennemis ; à d’autres, non ! Car s’il était bon Français, il tenait aussi à la vie, surtout depuis que Mariette lui était apparue presque aussi émue que la femme laide qui avait un vieux mari.
Il ne faut pas lui en vouloir pour ça.
Lorsqu’il écrivait à Mariette, il ne lui disait point au plus juste ce qu’il faisait à la caserne. Il se contentait de lui laisser entendre qu’il était très occupé aux besognes de la guerre ; en réalité, il n’en remuait pas lourd. Il eût été fort ennuyé de se présenter aux yeux de Mariette sous la souquenille qu’on lui avait donnée pour blanchir les corridors et recimenter les urinoirs. De même se gardait-il bien de lui raconter que les vrais soldats, qu’il coudoyait parfois, le jalousaient très fort, s’extasiaient amèrement devant sa chance ou l’abreuvaient d’insultes, selon l’occasion. Cela n’était pas bon à dire. Il écrivait à Mariette qu’il ne pensait qu’à elle, ce qui n’était pas un gros mensonge, et qu’il désirait beaucoup aller la voir pour lui parler sérieusement, ce qui était la pure vérité.
Il fit ce voyage aussitôt que ses bons services de maçon lui eurent valu une permission. En arrivant au village, il tomba dans les bras de l’oncle Anselme qui versait des larmes de joie en expliquant que, justement, ce pauvre Victor se trouvait, lui aussi, en permission. Dominique ne resta pas longtemps dans les bras de l’oncle Anselme et il n’écouta point ses explications. Il n’avait qu’un désir : voler au-devant de Mariette et lui mettre son cœur sous les yeux, ouvert comme un livre. Si grande était sa fièvre que, pour peu que Mariette eût voulu l’écouter, il eût envisagé, d’une âme ferme, le mariage et tout ce qui s’ensuit.
Heureusement, ce tintouin lui fut épargné.
Il rencontra Mariette assise précisément à cette croisée de chemins où, en une heure de veine, il avait fait demi-tour pour aller plus loin se casser l’os de la jambe en plusieurs morceaux. Il ne plia qu’un genou devant elle, parce que l’autre était raide, mais il s’écria :
— Mariette ! je t’aime cent fois plus qu’avant de partir pour la guerre ! Si tu veux me rendre le plus heureux des hommes, laisse-moi m’asseoir, pour commencer, sur le coin de ton tablier !…
Et, sans songer que, la veille, il avait eu la tête rasée avec une tondeuse à barbe, il continua ainsi :
— Mariette ! Mariette !… passe ta main, ta petite main de lingère, tout doucement dans mes cheveux !
Entendant cela, Mariette éclata de rire et le repoussa d’une tape sur l’occiput.
— Tu es bien toujours le même, Jean le Sot !
Dominique retrouva son équilibre et sa dignité. Il fut un peu en colère.
— Tu parles mal, Mariette ! Tu parles fort mal à un soldat qui revient de la guerre !
Il n’avait pas achevé ces mots qu’une main, dure comme la justice, s’abattait sur sa nuque.
— Qu’est-ce qu’il chante ?… Dominique ! Hé ! dis donc, vieux Dominique !… C’est toi qui reviens de la guerre ?
Dominique se redressa comme il put et il reconnut ce sacripant de Victor, son pauvre grand Victor qu’il aimait tant !
Certes, à ce moment-là, Dominique eût bien envoyé Victor aux cinq cents diables. Il n’en fit rien pourtant.
— Je suis bien content de te retrouver en bonne santé ! dit-il.
Et il embrassa Victor, comme c’était, d’ailleurs son devoir.
— Tu reviens de la guerre, toi ! Tinette d’hôpital !… Tu as de la chance, tiens, d’être mon cousin, presque mon frère, mon petit Dominique… ce qui fait que mon amitié te protège… sans ça, je te mettrais quelque chose sur le coin de la figure pour te fixer les idées un petit peu… Ah ! vrai ! tu as de la chance, gadousier ! une sacrée chance !
Parlant ainsi et riant à grand bruit, Victor n’en heurtait pas moins, de son poing fermé, la tête de Dominique. Mais Dominique, depuis son enfance, était habitué aux manières inimitables du lascar ; il ne s’en fût nullement offusqué, n’eût été la présence de Mariette qui le gênait un peu. Tout d’un coup, Victor le fit tourner sur lui-même et, d’une poussée, le renvoya au milieu de la route.
— Va-t’en, gadousier ! Et que je ne t’y reprenne plus ! Allons ! va-t’en bien vite à la maison : j’ai deux mots à dire à Mariette.
Dominique eût souhaité voir Mariette se sauver ou, tout au moins, se fâcher. Elle n’en fit rien du tout. Mariette se prit à rire au contraire ; et quand Victor se fut assis sur le coin de son tablier, elle ne le repoussa point d’une tape sur l’occiput.
Alors Dominique s’en alla vers la maison ; il s’en alla à pied parce qu’il n’avait pas de bicyclette, et ce fut heureux, car il se serait peut-être bien encore cassé une jambe. Mais il se croyait fort à plaindre et répandait des larmes abondantes.
— Ainsi, gémissait-il, je m’en retourne vers la maison ! J’ai été chassé comme un gadousier, et Mariette s’est mise à rire en étendant le coin de son tablier !… Tout cela parce que je ne reviens pas de la guerre !… Que faire ? On ne veut pas de moi parmi les vrais soldats… Parce que j’ai eu la jambe cassée en plusieurs endroits, Mariette ne me passera jamais la main dans les cheveux ! Que faire, mon Dieu ! que faire ?… On ne veut pas me passer la jambe dans les cheveux parce que j’ai eu la main cassée en plusieurs endroits…
Il ne savait plus du tout ce qu’il disait.
Le lendemain, à la caserne, il pleurait encore en reprenant sa souquenille. A partir de ce moment, il cessa de manger à sa gamelle ; il ne buvait pas non plus, même quand il y avait un quart de vin. Enfin il se mit à travailler tant et si bien qu’on eût pu le croire aux pièces ! Jamais, depuis que le monde existe et qu’il y a des maçons et qu’il y a des soldats, jamais on n’avait vu chose pareille ! Chacun comprit que ce pauvre garçon perdait la tête, et qu’il était, par conséquent, beaucoup plus à plaindre qu’à blâmer.
Cela menaçait de très mal finir.
Juste à point, encore une fois, se produisit un événement qui permit à Dominique de sortir de ce mauvais pas. Mais c’est toute une histoire. Il faut cependant bien prendre le temps de la conter.
Il y avait à la caserne et dans les hôpitaux de la ville, pour recommander la teinture d’iode aux soldats et les obliger à se laver les pieds, de nombreux médecins. Ces médecins allaient à la chasse, à la pêche aux écrevisses, visitaient les curiosités du pays, et, le reste du temps, ils jouaient à la manille en buvant des liqueurs variées, chaudes durant l’hiver, fraîches durant l’été, mais toujours assez fortes. Quand on ne les embêtait pas, ils n’étaient pas méchants.
Au-dessus d’eux, il y avait un grand médecin, le père Plouck, qui les embêtait quelquefois. Le père Plouck était un gros vieux bonhomme, chef de tous les médecins de la contrée. Il voyageait dans une puissante automobile conduite par un chauffeur très beau, très impressionnant. Le père Plouck jouait à l’écarté avec ce chauffeur et il gagnait toujours. L’argent qu’il se procurait ainsi, au lieu de le rapporter à sa famille, il le gaspillait aussitôt, car ce n’était pas un vieillard aux manières très convenables. Il n’aimait que les liqueurs très fortes ; il en buvait énormément et tous les jours.
Quand le père Plouck arrivait à la caserne, il vous rassemblait tous les petits médecins et commençait par leur dire ce qu’il avait sur le cœur, vertement ; puis il leur posait des colles sur les maladies réglementaires ; et si l’un des médecins répondait, le père Plouck lui criait : « Silence ! »
Enfin il défaisait tout ce qui avait été fait depuis son dernier passage ; c’était bien simple !… Ainsi, il envoyait : 1 o les malades à l’armée ; 2 o les convalescents à l’hôpital ; 3 o les tire-au-flanc aux bains de mer ; 4 o tous les autres en prison ou chez les dingos. Il signait le procès-verbal et cela faisait le compte.
Un jour, il décida qu’il n’y aurait plus de boiteux : les médecins devaient faire exécuter l’ordre. Au bout d’une semaine, on ne vit, en effet, plus de boiteux ; après qu’une quinzaine d’entre eux eurent été expédiés en Serbie ou devant le conseil de guerre, les autres se le tinrent pour dit. Les médecins rendirent compte et s’en allèrent au café, bien contents.
Mais, un beau matin, le père Plouck arriva à la caserne alors qu’on ne l’attendait pas, son chauffeur ayant oublié d’envoyer une dépêche. Des boiteux gambillaient dans la cour ; dès qu’ils virent l’automobile, ils ramassèrent leurs béquilles et se sauvèrent ; quand le père Plouck descendit de sa voiture, tous les boiteux étaient rentrés dans leurs trous. Tous, excepté un ! excepté ce pauvre Dominique qui, solitaire, désespéré et inattentif à tout ce qui n’était pas son malheur, traversait la cour en poussant une brouette.
Le père Plouck vit cette brouette, cette souquenille, ce misérable qui boitait. Il en ressentit une si forte émotion qu’il faillit étouffer. Heureusement, le chauffeur fidèle tendit une gourde de rhum que le père Plouck vida d’un seul coup. Après quoi le bonhomme réunit les petits médecins, et chacun en tremble encore.
— Il y a un boiteux ! Rassemblement !… Il y a un boiteux ! J’en rendrai compte à la région !… Fermez ça ! Silence !… Je vous ferai fusiller ! C’est la guerre !… Vos bouches, là dedans, messieurs !… Tous aux arrêts ! Tous ! Allez me chercher le boiteux ! Au trot ! au trot !
Bien entendu, il parlait plus mal que ça, beaucoup plus mal ; en répétant seulement ce qu’il disait, on se ferait sévèrement juger.
Trois des petits médecins se précipitèrent au dehors et tombèrent sur Dominique qui pleurait en déchargeant sa brouette. Ils le poussèrent, le tirèrent, le portèrent, et, tout en courant, ils lui ôtaient sa souquenille, faisaient sauter ses bretelles. Ils l’amenèrent devant le père Plouck. Celui-ci, assis à un petit bureau, avait à présent les mains ouvertes et paisibles et la tête penchée en avant. On ne voyait pas ses yeux ; un souffle régulier sortait de ses lèvres. Il resta ainsi un bon moment. Quand il releva la tête, Dominique était nu devant lui. Il le considéra avec étonnement.
— Qu’est-ce qu’il veut, cet enfant de cochon ?
Un des petits médecins répondit :
— C’est le boiteux.
— Fermez ça !… C’est le boiteux ?… remarquable saligaud !
La tête du père Plouck pencha encore à droite, puis à gauche, pencha enfin en avant jusqu’à venir heurter le bureau.
— Le boiteux ?… Quel boiteux ?… Ça va bien ! Silence !
Tout d’un coup, le bruit d’un clairon se fit entendre au dehors. Le père Plouck sursauta ! Serrant les poings, il bondit vers Dominique. La force du rhum qu’il avait bu lui poussait les yeux hors de la tête.
— Ah ! c’est toi le boiteux !… Et tu crois que je vais t’envoyer aux bains de mer ?… Silence, là dedans !… Tu crois que je vais t’envoyer chez les dingos ? Attends voir un peu !… Je vais te faire fusiller… après, tu te foutras de moi si tu veux ! Hein ? T’as une jambe trop courte ? prie le bon Dieu pour qu’elle pousse ! Je vais t’envoyer voir les Boches ; ils te raccourciront l’autre patte pour te remettre d’équerre… Au fait ! non ! pas les Boches !… Tu iras voir les Turcs, les Bulgares, tous les autres sagouins ! Ils couperont tes oreilles de cochon pour les bouffer grillées. C’est toi le boiteux ? Eh bien je vais t’envoyer au tonnerre de Dieu, tout à la gauche de la jographie… Ton nom ? ton matricule ?… Veux-tu, très honorable monsieur, avoir l’obligeance de fermer ça ?… Et, d’abord, pourquoi te présentes-tu tout nu dans ma société ? En voilà des mœurs !… Veux-tu cacher ta saleté de bidoche et te mettre en tenue !… Qu’on le fourre en cellule !… Allez me chercher la garde ! La garde ! La garde !… Silence là-dedans ! Silence !…
On courut chercher la garde ; Dominique fut jeté en prison. Quelques jours plus tard, les petits médecins l’en tirèrent parce qu’ils avaient un compte à régler avec lui. Ils lui demandèrent son nom, son matricule ; le temps d’écrire deux ou trois mots et Dominique devint apte à suivre la meilleure infanterie ; il fut désigné pour le premier renfort à destination de l’Orient.
Il était sauvé encore une fois. Il ne remercia point les médecins, parce que l’usage ne l’exigeait pas et aussi parce qu’il se méfiait d’eux et craignait qu’ils ne revinssent sur leur décision ; mais son cœur débordait de gratitude. Les larmes coulaient de ses yeux ; c’étaient des larmes de joie. Certains de ses camarades s’en étonnèrent. Il leur dit :
— Vous ne connaissez pas l’amour !
Ils ricanèrent et se moquèrent de lui. Mais il reprit :
— Vous ne connaissez pas Mariette !
Alors, ils ne trouvèrent plus rien à dire.
Dominique abandonna avec empressement sa souquenille ; il reçut des armes dont il apprit le maniement avec de vrais soldats. Sa mauvaise jambe le faisait beaucoup souffrir, mais il se disait qu’il souffrait pour Mariette et trouvait son sort digne d’envie. Jamais il n’avait été si gai ni si bien portant. Sa gamelle lui semblait à présent trop petite ; quand il y avait du vin, il en redemandait ; et il ne voulait plus jamais faire la besogne des autres.
Il écrivait à Mariette pour l’assurer de sa fidélité éternelle, pour lui dire que, dût-il rencontrer cent mille demoiselles aussi belles que le jour, il n’en regarderait aucune. Il ne manquait point de lui faire observer qu’il allait faire la guerre dans les pays lointains et que les campagnes de Victor ne compteraient pas beaucoup auprès de la sienne.
« Tu n’as qu’à regarder dans la géographie, écrivait-il… Victor, que peut-il voir ? Les Prussiens, et c’est tout ! Il n’y a pas de quoi être si fier ! Moi, je verrai les Turcs, les Bulgares, les Hongrois et tous les autres sagouins… Ce sont de terribles sauvages qui ne songent qu’à couper les oreilles des Français pour les manger avec leur rata. Mais, qu’ils y viennent ! Je ne me laisserai pas faire, moi ! Sois tranquille, Mariette ! Dominique te rapportera ses deux oreilles !… »
Il prenait grand plaisir à parler de sa bravoure ; aussi ses lettres devenaient-elles de jour en jour plus longues et plus belles.
Sa joie eût été complète sans la certitude du départ.
Pour pouvoir conter à Mariette des histoires avantageuses, il était nécessaire d’apprendre à manier les armes avec les vrais soldats ; Dominique, peu à peu, en venait à penser que cela aurait pu également être suffisant. Au premier moment, lorsque les petits médecins avaient réglé leur compte avec lui, il avait versé des larmes de joie ; mais, à la réflexion, il ne voyait plus très bien l’agrément de ce voyage qu’il lui faudrait entreprendre. Au contraire, les dangers lui en apparaissaient avec une gênante vivacité. Passer la mer où il y avait des sous-marins et des requins, ce n’était pas déjà trop réjouissant ; or, il lui faudrait se battre, par surcroît, contre des indigènes très sauvages, très bien armés et qui ne badinaient pas. De vrais soldats, camarades de Dominique, faisaient là-dessus des contes qui donnaient froid dans le dos.
Dominique était vaillant pour l’amour de Mariette, mais le fond de son caractère demeurait fort pacifique. Il rêvait parfois que les chefs militaires le faisaient descendre en cours de route à cause de sa mauvaise jambe ; il s’arrêtait dans un petit village de France, à distance raisonnable, et là, bien caché, il travaillait pour la patrie, héroïquement, de son métier, ce qui convenait bien mieux à son tempérament que les aventures et les combats. Les autres, au retour, passaient le chercher ; il revenait avec eux couvert de gloire. Mariette lui sautait au cou, s’appuyait sur sa poitrine ; Victor lui parlait avec respect… Tels étaient les songes de Dominique. Il se gardait bien d’en demander la clé à ses chefs militaires, car il est des choses qu’il vaut mieux, en certains cas, garder pour soi.
Le jour du départ ne se fit point attendre. Dominique écrivit à Mariette une lettre plus belle encore que toutes les autres. Pendant qu’il était ainsi occupé, les vrais soldats qui devaient partir avec lui, buvaient un coup. Puis tous ces pauvres garçons s’en allèrent ensemble vers la gare. Ceux qui avaient bu frappaient le sol du pied comme de rudes lapins et chantaient de vigoureuses chansons. Dominique, excessivement chargé, suivait la colonne ; il chantait avec les autres, mais il serrait les fesses en marchant.
La locomotive siffla comme elle en avait l’habitude ; le train s’ébranla. Voilà ce pauvre Dominique parti…
Et maintenant, que va-t-il lui arriver ? Ce n’est pas bien difficile à deviner, ce qui va lui arriver !
Dominique — tout comme les autres pauvres garçons — va traverser des départements et des départements ; il va passer la mer, où il y a des sous-marins et des requins ; s’il échappe aux sous-marins et aux requins, il sera du moins fort malade. Puis il arrivera en un pays étranger et là, de deux choses l’une : ou bien il attrapera la fièvre pour le reste de ses jours, ou bien les ennemis lui flanqueront un mauvais coup, peut-être même le tueront raide. Jamais il ne reverra l’oncle Anselme, ni Victor, ni Mariette !… ou bien, s’il les revoit, il n’aura plus la force de leur faire des contes avantageux.
Dominique apercevait tous ces malheurs à l’horizon, car il était beaucoup moins sot qu’il n’en avait l’air. Mais il était né sous une étoile excellente qui le suivait dans tous ses déplacements. Et voici ce qui se passa.
Lorsque Dominique et ses camarades eurent traversé des départements et des départements, ils arrivèrent dans une ville au bord de la mer. Là, il fallut descendre du train avec les fusils, les gamelles et tout le fourniment. Dominique, n’ayant jamais beaucoup voyagé, n’étant pas d’ailleurs encore un vrai soldat, montrait de la timidité. Ses camarades abusèrent de la situation et le chargèrent avec excès, malgré sa mauvaise jambe.
Or, dans un escalier que la pluie avait rendu glissant, il se produisit une bousculade. Dominique étant chargé avec excès, sa mauvaise jambe fléchit et il roula jusqu’en bas. Ses camarades vinrent autour de lui en riant comme des imbéciles. Ils cessèrent bien de rire quand il leur fallut emporter Dominique sur une civière et tout son fourniment par-dessus encore.
Dominique avait une jambe cassée ; heureusement, c’était toujours la même. On le porta à l’hôpital, et des camarades s’embarquèrent sans lui pour passer la mer.
A l’hôpital, on remarqua tout de suite que la jambe de Dominique ne valait pas cher. Un médecin à grand couteau vint à passer. Ce médecin n’aimait pas beaucoup les réparations ; il préférait faire le neuf. Sans hésiter, il tira son grand couteau ; puis, saisissant la jambe de Dominique, il en coupa un bon morceau.
Pendant ce temps, le bateau qui transportait les camarades de Dominique, était défoncé par un sous-marin. Beaucoup de pauvres garçons se noyèrent ou furent mangés vivants par les requins et les poissons de toute sorte. Ceux qui, par miracle, échappèrent, furent saisis par les fièvres où brutalisés par les ennemis.
Dominique, lui, guérissait assez vite. Il était soigné par des dames très bonnes. Quelques-unes de ces dames, moins jeunes et moins jolies, certes, que Mariette, ne semblaient pourtant pas moins malignes. Elles venaient autour du lit de Dominique et lui faisaient raconter son histoire ; puis elles riaient. Quand elles remontaient son oreiller, elles lui passaient parfois la main dans les cheveux ; alors, il frémissait. Mais, fidèle à son serment, il ne levait les yeux vers aucune d’entre elles. Il faisait seulement son profit de leurs conseils et prenait tous les cadeaux qu’elles voulaient bien lui apporter.
Grâce à ces dames, on lui donna, au lieu d’un pilon de bois vert à bon marché, une belle jambe vernie faite sur mesure, avec un pied articulé. Bientôt, il se tint sur cette jambe aussi droit qu’un fil à plomb. Alors, il demanda à partir ; ces dames essayèrent de le garder auprès d’elles, mais ce fut en vain. Il ne voulait plus rien, que voir Mariette. On le renvoya donc chez lui pour toujours en lui promettant une bonne rente.
Dominique arriva au pays un lundi ; il comptait bien trouver l’oncle Anselme au repos après les fatigues de la veille. Mais l’oncle Anselme n’était pas à la maison ; il travaillait déjà à son chantier avec deux vieux compagnons. Dominique avança jusqu’à ce chantier ; il frappait le sol de son bâton et faisait sonner son pied articulé.
L’oncle Anselme l’attira sur sa poitrine et l’embrassa, car il était content de revoir ce bon ouvrier, qui, depuis si longtemps, manquait au chantier. Dominique dit :
— J’ai perdu ma mauvaise jambe à la guerre, mais on m’a promis une bonne rente qui me permettra de vivre. Ce n’est pas ce qui m’empêchera de surveiller le chantier pendant que vous travaillerez avec les vieux compagnons.
L’oncle Anselme fit une vilaine grimace et changea sa chique de côté. Dominique commença de conter des histoires, mais l’oncle Anselme ne l’écoutait plus ; il roulait de gros yeux noirs et crachait à droite et à gauche, sans rien dire.
Alors Dominique s’en alla trouver Mariette. Mettant son bâton sous son aisselle, il s’avança pour l’embrasser. Mariette se laissa embrasser un bon coup, parce qu’il y avait plusieurs jours qu’elle n’avait pas rencontré de jeune garçon. Dominique fit sonner son pied articulé.
— Mariette, dit-il, j’ai laissé ma mauvaise jambe chez les ennemis, mais je te reviens avec mes deux oreilles et une bonne rente.
Mariette répondit :
— Je ne sais pas si tu reviens avec tout cela… mais, ta mauvaise jambe, tu l’as laissée dans une ville au bord de la mer… tout simplement parce que tu avais roulé jusqu’en bas d’un escalier comme un paquet de linge sale.
Dominique n’eut plus envie de raconter les histoires avantageuses qu’il avait préparées depuis longtemps. Pourtant, il ne put se tenir de faire le portrait des dames qui l’avaient soigné.
— Elles étaient belles comme le jour ; elles avaient les mains blanches et sentaient bon… Souvent, elles venaient s’asseoir près de mon lit pour me poser toutes sortes de questions… Mais jamais je n’ai levé les yeux sur aucune d’entre elles…
— Jean le Sot !
— … parce que je t’avais fait mes serments et parce que tu es la plus belle de toutes les belles qui vivent sur la terre !
— Tu parles bien, reprit Mariette, depuis que tu as voyagé.
Dominique se redressa.
— Mariette ! dit-il, à présent, j’ai une jambe de première qualité et l’on me paiera une bonne rente. Je veux t’épouser ! Je veux le mariage, Mariette ! et tout ce qui s’ensuit.
— Je veux également le mariage, répondit Mariette, mais avec ton cousin Victor que tu aimes tant et qui est si amusant.
A ces mots, Dominique alla s’asseoir en gémissant.
— Mariette ! est-ce possible ?… Il te rendra très malheureuse, ce sacripant de Victor !
— Non ! répondit Mariette ; il est beaucoup plus riche que toi avec ta rente. Dès que son père sera mort et même avant, il vendra les outils, le jardin, la maison ; avec tout l’argent que cela rapportera, il m’offrira des distractions et des cadeaux.
— Mariette ! Mariette ! Moi aussi je voulais te faire des cadeaux !… Je t’apportais une bague qui m’a été donnée par une belle dame de l’hôpital.
— Eh ! qui te retient, mon cher Dominique, de m’offrir tous les cadeaux qu’il te plaira ?… Parce que je me marie, ce n’est pas une raison pour cacher tes bons sentiments.
Mariette passa à son doigt la bague qui se trouva bien de dimension ; puis elle embrassa Dominique et s’en alla, en riant comme seule elle savait rire.
Dominique revint chez l’oncle Anselme et vécut des jours bien tristes. Il n’avait plus aucun goût pour le travail. Volontiers, il serait resté à la maison à se lamenter, en attendant qu’on lui payât sa rente. Mais l’oncle Anselme ne l’entendait pas ainsi.
— Je t’ai fait apprendre le métier de tailleur de pierre et le métier de maçon, disait-il ; c’est pour que tu sois mon bâton de vieillesse, et que tu gagnes de l’argent pour Victor et pour moi… Ingrat ! si tu ne veux pas être mon bâton de vieillesse, tu n’as qu’à t’en retourner avec tes poupées d’hôpital !
Dominique pleurait.
— Je ne veux pas m’en aller ! Je serai votre bâton de vieillesse et je gagnerai aussi de l’argent pour Victor. Emmenez-moi avec vous : je saurai bien tirer les plans, viser au fil à plomb et surveiller le chantier, pendant que vous travaillerez avec les vieux compagnons.
— Non ! dit l’oncle Anselme ; c’est toi qui travailleras et c’est moi qui surveillerai, parce que j’ai, dans la main, des poils qui me gênent plus qu’on ne croit.
— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Dominique, car je vous aime tendrement, comme c’est mon devoir, vous et ce sacripant de Victor.
Dominique se remit donc à tailler la pierre, et quand il avait fini de tailler la pierre, il la couvrait de mortier ; après avoir posé la tuile, il recommençait à creuser les fondations, et ainsi de suite, sans repos ni trêve. Il faisait tout ce qu’il pouvait et même bien davantage, mais sa jambe lui causait de graves difficultés. Mal surveillés, les vieux compagnons prenaient du bon temps. Le travail n’allait pas vite ; aussi Dominique ne gagnait pas énormément d’argent pour l’oncle Anselme et pour Victor. L’oncle jurait et parlait de renvoyer Dominique à ses poupées d’hôpital. Le pauvre Dominique, alors, redoublait d’effort, travaillait, bien avant les vieux compagnons et longtemps après eux. La nuit, au lieu de dormir, il se lamentait sur ce qu’il croyait être une grande infortune.
— Ils sont là, à me répéter que j’ai toutes les chances !… Certes, j’ai conservé ma vie et ma vertu, mais je ne m’en vois pas beaucoup plus avancé. Un de ces jours, moi qui connais deux métiers et qui trace l’anse de panier, l’oncle Anselme va me mettre à la porte comme un simple goujat. Pendant ce temps, Mariette fera les quatre cents coups avec ce sacripant de Victor !… J’ai conservé ma vertu, mais j’en ai le sang tout échauffé ; j’ai sauvé ma vie, mais la vie me pèse !… Que n’ai-je suivi mes camarades, vrais soldats ! Que n’ai-je été, comme eux, mangé par les requins et les poissons de toute sorte !
Il disait ces folies et n’était pas loin de les penser. On ne peut pas savoir ce qui serait arrivé si la Providence n’avait jugé bon d’intervenir.
Un lundi matin, l’oncle Anselme qui souffrait beaucoup des cheveux, avait entrepris de brosser mon Dominique encore plus durement qu’à l’habitude. Mais Dominique ayant touché le fond du désespoir, se moquait de tout ce bruit ; il ne répondait pas et l’oncle Anselme était d’autant plus furieux.
— Va-t’en ! criait-il ; va-t’en, propre à rien ! avec ton pied articulé !… va-t’en rejoindre tes poupées d’hôpital !
C’est à ce moment que le facteur apporta une terrible nouvelle ; Victor venait d’être tué par les ennemis !
L’oncle Anselme et Dominique furent un moment semblables à deux fous ; ils roulaient des yeux égarés et regardaient autour d’eux sans rien voir. Puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se serrèrent à s’étouffer. Ils mêlaient leurs larmes, poussaient des cris déchirants ; quant aux paroles entrecoupées qu’ils prononçaient, elles ne valent pas la peine d’être rapportées.
L’oncle Anselme retrouva le premier son bon sens.
— Je ne veux plus que tu t’en ailles, mon cher Dominique, dit-il, je n’ai plus que toi, et il faut absolument que tu sois mon bâton de vieillesse. Tu continueras à travailler et à surveiller le chantier ; ce que tu gagneras sera pour moi seul, hélas ! Quand je mourrai, tu auras la maison, le jardin et tout le tremblement. Ça te fait une belle situation ! Ainsi, tu pourras te marier dès que tu le voudras, malgré ta jambe de bois et ton air tranquille.
— Je vous remercie de tout mon cœur ! répondit Dominique. Je me marierai avec Mariette, la lingère, parce qu’elle accepte mes cadeaux et qu’elle a de bons sentiments.
— Comme tu voudras ! dit l’oncle. Moi, je m’en moque ! Je donne mon consentement.
Dominique resta donc à travailler chez l’oncle Anselme qui ne fit plus jamais rien. Comme Dominique était un ouvrier consciencieux, comme, d’autre part, Victor ne réclamait plus d’argent, les affaires devinrent prospères. L’oncle donna tout de suite une bonne partie de sa fortune à Dominique ; pour le reste, il fit un testament en sa faveur.
Dominique, cependant, était triste quelquefois, parce qu’il songeait à son pauvre Victor qu’il ne reverrait plus ; mais, tout aussitôt, il pensait à Mariette, et il se redressait sur sa jambe vernie en sifflant un petit air…
Les plus honnêtes garçons sont ainsi faits !
C’est aussi que Mariette, depuis qu’elle avait connaissance du testament, ne cachait plus du tout ses bons sentiments. Elle ne demandait pas mieux que d’épouser Dominique. Déjà elle tirait des plans pour plus tard.
— Je ne serai plus lingère, disait-elle ; tu m’offriras beaucoup de cadeaux… Quand nous n’aurons plus assez d’argent pour nous amuser, nous vendrons la maison et le jardin.
— Je ferai tout ce que tu voudras, répondait Dominique.
En attendant, Mariette cherchait des distractions. Quand elle rencontrait un mauvais sujet, elle ne se sauvait point comme son devoir l’eût exigé ; elle s’arrêtait au contraire ou bien même courait au-devant du danger.
Car, cette Mariette — le moment est venu de le dire — était une fille fraîche et jolie, nom de nom mais nullement vertueuse. Il n’y avait que ce pauvre Dominique pour en douter. Elle n’envisageait point le mariage comme il se doit, c’est-à-dire comme le seul moyen d’avoir beaucoup d’enfants. Dieu le sait ! ce qu’elle voulait, c’était tout simplement gaspiller la fortune de Dominique et se moquer de lui avec des débauchés. Quand il n’aurait plus le sou, elle le planterait là sur sa jambe de bois et tâcherait de se débrouiller d’un autre côté.
Noirs et perfides desseins dont l’accomplissement semblait réglé à l’avance comme du beau papier à musique. Mais la bonne étoile de Dominique avait l’œil ouvert encore une fois ; elle ne permit pas ça.
Mariette, un jour, rencontra un mauvais sujet qui semblait un peu enrhumé ; en réalité, c’était bel et bien la grippe espagnole qui, sans faire de bruit, farfouillait sous sa peau. Or, Mariette ne craignait rien ; elle courait au-devant du danger, comme il est dit plus haut. Elle passa une soirée entière à côté du mauvais sujet ; celui-ci éternuait et frottait le bout de son nez contre le nez de Mariette. Aussi qu’arriva-t-il ? Mariette attrapa la grippe espagnole. Quatre jours plus tard, elle mourut en se repentant.
Dominique pleura si abondamment dès les premières heures que, bientôt, il n’eut plus une seule larme dans tout le corps.
Le jour de l’enterrement, il garda un air sombre et parut ne voir personne. Aussi ses amis furent-ils inquiets ; après la cérémonie, ils l’accompagnèrent et firent de grands discours pour chasser ses mauvaises pensées.
— Dominique, disaient-ils, pourquoi garder cet air sombre, à présent que la cérémonie est terminée ? Les morts sont les morts ; quand une affaire est réglée, il faut s’occuper d’autre chose. Dominique, au lieu de chercher un arbre pour te pendre, viens plutôt boire bouteille avec nous. Cette pauvre Mariette, ce n’est pas le moment d’en dire du mal ; cela ne servirait à rien… Mettons donc qu’elle avait de la vertu ; mais ce n’était pas du tout la femme qu’il te fallait. Elle t’aurait mis sur la paille et se serait moquée de toi avec les mauvais sujets. Tu te crois malheureux, Dominique, et tu viens, au contraire, d’échapper à un grand danger… Toi, Dominique, tu as toutes les chances !
Sur ce sujet, ils parlèrent avec facilité, repassèrent la vie de Dominique depuis le jour de sa naissance.
— Toutes les chances !… Si ton père n’avait pas été un galvaudeux, si par deux fois ta jambe ne s’était pas cassée en plusieurs endroits, si ta mère n’était pas morte, ni Victor, ni Mariette, tu ne serais pas aujourd’hui le meilleur parti du village avec ton pied articulé et ta belle situation d’avenir… Certes, tu as mérité ton bonheur, car tu es vertueux ; cependant la vertu ne suffit pas toujours ; il est facile de comprendre que, de plus, tu es né sous une étoile de première qualité… La chance sera toujours pour toi, saligaud !
Dominique répondit :
— Merci bien ! Mais j’en ai soupé !
Il leva vers ses amis de sombres yeux où se lisait une résolution farouche et reprit :
— Je ne veux plus avoir de chance ! Aussi, dès maintenant, je me moque de la vertu comme je me moque de vos discours… Quant à l’étoile, plût au diable qu’elle veuille bien ne plus s’occuper de moi ! Je vais essayer de lui échapper.
Ses amis le regardèrent puis se regardèrent entre eux. Dominique se redressa et fit sonner sa jambe vernie.
— Allons boire bouteille pour commencer !
Les autres qui l’avaient invité ne purent reculer. Ils ne perdirent rien, d’ailleurs, car Dominique leur rendit la politesse et les mit au point. Quand ils furent partis, il fit écot tout seul, jusqu’au soir, ne s’arrêtant de boire des liquides funestes que pour jurer et chanter d’affreuses chansons qu’il avait apprises, Dieu sait où !
A partir de ce jour, pour échapper à l’étoile, Dominique abandonna résolument le chemin de la vertu. Aussi, ce qui reste à dire pour terminer l’histoire est fort triste. Il ne faudrait peut-être pas trop le répéter, car les jeunes gens pourraient y trouver des exemples pernicieux.
Dominique, depuis l’époque du sevrage, n’avait guère bu que de l’eau naturelle ou légèrement gazeuse. Pour conjurer le trop bon sort, il crut devoir absorber du vin comme une éponge. Mieux ! il ne s’en tint pas longtemps aux boissons fermentées. On le vit s’attaquer courageusement à l’eau-de-vie, qui ne nourrit pas, qui ne réchauffe pas et qui devrait s’appeler l’eau de mort. Intrépide, il buvait sans sourciller les alcools les plus variés, les plus violents, les plus féroces. Chacun connaît de réputation ces liqueurs infernales fabriquées par des chimistes dépourvus de scrupules avec des grains moisis, des pommes de terre pourries et toutes sortes de saletés que l’on n’oserait pas offrir à des chiens. Eh bien ! même devant ces poisons authentiques, jamais on ne vit Dominique reculer. Quand il ne pouvait plus tenir, il se laissait choir sur place et voilà tout !
En même temps, il chiquait du plus fort et fumait comme une soupière.
A l’égard des dames, Dominique changea aussi de manière, du tout au tout. Jamais plus elles n’eurent le temps de l’appeler Jean le Sot. Il parlait le premier et s’expliquait clairement ; quand, malgré tout, il ne parvenait pas à se faire écouter, il insistait avec énergie. Un jour, il lui arriva de rencontrer la femme laide qui avait un vieux mari. Il lui rappela une petite histoire d’autrefois ; mais la dame se rebiffa, car elle n’avait aucune mémoire pour ce qui ne s’était pas passé.
— Par les cornes du diable ! jura Dominique, tu es toujours bien laide ! Mais rien ne saurait plus m’arrêter !… Quelque effort que cela doive me coûter, tu vas voir ce que tu vas voir !… Car j’ai abandonné le chemin de la vertu afin que cette sacrée bonne étoile ne puisse me suivre !…
La femme laide ne comprit rien à ces derniers mots ; pour le reste, elle se rendit de force à l’évidence. Le vieux mari passait à ce moment-là. Il entra dans une violente colère et se prépara à courir chercher les gendarmes. Mais Dominique, saisissant son bâton, frappa le vieux mari à la tête et l’étendit sur le carreau.
C’est ainsi que Dominique agissait quand on le poussait à bout.
Tout cela contrariait tellement l’oncle Anselme, qu’il finit par en perdre l’esprit. Alors Dominique le traita fort mal. Non seulement il ne fut pas son bâton de vieillesse, mais il le priva de soins, ne lui donna que de mauvaise nourriture et peu de boisson.
Dominique, bien entendu, délaissait le chantier. Il n’y venait que rarement lorsqu’il n’y avait rien de pis à faire dans les environs ; encore était-ce trop souvent, car il s’y conduisait comme le dernier des sacripants. Il rudoyait les vieux compagnons, les abreuvait d’insultes, jurait à faire trembler, par l’enfer, le tonnerre et mille autres choses aussi abominables. Ou bien il exhortait les vieux compagnons à la débauche, malgré le respect qui leur était dû. Quelquefois il se mettait en tête de travailler ; alors, c’était bien triste ! S’il fallait des pierres taillées, il prétendait manier la truelle ; si, au contraire, on avait besoin d’un maçon, ce n’était plus du tout son affaire : il voulait tailler la pierre. Le peu qu’il faisait, il fallait le recommencer. Pour tracer l’anse de panier, par exemple, il se moquait de tous les ronds qui doivent se couper ; sans règle ni compas, il poussait sa ligne d’un seul coup et ça ressemblait à ce que ça pouvait. D’ailleurs, sa déchéance était tellement profonde qu’il ne suivait même pas le tracé !
Cela ne pouvait durer longtemps. Au bout de quelques mois, il n’y eut plus de chantier ; les deux vieux compagnons allèrent travailler chez un concurrent. Dominique n’en témoigna aucun chagrin ; au contraire ! Il passa quinze jours entiers et les nuits correspondantes à boire et à chanter en compagnie de ce qu’on peut trouver de plus mauvais parmi les mauvaises filles.
Cependant, comme le bâtiment n’allait plus du tout, Dominique en vint à manquer d’argent de poche. Sans barguigner, il gaspilla ce que lui avait donné l’oncle Anselme, vendit les outils, le jardin, les meubles et emprunta sur la maison.
Il devint l’opprobre du pays qui lui avait donné le jour. Au bas de la pente sur laquelle il roulait, il y avait la plus atroce misère, les plus tristes maladies, le déshonneur, la prison, peut-être les galères. Ses anciens amis se détournaient sur son passage ; ils disaient :
— La chance l’a bien abandonné, ce pauvre Dominique !
Et ils souriaient.
On pouvait croire, en effet, que la bonne étoile sous laquelle il était né l’avait enfin perdu de vue dans tous les mauvais chemins où il s’était engagé.
Eh bien ! pas du tout !
Un jour qu’il avait bu autant que de coutume, il passa devant une maison en construction. Levant les yeux, il aperçut, sur un échafaudage, les deux vieux compagnons qui travaillaient avec courage près de leur nouveau patron.
Aussitôt, il les appela flemmards, vendus et enfants de cochons. Puis le remords se fit jour en son âme ; il se frappa la poitrine à grands coups de poing. Sans tarder, il voulut serrer les deux pauvres vieux sur son cœur et leur demander pardon.
Le visage inondé de larmes, Dominique saisit les montants de l’échelle et commença de grimper. Ayant gravi deux échelons, il retomba sur du mortier ; il regrimpa, retomba, regrimpa encore. Les deux vieux compagnons travaillaient avec courage, bien tranquilles sur le sort de Dominique, car une longue expérience leur avait appris qu’il y a un Dieu pour les ivrognes dignes de ce nom.
Dominique, au prix des plus grands efforts, parvint enfin jusqu’à l’échafaudage ; il touchait au but, quand son pied articulé tourna ; il perdit l’équilibre une fois de plus. Selon la règle, il eût dû tomber encore dans le mortier. Il n’en fut rien ; la chance voulut qu’il tombât sur un tas de pierres. Il se cassa la figure ; et non seulement la figure, mais aussi le derrière de la tête, le cou et les reins, irrémédiablement.
C’est ainsi que sa bonne étoile lui épargna les plus honteuses, les plus terribles misères.
Le vieux docteur ôta son foulard et ses lunettes, car il avait rudement chaud.
L’enfant n’avait pas l’air de s’emballer le moins du monde.
Il parut enfin, et le cercle de famille applaudit à grands cris, comme il est d’usage dans tous les pays civilisés.
Le vieux docteur déclara :
— C’est un garçon !
— Nous l’appellerons Claude, dit la tendre mère, avec l’accent d’une énergie indomptable.
— A merveille, approuva le docteur.
Il ajouta, ainsi que son devoir l’exigeait :
— Pour un beau garçon, c’est, comme on dit, un rude lapin !
Puis il remit son foulard, ses lunettes, but un coup et, l’âme en paix, s’en alla prendre un repos bien gagné.
Or, il y avait, dans le cercle de famille, un homme au triste front, à qui la joie commune faisait mal au cœur. Après le départ du docteur, cet homme s’approcha de l’enfant et il l’examina, dans l’espoir qu’il ne lui apparaîtrait point si beau que cela. Soudain, on vit le triste front se dérider ; le méchant homme s’écria, avec un rire amer :
— Un fameux merle, en vérité !… Bien du plaisir, mesdames ! bien du plaisir !…
Tout le monde de s’indigner ! Et l’on se préparait à flanquer salement le contradicteur à la porte, lorsqu’il ajouta, sur un ton qui n’admettait pas de réplique :
— Mais, sacrebleu ! puisque c’est une fille !
Il fallut bien se rendre à l’évidence : ce n’était qu’une fille !
Une jolie fille, mais une fille…
Cet étourdi de vieux médecin n’y avait vu que du feu. Pourquoi aussi avait-il ôté ses lunettes ? Sa conduite fut sévèrement jugée. Quelqu’un proposa de le faire bénéficier des circonstances atténuantes, en considération de son grand âge : il était, en effet, raisonnable et honnête de penser qu’il n’attachait plus à cette question de sexe la même importance que jadis.
Mais la jeune mère, élevant la voix avec fureur, mit fin au débat :
— C’est un vieux serin ! cria-t-elle ; ne m’en parlez plus !
Elle ajouta, non sans à-propos :
— L’enfant est né, n’est-ce pas ? Pour le moment, c’est ce qui importe. Allez à vos affaires !
— Mais le nom ! murmura le père éploré… Il faudra choisir un autre nom… et réserver celui de Claude pour le garçon qui ne saurait manquer de venir, si le Seigneur veut bien continuer à bénir nos amours…
— Taisez-vous, misérable ! riposta la tendre mère. Au reste, l’enfant gardera le nom que je lui ai donné : Claude il était, Claude elle restera. J’ai dit !
Personne n’osa plus ajouter un mot, de crainte de la contrarier et de faire tourner son lait.
Voilà, n’est-il pas vrai, un incident fort mince, un pauvre petit incident de rien du tout ! Eh bien, il n’en eut pas moins les plus graves conséquences.
La mère de Claude, Dieu merci pour elle, n’avait point d’idées profondes. Mais, quand une chose lui était une fois entrée dans la tête, cette chose tenait et tenait bien. Elle avait cru avoir un fils ; quelques minutes plus tard, on lui avait remplacé ce fils par une fille… Toute sa vie, cette désillusion devait lui assombrir la vue.
Elle ne pardonna jamais au vieux docteur l’incroyable légèreté de sa conduite. Elle ne pardonna pas davantage au mari dévoué et aux autres personnes du cercle de famille de l’avoir laissée un moment dans l’erreur. Seul, l’homme au triste front trouva grâce à ses yeux ; elle le combla secrètement de ses bienfaits. Et le pauvre garçon connut des jours terribles. (La belle histoire, si l’on avait la permission de la raconter !)
La mère de Claude aimait sa fille, certes ! mais elle ne lui laissait nullement ignorer qu’elle ne faisait pas tout à fait son bonheur. Pour se donner le change à elle-même, elle habilla Claude, le plus longtemps qu’elle put, non point en garçon, — ses principes le lui défendaient formellement, — mais de manière pourtant à créer l’équivoque.
Quand un nigaud lui disait :
— C’est votre fils, ce petit Claude ? Quel rude lapin vous avez là, madame !
Bien loin de protester, elle arborait le sourire, facilement reconnaissable de l’orgueil maternel.
On devine quels pouvaient être les effets d’une pareille éducation sur l’âme, toute molle encore, d’une innocente enfant.
Claude, dès l’âge le plus tendre, conçut une aversion profonde pour tout ce qui touchait au beau sexe. Au contraire, elle éprouvait une curiosité insatiable à l’endroit de bien des choses dont elle se fût méfiée, si elle avait été élevée convenablement.
Elle ne jouait qu’avec des garçons, braillant comme eux, courant, chevauchant, jurant, sacrant, s’efforçant toujours d’imiter ses compagnons, même dans leurs paroles ou leurs gestes les plus malhonnêtes.
Mais quand elle fut un peu plus grande, elle ne manqua point de remarquer, toute sotte qu’elle était, que, parfois, elle ne pouvait pas faire absolument ce que faisaient les garçons.
Elle conçut l’idée d’une différence et voulut savoir en quoi consistait précisément cette différence. Avec la naïveté intrépide de son âge, elle alla aux renseignements sans barguigner. Ce qu’elle vit l’humilia cruellement. Elle comprit que sa mère n’était pas si folle qu’elle en avait l’air. En outre, elle jugea qu’elle-même se trouvait dans une situation inférieure ; et non seulement dans une situation inférieure, mais dans une situation fausse et même angoissante. Ne l’appelait-on pas, en effet « garçon manqué » ? Or, il y avait — elle n’en doutait plus maintenant — des garçons, il y avait également des filles, mais des garçons manqués, ça ne devait pas exister ! Elle acquit, à ce sujet, une conviction sincère et inébranlable.
De là à vouloir corriger l’erreur du destin, il n’y avait qu’un pas. Claude le franchit sans remords ; d’autant plus vite qu’elle aimait beaucoup sa mère et tenait à lui faire plaisir.
Elle décida donc qu’elle serait un garçon, dût-elle, pour cela, employer des moyens illégaux.
Elle commença par où elle devait commencer : elle s’adressa au bon Dieu. Tous les soirs, dans ses prières, elle exposait ses revendications, simplement mais clairement. Elle ne demandait pas l’impossible, n’exigeait ni la sagesse ni le bonheur. Signalant son imperfection, elle requérait le ciel d’y remédier : un point c’était tout. Pour le reste, elle se débrouillerait.
Sa demande fut rejetée.
Sans se décourager, elle se tourna alors vers le bonhomme Noël, avec qui elle avait toujours été dans les meilleurs termes.
Par malheur, le bonhomme était devenu sourd comme un pot et il ne voulait pas en convenir, absolument pas. Quand on s’adressait à lui, il prenait un petit air malin pour faire croire qu’il avait compris, alors qu’il n’avait même pas entendu une syllabe. Ensuite, il faisait pour le mieux. Au petit bonheur !… Roulez !…
Il arriva ce qui ne pouvait manquer d’arriver.
Claude, un beau matin, se réveilla toute joyeuse, car elle avait rêvé qu’elle obtenait satisfaction. Elle courut à la cheminée, secoua l’un après l’autre ses petits souliers. Qu’y trouva-t-elle ? Deux poupées !… et qui étaient filles, par-dessus le marché !…
Elle ne douta pas un instant que le bonhomme Noël eût voulu rire à ses dépens, et elle se promit de lui garder un chien de sa chienne. Il n’est pas certain, à l’heure tardive où nous racontons cette histoire, qu’elle lui ait encore pardonné.
Déçue pour la seconde fois, elle ne fit que s’entêter davantage.
Elle allait maintenant à l’école, et elle pensait que sa maîtresse, fort savante, aurait pu la tirer de peine ; mais cette vieille personne parlait avec un tel mépris de certaines « façons garçonnières », qu’il eût été fou d’attendre beaucoup de ses leçons. Claude employa donc un autre moyen : elle apprit à lire. La personne qui sait lire ne possède-t-elle pas, en effet, la clé d’or qui ouvre les portes de tous les palais de la science ?
Claude espérait bien, en prenant son temps, découvrir dans les livres la solution du problème. Elle se jeta donc dans l’étude tête baissée, au mépris de toute prudence, négligeant même les plus élémentaires précautions.
Elle apprit des histoires, des farces, des tours de physique. On ne sait pas tout ce qu’elle apprit ! Mais, au bout du compte, elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait. Car il n’y a pas seulement la science, il y a encore la magie ; et toute la vérité n’est point contenue dans les livres.
Chemin faisant, Claude prit quand même ses quinze ans.
Et elle était toujours fille !
Elle était même très jolie fille. Tous les garçons du voisinage voulaient jouer avec elle comme autrefois.
Alors sa mère fit entendre ses lamentations, car c’était une femme difficile à contenter.
— Quel malheur ! gémissait-elle, ma fille a quinze ans !… Quelle tristesse ! elle est presque aussi jolie que je le fus à son âge !… Et ces petits cochons d’Inde qui veulent jouer avec elle !… Qu’adviendra-t-il de tout cela ?… Je le sais bien, pardi, ce qu’il en adviendra !… Mère infortunée, que ton sort est misérable ! Heureuse, trois fois heureuse, celle qui a donné le jour à un garçon ! car un garçon, lui, remet son chapeau sur sa tête et dit : « Bonsoir, la compagnie ! »
Elle rabâchait sans cesse des propos de cette qualité. Ce n’était guère encourageant pour la pauvre Claude qui faisait tout ce qu’elle pouvait. Comme elle ne voulait point manquer de respect à sa mère, elle n’avait que la ressource de barboter plus avant dans ses livres ; ce qu’elle faisait avec un courage que chacun ne pouvait s’empêcher d’admirer. Mais elle avait le cœur bien gros et, à quinze ans, c’est là une maladie des plus gênantes.
Un matin, Claude eut une terrible crise de nerfs. Si son père s’était trouvé à la maison, il lui aurait envoyé deux ou trois gifles ou un seau d’eau à la figure ; du moins, tel aurait été son devoir. Mais son père n’était pas là et la malheureuse, sans une larme, brûla tous les livres qu’elle avait adorés ; puis, se précipitant hors de la maison, elle se mit à courir à travers champs, comme une folle.
Elle n’alla pas au bout du monde. Dès que ses nerfs furent calmés, elle se laissa choir sur un tapis de mousse, après avoir relevé sa robe, et là, elle s’endormit profondément, écrasée de fatigue. Mais, à son réveil, le chagrin remonta du fond de son cœur ; elle se mit à gémir et à sangloter.
Elle entendit quand même une voix qui disait :
— Qu’avez-vous donc, la belle ? qu’avez-vous à pleurer ?
Levant la tête, elle aperçut, à travers ses larmes, un grand bonhomme qui avait une blouse blanche, une barbe blanche et les pieds nus.
— Vous ne voyez donc pas, cria-t-elle, que je ne suis qu’une fille ?
Le bonhomme répondit, d’une voix très douce :
— Pardonnez-moi, mon enfant, mais je m’en étais douté du premier coup. Je vous dirai même que vous êtes une très jolie fille. Je me promène dans ces bosquets depuis des années et des années, et j’ai contemplé de nombreuses demoiselles endormies sur la mousse… Eh bien ! je dois à la vérité de reconnaître qu’à côté de vous, toutes les autres n’auraient pas existé.
A ces mots, Claude essuya son nez et commença d’y voir beaucoup plus clair.
— C’est bien possible ! dit-elle ; mais ma mère voudrait que je fusse un garçon. Elle m’a assuré que les garçons remettaient leur chapeau sur leur tête en disant : Bonsoir, la compagnie !
— Votre mère eut raison, ma mie ! Néanmoins, il ne faut pas se désoler ainsi. Il y a toujours moyen de s’arranger.
— Non ! répondit tristement Claude, il n’y a plus moyen ! car au cours d’une terrible crise de nerfs, je viens de brûler tous mes livres adorés… Comment découvrirais-je le secret, maintenant que sont fermés pour moi les palais de la science ?
— Mais il n’y a pas que la science ! dit le bonhomme qui peignait sa barbe avec ses doigts ; il n’y a pas que la science, voyons ! il y a la magie !
Il continua, en la regardant fixement :
— D’après ce que vous me dites, je suppose que vous êtes la jeune Claude en personne, cette jeune Claude qui s’est jetée dans l’étude à corps perdu et dont la réputation de courage est venue jusqu’à moi ?
Claude, qui était encore assise sur la mousse, se leva, méfiante :
— Mais, monsieur, dit-elle, je n’ai pas l’honneur de vous connaître !
Le vieillard sourit avec bonté.
— Je suis l’Ermite du bois… Quand il me plaît, j’enseigne la magie. Et, si vous vouliez me confier vos secrets et vos peines, je me ferais un plaisir de vous tirer d’affaire.
— Je ne vous dis pas non, monsieur l’Ermite ; mais ma mère m’a défendu de me pencher aux portières, lorsque je voyage, et de lier conversation avec le premier venu.
Ayant prononcé fièrement ces paroles, Claude s’éloigna sans détourner la tête ; car elle avait hâte de rassurer ses parents, follement inquiets des suites de son équipée.
Dès le lendemain, sa mère reprit ses lamentations et parla même de mettre sa fille au couvent pour l’empêcher de jouer avec les garçons. Comme la pauvre Claude était privée de ses livres, la situation lui apparaissait terrible. Elle ne put s’empêcher de songer à ce que lui avait dit l’Ermite. Sans parler à personne de sa rencontre, sans avoir l’air d’y toucher, elle recueillit des informations.
Voici ce qu’elle apprit. (Nous le donnons en bref. Le conte en est cependant bien beau ! mais il est difficile à dire tout au long devant les grandes personnes ; puis, enfin, nous n’en avons pas la permission.)
L’Ermite du bois était un bonhomme très vieux et très malin. Il vivait dans une grotte. Il y vivait seul, mais recevait souvent la visite des fées. Celles-ci lui apprenaient de grands secrets, tout en faisant sa cuisine et en raccommodant son linge. Pendant leur séjour dans la grotte, elles étaient femmes et même femmes de toute beauté. Mais personne ne pouvait jamais les apercevoir sous cette forme. En effet, dès qu’un visiteur approchait, elles devenaient bécasses ou grenouilles et disparaissaient : bécasses, elles s’envolaient parmi les branches ; grenouilles, elles dévalaient en sautant et se cachaient dans les marécages. La police en était pour ses frais.
Les fées, bien entendu, connaissaient toute la magie et la pratiquaient : c’était leur métier. Le vieil Ermite avait beaucoup appris en leur compagnie. Moins puissant que les fées, il était quand même, lui aussi, rudement fort.
Personne n’ignorait cela dans le pays. Claude elle-même l’aurait su depuis longtemps, si elle avait été un peu moins abrutie par ses lectures.
Dès qu’elle eut ces renseignements, elle pensa :
— Voilà mon affaire !
Sans tarder, elle se mit un peu de poudre et s’en alla trouver l’Ermite du bois.
L’Ermite était assis sur le seuil de la grotte. Sa blouse avait des taches, ainsi du reste que sa grande barbe qui était, en outre, fort emmêlée. Il avait l’air d’un vieux sale, parce que les fées avaient oublié de lui faire visite les jours précédents.
Claude s’approcha, un peu émue.
— Bonjour, monsieur l’Ermite ! dit-elle.
— Honhon ! répondit-il, d’un ton peu encourageant.
Il se rappelait certaines paroles plutôt inciviles que Claude avait prononcées, lors de leur première rencontre. Ces paroles lui étaient restées sur le cœur ; car, avec son air bonhomme, c’était un vieillard assez pointilleux.
Claude fit la révérence et répéta :
— Bonjour, monsieur l’Ermite du bois !
Cette fois, il répondit :
— Bonjour !
Mais sans lever la tête ; et il ajouta aussitôt :
— Je ne vous invite pas à entrer, car mon ménage n’est pas fait.
Puis il se remit à son travail qui consistait à retirer, avec la pointe de son couteau, des épines qu’il avait sous la plante des pieds.
Or, une de ces épines s’était glissée entre deux orteils et l’Ermite ne voyait pas assez clair pour l’arracher. Il ne pouvait pas non plus se baisser suffisamment ; il en bavait dans sa barbe en soufflant comme une baleine. Et, quand il se redressait, il sacrait à faire trembler.
Claude, qui avait bon cœur, eut pitié de lui. Elle s’avança gentiment et dit :
— Monsieur l’Ermite ! si vous voulez, je retirerai l’épine…
L’Ermite lui tendit son pied en ronchonnant.
Et Claude retira l’épine sans faire un trop grand trou.
Alors, l’Ermite, tout joyeux, essuya sa barbe et il s’écria :
— Jeune fille, qui honorez la vieillesse ! si vous avez besoin d’un conseil, je suis prêt à vous le donner ! gratuitement !
— Voici ! dit Claude sans autre préambule ; je voudrais devenir garçon. Et je me suis dérangée pour vous demander comment il faut s’y prendre. Car il paraît que les fées vous ont enseigné la magie…
Le vieil Ermite cligna de l’œil.
— Elles m’en ont, c’est sûr, appris plus d’une ! avoua-t-il.
— Eh bien ! puisqu’elles se changent à volonté en bécasses et en grenouilles, il doit y avoir un moyen pour changer une fille en garçon ? Si vous le savez, dites-le !
— Il est vrai, répondit l’Ermite, que les fées réussissent des tours pendables. Par malheur, je suis moins puissant qu’elles. Changer une fille en garçon, ça n’a l’air de rien… ce n’est quand même point si facile qu’on le croit ! Il y a des épreuves : consentirez-vous à les subir ?
— Je les subirai ! dit Claude d’un ton résolu.
— Alors, dit l’Ermite, ne perdons pas un temps précieux !
Il conduisit Claude sous un cormier dont les branches étaient chargées de fruits verts. Puis il cueillit sept cormes et les mit dans les mains de Claude.
— Voici, dit-il, sept petites poires, jolies, mais dures. Vous les mâcherez et vous les avalerez… celles-ci ou d’autres, à votre choix, pourvu qu’elles soient bien vertes… mais vous les mangerez à la suite et sans interruption : ce point est tout à fait important ! Quand vous aurez terminé, j’espère que vous serez devenue garçon.
— Merci, monsieur l’Ermite ! je croyais que ce serait beaucoup plus difficile.
Le bonhomme, sérieux comme un pape, n’ajouta rien à ce qu’il avait dit.
Claude s’en alla, toute joyeuse, avec ses cormes dans la poche de son tablier. Elle pensait :
— Je serai garçon avant même d’être arrivée à la maison : c’est maman qui va être contente !
Elle prit donc une corme et commença de la mâcher.
C’était très mauvais ! Elle ne s’attendait point à ce que cette petite chose lui fondît dans la bouche ; cependant, elle fut surprise de constater combien cela était difficile à avaler. Au prix de grands efforts, Claude parvint néanmoins à faire passer cette première corme. Et, aussitôt, elle mit la seconde dans sa bouche, comme il lui avait été indiqué.
Celle-ci se défendait encore mieux que la première !
— Je n’aurai pas terminé quand j’arriverai à la maison, pensa Claude. Asseyons-nous donc !
Elle s’assit, après avoir relevé sa robe et, avec un courage digne des plus grands éloges, elle continua de mâcher.
Saleté de saleté !
Claude rougissait, verdissait, rougissait encore ; quand l’amertume lui passait dans la moelle des os, elle frémissait de la tête aux pieds. Mais, intrépide, elle mâchait toujours.
— Je te ferai quand même ton affaire ! pensait-elle en crispant les poings.
Elle avala en effet la seconde corme, en beaucoup plus de temps qu’il n’en faut pour l’écrire à la machine.
Et en avant la troisième !
Cette fois ce fut atroce ! On répugne à se représenter une scène aussi pénible ! D’un côté, la corme. De l’autre, une belle jeune fille dont l’opiniâtreté n’a peut-être jamais été égalée, une belle jeune fille qui se roulait sur le bord de la route et murmurait, les dents férocement serrées sur sa proie :
— Je te boulotterai !
A la fin, le bon droit triompha : la troisième corme fut avalée. Alors, Claude, sans hésiter, prit en sa poche la quatrième, la cinquième et les deux dernières et les envoya au diable ou, du moins, dans la direction.
Elle continua son chemin, la bouche ouverte au vent du soir et elle versait abondamment des larmes amères. Peu à peu, cependant, elle se fit une raison. Tout espoir n’était pas perdu ; il n’y avait qu’à recommencer.
Dès le lendemain, elle recommença. Mais, cette fois, moins courageuse ou moins affamée, elle ne put manger que deux cormes et cracha la troisième avec fureur.
Elle comprit enfin que l’épreuve était très sérieuse. Mais elle ne ressemblait pas à ces poules mouillées que le moindre effort rebute. Ayant envisagé froidement les difficultés, elle se jura de les surmonter.
Au troisième essai, elle mangea quatre cormes ; puis elle tomba à trois, alla ensuite jusqu’à cinq et pensa en crever…
Changeant alors de tactique, elle attaqua plusieurs cormes à la fois, espérant ainsi en avoir plus vite raison : elle échoua misérablement. Un autre jour, elle tenta d’utiliser la surprise, essaya de happer une corme au vol, comme les chiens happent les mouches : la corme se jeta tout droit dans la fausse gorge de Claude et la pauvre fille, cette fois, faillit bien y passer !
Avec tout cela, le temps avait coulé ; la saison, qui ramène tout, avait fait jaunir les derniers fruits. Il fallut attendre une année entière avant de reprendre la lutte.
Claude, durant cette longue trêve, ne s’abandonna point à une coupable oisiveté. Chaque jour, elle se livrait à des exercices gradués, suçant du fiel, mâchant, avec une froide énergie, des os, du caoutchouc ou des nerfs de bœuf. Le reste du temps, elle le passait en oraisons pour fortifier sa volonté.
Aussi quand la saison fut revenue, connut-elle le plus beau succès : malgré une résistance désespérée, les sept cormes y passèrent du premier coup.
Quelle joie !
Claude, aussitôt, voulut annoncer sa victoire à sa mère.
— Soyez heureuse ! dit-elle ; je suis devenue garçon !
— En es-tu sûre ? demanda cette mauvaise femme avec un rire insolent. Attends un peu ! je vais te secouer la poussière… et puis te fourrer au couvent, pour t’apprendre à raconter des imbécillités !
Claude se retira, vexée.
— Je dois pourtant bien être garçon ! murmurait-elle.
Pour en avoir la preuve, elle regarda… Et, paf !… elle tomba à la renverse, comme foudroyée !… Elle n’était pas garçon !
Quel désespoir ! quelle honte ! quelle fureur !
Sans même réparer le désordre de sa toilette, Claude, dès qu’elle reprit ses sens, courut chez l’Ermite.
— Eh ! dites donc, vieil Ermite ! cria-t-elle d’une voix que la colère faisait trembler, c’est malin ce que vous avez fait là !
Le bonhomme, qui venait tout juste de se réveiller, la regarda d’un air abruti.
— Oui ! vraiment ! c’est malin de tromper aussi bêtement la jeunesse ! Je ne sais qui me retient de jurer et de vous dire vos quatre vérités !
— Qu’est-ce que vous me chantez, vous ? grogna l’Ermite en se frottant les yeux.
— Je ne chante pas, je pleure !… car je suis toujours fille, bien que j’aie mangé les sept cormes !…
L’Ermite, entendant cette nouvelle, sut enfin à qui il avait affaire.
— Soyez la bienvenue, mon enfant ! dit-il avec une grande affabilité. Vous, qui me tirâtes si heureusement une épine du pied, faites-moi la grâce de vous asseoir sous ces frais ombrages.
— Non ! répondit Claude. Car je suis furieuse, entendez-vous ? furieuse !
— Ça n’avancera pas beaucoup vos affaires, dit l’Ermite. Je ne dois pas, en outre, vous laisser ignorer qu’ayant vécu dans la familiarité des fées, je suis accoutumé aux pires injures : ne vous flattez donc pas de m’en adresser que je n’aie déjà entendues.
Ayant ainsi mis les choses au point, l’Ermite reprit paisiblement :
— Cette épreuve des cormes n’est qu’un barrage grossier mais indispensable et qui permet de faire un premier tri. On ne peut, en effet, mettre la magie au service de jeunes personnes frivoles qui n’ont pas véritablement la vocation. Puisque vous avez mangé les cormes, c’est donc que votre cas est sérieux. Eh bien, ma chère enfant, je vous le dis sans fard : il y a d’autres épreuves, des épreuves plus sévères. Les subirez-vous ?
— Je les subirai ! dit Claude avec une terrible énergie.
— Bon ! dit l’Ermite. Il s’agit d’épreuves morales. Elles sont au nombre de trois. Il peut arriver, toutefois, qu’une seule suffise, lorsqu’on n’essaye pas de tricher. La première, qui est la plus bénigne, consiste tout simplement en ceci : ne pas suivre la mode.
— Qu’entendez-vous par là, monsieur l’Ermite ?
— Il me semble que c’est bien clair, mon enfant : habillez-vous seulement comme s’habillait madame votre mère, lorsqu’elle avait votre âge…
— J’en serai quitte pour rester à la maison, murmura Claude qui se croyait maligne.
— Qu’entends-je ? s’écria l’Ermite. Il vous faudra, au contraire, aller dans le monde, fréquenter assidûment vos amies et ne pas craindre de vous laisser admirer par les garçons. Si vous trichez, toute votre peine sera perdue… Au revoir, mon enfant ! Bon courage !
Il la quitta sur ces mots, pour aller au fond de la grotte faire des préparatifs magiques.
Claude revint chez sa mère et elle dit à celle-ci :
— Maman ! conduisez-moi dans le monde…
— Non ! répondit la mère, car la vie est trop chère !
— Maman ! il faudra aussi que je fréquente assidûment chez mes amies… et je tiendrais enfin à me faire admirer par les garçons.
— Veux-tu parier, dit la mère, que je te fourre au couvent, une bonne fois ?
— N’en faites rien, dit Claude, si vous voulez être heureuse, un jour !
Elle avait prononcé ces mots d’un air si mystérieux que la méchante femme n’insista pas.
Alors Claude en profita pour bouleverser les tiroirs où l’on conservait pieusement la toilette de jeunesse de sa mère et de sa mère-grand. Quand elle eut trouvé tout ce qu’il fallait, elle rejeta avec dédain toutes ses parures, ses vêtements les plus coquets et les mieux ajustés. Puis elle s’habilla, se chaussa, se coiffa, suivant l’usage antique, mais moins solennel qu’on ne prétend. Sa mère la regardait, bouche bée, l’œil arrondi d’inquiétude.
— C’est la conséquence d’un vœu ! expliqua Claude. Surtout, laissez-moi faire, si vous voulez avoir du bonheur, une fois dans votre vie !
La mère, qui était sur le point de s’élancer, prit le temps de la réflexion et, finalement, n’osa intervenir.
Cependant, cette femme cruelle ne voulut pas conduire sa fille dans le monde.
Claude y alla donc toute seule.
Ce fut une affaire ! On en parlera pendent plus de cent cinquante ans.
Claude, lors de sa première sortie, produisit son petit effet. On la regarda avec surprise, sans trop savoir s’il fallait rire ou pleurer car, malgré son étrange accoutrement, elle n’était pas encore trop laide.
La seconde fois, on se décida à rire aux éclats. Et, par la suite, ce fut un débordement de gaieté narquoise, d’ironie d’un goût amer ou de pitié dédaigneuse qui valait les plus sanglantes injures.
Les petits enfants montraient Claude du doigt et couraient derrière elle avec des cris joyeux. Les filles de son âge pouffaient dans les coins. Quant aux vieux plaisantins, ils lui faisaient des compliments sucrés, comme à une contemporaine : elle eût payé bien cher le plaisir de leur cracher à la figure !
Car, notons-le bien, Claude n’avait pas seulement la beauté de son sexe, elle en possédait aussi les vertus principales, à un très haut degré.
Par bonheur, la volonté si forte qui animait son corps frêle lui permettait de résister à la torture.
Quand prit fin la saison brillante des réunions mondaines, il lui fallut fréquenter assidûment chez ses bonnes amies.
Il y avait Jeanne, Marthe et Marie.
Claude s’en fut chez Jeanne, espérant bien la trouver seule, car ce n’était pas son jour. Mais Jeanne s’arrangea pour faire prévenir Marthe et Marie qui accoururent aussitôt.
Claude voulut orienter la conversation vers les sciences, particulièrement vers l’astronomie et les méthodes d’arpentage où elle était de première force. Les autres, scandalisées, ne la suivirent point sur ce terrain. Toute la soirée, il fallut feuilleter les journaux de modes et les catalogues des grands magasins. Et le lendemain, et les jours suivants, Claude dut recommencer en compagnie de ses amies et des amies de ses amies, que celles-ci se faisaient un plaisir de convoquer.
Naguère, dans les circonstances difficiles, lorsqu’elle sentait le rouge de la colère ou de la honte lui monter au front, vite, elle ouvrait son petit sac et mettait de la poudre. Maintenant, cette ressource même lui manquait, car elle n’avait plus ni sac ni poudre…
On devine quel fut le martyre de la pauvre fille.
Elle tenait ferme, pourtant. Mais la nuit, sous peine d’étouffer, il lui fallait passer sa rage sur son oreiller qu’elle mettait en pièces après l’avoir trempé de ses larmes.
— Heureusement, pensait-elle, il sera moins désagréable de se faire admirer par les garçons : ils sont bêtes, mais rarement méchants.
Hélas ! cette dernière partie du programme devait être bien pénible encore !
Les garçons étaient bêtes, en effet, si bêtes qu’ils n’y comprenaient plus rien. Le plus souvent, ils battaient en retraite, pour aller trouver Marie, ou même Jeanne, qui n’était cependant point belle, mon Dieu ! Au reste, quand ils ne fuyaient pas, c’était encore plus triste ! Ayant perdu tout entrain, ils demeuraient là sans rien dire, plantés comme des sycomores ; ou bien ils adressaient à Claude des propos marqués au coin du respect le plus pur, le plus déplacé.
Ce fut, pour la pauvre fille, un coup terrible. Elle en perdit le boire et le manger.
Aussi était-elle bien amaigrie, bien changée, le jour où elle s’en fut, pour la troisième fois, vers la grotte où vivait l’Ermite du bois.
Celui-ci, fort occupé à tuer ses poux, eut peine à la reconnaître. Mais Claude parla.
— Vieil Ermite ! dit-elle, d’un ton courroucé, vous êtes donc incorrigible ! Vous m’avez encore trompée bien cruellement ! Ne m’aviez-vous pas assuré qu’une seule épreuve morale suffisait le plus souvent, quand on n’essaye pas de tricher ?… Or, j’ai fait tout et le reste et, néanmoins, je suis plus fille que jamais !
— Je vois ce que c’est ! dit l’Ermite. De votre sexe, vous avez, non seulement la grâce et la beauté, mais toutes les vertus principales, à un degré remarquable. Par conséquent…
— C’est cela ! interrompit Claude ; de l’esprit, à présent !… Vous feriez beaucoup mieux de vous laver les pieds.
L’Ermite exhala un long soupir.
— Je n’ai pas entendu ! murmura-t-il.
Puis il ajouta :
— Je disais donc, primo : que je vous chérissais tendrement à cause du fier service que vous me rendîtes un jour ; secundo : qu’il vous faudrait subir encore une épreuve, au moins une… et je me demandais avec angoisse si vous en auriez le courage…
— Je l’aurai ! dit Claude. Pour qui me prenez-vous donc, l’Ermite ? Me confondriez-vous, par hasard, avec l’une de mes amies, avec Marthe ou avec Jeanne ?
— Serait-ce vous faire une si grave injure ? demanda l’Ermite. Je connais Jeanne : elle a de l’esprit…
— Je vous l’accorde, mais c’est une poule mouillée… et elle est laide à faire peur.
— Quant à Marthe, poursuivit l’Ermite, sa réputation de beauté…
— Marthe ! c’est une dinde ! assura Claude avec un bon sourire.
L’Ermite se leva et parla sévèrement.
— Jeune fille, dit-il, votre échec n’a rien d’étonnant ; je constate, en effet, que vous n’êtes pas en état de grâce… De même que vous avez dépouillé toute coquetterie féminine, il vous faudra vaincre, en votre cœur, les sentiments dont vous faites ici l’étalage. Et ce sera la deuxième épreuve.
— Expliquez-vous clairement ! dit Claude.
— Voici : pendant six mois, à partir de ce jour, vous accueillerez, avec une joie visible, tout bonheur qui pourra survenir à vos amies. Vous les défendrez en outre contre la médisance et si, devant vous, on célèbre leurs vertus, vous joindrez votre voix enthousiaste au concert des louanges. C’est assez simple, comme vous voyez.
— C’est simple, en effet ! balbutia Claude, atterrée.
— Et, avec l’aide de la magie, ce sera sans doute suffisant, acheva l’Ermite. Bon courage, mon enfant !
Claude s’en alla, tête basse. L’Ermite, qui en avait cependant vu de toutes les couleurs, ne pouvait s’empêcher de la plaindre.
Elle arriva, bien triste, chez sa mère. Celle-ci, malgré la dureté de son cœur, en eut également pitié. Comme elle connaissait bien sa fille, elle dit, pour la ramener à la joie :
— J’ai l’avantage de t’annoncer que Marthe, ton amie, qui devait épouser le Prince Charmant, vient d’être abandonnée par son fiancé.
Claude, à ces mots, joignit les mains.
— Est-ce possible ? s’écria-t-elle ; Marthe, l’honneur de notre ville ! Marthe, la parure de notre société ! Courons, ma mère ! courons empêcher ce malheur, s’il en est encore temps !
— Allons ! n’exagère pas ! dit la mère.
Elle croyait que Claude jouait la comédie… Pour l’éprouver, elle ajouta aussitôt :
— En revanche, je viens d’apprendre que Jeanne a enfin trouvé un amoureux… un aveugle, sans doute, car la pauvre fille est bien laide !
Claude joignit encore les mains, mais avec ravissement, cette fois.
— Heureuse Jeanne ! Son bonheur m’emplit moi-même d’une joie profonde ! A ce sujet, ma mère, je vous invite à ménager vos expressions, quand vous parlez de mes amies… Jeanne n’est pas laide, comme vous avez eu le front de l’insinuer. Elle est même beaucoup plus jolie que je ne le serai jamais.
Alors, la mère épouvantée :
— Ciel ! quel est ce mal soudain ? Claude ! Ma pauvre petite Claude !… Mets-toi bien vite au lit… pendant que je cours chercher le médecin !
Quand le médecin arriva, il y avait beau temps que Claude était partie ! Elle avait déjà trouvé le moyen d’offrir à Jeanne ses compliments les plus sincères et elle s’employait à faire revenir le Prince Charmant sur sa décision funeste.
Cette vie dura six mois… Cela est invraisemblable, mais vrai !
Il ne servirait à rien de raconter les mille incidents de cette période : il faut en avoir été le témoin pour y ajouter foi ! Et encore ! il y eut des gens qui n’en crurent pas leurs yeux !
Claude montra, par cet exemple, ce que peut la volonté au service d’une bonne cause. Ce ne fut pas, évidemment, sans une dépense considérable d’héroïsme, sans une fatigue immense.
La pauvre fille, quand les six mois furent écoulés, n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Néanmoins, son entêtement ne diminuait pas.
Elle se traîna donc jusque chez l’Ermite. Cette fois, la force lui manqua pour accabler le vieillard d’injures. Ce fut l’Ermite qui paria le premier :
— Si l’on en juge, dit-il, d’après les seules apparences, il semble bien, ma pauvre enfant, que la seconde épreuve morale n’ait pas encore été suffisante ?…
— Non, elle n’a pas été suffisante ! répondit Claude d’une voix affaiblie. J’ai fait tout et le reste… et c’est comme si j’avais mangé des nouilles…
— Que voulez-vous ! dit l’Ermite, vous possédez à un si haut degré les vertus de votre sexe !… Enfin !… avec votre courage, on en vient quand même à bout… Vous touchez au succès ! Je veux être le premier à m’en réjouir car je n’oublie pas ce que je vous dois… La dernière épreuve sera de courte durée. Il est inutile, je pense, de vous demander si vous voulez la subir ?…
Un éclair de fierté brilla dans les yeux de Claude.
— Parlez vite ! dit-elle.
— Un instant ! reprit l’Ermite. Comme nous en arrivons à la grosse magie, il faut que ce soit un peu plus solennel.
Il pénétra dans sa grotte, où il peigna sa barbe avec soin et revêtit une blouse immaculée.
Puis il revint se placer en face de Claude, afin de pouvoir la regarder dans les yeux.
— Jeune fille ! dit-il fortement, pendant sept jours consécutifs, vous direz la vérité, toute la vérité, seulement la vérité… Levez la main droite !
Claude devint pâle comme une morte. Elle leva pourtant la main droite.
— Dites : je le jure !
Elle sentit fléchir ses genoux ; une sueur froide ruissela sur son visage.
L’Ermite répéta, d’une voix tonnante :
— Jurez de dire la vérité !
— Ça, non ! répondit Claude ; jamais de la vie !… Ce que vous me demandez là est tout à fait impossible !…
Elle se retira, sous les yeux de l’Ermite apitoyé.
Et, comme il n’y avait plus d’espoir, elle s’assit par terre et se mit à pleurer.
On ne peut pas dire avec certitude en quel siècle il naquit. Il prit en effet la précaution d’arriver à l’improviste et sans témoins, dans un laps de temps d’une vingtaine d’heures, comprenant la soirée du 31 décembre 1900 et la nuit suivante.
Selon toute probabilité, il naquit d’une femme ; d’une femme jeune, de taille ordinaire, plutôt forte, qui se présenta, sur les deux heures de l’après-midi, à l’Hôtel de la Gare où elle fut immédiatement accueillie.
Quand le 1 er janvier, à dix heures du matin, on découvrit l’enfant dans la chambre que venait de quitter la voyageuse il se trouva des malins pour prétendre que cette femme avait, dès l’abord, excité leur méfiance. Mensonge et vanité ! La femme paraissait forte pour son âge, c’est admis, mais cela ne prouvait rien contre elle ; il y a de petites bêtes très maigres qui ne sont point de tout repos.
Si quelqu’un avait éprouvé le besoin de se faire une opinion sur cette femme, lorsqu’elle arriva à l’hôtel, cette opinion aurait été banale, extrêmement. Une femme jeune, assez forte, avec un petit sac, un parapluie, un manteau gris ; une de celles dont on ne parle pas ; aussi vicieuse qu’une autre, sans doute, mais pas plus. Jusqu’à preuve du contraire, bien entendu.
On ne peut pas dire qu’elle se soit caché le visage ; la vérité, cependant, est qu’on le distingua mal ; car le temps était sombre et elle portait une voilette, comme tout le monde.
Le lendemain, quand elle paya et donna le pourboire, elle avait encore sa voilette. Elle s’en alla tranquillement pour ne plus revenir.
Dans sa chambre, une heure plus tard, on découvrit donc un enfant nouveau-né, dissimulé dans les replis d’un drap, au pied du lit. Parce qu’il ne bougeait ni ne criait, on le crut mort, étouffé par la main criminelle d’une mère dénaturée.
Pas du tout ! Il dormait paisiblement en attendant les événements.
Ce fut pour cette raison qu’on lui donna aussitôt le nom de Placide, qui signifie celui-qui-n’est-pas-facile-à-épater, sans se demander seulement s’il le mériterait par la suite !
L’incident fit quelque bruit. On discuta beaucoup : si… mais… car… en effet… A la fin du compte on n’en fut guère plus avancé.
L’enfant était sûrement né depuis peu. Alors, la jeune femme un peu forte ?… Sans doute !…
Et, pourtant, il n’y avait dans la chambre aucun désordre ! En outre, durant la nuit, on n’avait rien entendu d’anormal… Cependant, cet hôtel — on peut le dire sans risque, à présent — n’était pas un établissement de premier ordre ; c’était une sale boîte, au contraire, avec des cloisons de carton, des trous dans les cloisons et des punaises dans les trous ; et l’on entendait très bien le moindre bruit d’une chambre à l’autre. Une naissance ne devait point y passer inaperçue. En admettant qu’une mère dénaturée pût se désintéresser de l’événement, il n’en était pas de même de l’enfant. A l’ordinaire, en effet, quand un enfant naît, comme il n’est pas habitué aux courants d’air, tout de suite il miaule. Or celui-ci était resté muet ! et sa mère, semblait-il, avait bien dormi !
Toutes les suppositions étaient permises.
La voyageuse un peu forte avait quitté l’hôtel, l’air tranquille, plutôt contente, comme une honnête personne qui ne se doute de rien. On en vint à se demander si le jeune homme ne s’était point glissé dans le monde à la façon de ces adroits cambrioleurs qui opèrent sans laisser plus de traces que s’ils passaient à travers les murailles. Son étrange mutisme, le soin qu’il avait pris de naître à une date singulière, le calme étonnant de sa mère dont les ronflements furent entendus une bonne partie de la nuit, tout cela laissait fort à penser. Il semblait bien que l’on pût admettre la préméditation. On se trouvait probablement en face d’un petit lascar particulièrement espiègle, apte déjà comme personne à jouer de bons tours en douce.
Bon ! mais la jeune femme un peu forte dut bien un jour se douter de l’affaire ; pourquoi, alors, ne fit-elle pas de recherches ?
Au fond le mystère demeure entier.
En attendant des informations complémentaires, il fallut s’occuper de l’enfant.
On le baptisa donc Placide sans en chercher plus long ; et l’on déclara, carrément, à l’officier de l’état civil qu’il était né le 1 er janvier 1901 à une heure du matin, au vingtième siècle par conséquent. L’autre, qui ne pouvait y aller voir, tint la chose comme prouvée et accepta la déclaration. Il avait l’air de s’en moquer un peu, d’ailleurs.
On remit ensuite Placide à l’Assistance publique ; et l’Assistance publique, tout aussitôt, de le repasser charitablement à une pauvre fille qui avait du lait à vendre — pour des raisons qui ne regardent personne, après tout.
La nourrice n’eut qu’à se louer de Placide. Il n’était point braillard comme la plupart d’entre nous l’ont été jusqu’à un âge avancé. Quand elle lui parlait et surtout quand elle parlait à d’autres personnes, il écoutait avec attention, suivait tous les gestes, sans interrompre, sans pleurer, ni rire aux éclats. Au lieu d’ouvrir le bec et de baver comme un idiot, il gardait le plus souvent les lèvres pincées ; l’une après l’autre, ses dents poussèrent sans que la nourrice s’en aperçût.
Il ne criait point « Maman !… Nounou !… » Il ne disait point « papa !… » à tort et à travers. Simplement il faisait « chut !… chut !… chut !… »
Ah ! ce n’était pas un nourrisson embêtant !
Le jour, il prenait le sein quand on le lui offrait, mais, la nuit, il procédait autrement. Sa nourrice le couchait à côté d’elle ; et, quand elle se réveillait, comme elle était bonne fille, elle prenait la peine d’attirer l’enfant sur sa poitrine et de mettre tout à sa disposition. Or Placide, en de telles occurrences, ne tétait point : cela ne lui disait rien… La nourrice, bien entendu, se rendormait, la conscience tranquille. Alors Placide, tout doucement, s’approchait et se gorgeait comme une sangsue. Au matin, la nourrice se trouvait volée et n’y comprenait goutte. Elle se désolait de n’avoir rien à offrir à ce pauvre Placide, qui ne pleurait point mais gardait un petit air pincé.
On ne put jamais comprendre comment il apprit à marcher. A quinze mois, il n’était encore qu’un gros flemmard, capable de rester longtemps assis, de se rouler d’un côté sur l’autre, mais non de jouer utilement des jambes. Souvent, sa nourrice le plaçait debout devant un mur ou devant une rangée de chaises : il y demeurait sans maugréer, mais sans bouger non plus. Tournait-elle seulement la tête ? il était par terre ! Comment tombait-il ? Pourquoi ? Le faisait-il exprès, par pure rigolade ? ou bien avait-il les jambes véritablement trop faibles ? Avec lui, impossible de savoir…
Pendant qu’il était ainsi, sur le derrière, à se gratter le nombril d’un air innocent, sa bonne nourrice vaquait tranquillement à ses affaires, frisait ses beaux cheveux et recevait ses meilleurs amis.
Un jour, comme il faisait un joli soleil printanier, elle porta Placide sous un arbre à une vingtaine de pas de sa porte et Placide, sans en demander plus long, se mit à se rouler à l’ombre de cet arbre.
Aussitôt, la nourrice retourna vers sa maison, pour se faire des grimaces au miroir.
Derrière elle, un jeune homme vint en chantonnant. Il passa près de Placide et Placide fit semblant de ne point le connaître, bien qu’il l’eût aperçu déjà plusieurs fois. L’homme entra dans la maison et ferma la porte plus qu’à demi. Cet homme était fort et très hardi. La nourrice aurait pu se sauver, car la porte n’était pas complètement fermée ; ou bien, tout au moins, elle aurait pu crier, il nous semble ! Cependant, elle ne cria ni ne se sauva. Imprudence ? curiosité ? affolement ? Malin qui le dirait !… A moins que… Mais bref !
L’homme était donc dans la maison depuis un bon quart d’heure et rien n’indiquait qu’il songeât à en sortir, lorsque la porte s’ouvrit lentement, doucement et Placide se présenta…
La nourrice, voyant cette porte ouverte jeta, enfin ! un grand cri et l’homme jura, fort en colère. Alors Placide fit : chut ! chut ! chut !… Mais ils eurent à peine le temps de l’apercevoir : dans l’instant qu’ils faisaient de grands gestes soudains, Placide disparut, ferma la porte presque tout à fait et s’en retourna vers son arbre.
La nourrice le trouva quelques minutes plus tard, assis, toujours à la même place et se frottant l’abdomen avec une application sérieuse. Elle ne put en croire ses yeux, se demanda si elle n’avait point rêvé. Néanmoins, soulevant l’enfant par un bras, elle le fessa, pour le principe.
On admit généralement que ce fut en cette occasion que Placide fit ses premiers pas. Cependant, il reste des doutes ; peut-être, après tout, n’était-ce point là son coup d’essai…
Quoi qu’il en soit, à partir de ce jour, il marcha seul, indiscutablement. Et sa nourrice n’en fut pas plus heureuse. Elle aimait beaucoup faire la conversation avec ses amis ; bien entendu, elle continua de les recevoir, à tour de rôle, mais le damné Placide lui causait des peurs préjudiciables à la santé. Bien qu’elle prît soin de l’éloigner, il se trouvait toujours là, au bon moment, pour secouer le loquet ou jeter de petits cailloux dans les vitres. Quand elle accourait pour l’explication, il avait déjà tourné le coin du mur.
Placide arrivait, ainsi, régulièrement, aux lieux où sa présence n’était pas désirable. Le plus souvent, d’ailleurs, il disparaissait aussitôt, comme une ombre. Nul enfant ne fit jamais moins de bruit en marchant ; il semblait toujours piétiner de la laine.
Quand il fut un peu plus grand, il entra en relations avec d’autres enfants du voisinage. Si ces jeunes garçons et fillettes avaient eu un peu d’expérience, ils auraient, sans doute, été bien vite étonnés par les manières de Placide. Mais ils ne songeaient qu’à rire comme des imbéciles, à hurler, à se battre et ne remarquaient pas grand’chose. Ils commençaient, par exemple, à jouer à quatre ; tout à coup, ils se trouvaient cinq !… Placide s’était glissé parmi eux, sans dire ouf !…
Comme ils ne cachaient guère leurs intentions, comme ils criaient même à tue-tête, Placide, silencieusement, combinait ses petites ruses et gagnait à tout coup. Alors cela finissait malgré tout par se gâter. Mais, lorsque les camarades s’élançaient au combat, ils plongeaient dans le vide ou bien se heurtaient les uns contre les autres : Placide venait tout juste de s’esquiver.
Le lendemain, il recommençait.
Il aimait assez de telles rencontres dont il revenait bien rarement les mains vides. A la maison, les amis de sa nourrice apportaient, certes, des cadeaux, mais ce n’étaient que des cadeaux inutiles, non des jouets ou des friandises. Les camarades, au contraire, recevaient à profusion, de leurs parents, des choses belles et bonnes ; alors Placide se débrouillait parmi ces nigauds.
Ce qui lui plaisait singulièrement, c’était de voir les autres écarquiller les yeux, puis, perdant toute retenue, pousser des cris sauvages, parce qu’une bille avait disparu ou qu’un bonbon s’était envolé.
Il ne tarda point à s’intéresser aux affaires des grandes personnes. Il se coulait dans l’entrebâillement d’une porte sans faire plus de bruit qu’une petite souris. Il visita les maisons du voisinage, de la cave au grenier ; ce ne fut pas toujours sans profit.
Bientôt, il en vint à négliger les jeux de son âge innocent ; on ne lui connut plus qu’une seule occupation, entre toutes passionnante : écouter aux portes.
Dieu seul sait ce qu’il entendit ! Il ne comprenait pas tout, évidemment ; néanmoins il acquérait ainsi des connaissances précieuses, qu’il gardait avec soin pour s’en servir au besoin.
A sept ans, il était beaucoup plus instruit que nombre d’enfants d’un âge moins tendre qui avaient cependant fréquenté l’école et reçu les meilleures leçons.
Ce fut un peu après sept ans qu’il devint lui-même écolier. Sa nourrice, plusieurs fois, avait bien déjà essayé de le conduire en classe. Mais elle était bonne, faible, et même un peu bavarde — si, du moins, les renseignements fournis sur son compte sont exacts. — Pendant qu’elle échangeait quelques paroles avec d’autres femmes, sur le chemin de l’école, elle ne sentait point que la main de Placide glissait dans la sienne. Au moment de repartir, elle remarquait seulement qu’elle avait perdu l’enfant. Et elle reprenait la conversation avant de retourner sur ses pas pour le chercher.
De telle sorte que Placide courait la chance de n’avoir jamais beaucoup d’orthographe.
Mais il se rendit de lui-même à l’école et il ne s’en vanta point.
Fut-ce un lundi ? Fut-ce un mardi ? Pour en décider, il faudrait un certain toupet. Car, à la vérité, nul n’en sut jamais rien. Un seul fait est hors de conteste : le maître d’école découvrit Placide dans sa classe, derrière un paravent, un mardi, dans la soirée. Mais ce n’était probablement pas la première fois qu’il venait là. Interrogé aussitôt, il répondit en Normand, fit de nombreux chut !… chut !… qui mirent tout le monde en joie, mais renseignèrent plutôt mal.
On peut risquer cette hypothèse : Placide écoutant à la porte de l’école et entendant des choses nouvelles, qu’en sa candeur d’enfant il supposait être de précieux secrets, entra en un moment de presse et se glissa derrière le paravent. Il dut recommencer plusieurs fois cette manœuvre avant de se faire pincer.
A l’école, ses facultés se développèrent. Non pas qu’il fût ce qu’on appelle un brillant élève ; il s’absentait souvent pour des raisons insoupçonnées et, même présent, il ne s’intéressait pas toujours aux choses dites sérieuses. Lorsqu’il était interrogé, il faisait preuve d’une discrétion parfaite, peu goûtée à l’ordinaire. Sévère, mais injuste, le maître mettait Placide en retenue. Placide, évidemment, s’esquivait.
Il ne devenait donc pas savant au sens ordinaire de ce mot. Mais en revanche, que d’observations profitables ! Que de secrets surpris !
Il sut bientôt toutes les petites histoires curieuses qui ne couraient pas sur ses camarades et sur leurs parents. Le maître lui-même n’était pas un saint ; Placide en fit la découverte et il montra le bout de son nez juste à la seconde qu’il fallait. A partir de cet heureux moment, il eut, à l’école, des droits que les autres n’avaient pas. En un mot, on lui laissa la paix.
Vers cette époque, on commença de remarquer combien son allure était singulière. Il poussait très vite, mais seulement en hauteur, et son corps semblait d’autant plus vague et inconsistant qu’il s’élevait en zigzag. Ses genoux et sa tête allaient en effet de l’avant, précédant de beaucoup ses talons et son dos qui maintenaient l’équilibre. Il avait de longs bras maigres qu’il manœuvrait comme des balanciers et ses mains aux doigts écartés semblaient toujours prendre appui sur l’air, tels des moignons déplumés. Tout cela, d’ailleurs, en parfait état, constamment prêt à fonctionner.
Il était d’apparence molle, grise, fuyante. Qu’il fût au jeu avec ses camarades, ou qu’il fût en expédition pour des raisons personnelles, il progressait avec rapidité sans faire plus de bruit que s’il eût nagé dans de l’huile.
En cérémonie, sous les yeux de tous, il lui arrivait de se redresser un peu ; jamais, cependant, il ne marchait autrement que sur la pointe extrême des pieds.
A une époque qu’il serait difficile de préciser, Placide cessa peu à peu de fréquenter l’école. Il quitta son maître le plus discrètement du monde, ne fit point, de son départ, une affaire.
En principe, l’événement dut coïncider avec le commencement de certain apprentissage sur la nature duquel les renseignements font défaut. De quel métier s’agissait-il ? On se perd en conjectures. Plusieurs maîtres ouvriers, — un charron, un vitrier, un tourneur, — réunis un jour autour d’une table de café, ont déclaré spontanément qu’ils croyaient bien avoir vu Placide dans leur atelier et qu’ils devaient, par conséquent, lui avoir donné des leçons dont il se souviendrait jusqu’à la mort. Mais c’était après boire que ces messieurs faisaient de telles déclarations ; interrogés à froid et mis au pied du mur, ils se montrèrent beaucoup moins affirmatifs.
Il est permis de penser que Placide, à ce moment-là, étendit considérablement le champ de ses investigations. S’il ne se mêla point, à proprement parler, à la foule honnête mais obscure des travailleurs, il dut, en revanche, entretenir des relations professionnelles avec des personnes dont la vie n’était pas exempte de singularités et de fantaisie.
Certaines de ces personnes, pleines de bonne volonté et d’ardeur, mais peu douées ou poursuivies par la malchance, furent quelque peu tracassées. La malignité publique les accusa d’ignorer les lois dans ce qu’elles ont de plus simple ; et des juges qui, sans doute, n’avaient rien de mieux à faire, s’occupèrent de ce qui ne les regardait pas.
Rien n’autorise à croire que Placide ait été pour quelque chose dans les malheurs soudains qui frappèrent ces personnes infortunées. Bien au contraire, il semble prouvé, à présent, que, peu confiant dans la discrétion des inculpés, il passa lui-même par des transes peu favorables à la santé, surtout à un âge aussi tendre.
Il ne s’en vanta d’ailleurs point et ce n’est pas par lui qu’on le sait, ou du moins qu’on le suppose.
La guerre vint là-dessus et tout fut oublié.
Placide recommença de plus belle à marcher sur la pointe des pieds.
Il se trouvait hors de l’enfance et déjà en pleine possession de ses facultés. Ce fut sa grande époque.
Le monde, dans son ensemble, était à peu près complètement fou. Beaucoup de gens, parmi ceux qui ne combattaient pas, jacassaient à tort et à travers sans prêter attention à rien. On avait beau leur dire : Taisez-vous ! Méfiez-vous ! c’était comme si l’on eût chanté.
Pour un garçon observateur, il y avait beaucoup à faire.
La préoccupation d’un apprentissage manuel abandonna donc Placide, si tant est, du moins, qu’elle ait jamais hanté son esprit.
Il conserva son pied-à-terre chez sa nourrice, mais il voyagea beaucoup. Ses absences devinrent, à mesure qu’il prit de l’âge, plus longues et plus mystérieuses.
Il revenait toujours à l’improviste. Pour donner un exemple : un soir, sa nourrice qui ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours, le croyait, cette fois, perdu pour tout de bon ; aussi songeait-elle à prendre le deuil. A l’heure du souper, elle ne put toucher à rien, car le chagrin lui coupait l’appétit ; accroupie devant son feu, elle se mit à pleurer. Quand elle se releva, elle vit Placide assis à table : les mains jointes, il faisait sa prière avant de manger !
Souvent, au matin, alors qu’elle croyait être seule dans la maison, elle entendait Placide ronfler honnêtement dans sa chambrette : il était revenu pendant la nuit… Comment ? Par où ?…
La nourrice, qui était bonne mais bête et qui l’aimait beaucoup, l’accueillait toujours avec une grande joie. Recevant moins de visites parce qu’elle vieillissait, elle devenait de plus en plus curieuse et bavarde. Aussi, éprouvait-elle le besoin de poser à Placide des questions et des questions. Il écoutait tout ça, d’abord, d’un air tranquille, puis il faisait chut !… Et, si elle insistait, il lui jetait un drôle de regard. Parfois même il se levait brusquement : alors, c’était réglé en un tournemain…
Que faisait-il donc pendant ses absences singulières ? Travaillait-il pour le bien de la société ? Il est permis d’en douter.
Il y eut des gens pour l’accuser — un peu au hasard, il faut le reconnaître — de différentes actions que la morale usuelle réprouve.
On ne le vit jamais manier d’armes à feu et jamais, non plus, il ne sonna de la trompe. Pourtant, ses allures, son caractère et le peu que l’on connaissait de son passé, autorisèrent à croire qu’il prenait à la chasse un plaisir très vif. Cela doit s’entendre de la chasse clandestine, à toute heure, dans les réserves les plus giboyeuses des terres seigneuriales. Le gibier, habitué aux manières rudes des chasseurs de métier, ne pouvait résister aux sollicitations de Placide qui bousculait toutes les règles du jeu.
Il est probable que Placide, chasseur, trouva de l’aide près de certains lascars discrets, d’origine douteuse et, osons le dire, peu considérés.
Mais l’union fait la force et cela peut mener loin. Par le fait des lascars discrets, Placide dut immanquablement se voir entraîné en des entreprises plus considérables et très variées. Ses affaires prirent de l’extension. D’où la nécessité de voyages rapides.
Il eût été bien contraire à la nature de Placide d’accomplir de tels voyages ostensiblement, la crête au vent comme un vaniteux. Déjà, au temps où il était écolier, il avait coutume de se hisser, à l’insu du conducteur, sur le marchepied arrière des voitures bâchées. Il est probable qu’il découvrit et employa quelques procédés du même genre pour se faire transporter d’un point à un autre, par voie terrestre ou fluviale.
Il aurait déclaré, dit-on, que jamais, durant cette longue guerre, il n’avait versé un seul centime — un seul ! — à l’Administration des chemins de fer. Mais, pour tirer de là cette conclusion qu’il ne monta jamais dans un train, il faut un esprit léger, léger. On objectera que l’Administration des chemins de fer paye des agents très malins pour qui toute canaillerie est chose familière et qui ne s’en laissent pas facilement conter. Mais, ne l’oublions pas, les tours que pratiquait Placide n’étaient pas des tours ordinaires ; il avait sa manière, à lui, inimitable. On peut donc parier, hardiment, qu’il emprunta bien des fois, pour ses affaires, trains de marchandises et trains de voyageurs. Voici un fait entre cent : des témoignages indiscutables ont permis d’établir que Placide, certain jour, rôdait, aux premières heures de la matinée, au marché de telle ville — disons la ville A… — Néanmoins, le même jour, avant midi, sa présence était bel et bien signalée sur le champ de foire de la ville B…, réunie à la ville A… par une voie ferrée d’une centaine de kilomètres !…
Que faisait-il, ce galopin, à courir ainsi les foires, marchés et autres lieux de rassemblement ?
On a dit qu’il avait la bosse du commerce ; et même une bosse spéciale, car il aurait aimé, par-dessus tout, vendre des objets trouvés.
Mais, pareille tendance n’apparaît nullement caractéristique, quand on y songe bien. S’il n’y avait qu’à vendre très cher, à des niais, ce qui a peu coûté ou ce qui n’a rien coûté du tout, chacun de nous, ici-bas, aurait bien du plaisir à être commerçant !
En vérité, il ne semble point que Placide ait été si bon commerçant que cela. Son tempérament ne le portait nullement de ce côté.
D’aucuns prétendent qu’il vendit des montres, des colliers, des bagues, à des prix défiant toute concurrence. Mais ce sont là des assertions controuvées. Des témoins dont la bonne foi ne saurait, en l’espèce, être suspectée, assurent qu’il n’eut point de magasin digne de ce nom, que son fonds, au surplus, ne comprit jamais que des objets sans grande valeur, tels que lacets, épingles, crayons, pochettes-surprises. Et encore serait-on bien en peine de prouver qu’il réalisa là-dessus le moindre bénéfice. Dédaignant toute publicité, il vendait peu ; et ce peu à des prix modérés. Mauvaise méthode !
Il était si piètre négociant qu’il lui arriva, s’il faut en croire certains racontars, de livrer sa marchandise et de disparaître sans être payé, dans le temps que le client fouillait dans sa bourse !…
Ce n’est pas avec de pareils procédés qu’on arrive à la fortune, ni même qu’on élève dans l’aisance une nombreuse famille.
Or, Placide n’avait pas de famille à élever, c’est entendu, mais il avait sa bonne nourrice qu’il ne laissait pas manquer de grand’chose. En outre, il cachait, affirme-t-on, au creux de quelque mur, un trésor, difficile à évaluer, mais sans doute important — pour lequel, soit dit en passant, il ne paya jamais un sou d’impôt.
D’où provenait ce trésor ? Il y a là un mystère troublant.
L’expliquera qui pourra.
La guerre terminée, il y eut encore du bon temps, pour les gens de commerce et assimilés, car tout était bouleversé et personne ne cherchait à comprendre.
Certains particuliers, avec qui Placide avait eu déjà, sans doute, quelques relations d’affaires, avançaient à grandes enjambées. Placide suivait ces drôles d’entrepreneurs. Il les suivait sur la pointe des pieds, comme son tempérament l’exigeait ; cela ne l’empêcha point d’amasser secrètement de nouvelles richesses.
Comme il écoutait toujours aux portes, et même avec une attention de plus en plus grande, il apprenait bien des choses sur bien des gens, des choses excellentes à savoir.
Il arrivait à vingt ans et la loi exigeait qu’il fût soldat. Il ne fut cependant point soldat, ou si peu qu’il vaut autant n’en pas parler. La faute en revient, dit-on, à des médecins qui lui trouvèrent les genoux trop pointus et le dos trop rond. Mais qu’en sait-on ? Sur de telles questions, il est, d’ailleurs, peu délicat d’insister.
L’important est que Placide revint au pays qui lui avait donné le jour et qu’il connaissait comme sa poche.
Il y était à peine réinstallé que, tout d’un coup, sa bonne nourrice mourut. Paf !… Ici, aucun doute, la nourrice mourut un mardi matin, d’une indigestion de moules dont le vert-de-gris lui passa dans le sang. Pas plus tard que le jeudi, on l’enterra et cela fit le compte.
Ceux qui avaient du temps à perdre pensèrent plaindre ce pauvre Placide qui se trouvait tout seul maintenant, sans personne pour s’occuper de sa nourriture et de son linge. Mais, déjà, soit qu’il ait voulu donner libre cours à son chagrin loin des badauds, soit pour toute autre raison, Placide s’était éclipsé… On le chercha, ou l’on fit semblant ; puis on passa à un autre exercice.
L’absence de Placide dura plusieurs mois. Remarquons toutefois que ce mot d’absence ne convient peut-être pas du tout. Personne ne rencontra Placide, c’est un fait ! Mais qui donc procéda à des investigations méthodiques ? Qui oserait jurer que Placide ne se présenta point à ses compatriotes sous des apparences diverses mais également trompeuses ?
On a même chuchoté, depuis, que certains incidents singuliers, sur lesquels, à l’époque, s’exerça vainement la sagacité de chercheurs assermentés, ne seraient pas demeurés inexpliqués, si l’on avait songé que Placide avait fort bien pu passer par là… Mais de telles suppositions sont bien tardives et ne reposent sur aucun témoignage irrécusable. Il convient de ne les accueillir que sous bénéfice d’inventaire. Et, d’abord, il s’agirait de savoir si les personnes qui les émirent n’y avaient point quelque intérêt, n’étaient point, en un mot comme en cent, des canailles.
On perdit bel et bien la trace de Placide pendant plusieurs mois : voilà la vérité. Il est triste de constater que, pendant tout ce temps, on ne pensa pas plus à lui que s’il n’avait jamais existé.
Il ne devait pas tarder à avoir sa revanche.
Un beau matin, en effet, il y eut dans le pays une entreprise Placide et C ie , au capital entièrement versé.
Placide était marié et installé, avec sa femme, ses valets et ses commis, dans une demeure autrefois seigneuriale, mais que l’on avait bien décrottée.
Du coup, les plus malins furent assis.
Et, cette fois, Dieu sait si le nom de Placide revint souvent dans la conversation !
Bien qu’on lui reconnût de grands talents, bien qu’on le soupçonnât d’avoir amassé lui-même un trésor, on admit, non sans apparence de raison, qu’il devait sa récente splendeur à son mariage.
Ceux qui n’étaient pas encore mariés rêvaient d’un coup semblable ; et ils auraient bien voulu savoir la façon de s’y prendre !
Mais, avec Placide, il n’était pas facile d’obtenir des confidences sur un pareil sujet. Il ne ressemblait en rien à certains fats — nous les nommerions si nous voulions — qui font tant de merveilles en paroles qu’il ne leur reste plus une minute pour agir.
On ne sut rien par lui ; par les autres on ne sut pas grand’chose.
Pourtant, à la suite de certains démêlés que Placide ne tarda point à avoir avec son épouse, il arriva que celle-ci évacua de la bile. Les curieux eurent ainsi quelques renseignements.
On ne manquera pas d’observer qu’il est hasardeux d’espérer la vérité d’une femme, surtout d’une femme échauffée par la colère. Notons, en outre, que l’épouse de Placide ne fit point entendre un récit circonstancié, mais seulement une série d’invectives.
Néanmoins, il se trouva des gens — plus habitués sans doute aux jeux de l’imagination qu’aux déductions rigoureuses de la géométrie — pour bâtir, sur la base fragile de ces propos inconvenants, une espèce de petit roman assez drôle.
Le voici :
Hélène s’épanouissait en grâce et en vertu, dans le château du gros marchand, son père. Chaque aurore la voyait plus belle, mais elle demeurait innocente comme la jeune brebis qui n’a jamais entendu hurler le loup.
Le gros marchand, son père, avait amassé des richesses ; il ne les avait point amassées par les travaux médiocres et pénibles où se complaisent les pauvres hères, mais hardiment au contraire et avec une singulière rapidité. Aussi, jouissait-il dans son pays d’une considération toute neuve et très grande. Et les jeunes seigneurs du voisinage faisaient leur soumission dans l’espoir d’épouser Hélène qui arrivait à la fleur de son âge.
Or, le gros marchand, qui connaissait le prix du savoir-faire, ne voulait pas donner sa fille au premier imbécile venu. Il veillait sur elle avec un soin jaloux, et comme les jeunes seigneurs du voisinage ne lui semblaient pas très malins, il les écartait impitoyablement lorsqu’ils se présentaient au château.
Quelques-uns, cependant, réussirent à fléchir son cœur, car ils prétendaient avoir été choisis par Hélène elle-même. Pour les éprouver il leur soumit donc quelques énigmes. Mais ils ne purent les expliquer et il les chassa, avec un rire terrible, sans se préoccuper de leurs larmes.
Personne n’osait plus approcher du château lorsque Placide vint à rôder par là. Il connaissait déjà le marchand, pour avoir, au temps de la guerre, travaillé quelque peu dans la même partie. Il ne pouvait s’éloigner sans connaître aussi la fille, cette fille dont il entendait vanter les vertus et la beauté : c’eût été déchoir à ses propres yeux. Il n’hésita point.
Et, dès la nuit suivante, Hélène eut des visions.
Elle fit une sorte de rêve, si étrange, qu’au réveil, elle voulut le raconter à son père. Une suivante l’en dissuada. L’innocente ne parla donc point, mais elle attendit la fin du jour avec une impatience extrême. Par bonheur, Placide revint. Selon son habitude, il entra par une fenêtre, sans faire plus de bruit qu’une ombre et s’approcha sur la pointe des pieds. Mais, cette fois, Hélène ne dormait que d’un œil, de sorte qu’elle suivit l’affaire et n’en perdit rien. Aussi fut-elle au comble de la joie.
Le lendemain, elle se mit à la recherche de Placide. Dès qu’elle l’eut rencontré, elle le prit par la main et le mena vers le marchand, son père. Avec la naïveté de son âge, elle supplia celui-ci de lui donner Placide pour époux.
— Sinon, disait-elle, je veux rester fille, pour avoir au moins des visions, la nuit, et des rêves agréables.
A ces mots, le marchand comprit ce qui s’était passé. Il réussit pourtant à dissimuler son courroux et il eut même un méchant sourire en disant :
— S’il veut t’épouser, qu’il déchiffre donc les énigmes !
Puis il pria les assistants de s’éloigner un peu.
Il pensait que Placide ne réussirait pas, là où tant d’autres avaient échoué ; et il se réjouissait intérieurement à la pensée que celui-là, au lieu de le chasser avec un rire terrible, il lui flanquerait son pied au derrière, purement et simplement.
Or, Placide, au premier mot, fit dresser l’oreille au gros marchand… Placide n’eut aucune peine à déchiffrer les énigmes : il en eût déchiffré bien d’autres ! car, s’il n’était pas très savant au sens ordinaire du mot, il avait, du moins, appris bien des choses curieuses en écoutant aux portes. Il se fit un plaisir d’expliquer au marchand pourquoi sa fille ne lui ressemblait en rien, comment lui était venue la considération, et de lui énumérer les chemins qu’il avait suivis, les bons tours qu’il avait joués, les dangers qu’il avait courus, ceux qui pouvaient le menacer encore…
Le marchand, entendant cela, sautait comme un lapin en roulant des yeux effarés. Du geste, il chassait les assistants toujours plus loin et il faisait entendre des chut !… chut !… à fendre l’âme. Mais Placide criait comme un sourd, bien décidé, pour une fois, à soulager sa conscience.
Alors le gros marchand lui ouvrit ses bras, car il n’y avait vraiment pas moyen de faire autrement.
— Je t’accepte pour gendre, dit-il, bien que tu sois un rude…
— Chut !… dit à son tour Placide.
Et il se jeta dans les bras du marchand.
Les assistants s’approchèrent quand ils virent cela. Ils battaient des mains ; quelques-uns, même, ne pouvant contenir leur émotion, versaient des larmes de bonheur.
L’aumônier célébra le mariage séance tenante et l’on soupa au son des flûtes et des hautbois.
Telle est la version populaire.
Elle vaut ce qu’elle vaut.
Y eut-il tant de naïveté charmante chez la jeune Hélène ? Ceux qui l’ont connue par la suite n’en sont pas convaincus. D’autre part, le gros marchand avait-il vraiment des raisons de craindre Placide ?… Ou bien faut-il attacher à l’épisode des énigmes un sens purement symbolique ? Autrement dit, ne fut-ce point, tout simplement, la subtilité d’esprit de Placide qui charma le gros marchand ?
Autant de points qui demeurent dans l’ombre et qui, vraisemblablement, y demeureront longtemps encore. Il faut en prendre son parti.
Si l’on ignore à peu près tout des voies et moyens, le résultat, par contre, est hors de doute : Placide épousa la jeune Hélène, mit la main sur le trésor du marchand et gagna ainsi la première place parmi ses compatriotes ébahis.
Ce fut l’apogée de sa gloire, sinon de son bonheur.
Des gens qui, jadis, s’étaient imprudemment moqués de son allure ou qui, même, l’avaient accusé de différents méfaits, se pressaient maintenant à sa porte, car il leur promettait de faire fructifier leurs richesses et eux, bêtement, le croyaient.
Placide, au fond, eût été bien en peine de diriger lui-même son entreprise. Il n’en comprenait que le principe ; le reste ne l’intéressait pas. Mais il avait des commis de premier choix, affligés, au surplus, d’une belle âme, et l’affaire allait toute seule.
Une jolie femme, une entreprise prospère, des serviteurs dévoués, un trésor faisant boule de neige, il y avait là de sérieux éléments de bonheur. Beaucoup de très honnêtes citoyens sont obligés de se contenter à moins.
Il semble bien, qu’au premier moment, Placide pensa pouvoir se tenir à hauteur de la situation. On le vit, Hélène à son côté, donner des bals et des festins. Comme il faisait bonne chère, l’angle de ses genoux s’adoucissait ; il prenait de la couleur et de la fierté. La tête haute et droite, il marchait les jarrets tendus, faisant sonner ses talons comme un cavalier stupide. Enfin, il riait aux éclats et parlait à tort et à travers, même devant des étrangers dont il ignorait les secrets.
Un observateur superficiel eût juré, à ce moment-là, que tout marchait fort bien.
Mais, bientôt, le moins rusé put remarquer que la tête de Placide retombait parfois bien tristement sur sa poitrine. Chaque jour, ses yeux s’emplissaient un peu plus d’inquiétude et de désolation.
On fit, un peu à la légère, porter à l’épouse la responsabilité de ce déplorable changement. La jeune Hélène, en effet, naguère miracle de douceur, d’innocence et de vertu, s’était mise rapidement au train. Elle rattrapait le temps perdu et, selon toute vraisemblance, pour peu que Dieu la laissât vivre, elle saurait bien arriver au même total que les autres.
Sans doute, Placide pouvait trouver là matière à réflexion. Cependant il n’est pas défendu de croire qu’il éprouvait d’autres malaises plus sérieux.
Placide avait chassé le naturel et le naturel revenait sur la pointe des pieds, lentement, mais sûrement…
En cérémonie, le malheureux ressentait, au bout de quelques minutes à peine, des fourmillements dans les orteils et le long de la colonne vertébrale ; mais sa dignité l’obligeait néanmoins à se tenir droit, parfois pendant des heures.
Il lui fallait, comme tout le monde, regarder en face les nouveaux amis qu’on lui amenait chaque jour. Or, ce n’est pas, quoi qu’on en dise, en regardant les gens en face, qu’on arrive à découvrir leurs secrets. Placide supposait bien que ces étrangers avaient sur la conscience des canailleries nombreuses et variées, mais il ne savait pas lesquelles. C’est lorsqu’il songeait à ces choses que sa tête retombait tristement sur sa poitrine.
Il jalousait les petits souillons de la cuisine qui, ayant licence d’écouter aux portes, devaient en apprendre de toutes les couleurs sur les grandes personnes. Souvent, au milieu des fêtes, il se surprenait à faire : chut !… chut !… et à se mettre involontairement aux aguets. A ces moments-là, il eût donné une partie de ses trésors pour avoir le droit de quitter, par la petite porte, la brillante société, et de se faufiler ensuite parmi des badauds sans méfiance.
Il résistait à la tentation, mais ce n’était pas sans de grandes fatigues. De toute évidence, cela ne pouvait pas durer longtemps ainsi. Et, en effet, quelques jours après le retour de son naturel, Placide tomba malade, malade vraiment, malade sérieusement.
La belle Hélène, aussitôt, de faire quérir un jeune médecin de ses amis.
Les malheurs commençaient.
A partir de ce jour, il devient très difficile, pour ne pas dire impossible, de décrire les faits et gestes de Placide. Une relation de sa vie depuis cette singulière maladie ne peut prendre que le ton de la légende, non point celui de l’histoire ; à moins que l’auteur ne soit un fieffé coquin.
Le parti le plus sage et le plus honnête est de rapporter la fin de l’aventure, telle que les bons vieillards aiment à la conter à leurs petits-enfants assemblés devant l’âtre, pendant les longues veillées d’hiver.
Donc, disent ces sapristi de vieillards, le médecin tâta le pouls de Placide ; puis il lui tapota l’envers et l’endroit pour savoir où il y avait de la pourriture et où il y avait du vent ; enfin, il lui fit tirer la langue pour observer la couleur de son âme.
Après cela, il sourit amèrement et s’en alla retrouver la belle Hélène qui l’attendait avec impatience dans le corridor. Ils poussèrent la porte, mirent le verrou, puis se retirèrent eux-mêmes dans une chambre secrète où ils eurent une longue conversation.
On ne sait pas au juste ce qu’ils purent bien se raconter, mais on suppose que la belle Hélène, par son insistance, finit par agacer le médecin. Car il est sûr et certain qu’il cria :
— Mais enfin, ma chère amie, vous n’y pensez pas !… Vous ne savez donc pas ce que je risque ?…
Hélène ne dut pas se tenir pour battue et le médecin essaya encore de la ramener à de meilleurs sentiments.
— Tout beau ! chère amie… un peu de patience, que diable !… Croyez-m’en : il y arrivera sans le secours de la science et avant que tout le monde soit content…
Hélène ne voulait rien entendre. Vaincu, le médecin conclut ainsi :
— Eh bien, soit ! Je vais remonter lui prodiguer tout de suite mes soins éclairés… Et je lui ferai cette petite piqûre…
Là-dessus, la belle Hélène battit des mains, transportée de joie.
Le médecin voulut faire comme il avait dit : il remonta dans l’intention de voir Placide. Il ôta donc le verrou, ouvrit la porte, pénétra tranquillement dans la chambre. Mais il ne vit point Placide, car Placide était parti… Parti ? Oui, parti !… Par la cheminée ? il n’y en avait pas !… Par la fenêtre ? elle était très haute et fermée !… Par la porte ? il y avait le verrou !…
Le pauvre médecin cherchait vainement à comprendre. Il appela Hélène et celle-ci appela ses serviteurs dévoués. On mit la maison sens dessus dessous, sans aucun résultat.
Alors le médecin fit une déclaration : selon ses prévisions, le malade avait été pris d’un accès soudain de fièvre chaude ; après de longues et pénibles recherches, on ne retrouverait qu’un cadavre.
Puis il s’en alla, bien content, car ce dénouement inespéré simplifiait beaucoup le travail.
Mais, comme le médecin marchait lestement, en fredonnant un vieil air de son pays natal, il trébucha on ne sait comment et tomba de façon si fâcheuse qu’il resta sur le terrain. Il expliqua plus tard qu’il avait eu l’impression de recevoir un sale coup sur le crâne et que ce coup avait causé sa chute. Mais on ne fit guère attention à ces boniments d’idiot, car ce n’était pas la tête qu’il avait de cassée, c’était une jambe !…
Pendant que le médecin gisait sur le bord de la route, la belle Hélène, accoudée, rêveuse, à son balcon, bâtissait des châteaux bleus en Espagne. Le soir venu, elle commanda pour elle seule un bon petit souper, afin de prendre des forces pour l’avenir. Mais quand elle voulut se mettre à table, elle jeta un cri de surprise et d’horreur ! Placide était assis à sa place habituelle ! Il avait déjà expédié à peu près tout le souper, et, visiblement, il se portait fort bien.
La belle Hélène, sans l’ombre d’une hésitation, lui reprocha sa conduite inexplicable, la fausse joie qu’il lui avait procurée et jusqu’à la salade qu’il venait de manger.
Placide, tranquillement, passa sans interruption de la poire au fromage ; puis il releva la tête et fit : chut !…
Cela ne fut pas suffisant ; alors il mit son doigt sur ses lèvres et lança un regard de côté, comme il faisait jadis, lorsque feu sa nourrice l’accablait de questions ridicules. Mais la belle Hélène ne connaissait pas ces manières et, d’ailleurs, on ne l’effrayait pas comme ça ! Elle reprit son discours avec une vigueur nouvelle ; si bien que Placide se vit dans l’obligation de se lever avec brusquerie. Et, inversement, il arriva peu après que la belle Hélène se trouva par terre, tout étourdie. Elle non plus ne sut pas exactement comment elle était tombée ! Mais, par mesure de précaution, elle jura de se venger.
Placide, revenant à ses premières amours, avait, d’un seul coup, retrouvé la santé…
Il marchait allégrement sur la pointe des pieds, écoutait aux portes avec ravissement, jouait à chacun des tours inexplicables. Malgré le voisinage de sa femme, il reprenait goût à la vie. Pendant quelques jours, cela ne marcha pas mal du tout.
Cependant, Placide fit bientôt une observation qui lui donna à réfléchir : tous les secrets qu’il surprenait se rapportaient, de quelque manière, à lui-même. Il crut à une coïncidence et redoubla de zèle pour apprendre enfin quelque chose de tout à fait neuf ; car il éprouvait un violent désir de voir clair, non en ses propres affaires, mais en celles des autres. Hélas ! il dut se rendre à l’évidence ! Alors que, jadis, son nom ne venait jamais dans les discours de ses compatriotes, maintenant qu’il était marié, riche et puissant, chacun avait sur son compte, à lui, Placide, un mot à dire…
Il comprit, mais un peu tard, que, pour vivre caché, il faut vivre malheureux.
Il se fit un peu de bile à ce sujet et recommença à regarder son monde de côté, avec un drôle de sourire.
La conversation la plus importante qu’il surprit, après celle de son épouse et du médecin, fut celle de certains bons amis d’autrefois, assidus à ses festins. Ces amis se passaient de l’un à l’autre, sous le manteau, de beaux contes dont leur hôte était le héros. De supposition en supposition, de mal en pis, de contravention en délit et de délit en crime, ils déroulaient joyeusement le fil des aventures. Bien entendu, dans tout cela, il y avait beaucoup de vrai ; mais il y avait aussi du faux et Placide eût pu rire en constatant combien ils étaient mal renseignés et peu malins, en somme. Placide cependant n’eut point envie de rire. Ses amis le virent qui, soudain, surgissait au milieu d’eux et ils furent aussitôt dans leurs petits souliers. Placide leur reprocha leur conduite à son égard ; puis comme il savait sur leur compte, depuis longtemps, les plus sales histoires — incontestablement vraies dans tous les détails — il se mit à les raconter sans ménagement.
Les bons amis, épouvantés, voulurent se jeter à ses pieds pour lui faire des excuses. Mais il les planta là, avec leurs excuses. Car tout cela commençait à lui porter sur les nerfs.
Le lendemain, Placide épia ses commis, les uns après les autres. Eux aussi parlaient de lui comme si, vraiment, ils n’avaient rien eu de mieux à faire. Ils savaient bien des choses qu’ils auraient dû ignorer ; en outre, comme ils avaient une belle âme, ils parlaient de ces choses avec une sombre indignation et l’on sentait bien que leur conscience allait être à bout.
Placide se trouva dans une situation fausse et plutôt embêtante. Car ces commis étaient des étrangers sur lesquels il ne savait rien d’utile et il ne pouvait, par conséquent, river leur clou, comme il aurait eu cependant tant de plaisir à le faire.
Il dut leur tendre des pièges et les faire tomber en tentation. Après bien des peines, bien des tracas, il eut enfin la satisfaction de les renvoyer tous comme des malpropres en les priant de n’y plus revenir.
Instruit par l’expérience, il les remplaça par des gens à toute épreuve, de vieilles connaissances sur lesquelles il lui serait facile, à tout moment, de fournir des renseignements précis, avec preuves à l’appui.
Les nouveaux commis se mirent à l’œuvre avec entrain. Ils n’étaient pas très au courant de leur nouveau métier, mais s’ils négligeaient certains détails, ils comprenaient admirablement les principes. Ils n’avaient point cet air préoccupé et rébarbatif qu’on voit souvent aux commis affligés d’une belle âme. Assez malhonnêtes pour être toujours polis, ils plaisaient beaucoup aux clients de Placide et C ie . Aussi, ces braves gens se pressaient-ils à la porte, apportant leur trésor dans l’espoir de le voir fructifier outre mesure.
Tranquillisé de ce côté, Placide pensa devoir prendre quelque récréation à l’extérieur. Mal lui en prit. Il ne put, encore cette fois, se réjouir aux dépens de ses compatriotes. En revanche, il en apprit de belles sur son propre compte !
Il écouta ses meilleurs amis, des hommes, des femmes, des vieillards qui avaient déjà un pied dans la tombe, des enfants qui agissaient sans discernement : tous eurent à son adresse des paroles désagréables qui ne l’intéressèrent pas du tout.
Des ivrognes citaient son nom en des chansons joyeuses, mais dégoûtantes ; des coquettes tenaient sur la belle Hélène et sur lui-même des propos que l’on ne répète pas en bonne société.
Un jour, il écouta des joueurs : ils l’accusaient précisément d’avoir des cartes truquées et de faire sauter la coupe. Une autre fois, il écouta des médecins ; à leur avis unanime, il n’en avait pas pour longtemps.
Tout cela, au fond, ne lui faisait pas bonne bouche. Et, pourtant, il ne pouvait pas s’empêcher de prêter l’oreille… On ne se fait pas soi-même et l’on se refait difficilement. Une voix intérieure commandait à Placide : marche ! marche toujours sur la pointe des pieds !
S’armant de courage, il se glissa sans y être invité chez ses concurrents, chez ses ennemis même. Là comme ailleurs, on discutait sur son cas. Mais il ne s’agissait plus de plaisanteries ! Ces messieurs se proposaient tout simplement de faire passer dans leurs caisses le trésor de Placide et ceux de ses clients. Pour mener à bien cette opération, on projetait de mettre Placide et C ie en relation avec la justice du pays.
— Tout d’abord, prévenons les gendarmes ! disait un de ces messieurs.
Placide ne voulut pas en savoir davantage ; ce qu’il avait entendu lui suffisait largement pour se faire une opinion.
Il revint donc chez lui ; mais personne ne put savoir quels furent ses sentiments et ses intentions. A deux voisins qui l’interrogeaient sur sa santé, il répondit : chut !… chut !… puis il s’esquiva comme un jeune homme très pressé.
Les voisins ne s’en étonnèrent pas, car il avait, en effet, fort à faire chez lui.
Profitant de son absence, les nouveaux commis s’étaient débrouillés de leur mieux. Eux aussi pensaient qu’il fallait priver Placide de ses richesses et des richesses des clients. Mais, s’ils étaient d’accord sur cette question primordiale, ils se méfiaient les uns des autres et se disputaient à l’avance pour le partage.
Placide eut tôt fait de découvrir ce micmac.
Il sut aussi que le premier commis jouait son jeu tout seul, avec l’aide de la belle Hélène. Là était le point dangereux, car la belle Hélène n’oubliait pas qu’elle avait juré de se venger.
En ces circonstances difficiles, Placide ne perdit point courage. Il trouvait l’occasion depuis longtemps cherchée d’occuper utilement ses facultés ; aussi donna-t-il toute sa mesure.
Sans perdre de vue son trésor, il surveillait, d’un côté, ses concurrents, les gendarmes et les juges ; de l’autre, la belle Hélène et le premier commis.
Ces derniers avaient souvent des apartés dans les petits coins ; de temps en temps, pour être plus tranquilles, ils s’en allaient en bateau sur le fleuve.
— Si tu veux, faisons un rêve ! proposait le commis.
— Oui ! je le veux ! répondait Hélène… Nous sommes deux, nous serons trois… Un homme tombe, un homme boit… Ce petit bateau a-t-il des jambes ?
— J’aurai le trésor !
— Je serai vengée !
Pauvre Placide !
Le premier commis l’accablait de prévenances. Quant à la belle Hélène, elle ne craignait pas de donner publiquement à son époux les doux témoignages de sa tendresse.
Souvent Placide était invité à quelque petite excursion, à une gentille partie de canotage, par exemple. Il regrettait bien, mais impossible d’accepter : des clients attendaient à sa porte…
Cependant, le jour où les derniers clients eurent apporté leur trésor, Placide n’eut plus de bonne raison pour refuser. Il consentit d’autant plus volontiers à s’accorder cette partie de plaisir qu’il prévoyait, pour un avenir très prochain, des ennuis du côté des concurrents et des gendarmes.
Il suivit donc la belle Hélène et le premier commis. Mais, dès que ceux-ci eurent embarqué, Placide poussa le bateau de la pointe du pied et revint à la maison, car il avait, disait-il, oublié quelque chose de première importance.
Le bateau gagna le milieu du fleuve où le courant était rapide. Tout à coup, la belle Hélène et le commis se levèrent en poussant des cris d’effroi : le bateau s’enfonçait ! Il disparut dans les flots écumeux, entraînant les deux infortunés qui se noyèrent sous les yeux des spectateurs impuissants…
Pendant que de courageux citoyens se mettaient à la recherche des cadavres, on alla prévenir Placide, avec tous les ménagements nécessaires. Mais, dès les premiers mots, il entrevit l’affreuse vérité. Alors, il eut une crise de violent désespoir ; il roulait des yeux égarés et poussait des cris déchirants. Puis, brusquement, il parut se calmer ; on put lire sur son visage une résolution farouche. Il prit sa course et disparut…
Et s’il ne s’est pas arrêté depuis ce moment-là, il a dû faire un bout de chemin !…
C’est ici la fin du récit des bons vieillards.
Et les pauvres enfants, qui dorment depuis longtemps déjà, n’ont pas l’habitude d’en exiger davantage.
Alors les grandes personnes commencent à s’inquiéter.
— Et le trésor ? demandent-elles.
— Oui ! le trésor, qu’est-il devenu ? clament les individus cupides.
— Le trésor ? Eh bien, on ne l’a pas retrouvé !…
Mais la disparition de trois personnes à la fleur de l’âge est chose plus attristante, il nous semble !
La belle Hélène et le premier commis, qui avaient été emportés par les eaux en furie, échappèrent à toutes les recherches des dévoués sauveteurs. Huit jours plus tard, ils remontèrent d’eux-mêmes, gonflés comme des chiens. On fit signe au médecin légiste qui accourut avec plaisir. Il déclara que les malheureux avaient succombé tous les deux à l’asphyxie par immersion — sans se tromper le moins du monde, l’animal ! — mais il lui fut impossible de dire pourquoi le bateau avait sombré.
Ce mystère passionnait l’opinion publique. Ce qui la passionnait bien plus encore, c’était la disparition de Placide. L’hypothèse de la fugue amoureuse ayant été repoussée avec dédain, celle du crime avec horreur, restait l’hypothèse du suicide. Le disparu avait laissé, sur le parapet d’un pont, son chapeau, sa montre et une fausse dent : cela semblait bien indiquer une décision désespérée. Placide, incapable sans doute de résister à son chagrin, s’était jeté au sein des flots qui venaient d’engloutir son épouse.
Très bien ! Mais son cadavre ne remontait pas !
Fallait-il donc admettre qu’il avait été entraîné vers les rapides, roulé jusqu’à la lointaine embouchure et dévoré par les monstres marins ?
Pour leur part, les concurrents de Placide, ses clients, ses commis eux-mêmes, n’y consentaient point.
On mit donc sur la piste les plus fameux limiers.
Ils y sont encore.
On ne peut que leur souhaiter bonne chance. Car il est démoralisant de voir un homme s’évanouir ainsi, comme une fumée, au détour du chemin. Et l’on voudrait savoir, une fois pour toutes, si Placide mérite qu’on le pleure, ou s’il n’est, au contraire, qu’un ingénieux filou, dont il faudrait encore se méfier, en somme…
Je sais bien pourquoi M. Loubiau, le propriétaire, nourrissait mal ses gens. Je le sais, mais je n’éprouve pas le besoin de le dire. M. Loubiau est mort à présent et il n’y a aucun plaisir à dire du mal des morts puisqu’on ne peut point les faire enrager.
M. Loubiau se maria deux fois. Il avait, de sa première femme, un fils, Camille ; excellente nature, aimant à rire, aimant à jouer, aimant d’ailleurs toutes les bonnes choses.
Camille mangeait avec les domestiques de son père et ce n’étaient que potages de santé, pain dur, bouillies très claires. En revanche, les repas étaient fort gais ; on jouait de bonnes farces, on riait beaucoup. S’il fallait raconter toutes les plaisanteries de ces joyeux domestiques, on n’en finirait pas. En voici seulement une, pour l’exemple. Un jour, au moment de déjeuner, vint s’asseoir à table un ouvrier charron qui réparait une carriole pour le compte de M. Loubiau. Ce jour-là, une servante apporta, dans une grande terrine, quelques escargots qui nageaient avec des gousses d’ail au milieu d’une eau à peine trouble. Le charron, aussitôt, commença de s’escrimer, cuiller en main, pour attirer à lui le plus bel escargot. Peine perdue ! L’escargot filait devant la cuiller, tournait, plongeait, reparaissait plus loin, semblait se moquer du monde. Alors, notre homme pose sa cuiller et se lève ; il retrousse ses manches, se met au guet… Tout à coup : plouf ! il plonge ses deux mains dans la sauce ! et le voilà criant victoire :
— Ah ! Ah ! chien gâté ! Tu as beau faire le malin, je te tiens quand même !
Camille pensa étouffer de rire…
Il conta la chose à son père. Celui-ci, au lieu de se réjouir, pria Camille d’être un peu plus sérieux à l’avenir ; car, disait-il, on n’est pas sur la terre pour s’amuser.
Camille, aussitôt, parla sérieusement. Il fit observer à son père que les domestiques ne mangeaient pas souvent de bonnes choses et qu’ils s’en plaignaient. Le père répondit que, s’il nourrissait ainsi ses gens, c’était pour leur bien.
— Car, dit-il, les domestiques ne restent pas toujours chez le même patron ; tu as pu remarquer que les nôtres s’en vont régulièrement au bout de l’an. Eh bien ! lorsque ceux-ci, que tu plains à la légère, nous quitteront, ils peuvent très bien tomber chez des patrons peu fortunés ou avares. Si je les nourrissais trop bien cette année, ils ne pourraient manquer, plus tard, de faire la comparaison et ils seraient très malheureux.
— Je comprends ! dit Camille poliment.
Mais il ajouta :
— Je crois cependant qu’une soupe bien grasse, une bonne dinde rôtie et quelques bouteilles choisies feraient leur affaire de temps en temps ; et cela ferait aussi la mienne, par la même occasion.
— Paix ! dit M. Loubiau. Ici-bas, on peut songer à autre chose qu’à bien manger.
— C’est vrai, répondit Camille ; ainsi quand on mange mal, on a toujours la ressource de faire des tours pour s’amuser.
A ces mots, M. Loubiau connut son imprudence. Il regarda Camille d’un air soupçonneux.
— J’ai eu tort, dit-il, de te laisser grandir parmi ces gens grossiers et sans principes. Ils ont dû t’en apprendre plus d’une… Je parie que tu sais des jurons et des gros mots ?
Camille baissa la tête car il savait tout cela et bien d’autres choses encore.
— A partir de ce jour, dit M. Loubiau, tu ne fréquenteras plus les domestiques, car il faut songer sérieusement à ton éducation et à ton avenir.
— Bon ! pensa Camille, je vais donc manger des choses succulentes, tant qu’il me plaira. Je gagne au change.
Il se trompait. La table de son père n’était pas beaucoup mieux servie ; on y mangeait tristement des choses assez nourrissantes mais peu agréables. On y mangeait souvent des haricots et des pommes de terre. Or, Camille n’aimait ni les haricots ni les pommes de terre. Avec la franchise de son âge, il le déclara à son père, en retirant son assiette. Mais le père, aussitôt, ramena l’assiette et l’emplit jusqu’au bord.
— J’aimerais mieux une aile de poulet, dit Camille plaintivement, ou bien de la confiture de fraises.
— C’est bien pour cela, répondit son père, que tu dois manger ces haricots. Car, si tu les aimais, où serait le mérite ? Ici-bas, il faut savoir vaincre ses penchants. La vie est une chose sérieuse ; ce n’est pas une fête perpétuelle mais bien plutôt un combat. Un enfant doit faire ce qui ne lui plaît pas afin d’exercer sa volonté ; sans quoi, plus tard, il ne serait pas digne du nom d’homme.
Camille retint la leçon et, comme il n’était pas sot, à quelques jours de là, il parla ainsi :
— J’aime à présent les haricots à la folie ! S’il vous plaît, donnez-m’en encore car j’en mangerais jusqu’à demain. Au contraire, je serais bien malheureux si l’on m’offrait du pâté de foie gras ! Rien ne me répugne autant que le pâté de foie gras, les gâteaux aux amandes et le vin de Bourgogne…
— C’est bien, mon fils ! dit M. Loubiau.
Et il emplit l’assiette de haricots, puis versa de l’eau claire dans le verre de Camille.
Celui-ci perdit un peu confiance aux discours de son père et il n’essaya plus de jouer au plus fin avec les grandes personnes.
A chaque repas, sans rire ni plaisanter, il mangeait des haricots et des pommes de terre. Son père l’exhortait au courage.
— Je pourrais, disait-il, te faire servir des mets plus délicats ; ma fortune permet la bonne chère. Mais ce sera pour plus tard. En ce moment, tu dois, avant tout, t’habituer aux privations ; car, bientôt, tu iras au collège, où tu seras obligé de manger des haricots encore bien pires. Tu aurais donc mauvaise grâce à te plaindre.
Camille atteignait en effet ses treize ans. Il n’était pas chagrin à l’idée d’aller au collège, car, depuis qu’il ne fréquentait plus les domestiques, il ne s’amusait pas beaucoup. D’autre part, il écoutait les paroles de son père, mais il en pensait ce qu’il voulait.
— Au collège, se disait-il, la table doit être meilleure que chez nous ; je mangerai moins de haricots et je boirai du vin.
Il arriva donc au collège dans les meilleures dispositions. Il y rencontra des camarades qui ne semblaient pas enclins à se faire de bile ; ces garçons connaissaient de bons tours et les pratiquaient. Camille ne voulut pas être en reste. Il chanta donc quelques refrains choisis qui eurent un gros succès ; il décrivit certaines scènes dont il avait été témoin chez les domestiques et il fut encore très écouté.
Mais il avait gardé pour la bonne bouche un fameux tour…
Le lendemain de son arrivée, on servit au déjeuner quelques moules qui nageaient dans une sauce pâle et très étendue.
— C’est le moment, pensa Camille, de leur montrer le coup du charron !
Il commença donc par faire semblant de poursuivre une moule avec sa cuiller, puis il se leva tout à coup, retroussa ses manches et flouc !
— Je te tiens ! clama-t-il à tue-tête ; sale bête, je te tiens quand même !
Les camarades, éclaboussés de sauce, riaient et criaient au fou. Un surveillant accourut au bruit. Ce ne fut pas une petite affaire !
Pour commencer, Camille fut durement puni. Puis il comparut devant un grand bonhomme sévère qui lui fit un discours semblable aux discours de M. Loubiau, mais plus long et mieux balancé. Camille apprit ainsi : 1 o que la loi des hommes est le travail et la douleur, non le jeu ; 2 o que la vie de collège est l’apprentissage de la vie en société ; 3 o que, par conséquent, on ne vient pas au collège pour s’amuser.
Camille avait encore, intact, son bon sens naturel. Il lui parut un peu étonnant que, sous le fallacieux prétexte qu’il pourrait être malheureux plus tard, il lui fallût, dès à présent, se mortifier et se priver des plaisirs les plus innocents. Oui, cela lui parut un peu fort. Cependant il ne manifesta aucun doute, se contentant de garder par devers soi son opinion sur la bonne foi des grandes personnes.
— Si je ne dois pas m’amuser ici, pensait-il, j’aurais aussi bien fait de rester à la maison… Heureusement, se disait-il encore, la table est un peu mieux servie que chez mon père. Je n’ai encore vu ni haricots ni pommes de terre et l’on boit un liquide qui ressemble à du vin.
Hélas ! sur ce point également, il ne fut pas long à déchanter ! Le soir même, les haricots firent leur apparition, salués comme de vieilles connaissances par les anciens du collège. C’étaient des haricots rouges, assez gros et recouverts d’une écorce luisante, agréables, en somme, à considérer.
Un usage antique et vénérable voulait que les collégiens nouveaux venus les attaquassent, en ce premier jour, non point avec une fourchette ou une cuiller, mais avec une aiguille à tricoter. Les haricots s’esquivaient, glissaient, roulaient comme des billes de verre, et, enfin bloqués, opposaient encore une résistance opiniâtre. Certains pauvres garçons, en cette occurrence, suèrent à grosses gouttes, n’en pouvant venir à bout. Camille, au contraire, réussit assez bien ; l’aiguille qu’il avait reçue d’un ancien était acérée et ni l’adresse ni la force ne lui manquaient. Le jeu lui plut et ces premiers haricots passèrent comme lettre à la poste.
Mais, le lendemain matin, parurent les pommes de terre, puis les haricots revinrent et les pommes de terre et encore les haricots !… Et le vin des carafes pâlissait à mesure !…
Les anciens du collège ricanaient en regardant la mine allongée des nouveaux venus. Camille, qui avait un faible pour les bonnes choses, en venait à regretter, sinon les repas de famille, du moins la table des domestiques, cette table où l’on mangeait mal mais où l’on riait de bons coups et où tout était permis.
— Mon Dieu ! murmurait-il, que je suis donc fatigué d’avaler tristement ces tristes féculents !
D’autres pensaient comme lui. Un beau jour ils quittèrent la table et tous ensemble, sautelant, se bousculant, ils allèrent trouver leurs maîtres et risquèrent une plainte.
On leur répondit :
— Pour cette fois, vous ne serez pas punis trop sévèrement, parce que vous avez péché seulement par irréflexion et légèreté. Vous êtes jeunes ; vous ne savez pas !… Mais comment pouvez-vous mépriser cette nourriture abondante et frugale ? N’avez-vous donc jamais songé à l’avenir ? Êtes-vous assurés d’en avoir toujours autant ?… Et d’abord, vous serez soldats, chers petits ! Vous porterez cent cartouches, trois jours de vivres… Quels vivres ? Vous imaginez-vous que les soldats sucent des pattes d’ortolans ?… Un soldat mange, sans hésitation ni murmure, le contenu de sa gamelle, c’est-à-dire presque toujours des haricots et des pommes de terre ; et il boit l’eau pure des sources. Donc, vous devez, dès à présent, vous préparer par une continuelle rusticité à ce dur métier que l’enfant joue. Quelle tête ferait, devant sa gamelle, un garçon habitué à lécher la crème sur le bord des petits plats ?
Camille et ses camarades se retirèrent, l’oreille basse. Par la suite, bien que la cuisinière du collège ne fît aucun progrès, ils jugèrent inutile de renouveler leur réclamation. Leurs maîtres, d’ailleurs, prenaient les devants, ripostaient avant d’être attaqués. Devant les plats de haricots rouges ou de pommes de terre, ils s’écriaient :
— Mangez, chers enfants, mangez bien ! Vous n’êtes pas sûrs d’avoir toujours une table aussi abondamment servie… Qui sait ce que l’avenir vous réserve ?
Et ils ne manquaient point d’ajouter :
— Vous en verrez d’autres, quand vous serez soldats !
Les années passèrent et Camille devint un vieux collégien. Et toujours il entendait le même discours. Chez lui, pendant les vacances, son père lui disait de son côté :
— Reste sobre ! ne t’amollis pas ! Sans quoi, à la rentrée, tu ne pourrais plus t’habituer au collège.
C’est ainsi que ce pauvre Camille, qui aimait les bonnes choses, mangeait toujours les haricots exécrés et les pommes de terre infernales. Comme il doutait un peu de la bonne foi des grandes personnes, il n’avait même pas la satisfaction du devoir accompli.
Tous ses penchants naturels de bon garçon étaient d’ailleurs combattus de la même manière. Intelligent et assez actif à ses heures, le travail du collège ne l’embarrassait guère. Mais il eût aimé rire, plaisanter, faire des tours ; cela lui était interdit.
— Car, disaient et répétaient les maîtres, la vie est un combat sérieux auquel on ne se prépare point par des cabrioles et des galipettes.
— Ça va bien ! ça va bien ! murmurait Camille dans les premiers moments. En tous vos discours, il faut en prendre et en laisser.
Il en laissait.
Cependant, à force de recevoir des coups de marteau, un clou finit par s’enfoncer. Peu à peu, Camille en venait à douter de lui-même, à rougir un peu de ses désirs pourtant inoffensifs, naturels et sensés. Pendant sa dernière année du collège, il s’attira fort peu de réprimandes. Il était devenu moins gai, moins cordial, un peu bête.
Camille quitta le collège pour le régiment et se présenta avec inquiétude devant sa gamelle. Elle contenait un horrible mélange de chairs écrasées et de haricots multicolores. Il avala le tout en fermant les yeux. Quelques minutes plus tard, on l’amena, ainsi que ses camarades, devant un tas de pommes de terre qu’il fallait éplucher pour le repas du soir. Ce n’était point pour faciliter sa digestion ! Alors, il prit son courage à deux mains et il écrivit à son père :
— Vous êtes riche, lui disait-il en substance, et je sais que vous ne vous privez pas de grand’chose quand je ne suis pas à la maison. Pendant que vous festoyez, votre malheureux fils avale toujours des nourritures innommables. Lorsque j’étais au collège, je supportais sans broncher les haricots et les pommes de terre, car je ne pouvais faire autrement. Mais, ici, il y a une cantine où l’on vend des choses appétissantes. Veuillez donc m’envoyer un peu d’argent afin que je puisse m’acheter, de temps en temps, une chopine de vin, du pain blanc et des rondelles de saucisson.
M. Loubiau n’envoya point d’argent, mais une lettre sévère.
— As-tu perdu la raison ? écrivit-il. Un soldat doit-il s’endormir dans les délices de Capoue ? A quoi aurait donc servi l’excellente éducation que tu as reçue chez ton père et au collège ?
Camille dut se contenter de sa gamelle et de sa boule de son. Il regardait d’un œil d’envie certains camarades moins fortunés mais moins bien élevés qui buvaient de bons coups en mangeant du saucisson avec du pain de fantaisie.
A mesure que les semaines coulaient, la pitance devenait plus mauvaise. Beaucoup de camarades de Camille et Camille lui-même s’en plaignaient avec véhémence. Les autres, qui ne disaient rien, n’en pensaient pas moins.
L’officier responsable entendait vaguement ces bruits et cela lui portait sur les nerfs. Un jour il rassembla ses soldats et leur commanda :
— Garde à vous !
Mais c’était une façon de parler ; cela n’épouvanta personne.
Et l’officier commença d’un air tranquille :
— J’ai pour principe de consacrer tous mes efforts au bien-être de mes hommes. J’ai donc le droit de supposer que vous êtes satisfaits. Cependant nul n’est tout à fait infaillible. J’aimerais donc avoir de vous l’assurance que le régime vous convient en tous points. Si par impossible, quelques-uns d’entre vous ont des griefs à formuler, je les écouterai avec attention. Parlez sans crainte !
Les camarades de Camille le regardèrent et ses voisins les plus proches lui poussèrent le coude.
— Vas-y, toi qui as de l’instruction !
Camille s’avança et parla avec prudence.
— Mon capitaine, dit-il, nous vous remercions de consacrer tous vos soins à notre bien-être. Nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre ; nous ne nous plaignons donc point. Cependant, puisque vous le voulez, nous avouons que nous sommes rassasiés de haricots et de pommes de terre. Les pommes de terre, d’ailleurs, sont avariées ; quant aux haricots ils ont acquis, au cours des âges, une force de résistance vraiment invincible. Enfin, à notre humble avis, une tranche de gigot ferait bon effet dans le rata, au lieu et place des doigts de gants, bouts de chandelles, rameaux bénits et autres curiosités que l’on y découvre habituellement.
Le capitaine releva sa moustache et répondit soudain :
— Très bien ! je vous sais gré, soldat, de cette franchise toute militaire. Je préfère, moi aussi, le gigot aux bouts de chandelles et morbleu ! je ne m’en cache pas ! Ceux qui ne seront pas contents viendront me le dire !… Mais !… lorsque la guerre sera déclarée, lorsque vous serez en campagne ou bien dans une ville assiégée, vous n’y regarderez pas de si près avant d’avaler votre rata !… Il vous arrivera peut-être de n’avoir à manger que vos bottes !… oui, mon garçon ! que vos bottes !… Cela s’est vu dans l’histoire de France… Estimez-vous donc heureux, au lieu de réclamer comme un imbécile ! Et puis, d’abord, qu’avez-vous donc eu le toupet d’insinuer ? Vous ne recevez que des légumes de première fraîcheur. Les pommes de terre, si elles pouvaient parler, vous répondraient sans doute qu’elles sont moins avariées que vous ne l’êtes vous-même… et les haricots non plus ne doivent rien à personne !… Voyez vos camarades ; est-ce qu’ils réclament, eux ? ne sont-ils point enchantés de leur sort ? Alors, quoi ?… Dites-moi un peu ; vous voudriez jouer à la mauvaise tête ? au meneur ?… Ça va bien ! vous ferez huit jours de prison !
Camille comprit du premier coup. Il n’insista point. Par la suite, quand ses camarades voulurent encore le faire parler en leur nom, il s’effaça modestement.
— A vous l’honneur, chers amis !
Aussi, personne ne bougea plus. Il y eut cependant d’assez mauvais moments. Les camarades de Camille juraient entre leurs dents et leur mine s’allongeait. Camille jurait comme eux et même un peu plus parce qu’il cherchait à comprendre, ce qui le fatiguait beaucoup.
Le capitaine qui, sans doute, devinait tout ça, ripostait ferme.
— Bande de flemmards ! criait-il ; troupeau de goinfres ! je ne sais qui me retient de vous fourrer au bloc !
Personne, malheureusement, ne le retenait !
Parfois il parlait comme un régent de collège.
— Vous vous croyez peut-être en villégiature chez des amis ? détrompez-vous ! Le gouvernement vous paie pour que vous vous prépariez à la guerre. Or la guerre n’est pas une plaisanterie facile. Vous ne serez donc jamais assez rustiques, assez endurcis, assez disciplinés ; en un mot, vous ne serez jamais assez malheureux.
Et tous les jours, il répétait d’un air menaçant :
— Vous verrez ça quand vous ferez la guerre ! Quand vous serez dans une ville assiégée, il vous arrivera de le regretter, votre rata !
Comme il parlait seul, il semblait toujours avoir raison.
A la longue, Camille finissait par croire ce qu’on lui disait avec tant d’insistance. Quand il avait de sourdes révoltes, il en rougissait et il éprouvait des remords. Vers la fin de son temps de service, il était devenu docile comme un petit caniche, un peu moins gai qu’à sa sortie du collège et beaucoup plus abruti.
Or, à ce moment-là, alors que personne, au fond, n’y pensait sérieusement, misère de misère ! la guerre, tout à coup, éclata…
La guerre est une si sale chose qu’il faut être un peu dénaturé pour aimer à en parler longuement. Passons donc au plus court et disons que Camille fit son devoir comme les autres. Il ne se trouva point dans une ville assiégée et n’eut pas à ronger ses bottes. La nourriture, pourtant, ne fut pas toujours de premier choix ; surtout, les repas manquèrent de régularité : Camille en souffrit d’autant plus qu’il avait l’estomac délabré à la suite de tant de privations.
Il rencontra souvent des camarades qui n’avaient jamais vécu au collège ni même mangé à la gamelle, des garçons élevés à la diable par des parents sans souci. Ces camarades, néanmoins, se battaient bravement et le valaient bien.
Là-dessus, Camille faisait d’amères réflexions. Il baissait tristement la tête lorsque l’un de ces bons vivants disait :
— Je serai peut-être tué demain, mais bast ! si ma vie est courte, du moins, je n’aurai pas perdu mon temps !
— Moi aussi, pensait Camille, je serai sans doute tué demain, mais je n’aurai pas connu le goût des bonnes choses !
Il adressa à son père une lettre un peu rude pour lui demander de l’argent. Le père, vexé, envoya des remontrances et, néanmoins, pour finir, sa bénédiction.
Camille perdit encore un peu de sa gaieté, devint presque hargneux. Il supportait mal les privations ; quand la pitance était maigre ou de mauvaise qualité, il grognait. Alors, il y avait toujours par là quelque capitaine pour lui fermer la bouche.
On lui disait, s’il était au repos :
— Comment osez-vous donc vous plaindre ? songez à vos malheureux camarades qui sont en ligne !… Pensez-vous qu’ils mangent tranquillement la bonne soupe chaude, le rôti, la salade et le dessert ?…
Et s’il était lui-même en ligne :
— Estimez-vous bien heureux de recevoir du pain comestible et de la viande froide ! si, un jour, il vous arrive d’être fait prisonnier, on vous collera dans un camp de représailles et alors, vous verrez ça ! Vous n’aurez que de l’orge pourrie, des betteraves crues et quelques autres saletés, en toute petite quantité…
Ainsi, Camille se faisait toujours moucher.
Il ne fut cependant point emmené prisonnier. Il fit toute la guerre et revint avec les vainqueurs.
Son père, lui, avait profité du désordre pour amasser encore de nouvelles richesses. Mais à ce jeu, il s’était fatigué. Si bien qu’un beau jour, au moment où Camille revenait, il finit par mourir, laissant à son fils une grande fortune.
Camille se frotta les mains, passa sa langue sur ses lèvres.
— Attends un peu ! murmura-t-il ; cette fois, on va pouvoir rigoler !
Sans perdre de temps, il essaya de goûter aux bonnes choses. Mais voilà ! il ne savait pas du tout s’y prendre ; il manquait d’habitude. D’autre part, il n’avait plus l’entrain endiablé de son jeune âge. Certains plaisirs, autrefois violemment désirés, lui semblèrent fastidieux. Il était un peu abasourdi et riait difficilement. Dès les premiers moments, la bonne chère acheva de lui détraquer l’estomac. Il tomba malade.
Très embêté, il alla trouver un médecin qui avait sa confiance.
— Guérissez-moi bien vite ! dit Camille ; car je voudrais prendre du bon temps.
Le médecin le tripota consciencieusement, puis murmura :
— Ça sera long !
— Qu’est-ce donc qui sera long ? demanda Camille.
Le médecin le regarda dans les yeux.
— Vous êtes un homme, dit-il ; vous êtes même un héros ; on peut vous dire la vérité… Eh bien !… mon pauvre garçon, vous avez l’estomac fichu… Trop de soupers fins, trop de vins généreux… Que voulez-vous ! on ne fait pas impunément la noce ; les excès se paient un jour ou l’autre… Bref ! il n’y a pas trente-six façons d’y voir ; pour vous en tirer sans trop de souffrances, il vous faudra suivre pendant des années un régime sévère.
— Voyons ce régime ! balbutia Camille.
— C’est bien simple, répondit le médecin : Vie solitaire et tranquille… ni viande, ni poisson, ni vin, ni café, ni liqueurs… bouillon aux herbes, rigoureusement maigre, eau de Vichy, purées de pommes de terre et de haricots décortiqués.
Camille verdit, puis jaunit. Instantanément un flot de bile s’était mêlé à son sang.
Il n’en mourut point mais perdit le peu de gaieté qui lui restait encore. Et, à partir de ce moment, la joie d’autrui commença aussi à lui faire mal au cœur.
C’est ainsi que, né avec les meilleures dispositions pour rire, s’amuser et réjouir la société, Camille est devenu un triste et mauvais chien, comme feu son père.
En se dandinant, ce ridicule bonhomme suivait avec une extrême application la dernière ligne de bave déposée par les flots. A chaque nouvelle vague, un bouledogue qu’il tenait en laisse sautait en arrière, mais il n’en avait cure.
Isidore Duribouc, dans le secret de sa conscience, ne souhaita pas la mort immédiate de ce vieil imbécile mais, simplement, qu’une vague énorme et discrète vînt le cueillir par les pieds pour le rouler à travers de vastes étendues.
Il faisait à peine jour et déjà Isidore sentait son cœur gonflé d’amertume et de misanthropie.
Il était cependant un garçon d’humeur égale et très douce, mais il avait une petite bonne amie qui répondait, quand il lui plaisait, au nom charmant de Séraphine ; et, précisément parce qu’Isidore était d’âme très douce, Séraphine abusait du droit qu’ont les bonnes amies de rendre la vie insupportable aux pauvres hommes.
Ainsi, ce matin même, après une nuit sans sommeil, dans cette villa Roméo si chèrement louée, mais où les insectes étaient rois, Isidore s’était entendu attribuer des crimes honteux et quelques vices des moins avouables. Il demeurait encore pétrifié de douloureuse surprise que Séraphine, de sa voix angélique, ajoutait :
— De plus, monsieur, j’ai à vous dire que vous sentez le vieux crabe d’étalage et que c’est répugnant.
Ayant ainsi parlé, forte du devoir accompli, elle s’était tournée vers la ruelle. Et, bientôt, entre ses lèvres pures, un souffle léger mille fois plus doux que le parfum de l’oranger… Car, cette petite guenon, on ne sait par quelle miracle du diable, les puces la respectaient…
Alors Isidore s’était vêtu à tâtons, avait ouvert la porte, puis, recherchant la solitude, il avait marché vers les sables de la mer.
Il n’aimait nullement les bains froids. Il s’y résignait parfois, mais ce n’était que contraint et forcé par les exigences de la mode ou de Séraphine. Dans tous les cas, il eût préféré jouer à autre chose, à la manille aux enchères par exemple, bien qu’il n’y fût pas de première force et que les consommations lui restassent le plus souvent.
Pourtant, ce matin-là, il s’était décidé librement au sacrifice. C’est qu’il éprouvait le besoin de calmer l’irritation de sa peau et aussi qu’il était un peu en colère et que la mer l’agaçait à lui cracher ses vagues à la figure comme autant de défis.
Sur la plage déserte, il avait donc commencé de se déshabiller en plein air lorsqu’il vit apparaître le vieux bonhomme avec son chien.
— Après tout, pensa Isidore, je serais bien simple de me cacher pour si peu.
Il s’assit au fond d’un trou, ôta prestement son pantalon et enfila son maillot. Puis, d’une allure décidée, il s’avança vers la plate-forme d’où les plongeurs, à marée haute, produisaient leurs effets. Prudent, il n’alla point cependant jusqu’à l’extrémité de cette plate-forme. Il fit seulement quelques pas ; puis, sans hésiter, d’un seul coup, brutalement, il s’enfonça au sein des flots comme un poignard.
Or la marée montait depuis un bon moment, mais sans s’emballer le moins du monde. Il y avait encore bien peu d’eau au pied de la plate-forme quand Isidore, avec tant d’autorité, plongea. Aussi laboura-t-il le sable, des mains d’abord, puis du front, puis du nez.
Dès que cela lui fut possible, il se redressa, aveugle et suffoqué. Il eût volontiers juré et proféré quelques gros mots, mais il lui fallait d’abord rejeter par la bouche et par les narines, l’eau qui lui était entrée jusqu’à l’âme. L’immense éclat de rire de la mer se prolongeait encore quand Isidore put ouvrir les yeux. Il vit, à quinze pas de lui, ce sapristi de bonhomme qui, les mains au dos, le regardait en rigolant aussi.
— Est-elle bonne, ce matin ?
— Sans pareille ! rugit Isidore.
Et, tournant le dos au ridicule vieillard, il affronta les vagues. Il crut de son devoir, puisqu’on le regardait, d’imiter de son mieux les gestes du parfait nageur. Accroupi, dans l’eau jusqu’au cou, il avançait par brasses puissantes ; de temps en temps, il faisait la planche sur l’eau mince, ses deux mains reposant sur le sable ; ou bien, agitant les bras à l’anglaise, il s’en allait vers la haute mer jusqu’au point où ses pieds commençaient à se détacher un peu trop facilement du fond.
De loin, dans la brume du matin, le bonhomme, dont il se souciait, parbleu, comme d’une vieille noix, devait être dupe.
Isidore lutta longtemps contre la fureur des flots. Il gardait la bouche strictement fermée ; il but encore deux ou trois coups, mais par le nez, ce qui est bien la plus détestable façon de boire.
Le bonhomme, cependant, s’était assis sur la plage. Il observait le manège d’Isidore et semblait prendre beaucoup de plaisir. Tant de plaisir qu’il ne s’occupait plus de son chien. Celui-ci, ayant ramené sous ses pattes les vêtements d’Isidore et son peignoir de bain, avait fait sur ce tapis trois petit tours, puis s’était couché.
Isidore sortit de l’eau et le vieillard lui dit d’un air aimable, mais pourtant un peu rossard :
— Monsieur, je vous prie d’agréer mes salutations les plus sincères et les plus cordiales… J’ose espérer que ce bain matinal vous aura été profitable… Mais, permettez-moi une remarque : autant que j’aie pu en juger de cet observatoire peu élevé, vous ne savez pas nager !… Vous ne savez pas du tout nager, jeune homme ! On ne me trompe pas, moi !
Isidore répondit :
— Je vous prie aussi d’agréer mes salutations ; mais, avec tout le respect que je vous dois, je vous ferai observer que vous surveillez mal votre chien. Voyez, monsieur ! cette délicieuse bête pourrait attraper des puces !
Entendant cela, le bonhomme se retourna avec vivacité et d’une voix basse mais terrible et qu’une haine formidable et longtemps contenue faisait trembler, il apostropha le bouledogue :
— Hindenbourg ! fit-il, attends un peu, répugnant fils de cochon ! bandit !
Puis, à Isidore avec l’accent de la plus ardente prière :
— Monsieur, soyez donc assez bon pour corriger cet atroce voyou ! Tuez-le, monsieur, tuez-le ! c’est votre droit. Vous n’auriez pas, par hasard, une matraque ?… ou bien un revolver ?… Hindenbourg ! ici !… Regardez-moi un petit peu cette figure de bagne !… Je vous en adjure, mon charmant jeune homme, mon ami, cassez-lui sa sale gueule ! L’occasion est belle ; puisque vous en avez le droit, cassez-la-lui !
— Permettez que je vous laisse ce soin, répondit Isidore, froidement. Pour l’instant, je veux avant tout me vêtir, car le vent du matin me fouette durement les reins… Je dois vous dire aussi que je réserve mon opinion, monsieur !
Isidore, très digne, s’enveloppa de son peignoir et passa derrière la carcasse d’un vieux bateau de pêche échoué là.
Lorsqu’il fut habillé et qu’il eut soigneusement roulé son peignoir, il se demanda comment il allait bien pouvoir employer son temps. Il ne lui fut pas autrement désagréable de voir venir vers lui le vieillard avec son chien.
— Monsieur, je vous prie d’agréer mes excuses les plus sincères. L’affreuse crapule que je traîne comme un remords…
Isidore, souriant, interrompit :
— N’en parlons plus ! fit-il rondement avec un geste magnanime.
Et il prit le pas du bonhomme qui suivait toujours, en se dandinant, la dernière ligne de bave et de varechs.
Le bonhomme reprit :
— Votre bonté, monsieur, ressemble à de la faiblesse… Mais je vous prie d’agréer mes excuses personnelles. Je me suis permis en effet de faire quelques remarques sur votre façon si originale de nager ; or ces remarques, vous en êtes encore à vous demander si elles venaient d’un honnête homme ou d’un de ces vulgaires fripons comme on en rencontre tant, hélas ! à notre époque. Il est bien tard pour me présenter à vous : souffrez que je le fasse cependant.
Le bonhomme s’arrêta et prononça les mots suivants, nettement scandés :
— Albert Pioutre, professeur en retraite, officier de l’Instruction publique et du Mérite agricole, lauréat de l’Académie des Belles-lettres de Fontenay-le-Comte.
Isidore, qui n’avait jamais eu que le prix de bonne conduite et de persévérance, s’inclina, fort impressionné.
— Charmé, monsieur !… très honoré !… Mon nom, à moi, est Duribouc… Isidore Duribouc… Je suis propriétaire.
— Qu’il me soit permis, monsieur, de vous en féliciter… Hindenbourg ! suivras-tu, macaque ?
Isidore pensa qu’il était en reste. Il en rougit.
— Je vous félicite aussi, dit-il, pour vos succès mérités auprès de l’Académie de Fontenay-le-Comte. Fontenay-le-Comte est une ville que je connais et que j’estime. J’ai chassé plusieurs fois chez un ami, du côté de Fontenay-le-Comte. Il y a du lièvre par là, et de la perdrix rouge.
— Oui, dit M. Pioutre, mais il n’y a pas la mer.
— Ma foi, répondit Isidore, moi, je me passe très bien de la mer… A vous parler franchement, la mer ne me dit rien ; je n’aime pas la mer.
A ces mots, le bonhomme s’arrêta.
— Monsieur, dit-il, si vous pouviez supporter le voisinage du hideux mouchard que je tiens enchaîné, nous irions nous asseoir sur cette petite dune artificielle que les mains innocentes des enfants ont élevée.
Ils s’assirent et M. le professeur Pioutre, sévèrement :
— Vous n’aimez pas la mer… dites-moi donc ce que vous lui reprochez.
L’élève Isidore se trouva bel et bien collé. Certes il n’aimait pas la mer mais il lui semblait très difficile d’exposer congrûment ses griefs et de les classer par paquets distincts et par ordre d’importance comme il eût été convenable de le faire : primo, secundo…
Le professeur lui tendit la perche.
— Le séjour au bord de la mer serait-il préjudiciable à votre santé ?
— Non ! pas précisément !… mais je vous le dis, la mer m’embête.
Voyant qu’il n’obtiendrait rien de satisfaisant, M. le professeur Pioutre marqua mentalement le zéro et, à grands traits, développa le sujet.
— La mer vous embête parce que le logement provisoire que vous occupez est exigu, peu confortable et visité par de nombreux insectes… Cette ville, monsieur, est en proie aux puces… D’autre part, les paroles que vous prononçâtes tout à l’heure à propos de Fontenay-le-Comte me permettent d’affirmer que vous songez avec mélancolie aux lièvres et aux perdrix rouges : la chasse est ouverte depuis deux jours… Vous demeurez ici mais contre votre gré. C’est donc que votre épouse vous tient… J’imagine cette épouse parée de toutes les grâces et de toutes les vertus ; cependant, je gage qu’elle ne vous laisse pas volontiers flâner seul sur la plage à l’heure du bain avec, en main, une paire de bonnes jumelles. Vous êtes tenu de l’accompagner ; vous devez garder son peignoir bien au chaud et peut-être organisez-vous de pénibles excursions… Vous n’êtes pas libre à l’heure de l’apéritif et il vous est impossible de jouer au bridge avec vos amis… si toutefois vous avez des amis dans cette ville…
— C’est à peu près cela, dit Isidore… mais je ne connais pas le jeu de bridge. C’est à la manille aux enchères que je voudrais jouer, si j’avais des partenaires et si mon amie pouvait se passer de moi.
— Enfin, poursuivit M. Pioutre, par-dessus tout, il y a ceci : vous n’aimez pas la mer parce que vous ne savez pas nager… Moi qui vous parle, monsieur, j’ai contre la mer les griefs ordinaires et d’autres encore. Je l’aime cependant avec passion parce que je fus et j’ose le dire, je suis toujours, un nageur de première force… Ah ! monsieur ! la mer furieuse ! la mer calme ! la mer verte ! la mer bleue ! la mer, la mer… Je voudrais être poète comme l’était mon regretté collègue Bordier, Émile Bordier, agrégé de grammaire, pour pouvoir confier au zéphir des milliers de strophes ailées… Hindenbourg ! veux-tu fermer ta sinistre gueule ?
M. Pioutre tira violemment sur la laisse du bouledogue qui grondait ; puis il continua en ces termes :
— Cette saloperie de chien est, avec quelques-uns de ses congénères, une des causes profondes de mon malheur. Autrefois, monsieur, je venais à la mer chaque année, pendant les vacances, avec mon épouse, mes deux enfants et une tortue, une seule tortue… Gardez-vous, monsieur, de parler ou d’écrire contre les tortues : ce sont des animaux sympathiques… Mes enfants cherchaient des coquillages et travaillaient le sable ; mon épouse faisait la conversation avec quelques-uns de mes meilleurs amis ; moi, tranquille, pendant ce temps, je nageais… Quand, de l’extrémité de cette plate-forme, je plongeais dans la mer écumante, il y avait foule sur la plage pour me regarder, pour m’admirer. Je nageais sur le dos, sur le ventre, sur le flanc, en grenouille, en chien, les mains à la nuque, les mains aux hanches, d’un bras, d’une jambe… Je nageais comme je voulais !… Quand il me plaisait, je faisais le mort, oui, monsieur, le mort ! sans remuer seulement le petit bout du petit doigt… J’étais heureux ; je savourais les rapides délices des plus belles vacances. O temps si vite enfui !… Cela se gâta peu à peu, vous le pensez bien. D’abord, mon épouse se brouilla à mort avec un de mes amis qui venait le plus volontiers lui tenir compagnie. Elle prit de l’humeur et, au premier cheveu blanc, elle se déclara jalouse — sans aucun motif, hélas ! vous pouvez en croire la parole d’un ancien universitaire. Enfin, à mesure qu’elle détestait davantage l’humanité, elle se prenait à aimer les bêtes d’un amour chaque jour grandissant, d’un amour exclusif, irrésistible, furieux. Nous avions déjà une tortue comme j’ai eu l’honneur de vous le dire ; nous en eûmes dix, puis des chats, des souris blanches, des perroquets, un écureuil. A présent, nous en sommes aux chiens, aux très vieux chiens, aux chiens malades, grognons, affreux. Ces bêtes-là, à la fin du compte, c’est moi qui les ai presque toujours soignées. J’eus cependant quelques mois de répit ; ce fut grâce à mon regretté gendre. Car, j’ai oublié de vous le dire, ma fille Isabelle, à la fleur de son âge, parée de toutes les grâces et de toutes les vertus, épousa un charmant jeune homme qui, lui, ne savait pas nager et adorait les animaux. Je le vois encore préparant avec application les pâtées, posant les vésicatoires, lavant, brossant, épouillant ! Le pauvre cher garçon ! Il était marqué par le destin et, quand j’y songe à présent, je crois qu’il en avait obscurément conscience. Souvent, en effet, je l’entendis murmurer entre ses dents : « Vivement la guerre ! vivement !… » Ces propos ne laissaient pas de m’étonner alors, venant d’un jeune homme si doux et qu’une boiterie légère avait d’ailleurs éloigné de la noble carrière des armes… Hélas ! elle éclata, la guerre ! Mon gendre, aussitôt, prit volontairement du service et partit gaiement ; il ne devait pas revenir !… Ah ! monsieur ! pardonnez à ma faiblesse, mais je ne puis m’empêcher de verser quelques larmes…
M. Pioutre tira son mouchoir et s’en tamponna les yeux.
— Depuis le jour mille fois maudit où mon malheureux gendre quitta ma maison, c’est moi, naturellement, qui dus m’occuper des bêtes. Mon épouse les chérissait de plus en plus. Ma fille, de son côté, penchant vers ces frères inférieurs ses voiles de veuve, trouvait ainsi l’apaisement de son chagrin et le placement de ces trésors de tendresse et de bonté qui emplissent jusqu’à déborder le cœur de toute femme vraiment digne de ce nom. A vous parler franchement, j’eusse préféré qu’elle fît de la dentelle en bavardant avec les amis de son regretté mari… Mais je n’allais pas, vous le pensez bien, imposer ma rude volonté d’homme à mon enfant tant aimée et si éprouvée par le malheur.
Le bonhomme soupira profondément.
— Je suis donc à la mer depuis un mois avec mon épouse, ma fille et différents animaux dont trois chiens ; trois chiens malades et qui ne crèvent pas. Ces bêtes répondent aux noms glorieux de Bayard, Lucrèce et Prince-Royal ; mais, moi, je les nomme Hindenbourg, Messaline, Ravachol et je suis encore au-dessous de la vérité. Grâce à cet ingénieux stratagème, je puis les injurier autant qu’il me plaît lorsque je les promène, sans encourir la juste réprobation des foules… Hindenbourg, c’est le matin, au point du jour que, sur l’ordre du vétérinaire, je dois lui faire parcourir une assez longue distance ! Sans quoi, il aurait des maux d’entrailles !… Hein ! que dites-vous de ça ?… J’ai essayé quelquefois de l’attacher afin de me promener librement ou de me rafraîchir avec de vieux amis… J’ai essayé de le battre, de le faire écraser… Toujours je m’en suis repenti ! Il trouve le moyen de me dénoncer, monsieur ! C’est un affreux mouchard, je crois avoir eu déjà l’avantage de vous le dire… L’après-midi, mon épouse et ma fille vont à la plage ; moi, non ! Je sors avec Messaline ; je la promène à petits pas par les chemins ombreux, derrière la gare aux marchandises. Et, à la tombée du jour, c’est le tour de Ravachol… Telle est, cher monsieur, la vie d’un honnête homme quatre fois décoré et auteur de plusieurs mémoires remarqués. Mon épouse prétend qu’il n’est plus de mon âge de nager ; en maillot, je serais, paraît-il, ridicule et quelque peu indécent. Il y aurait beaucoup à dire contre de semblables propositions, mais à quoi bon ? Puisque, de toutes façons, je n’aurais pas le temps de me baigner… Je vous prie d’agréer mes excuses les plus sincères, monsieur ! Je vous raconte mon histoire et mon histoire ne vous intéresse sans doute point… mais je suis un homme assez malheureux et parler soulage.
Isidore dit :
— J’ai plaisir à vous écouter. Bien que nous n’ayons pas les mêmes goûts, je vous comprends et je compatis à vos peines. Mais, que voulez-vous, monsieur, il faut être raisonnable : chacun, ici-bas, porte sa croix.
Le bonhomme montra quelque curiosité.
— Eh ! quoi ! monsieur !… auriez-vous comme moi, dans votre vie, des tortues, des chats, des écureuils et les chiens les plus sordides ?
— Non ! répondit Isidore ; Séraphine, ma jeune amie, ne s’attache qu’aux porte-bonheur en émail bleu, aux échantillons de soierie et aux poissons rouges.
M. Pioutre leva une main vers le ciel.
— Les poissons rouges ! Que ne suis-je poète pour célébrer comme il convient ces gracieuses et sympathiques bestioles ! Monsieur, vous n’avez pas le droit de vous plaindre ! Vous n’en avez pas le droit !
Isidore ne se plaignait point ; il trouva cependant plaisant que ce bonhomme prétendît toujours l’emporter sur lui, même sur cette question du malheur.
— Parbleu, monsieur ! dit-il, tout cela dépend des idées et des goûts de chacun. Après tout je ne vous trouve point tant à plaindre avec vos chiens… j’aime les chiens, moi, monsieur ; j’ai chez moi, à la campagne, deux griffons à poil dur.
A ces paroles, le bonhomme se leva et dit :
— Béni soit donc le hasard qui me fit diriger en ces lieux mes pas incertains ! Je vous prie, cher monsieur, d’agréer mes remerciements anticipés… J’aperçois, sur la plage, un vieil ami qui cherche des coquillages : pour me permettre d’aller librement le saluer, voulez-vous avoir l’obligeance de tenir un instant la laisse de ce brave chien ?
— Bien volontiers ! répondit Isidore qui ne savait pas refuser.
M. Pioutre lui mit la corde entre les doigts et s’éloigna allégrement en fredonnant un joyeux petit air.
— C’est très joli, tout ça ! pensa Isidore au bout d’un moment, mais voici le soleil qui monte ; Séraphine, qui est matinale, ne va pas tarder à se réveiller… Si je m’attarde trop, elle me chantera quelque chose !
Il attendit longtemps, non sans impatience, le retour de M. Pioutre. M. Pioutre ne semblait nullement pressé de revenir. Près du chercheur de coquillages, il gesticulait, levant les bras, montrant la mer, montrant Isidore, se tournant enfin vers la ville.
— Ah çà ! mais !… Je crois bien qu’ils vont prendre un verre !
M. Pioutre entraînait en effet son compagnon vers une petite guinguette dont la devanture venait de s’ouvrir. Voyant cela, Isidore marcha vivement afin de couper la route aux deux amis.
— Monsieur Pioutre, je vous ramène Hindenbourg, car j’ai par là quelque affaire…
Avant de prendre la corde, M. Pioutre fit les présentations.
— M. Duribouc, propriétaire, chasseur et joueur de manille aux enchères… Mon ami, M. Arrivé, amateur de coquillages.
Alors, l’ami Arrivé, sans plus tarder :
— J’aime moi aussi la manille aux enchères… mais le matin, généralement, je cherche des coquillages… Il y a vingt ans que je cherche des coquillages pendant les vacances… C’est pour ma femme : à la maison, elle en met partout… Elle est très douce ; nous n’avons pas d’enfants.
Il ajouta en riant, sans ombre de méchanceté :
— Ainsi, votre nom est Duribouc ? c’est drôle !… moi je m’appelle Arrivé… ça vous étonne ?… Je ne suis pas pupille de l’Assistance… Ah ! pardon !… Je suis un blond aux yeux bleus. Du côté paternel, j’ai pour ancêtre un charpentier hollandais… Je ne vous dirai pas son nom, vous ne le retiendriez pas… Les Hollandais ont des noms à coucher dehors, des noms qu’un Français ne peut pas prononcer… Alors, quand mon ancêtre est arrivé au pays, quand il y est ar-ri-vé… Vous saisissez ? C’est rigolo, hein ?
— Oui, dit Isidore, c’est assez amusant… mais j’ai un rendez-vous important. Messieurs, veuillez m’excuser…
Il mit la corde entre les doigts de M. Pioutre et s’en alla bien vite. Il pensait :
— Je serai en retard pour le café au lait… Bon Dieu de bois ! Séraphine va m’en conter pour deux sous !
Et il n’en menait pas large.
Isidore se trompait. Séraphine ne lui conta rien du tout ce matin-là, du moins dans les formes ordinaires, pour la bonne raison qu’elle était partie. Cependant, elle avait eu la politesse d’expliquer sa conduite. Une lettre était posée sur la table de la salle à manger à côté du déjeuner refroidi. Isidore ouvrit cette lettre et lut :
« Monsieur,
« Ayant acquis de mes propres yeux la preuve de ce que je soupçonnais depuis longtemps, je pars ! Je me joins, à l’instant même, aux jeunes touristes qui vont aux Iles pour une excursion de deux jours. A l’heure où vous lirez ces lignes, je serai loin. J’espère que vous me saurez gré de vous laisser votre liberté, cette liberté que vous employez à des fins honteuses, mais sans doute profitables.
« Signé : Une malheureuse dont le cœur est brisé. »
La malheureuse avait ajouté en post-scriptum :
« Ne pouvant accepter un argent dont je ne connais point l’origine, je n’emporte pour ce voyage que les quarante francs qui m’appartiennent en propre. »
Quarante francs ! mais le seul voyage coûtait trente-cinq francs !… Comment ferait-elle pour manger, boire et dormir pendant ces deux jours ? Isidore pâlit et s’abîma en de tristes réflexions.
— Monsieur ne mange pas ? observa innocemment Monique, la vieille bonne.
Isidore avala son café au lait, mais ce café au lait lui resta en bouillie sur le cœur.
— Mais enfin, pourquoi diable est-elle partie ? Qu’a-t-elle à me reprocher ? Je veux être pendu si je devine !… Le savez-vous, Monique ?
La vieille ferma un œil et l’autre parut vraiment canaille.
— Madame s’est levée de bonne heure et elle est allée derrière vous, vers la plage…
— Eh bien ! après ?… Je veux être crucifié…
— Alors madame aura sans doute vu monsieur qui promenait le chien de l’aut’ dame…
— Quoi ? quelle dame ?
— Une vieille dame millionnaire qu’est inconséquente avec les jeunes gens… C’est ce que disait Madame !
Certes, Isidore commençait à s’habituer aux injures. Il était entraîné et s’attendait au pire. Pourtant cette fois, il demeura béant…
— Tout cela, dit Monique, avec une hypocrite pitié, tout cela est bien ennuyant !
— Vous, fichez-moi la paix ! hurla Isidore.
Aussitôt, il fut étonné de son audace et la regretta. Car, s’il lui arrivait à présent de penser brutalement et par gros mots, il n’en croyait pas moins toujours de son devoir de suivre les règles de la civilité puérile et honnête, surtout à l’égard des femmes.
Mais aussi, Séraphine exagérait, voyons ! Depuis certaine heure de folle ivresse où Isidore lui avait donné en toute propriété et irrévocablement sa ferme du Noyer-Rouge — trente hectares de bonnes terres avec les bâtiments d’exploitation et un pavillon de chasse — cette ingénieuse enfant avait trouvé mille façons inédites de montrer sa reconnaissance. Isidore en avait vu véritablement de toutes les couleurs. Son malheur lui coûtait si cher que, longtemps, il avait refusé d’y croire. Maintenant, il n’en pouvait plus guère douter. A trente-cinq ans, pourvu de rentes solides et d’une âme douce, il avait, certes, rencontré plus d’une fois l’ingratitude humaine. Il avait fait la guerre en qualité de simple soldat ; emmené prisonnier chez les ennemis, il s’était trouvé, en certain camp de représailles, sous la coupe d’assez remarquables saligauds. Cependant il avait beau chercher dans sa mémoire, jamais il n’avait été manœuvré de la sorte, jamais personne ne l’avait mis si bas ; non, jamais !
— M’accuser d’un tel crime ! oser prétendre que je mangerais de ce pain-là, moi !… malgré mes rentes et mes convictions religieuses !… Et, par-dessus le marché, elle est partie avec quarante francs ! Quarante francs ! par les temps où nous vivons !… Sacré tonnerre du bon Dieu de bois ! qu’ai-je fait pour mériter ça ?
Ce qu’il avait fait ? Parbleu, il le savait bien ! Séraphine le lui reprochait assez souvent ! et aussi sa conscience depuis que l’affaire allait mal… Pourquoi avait-il abusé de ses avantages physiques pour détourner de ses devoirs cette enfant innocente, élevée dans la crainte de Dieu et des hommes au sein d’une famille qui vivait selon les principes les plus rigoureux ?…
Isidore, il est vrai, avait perpétré son crime sans préméditation et le plus aisément du monde.
Il se revoyait entrant, sans penser à mal, dans une banque pour y toucher quelque argent. Au guichet « Coupons », une jeune fille qu’il ne regarde même pas. On lui remet un bordereau… ça va bien !… Il prend le bordereau et passe à la caisse… Mais l’étourdi a oublié son portefeuille : la jeune fille le rappelle. Il la voit alors, il voit ses yeux candides, si brillants, si beaux !…
Le soir même, la rencontrant par le plus grand hasard dans la rue, au coup d’œil qu’elle lui lança, il comprit qu’elle l’aimait. D’ailleurs, avec l’ingénuité de son âge, elle lui avoua en pleurant qu’elle l’avait remarqué depuis longtemps. Alors, lui, sans vergogne, abusa de la situation.
Depuis… Ah ! depuis !… S’il avait déshonoré la petite comptable, elle le lui avait rendu ! avec tous les intérêts capitalisés !… D’abord, elle avait carrément refusé le mariage ; pourquoi ? le diable peut-être le savait. Malgré cela, elle était venue s’installer chez Isidore, dans la chambre même où ses vénérés parents avaient fermé les yeux. En pleine campagne, parmi une population réputée pour la pureté de ses mœurs, elle avait apporté ses parfums violents et ses robes décolletées jusqu’au délire. Mieux ! ne s’était-elle point imaginé d’amener avec elle joyeuse compagnie ! Plus d’une fois, Isidore avait dû héberger de petites camarades de la comptable et quelques jeunes lascars, aimables certes, mais sans foi ni vertu et, d’ailleurs, communistes au dernier point.
Les résultats ne s’étaient pas fait attendre. Isidore avait vu se fermer toutes les portes des maisons amies. Sa famille ne le recevait plus ; ses voisins lui refusaient le droit de chasse. Quant à jouer à la manille avec ses pairs en fumant une bonne pipe, il n’y fallait plus guère compter ; car il n’avait plus de pipe, premièrement ; et, ensuite, ses pairs l’évitaient. Si l’envie de perdre une partie le tenaillait par trop fort, il lui fallait, pour trouver des partenaires, s’adresser à des étrangers ou bien à quelques-uns de ces personnages déconsidérés que l’on trouve par tous pays et qui s’en fichent un peu.
Le séjour à la mer, exigé par Séraphine au moment de l’ouverture de la chasse, naturellement, évitait à Isidore la honte d’être montré du doigt, mais présentait d’autres inconvénients non moins graves. L’exiguïté de cette villa Roméo multipliait les points de contact. Nuit et jour, à toute heure, Séraphine tenait Isidore à portée de ses griffes. Avec cela, gentille quelquefois, s’amusant à faire camarade. A ces moments-là, Isidore s’épanouissait, buvant du lait… jusqu’au rapide et traîtreux coup de patte qui le ramenait à la réalité. Guerre d’usure, la plus déprimante de toutes les guerres. « Je le grignote, » disait cet ange aux amis de son ami.
— Mille tonnerres du bon Dieu de bois ! je veux finir au bagne si quelqu’un devine la raison de tout cela ! De deux choses l’une : ou bien elle devient folle, ou bien c’est moi… Enfin ! ça changera peut-être un jour…
Isidore ouvrit le catalogue d’une fabrique d’armes que le facteur venait d’apporter. Il lut les « conseils aux débutants », compara la valeur des différentes poudres d’après les résultats constatés au banc d’épreuves. Et ses pensées, comme une volée d’oiseaux nostalgiques, partirent pour la belle aventure… Il revécut les heures incomparables de certains matins de septembre ! d’un brodequin bien suiffé il foula l’herbe mouillée de rosée ! la pipe au bec et bourrée de vrai tabac, il respira ton frais arome, ô lande ! Dans une petite auberge, il but un fort coup et mangea effroyablement !… Pan ! Pan !… Ayant touché du second, il cria : Taïaut !… Vainqueur ! Cyrano !… Taïaut ! là-là-là-là !… et, aussitôt, avec des abois forcenés, les oreilles retroussées par le vent de la course, passèrent comme la foudre deux grandes bêtes fauves, les griffons à poil dur…
Vainqueur ! Cyrano !… Que devaient-ils penser de leur maître, à présent, les deux chers vieux compagnons ? A cause de l’odeur que répandait leur niche, il avait fallu les expulser, les confier à un fermier…
Un attendrissement subit mouilla les yeux d’Isidore. Alors Monique dit :
— Monsieur a bien tort de se faire tourner le sang parce que Madame est partie sans argent ! les dames comme Madame trouvent toujours le moyen de se débrouiller.
— Merci ! répondit Isidore en souriant tristement ; vous êtes une mère pour moi, Monique !
Dans l’après-midi, après qu’il eut mal déjeuné, Isidore alla vers la plage ; puis il erra par la ville, acheta résolument une pipe et un paquet de fort tabac. Solitaire et désemparé, il but quelques bocks à la terrasse d’un café. Près de lui, des messieurs graves, mais mal embouchés, jouaient au bridge ; cela le fit suer. Une glace lui renvoya son image : malgré sa pipe, il n’avait pas grand air ! Alors, pour se faire rafraîchir, il entra chez un coiffeur ; il s’assit en attendant son tour.
Un bonhomme dont on frictionnait le crâne continua de parler.
— Il y a des choses curieuses… Pas si fort, mon ami ! très curieuses… les noms, par exemple… Ainsi, moi, pour ne pas chercher plus loin, je m’appelle Arrivé… ça vous étonne ?… Du côté paternel, j’ai pour ancêtre un charpentier hollandais. Voyez plutôt : je suis un blond aux yeux bleus… Mais vous n’y êtes pas encore : écoutez-moi un petit peu… Mon ancêtre s’appelait… au fond ça n’a pas d’intérêt pour vous, de savoir comment il s’appelait, car vous ne seriez pas fichu de prononcer son nom… un nom à coucher dehors… Pas si fort, mon ami !… Quand il est arrivé au pays, personne ne pouvait prononcer ce nom ; c’était gênant… alors on a dit : le charpentier Arrivé… Et moi aussi, par conséquent, je suis Arrivé… Ce n’est pas une blague, mais n’est-ce pas que ça vous fait cependant rigoler ?
— Oui, répondit le coiffeur ; il n’y a pas à dire, elle est bonne !… Voici, monsieur !
Le bonhomme se leva ; reconnaissant Isidore, il se montra fort étonné de la rencontre, puis bien content. Ils sortirent ensemble.
— Ma femme fait la sieste ; elle dort beaucoup… Moi, je ne vais pas aux coquillages pendant la soirée. Voulez-vous que nous allions vers la gare aux marchandises, chez la belle Auvergnate ?… C’est une petite auberge qui s’appelle ainsi ; on y est tranquille pour jouer aux enchères… Nous trouverons M. Pioutre, probable ! Il nous fera des discours ; il en a dans le bidon, mais il est honorable… D’ailleurs, si nous ne le trouvons pas, Poisramé, l’aubergiste, sera toujours là pour un coup.
Isidore dit en se redressant soudain :
— Allons sans tarder chez la belle Auvergnate .
Vers la gare aux marchandises, ils rencontrèrent bien M. le professeur Pioutre qui marchait à petits pas et se répandait en imprécations contre Messaline. Ils trouvèrent également Poisramé à son poste. Isidore fit monter de la bière ; puis, sans l’ombre d’une hésitation, ils en commencèrent une à quatre.
Isidore, plein d’enthousiasme, prit à 47. Premier à jouer, il abattit une seule fois atout, puis, comme un grand garçon, risqua sa manille.
Ainsi, du premier coup, les trois autres virent bien à qui ils avaient affaire.
— Je vous prie, dit M. Pioutre, je vous prie, cher monsieur, d’agréer mes excuses les plus sincères… Je me vois dans la cruelle obligation d’opposer à la candeur de cette vierge la brutalité d’un atout.
— Ça ! nom de d’là, c’est envoyé ! remarqua Arrivé ; elle est bonne !
Et cette pratique de Poisramé :
— Messieurs, puisque nous sommes entre amis, si nous prenions quelque chose d’un peu distingué… Mélanie, monte du vouvray supérieur !
— Tout de chuite ! dit la belle Auvergnate.
Isidore, à la fin du compte, paya le vouvray ; tout de même, bien entendu, que les autres consommations. Mais il ne le regretta fichtre point, car il s’était bien amusé.
A l’heure exquise du soir, il dîna seul, paisiblement, confortablement. Puis il bourra sa pipe et il lui apparut que Dieu était bon.
Mais lui, Isidore, était-il si bon que cela ? Il fit son examen de conscience…
Séraphine lui avait reproché de sentir comme « un vieux crabe d’étalage » ; mais, au moment où elle parlait ainsi, elle était encore dans la demi-inconscience du réveil… Et puis, après tout, il n’y avait rien là de particulièrement déshonorant ; cela ne tachait pas… Cette expression « vieux crabe d’étalage » ne signifiait rien du tout, absolument rien ; cela ne constituait pas une injure… N’importe quel tribunal eût acquitté la coupable. Et cependant, lui, Isidore, avait soudain pris la mouche. Au lieu de calmer Séraphine par de douces paroles, il était parti vers les sables de la mer, profondément vexé. Certes, la petite avait eu ensuite des torts graves ! mais quand la guerre est déclarée, il faut s’attendre à des excès. Le plus coupable, le seul coupable au fond, est celui qui a commencé.
Isidore secoua tristement sa pipe éteinte et la mit en sa poche. Ah ! si par quelque miracle de Dieu Séraphine eût pu revenir tout à coup, comme la réconciliation eût été agréable et facile !
— Coucou !
Isidore se dressa ! De son pas léger, Séraphine entrait… Une Séraphine telle qu’Isidore n’en voyait plus jamais qu’en rêve, une Séraphine aux yeux tendres, à la bouche rieuse, aux gestes gracieux et mutins ; un ange !
Elle vint à Isidore et lui tendit son front pur ; puis, le menaçant du doigt :
— Vilain méchant ! tu as de grands torts et je ne devrais pas te pardonner !… Pour cette fois, cependant, n’en parlons plus !
— C’est cela ! n’en parlons plus ! balbutia Isidore, éperdu.
Elle le fit asseoir, prit place tout contre lui ; puis elle picora une grappe de raisin, si gentiment !
— Tu n’es donc pas allée aux Iles ?
Non, elle n’était pas allée aux Iles… Une plaisanterie, ce voyage aux Iles ! Il aurait bien dû s’en douter, voyons ! Elle avait tout bonnement passé la journée chez une amie : on avait papoté, bavardé, fait la dînette, chanté… Mais on s’était bien ennuyé malgré tout, loin de son gros chéri !
— Mon pauvre loup ! murmura Isidore.
Il attirait à lui le tendre visage ; ses lèvres s’approchèrent des lèvres si pures. Elles s’en approchèrent mais ne les touchèrent point… Séraphine s’était soudain raidie !
— Qu’est-ce donc qui sent comme ça ?
Ses narines palpitèrent ; le doute, horrible, noircit ses prunelles. D’une main repoussant Isidore, de l’autre elle le fouillait. Elle trouva la pipe. Alors, ce fut simple, rapide et beau.
— Brute ! sale brute ! répugnant ivrogne !… Vous croyez donc que je suis née pour respirer vos odeurs de vinasse et de tabac immonde !
Elle lança la pipe par la fenêtre.
— Voilà donc pourquoi vous m’avez, ce matin, chassée de ma maison !… C’était pour vous saouler ! oui, pour vous saouler ! dans quelque bouge infâme, parmi la fumée des brûle-gueules et les crachats de jus de chique !… Bonne nuit, monsieur ! Croyez que je regrette de vous faire de la peine, mais, malgré ma bonne volonté, je ne saurais recevoir dans mon lit une bête puante.
Ayant prononcé ces paroles hautaines, elle entra dans sa chambre et poussa le verrou.
Isidore, confus, n’insista pas…
— Ça doit être le vouvray, pensait-il ; il n’était cependant pas mauvais !… Et puis, surtout, la pipe !… Aussi pourquoi ai-je acheté une pipe ? Stupide ! Stupide !… Mille tonnerres du tonnerre de bois !
Le lendemain matin, à une heure convenable, le coupable se présenta pour obtenir son pardon. Il ouvrit sans peine la porte, mais la chambre était vide. De nouveau, l’oiseau s’était envolé.
Isidore avait pris l’habitude, dont il se trouvait bien, de consacrer chaque jour quelques minutes à la spéculation pure : il plaçait des mots en carré et prenait part aux concours organisés par la grande presse.
Il accordait un peu plus de temps à l’exercice de sa sensibilité et aux cabrioles de son imagination ; il lisait en effet deux feuilletons. Pour ne pas s’embrouiller, il notait sur un petit carnet, le nom, l’âge, la position sociale et sentimentale des personnages ; et il y avait dans le nombre des anges purs et radieux, mais aussi de bien ténébreux voyous ! Certaines intrigues où les policiers jouaient un rôle, — ce n’étaient pas les moins passionnantes — exigeaient un effort plus grand. Isidore, parfois, se voyait obligé de joindre des croquis à ses notes. Tout cela ne se faisait pas en un clin d’œil. Mais quand Isidore avait bien compris, il était content ; souvent aussi, il était ému et il rêvait.
C’est à ce moment-là, que, le plus souvent, Séraphine filait, sans bruit. Cet incident se répétait, à présent, chaque matin. Elle était là, près d’Isidore ; il aurait pu la voir en levant les yeux ; il aurait pu la toucher en étendant la main… Et puis, tout à coup, frrt ! elle n’y était plus !… Disparue, envolée, évanouie… Il ne restait plus d’elle que son parfum. Où était-elle partie ? à droite ? à gauche ? vers la mer ? vers la ville ?… Monique, elle-même, n’avait là-dessus aucune idée.
A présent, Séraphine ne se donnait plus la peine d’indiquer par écrit une fausse piste. Elle s’en allait, voilà tout !… Le plus souvent, elle s’absentait ainsi pour la journée entière ; quelquefois pour deux ou trois heures seulement.
Quand elle revenait, c’étaient des histoires impayables. Elle était montée au ciel, oui, monsieur ! parfaitement ! en dirigeable, avec des militaires… Elle avait perdu sa bourse, assisté à un accouchement… Elle arrivait comme un coup de vent, hors d’haleine, les yeux fous, prête à défaillir :
— C’est un… c’est un nègre !… dans une ruelle… une ruelle déserte… C’est un nègre qui m’a attaquée !… je n’ai dû… mon salut… qu’à la fuite !… Tiens ! mets ta main sur mon cœur : il est prêt à éclater…
Isidore mettait sa main sur le cœur de Séraphine et tout allait à merveille.
Pour bien peu de temps, hélas !
Un observateur malveillant et superficiel eût pu supposer chez Séraphine le dessein secret, longuement mûri et bien arrêté, de pousser Isidore au suicide. Il n’en était rien cependant. Séraphine ne faisait que s’abandonner à son instinct ; elle écoutait simplement ses voix.
Malgré tout cela, Isidore ne la privait pas d’argent. Il ne la battait pas non plus : il avait, sur ce point, des principes solides.
D’ailleurs, il faut bien le dire, l’idée d’accueillir Séraphine par des gifles, quand elle revenait d’escapade, ne se présentait plus à son esprit. Il protestait assez fort parfois, risquait même de cinglants reproches, mais ce n’était que pour le principe. Dans le fond de son cœur, il y avait une joie sournoise, ténébreuse, compliquée. Chaque matin, il lisait ses feuilletons avec toute l’attention désirable et, de préférence, au jardin. Quand il était bien sûr de trouver la maison vide, il pliait son journal, allumait une pipe ; et roulez !…
Fiez-vous à ces gaillards d’apparence tranquille !
En se dandinant, Isidore s’en allait à la plage, jumelles en main, sans se gêner. Certes ! il ne parlait à personne ; il ne regardait personne avec une insistance déplacée ; il était bien trop honnête pour cela ! mais enfin, il faisait, à l’heure du bain, quelques petites constations qui ne laissaient pas de l’émouvoir et de le réconcilier avec la mer.
Séraphine, le plus souvent, déjeunait avec son amie ; cela coûtait beaucoup d’argent, mais Isidore n’y prenait point garde. Lui, déjeunait seul et faisait une courte sieste. A trois heures, exactement, il saluait Mme Poisramé, belle Auvergnate, et commandait de la bière pour commencer. On portait cette bière au jardin sous une tonnelle. Bientôt, M. Pioutre, arrivant des champs avec Messaline, poussait un petit portillon. M. Arrivé ne tardait guère et Poisramé se trouvait toujours là pour un coup. Alors, on commençait…
Pendant trois heures d’horloge, atout, ratatout, je passe ma fausse… et zut pour le reste ! Pas de discussions politiques ou religieuses, pas de prévisions météorologiques, pas de stratégie, pas d’économique, pas de coquillages, pas de chiens, pas de Séraphine… Rien ! Le bonheur !…
Isidore payait gentiment les consommations. Convention tacite. Si, par miracle, il gagnait une bouteille, on la lui repassait à l’écarté.
Après la partie chacun parlait à sa manière ; surtout des femmes ; des femmes des autres.
— Personnellement, disait Arrivé, j’aurais tort de me plaindre… Ma femme est douce et dort longtemps ; je vais aux coquillages le matin et le soir je suis libre… Mais je connais de vieilles palourdes !… Vous me voyez : j’ai le sang hollandais, bien tranquille… je crains Dieu et je suis honorable… Eh bien ! malgré cela, si j’avais chez moi une de ces vieilles méduses, je courrais tout de suite me noyer.
Il était seul à incliner ainsi aux solutions désespérées. Les trois autres, sans hésiter, préconisaient la force. Frappant sur la table, Poisramé résumait l’opinion de la majorité :
— Celui qui n’a jamais battu sa femme n’est qu’un lâche !
— Toi, cauje ! cauje toujours ! disait Mme Poisramé en rendant la monnaie.
Isidore sortait de préférence avec M. Pioutre. Bien qu’il ne fût pas ce qu’on appelle un garçon fier, il faisait la différence entre la compagnie d’un professeur retraité et celle d’un chercheur de coquillages ou d’un aubergiste.
M. Pioutre parlait abondamment en faisant toutes les liaisons. De plus, il savait interroger. Bribes par bribes, Isidore lui contait son histoire, presque sans mentir.
Pour ne pas être en reste, le professeur, à son tour, parlait de sa famille ; de son fils Rufin, sujet de premier ordre — caractère un peu jeunet, mais fallait-il s’en plaindre ? — de Mme Pioutre qui avait de petits travers comme tout le monde, mais qui n’en était pas moins une mère admirable et la tendre compagne de sa vie ; de sa fille enfin ! de sa fille Isabelle, parée de toutes les grâces et de toutes les vertus, sérieuse, aimable, distinguée, musicienne jusqu’au bout des doigts, de goûts modestes, adorant la campagne, l’odeur des landes, la voix des chiens, le son du cor, le soir, dans les forêts profondes… bonne ménagère par surcroît, bien qu’elle eût des clartés de tout.
Isidore, écoutant tout cela, pensait :
— Bon Dieu de bois !
Il devint l’ami de M. Pioutre. Ils firent ensemble de longues promenades. Plusieurs fois, ils allèrent le long de la côte avec Hindenbourg. M. Pioutre se baigna avec délices pendant qu’Isidore promenait le chien. Cela, bien entendu, loin des yeux de tous et dans le plus grand secret.
Enfin M. Pioutre eut l’aimable idée de présenter Isidore à sa famille ; il exprima cette idée en termes choisis. Isidore désirait vivement connaître Mme Pioutre, le garçon au caractère jeunet et surtout Mme Isabelle. Il éprouva donc une joie certaine ; mais, pris au dépourvu, il fut également un peu effrayé. Il balbutia, confus et rougissant :
— Je vous remercie du fond du cœur, monsieur Pioutre ; mais voyez : ma tenue est négligée… De plus, aujourd’hui mes instants sont comptés.
Voilà ce qu’il eut le front de dire ! M. Pioutre n’insista pas.
Isidore s’en retourna vers la villa Roméo, le cœur bien triste.
— Qu’ai-je fait ! murmurait-il ; que vont penser de moi ces personnes distinguées ? Imbécile ! sauvage ! brute !…
Quand il arriva chez lui, Séraphine était encore absente. Attends un peu ! Isidore attrapa Monique et lui dit vertement ce qu’il pensait de tout ça et qu’il commençait, oui ! à en avoir assez ! Il fallut l’arrivée de Séraphine pour le calmer ; rien de moins.
Le lendemain M. Pioutre ne laissa voir aucun ressentiment. C’était un homme de bonne éducation. Comme de coutume, il joua avec Isidore et, après la partie, sortit en sa compagnie. Il lui tendit même la laisse de Messaline. Il faisait un peu chaud. Tout à coup, M. Pioutre mit sa main sur le bras d’Isidore.
— Soyez assez bon pour agréer mes excuses, dit-il ; si vous n’y voyez pas d’inconvénients, nous n’irons pas plus avant…
Il s’épongea le front, soupira deux ou trois coups, profondément.
— Par cette chaleur, je crains un étourdissement… un transport au cerveau… Cher monsieur, je vous demande la permission de vous laisser poursuivre seul… je rentre à la maison.
Isidore dit aussitôt :
— Si vous ne vous sentez pas bien, je ne puis vous abandonner. Je vais vous reconduire, comme mon devoir l’exige.
Il prit sous son bras le bras de M. Pioutre et il ajouta :
— Appuyez-vous sur moi ; je suis solide !
C’est ainsi qu’Isidore pénétra pour la première fois chez M. Pioutre.
Il fut accueilli comme le Sauveur ; surtout par Mme Pioutre. Il déclara qu’il n’avait fait que son devoir, tout uniment… Il n’avait droit, par conséquent, qu’aux remerciements de sa conscience.
— Tout homme, à ma place, en eût fait autant, je vous l’assure, madame !
— Non ! dit fortement Mme Pioutre ; tout homme n’en eût pas fait autant… Vous êtes trop modeste, monsieur… A l’époque où nous vivons, l’accomplissement du devoir n’est pas la règle, mais l’exception…
Mme Isabelle, près de son père, donnait l’exemple de la piété filiale. Elle montrait d’agréables bras nus et de réelles qualités d’infirmière. S’approchant à son tour d’Isidore, elle lui tendit sa main fine.
— Merci, monsieur ! dit-elle simplement.
Mais ses yeux trahissaient une profonde émotion.
A ce moment, le fils au cœur jeunet entra en chantonnant et aussitôt :
— Tiens ! M. Duribouc ! Ah ! par exemple…
— Bonjour, Broc ! dit Isidore qui retombait lourdement sur la terre.
Puis il rougit.
Il fallut expliquer… M. Duribouc et Rufin, dit Broc, avaient des amis communs. Avec ces amis communs, Rufin était allé faire visite à M. Duribouc au commencement de l’été… Et l’on avait devisé ensemble sous les ombrages du parc, devant le château…
— Oh ! ne parlez pas d’un parc, dit Isidore modestement ; ne parlez pas d’un château !
— Mettons, si vous voulez, votre gentilhommière.
Toute glace fut rompue ; et pour longtemps.
Rufin, dit Broc, reconduisit Isidore.
— Qu’avez-vous donc fait, cher monsieur, de cette aimable Séraphine ?
— Elle est ici, avec moi, à la villa Roméo.
— Encore ! dit Broc ; vous êtes bon !
— Oui ! concéda Isidore, je suis bon… Cependant je dois vous dire que, depuis une quinzaine, je jouis d’une grande liberté : Séraphine sort beaucoup.
Broc demanda innocemment :
— Comment se fait-il donc que je ne l’aie point encore rencontrée ? je suis ici, moi-même, depuis quinze jours.
— C’est qu’elle passe toutes ses journées chez une amie à faire de la dentelle et à tricoter pour les aveugles… Cela me coûte assez cher, d’ailleurs.
— Je suis dans la bonneterie, dit Broc, vous ne m’apprendrez pas le prix de la laine.
Et il s’en retourna chez lui en gardant son sérieux.
Le lendemain, à deux heures de l’après-midi, Isidore revint aux nouvelles. M. Pioutre allait mieux ; même beaucoup mieux, puisqu’il prétendait sortir avec Isidore. Il appelait la chienne :
— Où es-tu, Lucrèce ? Viens, mignonne ! Viens !
Mais son épouse et sa fille lui opposèrent, avec une tendre énergie, les conseils de la prudence.
— C’est moi, dit Mme Pioutre, c’est moi qui sortirai avec la chienne aujourd’hui ; c’est un plaisir que tu ne me laisses pas souvent, vilain égoïste !
Elle ajouta, parlant à Isidore :
— Mon mari a dû vous dire qu’il détestait les chiens… n’est-ce pas ? je parie qu’il vous l’a dit… C’est un gros mensonge, il les adore, au contraire !
M. Pioutre eut l’air confus.
— Il les adore… mais il éprouve le besoin de se faire plaindre et surtout le besoin de gronder… Vieille manie d’universitaire… Depuis qu’il n’a plus d’élèves, ce sont ses chiens qu’il gronde… oh ! gentiment !… Nous avons trois chiens, monsieur, et nous les aimons beaucoup. Peut-être trouverez-vous cela un peu ridicule ?
— Moi, répondit résolument Isidore, moi, madame, j’ai deux griffons à poil dur et je veux me faire inscrire à la Société protectrice des animaux.
Entendant cela, Mme Pioutre marcha vers Isidore.
— Monsieur, dit-elle, permettez-moi, sans autre préambule, de vous féliciter.
Et d’une main loyale, elle secoua la main d’Isidore, deux fois.
Alors la bonne voix de M. Pioutre s’éleva :
— Je me permets, dit-il de solliciter toute votre indulgence, car je ne me dissimule pas que la proposition que je vais émettre pourrait, à certains, sembler saugrenue. Mais enfin, voici notre ami dévoué qui vient perdre auprès d’un convalescent l’heure la plus belle du jour. Si j’en crois ses confidences réitérées, il a coutume de consacrer cette heure et les suivantes aux joies de la manille aux enchères. Pourquoi le priverions-nous de cette honnête et agréable distraction ? Nous avons ici des cartes, une tonnelle ombreuse, des liquides frais. Rufin, qui est sorti ce matin, ne saurait tarder à revenir et il connaît tous les jeux de hasard ; moi-même, il m’est arrivé autrefois de faire un coin de table, pour obliger certains collègues un peu libertins…
Isidore, enchanté, fit pourtant des manières. Il aimait jouer, certes, mais ce n’était pas chez lui une telle passion !
Mme Pioutre emporta ses dernières hésitations.
— Voyons, monsieur ! dit-elle, sans cérémonies ! Cela rajeunira mon mari.
— Oui, dit M. Pioutre, j’ose affirmer que cela me rajeunira singulièrement.
Isidore eut un sourire silencieux.
— Ces dames, pensa-t-il, sont charmantes, mais un peu naïves ; le bonhomme les embarque comme il veut… Moi-même, il me faisait voyager avec son Hindenbourg et son Ravachol !
Mme Isabelle avait installé une table de jeu ; Isidore, sans perdre de temps, donna les cartes pour jouer à trois. Mais Rufin ne paraissait point ; toujours ce caractère jeunet !… Absent depuis le matin, que pouvait-il bien faire ? Où diable était-il passé, ce Rufin, dit Broc ? Mme Pioutre sortit avec Messaline dans l’espoir de le rencontrer.
— Ma fille, dit M. Pioutre, si j’osais, je te proposerais de prendre cette place en attendant le retour de ton frère…
Mme Isabelle rougit de surprise.
— Oh ! père ! Y pensez-vous ?
Mais Isidore dit à son tour, en ouvrant largement les deux mains :
— Voyons, madame ! à la bonne franquette ! Sans cérémonies !
Il avait parlé avec tant d’élan qu’il fut impossible à Mme Isabelle de refuser. Elle abandonna donc sa broderie et, avec une exquise bonne grâce, vint au jeu.
Il fallut tout lui expliquer, depuis A jusqu’à Z. Elle confondait manille et manillon et n’avait point pour les atouts la considération qui s’impose. Elle coupait à faux avec une candeur désarmante.
Isidore la reprenait avec bonhomie.
— Sapristi, madame, il ne faut pas mêler les torchons aux serviettes… Vous avez des atouts : placez-les donc à part, nom d’un petit bonhomme !… Et puis, vous tenez mal votre jeu : voulez-vous me permettre ?…
Elle voulait bien tout lui permettre.
M. Pioutre paraissait content ; tout le monde paraissait content.
— Cher ami, dit M. Pioutre, je sais que vous avez l’habitude de fumer. Or, grâce à mon fils Rufin, nous avons ici une bonne provision de tabac. J’oserai donc vous prier de bourrer votre pipe autant de fois qu’il vous plaira.
Pestant tout bas contre le bonhomme, Isidore se récria. Certes, il lui arrivait de fumer comme tout le monde, une cigarette douce, par-ci, par-là, aux heures de rêve… Mais ce n’était ni le lieu ni le moment.
Alors Mme Isabelle :
— Je vous en prie, monsieur… J’adore la fumée de tabac, surtout lorsqu’elle sort d’une pipe… Si j’étais un homme, je fumerais… Pour dire tout net mon sentiment, un homme qui ne fume pas…
Elle ne dit point son sentiment, mais fit une moue adorable. Isidore comprit qu’aux yeux de Mme Isabelle, un homme qui ne fumait pas la pipe était un individu ridicule et un peu méprisable. Néanmoins, il tint bon encore un petit moment afin de ne pas se donner tort à lui-même trop vite. Mais lorsque la partie fut terminée, on se leva pour faire un tour de jardin et visiter les chiens, les chats, les tortues et les poissons rouges. Alors, il sortit sa pipe d’un air malin et il la fuma, la refuma inexorablement, jusqu’à la nausée, si bien qu’il ne sentit point l’odeur des bêtes.
Ayant promis de revenir, il prit congé et traversa la ville avec des ailes. Séraphine et lui arrivèrent tout juste ensemble à la villa. Séraphine fit entendre des paroles amères auxquelles il ne répondit point tout haut ; avec une sorte de rire intérieur, il écoutait en lui la réplique de la belle Auvergnate.
— Toi, cauje ! cauje toujours !
Rufin, dit Broc, arriva chez ses parents dix minutes plus tard, car, après avoir quitté Séraphine, il s’était attardé à la terrasse d’un café pour prendre l’apéritif, selon sa détestable habitude.
C’était, cela, un mercredi. Les trois jours suivants, Isidore se rendit chez M. Pioutre. Et il joua à la manille aux enchères en fumant sa pipe sous la tonnelle. Il joua avec M. Pioutre et Mme Isabelle, car Rufin ne se trouva jamais là.
Mme Isabelle faisait de remarquables progrès. Cependant elle ne tenait pas encore bien ses cartes. Isidore lui prenait le poignet et lui faisait poser les doigts où il fallait.
— Sapristi, madame ! je vois tout ! je lis dans votre jeu comme dans un livre !
Elle remerciait avec un petit sourire enchanteur. De visage, elle n’était pas jolie, jolie, mais elle avait l’air si distinguée ! elle était si douce, si prévenante à l’égard de son père, si bonne enfin ! De plus, elle avait des bras fort honorables et ses yeux noirs semblaient, à de certaines minutes, profonds comme des puits. Quand il se trouvait seul avec elle, Isidore lui en eût fait compliment s’il eût osé.
Le samedi, on prit le thé en famille. La causerie fut longue et très amicale. Cependant, ce jour-là, Isabelle parut profondément mélancolique. Offrant le sucre avec un sourire courageux, elle semblait atteinte d’un de ces maux secrets qui ne pardonnent pas.
— Qu’est-ce que cette malheureuse peut bien avoir comme ça ? se demandait Isidore en revenant chez lui.
Il se grattait les cheveux et remuait en sa tête ses souvenirs de lectures.
Le lendemain, il eut le mot de l’énigme. Le lendemain dimanche fut un grand jour…
Ils avaient fait une partie à l’ombre de la tonnelle. L’heure était douce, de subtils parfums flottaient. Les cartes tombées, Isidore parlait… Il parlait de son parc, de ses bois, de sa maison de campagne… et des bonnes veillées devant l’âtre monumental où flambe une bûche centenaire… et de la chasse et des chers vieux compagnons, les deux griffons à poil dur… Quand il s’arrêtait, le professeur Pioutre lui tendait amicalement la perche ; aussitôt, il repartait.
Mme Isabelle ne se tenait pas près de lui comme d’habitude, mais de l’autre côté de la table. Elle le regardait en face sans rien dire. Et dans son regard il y avait… Isidore ne savait trop quoi… admiration passionnée ou rancune mortelle ? En tous les cas, il y avait quelque chose.
Il advint, pendant qu’Isidore parlait, qu’un fâcheux se présenta. M. Pioutre se leva pour le recevoir ; Mme Isabelle et Isidore restèrent seuls sous la tonnelle.
Alors Mme Isabelle détourna les yeux et lutta un moment avec courage contre son émotion. Mais l’émotion fut la plus forte et la pauvre jeune femme s’affaissa sur la table en sanglotant. Un trouble s’éleva dans l’âme éperdue d’Isidore. Il dit d’abord à voix haute :
— Bon Dieu de bois !
Puis il prit en ses mains les bras grassouillets et il murmura avec une infinie douceur :
— Sapristi, madame ! Sapristi, madame Isabelle ! qu’avez-vous donc comme ça ?
Ce qu’elle avait ! Pouvait-elle le dire devant lui ? Pour qui la prendrait-elle si elle laissait déborder son cœur ?… Non ! jamais ! Plutôt mourir ! Plutôt souffrir en silence, toute sa vie !…
En ce lieu, à cette heure, commença une phase nouvelle de l’histoire d’Isidore.
— Mon cher ami, disait Isidore, en un mot comme en cent, j’aime votre sœur et je désire l’épouser.
— Ça, répondit Broc, c’est une autre affaire ! allons au café !
Ils allèrent au café. Broc fit servir ce qui lui plut, but un coup et attendit.
— Je vous disais que j’aime votre sœur et que je désire l’épouser.
Rufin, dit Broc, eut vers Isidore un élan fraternel. Au-dessus des verres, leurs mains s’étreignirent.
Ému jusqu’aux larmes, Isidore poursuivit :
— J’ai trente-cinq ans ; je jouis d’une excellente santé et ma fortune est honnête. Votre sœur sera heureuse auprès de moi, je puis vous donner cette assurance.
Broc dit :
— Vous serez heureux aussi. Ce n’est pas parce qu’il s’agit de ma sœur, mais j’affirme sans hésiter que vous ne sauriez faire un meilleur choix. C’est là ma conviction profonde. Je ne vous parlerai pas de l’éducation d’Isabelle ni de sa naturelle distinction ; je ne vous dirai pas ses qualités d’ordre, d’économie, de patience ; je ne vous vanterai même pas la pureté de ses mœurs ni la force de ses convictions religieuses… Non ! Je vous dirai tout en un seul mot : ma sœur Isabelle, c’est une perle !
— Je m’en suis déjà aperçu, dit Isidore.
Broc commanda du même, puis il reprit :
— Tout cela est donc bel et bon, mon cher monsieur… Malheureusement, il y a un cheveu !
— Je vous attends là ! répondit Isidore ; quel cheveu, s’il vous plaît ?
— Il y a Séraphine ! dit Broc.
Et il hocha la tête plusieurs fois.
Mais Isidore cogna sur la table avec autorité.
— Eh bien, quoi ! Qu’est-ce que vous me chantez avec votre Séraphine ? Nous ne sommes pas mariés, je suppose ! Elle n’aura pas à se plaindre, Séraphine ! Vous ne savez pas, vous, que je lui ai donné ma ferme du Noyer-Rouge, qui vaut cent cinquante mille francs et que je regretterai toute ma vie !…
Il continua, plus bas :
— D’ailleurs, cher ami, je puis bien vous l’avouer : Séraphine se consolera facilement, car j’ai l’impression, depuis quelque temps, qu’elle se fiche de moi.
— Cela est possible ! dit Broc ; mais elle fera quand même des histoires ; c’est un sacré petit crampon !
— Eh bien ! qu’elle fasse des histoires, si ça lui chante ! Après tout, j’aurai ma conscience pour moi !
Rufin, dit Broc, se renversa sur sa chaise et passa le pouce dans l’entournure de son gilet.
— Vous n’avez pas froid aux yeux ! dit-il. Moi, à votre place, je me méfierais… Vous dites à Séraphine : « Mon bel ange, je t’ai assez vu… Nous sommes quittes… Je te quitte ! » Et vous la quittez en effet. Ça va bien ! Mais imaginez que Séraphine, là-dessus, aille trouver ma sœur et lui chante un petit air de sa façon… Elle en est capable, vous le savez !… Eh bien, mon cher, en cette occurrence, voici ce qui se passerait : ma sœur pleurerait toute sa vie son bonheur perdu, mais jamais, vous m’entendez, jamais plus elle ne consentirait à vous écouter !
— Que me racontez-vous là ? s’écria Isidore… Pour une bagatelle, vous croyez donc ?…
— Non seulement je le crois, mais j’en suis parfaitement sûr ! Ma sœur est toute bonté, je ne crains pas de l’affirmer, mais sur le chapitre des mœurs, fichtre ! elle ne plaisante pas ! Qu’elle vienne seulement à se douter de quelque chose et tout est rompu !… Donc, pas de bruit ! Pas d’imprudences ! Manœuvrez, cher ami, manœuvrez !
— Manœuvrer ! C’est facile à dire !… Si j’ouvre seulement la bouche, Séraphine me sautera à la figure ! Ce n’est pas que je la craigne, entendez-moi bien !… Mais je comptais filer tout simplement… quitte à laisser un petit mot d’explication.
La figure de Broc devint sévère.
— Vous ne ferez pas cela ! dit-il ; d’abord, ce serait imprudent ; de plus, ce ne serait pas d’un gentleman… Quittant Séraphine, vous lui causez un dommage certain : donc, vous lui devez réparation. La justice avant tout, n’est-ce pas ?
— Mais, bon Dieu de bois ! je vous répète que je lui ai donné le Noyer-Rouge ! Elle me revient à quinze cents francs la livre, frais non compris…
— Et il y a des faux morceaux, acheva Broc ironiquement. Mon cher, vous m’étonnez un peu… Ce qui est donné est donné ; n’en parlez plus, ce ne serait pas d’un gentleman. Il y a un fait nouveau qui entraîne votre condamnation. Vous avez de la fortune : payez et vous ne serez pas déconsidéré.
Isidore suait à grosses gouttes. Broc ajouta négligemment :
— Sans cela, je crains beaucoup que vous n’épousiez pas ma sœur.
— Même si je paye, gémit Isidore, qui me garantira le silence de ce petit chameau ? Qui me prouve que Séraphine n’essaiera point quand même d’anéantir mon bonheur ?
Broc étendit la main.
— Je connais l’enfant, dit-il ; si vous la dédommagez, si vous agissez en galant homme, je crois pouvoir lui faire entendre raison. Je prends l’affaire à mon compte.
— Tout cela, fit Isidore, demande réflexion ; si vous le voulez bien, nous en reparlerons demain soir, ici même, en prenant l’apéritif.
Isidore, le lendemain soir :
— Je n’ai pas une grosse fortune ; je vais fonder une famille et Dieu peut me donner des enfants… Ne pensez-vous pas qu’une somme de dix mille francs, versée immédiatement en bon argent liquide ?…
— A ce prix, dit Broc, je n’entreprends pas la négociation, car je courrais à un échec… et il ne faut pas, comprenez-vous bien ? il ne faut pas échouer ! Essayez vous-même : vous serez peut-être suffisamment persuasif… Mais si vous manquez l’affaire, tout est perdu !
— A votre avis, combien faut-il donc ? demanda Isidore.
— J’avais songé à trente mille.
Ils coupèrent en deux la différence.
— C’est égal, observa Broc, vous êtes un peu rude avec les femmes ! Ce n’est pas vous qui vous laisseriez tondre !
— Ça non ! dit Isidore en se redressant. Bon garçon, tant qu’on voudra ! mais poire, jamais de la vie ! halte-là !
Isidore quitta la villa Roméo un dimanche matin pendant que Séraphine était aux Iles avec Broc et quelques autres jeunes gens.
A la gare, il rejoignit sa fiancée ainsi que Mme et M. Pioutre. Celui-ci avait déjà conduit les bêtes quelques jours plus tôt ; il ne restait qu’un écureuil dont Mme Isabelle ne pouvait se passer.
Ils montèrent ensemble dans un compartiment vide. M. Pioutre rayonnait ; Mme Pioutre se tenait bien.
Le train manœuvra, vint s’arrêter près de la gare aux marchandises, devant le café Poisramé.
— Je vous prie d’accepter mes excuses, si je me trompe, dit M. Pioutre, mais il me semble entendre un chant qui me rappelle de bons souvenirs.
Tous écoutèrent. Dans l’air tranquille, la voix charmante de Mme Poisramé montait :
Isidore et M. Pioutre échangèrent un sourire complice. C’était chez la belle Auvergnate qu’ils s’étaient véritablement connus ; c’était au son de cette voix qu’ils avaient appris à s’estimer…
Isidore se prit à songer. Hier, il n’était qu’un pauvre garçon égaré dans les chemins de la vie irrégulière ; chemins plus malaisés qu’on ne croit ! Il était grugé, tyrannisé et, par-dessus le marché, tourné en ridicule par une petite gourgandine insolente, sans principes et sans éducation. Tout cela pour quelques rares et méprisables satisfactions des sens !… Aujourd’hui il allait vers le bonheur et la prospérité. Avec son épouse chérie, au milieu des campagnes fertiles, il mènerait une vie saine, honnête et calme. Si Dieu lui donnait des enfants, il les élèverait au grand air et suivant les meilleurs principes. Il irait à la chasse, à la pêche ; il aurait une basse-cour, un vivier, des ruches ! il s’intéresserait aux nouvelles méthodes de culture, pourchasserait la routine et ses fermiers vivraient dans l’aisance. Son nom volerait de bouche en bouche, accompagné de bénédictions. M. le professeur Pioutre, lauréat de l’Académie de Fontenay-le-Comte, avait de hautes relations. Grâce à lui, Isidore se pousserait dans le monde. Il se voyait déjà conseiller d’arrondissement, chevalier du Mérite agricole et peut-être même — qui pouvait savoir ? — lieutenant de louveterie…
Pourvu que cette petite guenon de Séraphine ne bougeât point ! Mais Broc était là ; et il avait donné sa parole d’honneur.
Mme Poisramé chantait. Dans l’air radieux, sa voix pure venait par vagues mollement balancées.
Bouleversé par cette musique qui lui allait droit à l’âme, Isidore prit la main de sa fiancée. Isabelle eut un sourire enchanteur et tourna vers lui deux yeux sans fond.
Par un clair matin du mois d’août, un an tout juste après les événements que nous venons de raconter, un homme, tenant en laisse un bouledogue, marchait sur les sables de la mer.
La même mer, les mêmes sables, le même sale vieux bouledogue éternel.
Seulement l’homme, lui, n’était plus M. Pioutre.
Le lecteur le plus innocent a déjà deviné que cet homme était Isidore Duribouc. Un pauvre Isidore bien changé, maigre, voûté, les épaules aiguës et les cheveux gris. La peau de son visage, beaucoup trop grande pour le contenu, formait de mornes rides. Ses yeux, profondément enfoncés dans les orbites, étaient des yeux d’esclave souvent battu.
Il suivait la dernière ligne d’écume rejetée par les flots ; chaque nouvelle vague venait lui cracher sur les pieds, mais il n’y prenait garde. Sombre, il allait droit devant lui, traînant Hindenbourg. Sous son crâne roulaient les plus tristes pensées.
Que d’événements en cette année qui venait de s’écouler ! que de douloureuses surprises !… La maison de ses pères abandonnée, puis vendue ; sa fortune écartelée… Rufin, dit Broc, s’avérant un coquin sans scrupules… M. Pioutre, vieille pratique, l’abandonnant lâchement en face des bêtes exécrées et sordides, de l’inexorable Mme Pioutre, de l’affreuse Isabelle… Oh ! cette Isabelle !… Tous les défauts de Séraphine et bien d’autres encore sans nulle compensation ! Tous les défauts au paroxysme, servis par une intelligence diabolique et une volonté de fer !
Isidore n’essayait plus de lutter ; il était dressé pour la vie.
Il n’avait jamais songé sérieusement au divorce à cause de ses convictions religieuses. Au contraire, dans les premiers temps, il avait plusieurs fois songé au crime et au suicide. Mais cela aussi était défendu ! Isidore craignait Dieu et l’opinion. En outre, le crime répugnait à sa nature foncièrement douce ; et, quant au suicide, il n’est pas si facile que cela de s’y décider.
De toute son âme, il souhaitait une nouvelle guerre ou, du moins, la mobilisation. Il se raccrochait à cet espoir comme à l’unique bouée de sauvetage. Or la guerre, bien qu’elle menaçât toujours, n’éclatait point ! et Isidore se prenait à murmurer :
— Mais qu’est-ce qu’ils f… donc, les diplomates !
Par ce matin radieux, Isidore, traînant Hindenbourg, se remémorait avec une affreuse mélancolie sa jeunesse heureuse, les riantes années de collège et de caserne, toute sa vie facile et douce de bon garçon ; et même, il regrettait les jours terribles de la guerre, les longs mois de captivité chez les ennemis et le temps de son esclavage auprès de Séraphine, de cette Séraphine un peu fantasque certes, mais jeune et jolie et qui, du moins, se contentait d’un couple de poissons rouges.
Tout cela, c’était le passé ! Maintenant, il n’y avait plus d’issue.
Ah çà ! mais ! est-ce qu’il ne rêvait point !…
Il leva sa main libre, passa lentement ses doigts sur ses yeux. Puis il regarda autour de lui. La marée montait ; malgré l’heure matinale on voyait çà et là quelques baigneurs.
A vingt pas d’Isidore, une longue plate-forme ; à l’extrémité de cette plate-forme un bonhomme, replet comme un œuf. Tout à coup, ce bonhomme fit une cabriole et plongea dans la mer. Il reparut au bout de quelques secondes, souffla, se laissa flotter comme une outre, puis nagea avec vivacité vers le rivage. Il reprit pied devant une jeune personne rondouillarde qui entrait dans l’eau en poussant de petits cris. Isidore entendit ces paroles :
— Je vous prie, ma toute belle, d’agréer mes salutations les plus empressées et les plus cordiales. Je me consumais d’impatience à vous attendre… Si vous voulez bien me le permettre, je vais incontinent vous donner la première leçon. Veuillez vous allonger sur l’eau… Bien !… Maintenant creusez les reins !… creusez !… Ne craignez rien, ma reine ! je vous soutiens des deux mains !
Isidore ne voulut pas en savoir davantage. Il continua sa route, rapidement, et quelque chose commença de tourner dans sa tête. Bientôt, il s’arrêta. Une troupe joyeuse venait de s’embarquer sur un canot et gagnait le large. Des cris de jeunes femmes montèrent et des rires et de folles chansons. Isidore reconnut Séraphine, Broc et tous leurs amis. Séraphine était en mousse, culottée très juste, les bras nus, les mollets nus. Elle cria tout à coup :
— Broc, regarde un peu, chère âme, ce bonhomme avec son chien !
Broc et tous les autres regardèrent Isidore et ils le reconnurent. Il y eut de grands éclats de rire. Séraphine se dressa à l’arrière du canot et tira la langue. Le soleil du matin, dorant ses cheveux fous, lui faisait une tête d’ange et elle avait des bras éblouissants.
Isidore demeura hébété ; puis il reprit sa marche, les yeux un peu hagards. Si bien qu’il vint heurter le derrière d’un homme qui se penchait en avant pour ramasser des coquillages. L’homme se redressa et dit avec un bon rire :
— Pardon ! monsieur !… ça, ce n’est pas mal !… Il y a des choses curieuses ; je le disais tout à l’heure à ces jeunes gens. Mais, monsieur… il me semble… n’ai-je point l’honneur de vous connaître ?… Moi, je m’appelle Arrivé… ça vous étonne ?
— Pas du tout ! coupa Isidore.
— … Cela s’explique pourtant très bien ! Écoutez un peu, je vais vous faire rigoler…
— Je ne veux pas rigoler ! riposta Isidore.
Et, farouche, les yeux pleins de flammes, il fonça droit devant lui, comme une bête traquée, vers l’horizon lointain. Une tempête soufflait sous son crâne. Longtemps il alla ainsi, puis, au milieu du jour, il se mit à marcher vers la gauche sinistre et revint chez lui. Il trouva la villa déserte. A cette heure caniculaire, Mme Pioutre se réchauffait sur la plage ; quant à Isabelle, elle était quelque part, à l’ombre, en conversation avec un vieil ami. Isidore ne rechercha point ces dames. Par contre, il rassembla toutes les bêtes : les chiens, les chats, le perroquet, les serins, les tortues, l’écureuil et les poissons rouges. Puis, quand il les eut à sa portée, il les massacra avec des raffinements inouïs de cruauté.
Pendant ce temps, le père Pioutre, son ami Arrivé et Poisramé l’aubergiste faisaient tranquillement une partie sous la tonnelle, chez la belle Auvergnate. Lorsque trois heures sonnèrent, ils virent avec effroi quelqu’un bondir par-dessus la clôture du jardin. C’était Isidore ! Enveloppé d’un rideau sanglant, le chef orné d’une couronne, dérisoire, il brandissait, au bout d’un tisonnier, le croupion du perroquet.
Il vint droit à la tonnelle et s’assit en face des joueurs. Puis il cria d’une voix de stentor :
— Je suis Alexandre, roi de trèfle… Ça vous étonne ?… Vieux zèbres, je vous déclare la guerre ! Tâchez voir un peu de vous garder à carreau ! sans quoi, logiquement, je vous enfonce l’as de pique jusqu’au cœur !
On eut toutes les peines du monde à le maîtriser. Mais, dès qu’on l’eut conduit à l’hospice, il devint un roi de trèfle très doux.
C’est à ce moment-là que les gens clairvoyants cessèrent de le plaindre.
Il n’y avait pas de ménage plus tranquille.
Ils avaient tous les deux un peu plus de cinquante ans. Ils s’étaient mariés bien sagement vers la trentaine. Elle possédait une maison et des prés ; lui, des champs et une petite vigne. N’ayant eu ni enfants à élever, ni vieux à soigner, ni maladie, ni malchance, ni rien, ils avaient vécu tout doucettement ; un peu de travail et beaucoup d’économie leur avaient permis d’amasser quelques écus et même de prendre des papiers de l’État.
Au village de Niseré, leur endroit s’appelait la Commanderie. C’était une maison tournant le dos à la route et composée de deux pièces ; devant la maison, un parterre, un courtil et les bâtisses pour les bêtes.
Ils étaient les Bertaut de la Commanderie. La femme se nommait Héloïse, c’est-à-dire Loïse, comme vous pensez bien ; quant à l’homme, il s’appelait Philémon ; oui, Philémon !… Ce n’est pas ma faute assurément, ni la vôtre, mais enfin, il portait ce nom. Il le porte encore, du reste, et gaillardement.
Loïse avait été une belle femme en son jeune âge. La cinquantaine sonnée, elle n’était plus qu’une grosse femme si vous voulez, mais si propre et de si belle tenue qu’elle gardait encore honnêtement sa place entre de plus jeunes. Et elle n’en craignait pas beaucoup pour soutenir la plaisanterie et lancer une rigourdaine.
Dans son ménage, elle menait tout et ne s’en cachait point. Elle disait ma maison, mes vaches, ma vigne. Par contre, parlant de Philémon avec les voisins, elle disait notre homme, et puis elle riait. Elle aimait à raconter qu’elle avait été obligée de le demander en mariage.
Philémon ne comptait guère à la Commanderie. C’était un petit homme maigre, à la figure rasée, avec un grand nez triste et des yeux endormis. Il labourait tout comme un autre, fauchait ses prés, taillait sa vigne, mais, pour taper dans la main des marchands qui lui achetaient ses bêtes, il attendait que Loïse eût dit son mot. Il ne fumait pas, ne prisait pas, buvait rarement trop et seulement quand cela ne lui coûtait rien.
Chez lui, il avait difficilement accès dans la chambre réservée où étaient les beaux meubles et le tiroir aux écus. Et même, quand Loïse lui faisait longuement nettoyer ses socques à la porte de la cuisine, il ne songeait pas à faire rébellion.
Il parlait modestement en compagnie. Il riait comme les autres aux contes que faisait sa femme, mais toujours avec un peu de retard, car sa pensée était lente.
Quand Loïse n’était pas chez elle en train de fourbir ou de laver, on la trouvait presque sûrement dans la maison voisine, chez Rougeline, l’épicière, qui savait toutes les nouvelles.
Ce fut avec Rougeline, un soir de l’an passé, que Loïse manigança une agréable petite plaisanterie.
L’épicière vendait des cartes postales. Elle en avait de brillantes où l’on voyait des amoureux au teint étonnamment frais. En bas de l’image, de galants compliments étaient marqués en lettres dorées. Loïse examinait ces cartes et les trouvait fort belles.
Rougeline dit :
— Choisis celle de ton goût… Si c’est pour faire une surprise à ton galant, je te la donne !
Loïse éclata de rire.
— Vieille folle ! dit-elle en replaçant les cartes dans la boîte.
Et puis, tout d’un coup, elle mit sa main sur le bras de l’épicière.
— Si j’en envoyais une à Philémon ?
— Une belle !
— Ah oui ! bien sûr ! une belle !
La Rougeline se pencha derrière son comptoir et montra une poignée de cartes.
— Voilà ce que j’ai de plus honnête, dit-elle.
Il y avait là quelques images un peu hardies que l’épicière cachait à cause des enfants.
Loïse fit vivement son choix. Elle se décida pour une carte sur laquelle était représentée une grande créature vêtue seulement d’une sorte de ruban bleu.
— Tu n’auras pas ce courage ? dit la Rougeline.
Mais Loïse tenait son idée.
— Faut y mettre un petit mot d’écrit, dit-elle.
La Rougeline prit une plume et, sous la dictée de Loïse qui s’aidait d’une autre carte où était imprimé un compliment, elle écrivit :
« Mon Philémon chéri,
« Par la présente je t’envoie mon portrait. Je t’aime d’amour extrême, un peu plus tous les jours et je t’aimerai toujours. Quand seras-tu près de moi ? Je t’embrasse.
« Henriette. »
Une enveloppe, un timbre !… La boîte aux lettres est à la porte… Partez !
Là-dessus l’épicière mit un petit pot de café devant le feu et cinq minutes plus tard, les deux bonnes femmes vous prirent une de ces tasses au fond desquelles il n’est point d’amertume.
Le lendemain, quand le facteur pénétra chez Rougeline, Loïse était au guet, dans la chambre réservée, près de la fenêtre donnant sur la route. Vite, elle sortit dans le courtil et héla Philémon qui traînassait ses sabots dans la grange. Au lieu de lui donner ses ordres comme à l’habitude, elle l’invita bonnement à ne point s’en aller dans la plaine, enrhumé comme il l’était, sans venir à la maison prendre une tasse de tisane bien chaude. Et puis elle s’en retourna dans sa chambre. Le facteur sortait de l’épicerie. Loïse l’entendit traverser la route, ouvrir la barrière. Elle fit un signe à Rougeline qui était apparue au seuil de sa maison et elle courut à la fenêtre donnant sur le courtil.
Le facteur remettait la lettre à Philémon. Le bonhomme sortit un couteau de sa poche, ouvrit l’enveloppe avec grand soin et en tira la carte.
— Hé bé !
L’épicière était accourue et se haussait à la fenêtre. La Loïse, le nez dans ses rideaux, trépignait d’aise et, derrière elle, sa main voltigeait comme un oiseau joyeux.
— Hé bé !
Philémon considérait cette belle femme si drôlement vêtue et qui, des deux mains, lui envoyait un baiser en pleine figure. De sa vie, on ne lui avait envoyé de baisers ; ni femmes, ni filles, ni personne. Le geste de cette dame le surprenait sans l’émouvoir… mais vraiment elle avait un bien petit cotillon !…
Il retourna la carte et il lut les quatre lignes. Il les lut et n’y comprit rien. Il était de pensée un peu lente. Il s’arrêta au dernier mot : Henriette !… Quelle diablesse d’Henriette ! Il prit son chapeau, le fit tourner, le replaça de travers… son regard un instant flotta.
Et puis ses yeux s’abaissèrent de nouveau.
« Mon Philémon chéri… » Phi… lé… mon ! C’était lui !… Ses yeux s’arrondirent.
« Je t’aime ! » Il ouvrit la bouche.
« Quand seras-tu près de moi ? Je t’embrasse. » Ses bras tombèrent.
— Fi de nom !
Il jeta vers la maison un regard chargé d’angoisse, mit la lettre au fond de sa poche et puis, plan ! plan… au trot vers la grange !
Pauvre !
— Philémon, disait Loïse de sa voix douce, la tisane va refroidir.
Philémon n’entend pas.
— Allons, viens donc, mon pauvre homme !… Tu es bien pressé, ce matin ! Le feu n’est pas à la fontaine ?
Le feu n’est pas à la fontaine, mais il doit être au derrière du bonhomme. La grange est tout près ; il va s’y réfugier… Un bruit sec l’arrête court : Loïse a ouvert la fenêtre avec fracas et c’est l’orage proche.
— Philémon ! Qu’est-ce que je t’ai dit ? C’est-il que tu deviens fou ?
Philémon revient. Il enfonce sa lettre dans son gousset et met son mouchoir par-dessus.
Dans la cuisine, Loïse remplissait un bol. Il ne faut pas des heures pour avaler un bol de tisane ; le bonhomme pensait s’en débarrasser vivement. Mais la première gorgée le brûla jusqu’à l’estomac et il fit une atroce grimace en sautant d’un pied sur l’autre.
— Assieds-toi, dit Loïse.
Il se laissa choir sur le banc de table.
Alors, elle, qui avait le dos tourné et qui s’occupait à tisonner son feu, demanda, comme ça, sans avoir l’air d’y toucher :
— Le facteur n’est-il pas venu ce matin ?… Il m’a semblé qu’il te parlait, tout à l’heure, dans le courtil ?
Philémon gonflait le dos, le nez dans sa tasse. Elle continua :
— Il t’a donné un papier ? C’est peut-être la lettre de celle de Montverger qui doit nous envoyer un mot d’écrit pour nous inviter à son repas ?
Il répondit :
— Non ! c’est pas celle de Montverger… c’est rien.
— Ah ! c’est un prospectus de marchand, je parie bien… Tu sais… le gars parisien qui s’installe pour quinze jours et qui vend à perte des couvertures d’Amérique… Fais voir !… Tu crois que ce n’est rien, toi, cela !
D’un geste instinctif Philémon mit la main sur son gousset.
— C’est pas un papier de marchand… C’est rien, que je te dis !
Elle se redressa et marcha sur lui.
— Donne-moi ce papier… Tu ne sais seulement point lire !
Il chercha dans les poches de sa veste et puis, à demi étendu sur le banc, il fouilla lentement dans son gousset.
— Hé bé ! où est-il ! Je ne le sais point ! Je dois l’avoir perdu.
La Loïse avança vivement la main.
— Badaud ! le voilà qui sort de ta poche tout seul !
Elle poussa la carte sous le nez de Philémon et puis elle s’approcha de la porte pour lire en pleine lumière.
Alors ce fut très beau.
Elle changea de couleur, la Loïse ! ses mains se joignirent sur sa poitrine émue, son cou fléchit. Et ce cri, ce cri aigu d’abord et puis vite étranglé, cette lamentation déchirante d’un pauvre être à bout de forces et qui s’abandonne !
Elle risqua deux ou trois pas chancelants et dans le fauteuil d’osier se laissa choir de son haut. Plouf !
A ce moment la Rougeline entra. Loïse tendit vers elle ses deux bras, si faibles !
— Vingt-cinq ans ! gémit-elle ; vingt-cinq ans de mariage et voir ça !
L’autre se tourna vers Philémon.
— Y a-t-il donc un malheur ?
Le bonhomme, l’œil rond et les doigts écartés, ne savait que répéter : Hé bé ! Hé bé !
— J’étouffe ! souffla Loïse… défais ma corselette.
Sa coiffe du matin, une quichenotte à bavolets, était descendue sur ses yeux et l’on ne voyait que le bas torturé de sa figure.
— J’étouffe ! c’est le chagrin qui remonte, qui remonte…
Rougeline s’approcha pour dégrafer le corsage, mais ses doigts chatouillèrent Loïse qui eut un petit hoquet fort drôle.
Par bonheur, la Rougeline s’en prit à Philémon.
— Venez donc m’aider ! cria-t-elle… votre femme, elle va peut-être passer… Je ne sais pas ce qu’elle a, moi… vous êtes là à regarder…
Philémon s’approcha en tremblant et, ne sachant que faire, posa sa main sur le bord de la quichenotte qui bascula tout à fait et couvrit le visage de Loïse.
Celle-ci se dressa comme un diable.
— Fumellier !
Tête nue, les yeux flambants, de sa dextre tendue, elle montrait la porte.
— Fumellier, ne m’approche pas !
La Rougeline joignit ses mains grasses.
— Est-il possible, Seigneur !
Et puis elle ajouta, comme indignée par tant d’injustice.
— Loïse, tais-toi ! Philémon ne mérite pas ça !
— Il ne le mérite pas ! Regarde un peu s’il ne le mérite pas ! Je suis peut-être folle à cette heure ! Cette femme que tu vois sur cette image, c’est Henriette… Tu ne la connais pas, Rougeline… Je ne la connais pas non plus… Mais lui, il peut te dire l’endroit où elle habite et la rue et le numéro. Ah ! démon ! va-t’en la retrouver !
Le bonhomme battit en retraite. Une quinte de toux le secoua.
— Guette-le, Rougeline ! guette-le ! n’a-t-il pas l’air galant avec son jabot rentré ? Tousse, chien gâté ! Tousse et crache ! Je suis là, moi, pour te faire de la tisane… Dire que j’ai soigné ça aux œufs et au beurre pendant vingt-cinq ans !… Et si j’avais voulu, je ferais la dame aujourd’hui, dans un beau logis, chez un monsieur de ville !
D’un coup de pied, elle envoya dinguer une petite escabelle de bois blanc qui se trouvait à côté du fauteuil.
— Si je n’avais pas la crainte de Dieu, rugit-elle, je te briserais en miettes sous les clous de mes sabots !
La Rougeline la prit aux épaules et se mit à lui parler comme personne sensée et que rien n’étonne plus.
— Apaise-toi, disait-elle… Pauvre ! tu n’es pas la première après tout !… les vieux comme les jeunes, ils sont tous pareils.
— Non ! ils ne sont pas tous pareils… Il y en a qui sont beaux et d’autres qui sont laids, qui sont laids, bon Jésus ! Non ! mais guettez-moi cette figure… N’a-t-il pas bien l’air qu’il faut pour charmer les jeunesses ? Dis, Rougeline, ce nez qu’il a, ce nez qu’il baisse, croyais-tu qu’il suivait avec ça la piste des créatures ?… Henriette ! Henriette !…
Ce nom sembla jeter la bonne femme à une fureur nouvelle. Elle trépigna, volta, frappa du talon la carte qu’elle avait jetée à terre et puis :
— Houch ! chien gâté ! Sors de ma maison ! Sors de mon parterre ! Sors de mon courtil ! Ote-toi de ma vue, vieux grelotteux !
A reculons, Philémon avait gagné le seuil. Elle lui jeta la porte au nez sans cesser de le honnir à tue-tête.
La Rougeline, ayant regardé par la fenêtre, chuchota :
— Il trotte ! il trotte ! Tu peux reprendre haleine, poison !
Elles se regardèrent et puis toutes deux, face à face, les mains aux hanches, lâchèrent leur rire. Et ce rire les secoua, les étrangla, leur brouilla la vue, leur démolit le ventre pour les jeter enfin sur le banc de table brisées, moulues, hoquetantes.
Loïse, les deux mains sur son ventre mou, déclara, quand elle put parler :
— Ma bonne, je crois qu’il faut prendre une tasse de café, là-dessus.
Et Rougeline :
— Avec une petite goutte… J’ai le sang tourné !
Loïse alla chercher le café, le sucre, les biscuits, et tout.
A midi, Philémon tourna un bon petit moment dans le courtil avant d’entrer chez lui. Par la porte grande ouverte il voyait cependant la table proprement mise et la soupière fumante. Il toussa, toussa… A la fin, Loïse parut au seuil :
— Faudra-t-il que je porte ta pitance dans la plaine ? demanda-t-elle sèchement.
Il entra, prit place à table et, ayant levé les yeux, il vit, bien devant lui, piquée au cadre de la glace, la galante image qui lui souriait et lui envoyait son baiser.
Il dit :
— Tu m’as fait affront, Loïse… tu m’as fait affront devant le monde pour un défaut que je n’ai jamais eu.
— Mange ta soupe ! répondit-elle.
Il baissa l’oreille et il émit une petite toux attendrissante.
Loïse resta hérissée. Alors il mangea vite, sans dire un mot, content, en somme, de s’en tirer sans plus de dommage. Seulement, au moment où il se levait pour sortir, Loïse lui demanda de son air le plus naturel :
— Quand tu la reverras, Henriette, tu lui demanderas, de ma part, le nom de sa tailleuse… voici le beau temps qui vient et je veux me mettre à la mode nouvelle…
— Je pense que tu es folle ! dit-il ; et il s’en alla en levant les épaules.
Le soir de ce même jour :
— Philémon, dit Loïse, tu sais peut-être le nom de ce costume qu’elle porte, Henriette ?… Ce n’est pas un tablier… ce n’est pas une chemise pourtant !… C’est peut-être un cotillon ?… C’est-il un cotillon, dis, Philémon ?
— Tu m’ennuies ! Je vais me coucher.
— Moi aussi, Philémon, je vais me coucher.
Elle alla se coucher en effet, mais toute seule, dans un lit de la chambre réservée.
Le lendemain, le bonhomme vit Loïse trois fois, à l’heure des repas. Le matin, elle lui dit :
— Ce cotillon qu’elle porte, Henriette, je ne sais pas s’il est doublé ?
A midi, montrant la carte :
— Pour un costume comme celui-ci, il me faudra un demi-mètre d’étoffe, j’en ai parlé à Rougeline… Je suis plus forte qu’Henriette, mais avec un demi-mètre en grande largeur…
Enfin, le soir, elle déplia devant lui un mouchoir de cou violet comme en portaient celles d’autrefois.
— J’aime mieux vingt francs dans ma poche que dans celle du marchand… J’ai ce fichu qui ne servira jamais à rien… en le coupant, il fera l’affaire, je pense bien… Et c’est de l’étoffe comme on n’en voit plus… touche un peu, c’est à pleine main !
Elle le força à toucher l’étoffe et puis elle en eut pour un bon quart d’heure à examiner comment elle arrangerait la chose. Elle se plaquait le fichu sur les reins, se ceinturait, s’enveloppait le buste ou seulement les jambes… Une femme à tuer !
— Je crois que je mettrai une petite guimpe ! conclut-elle en repliant le fichu.
Puis elle passa dans sa chambre et cria : Bonne nuit ! en poussant le verrou.
Cette vie dura deux jours. Le jeudi, Philémon devait conduire un veau à Niort, chez Carassou, le boucher. Il trouva ses hardes préparées comme à l’habitude, son chapeau brossé, sa bourse sur la table. Il s’habilla et il s’apprêtait à sortir quand Loïse cria du grenier :
— Songe bien à demander l’adresse de la tailleuse !
Le bonhomme, qui s’en allait content, plia les reins comme un limonier sous le coup de fouet.
— Nom de d’là ! jura-t-il, j’en ai assez !
Il revint sur ses pas, rafla la carte qui était toujours piquée au cadre de la glace et sortit en faisant claquer la porte.
Il fit un peu claquer la porte de la maison, fit claquer fort la barrière du courtil et, quant à la porte de l’étable, il l’ouvrit d’un grand coup de pied.
Relevé, détaché, bridonné en un tour de main, le veau comprit sans doute que l’heure n’était pas à la flânerie, car il se mit à trotter comme un petit poulain.
A mi-chemin de la ville, Philémon, qui se sentait à bout d’haleine, attacha le veau à un arbre et s’assit sur l’accotement de la route.
Il faisait beau, il faisait doux ; Loïse était loin. Il n’y avait d’ailleurs personne en vue ; Philémon était seul avec une petite bête docile qui le regardait de ses beaux yeux calmes. Après la vie endiablée des jours précédents, le bonhomme savourait la joie de respirer librement comme il eût savouré un bol de lait après un long jeûne.
Il tira la carte de sa poche ; il ne l’avait pas vue en somme… Il la prit d’une main, puis de l’autre, la rapprocha, l’éloigna. Eh bien ! à la considérer tranquillement, loin du danger, elle ne lui produisait pas du tout mauvaise impression ; et il pensa tout haut, comme il lui arrivait souvent dans le silence des champs :
— Fi de nom ! Elle a de la qualité !… Elle est de première !
Songeant que Loïse le disait laid, tortu et grelotteux, il ne put s’empêcher de rire. Elle pouvait bien parler, vraiment, et prendre ses airs, quand il y avait, sur la terre, des femmes comme celle dont il tenait l’image !
« Mon Philémon chéri… Je t’embrasse… Henriette. » Cela, par exemple, c’était un peu fort… C’était une de ces choses obscures sur lesquelles l’esprit bute et chavire… Philémon ne s’y arrêta pas longtemps.
Henriette, Marie-Jeanne ou Léontine, à coup sûr ce n’était pas Loïse ! Non ! Ce portrait était celui d’une belle femme, bien coiffée à la mode et dont la peau semblait frottée de fine fleur de farine ; et cherchez-en à Niseré, des femmes pareilles !
Le bonhomme s’attarda en songerie.
Il était près de midi quand il arriva chez Carassou. Le boucher le pria à déjeuner et, comme il voulait l’entreprendre pour une vache, il n’épargna rien : rôti, côtelettes, vin blanc, vin rouge… et à la vôtre, Philémon !… et encore un petit coup, Philémon ! A la fin du repas, le bonhomme avait vendu sa vache.
Le cigare au bec, l’œil brillant, il s’échauffait à des discours avantageux, évoquait sa jeunesse, disait la hardiesse des gars de son temps et la rouerie des filles. A la femme de Carassou, il commença un compliment sur les dames bourgeoises, mais il ne put en venir à bout et tourna court.
Le boucher était un modèle à table ; ailleurs, non ! il emmena le bonhomme par la ville et le conduisit tout droit dans un sale petit café.
Dès qu’ils furent entrés, Carassou se prit à crier :
— Hé là ! Hé ! mère Augustine !… envoyez-nous Henriette !
Philémon dressa l’oreille comme un bidet de cavalerie. Il n’eut pas le temps de s’étonner : une grande fille accourait en sautillant, une grande créature au visage enfariné, coiffée à la mode s’il vous plaît, et qui n’était pas beaucoup plus vêtue que la demoiselle de l’image.
— Henriette, disait ce maudit gars de Carassou, apporte des verres et la bouteille aux trois étoiles… Celui-ci qui est avec moi, c’est mon ami Philémon, de Niseré.
La grande folle renversa la tête et fit la belle gorge ; une main sur l’épaule de Carassou, elle roucoula de façon comique :
— Philémon ! Philémon chéri !
— Qui que c’est ! clama le bonhomme ; c’est-y toué, Henriette ?
Les deux autres éclatèrent de rire. Alors il sortit sa carte et expliqua les choses ; sa surprise, à lui, en recevant ce portrait et puis les giries de sa femme, ses moqueries et le dégoût qu’elle faisait mine d’éprouver à son endroit.
La fille emplissait les verres et sa gaieté fusait. A grands coups de paumes, Carassou tapait sur la table, tapait sur ses cuisses.
— Ce n’est pas vrai, Philémon ?… non ! ce n’est pas possible !… Vous couchez seul, Philémon ?
Le bonhomme avala son troisième verre et fit d’un ton glorieux :
— Les belles femmes, elles ne manquent pas sur la terre !
Alors Carassou devint sérieux tout d’un coup. Il paya les tournées et rappela à Philémon qu’il devait lui amener sa vache à la huitaine. Après quoi, tout étant réglé, il se pencha pour une confidence.
— Père Bertaut, dit-il, je n’aime pas beaucoup me mêler des affaires des autres… mais il y a une chose que je sais… je veux vous la dire pour vous tirer d’embarras… Celle qui vous a écrit, elle n’est pas loin de vous : la voici !
— Qui te l’a dit ?
— C’est moi qui ai mis la lettre à la poste… Ainsi, vous voyez !
Là-dessus il sortit rapidement pendant que la fille, qui avait apporté un verre pour elle-même, versait la quatrième tournée.
A la nuit tombée, quand Philémon arriva chez lui, il ouvrit tout doucement la porte de l’étable pour déposer le licol de son veau ; il secoua nettement la barrière du courtil et il poussa avec une telle autorité la porte de sa maison que son élan le porta, tête basse et bras en avant, jusqu’à la table où Loïse mettait la nappe.
— Me v’là ! dit-il.
Loïse ne répondit rien ; simplement elle l’écarta et le fit choir sur le banc.
— J’ai vendu la vache ! annonça-t-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique.
Elle sourit dédaigneusement.
— Pauvre innocent ! Fallait vendre ma maison pendant que tu étais au marché… Donne-moi ton porte-monnaie ! ordonna-t-elle sèchement.
Son porte-monnaie ! Il alla le chercher dans une poche, puis dans une autre, le trouva enfin sous sa blouse, on ne sait où, dans un repli de sa chemise, peut-être.
Loïse l’ouvrit, compta, fronça les sourcils, recompta et d’une voix menaçante :
— Il manque trente francs ! Il t’a volé, Carassou !
— Carassou ? Il ne m’a pas volé ! J’ai payé mon écot, voilà tout !
Loïse lui jeta un regard terrible. Pendant un quart d’heure, elle lui mena une belle danse !
Il l’écoutait d’un air amusé, les deux coudes d’aplomb sur la table et la tête un peu penchée. Elle l’eût battu !
— Et puis, tiens, dit-elle en se retirant encore une fois dans sa chambre, tu es trop bête, il n’y a pas de plaisir ! Chacun te mène comme il veut. Voilà deux jours que Rougeline et moi nous nous moquons de toi avec cette carte. Tu n’as seulement pas compris qu’Henriette c’était moi, grand badaud !
L’aveu venait un peu tard. Le bonhomme se redressa et, la voix claironnante :
— Henriette ! Je l’ai vue, Henriette ! et pour sûr, elle ne te ressemble pas ! Ah bien, non ! par exemple ! elle ne te ressemble pas !
Le lendemain, ils ne se parlèrent pas. Le surlendemain :
— Ce n’est pas vrai, dis, que tu as vendu ma vache à Carassou ?
— Si ! j’ai vendu ta vache !
— Tu avais bu ! ça ne compte pas… Quand devait-il la prendre ?
— Je la mène jeudi.
— Tu ne la mèneras pas ! dit-elle simplement. C’est moi qui irai parler au Carassou.
Il s’éloigna en sifflotant.
Le jeudi, il mena la vache. Ayant tout préparé la veille, il s’esquiva avant l’aube ; pour ne pas arriver trop tôt à la ville, il dut muser en chemin. Il revint le soir, un peu moins ivre que le jeudi précédent. Quand Loïse voulut mettre la main sur la bourse, pour la première fois de sa vie il se rebiffa nettement.
A partir de cette heure, ce fut la guerre.
Le bonhomme, deux fois par semaine, filait vers Niort. Loïse avait beau lui cacher ses souliers et tenir ses hardes sous clef, il s’absentait quand même. Les cinq cents diables ne l’eussent pas retenu. Quelquefois la folie le prenait en plein travail ; alors il jetait son outil et coupait droit à travers la plaine, son long nez dans le vent, comme un chien grand quêteur qui a trouvé un souffle errant.
La nuit le ramenait généralement ; mais Loïse, dès la brune, avait verrouillé la porte et il s’en allait coucher dans le fenil.
Au chant du coq, il était dans la cour et, dressé sur ses pattes, il sifflait de petits airs.
Il prit goût à fumer et à faire le plaisant. Il marchait d’un pas élastique et ses yeux ne dormaient plus. Un soir que la Rougeline le harcelait, il lui lança tout droit :
— Quoi que c’est, la vieille ? C’est-il que tu veux que je t’embrasse ?
La voisine pensa choir ! Elle conta la chose à Loïse qui la reçut fort mal. Elles se brouillèrent.
Le bruit se répandit à Niseré que le père Philémon de la Commanderie avait eu un transport au cerveau et qu’il marchait en bon chemin de folie ; on découvrit ensuite qu’il buvait ; enfin on ne tarda pas à savoir qu’il se mettait en débauche en compagnie de galvaudeux et de claque-patins.
La Loïse fit front, en maîtresse femme qu’elle était. A toutes celles qui firent mine de la plaindre, elle rabattit le caquet.
Il faut le dire, d’ailleurs, elle fut longue à s’avouer sa défaite à elle-même. Elle mena la lutte de façon tenace, ardente et non point maladroite. Elle flatta et elle menaça, elle fut douce et elle fut hargneuse. Elle délaissa sa maison et suivit le bonhomme aux champs afin de le retenir au moins les jours ouvriers. Il trouvait moyen de lui échapper quand même. Un jour, comme ils étaient tous les deux à faner, il disparut pendant qu’elle faisait une courte sieste. Toute la soirée elle l’attendit en vain et le soir, chez elle, elle constata que l’armoire avait été ouverte. Cent écus manquaient.
Philémon rentra le lendemain, abominablement gris. Loïse l’attendait, en toilette, avec sa coiffe de cérémonie. Sur la table, à côté d’elle, il y avait un gros paquet de linge soigneusement épinglé et un panier couvert dans lequel elle avait vidé le tiroir aux écus ; il y avait aussi un bâton.
Loïse se leva à l’approche du bonhomme, saisit le bâton et le lui brisa sur les reins. Après quoi, elle prit le paquet sous son bras droit, passa le panier à son bras gauche et elle s’en alla.
Elle s’en alla chez sa sœur qui habitait au village de Quérelles, à une lieue de Niseré. Elle n’y resta pas longtemps. Quand on vint lui dire que Philémon vendait un champ et qu’il avait mis une servante en sa maison, un petit souillon, venu on ne sait d’où, qui laissait entrer les poules dans la chambre réservée, elle ne put y tenir. Elle revint à la Commanderie, chassa la servante et reprit le gouvernement.
A ce moment, par un hasard de Dieu, Philémon se fit gentiment rosser à la ville par quatre jeunes vauriens. Il rentra chez lui endolori et repentant. Loïse le soigna ; tant qu’il eut des bosses il se tint benoîtement devant elle, filant doux et travaillant en premier valet.
Elle pensa qu’elle l’avait en main. Pour l’éprouver, elle lui jeta son tabac au feu ; il ne dit rien. Elle lui remit mille francs et lui fit commander d’acheter une vache chez un voisin. Il acheta la vache neuf cents francs et rapporta les dix pistoles.
La joie de Loïse fut telle qu’elle acheta de l’encaustique et passa une belle journée à fourbir tous ses meubles.
Cette trêve dura deux semaines, exactement. Le quinzième jour, Philémon, qui revenait du travail, eut l’idée de faire un petit détour pour jeter un coup d’œil à sa luzerne dans un clos écarté. Arrivé devant son champ, il eut la surprise de voir six moutons étiques qui s’ébattaient dans la seconde coupe.
Il commença par jurer un grand coup et puis son nez remua… Ayant pris le vent, le bonhomme fila vers une haie d’épines derrière laquelle il venait d’apercevoir un parapluie ouvert.
La bergère était là. C’était une grosse fille, d’esprit un peu bas et dont la réputation n’était pas très belle. Elle vivait surtout d’aumônes et de maraude et couchait, à mi-chemin de Quérelles, dans une masure abandonnée.
Philémon commença par lui parler de haut et sur la grosse dent ; la fille, qui connaissait la réputation du bonhomme, lui éclata au nez. Elle était laide sous son hâle et répandait de redoutables odeurs d’ail et de lait caillé ; mais elle avait des yeux jeunes et de grosses lèvres rouges et mobiles. Le bonhomme s’assit tout près d’elle.
Passa un des petits Rougelin ; il conta innocemment la chose à sa mère qui s’arrangea bien pour en informer la voisine.
Tout le village, d’ailleurs, fut vite au courant. La bergère menait ses bêtes droit sur les terres de la Commanderie. On la vit rôder tout près de la maison, dans un pré où le regain lui montait aux chevilles.
Un matin, Loïse ayant voulu lui donner la chasse, la ribaude se retourna sur elle sans vergogne et lui cingla les jambes à coups de fouet.
La Loïse n’osa plus sortir de chez elle. Quelquefois elle montait au grenier et passait de longues heures derrière une lucarne d’où elle apercevait les champs de la Commanderie. Quand les moutons étaient en vue, la colère la rongeait comme une petite bête ardente.
Peu à peu, elle prit le pli de s’acagnarder au coin de son feu, les mains inoccupées. Elle maigrit, elle jaunit, elle tomba malade.
Philémon, lui, était rajeuni de quinze ans. Il se coiffait sur l’oreille et portait moustache. Il avait donné toute liberté à la bergère qui en avait profité immédiatement en amenant six moutons de plus.
Elle commença à loger ses bêtes à la Commanderie les soirs de pluie. Peu à peu, elle en vint à les y loger tous les soirs. Elle-même couchait dans le fenil.
Enfin le jour où Loïse fut tout à fait malade, elle se trouva là, naturellement pour la soigner.
Et, par un soir du mois dernier, Loïse mourut soudain, de colère rentrée, pour avoir vu cette créature aux sabots couverts de fumier pénétrer, pour la nuit, dans la chambre réservée.
Mercredi, 30 mars. — Ce soir, le père Hoursault est venu chez moi.
— Nous tuons notre cochon vendredi, m’a-t-il dit ; j’ai pensé que vous seriez peut-être content d’en prendre la moitié…
Dans le hameau où, depuis huit mois, je suis maître d’école, il n’y a ni boucher, ni charcutier, ni épicier, ni rien. Il n’y a que des paysans, de braves paysans qui ne tiennent pas à vendre leurs produits sur place, mais préfèrent bien les porter à la ville, où ils sont plus à l’aise pour les surfaire.
Jamais aucun d’eux, jusqu’à ce jour, n’était rien venu m’offrir, et je suis reconnaissant, mais là ! tout à fait reconnaissant, au père Hoursault de son amabilité et de sa complaisance. Je suis vraiment touché !… En voilà un, enfin, qui ne me considère pas comme un étranger ici.
La moitié d’un cochon, c’est beaucoup, mais comme l’occasion ne se représentera pas…
— A quel prix vendez-vous votre viande ?
— Au cours.
— C’est parfait !
Je suis allé chercher une bonne bouteille. Par ces temps brumeux, le père Hoursault a un faible pour le vin chaud. Nous avons donc fait chauffer le vin et nous l’avons bu, bien sucré.
Le vieux, mis en train, m’a conté ses souvenirs de la guerre, de la guerre de 1870, bien entendu. Maréchal ferrant, dans un régiment de cuirassiers, il a failli avoir la médaille militaire.
— Il y avait un colonel qui voulait se sauver… son cheval était déferré !… Il a demandé un maréchal… J’ai couru, mais un camarade a couru plus vite que moi : c’est lui qui a eu la médaille.
La médaille militaire pour avoir ferré le cheval d’un colonel qui fichait le camp !
Noble candeur ! Touchante naïveté !
Le vieux cuirassier de 1870 a une grande et belle figure qu’on dirait sculptée dans du cœur de chêne. Il a les épaules saillantes et d’énormes poings noueux… Sous cette vieille et rude enveloppe, se cache une âme neuve d’enfant.
C’est le paysan de mes lectures, « l’homme du pays », d’une raide loyauté, d’une honnêteté sans détours.
J’ai une impression de sécurité en mettant ma main dans la sienne, bien qu’il me serre trop les doigts et qu’il me fasse un peu mal.
Brave père Hoursault !
Je vais envoyer un mot à mon bon collègue et ami Billon, qui habite à une petite lieue d’ici. Je vais le prier de venir, dimanche, déjeuner à la maison avec sa jeune femme et ses deux charmants enfants. Nous terminerons ces vacances de Pâques par une petite fête. Nous avons tous bon estomac : nous mangerons des côtelettes de porc, un rôti de porc, des boudins et, au dessert, nous ferons, à tour de rôle, sauter une crêpe. Mme Billon chantera.
Jeudi. — Comme nous finissions de déjeuner, ma vieille bonne et moi, la mère Hoursault est entrée. Une maigre figure de chèvre blanche. Sa coiffe est blanche, ses joues sont blanches, ses lèvres même sont blanches. Une petite vieille adorablement propre et nette.
— Il faudra, dit-elle d’une voix flûtée et douce et timide, il faudra peut-être que vous veniez donner un coup de main pour tuer le cochon : mon gendre est pris de douleurs.
Cela ne fait pas trop mon affaire. Outre que j’avais disposé de ma journée pour un voyage à la ville, il me convient modérément de m’exhiber en tenue de charcutier dans une cour de ferme avec tous mes gamins autour de moi. Un maître d’école ne doit jamais prêter à rire. C’est par de petites fautes de ce genre, par des riens, par des impondérables, que l’on perd son prestige et que la discipline s’en va.
Je ne peux pas expliquer ces raisons de convenance à la mère Hoursault. Je ne trouverai cependant personne ici pour envoyer à ma place. Bien ennuyeux !
— Où tuez-vous votre bête ?
— Dans la petite cour, derrière la maison.
Eh bien ! dans la petite cour, cela peut encore aller.
— A quelle heure ?
— A sept heures au plus tard, mon bon monsieur !
Fichtre ! à sept heures, il fait à peine jour. Enfin !
J’ai offert le café à Mme Hoursault qui n’a pas osé refuser.
— Vous prendrez bien une petite goutte ? a dit ma bonne.
Ma bonne est une très brave femme, mais elle manque parfois de tact. Comment ose-t-elle forcer cette pauvre vieille, qui est si anémique et dont la voix s’entend à peine, à boire de l’eau-de-vie ? Elle lui en a versé, ma foi, une bonne dose.
La mère Hoursault, debout, sirote à petits coups son café à l’eau-de-vie. Elle parle de son cochon qu’elle a nourri exclusivement au lait, aux pommes de terre et à la farine. Je comprends qu’elle l’a nourri ainsi tout exprès pour moi, un monsieur, à qui il faut de belle viande propre.
Puis elle se plaint de son mari qui n’est pas commode.
Son café avalé, elle reprend de l’eau-de-vie avec un morceau de sucre.
Brave mère Hoursault !
— C’est une vieille araignée ! dit ma bonne, en pliant la nappe.
Vendredi. — Une vilaine aube livide. Il pleut tout bas.
Dans la petite cour, derrière la maison, nous attendons, le buraliste du village et moi. Le buraliste est un jeune homme, mutilé de guerre, qui a laissé son bras gauche dans une ambulance de Champagne. Hier, le père Hoursault, qui était à la ville, a pris son sac de tabac dans sa voiture, et lui, ce matin, en échange, vient donner un coup de main. Un service en vaut un autre.
A pas lourds, « l’homme du pays » sort enfin de sa chaumine enfumée. Noble tête !
Premièrement, il faut peser le cochon. Nous allons le peser vif, puis nous le pèserons mort. Cela, pour qu’il n’y ait pas de contestations dans le partage. Le père Hoursault prend sa moitié ; moi, la mienne, le fils Hoursault aura sa part et le gendre également un petit morceau. Ces deux laboureurs ne sont pas ici ; cela se comprend, d’ailleurs : pour ce qui doit leur rester !
Pour peser le cochon, nous le ferons entrer dans une sorte de cage à claire-voie que nous porterons ensuite sur la bascule.
La porcherie est toute noire ; le cochon dort.
Hoursault tient la cage ouverte devant la porte. Le buraliste et moi, plus ingambes, nous entrons.
— Lève-toi, dit le buraliste ; lève-toi, pauvre vieux !
Le cochon ne bougeant pas, je lui flanque mon pied au derrière.
Le pauvre vieux se relève d’un seul coup, fonce comme un sanglier et nous voilà tous les deux à terre, le buraliste et moi. Que dis-je, à terre ! Plût à Dieu ! Nous sommes dans le fumier, et je me suis, en tombant, cruellement écorché le coude à une pierre de la muraille. Cette bête féroce va-t-elle maintenant nous éventrer ?
Hoursault jure ; il s’impatiente.
— Tenez pas debout, donc ?
Nous nous considérons, le cochon et nous, avec méfiance. Brusquement, nous nous précipitons : le buraliste saisit la queue, moi je m’accroche aux oreilles… mais le cochon nous emporte en une ronde infernale ; nous nous heurtons aux murs, nous nous déchirons. Le cochon grogne de colère ; à la porte, Hoursault jure plus fort.
A la fin, je tombe dans l’auge, vide heureusement ! Je saigne partout. Que le diable arrête ce cochon s’il en a le pouvoir ; moi j’y renonce !
Alors Hoursault fait simplement :
— P’tit ! P’tit !
Et la bête entre toute seule dans la cage.
Le cochon pèse deux cent vingt livres. J’inscris sur un calepin : 220. Hoursault met onze petits cailloux sur l’appui d’une fenêtre : onze vingts.
Hoursault a de grands couteaux comme un boucher. Mais il ne s’en servira pas. Il sort de sa poche un petit couteau à manche de corne. J’espère qu’il ne va pas saigner cette malheureuse bête avec ça !
— Vous n’y pensez pas, père Hoursault !
Il ne faut pas lui faire la leçon. Ce couteau, il l’a trouvé sur la route, complètement rouillé. Il s’est amusé à l’aiguiser et maintenant le couteau est sans pareil… Que personne ne vienne dire le contraire ! Hoursault, ancien maréchal, s’y connaît en aciers, peut-être !… Ce couteau coupe comme un rasoir.
— Mieux qu’un rasoir, vous entendez !
Mon coude écorché colle à ma chemise ; j’ai la main gauche en sang. Le vieux repasse lentement sa courte lame sur une pierre douce.
— As-tu la médaille militaire ? demande-t-il au buraliste.
— Oui ! fait l’autre.
Le vieux crache de côté.
— Moi aussi, j’aurais dû l’avoir. Il y avait un colonel…
— Hoursault, nous sommes ici pour tuer le cochon.
Je fais un nœud coulant et, à travers les barreaux de la cage, j’attache les pattes de la bête.
— Cré nom ! jure le vieux ; pas comme ça !
Son couteau en main, il a l’air d’un redoutable primitif.
Il attache la corde à sa manière ; nous faisons sortir la bête et nous la conduisons sur un petit lit de paille.
Brutalement, — car je commence à m’impatienter, — je tire sur la corde et le cochon s’abat. Le vieux lui met son genou sur la tête. Enfin ! nous le tenons. Le plus difficile est fait. Le buraliste, qui ne peut plus nous aider beaucoup, obtient la permission de s’en aller.
La mère Hoursault arrive avec une terrine. Le cochon pousse des cris aigus qui réveilleront tous les gamins du village ; mes élèves vont accourir et ils verront leur maître en bel état et bien propre !
Allons ! vite ! vite !
Posément, lentement, le vieux rase la gorge, puis il me montre son couteau et, comme le cochon hurle, il crie pour se faire entendre :
— Comme un rasoir !
Je réponds : « Oui ! oui ! » à tue-tête, et je tire de toutes mes forces sur la corde qui lie les pattes, comme si cela devait avancer les choses.
Le petit couteau pique enfin et le sang jaillit. La terrine n’est pas là !
Hoursault retire son couteau, bouche le trou avec son pouce et tourne vers moi la plus féroce tête de barbare qui se puisse rêver. Il crie d’abominables injures, brandit son couteau, grince des dents ; ses yeux lancent des flammes.
Ce n’est pas à moi qu’il en a, c’est à sa femme ; il me prend seulement à témoin.
La vieille, qui est si blanche, si frêle, ne s’évanouit pas comme on pourrait s’y attendre. Elle s’approche de moi et, de son adorable petite voix flûtée :
— Guettez-le, mon bon monsieur ! Guettez-le ! Qué rosse !
Admirable franchise d’allures !
Je sourirais, je sourirais niaisement, si je le pouvais. Mais le cochon se démène comme on doit se démener quand on a un petit trou à la gorge. Cramponné à la corde, je tire des deux mains, de toutes mes forces ; si je faiblis, le cochon va se relever. Je ne peux pas rire ; non, je ne peux pas rire. Je sens d’ailleurs que mon lorgnon glisse sur mon nez humide de pluie, humide de sueur.
Le barbare, enfin, enlève son pouce, et, furieusement, d’un seul coup, plonge son petit couteau. Malheur ! il l’a plongé à faux, à côté du trou ; il a piqué dans les os de l’épaule.
La pauvre bête hurle, tire désespérément, et je danse au bout de la corde. Derrière moi, j’entends rire des gamins : cela devait arriver ! Mon Dieu ! cela va-t-il durer longtemps ? Mon lorgnon glisse, glisse…
Il tient à la vie, ce cochon ! N’en finira-t-il pas de mourir ? S’il se taisait, seulement !
Mon lorgnon tombe et ne se fêle pas. Un brouillard subit emplit le monde…
Le barbare plonge toujours son petit couteau. Les trous ont dû se réunir. Il me semble que je distingue une énorme plaie rouge où la lame pénètre, où le manche pénètre, où les doigts pénètrent.
Cela dure depuis combien de temps ? Une heure ? huit jours ? Cent ans ? Le barbare, d’une voix terrible :
— Il ne saigne point ! Levez-lui les pattes ! Cré nom !
Je ne peux plus ; je suis exténué. Le corps de la bête, cependant, se couvre de plaques rouges ; sa voix s’affaiblit, devient une lamentable plainte.
Hoursault retire son couteau et regarde le sang couler.
— N’ai point core touché le cœur ! observe-t-il.
Il tapote l’épaule de la bête ; il a bien le temps…
— Le buraliste a la médaille militaire… Et vous, ne l’avez point ?
— Ah non ! cela non, par exemple !… Vous savez, père Hoursault, achevez-le ou je lâche tout.
— N’en ai point pour longtemps ! Levez-lui les pattes !
D’un dernier effort, je soulève la pauvre bête ; soudain, elle se détend et rue ; je reçois le coup en plein sur les tibias.
Le barbare rugit :
— Sale bête ! je m’en vais te faire voir !…
Il plonge son couteau, le retourne dans l’affreuse blessure et soudain : couic !
Le cochon, brusquement, s’est tu ; il n’est pas mort, cependant…
La vieille recule et, furieuse, agitant les bras :
— Maudit chien gâté ! T’y as coupé le chalumeau !
Hoursault, un instant penaud, se relève, le couteau en main, tout éclaboussé de sang. Va-t-il battre sa vieille ? Va-t-il la tuer ?
Mon Dieu ! je n’y verrais pas d’inconvénient.
Je suis sale, je suis blessé partout, je suis hors d’haleine, et mes yeux distinguent si mal les choses autour de moi que je ne peux même pas retrouver la monture de mon lorgnon. Je vais m’asseoir : il arrivera ce qui arrivera.
Le fils Hoursault, qui s’en allait labourer, vient voir ce que nous faisons. Il jure laidement comme son père ; il ronchonne, donne à chacun son paquet. Qu’avons-nous fait depuis deux heures que nous sommes ici ?
Il couvre le cochon d’une brassée de paille à laquelle il met le feu ; on ne pourra pas prétendre qu’il ne nous a pas aidés.
Puis il s’en va, disant à sa mère :
— Celle de chez nous veut le quartier de devant.
Je passe la matinée accroupi près du cochon, entre les deux vieux. Nous lavons, frottons, raclons. Le petit couteau coupe comme un rasoir. J’ai le droit de le voir, non de le toucher.
— Un maladroit se blesserait à mort ! dit le vieux.
Lorsque je suis revenu, après déjeuner, la fille Hoursault sortait de chez ses parents. Elle était venue dire ce qu’elle désirait : on lui réservera un quartier de derrière.
Ces pauvres gens ont une singulière arithmétique : les vieux prennent la moitié, moi la moitié, le fils et le gendre un quart chacun… et il restera encore la tête, les pattes et la queue…
Nous avons installé le cochon sur une échelle, puis il a fallu dresser cette échelle contre un mur.
Nous avons donc levé le bout de l’échelle et je me suis placé dessous. J’ai, plus d’une fois, porté cent kilos sur mon dos, mais je n’avais jamais porté de cochon. Comme je dressais l’échelle, cette brute d’Hoursault, qui devait maintenir le pied, a tout lâché et j’ai reçu le poids sur les reins.
J’ai ressenti une douleur très vive, qui s’est apaisée cependant peu à peu. A l’heure où j’écris, elle semble se réveiller fâcheusement. Un muscle doit être déchiré, je ne peux pas remuer sans recevoir un coup de poignard dans les lombes.
Hoursault a fendu le cochon ; son petit couteau-rasoir coupe tout ce qu’il approche ; il a coupé les boyaux et j’ai assisté à une nouvelle scène entre les deux suaves vieillards. J’ai dû envoyer un gamin chercher ma bonne, pour je ne sais quelle obscure et sordide besogne de lavage sur laquelle je n’arrête pas ma pensée.
Ma bonne, qui n’est pas timide, a remis à sa place la vieille araignée.
Moi, pendant le reste de la soirée, j’ai pesé, pesé, pesé. J’ai pesé, à mesure que le petit rasoir coupait ; j’ai pesé la tête, les oreilles, les pattes, le foie, les intestins, toutes sortes de saletés. J’ai pesé par lots entiers, puis par moitiés, par quarts, par demi-quarts. Chaque fois que je marquais un chiffre, la vieille, ses lunettes sur le nez, se penchait sur mon épaule et vérifiait. Quand le travail a été fini, elle m’a demandé :
— En prendrez-vous dix livres, mon bon monsieur ?
— Comment ! mais j’en prends la moitié !
— La moitié !
Elle m’a regardé comme on regarde un fou. Puisque son fils prend le quart de devant et son gendre celui de derrière !… Je l’ai bien fait rire avec mon histoire de moitié !
— Que me resterait-il, à moi, mon bon monsieur ? Je ne tiens pas du tout à vendre ma viande ! Si je vous en cède, c’est pour vous rendre service.
Que dire ? Que faire ?
Me fâcher ! Jeter les hauts cris ! Presque tous mes élèves étaient là ! Ma dignité de magister avait déjà subi une assez rude épreuve ; je n’allais pas l’abaisser encore en disputant contre ces sauvages. Je reconnus donc, avec une amère hypocrisie, qu’une moitié serait beaucoup pour moi.
— Je ne prendrai qu’un quart, si vous voulez bien.
— Un quart !
— Je me contenterai même d’un jambon.
— Avec votre part de faux morceaux !
Et la vieille araignée compte sur ses pattes :
— Premièrement, un bout d’oreilles… et pis le foie… et pis…
Voilà !
Je suis le dindon de cette farce, mais je n’accuserai pas le coup. Demain je vais chercher le jambon, l’oreille, la patte et le reste ; je paye — fort cher probablement — puis, adieu la compagnie ! On ne m’y reprendra plus.
Ce soir, j’ai mal aux reins et je suis encore écœuré par cette odeur chaude de graisse, de sang et de tripaille. Il me semble que jamais je ne pourrai voir une côtelette de porc sans avoir le cœur soulevé.
Samedi. — C’est infiniment plus beau que je ne pensais.
Ce matin, je n’ai pas pu me lever seul ; je souffre atrocement des reins ; je dois avoir par là une vaste déchirure musculaire. J’ai donc envoyé ma bonne avec une brouette, chercher le jambon. Elle est revenue tellement furieuse — contre les Hoursault et contre moi-même — que j’aime mieux n’y pas songer.
Elle n’a rien rapporté du tout et, même si elle avait été moins en colère, je n’aurais pas osé la blâmer. On lui a offert en effet, en guise de jambon, le moignon de l’épaule, un gros os supportant quelques grammes de couenne et de tendons ; encore voulait-on lui faire payer ça cinq francs la livre, le prix du filet à Paris !
La vérité m’aveugle enfin ! Le père Hoursault ne pouvait pas tuer son cochon sans l’aide de quelqu’un ; son fils et son gendre, ne voulant pas perdre une matinée de labour, il est venu me chercher, tout simplement. Et voilà pourquoi j’ai l’échine rompue.
Si ce n’était pas humiliant pour mon amour-propre, je reconnaîtrais que j’ai été gentiment embarqué par ce couple de paysans, gens du pays, honnêtes et sans détours…
Je m’imaginais qu’on voulait me rendre service !
Noble candeur ! Touchante naïveté !
Demain, Billon, sa femme et ses enfants vont faire dix kilomètres pour déjeuner d’une boîte de sardines et d’une omelette.
Cela va être drôle !
Dimanche. — Mes amis sont arrivés. Ma bonne a couru au-devant d’eux pour leur conter ma mésaventure. Moi, je suis cloué sur un fauteuil, avec des oreillers dans le dos. Sans se soucier de mon mal, sans pitié, sans vergogne, mes invités rient comme des fous.
— Mon pauvre vieux ! dit Billon, tu aurais bien dû te méfier ! Ils t’ont joué sans peine !
Je proteste.
— Mais non ! mais non ! ils ne m’ont pas joué ! Vous verrez que la mère Hoursault m’apportera un beau rôti ou bien une terrine de pâté.
Juste à ce moment, on frappe à la porte. La mère Hoursault paraît, un panier au bras.
— Victoire ! Vous voyez ! Hein ! vous voyez !
Devant ce monsieur inconnu et cette jeune dame en chapeau, la bonne vieille fait révérence. Puis elle ouvre son panier, demande une assiette, soulève un torchon douteux et dépose sur la table… une oreille de cochon ! Elle la pince entre ses doigts, la retourne.
— Elle est bien propre, bien raclée, dit-elle, le couteau coupait…
J’achève, malgré moi :
— Comme un rasoir !
— J’ai pensé que cela vous ferait plaisir, mon bon monsieur !
Brave mère Hoursault !
— Cela me fait plaisir, en effet ! Je suis touché, bien touché !
La vieille ne bouge pas. Attend-elle une tasse de café ? Attend-elle une goutte de marc ? Je ne veux cependant pas l’inviter à déjeuner.
Elle se mouche et dit :
— C’est cinq francs !
Ah ! bien ! Je n’ai pas d’argent sous la main et je ne peux pas bouger.
— Paye donc, Billon !
Billon paye et la vieille araignée s’en va.
Mes invités battent des mains. Billon saisit l’assiette et fait sauter l’oreille comme une crêpe.
— Tu la mangeras, au moins ?
— Eh bien, oui ! je la mangerai ! J’aime beaucoup ça, moi ! Ce n’est pas si cher que tu crois. Je la mangerai ! et je la mangerai seul.
Midi. Mes invités déjeunent. Moi, dans mon fauteuil, je mange l’oreille. Je mange l’oreille, bien que j’aie en horreur, depuis avant-hier, tout ce qui rappelle l’animal immonde.
Martyr jusqu’au bout, je croque de petits morceaux de caoutchouc, j’avale les débris d’une vieille chambre à air de bicyclette.
5 août. — Je comptais, cette année, être placé à la tête d’une école de village. Il n’en sera rien ! Si j’avais devant moi l’auteur responsable de cet échec, je lui chanterais peut-être bien un petit air…
Car enfin, je suis fatigué d’être instituteur adjoint chargé de la petite classe.
Depuis vingt ans bientôt, j’enseigne l’alphabet et les deux premières règles ! Vous me direz que ce n’est pas déshonorant : j’en tombe d’accord. Mais apprenez que j’étais un fort en thème à l’École normale !…
Je puis bien parler ainsi, car maintenant… Maintenant, je confonds Chilpéric et Gontran, je ne sais plus le nom des cols pyrénéens ni leur hauteur, et j’en suis resté, en analyse logique, aux élégances surannées des grammairiens fin de siècle.
Pour peu que je m’attarde encore avec mes bébés, je ne serai plus jamais à la page.
En avant !
Je ne peux pas cependant aller n’importe où. J’aime la pêche à la ligne, moi ! La gaule en main, quand un barbillon se décolle du fond ou quand une belle brème fait la planche, je frémis, je vibre, je vis enfin !
Je ne peux pas, d’autre part, obtenir un poste important, car j’ai été trop longtemps adjoint dans un pays perdu : mes collègues, plus favorisés, élèveraient leurs protestations si je faisais un bond compensateur.
— Vous comprenez bien cela ? m’a-t-on dit.
Si je le comprends ! C’est d’une si limpide absurdité !
En somme, je ne suis pas un monsieur très facile à caser. Eh bien ! j’avais pourtant trouvé mon affaire !
A Chantefoy, non loin d’ici, le père Buc vivait dans l’attente de sa retraite. Il m’en avait fort gentiment prévenu et, vite, sans ébruiter la chose, j’avais déposé ma demande. Chantefoy est un petit bourg assez agréable. Population tranquille, classe ordinaire, secrétariat de mairie ordinaire, logement modeste mais habitable ; pas de surprises à redouter, pas d’histoires. Et la rivière coule au bas du jardin.
A ma connaissance, il n’y avait pas d’autre demande que la mienne. C’était fait ! je vous dis que c’était fait ! j’avais emballé ma vaisselle.
Et puis : M. Buc ne prend pas sa retraite…
Je ne suis pas ennemi de la plaisanterie, à condition qu’elle soit inoffensive. Je n’appelle pas plaisanterie, par exemple, le jeu qui consiste à avancer une chaise à son invité, puis à la retirer brusquement au moment où il va s’asseoir, au risque de lui faire se rompre les vertèbres.
Et, dire stupide barbon, opiniâtre budgétivore, c’est proprement nommer M. Buc, que le diable emporte !
Soyons juste cependant ! Le bonhomme a cinquante-neuf ans ; il a peut-être eu, réellement, l’intention de demander une pension de retraite. Il en a eu l’intention et puis, le moment venu, il n’a pas pu se décider à partir. Partir, c’est mourir un peu !
Je songe au père Bourdon des Ronds-de-cuir . A l’idée qu’on allait lui fendre l’oreille, « il eut l’impression que les tripes, le foie, la rate et le pancréas lui tombaient pêle-mêle dans le bas-ventre. »
Il faut tirer cela au clair. Allons voir M. Buc.
10 août. — Je suis allé voir M. Buc.
— M. l’instituteur est-il chez lui ? demandai-je au buraliste de Chantefoy chez qui j’étais entré prendre des cigarettes.
— Sans aucun doute ! me répondit cet homme, avec un singulier sourire auquel je ne pris point garde sur le moment.
Je me présentai donc à l’école. Le tintement de la sonnette réveilla un chien fameusement gorgé et, en même temps, des bruits métalliques et considérables vinrent à mes oreilles. Je n’eus pas le temps de m’étonner : M. Buc ouvrait la porte.
Il était vêtu d’une veste en papier rouge, coiffé d’une casquette de piqueur, rouge également ; un poignard était passé à sa ceinture et il tenait en main un cor de chasse…
Je crois bien que je fis un mouvement de recul… mais, de sa bonne voix ordinaire :
— Mon cher collègue, entrez donc ! disait M. Buc.
Il m’emmena dans la cuisine, pria sa servante d’apporter des verres et, me regardant dans les yeux, dès que nous fûmes seuls :
— Que pensez-vous de moi, mon cher collègue ?
J’eus un battement d’ailes effaré.
Il éclata de rire, porta ma santé et dit tranquillement :
— Vous pensez en ce moment que le bonhomme est fou ! N’essayez point de nier… Eh bien ! le bonhomme n’est pas fou.
Le silence tomba entre nous. J’attendais la suite.
— Voici ! reprit-il. J’ai demandé pour la troisième fois une pension de retraite. Pour la troisième fois, on me la refuse ! Or, j’y ai droit !
Il frappa sur la table.
— Il y a quarante ans que je fais des versements pour ça… Quatre cent quatre-vingts mois, monsieur !… Il me semble que j’ai des droits ! je me mépriserais si je ne les faisais valoir ! Vous pourrez occuper mon poste, acheva-t-il, car je serai à la retraite avant peu.
— Il est toujours bienfaisant d’espérer, fis-je amèrement ; je dois vous avouer cependant que, depuis plusieurs années, d’autres m’ont bercé avec cette romance.
Il ne releva pas le propos.
— Donc, reprit-il, me voilà fou. J’ai longuement réfléchi, croyez-le, avant d’en arriver là. Il y avait d’autres procédés. J’aurais pu me livrer à l’ivrognerie, mais j’ai un mauvais estomac, monsieur. J’aurais pu commettre différents attentats que la morale réprouve ; par exemple, sous le fallacieux prétexte de communisme, j’aurais pu m’approprier le bien d’autrui… j’aurais pu attaquer mon prochain à main armée… Quand je vous dis que j’aurais pu faire tout cela, je me vante peut-être. On n’a pas impunément derrière soi toute une vie d’honnêteté. Le jeu, d’ailleurs, est assez dangereux, car nos juges ne comprennent pas toujours la plaisanterie. Me voyez-vous mis en prison et perdant, par ce fait même, tous mes droits à pension ? Accordez-moi donc qu’il eût été imprudent de faire figure de malandrin : la malhonnêteté, en pareil cas, n’est qu’un pis aller… Au contraire, j’ai bien le droit d’être fou ! Cela ne dérange personne, cela ne jette pas le discrédit sur mes collègues et je suis sûr que mon chenapan de neveu n’en sera pas ému. J’ajoute que c’est assez facile : il suffit de s’accrocher à une idée — j’entends une belle, bonne et saine idée — et d’en tirer logiquement, impitoyablement, toutes les conséquences. A votre santé, monsieur !
J’étais abasourdi.
— Mais, enfin, risquai-je, vous avez droit à une pension de retraite. C’est là une belle, bonne et saine idée. Je m’y accroche, monsieur Buc, et je ne vois aucun rapport entre cette idée et la folie, même réjouissante et simulée. Il n’y a pas de logique en cette affaire.
Il sourit.
— Vous n’êtes pas malin, mon cher collègue, permettez-moi de vous le dire. Un fou peut-il faire la classe ? Dites ! que voulez-vous qu’on fasse d’un fou à la tête d’une école ? Le mieux n’est-il pas de s’en débarrasser tout de suite ? Il me semble que c’est clair ! Ma retraite va être liquidée avec une surprenante rapidité. En attendant, je serai en congé, payé, naturellement. Je parie mille francs contre un sou que les choses vont se passer ainsi.
A ce moment la sonnette tinta. M. Buc reprit son cor et alla ouvrir.
Un homme entra — après quelque hésitation, me sembla-t-il.
M. Buc le fit pénétrer dans son petit bureau de secrétaire de mairie. Je compris qu’il s’agissait d’une déclaration de naissance.
— Gaston-Lucien, disait l’homme.
— Hubert ! ajouta M. Buc.
— Non, monsieur !
— Si, monsieur ! riposta froidement M. Buc. Je suis chasseur moi, monsieur, je ne suis pas communiste !…
— Je puis me retirer ? murmura l’homme.
Le son du cor lui répondit ; les vitres tremblèrent.
Le visiteur gagna vivement le vestibule, mais M. Buc le suivit ; il avait lâché son cor et il criait :
— Il sera Hubert ou il ne le sera point ! Je ne suis pas communiste, monsieur, je ne vous l’envoie pas dire !… Qu’est-ce que vous me chantez avec votre Lénine ? Est-il chasseur, oui ou non ? C’est comme votre Moustapha Kemal… Ma chasse est gardée : je lui secouerai les puces, moi, à votre Moustamal Kefa !
Le visiteur franchit le seuil et tira la porte sur lui. M. Buc revint vers moi en s’épongeant le front.
— Il fait vraiment trop chaud. Aujourd’hui, j’aurais été plus à l’aise en inventeur.
— Vous êtes également inventeur ?
Il me montra un vase plein d’huile au fond duquel se trouvaient deux billes de boulier-compteur.
— J’ai trouvé, dit-il, le mouvement perpétuel en attachant ces billes, par des fils très fins, au balancier de l’horloge. J’ai fait un rapport pour l’Académie des sciences.
Il cligna de l’œil :
— Et je l’ai adressé par la voie hiérarchique.
— Je comprends !
— N’est-ce pas ? Vous comprenez, maintenant ! par la voie hiérarchique !… Le surlendemain, l’inspecteur est venu me voir, comme par hasard. Ce jour-là, j’étais marin.
— Ah ! Vous êtes également marin ?
— Je suis pêcheur d’Islande.
Il m’emmena dans son jardin qui descend en pente douce vers la rivière. L’endroit rêvé pour tendre des verveux et des lignes de fond !…
Il ôta sa casaque de piqueur, se couvrit d’un cirage en papier goudronné et se mit à marcher par les allées en roulant sur ses hanches et en appelant :
— Madame Tressoleur ! Madame Tressoleur !
La vieille servante parut à la fenêtre ; elle joignit les mains et jeta sur son maître un long regard chargé de pitié.
— Elle me croit fou, elle aussi, chuchota-t-il ; elle n’est pas rusée.
Nous descendîmes vers la rivière.
— Venez voir mon submersible, dit le bonhomme ; il a vivement intéressé M. l’inspecteur.
Sur l’eau d’un baquet, un sabot de jardinier flottait.
— Il n’a rien de remarquable, votre bateau, observai-je.
— Regardez de plus près, dit M. Buc.
Je m’approchai et je vis que le sabot se hérissait de pointes recourbées.
— Ce sont des hameçons, expliqua M. Buc. Je précise : ce sont des hameçons à morues.
— Attention ! soufflai-je. Ne vous coupez pas : on nous écoute !
A quinze mètres de nous, en effet, une grosse dame pêchait à la ligne. Elle était en bateau, immobile comme une pile de pont, en plein soleil, au milieu de la rivière et elle nous regardait sans douceur, craignant sans doute que nous n’effarouchions le poisson. Une vraie pêcheuse.
M. Buc reprit à tue-tête :
— A votre âge, monsieur, vous n’êtes pas sans savoir que la morue se pêche à la ligne, stupidement à la ligne. Et quand vous avez ainsi tiré plus de mille morues très grosses, vos bras forts sont las, et je prétends, moi, que vous en avez assez !… Ne venez pas me raconter le contraire !… Vous me dites : accrochez un hameçon au bout d’une corde ! non, monsieur ! non. C’est la plus sombre des idioties ! Les morues, moi, je vais les chercher, directement, chez elles. J’attache dix mille, cent mille hameçons aux flancs de mon submersible et alors : plongez !… Je plonge !
Il plongeait en effet, s’accroupissait dans l’allée.
Dans son bateau, la grosse dame donnait des signes d’inquiétude.
— Émergez ! commanda M. Buc.
Et il se redressa comme un diable.
— Cent mille morues ! clama-t-il ; cent mille ! Je les amène au port, vivantes et frétillantes… et vous n’avez plus, monsieur, qu’à les cueillir avec la main comme on cueille les fruits sur l’arbre ! Parfaitement, madame ! acheva-t-il, en se tournant vers la pêcheuse qui repliait précipitamment sa ligne ; parfaitement ! osez dire le contraire ! osez donc un petit peu !
Tout à coup, il s’immobilisa, les yeux à l’horizon ; puis, à pleine voix, l’index pointé vers la dame :
— Un sous-marin par tribord ! pare à virer !
— Oui, monsieur ! balbutia-t-elle ; merci, monsieur ! merci !…
Saisissant une rame, elle s’éloigna le plus vite qu’elle put.
— Voilà ! dit simplement M. Buc.
Nous nous quittâmes, ravis.
— Ne me trahissez pas, dit le bonhomme, en me reconduisant ; il y va de votre nomination à Chantefoy.
Assurément je ne le trahirai pas.
Je laisse ma vaisselle emballée.
17 août. — M. Buc est à l’hospice !
Le maire de Chantefoy lui avait envoyé un médecin, l’inspecteur d’académie lui en avait envoyé un autre. Fidèle à son programme, le bonhomme a dû leur tenir d’étonnants discours. Si bien que deux infirmiers sont venus le chercher hier matin ! Il s’est débattu, il s’est défendu. Les infirmiers, deux sombres brutes, après l’avoir laidement accoutré de horions, l’ont ficelé et jeté dans la voiture comme un paquet. Les gens du village avaient, paraît-il, les larmes aux yeux.
Ceci passe la plaisanterie. Heureusement pour M. Buc, je suis là.
18 août. — J’arrive de Chantefoy. J’ai vu le maire, j’ai vu la servante de M. Buc, j’ai vu les voisins. Ils n’ont rien compris à ce que je leur ai expliqué ! Quelles cervelles obtuses ! Il y a, sous le soleil, des gens bien réfractaires à la plus simple vérité !
Ils m’ont donné, cependant, l’adresse du neveu de M. Buc.
Je lui écris dès ce soir.
20 août. — Je suis allé à la consultation du premier médecin qui examina M. Buc. Il n’a prêté à mon histoire qu’une oreille distraite.
— Tranquillisez-vous, m’a-t-il dit ; cet homme est nettement fou.
Je n’ai pas insisté. Je lui ai demandé si je lui devais quelque argent pour le service qu’il me rendait. Il m’a répondu :
— Cent sous !
21 août. — Le médecin de l’administration ne m’a pas demandé d’argent ; il m’a envoyé promener.
Le neveu ne répond pas. Je lui télégraphie. Je commence à m’énerver.
25 août. — J’ai ma nomination à Chantefoy. Cela, c’est bon. Sous prétexte de remercier l’inspecteur d’académie, je vais aller lui conter cette lamentable aventure. Il avisera.
27 août. — M. l’inspecteur d’académie, étant fort occupé, ne m’a accordé que cinq minutes d’entretien. Il m’a félicité ironiquement d’être plus clairvoyant que deux médecins réputés et que les éminents psychiatres de l’hospice.
28 août. — Réponse du neveu. Il se moque de cette affaire. Pour lui, d’ailleurs, l’oncle était fou depuis longtemps.
Ça va bien !
Cette semaine, il faut que je m’occupe de mon déménagement. J’aurai fini, je pense, samedi matin. Samedi soir, je vais droit à l’hospice et je leur dirai ce que j’ai sur le cœur, aux éminents psychiatres !
J’en ai assez, à la fin !
3 septembre. — M. le médecin-chef n’a pas voulu me recevoir. Je n’ai vu qu’une vieille infirmière barbue qui, d’ailleurs, ne m’a pas écouté.
Le règlement s’oppose formellement, paraît-il, à ce que je voie M. Buc.
10 septembre. — Cette pitoyable affaire me rend malade. Je ne mange plus, je ne dors plus. Je suis empoisonné.
Je n’ose plus dire ce que je sais : on finirait peut-être par m’enfermer, moi aussi.
19 septembre. — Enfin ! Je vais donc tirer ce malheureux de l’enfer ! J’ai rencontré, hier, à la ville, un jeune médecin nouvellement attaché à l’hospice. Un homme délicieux !
Il m’a écouté ! il m’a compris ! Il s’est discrètement égayé lorsque j’ai représenté le père Buc en piqueur et en marin.
Je ne lui reprocherais que l’apparence d’un certain dilettantisme moral : il m’a semblé qu’il souriait aussi de mon étonnement et de mon indignation.
Il s’occupera de l’affaire : c’est le point essentiel. Il va, pendant quinze jours, remplacer le médecin-chef qui prend un congé. Il m’a dit :
— Je serai à l’hospice tous les matins, de neuf à onze heures. Venez à onze heures par exemple… et ne craignez pas d’être importun. Il sera peut-être bon, cependant, que vous m’accordiez quatre ou cinq jours pour examiner ce cas tout à loisir.
Quatre ou cinq minutes suffiraient largement à mon avis ! Mais enfin, je veux bien laisser à ce médecin si scrupuleux le temps qu’il lui faudra pour arriver à une certitude absolue. J’irai à l’hospice dimanche matin.
Monsieur Buc, vous me devrez une fière chandelle !
25 septembre. — Le jeune médecin me reçut tout de suite.
— Eh bien, docteur ?
— Eh bien, il est fou ! me répondit-il en souriant.
Je ne suis pas d’une patience surprenante. Le sourire du médecin me sembla cynique et exaspérant. Je me levai avec brusquerie et je ne fus pas avare d’insolences ! Je crois bien même que je parlai du procureur de la République et d’un ami journaliste singulièrement féroce.
— Car enfin ! il n’est pas fou ! Je l’ai vu le 10 août ; il simulait la folie, mais il n’était pas fou ! Non, monsieur ! et c’est tout simplement monstrueux !
Le médecin me laissait aller. Quand je fus à bout de souffle, il parla à son tour :
— Monsieur, me dit-il, rien ne m’autorise à penser que vous vous soyez trompé. Le 10 août, notre malade simulait la folie, votre parole m’en est un sûr garant. Certains indices me porteraient à croire que, le 16 août, à son entrée dans cet établissement, il était exaspéré, mais lucide. Quelques jours d’hébétude ont suivi. Les premiers symptômes nettement spécifiques se placeraient, je crois, entre le 27 et le 30 août. Vous excuserez, monsieur, ce manque de précision : je ne suis attaché à l’établissement que depuis le 5 septembre.
— En somme, repris-je, il est entré ici sain d’esprit et il en sortira radicalement fou !
— Il n’en sortira vraisemblablement pas, répondit doucement le médecin. Il présente un cas typique de vésanie incurable. Il simulait la folie, disiez-vous, afin d’être mis à la retraite ? maintenant il a repris la férule et il enseigne passionnément du matin au soir ; sa grande terreur est qu’on ne le trouve pas assez zélé. Il est, d’ailleurs, tout à fait inoffensif. Voulez-vous le voir ?
Non, à la vérité, je ne voulais plus le voir ! Mais je ne répondis pas : j’étais écrasé.
Le médecin pria un infirmier de l’aller chercher.
Et je le revis, M. Buc ! Sans ventre, sans bajoues, sans double menton, avec des yeux… des yeux de fou, enfin !
Il récitait la table de multiplication…
Devant moi, il hésita une seconde ; du moins il me sembla qu’il hésitait comme on hésite devant une figure aperçue autrefois dans le lointain des années.
— Non ! dit-il, je ne suis pas bon pour la retraite ; j’ai vingt-huit ans depuis hier matin.
Il me regarda encore, et si fixement que je baissai les yeux.
— Toi, reprit-il, tu m’as l’air d’un traître ! Tu me conjugueras dix verbes au subjonctif ! et je te ferai extraire des racines carrées, tu m’entends ! carrées ! carrées ! et même cubiques ! vilain étourneau paresseux !
Sur un signe du médecin, l’infirmier l’emmena. Je n’avais plus qu’une idée : m’en aller ! fuir cette maison !
— Je vous remercie, bredouillai-je, vous êtes bien bon… Je sais qu’il sera convenablement soigné chez vous… Je connais votre zèle, votre dévouement, votre savoir…
— A votre service ! me dit le jeune médecin avec son gracieux sourire.
29 septembre. — Je n’avais pas d’épuisette. Je pêchais le gardon avec une racine quasi imperceptible et j’ai piqué une brème de deux livres ! Je n’aurais jamais cru pouvoir sortir une bête pareille au bout d’un fil d’araignée. Je l’ai eue quand même, mais je l’ai bien tenue sur l’eau pendant trois quarts d’heure !
La main me tremble encore en écrivant et je sens mon cœur battre comme après une course rapide. J’ai faim ; de pareilles émotions creusent.
Après tout, je crois que je vais être richement bien à Chantefoy !
FIN
Pages
|
||
I.
|
— Sous la bonne étoile | |
II.
|
— Conte de la fille qui aurait voulu être un garçon | |
III.
|
— Sur la pointe des pieds | |
IV.
|
— Camille et les bonnes choses | |
V.
|
— En se dandinant | |
VI.
|
— Comment l’esprit vint à Philémon | |
VII.
|
— Comme un rasoir ! | |
VIII.
|
— La retraite de M. Buc, instituteur |
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C
ie
8, rue Garancière