The Project Gutenberg eBook of Les ruines en fleur

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Title : Les ruines en fleur

Author : G. Chantepleure

Release date : January 4, 2024 [eBook #72620]

Language : French

Original publication : Paris: Calmann-Lévy

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUINES EN FLEUR ***

GUY CHANTEPLEURE

LES
RUINES EN FLEURS

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER , 3

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18.

FIANCÉE D’AVRIL , 31 e édition ( Ouvrage couronné par l’Académie française )
1 vol.
MA CONSCIENCE EN ROBE ROSE , 24 e édition ( Ouvrage couronné par l’Académie française )
1  —
AMES FÉMININES , 16 e édition
1  —
SPHINX BLANC , 22 e édition
1  —
L’AVENTURE D’HUGUETTE , 16 e édition
1  —
LE BAISER AU CLAIR DE LUNE , 20 e édition
1  —
LA FOLLE HISTOIRE DE FRIDOLINE , 20 e édition
1  —
MALENCONTRE , 23 e édition
1  —
LE HASARD ET L’AMOUR , 15 e édition
1  —
LA VILLE ASSIÉGÉE , 9 e édition
1  —

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

Copyright, 1913, by CALMANN-LÉVY .

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY

A UNE JEUNE FILLE

Qui m’avait demandé d’écrire pour elle « une histoire très romanesque et un peu invraisemblable. »

G. C.

LES RUINES EN FLEURS

PROLOGUE

— D’un frais chaperon de verveine,
Mes blonds cheveux seront coiffés,
Sur mon corselet de…
Un fichu blanc…

… Dans le petit salon qu’elle appelait son cabinet de travail et où se pouvait, effectivement, deviner, en dépit des tentures à bouquets roses, des étagères frivoles, des bonheurs-du-jour ouvragés et de mille inutilités délicieuses les habitudes d’esprit d’une jeune fille intelligente et studieuse, mademoiselle Irène de Champierre apportait toute son attention à chercher, sous les yeux de son « maître de poésie », une rime qui répondît au mot « verveine » et s’adaptât congrûment au troisième vers de la chanson qu’elle composait.

La beauté de mademoiselle de Champierre contrastait fort avec la joliesse des bergères et des colombines qui folâtraient, vêtues de clair et baignées de lumière blonde, sur les trumeaux de son boudoir. Sa taille un peu haute, sa grâce un peu fière, eussent paru mieux faites pour le luxe somptueux du grand siècle que pour les élégances raffinées du siècle suivant ; cependant la poudre seyait singulièrement à son teint de brune et surtout à ses yeux veloutés — des yeux admirables qui étaient aussi des yeux charmants et qui avaient bénéficié à la cour d’une sorte de célébrité sympathique, depuis le jour, déjà passé d’un an, où, voyant par hasard le comte de Champierre sans sa fille, la tout aimable Dauphine Marie-Antoinette avait amicalement exprimé l’espoir que rien de fâcheux n’eût retenu au logis « les plus beaux yeux du monde ».

— « D’un frais chaperon de verveine… Mes cheveux blonds seront »… Monsieur Antonin, est-ce que « futaine » rime avec « verveine » ? parce que… au lieu de corselet on mettrait… et puis… Monsieur Antonin… monsieur Antonin… ne m’entendez-vous pas ?

A cet appel, réitéré d’une voix bienveillante et presque rieuse, M. Antonin sursauta.

— Oh ! pardon, mademoiselle, fit-il.

— Comme vous êtes distrait ! s’écria la jeune fille. Tandis que je m’impatientais de ne point trouver ma rime, vous restiez là, immobile, fasciné par je ne sais quelle belle pensée, les yeux fixés sur moi… sans me voir très probablement ! Jamais cependant, si vous ne m’aidez, je ne viendrai à bout de ma strophe… La muse aujourd’hui ne me veut guère de bien !

— Veuillez me pardonner, répéta Antonin en prenant des mains de mademoiselle de Champierre le papier déjà tout raturé.

Quand Irène avait manifesté le désir de se familiariser avec les lois de la prosodie française, afin de composer elle-même les romances et les chansons qu’elle aimait à mettre en musique, M. de Champierre avait aussitôt pensé que nul ne serait plus apte à la diriger dans cette étude qu’Antonin Fargeot — un fort honnête garçon que d’aucuns disaient doué d’une intelligence rare et qui, se recommandant auprès des grands seigneurs autant peut-être par ses manières polies, ses vêtements toujours propres et son linge irréprochable que par son érudition, enseignait le latin au frère de la jeune fille depuis plusieurs années déjà.

Antonin Fargeot devait être jeune, mais jamais l’idée ne fût venue à personne de donner un âge quelconque à sa silhouette chétive, à son pâle visage allongé, à son vague sourire dont la douceur résignée se crispait souvent d’un peu d’amertume. Mademoiselle de Champierre avait su juger tout de suite à sa valeur cet homme pauvre, laborieux et fier, et elle l’avait apprécié pour l’élévation de son esprit et l’originalité de ses vues comme pour la dignité de son caractère. Aussi lui témoignait-elle de l’estime et lui parlait-elle toujours avec la plus grande bonté.

— Vous savez, reprit-elle ce jour-là, tandis que l’humble humaniste griffonnait nerveusement quelques mots, vous savez que S. M. la reine Marie-Antoinette a bien voulu accepter à l’avance la dédicace de ma romance et que même elle daignera chanter, au premier soir de musique, les vers que vous corrigez en ce moment ? N’êtes-vous pas très fier de cette faveur accordée à votre élève ?

— J’en suis heureux si vous en êtes heureuse, oui, certes, mademoiselle ; mais il y aurait de ma part, une grande présomption à en être fier !

Comme Antonin Fargeot répondait ainsi en souriant, Irène remarqua que le visage de celui qu’elle appelait gentiment son « maître de poésie » était plus pâle et plus tiré que de coutume et elle s’avisa tout à coup que certains sourires sont plus expressifs de douleur qu’un sanglot.

— Vous me semblez aujourd’hui fatigué et même triste, monsieur Antonin, fit-elle avec sympathie. Souffrez-vous ?

Une lueur de joie passa dans les yeux mornes de Fargeot.

— Je vous remercie, mademoiselle, répliqua-t-il, je ne souffre pas, mais je suis, en effet, très fatigué. J’ai travaillé ces derniers temps beaucoup et presque chaque nuit.

— C’est un tort, déclara mademoiselle de Champierre, votre santé ne résisterait pas à ce détestable régime. Quel est donc le travail qui vous absorbe si complètement ? Vous écrivez un livre, peut-être ?

— Oui, mademoiselle.

— M. de Vaudreuil qui vous a présenté à mon père et qui est, vous le savez, grand amateur des choses de l’esprit, tient en estime l’ouvrage que vous avez déjà publié, une sorte de conte philosophique, je crois ; mais il attend de vous plus et mieux encore, il attend de vous… beaucoup, en vérité ! Il dit — pardonnez-moi de vous rapporter son jugement — continua la jeune fille, que votre cerveau est un merveilleux instrument dont vous n’avez pas encore appris à jouer aussi hardiment qu’il conviendrait. Il vous reproche de manquer d’énergie, de trop douter de vous-même.

— Hélas ! mademoiselle, peut-être devra-t-il bientôt m’accuser d’outrecuidance ! Cette première œuvre n’est en effet qu’un essai timide, mais l’autre…

Mademoiselle de Champierre encouragea la confidence :

— L’autre ? répéta-t-elle.

— L’autre, reprit Antonin Fargeot d’une voix basse et frémissante, l’autre, ce sera le grand, le suprême effort de ma vie… Il y a des années que je la porte en moi. J’y mettrai tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que je rêve ! Quand j’y travaille, ma tête s’exalte, s’enflamme comme si j’étais ivre ou fou… et les nuits passent sans que j’en aie conscience… Raillez-moi, si vous voulez, mademoiselle, mais ce livre-là sera un chef-d’œuvre… ou ne sera pas. Écrire et publier un livre quelconque, à quoi bon, en vérité ?

— Bien loin de vous railler, je vous envie ! s’écria ingénument Irène. Être l’auteur d’un beau livre, exercer par la seule force de la pensée, à travers l’espace et le temps, une action qui peut être heureuse et bénie, sur des milliers et des milliers d’êtres humains… quelle admirable destinée !

En parlant, la jeune fille s’était à son tour animée ; « les plus beaux yeux du monde » brillaient d’un éclat éblouissant.

— Oh ! je voudrais pouvoir écrire en ce moment, murmura Antonin Fargeot.

Puis il ajouta très vite :

— J’ai grand besoin d’être encouragé.

— Je suis sûre que vous le serez bientôt par votre œuvre elle-même et c’est là le meilleur des encouragements, fit mademoiselle de Champierre ; mais, si vous ne vous ménagez pas plus, où trouverez-vous la force qui vous est nécessaire pour continuer, pour terminer votre belle tâche ?

Antonin Fargeot sourit encore de son sourire triste.

— Je vais vous surprendre beaucoup, mademoiselle, dit-il, car je n’ai point la mine d’un amoureux. Cependant, cette force, cette persévérance, cette volonté qui ne me sont point naturelles et dont j’ai besoin pour achever mon œuvre, je les ai trouvées jusqu’à présent, je les trouverai jusqu’à la fin, j’espère, dans une grande tendresse… ou plutôt dans le désir ardent que j’éprouve de me rendre digne, à mes propres yeux, d’une femme, d’une jeune fille… que j’aime.

— A vos yeux… et aux siens, je pense ? observa doucement Irène intéressée par cet humble roman.

— Aux siens ?… non… ce serait trop beau !

— Pourquoi ? N’espérez-vous pas l’épouser ?

— L’épouser, moi !… Non, mademoiselle.

— Est-ce donc qu’un obstacle sérieux vous sépare d’elle ?

— Un obstacle… oui.

— Mais les obstacles se franchissent… ou se renversent, insinua avec un sourire confiant la jolie chansonnière.

— Pas celui-là.

— Cependant, si vous deveniez très célèbre, par exemple ?… Mais je suis peut-être indiscrète ?

— Indiscrète, vous, mademoiselle ? Bonne, plutôt, trop bonne…

— Est-ce que ce sont les parents de cette jeune fille qui vous ont refusé sa main ? ou elle qui ne vous aim…

Elle s’interrompit, n’osant pas achever de peur d’être cruelle, attirée pourtant par cette histoire vraie, comme par une fiction séduisante qu’elle eût pu lire.

— Elle ! ah ! Dieu !… jamais la pensée ne m’est venue d’être aimé d’elle… seulement… c’est ma joie, malgré tout, de l’aimer… Je ne la vois pas chaque jour, non… mais chaque jour je sais qu’il se pourrait que je la visse… Puis quelquefois, j’entends son pas, son rire, sa voix qui chante… Plus tard, j’espère qu’elle lira mon livre… je ne puis rien espérer de plus… rien.

Il s’arrêta.

— Pas même qu’un jour elle se montrera touchée d’un amour si profond, si fidèle ?

Antonin secoua la tête.

— Pas même, répondit-il, car elle ne le comprendrait pas, cet amour dont je vis et je meurs tout ensemble… et peut-être y verrait-elle…

Il hésita :

— … une offense, acheva-t-il.

— Ah ! fit mademoiselle de Champierre, tandis qu’une ombre passait sur son front, elle n’est pas…

— Elle n’est pas de ma classe, non mademoiselle, reprit Antonin avec une sorte d’emphase douloureuse. Elle est née , comprenez-vous… moi, je ne le suis pas ! Alors, je pourrais devenir aussi célèbre que M. de Voltaire que je continuerais à ne pas exister pour elle… Et elle épousera sans doute, — avec joie ou indifférence, qu’importe ! — un gentilhomme qui n’aura peut-être jamais eu d’ambition plus haute que d’assister au coucher et au lever du roi et qui considérera comme un honneur d’y faire métier de laquais… Ainsi est le monde !

— Je vous plains, répliqua mademoiselle de Champierre, les yeux fixés sur le papier de la chanson… mais, reprenons… ou plutôt, non… je suis fatiguée…

Et elle se leva.

Sa voix s’était glacée ; son visage s’était fait sérieux, presque sévère.

La figure pâle d’Antonin se bouleversa.

— Ah ! mon Dieu, quelle folie de vous avoir dit tout cela, s’écria le malheureux. Oui, quelle folie… Peut-être un jour, un autre jour, l’auriez-vous su… mais je voulais qu’auparavant mon livre fût achevé, parce que… parce que je vous l’aurais donné… Et maintenant, tout est fini, tout est brisé… Ah ! mon Dieu, mon Dieu, comme on s’entend à se dépouiller soi-même du peu de bonheur qu’on a !

La jeune fille ne répondit pas. Sa contenance était très froide. Cependant ses yeux n’étaient point durs : ils avaient pitié. Debout, à quelques pas d’elle, Antonin Fargeot était si blême qu’on eût pu le croire prêt à défaillir.

— Écoutez, mademoiselle, murmura-t-il, le souffle pénible, oppressé, je vous ai bien aimée… Vous étiez mon âme… Mon âme ! comprenez-vous ? C’est par vous que je vivais, que j’agissais… par vous et pour vous, seulement… Je vous souhaite… oh ! sans amertume, je vous le jure… je vous souhaite d’épouser un homme qui vous aime aussi profondément, aussi absolument que je vous aimais… Adieu.

Irène répéta :

— Adieu.

Alors, éperdu, le jeune homme se précipita vers la porte ; mais là, il se heurta au comte de Champierre qui l’attendait sur le seuil, les bras croisés, un sourire d’ironie pinçant ses lèvres pâlies par la colère.

— Halte-là, fit le vieux gentilhomme comme Antonin s’arrêtait épouvanté, halte-là, monsieur le drôle !… Ah ! M. de Vaudreuil choisit bien ses protégés… Et c’est un joli coquin, en vérité, celui que je comble de mes bontés et qui m’en remercie en insultant ma fille !…

Antonin s’était ressaisi.

— Vous êtes dans votre droit en me reprochant d’avoir trahi votre confiance, monsieur le comte, dit-il, car jamais, ah ! jamais, je n’aurais dû parler… mais vous l’outrepassez en m’injuriant, car je m’enfuyais comme un coupable, après avoir fait l’aveu, non pas d’un espoir quelconque, mais de ma profonde misère… Et ce n’est pas une insulte que l’amour respectueux d’un honnête homme.

Le comte souriait toujours.

— Les voilà bien, messieurs les philosophes ! s’écria-t-il. Je ne serai vraiment pas fâché d’apprendre à l’un d’eux le cas que nous faisons de leurs phrases !

Et, ouvrant la porte, il appela du geste quatre grands laquais qui devisaient en flânant, dans la pièce d’attente.

— Ici et promptement, vous autres ! ordonna-t-il. Qu’on me jette ce drôle à la rue, après l’avoir bâtonné comme il faut !

Irène poussa un cri d’horreur.

— Ah ! pitié, pitié, mon père !…

Mais, brusquement et sans lui laisser le temps d’intercéder pour le pauvre diable qu’elle jugeait plus malheureux que coupable, son père l’entraîna dans une autre chambre.

Quelques instants après, Fargeot se retrouva dans la rue, ivre de douleur et de rage.

Écrasé par le nombre et la force brutale, il avait été bâtonné et chassé par les laquais du comte de Champierre.

Son premier mouvement fut d’aller au lieutenant de police et de l’aviser de l’indigne traitement qu’il avait subi, mais il pensa que jamais justice ne serait rendue contre un gentilhomme, à un pauvre maître de latin.

Alors, il projeta d’attendre le fils aîné du comte dans un lieu public et de l’outrager impudemment au vu et su de tous ; mais il recula à l’idée d’expier, dans un cachot, un défi qui ne serait certainement pas relevé…

Non, pour venger la plus avilissante des injures, un homme tel que lui ne pouvait songer à se faire justice que dans l’ombre, ignominieusement, comme un malfaiteur, par le guet-apens et l’assassinat !

Antonin Fargeot n’espérait plus se venger du comte de Champierre, lorsqu’il rentra dans son triste logis.

Sur sa table, le manuscrit de son livre inachevé semblait l’attendre. Il le prit, il le regarda un moment, immobile… et de grosses larmes roulèrent sur les pages.

— C’est bien fini… murmura-t-il. A quoi bon ? M. de Vaudreuil a raison, je suis faible, timide… sans énergie.

Et lentement, feuille à feuille, il brûla son manuscrit.

Puis il songea sérieusement, comme aussi bien personne ne l’aimait ou ne se souciait de sa misère, à se pendre aux poutres de la mansarde… Mais, ce jour-là même, une longue lettre lui arriva de Roy-lès-Moret, le village où il était né, où ses parents dormaient leur dernier sommeil.

Et cette lettre avait été écrite par Manon Fargeot, la sœur de son père, une vieille tante qui l’avait bercé quand il était petit, qui avait surveillé ses jeux, quand il était devenu plus grand et qui, par la pensée, l’avait suivi de loin, avec amour, depuis qu’il avait quitté le pays…

« … Mon cher Tonin, disait la lettre, je crois bien que tu m’oublies, car tu ne m’écris plus ! J’en prendrais mon parti si je pouvais supposer que ce sont des événements heureux qui détournent ta pensée du village et de ta pauvre tante ; mais, je te connais, va, mon enfant, je te connais bien, et je sais que, joyeux, tu aimerais à me faire partager ta joie !…

» Que t’arrive-t-il dans ce grand Paris ?… Tu travailles et tu souffres, j’en suis sûre ! La vie est dure pour tout le monde, mon fils, et les cœurs comme le tien apprennent vite la douleur ; il est vrai qu’ils trouvent à se donner, à se dévouer, des joies que les méchants ignorent.

» Écris-moi une petite lettre, mon bon Tonin, et conserve-toi pour ta vieille tante qui n’a plus au monde d’autre affection que la tienne… »


En lisant la lettre de Roy-lès-Moret, Antonin Fargeot se rappela son enfance heureuse, son père, sa mère, la bonne tante, seule survivante du passé, et il pleura sur ce passé et il pleura sur lui-même.

Alors, peu à peu la raison lui revint ; il se jugea faible, il se jugea lâche, il pensa que la mort volontaire ne pouvait être considérée, en son cas, que comme une désertion, il essaya de se pénétrer des paroles naïves de Manon Fargeot, de se féliciter de ce que certains cœurs, plus fatalement malheureux que d’autres, fussent par contre favorisés de joies inconnues aux « méchants »… et il résolut de continuer à vivre.

Quelques semaines plus tard, il apprit, par hasard, les fiançailles d’Irène de Champierre.

PREMIÈRE PARTIE

I
LES BAVARDAGES DU CITOYEN POUPONNEL

Tout en découpant sur la table les viandes succulentes qu’il avait lui-même accommodées, tout en versant dans le verre de Pierre Fargeot une jolie piquette rose aussi parfumée que les vignes en fleurs, maître Pouponnel, l’aubergiste des « Armes de la Nation », se gardait de ménager ses mots, car il pensait que, sans causerie, il n’est pas de bon repas.

— Vous me croirez si vous voulez, citoyen colonel, disait-il, — conciliant par ce vousoyement déférent joint à cette appellation égalitaire son respect pour le grade supérieur avec les exigences de ses convictions républicaines, — mais quand vous êtes entré à l’auberge, quand vous m’avez demandé à dîner, comme tout autre voyageur passant par les Audrettes, vos vêtements civils ne m’ont pas trompé un instant… A votre attitude, à votre geste, à je ne sais quoi, j’ai compris tout de suite que vous apparteniez à l’armée et que vous y aviez un beau grade… Pour un peu j’aurais aussi deviné votre nom… On l’a prononcé souvent ces temps derniers, en parlant de l’Italie !… Eh ! oui, citoyen, vous voilà quasi célèbre !… C’est un joli sort d’être colonel à votre âge… et d’avoir conquis son grade à Marengo, sous les yeux du Premier Consul !… Je vous en félicite, en bon patriote !

— Merci beaucoup, citoyen… répliqua le voyageur.

Mais il semblait distrait, soucieux, et l’aubergiste, qui se flattait de dérider ce front grave, s’occupa d’apporter quelque variété à une conversation qui durait déjà depuis un moment.

— … Et vous venez de Paris, citoyen colonel ? interrogea-t-il d’un ton d’heureuse humeur.

— J’y suis arrivé en même temps que le Premier Consul, mais je n’y ai guère séjourné, répondit l’officier, essayant de secouer un absorbement pénible… De Paris, je me suis rendu sans tarder à Brémenville, un village du Nord… C’est de là que je viens.

— Et maintenant, vous retournez à Paris ?

— Non, je vais plus loin… je vais à Moret.

— En tout cas, je suis charmé que les Audrettes se soient trouvées sur votre chemin, citoyen colonel… Quand avez-vous quitté Brémenville ? Hier ?

— Hier matin.

— C’est que je connais bien ce village-là… Un joli pays, pas vrai ?… Des cousins à moi l’habitent et, quoiqu’on ne voisine guère à de si grandes distances, j’ai moi-même passé quelque temps à Brémenville l’année dernière, pour des affaires de famille…

— Ah ! vraiment, fit le colonel Fargeot.

Et il était visible que les affaires de famille du citoyen Pouponnel ne l’intéressaient pas plus que ne l’exigeait strictement la politesse.

L’aubergiste s’étonna sans doute de cette indifférence persistante, car il regarda plus attentivement son jeune client.

— Si la chose n’était pas bien invraisemblable au lendemain d’une victoire qui doit vous avoir mis le cœur en fête, reprit-il, je dirais que vous paraissez triste, citoyen…

Pierre releva la tête.

— Je suis triste, en effet, répondit-il, je suis même plus que triste… je suis malheureux… car, tandis que j’accourais à Brémenville tout fier, tout joyeux de mon grade nouveau, mon père, malade depuis plusieurs jours sans que j’eusse pu en être averti, était à l’agonie… quelques heures à peine après mon arrivée, il est mort dans mes bras…

— Oh ! c’est affreux… et je vous plains bien sincèrement…

Il y eut un silence. Puis, incapable de contenir longtemps la naturelle agilité de sa langue, l’aubergiste demanda :

— Votre père était de Brémenville ?

— Non, mais il y remplissait depuis deux ans les fonctions de maître d’école…

Pouponnel tressaillit, le visage illuminé.

— … De maître d’école… attendez donc ! s’écria-t-il. Fargeot… le citoyen Antonin Fargeot… c’est cela !… Mais je l’ai connu votre brave homme de père… Je l’ai vu à Brémenville, chez mes cousins précisément… Suis-je étourdi de ne pas m’en être souvenu tout de suite ?… Ce n’est pas d’ailleurs que vous lui ressembliez au citoyen Antonin Fargeot, ajouta-t-il enveloppant le jeune homme d’un regard amusé. Il était aussi frêle et mince que vous voilà grand et solide… Et je ne pouvais guère m’imaginer qu’il eût pour fils un aussi bel officier… Ah ! oui certes, un officier fièrement beau !… Je ne voudrais pas vous flatter, citoyen colonel, mais s’il y en a beaucoup de bâtis comme vous dans les armées de Bonaparte, je me figure que les ennemis de la nation n’ont qu’à bien se tenir !

Et, satisfait de sa péroraison, l’aubergiste brandissait d’un geste martial le couteau et la fourchette dont il venait de se servir pour détacher l’aile d’un poulet.

Il est vrai de dire que son jugement admiratif n’avait rien d’excessif et que c’était en effet un très bel officier que Pierre Fargeot — beau non pas seulement par l’ensemble de son être physique, sa haute taille, la sveltesse robuste de ses vingt-quatre ans, beau encore de toute la loyauté, de toute la fierté, de toute la noblesse de l’âme jeune et ardente dont le pur rayonnement éclairait ses traits mâles et transparaissait, en dépit d’un chagrin profondément ressenti, sous la douceur veloutée de ses yeux bruns.

L’aubergiste se tut encore un instant, mais, comme Fargeot ne lui répondait que par un très pâle sourire, l’idée lui vint que l’orphelin attendait un retour courtois au souvenir du maître d’école.

— Pendant ces dernières heures que vous avez passées à son chevet, votre pauvre père possédait-il encore toute sa tête ? questionna-t-il.

A ces mots, l’officier parut sortir d’un rêve, et une singulière réplique lui échappa.

— Je ne sais pas… murmura-t-il comme malgré lui.

— Vous ne savez pas ? répéta Pouponnel étonné.

— Je veux dire que les phrases les plus sensées furent souvent interrompues par le délire, pendant cette triste nuit d’agonie et que le…

Ici, le jeune homme s’arrêta, saisi par une émotion dont il voulait réprimer les manifestations visibles.

— Alors… vous avez connu mon père, citoyen ? demanda-t-il pourtant au bout d’un instant, lorsqu’il sentit que sa voix s’était raffermie.

L’aubergiste était toujours disposé à répondre et à répondre copieusement.

— Je l’ai connu comme on peut se connaître quand on s’est vu deux ou trois fois, citoyen… mais je sais qu’il était fort estimé à Brémenville, pour son savoir d’abord, puis pour sa bonté, sa charité, puis enfin pour ses opinions républicaines qu’on savait de bonne marque… Tenez, je me rappelle maintenant… il m’a conté qu’il avait un fils dans l’armée… et à ce propos, comme je le plaignais d’être séparé de son gars, il m’a dit de belles paroles : «  — Vous avez raison, citoyen, depuis huit ans que l’enfant s’est engagé, je suis bien seul et souvent bien triste ; mais quand je pense que c’est moi, le pauvre diable de maître d’école qui ai donné à la République un soldat comme celui-là, je prends en patience le chagrin, l’isolement et j’en arrive à oublier beaucoup d’autres choses encore… » Ah ! oui, c’en était un bon, un pur le citoyen Fargeot !… Et par le temps d’aujourd’hui, an VIII de la République, il ne faudrait pas croire qu’ils courent les rues, les vrais républicains… Il y a même des gens qui disent comme cela que le citoyen Premier Consul…

— Eh bien ? questionna Pierre.

— … qui disent que le citoyen Premier Consul ne l’est pas républicain autant qu’on voudrait, voilà !

— Ah ! vraiment, fit l’officier, ces gens-là disent que le citoyen Premier Consul n’est pas républicain ! Que disent-il donc qu’il est ?

— Ils disent qu’il est… bonapartiste, citoyen colonel, avoua l’aubergiste.

Fargeot souriait plus franchement, amusé de ce verbiage.

— Peut-être l’est-il, en effet, concéda-t-il. Pourquoi la qualité de bonapartiste et celle de républicain seraient-elles incompatibles, puisque nous sommes en république et que Bonaparte est à la tête du gouvernement ?… Mais combien vous dois-je, citoyen, pour votre excellent repas, ajouta le jeune homme, en reculant un peu la table.

— Allons, citoyen colonel, un bon mouvement, décidez-vous à passer la nuit ici, s’écria maître Pouponnel sans plus répondre à la demande qui lui était faite. Je vous donnerai la plus belle chambre de l’auberge et, sans me flatter, vous y serez aussi bien logé que le général Bonaparte aux Tuileries.

Pierre Fargeot secoua négativement la tête.

— Je vous remercie, dit-il, mes moments sont comptés et mon voyage réglé heure par heure, étape par étape jusqu’à Moret. Sous peine d’être infidèle à cet itinéraire rigoureusement tracé, je dois, ce soir même, atteindre le village de Mons-en-Bray. C’est donc là que je passerai la nuit.

— Mons-en-Bray, ce soir ! Mons-en-Bray ! répéta l’aubergiste en levant les bras au ciel. Mais vous n’y pensez pas, citoyen colonel ! Si longs et clairs que soient les jours de thermidor, jamais vous n’atteindrez Mons-en-Bray avant la nuit ! Il faut compter, des Audrettes à Mons, quatre bonnes heures… en marchant bien !

— Mettons-en donc trois en marchant très bien, citoyen. Nous en avons vu de plus dures !… Et cette course à pied sera la dernière que j’aurai à fournir puisqu’à Mons-en-Bray, je retrouverai mon ordonnance et mes chevaux.

— Vous ne pouvez pas arriver en trois heures à Mons… il faudrait pour cela posséder les bottes du Petit Poucet, citoyen. Et, entre les Audrettes et Mons, vous ne rencontreriez pas seulement une grange où dormir, si vous vouliez vous arrêter en route.

— Je ne m’arrêterai pas en route, je marcherai jusqu’à ce que j’arrive et j’arriverai toujours une fois, déclara l’officier avec une belle assurance juvénile. L’essentiel est que je ne me trompe pas de direction et connaisse le chemin le plus court. Pouvez-vous me l’indiquer ?

— Citoyen colonel, insinua maître Pouponnel de son ton le plus enjôleur, je saurais mieux vous l’indiquer à la lumière du matin.

Mais le visage de l’officier se fit plus grave.

— N’insistez pas, citoyen… je suis attendu à Moret par la seule parente qui me reste au monde, une tante de mon père, très âgée déjà et qui m’a élevé… Le malheur dont je viens d’être frappé et qui l’atteint presque aussi douloureusement que moi est encore ignoré d’elle… Tout retard de ma part serait coupable, vous le comprendrez.

— J’aurais eu grande joie à loger aux « Armes de la Nation » un de nos vainqueurs de l’armée d’Italie ; mais je vois que vous êtes incorruptible, citoyen colonel, fit l’aubergiste avec un geste résigné. Il ne me reste donc plus qu’à vous enseigner le chemin de Mons-en-Bray.

II
LE CHEMIN DE MONS-EN-BRAY

Maître Pouponnel avait entraîné Pierre Fargeot dans l’embrasure de la fenêtre qui s’ouvrait à deux battants sur un jardin fleuri de roses et riche en légumes, mais point assez pourvu d’arbres pour qu’il fût difficile d’embrasser de ce point d’observation l’étendue doucement vallonnée des champs, à travers lesquels courait la route.

— Vous allez suivre la route que voilà… Dans une heure environ, vous rencontrerez une petite rivière, la Chanteraine, que vous longerez sur votre droite jusqu’aux roches de la Cachette où elle se perd…

— Où elle se perd ? interrogea Fargeot.

— Oui ; c’est une des curiosités du pays, expliqua l’aubergiste. La Chanteraine s’en va sous les rochers et peut-être sous la terre ; on cesse de la voir pendant un bout de temps, puis elle reparaît toute claire, toute vive et comme joyeuse de se retrouver au soleil… Mais reprenons notre voyage. Quand vous serez aux rochers de la Cachette, vous apercevrez, à une demi-lieue de là, le bois du Hautvert et vous prendrez le chemin qui y mène et s’y enfonce bientôt… Ainsi, vous atteindrez le pied du monticule abrupt où se dresse — en plein bois toujours, car c’est un petit monde que le Hautvert — le château de Chanteraine. Vous contournerez ce monticule… Du côté opposé au chemin que vous aurez suivi, le château domine presque à pic, et de toute la hauteur du rocher sur lequel il est construit, une grande route où vous vous engagerez… à gauche. Alors, vous n’aurez plus qu’à marcher droit devant vous jusqu’à Mons-en-Bray… Mais il fera nuit et vous commencerez à regretter d’avoir dédaigné l’excellent gîte que vous offrait avec joie l’aubergiste des Audrettes !

— Si mes raisons de le regretter sont par trop puissantes, s’écria Pierre avec bonne humeur, j’en serai quitte pour demander l’hospitalité au château de Chanteraine et ce sera bien le diable si l’on n’y accorde pas à un officier français, une botte de paille dans un coin de grenier, pour dormir jusqu’au matin.

Un brusque éclat de rire, claironnant comme un chant de fanfare, fit resplendir la face rubiconde de maître Pouponnel et trembler les panneaux boisés de son auberge.

— Si vous comptez, pour dormir à couvert, sur le château de Chanteraine, citoyen, vous n’avez plus qu’à rester aux « Armes de la Nation », car, depuis les temps de l’émigration le château de Chanteraine est désert… et, entre nous, je serais surpris que l’on y trouvât encore un grenier, comme vous dites, où l’eau de pluie ne tombât pas aussi dru qu’en plein champ.

— Depuis le temps de l’émigration ?… mais alors, le château de Chanteraine n’a-t-il pas été vendu comme bien national ? questionna Pierre.

— Il l’a été vendu, comme bien national, oui, certes, répartit l’aubergiste toujours prêt à se montrer renseigné. Vendu pour un morceau de pain ! Aussi bien, il y avait beau jour que la famille de Chanteraine ne possédait plus une fortune assez brillante pour entretenir ces vieilles pierres…, puis, au début de la Révolution, des bandes de fanatiques s’étaient diverties à faire sauter la moitié du château en mettant le feu, dans les caves, à toute une réserve de poudre. Dès 1791, on ne pouvait guère compter comme logeable que le côté nord des bâtiments, celui justement, qui surplombe la grande route de Mons-en-Bray… Alors, ce délabrement a permis aux habitants du village — Mons faisait partie autrefois du domaine de Chanteraine — de réunir, en se cotisant, une somme assez forte pour acheter la noble bicoque… qu’ils espèrent rendre un jour à leurs seigneurs bien-aimés !… Dame ! que voulez-vous objecter à cela ? Ceux de Mons ont payé ; ils sont libres de disposer de leur bien, comme bon leur semble.

— Assurément, acquiesça Fargeot.

Et, intéressé par cet acte de fidélité, il ajouta :

— En attendant le retour de leurs anciens maîtres, ces braves gens n’ont-ils pas songé à tirer quelque profit de leur acquisition ?

— Un profit ! Vous ne les connaissez pas ! ce sont des têtes à vieilles idées et il faudrait pour les convertir plus d’une révolution… Selon leur jugement, le château n’a pas cessé d’appartenir aux ducs de Chanteraine… Un duc de Chanteraine pourra seul l’habiter et s’en dire propriétaire… Ils attendent donc patiemment qu’un duc de Chanteraine leur tombe du ciel… Le plus admirable de l’affaire, c’est qu’à l’heure présente, il n’existe plus de par le monde le moindre duc de Chanteraine ! Un an ou deux avant la Révolution, le dernier de la lignée — un vieillard qui avait depuis pas mal de temps déjà, l’esprit plein de choses folles et qui passait la majeure partie de son temps à construire, par imitation de son patron Capet, des serrures que personne ne pouvait ouvrir — le dernier duc, dis-je, est mort sans laisser d’héritier mâle, ses deux fils et son petit-fils l’ayant précédé dans la tombe… Mais les gens de Mons-en-Bray ne sont pas cœurs à s’abattre pour si peu ! Une légende très ancienne a prédit que la race des Chanteraine disparaîtrait un temps aux yeux du monde, comme la petite rivière du même nom, pour reparaître ensuite dans un siècle nouveau, plus robuste et plus glorieuse que jamais… Et nos acheteurs du château croient à la légende comme ils croient au droit de leurs seigneurs et à la protection de leur bon Dieu ! Le château a été abandonné en 1791 ou 92… il y a donc huit ou neuf ans déjà ; dans dix ans, dans vingt ans d’ici, les gens de Mons attendront encore et leur foi n’aura pas faibli !

— C’est très bien, fit Pierre. Mais, vous m’avez dit que le vieux duc était mort avant 89 ; par qui donc Chanteraine fut-il habité ensuite ?

— Par les ci-devant demoiselles de Chanteraine, mademoiselle Charlotte, une vieille fille, la sœur du défunt, et mademoiselle Claude, une enfant, la fille de son fils cadet… Il y avait encore, en ce temps, à Chanteraine, un cousin et une cousine, âgés déjà, M. et mademoiselle de Plouvarais, puis l’ex-précepteur des fils morts, qu’on hébergeait à la fois par habitude et par charité. Tout ce monde subsistait tant bien que mal des bribes d’une fortune qui, du vivant du vieux duc, avait toujours été décroissant… L’ancien valet de chambre du grand-père et sa femme suffisaient au service… Puis, un beau jour, on s’aperçut à Mons que les demoiselles de Chanteraine et leur suite avaient profité de la nuit pour quitter le château et se diriger vers la frontière, comme tous leurs semblables, ces satanés émigrés que le diable ou Bonaparte confonde !… C’est alors que le domaine fut vendu comme bien national. Et voilà toute l’histoire.

— Une histoire fort intéressante, fit complaisamment le jeune homme. Je vous remercie de me l’avoir contée.

Puis il paya ce qu’il devait à l’aubergiste et prit congé.

— Salut et fraternité ! s’écria maître Pouponnel qui l’avait conduit jusqu’à la porte extérieure du petit jardin.

— Salut et fraternité, citoyen !… répondit l’officier, souriant à cette formule solennelle et usée.

Et, très jeune, dans ses vêtements sombres, de coupe militaire, il s’empressa de s’éloigner, les yeux fixés sur la petite route blanche qui dévalait avec un air de se presser, à travers les champs dépouillés de leurs moissons.

III
LE DÉLIRE DU MAITRE D’ÉCOLE

Pierre Fargeot éprouva d’abord, à marcher, à se dire que chaque pas le rapprochait si peu que ce fût, du terme de son voyage, une sorte de fièvre. Puis, bientôt, tandis que son cerveau s’exaltait à ressasser les mêmes souvenirs, les mêmes pensées, il perdit toute notion des réalités de la route, et sa marche en avant ne fut plus qu’une action instinctive et inconsciente.

Il atteignait la ligne grise des saules qui bordaient la Chanteraine, longeait la petite rivière dont l’eau claire et murmurante allait, au dire de l’aubergiste des Audrettes, disparaître sous les rochers de la Cachette, mais, en pensée, il était encore dans la chambre assombrie où, quelques jours auparavant, il était entré pâle, les lèvres tremblantes, et il revivait les heures d’angoisse qui s’étaient écoulées pour lui auprès d’un lit d’agonie, heures douloureuses par lesquelles s’était achevée l’existence de l’être qu’il aimait le plus au monde, heures terribles dont les brumes sinistres et mystérieuses l’avaient enveloppé, lui aussi, comme d’un suaire et lui obscurcissaient encore l’esprit.

— Avait-il encore toute sa tête ? demandait Pouponnel.

Cette question banale, dans la bouche de l’aubergiste, combien de fois Pierre se l’était-il posée, tout bas, seul en face de lui-même !

Antonin Fargeot avait reconnu son fils, il l’avait embrassé, puis il lui avait parlé longtemps, tantôt maître de ses idées, tantôt ressaisi par son rêve de mourant ; il avait parlé à voix haute, à voix basse, passant du calme à l’exaltation et réciproquement, l’exaltation la plus fiévreuse ne semblant point incompatible, à de certains moments, avec une lucidité complète, le calme prêtant parfois au délire une apparence affolante de sens et de vérité… Comment, devant le souvenir de ces alternatives de conscience et d’aberration qu’enchaînaient de confuses associations d’idées, comment, parmi tant de paroles dites pendant l’entrevue suprême, faire la part du délire, oser déterminer celle de la pleine raison ?

— Mon enfant, il y a des choses que tu dois savoir… Mais tu vas dire que j’ai commis un crime… Et moi je ne veux pas… Puis j’ai oublié le nom, vois-tu… j’ai oublié tous ces noms d’autrefois… Oh ! le nom, le nom , qui me le dira ?…

Appartenaient-ils au délire ces propos étranges qui avaient interrompu brusquement le discours décousu — sorte de diatribe féroce à l’adresse des préjugés nobiliaires — que le maître d’école avait cru prononcer du haut d’une chaire ou d’une tribune ?

Les ayant balbutiés, Antonin Fargeot s’était mis à parler de la Révolution et des massacres de Septembre avec les divagations et les gestes d’un fou ; puis, peu à peu, à des mots sans suite avaient succédé des phrases qui, bien qu’elles n’offrissent pas un sens très clair pour Pierre, s’équilibraient à peu près entre elles et semblaient correspondre logiquement à une idée précise que le malade laissait inexprimée.

— Vois-tu, mon petit, disait-il en hochant la tête, la Révolution s’est quelquefois trompée et nous avec elle… On avait tant souffert. Moi j’ai été un républicain de la première heure. Oh ! je n’aimais pas la monarchie… mais surtout je haïssais la noblesse… Ah ! oui, je la haïssais !… Quand tu sauras tout, vas-tu dire que je ne vaux pas mieux, à ma manière, que les septembriseurs ?… Ah ! ce nom que j’ai oublié… Je suis coupable… très coupable, Pierre… Ce nom me fait bien mal à la tête… Tante Manon ne pourra pas te le dire, tante Manon ne le sait pas… mais elle sait bien des choses… Il faudra l’interroger… et puis me pardonner… Quand tu auras aimé, à ton tour, tu me pardonneras mieux… J’ai trop aimé ta mère, mon pauvre enfant… ah ! je l’aimais, je l’aimais !… Ne perds pas la bague que je t’ai donnée, mon petit Pierre… et qui vient d’elle !…

Alors le jeune homme avait parlé doucement, affectueusement, puis, pour calmer, pour distraire le malade, il avait sorti de l’étui où elle reposait, jadis achetée à Paris pour madame Fargeot, la bague si joliment travaillée qu’Antonin avait destinée plus tard, après la mort de sa femme, à la fiancée future de son fils bien-aimé.

— Je ne l’ai pas perdue, mon père… je la garderai, je vous le promets ; c’est mon trésor le plus précieux… affirmait l’officier penché sur le lit.

Mais déjà, le délire reprenait dans toute son incohérence première…

— Toi, tu sers la République… Et tu es un bon soldat… que t’importe le reste après tout ?… Qu’est-ce que cela te fait les aristocrates ?… Les vois-tu passer les vainqueurs de Valmy… là-bas… là-bas… avec les trois couleurs ?…

Et, toujours, aux errements de cette imagination dévoyée par la fièvre, se mêlaient l’angoisse de ne point retrouver un nom que la tante Manon ignorait et la crainte de n’être point absous par Pierre d’une mystérieuse faute. Cette faute, Antonin Fargeot ne la précisait jamais cependant, et même on eût dit qu’il évitait, jusque dans son délire, les paroles qui eussent permis au jeune homme d’en concevoir la nature.

Il en avait été ainsi toute la nuit ; Pierre essayait en vain d’apaiser les affres morales qui se joignaient tragiquement à la souffrance physique et torturaient l’agonisant. Vers le matin seulement, le maître d’école s’était laissé dominer par cette profonde et mâle tendresse qui l’exhortait ; alors il avait paru presque calme… puis, tout à coup, il avait ouvert des yeux immenses où semblait passer l’horreur d’un inconnu redoutable, il avait dit encore : « Manon… Tante Manon »… et il était mort.

Avait-il vraiment emporté dans la tombe un secret ? Ce remords, qui avait tourmenté sa conscience, était-il l’effet des illusions de la fièvre ou l’inéluctable rançon d’une faute grave et bien réellement consommée ?… Pierre ne savait pas !

Antonin Fargeot avait parlé, dans son délire, des massacres de Septembre et, d’une façon générale, des excès de la Révolution… Se reprochait-il alors une participation quelconque à la perpétration d’un de ces crimes collectifs que les sophismes d’une morale de circonstances glorifient ou absolvent, mais qui apparaissent sous leur véritable jour dès qu’une morale plus simplement humaine reprend ses droits dans le cœur des honnêtes gens ?

Jamais ! jamais ! s’écriait la raison de Pierre.

Jamais ! eussent dit tous les hommes qui avaient connu le maître d’école.

Rien n’était plus juste que l’hommage rendu par l’aubergiste des « Armes de la Nation » à l’ardente sincérité des opinions républicaines d’Antonin Fargeot. L’humble philosophe s’était passionné bien avant 89 pour les idées nouvelles, il en avait salué le triomphe aux premières journées de la Révolution avec une joie émue, et, le 21 septembre 1792, lorsque la République avait été proclamée, il n’avait pas été loin de s’écrier comme le vieux Siméon des récits bibliques : « Seigneur, tu peux maintenant laisser mon âme aller en paix, car mes yeux ont vu le salut… » Mais l’ardent convaincu n’était qu’un timide, prompt à douter des autres et de soi. Jamais cet homme de pensée, dépourvu de toute énergie agissante, de tout esprit d’initiative, n’eût songé à s’emparer d’un rôle militant dans le drame social auquel il avait assisté, du fond de sa petite bibliothèque, avec enthousiasme et terreur. En eût-il été autrement que Pierre n’eût pu facilement l’ignorer, n’ayant, d’ailleurs, quitté le village qu’habitait alors son père, dans les Cévennes, qu’en 1792 pour s’engager.

Quant à l’hypothèse d’une action mauvaise plus personnelle, commise par Antonin Fargeot, et dont l’exacerbation des passions populaires n’eût pas été l’excuse sinon la justification, l’officier ne voulait même pas l’envisager.

Un coupable, cet homme calme, honnête et doux, ce rêveur dont la vie presque tout entière s’était écoulée au milieu des livres, ce pauvre maître d’école de village que les enfants aimaient parce qu’il leur souriait avec bonté et leur contait de belles histoires toutes bleues ?

Cette fois, le cœur de Pierre s’unissait à sa raison pour dire : Jamais !

Hanté dans son délire par la vision des hideuses tueries que son esprit épris d’un idéal avenir n’avait peut-être pas absolument condamnées à l’heure où elles enivraient une foule féroce, Antonin Fargeot en était venu, par une de ces aberrations que crée la fièvre, à se reprocher, comme une complicité effective, l’adhésion tacite que l’ardeur de ses convictions avait quelquefois donnée aux violences que sa générosité devait ensuite réprouver.

Ce nom qu’il cherchait avec une persistance morbide, c’était peut-être celui d’un Marat, d’un Fréron, d’un Carrier… Un instant le pauvre maître d’école s’était cru éclaboussé par le sang qu’avait versé l’un de ces atroces énergumènes…

Mais alors, que signifiaient ces mots étranges : « J’ai trop aimé ta mère »… suivis d’une allusion au mariage à venir de Pierre ?

Peu de chose, en vérité !… Rien ne disait même qu’ils se rapportassent directement aux paroles précédentes.

Un homme affolé par le délire prononce une phrase bizarre, inexplicable… belle raison de s’étonner !

Cependant, ce n’était pas seulement le devoir de porter les consolations de son affection à une vieille et chère parente, ce n’était pas seulement le besoin de confier sa douleur d’orphelin à un cœur ami qui avait poussé Pierre Fargeot à précipiter son départ, c’était l’obsession d’une curiosité poignante !

Il voulait interroger la tante Manon… oh ! discrètement, sans préciser, mais sûrement… Il voulait savoir ce que — peut-être ? — elle savait…

Il avait passé indifférent auprès des rochers de la Cachette où se perdaient les eaux de la Chanteraine et qui étaient, selon le citoyen Pouponnel, une des curiosités du pays de Bray.

Il suivait le chemin qui lui avait été indiqué, sans jamais s’arrêter pour reprendre haleine, impatient, les nerfs tendus comme s’il eût pu atteindre, le soir même, le petit village, voisin de Moret, où s’étaient écoulées ses premières années et où il allait retrouver un peu plus maigre, un plus jaune, un peu plus cassée, cette douce et vénérable tante Manon qui lui avait tenu lieu de mère, qui était la seule mère qu’il eût connue.

Veuf, pauvre, sans famille, se sentant faible et bien inexpérimenté devant la lourde tâche d’élever le petit enfant que sa femme morte toute jeune lui avait laissé, et à qui des soins maternels étaient encore si nécessaires, Antonin Fargeot avait confié son fils, son bien le plus cher, à une sœur de son père, mademoiselle Manon Fargeot, qu’il aimait beaucoup et dont le cœur sensible et bon ne demandait qu’à s’ouvrir à une affection nouvelle.

Aussi loin qu’il remontât le cours de ses souvenirs, Pierre se voyait auprès de tante Manon qui le chérissait, l’appelait : « mon roi, mon ange, mon Jésus », et lui servait des soupes exquises dans des assiettes à dessins éclatants… Il n’avait quitté la maisonnette de Roy-lès-Moret qu’à l’âge de dix ans, quand son père était venu l’y prendre pour l’emmener avec lui dans ce village très humble des Cévennes où tous deux avaient vécu, calmes et heureux, en dépit des crises politiques qu’étudiait passionnément le maître d’école, jusqu’au jour où cet appel avait retenti d’un bout de la France à l’autre, comme une immense clameur : « La Patrie est en danger ! »

Maintenant, l’enfant choyé par la tante Manon, le fils et l’élève du pauvre maître d’école, le volontaire de 1792 venait d’être fait colonel sur le champ de bataille de Marengo. Il avait vingt-quatre ans.

Hélas ! ce dernier grade acquis n’avait pas éveillé dans l’âme d’Antonin Fargeot la joie émue, un peu orgueilleuse et pourtant si douce, qui avait accueilli les premiers… Pauvre Pierre ! Oh ! la triste chose ! accourir, le cœur et les yeux en fête, heureux pour son pays, heureux pour soi-même, se sentir tout enveloppé, tout pénétré de gloire, d’héroïsme, être jeune avec exaltation, espérer avec toutes les fiertés de la certitude, quelque chose de trop beau, de trop éblouissant pour être précisé… et puis ne plus trouver au foyer qu’un moribond et le mystère affolant d’une énigme peut-être insoluble !

IV
LE CHATEAU ENDORMI

Le colonel Fargeot marchait toujours vers Mons-en-Bray, mais il n’eût pas fallu qu’on lui demandât le lendemain de décrire les sites de la route qu’il avait parcourue.

Le jour pâlissait, il n’en avait cure ; la pluie se mit à tomber, une pluie d’été, lourde et chaude, il ne s’en préoccupa point.

Il marchait, il marchait… puis, soudain, l’idée lui passa par l’esprit de consulter sa montre qui marquait sept heures et demie. Alors il s’avisa de l’eau qui ruisselait tout autour de lui, le long des sentiers, sur les feuilles, et de l’humidité qui commençait à pénétrer ses vêtements et il vit qu’il venait d’atteindre le pied de la colline qu’escaladaient les arbres du bois et au sommet de laquelle apparaissait, parmi les décombres des murs effondrés, ce qui restait encore du château de Chanteraine.

Ainsi que l’avait annoncé l’aubergiste des Audrettes, la plus grande partie des bâtiments qui regardaient ce côté du bois avait été maltraitée pendant la Révolution et — le temps s’étant chargé de continuer l’œuvre de destruction ébauchée par la main des hommes — s’en allait en ruines. Si le château de Chanteraine était encore habitable, ce ne pouvait être qu’à l’opposé du chemin où s’était arrêté Pierre.

La pluie tombait toujours, aussi abondante, moins chaude ; le vent faisait rage… Le jeune homme attacha un moment, sur les débris de l’ancien manoir seigneurial, des yeux un peu voilés par les méditations de la route.

« Tout espoir d’arriver à Mons-en-Bray avant une bonne heure serait vain, pensa-t-il. Cette marche sous la pluie et contre le vent m’excède ; je suis transi ; dans un instant, je n’y verrai plus… Pourquoi ne profiterais-je pas de l’hospitalité que m’offre si à propos cette vieille demeure déserte ?… Dès l’aube, je me remettrais en route et j’aurais vite fait de franchir la distance qui me sépare encore de Mons-en-Bray… Si, d’ici là, l’horreur d’abriter un défenseur de la République devait faire trembler les murs de Chanteraine, je le verrais bien… »

En moins de vingt minutes et, bien que l’ascension du monticule pierreux et embroussaillé présentât quelque difficulté sous cette pluie battante à tout moment compliquée de bourrasques, Pierre Fargeot eut atteint le château ; là, de nouveaux obstacles l’attendaient. L’abondance des matériaux écroulés rendait malaisé l’abord des bâtiments qu’entourait, en outre, une épaisse ceinture d’arbustes et de buissons dont les racines s’étaient, avec le temps, solidement agriffées dans les pierres cimentées de glaise et dont les branches, reliées entre elles par l’enchevêtrement des plantes grimpantes qui s’y fortifiaient ou s’y renouvelaient chaque année, formaient une muraille épaisse… Sous le ciel brumeux, cette muraille verdoyait et s’épanouissait superbement, défiant la pluie qui tombait grise et laide et ne parvenait pas à ternir l’éclat des feuilles nouvelles et des corolles entr’ouvertes, défiant le pouvoir invisible qui, d’année en année, arriverait à consommer la destruction du géant de pierre édifié par les hommes et qui n’était pas assez puissant pour empêcher la nature de fleurir jusque sur les ruines.

Devant le rempart exubérant de sève qui semblait défendre l’accès de la demeure abandonnée, le colonel Fargeot se rappela l’un des contes que tante Manon disait autrefois et que le petit Pierre écoutait, les yeux écarquillés, retenant son souffle pour ne pas perdre un mot du récit : le conte de la Belle au bois dormant.

Mais comme sans doute la baguette magique n’avait point touché le château de Chanteraine, comme sans doute la jolie princesse endormie ne reposait point en robe d’aïeule entre les murs que gardait cette végétation sauvage, les hautes broussailles ne s’ouvrirent point d’elles-mêmes sur les pas du colonel Fargeot, qui dut renoncer à toute intervention surnaturelle et se résigner très vulgairement à pratiquer une brèche dans l’enchevêtrement des lianes.

Il parvint ainsi à franchir l’enceinte feuillue et, ayant traversé successivement plusieurs salles dont il ne restait plus que les murs, puis une vaste cour intérieure, pleine de débris, il se trouva devant une façade grise que les plantes pariétaires avaient envahie comme les autres parties du château, mais que la destruction avait épargnée. La porte et les fenêtres, soigneusement fermées, semblaient attendre que la main d’un duc de Chanteraine fît jouer leurs serrures.

Obligé de reconnaître le bien fondé de cette précaution des humbles propriétaires actuels, Pierre ne songeait plus qu’à chercher un refuge dans les ruines.

Un escalier sans rampe, dont les marches paraissaient encore solides le conduisit au premier étage ; comme il se préoccupait d’y choisir, aux lueurs déjà pâlissantes du crépuscule, un coin sûr où aucun éboulement nocturne ne fût à redouter, il suivit au hasard un couloir qui s’enfonçait à travers le château et déboucha dans une grande pièce où le plafond et les boiseries s’étaient conservés intacts. Une porte s’y encadrait au milieu d’un panneau dont l’humidité avait respecté les peintures ; il l’ouvrit… mais, alors, il se trouva dans l’obscurité la plus complète et il comprit qu’il avait pénétré par une voie détournée dans le corps de logis qu’il avait vu l’instant d’avant si hermétiquement clos.

Ses pas rencontrèrent un tapis, sa main heurta le coin d’un meuble. Une vague odeur de vieux bois, d’étoffes fanées, d’essences oubliées, une odeur de passé flottait dans l’atmosphère tiède… A l’aide de son briquet, Pierre enflamma une allumette et regarda autour de lui.

La pièce où il venait d’entrer était vaste : des cabinets de bois de rose marqueté, des sièges de diverses formes la garnissaient assez maigrement. Dans les ténèbres auxquelles on venait de les arracher, les rideaux brochés et la soie à rayures mauves des chaises avaient gardé un reste d’éclat ; cependant, des traces d’usure s’y distinguaient au premier coup d’œil et le tapis à fond pâle, semé de bouquets, montrait par endroits sa trame.

Aux murs étaient appendus des portraits richement encadrés qui paraissaient, comme les meubles, dater du milieu du XVIII e siècle.

A la lueur précaire et imparfaite des allumettes que l’officier devait renouveler à chaque instant, le sourire, l’expression fugitive que l’art avait fixée sur toutes ces lèvres peintes y tremblait soudain et les silhouettes claires qui se détachaient brusquement de l’ombre semblaient tout à coup se pencher hors des cadres comme au-dessus d’un balcon. Et tous ces yeux un moment réveillés, ces yeux de gentilshommes et de nobles dames regardaient l’ancien volontaire de la République avec une bienveillance étonnée, comme si leur rêve de trente ou quarante ans ne leur avait rien révélé de ce qui s’était passé en France depuis le jour où ils s’étaient endormis.

Pierre se prit à examiner quelques-uns de ces portraits.

Debout dans une loggia largement ouverte sur un parc, les mains occupées d’un coffret d’où s’échappaient en masse des colliers de perles et d’or, une jeune femme, brune sous la poudre, avec des traits réguliers quoique assez forts et d’admirables yeux veloutés que l’intelligence et la loyauté illuminaient, semblait sourire au portrait qui faisait face au sien, celui d’un homme jeune comme elle, blond, un peu pâle, l’air heureux.

Le colonel Fargeot contempla longtemps l’image de cette femme et il lui parut que ce sourire de bonté aimante et franche avait dû ensoleiller les vies sur lesquelles il avait rayonné… Puis il s’amusa de l’habit à ramages verts et roses, de la perruque à cadenettes extravagantes d’un petit gentilhomme, point jeune et pourtant coquet et menu comme un bibelot ; du costume fleuri, des fanfreluches mignardes et bucoliques d’une dame un peu mûre déjà pour être peinte en bergerette, un agneau sur les genoux ; et du regard extasié d’une mince personne, vêtue d’atours clairs qui chantait, au clavecin, la tête renversée…

Seul, au milieu du panneau principal, un grand portrait présidait cette assemblée d’effigies. C’était celui d’un vieillard dont le visage doux et fin s’ennoblissait encore des blancheurs neigeuses d’une barbe, portée longue en dépit de la mode. Ce vieillard se tenait assis devant un livre ouvert, mais ses yeux semblaient suivre bien au delà quelque rêve. Et il y avait comme un rapport mystérieux, une affinité subtile entre la belle main, aux doigts fuselés, qui reposait sur la page et les yeux pleins de chimères qui ne la lisaient pas.

« Le vieux duc de Chanteraine, sans doute, » pensa Pierre, se souvenant de ce que l’aubergiste lui avait conté.

Dans la chambre des portraits, deux portes s’ouvraient, sans compter celle qui avait tout à l’heure livré passage à Pierre ; la première conduisait à une galerie où d’autres seigneurs et d’autres dames, d’époques plus lointaines, disaient, du haut de leurs cadres précieux, l’histoire de la race aujourd’hui disparue ; la seconde donnait sur un salon où se devinait à la disposition, au choix des meubles, un passé d’intimité ; où une épinette, des cahiers de musique, une bibliothèque pleine de livres, un jeu de tric-trac encore ouvert, un métier à broder portant encore l’ouvrage inachevé, racontaient les soirées familiales des Chanteraine pendant la période de tristesse morne ou inquiète qui avait dû suivre pour eux la mort du duc et qu’avait diversifiée sinon interrompue, le grand exode de l’émigration.

L’officier continua quelques instants encore son voyage d’exploration dans le château de Chanteraine. Il visita ainsi les trois ou quatre pièces que desservait la galerie et qui toutes offraient le même aspect de luxe déjà ancien et de délabrement. Mais, il était visible que, par un sentiment délicat de vénération pieuse, on avait laissé chaque objet à la place occupée jadis ; il semblait que les habitants de ce mystérieux manoir jalousement gardé par les arbres du bois, vinssent seulement de le quitter.

La noble demeure n’était pas morte, elle n’était qu’endormie, on eût dit que soudain, d’une minute à l’autre, comme ce château de la Belle au Bois auquel Fargeot pensait tout à l’heure, elle pouvait se réveiller.

Le souvenir de la légende racontée par Pouponnel revenait à Pierre et, par moments, il s’attendait presque à voir paraître ce duc de Chanteraine dont le village de Mons-en-Bray espérait le retour et qui devait ressusciter les gloires passées, rendre au vieux nom son éclat.

Dans ce grand silence d’abandon, devant le sommeil étrange de ces choses inertes que des vies jadis avaient animées de leur souffle, le jeune homme ne savait se défendre tout à fait d’un malaise superstitieux ; le craquement d’un meuble, la vision de sa propre image dans un miroir d’abord inaperçu le saisissaient brusquement, et faisaient vibrer ses nerfs comme des cordes trop tendues. Puis il se moquait de lui-même et l’effort de sa volonté dissipait ces folles imaginations.

Cependant, la provision d’allumettes diminuait fort et Pierre commençait à ressentir quelque fatigue. Il retraversa donc les pièces qu’il venait de visiter et retourna dans celle où il était entré tout d’abord.

Là il s’étendit dans une vaste bergère et, sous la protection occulte des portraits qui avaient paru sourire à sa venue et qu’une fois encore les ténèbres avaient ensevelis, il s’endormit profondément.

V
LA BELLE AU BOIS DORMANT

Il y avait environ quatre heures que Pierre dormait lorsque le timbre d’une pendule qui sonnait minuit le tira de son sommeil.

Point encore assez lucide en cette première seconde de réveil, pour avoir conscience de l’endroit où il se trouvait et s’étonner immédiatement de ce qu’une pendule annonçât l’heure dans une maison inhabitée depuis près de dix ans, il s’attendait vaguement, en soulevant ses paupières alourdies à rencontrer le décor simple de la petite chambre de Brémenville.

Ce fut un spectacle bien étrange qui lui rappela, dès qu’il eut ouvert les yeux, sa halte nocturne au château de Chanteraine.

Dans le salon où il s’était auparavant représenté les réunions intimes de la famille de Chanteraine et dont il avait, au retour de ses pérégrinations à travers les appartements déserts, négligé de fermer la porte, un lustre de cristal s’était allumé comme par miracle et, sous la clarté qui tombait ainsi du plafond d’azur enguirlandé de roses, le petit gentilhomme à cadenettes extravagantes et la dame mûrissante en atours bucoliques, tous deux descendus de leurs cadres, jouaient paisiblement au tric-trac.

Tout d’abord, l’officier crut être la proie d’une hallucination, conséquence du trouble qui l’avait envahi avant le sommeil ou prolongation, en pleine veille, d’un rêve oublié déjà dont ses yeux voilés avaient conservé la vision. Mais, le premier moment de stupeur passé, il dut s’avouer que les deux joueurs ne paraissaient pas plus appartenir au monde des illusions qu’à celui des fantômes et même qu’ils avaient vieilli depuis le temps où leurs portraits avaient été peints, ce qui prouvait bien qu’ils n’avaient pas encore échappé au joug de la loi commune à tous les vivants.

Ils parlaient, très occupés de leur jeu, mais à voix basse comme s’ils eussent craint, eux aussi, d’éveiller des souvenirs ou des ombres dans la demeure déserte, et Pierre ne pouvait, à distance, saisir le sens de leur dialogue.

Tout à coup, sans qu’il fût possible au jeune homme de voir qui s’était assis devant le clavier, l’épinette se mit à chanter une très ancienne romance sur laquelle, instinctivement, les mouvements des vieilles gens se rythmèrent.

Il y avait encore dans la pièce, au coin de la cheminée, un petit bonhomme vêtu de noir et perruqué de blanc qui avait l’air d’un magister de comédie et lisait attentivement, avec le secours d’énormes lunettes d’or, un livre qui paraissait d’autant plus gros et plus lourd que le lecteur était plus léger et plus mince.

De quelle trappe s’étaient échappées ces silhouettes falotes ? D’où venaient-elles ? où s’en iraient-elles ?

Ces mystérieux personnages appartenaient sans doute à la famille de Chanteraine. Vivaient-ils là avec la complicité des gens de Mons-en-Bray ? Mais, en ce cas, comment le secret de leur présence avait-il pu être gardé si longtemps et si complètement ?

Une quantité de questions de ce genre se pressaient dans l’esprit de Fargeot et y restaient sans réponse. L’aventure lui paraissait étrange et quelque peu inquiétante. Peut-être cette gentilhommière à demi ruinée et soi-disant déserte était-elle devenue, à la faveur de son aspect désolé, un repaire d’émigrés, un foyer de conspiration ?

Certes, les amusants portraits, le paisible lecteur et même l’invisible musicien ne s’annonçaient pas comme devant être des conspirateurs bien dangereux, mais rien ne prouvait que leur présence fût seule à réveiller, dans le mystère de la nuit, le vieux manoir de Chanteraine, rien ne prouvait que, tandis que ces aimables fantoches se livraient aux calmes délices de la lecture et du tric-trac, en écoutant d’une oreille le refrain sentimental d’une romance, des êtres moins inoffensifs, de même caste sinon de même race qu’eux, n’étaient pas occupés en ce moment précis, à débattre, dans une pièce voisine et sous la sauvegarde de leur bizarre hospitalité, la marche, les risques et les chances d’une partie d’un autre genre — plus périlleuse à jouer !

Pierre voulait en avoir le cœur net. Aussi bien, si le château de Chanteraine servait subrepticement de lieu de réunion à un groupe de partisans royalistes, le hasard qui y avait conduit un officier du Premier Consul méritait, aux yeux du jeune homme, le nom de Providence.

La difficulté était d’agir utilement et dans le plus complet silence. Étouffant ses pas, le colonel Fargeot parvint à sortir de la pièce où il se trouvait et à gagner la galerie latérale, sans être entendu.

Là, l’obscurité était profonde. Il longea le mur sur un espace d’une quinzaine de mètres, reconnaissant à tâtons la place des portes qui donnaient accès dans les pièces visitées par lui tout à l’heure.

Cependant, aucun bruit, aucun murmure, aucun frôlement suspect n’annonçaient que ces pièces fussent habitées.

Un peu découragé, Pierre pensa d’abord à retourner dans la pièce d’où il venait, afin d’y surveiller, faute de mieux, les faits et gestes des vieux portraits ; mais il craignit d’être découvert et de perdre, en troublant la sécurité de ces personnages plus drôles qu’inquiétants, du moins par eux-mêmes, toute chance de pénétrer le mystère qui l’intéressait.

Le parti le plus sage était encore de quitter, pour l’instant, sans toutefois s’en trop éloigner, cette partie du château et de remettre au lendemain des investigations plus complètes et plus raisonnées.

L’officier se disposa donc à reprendre sa marche en suivant cette fois, car il avait traversé la galerie, le mur opposé.

Bien qu’il s’orientât difficilement, la prudence la plus élémentaire lui interdisant d’avoir recours à ses allumettes, il espérait rencontrer à l’autre extrémité de ce vaste passage une issue qui le rapprochât des ruines.

Mais, après quelques pas, il s’arrêta brusquement, saisi… Il venait de remarquer qu’en face de lui, l’une des portes qu’il avait tout à l’heure touchées de ses mains hésitantes d’aveugle laissait filtrer une faible lueur.

Cette lueur, était-ce la lumière atténuée du lustre qu’une main inconnue avait allumé dans le salon de l’épinette ?

Non ; la porte du salon de l’épinette, Pierre la voyait à une grande distance de là, bien reconnaissable précisément à la clarté plus vive qui s’en échappait.

Avec un redoublement de précautions, le jeune homme regagna l’autre côté de la galerie et alla appliquer son oreille contre la mince paroi. Le silence le plus profond semblait régner au delà.

Alors, mesurant chacun de ses mouvements, tressaillant au moindre craquement du bois ou des ferrures, le colonel Fargeot ouvrit la porte.

Au premier regard jeté dans la chambre il comprit qu’il s’était fourvoyé et que sa raison et que tous ses instincts de délicatesse exigeaient qu’il s’éloignât aussi prudemment qu’il était venu, mais une force puissante, irrésistible le retint…

Par quelle étrange illusion était-il conduit et abusé ? Lisait-il — en rêve — un conte délicieux, ce conte de la « Belle au bois » que la vieille voix de tante Manon lui avait tant de fois redit jadis et auquel, l’instant d’avant, il avait par hasard songé ?

Un pouvoir surnaturel l’avait guidé jusqu’au seuil du château enchanté ; à sa vue, les murailles vertes s’étaient abaissées, les horloges, immobiles depuis cent ans, s’étaient remises à sonner, les vieux portraits étaient descendus de leurs cadres pour reprendre leurs habitudes anciennes, tandis qu’une chanson d’autrefois frémissait sous des doigts invisibles… Et maintenant, c’était la princesse, la princesse endormie par les fées, qui allait s’éveiller à une vie nouvelle !

Elle était là… la lueur voilée d’une lampe d’argent, lueur douce, presque rose, l’enveloppait toute. C’était elle, c’était bien elle qui apparaissait, frêle et jolie sur les coussins clairs du canapé où le sommeil l’avait surprise, étendue à demi, un livre dans la main.

Sa coiffure surannée, la forme de la robe rayée de satin rose et brochée de bouquets qui la vêtait, le chaste fichu de dentelles qui se croisait sur sa poitrine eussent fait sourire, comme appartenant à un âge éloigné, les merveilleuses de l’an VIII ; mais ses cheveux mousseux se devinaient adorablement blonds sous le léger nuage de poudre ; son teint délicat de fleur blanche, ses longues paupières frangées de sombre, sa petite bouche qui souriait ingénument à un rêve, avaient vingt ans. L’abandon, dans l’inconscience du repos, de tout son corps délicieux exprimait une candeur fine et sereine…

Et la grâce était si pure, le charme si touchant de ce sommeil de jeune fille que, simplement, naïvement, le colonel Fargeot s’agenouilla pour le contempler.

La veille encore, Pierre eût peut-être ri si quelque femme, la tête farcie de romans, lui avait parlé de ces invraisemblables passions qu’un regard fait naître ; mais c’était un sentimental que ce grand manieur de sabre, que ce soldat dont la Patrie menacée avait été le premier amour !… Et voilà que, tout à coup, il lui semblait qu’avant la minute précise qui venait de s’écouler, son cœur n’avait jamais parlé, que, toujours, il avait attendu une femme dont l’image était en lui et que cette femme, il la voyait pour la première fois, réelle, vivante.

Que pouvait-elle être pour lui cependant ? Une exquise vision qui s’évanouirait bientôt…

Bientôt, certes ! De quel droit demeurait-il là, près de cette pauvre enfant qui s’était endormie doucement, dans la sécurité paisible de sa solitude ?

Sans doute, elle allait s’éveiller…

Pierre Fargeot devait s’éloigner.

Tristement, presque péniblement, il s’était levé.

Un instant encore, il regarda la « Belle au bois » ; pour mieux la voir, il s’était approché, se penchant un peu sur elle ; soudain, comme malgré lui, il prit le bout du ruban rose qui tombait le long de la robe fleurie et le baisa… Alors, il se passa une chose singulière. Les cils noirs découvrirent deux grands yeux bleus qui souriaient et une voix très douce, murmura, comme dans le conte : « Je rêvais de vous… comme vous vous êtes fait attendre… »

Il est vrai que l’illusion fut courte.

La phrase était à peine achevée que déjà le joli sourire s’était éteint. Une sorte d’affolement, fait à la fois de terreur et de colère, avait bouleversé le visage de la Belle.

Plus blanche encore qu’auparavant, la jeune fille s’était levée brusquement, toute droite, hautaine et très jeune dans sa robe de vieux pastel :

— Qui êtes-vous, comment êtes-vous entré ici ? s’écria-t-elle. Vous savez que je ne suis pas seule et que…

Mais Pierre, un peu saisi d’abord par cette véhémence et peiné, assez illogiquement, de cette indignation, avait repris son sang-froid.

— Ne craignez rien de moi, je vous en supplie, mademoiselle, fit-il avec beaucoup de douceur. On m’avait dit, aux Audrettes, que, depuis plusieurs années, le château était inhabité et je n’y apporte, croyez-moi, aucune intention mauvaise. Je voyage à pied ; le soir et l’orage m’ont surpris loin de tout abri… fatigué par une longue marche j’ai manqué de courage pour continuer ma route et je me suis permis de chercher un refuge pour la nuit, ici où je pensais ne déranger personne… C’est donc tout à fait sans soupçonner votre présence que je suis entré dans cette chambre et…

Ici l’explication devenait plus difficile.

Pierre hésita, puis, souriant malgré lui :

— Je vous ai prise pour la Belle au bois dormant, acheva-t-il. Mais je suis désolé de vous avoir effrayée, mademoiselle, et maintenant je vais m’en aller bien vite… ce qui est sans doute le meilleur moyen de réparer ma faute et d’obtenir votre pardon.

VI
LE SECRET DE CHANTERAINE

Peut-être, après tout, la « Belle au bois » ne s’était-elle pas aperçue, dans le trouble du réveil, de la liberté grande qu’avait prise l’inconnu en baisant un ruban rose ? Quoi qu’il en fût, toute trace de colère avait disparu de son joli visage pâli, la crainte seule y persistait, une crainte moins éperdue, mais plus douloureuse, une crainte qui n’essayait plus de se dissimuler sous l’orgueil de la patricienne offensée et qui semblait être prête à manifester son impuissance par des larmes.

Et Pierre se taisait, n’osant plus parler, navré devant cette crise de pleurs qu’il voyait venir et qu’il ne saurait consoler.

Cependant, la pauvre enfant tentait d’étouffer, par un effort de volonté, les sanglots qui se pressaient dans sa gorge ; après un instant de silence et sans doute de lutte intérieure, elle parut avoir repris possession d’elle-même, et ses yeux bleus encore voilés se levèrent bravement sur l’officier.

— Hélas ! monsieur, murmura-t-elle, était-ce bien à vous de supplier ?

Fargeot voulut protester ; d’un geste léger, presque instinctif, elle l’arrêta.

— Vous me demandez pardon, reprit-elle, oh ! bien volontiers, je vous pardonne… mais le temps des fées est loin, et nous vivons à une époque où il faut se féliciter, je crois, de n’être pas fille de roi… Je ne sais rien de vous, monsieur, rien de vos idées, de vos croyances… peut-être, si j’en juge par vos vêtements et votre coiffure, êtes-vous impie et républicain, quoiqu’en vérité vous n’ayez pas l’air méchant… Tiendrez-vous compte de ma prière, si je vous conjure, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, d’oublier que vous m’avez vue, de ne point trahir notre secret ?… Nous ne faisons pas de mal, oh ! je puis vous le promettre !…

— Il devient de plus en plus difficile de reconnaître les républicains à leur coiffure et à leur costume, mademoiselle, répondit le jeune homme ému et amusé à la fois ; cependant, je rougirais de vous tromper… je suis républicain… on peut l’être, croyez-le bien, sans avoir fait alliance avec la guillotine. Je n’ai d’ailleurs jamais joué le rôle d’un homme de parti. Je suis avant tout un soldat… Quant à vous trahir ?… regardez-moi bien, mademoiselle, ajouta-t-il simplement ; vous m’avez fait l’honneur de trouver que je n’avais pas l’air d’un méchant homme, trouvez-vous que j’aie l’air d’un traître ?

Le regard de Pierre avait doucement cherché les yeux de la jeune fille. Et ce regard était si droit, si franc, que les pauvres yeux effarouchés ne le fuirent pas, que même ils s’y réfugièrent un instant, rassurés par la force loyale et tendre qu’ils lisaient au fond des prunelles sombres de l’officier.

— Non, vous n’avez pas l’air d’un traître… fit tout bas la Belle au bois…

Pierre continua :

— Ce secret dont vous parlez, d’ailleurs, qu’en sais-je ?… J’ignore votre nom, j’ignore celui des personnes que j’ai entrevues tout à l’heure. J’errais à travers les ruines d’un château et soudain, comme dans un conte, une belle jeune fille endormie m’est apparue. C’est un rêve que m’ont envoyé les fées… voilà tout… Vous savez que ceux qui croient aux fées ne l’avouent guère et n’aiment point à dire leurs rêves… Que vous importe, alors, que j’oublie ou n’oublie pas le mien ?… Je vous jure que personne ne le connaîtra.

Toujours très bas, elle dit encore :

— Je vous remercie, monsieur…

Il ajouta :

— Vous me croyez, vous avez confiance en moi ?

Elle répondit d’un petit mouvement de tête affirmatif, sans regarder l’officier ; puis, de nouveau, ses yeux se levèrent sur lui, avec anxiété :

— Quand j’ai parlé d’un secret, fit-elle, vous avez bien compris, n’est-ce pas, qu’il ne s’agissait de rien qui… rien qui ressemblât à un secret… politique ?

Un peu interdit, car il se rappelait soudain ses soupçons de tout à l’heure et éprouvait quelque honte de les avoir si facilement chassés, il commença :

— Si j’avais eu semblable pensée, je…

Mais les mots lui manquèrent pour continuer et il se tut ; ses yeux interrogeaient.

Le joli visage de la princesse au bois dormant se faisait très grave.

— Vous avez dit, monsieur, que vous ne connaissiez ni le nom que je porte ni le secret que je vous priais de ne point trahir… Ce nom — qui ne peut être tout à fait ignoré de vous — je vais vous l’avouer : je m’appelle Claude de Chanteraine… je suis la petite-fille du duc Robert-Gérard de Chanteraine, mort il y a douze ans. Ce secret — que vous connaissez déjà en grande partie, puisque vous savez que Chanteraine est habité — il me semble que je vous le dois tout entier… et que vous le garderez… oh ! non, pas mieux, mais… comment dirai-je ?… plus paisiblement, avec la conscience plus tranquille, si vous êtes bien certain qu’en le taisant, vous…

La jeune fille s’arrêta, puis très doucement :

— … Vous ne causerez de préjudice à personne, acheva-t-elle.

— Je serai heureux d’entendre ce que vous me ferez la grâce de me dire, répliqua Pierre.

La phrase n’avait rien que de banal ; peut-être cependant Claude comprit-elle ce que ces mots de politesse recélaient de gratitude.

C’est qu’en vérité le scrupule si délicatement senti, si discrètement exprimé par mademoiselle de Chanteraine, avait touché, ému jusqu’au cœur le colonel Fargeot ! On eût dit que, par une intuition mystérieuse, la délicieuse étrangère avait lu en lui, mieux, plus profondément que lui-même.

Loin de Claude, de ses grands yeux purs, l’officier ne se fût-il pas aussitôt reproché de n’avoir sollicité aucune explication de ces réfugiés étranges qui, si inoffensifs qu’ils semblassent, ne pouvaient être que des émigrés ?

Certes, il ne croyait plus à un complot et il eût fallu être imbu non pas seulement du respect, mais de la superstition de la loi, pour se considérer comme tenu de faire, en ce cas, œuvre de police et de dénoncer aux autorités de pauvres êtres dont une fuite impuissante devant la tourmente paraissait précisément avoir été le seul crime. Mais, quoique n’étant sans doute aucunement périlleuse pour le gouvernement du Premier Consul, la présence au château de mademoiselle de Chanteraine et de ses amis n’en était pas moins insolite et tout homme agissant de sang-froid se fût refusé à prendre la responsabilité de la taire, sans avoir cherché, avec le plus de courtoisie possible, à en connaître ou à en pénétrer la raison.

— Si l’on vous a renseigné dans le pays sur ce pauvre château, reprit la jeune fille, on n’a pas manqué de vous dire que la famille de Chanteraine, ou plutôt ses survivants, bien peu nombreux, hélas ! avaient émigré en 91… Ceux qui vous ont ainsi parlé étaient sincères. Ils vous ont répété fidèlement ce que tout le monde considère comme vrai, non seulement aux Audrettes où on ne nous aimait guère, mais à Mons-en-Bray où la plus admirable preuve de dévouement nous a été donnée… Oui, parmi nos amis comme parmi nos adversaires, chacun a pu constater que nous avions disparu… Cependant personne ne peut se vanter de nous avoir vus partir… et — je vous le jure, monsieur, — jamais, vous m’entendez bien, jamais , aucun de nous n’a quitté Chanteraine ! Oh ! l’histoire semble d’abord invraisemblable, avoua Claude en remarquant la stupéfaction profonde qui se peignait sur le visage de Pierre, mais vous verrez bientôt qu’elle mérite d’être crue… Ne voulez-vous pas m’écouter avec patience ?

— Oh ! mademoiselle !

— Quand commença la Révolution, poursuivit mademoiselle de Chanteraine qu’une émotion nerveuse oppressait un peu, notre famille avait perdu son chef. Ma tante, Charlotte de Chanteraine, âgée déjà, moi, encore bien jeune, nous nous trouvions presque seules au monde, n’ayant d’autre guide en cette vie que l’un de nos cousins, le chevalier de Plouvarais qui habitait Chanteraine avec sa sœur depuis plusieurs années… M. de Plouvarais est bien le meilleur des hommes, mais aussi le plus hésitant, le plus dépendant, le moins capable d’initiative qu’on puisse imaginer. En ces conditions, et étant donné l’état précaire de notre fortune, l’idée d’émigrer, de se jeter elle-même et de nous entraîner avec elle au milieu des difficultés, des dangers d’une existence incertaine, aventureuse, terrifiait mademoiselle Charlotte de Chanteraine qui ne put se résigner à quitter le château au moment où la plupart de nos amis se hâtaient de gagner la frontière. Bientôt, cependant, notre vie ne s’y passa plus qu’en transes, en angoisses continuelles… Des bandes de forcenés couraient le pays, pillant, brûlant, détruisant… Déjà, au retour d’une courte absence, nous avions trouvé à Chanteraine des dégâts considérables, presque des ruines… Nous avions tout à craindre. C’est alors que, conseillée et dirigée en cela par Quentin, un ancien et bien dévoué serviteur de mon grand-père, ma pauvre tante, si peu faite pour l’époque où elle vit, prit cette étrange résolution de laisser croire partout à notre disparition… Dans cette partie même du château, se trouve, mystérieusement dissimulée, l’entrée d’un vaste souterrain dont les ramifications aboutissent à plusieurs lieues d’ici en divers points de la campagne et qui fut construit au temps de la guerre de Cent ans par Tristan de Chanteraine, notre ancêtre, pour parer à toute surprise de l’ennemi. Le secret de ce sombre asile, transmis de père en fils, pendant bien longtemps, puis oublié pendant deux siècles, on ne sait pourquoi, mon grand-père qui se plaisait à vivre au milieu des souvenirs de notre maison, l’avait découvert en déchiffrant, par un prodige de patience et presque de divination, les énigmes bizarres d’un grimoire très ancien, trésor ignoré de nos archives. Suivant les instructions précises qui lui avaient été données par son maître, Quentin nous le révéla… Au-dessous de la demeure visible et constamment menacée où se traînaient nos vies, s’en étendait une autre, invisible et sûre, dont la disposition se prêtait au séjour de plusieurs personnes, pendant un temps indéterminé. Ma tante nous jugea sauvés. Tandis qu’on nous croyait bien loin, monsieur, en Allemagne, en Angleterre, nous vivions sous terre.

— Mais comment, de quoi viviez-vous ? demanda Pierre.

— De temps à autre, reprit la jeune fille, Quentin dont le beau-frère, un fermier des environs de Mons-en-Bray, nous était secrètement dévoué, s’en allait de nuit, et par le chemin des taupes, chercher les provisions nécessaires à notre subsistance… Un jour, il nous apprit que Chanteraine, vendu comme bien d’émigrés, avait été acheté par le village de Mons et notre triste situation s’améliora un peu. Nous continuâmes à ne sortir du château que bien rarement et toujours dans l’obscurité ; cependant notre vie d’intérieur se réorganisa. Tant que les autres hommes agissent et travaillent au soleil, nous dormons dans notre tombe protectrice et Chanteraine semble mort ; mais, dès qu’ils reposent à leur tour, après la journée finie, dès que les ténèbres enveloppent la campagne, le château s’éveille… les horloges arrêtées au matin reprennent leur marche, les lampes s’allument, la vie recommence pour nous… Oh ! nos distractions ne sont pas très variées, mais chacun les choisit selon ses goûts et ma tante Charlotte et mon cousin de Plouvarais ne se lassent pas plus de faire ensemble des parties de tric-trac que ma cousine Marie-Rose de jouer les romances de sa jeunesse ou que M. Fridolin — l’ancien précepteur de mon oncle et de mon père — de relire les livres qu’il a déjà lus. Moi, je brode ou je lis… et, quelquefois, vous l’avez pu constater, les livres me font si bien oublier la réalité… que je m’envole au pays des rêves, beaucoup plus agréable que celui-ci. Ce n’est pour aucun de nous le bonheur que cette étrange existence ; mais c’est pour tous le bienfait d’une sécurité relative, à une époque où il faut s’estimer heureux d’avoir pu conserver sa vie et choisir soi-même sa prison… Nous n’en demandons pas plus. Vous voyez, monsieur, que les hôtes actuels du château de Chanteraine ne sont pas des adversaires à craindre… Et pourtant, si vous laissiez deviner notre présence… oh ! Dieu, en ces temps d’abominations, d’horribles injustices, qui peut prévoir ce qui arriverait !…

VII
MADEMOISELLE CHARLOTTE DE CHANTERAINE

La jeune fille avait couvert son visage de ses deux mains comme pour échapper à une vision terrible.

— Mais les jours de la Terreur sont bien loin, s’écria Pierre, n’avez-vous rien su des événements publics ? L’écho des rumeurs du dehors n’est-il pas arrivé jusqu’à vous, ne fût-ce que par l’entremise de votre fidèle ravitailleur ?

— Pendant plus d’un an, Quentin eut ordre de nous rapporter les nouvelles qu’il tenait lui-même de son beau-frère. Mais, dès les premiers jours du mois de février 1793, nous apprîmes que le 21 janvier de l’année qui venait de commencer, le roi avait été exécuté, sur un jugement de la Convention. — « Quentin, déclara ma tante sur un ton qui ne souffrait pas de réplique, Sa Majesté a cessé de vivre. J’espère que vous ne vous attendez point à ce que nous nous intéressions, en quelque façon, à tout ce qui peut, pourra ou pourrait se passer dans une république. Il sera donc inutile désormais de nous mettre au courant de ce que vous apprendrez, des événements politiques. La France n’existe plus pour nous. Le jour où Monseigneur le Dauphin rentrera en possession du trône de saint Louis et d’Henri IV, vous nous préviendrez. »

— Et, depuis la mort du roi, votre tante, vos cousins ne se sont jamais informés ?…

— Jamais.

— Mais… vous ?

— Oh ! moi, je n’ai pas le stoïcisme de ma tante et, comme Quentin est incorruptible, j’ai souvent interrogé Barbe, sa femme… mais elle n’est pas toujours bien renseignée. Quentin, qui ne pouvait s’empêcher de raconter les atrocités de la Terreur, est devenu moins communicatif depuis qu’après la chute et la mort de Robespierre, une sorte d’apaisement s’est fait… Cet apaisement, il n’y croit guère d’ailleurs. Il dit que tout va mal, que les Français dansent, depuis six ans, sur des cendres mal éteintes… et il compare la Révolution au chat Raminagrobis…

Le jeune homme ne put retenir un sourire.

— Ce brave Quentin me semble être par trop pessimiste, mademoiselle, dit-il, et rien n’est plus réel que la paix dont la France jouit à l’intérieur, en tout cas depuis le 18 brumaire de cette année… je veux dire le 9 novembre de l’an 1799. Ce jour-là, le général Bonaparte nous a délivrés du gouvernement assez méprisable, du Directoire et a pris le pouvoir pour l’honneur de notre pays… Quentin n’a pas omis cependant de vous parler du général Bonaparte ?

— Je crois bien, en effet, que Barbe m’a redit ce nom-là, fit ingénument mademoiselle de Chanteraine, mais c’était à propos de la guerre…

— Ce nom est aujourd’hui celui du chef de l’État, du Premier Consul… Avec le gouvernement de Bonaparte, une ère nouvelle a commencé… une ère de gloire, de justice, de véritable liberté.

Claude eut un petit mouvement d’impatience.

— Je vous demande pardon, mademoiselle, ajouta respectueusement le colonel Fargeot, mais il faut que vous sachiez, il faut que vos parents sachent que rien ne nécessite plus, ni pour eux, ni pour vous, l’horrible captivité à laquelle eux et vous, vous vous êtes condamnés… non rien ! Quoi de plus facile, en effet, que de faire rayer de la liste des émigrés le nom de Chanteraine… puisque vous pouvez prouver que les Chanteraine n’ont pas quitté la France… Auraient-ils émigré d’ailleurs que… Mon Dieu, mademoiselle, elle est déjà pleine de ratures cette triste liste ! Ce que veut avant tout le Premier Consul, c’est la réconciliation des partis, c’est la liberté pour tous… Ne seriez-vous pas heureuse, mademoiselle — même sous un gouvernement républicain — de prier dans une église, d’assister à la célébration de la messe… Bonaparte veut aussi la liberté de la prière… Oh ! si vous pouviez connaître les belles, les grandes choses que rêve cet homme presque surhumain !

Les fins sourcils de mademoiselle de Chanteraine se froncèrent de nouveau.

— Vous êtes un enthousiaste, monsieur, et vous avez sur moi, dans une conversation de ce genre, la supériorité que vous donnent des convictions personnelles, librement choisies et raisonnées… alors que les miennes, toutes traditionnelles, me semblent d’autant plus difficiles à discuter avec autrui que je les discute moins avec moi-même… Aussi bien, je doute que, même assurée de n’avoir rien à redouter du gouvernement actuel, ma tante de Chanteraine consente à quitter cette retraite. Je ne vous la donne certes point comme une héroïne… et je ne pense pas qu’elle ait jamais souhaité de prouver sa foi par le martyre… mais elle n’en est pas moins convaincue du caractère sacré des opinions qu’elle proclame, et, comme elle se sent ici en sécurité, elle s’est faite à cette vie où elle retrouve quelque chose du passé. Il lui plaît d’avoir arrêté à son profit personnel la marche du temps et de se persuader qu’elle est encore à l’an de grâce 1788… Il faudrait, j’imagine, avoir sur elle beaucoup plus d’influence que je n’en puis prendre jamais, pour l’arracher à cet état de stagnation qui lui est maintenant presque cher… Elle connaîtrait la mort du pauvre petit Dauphin qu’elle penserait avec autant de complaisance à Monseigneur le comte de Provence ou à Monseigneur le comte d’Artois qu’au fils de Sa Majesté le roi Louis XVI… Elle attend le Roi !…

Un grand désir vint à Pierre de dire : « Et vous, mademoiselle, qui donc attendez-vous ? Est-ce au roi que votre sommeil rêve avec un si tendre sourire ? Était-ce au roi que vous croyiez reprocher si doucement d’avoir trop tardé à venir ? »

Mais il se garda, comme on peut le supposer, de se montrer aussi indiscret.

— Vous êtes, en ce qui concerne les intentions de madame votre tante, meilleur juge que moi, mademoiselle, répliqua-t-il. Permettez-moi, cependant, de vous laisser mon nom. Sans être des familiers du Premier Consul, j’ai, comme tout soldat très convaincu, très passionné, quelque crédit auprès du général Bonaparte. Si vos parents se résignaient jamais à solliciter la régularisation d’une situation qui me semble fort pénible, et qu’en ce cas mon intervention pût leur être utile, j’en serais bien heureux.

Pierre nota sur un carnet son nom, son grade et les renseignements militaires qui constituaient son adresse en tout lieu, puis il déchira la feuille qu’il venait d’écrire ainsi et la tendit à mademoiselle de Chanteraine.

— Je vous remercie, monsieur Pierre Fargeot, dit-elle.

Et, les yeux fixés sur le papier, elle s’étonnait encore de trouver tant de douceur et de courtoisie chez un soldat de la République, un homme du peuple peut-être, en tout cas, un homme de très petite naissance.

— Et moi, mademoiselle, reprit le jeune colonel, je vous remercie de la confiance que vous avez bien voulu me témoigner et dont je me sens singulièrement honoré…

Il s’arrêta un moment, regarda mademoiselle de Chanteraine, puis, s’inclinant profondément devant elle :

— Adieu, mademoiselle, acheva-t-il.

Claude ne répondit pas ; alors, très peiné, l’officier fit un mouvement pour s’éloigner ; mais, d’un geste léger, la jeune fille le retint et, un peu hésitante, le visage rose soudain :

— Monsieur Fargeot, dit-elle, vous vous êtes arrêté à Chanteraine parce que l’obscurité vous empêchait de continuer votre route… et le jour est encore loin ; parce que vous vous sentiez las… et je n’ai pas même pris soin de vous offrir un siège ; parce que la pluie tombait et… entendez-vous l’eau rouler contre les vitres et sur les toits !… Ne seriez-vous pas en droit, si vous quittiez à présent le château, de regretter en nous maudissant, l’abri et le repos que vous eussiez trouvés dans une demeure déserte ?… Et cependant les Chanteraine n’ont jamais manqué au devoir de l’hospitalité !

Une lueur douce rayonna dans les yeux qui interrogeaient anxieusement Claude.

— A dire vrai, monsieur le colonel, reprit-elle gentiment, je ne vous conseillerais pas d’entrer sans crier gare dans le salon où ma tante Charlotte tient en ce moment même sa cour… Peut-être risqueriez-vous de n’y être pas beaucoup mieux reçu que… dans celui-ci. Mais j’y serai, si vous voulez, votre introductrice et j’apporterai, à la tâche de vous annoncer toute l’habileté dont je suis capable… Je dirai, sans doute, que vous avez le malheur d’appartenir aux armées de la République… en qualité de colonel, ce qui est une circonstance aggravante… mais j’ajouterai que vous ne vous êtes mêlé de la guerre qu’en soldat… que vous n’avez fait guillotiner personne… Je pourrai le dire, n’est-ce pas ?

— Oh ! mademoiselle, en toute certitude !

— … que vous ne nous trahirez pas… et que même… que même, par exemple, vous n’auriez pas voté la mort du roi… Je suis sûre que vous ne l’auriez pas votée…

Pierre souriait.

— Non, mademoiselle… je ne crois pas. Et, tenez, j’ai entendu dire à Bonaparte que cette exécution d’un roi, que la Constitution même avait déclaré inviolable et irresponsable, ne pouvait être considérée que comme un crime aussi odieux qu’inutile… Beaucoup de républicains très sincères pensent ainsi.

— Je suis aise de ce que vous me dites. Mon plaidoyer n’en sera que plus convaincu… et convaincant… Attendez-moi un instant ici…

Mademoiselle de Chanteraine avait disparu, légère sous les plis d’une draperie. Une senteur grisante et douce venue de sa toilette, tombée de ses cheveux blonds, demeurait après elle dans l’asile coquet et suranné. Toutes les choses de forme fines et de nuances tendres qu’on avait réunies là et que le temps y avait presque immatérialisées semblaient s’être imprégnées de ce parfum qui leur prêtait un peu d’âme… C’était parmi ces choses que Claude avait vécu ses heures de veille, comme enfant, comme jeune fille… Et, tout à coup, Pierre les aimait, il eût voulu les baiser comme de précieuses reliques.

Ah ! qu’elle était exquise, adorable la Belle au bois ! Quelle grâce assouplissait ses mouvements, sa démarche ! Quelle jolie ingénuité se devinait dans ses yeux, sur ses lèvres, en ces paroles !… Le colonel Fargeot s’abandonnait à l’enchantement ; il avait oublié la pluie, l’obscurité, la fatigue ; il n’avait plus qu’une idée dans l’esprit : c’est que, peut-être, les vieux portraits allaient lui permettre de passer encore quelques instants près de Claude ; c’est que, pendant quelques instants encore, il allait la voir, l’entendre, respirer le même air qu’elle… avant de la quitter pour toujours.

VIII
LE SALON DE L’ÉPINETTE

Enfin, Pierre Fargeot fut introduit dans le salon de l’épinette et mademoiselle Charlotte de Chanteraine, superbe de solennité et de grâce tout ensemble, daigna faire deux pas au-devant de lui.

— Soyez le bienvenu, monsieur, dit-elle. C’est n’avoir pas perdu tous les privilèges de la noblesse que de pouvoir connaître encore la joie de pratiquer l’hospitalité.

La phrase lui parut si bien tournée et elle se sut si bon gré de l’avoir dite, qu’elle gratifia sa propre amabilité d’un sourire satisfait dont Pierre bénéficia.

Puis des présentations eurent lieu, des sièges furent offerts et une conversation s’engagea.

On ne parla guère que de la pluie et des beaux jours, des bois du Hautvert, dont mademoiselle Charlotte disait « nos bois », du temps des fêtes de Trianon dont elle disait « notre temps » et de J.-J. Rousseau dont elle disait « votre Rousseau », mais à qui elle pardonnait d’avoir commis le Contrat social qu’elle n’avait pas même ouvert, parce qu’il avait écrit la Nouvelle Héloïse qu’elle avait lue plusieurs fois.

La vieille demoiselle ne tint cependant qu’à demi la promesse que lui avait demandée sa nièce, de s’interdire toute allusion aux événements de 89 et à ceux qui avaient suivi. Un moment vint où le mot de « révolution » lui chatouilla si irrésistiblement la langue qu’il lui fallut, coûte que coûte, le prononcer.

Ce fut à propos d’un incident fort banal.

M. Fridolin avait posé un peu trop près d’un rideau la lampe dont il s’était servi pour lire.

— Fridolin, Fridolin, êtes-vous fou ? s’écria soudain mademoiselle Charlotte, sur le ton de la plus intense frayeur. Vraiment, c’est à croire que vous voulez l’incendie du château et notre mort à tous !

— Oh ! madame, pardonnez-moi, je suis désolé ! gémit Fridolin, qui se montrait en effet beaucoup plus désolé que ne semblait l’exiger une aussi légère peccadille.

— Je vous pardonne, mon ami, concéda mademoiselle de Chanteraine un peu remise.

Puis elle se tourna vers Pierre :

— Vous serez moins surpris de mon émoi monsieur, expliqua-t-elle, lorsque vous saurez qu’il est très probablement permis d’attribuer à une imprudence semblable la mort de mon neveu, le marquis de Chanteraine, celle de la marquise, sa femme, et celle du petit Gérard, leur fils, unique héritier de notre nom… Pendant la nuit et, comme tout dormait, le feu prit à l’hôtel qu’ils habitaient à Paris… allumé — des témoignages sérieux l’ont démontré plus tard — par une petite lampe veilleuse qu’on avait posée trop près d’un rideau de gaze… Et tous trois furent étouffés, brûlés, que sais-je ?… avant même que l’on pût organiser les secours.

— Oh ! c’est atroce ! Quelle mort affreuse !… s’écria le jeune homme saisi d’horreur.

— Vous aimeriez mieux mourir, tué par une balle, sur un champ de bataille, que brûlé vif, dans un incendie, n’est-il pas vrai ?

Pierre sourit.

— Par la force de l’habitude, je me sens très calme sous une grêle de balles, madame, répondit-il, tandis que je n’ai jamais pu traverser un village ou une maison en flammes, sans que quelque chose d’inconscient, une sorte d’instinct obscur, frémît en moi… C’est une faiblesse qu’il me faut confesser, bien que je m’en sois toujours rendu maître… L’origine en remonte, je crois, à un rêve un peu maladif que je faisais au temps de mon enfance… Je me figurais alors, assez souvent, au milieu de mon sommeil, que le feu prenait à la maison où je dormais… et je m’éveillais en criant, avec une impression d’épouvante dont mon souvenir retrouve encore l’intensité.

Je ne sais quel esprit de taquinerie s’empara alors de la vieille demoiselle.

— Eh bien, monsieur, reprit-elle, le sentiment d’angoisse, que vous cause la vue d’une maison en flammes, une chandelle trop proche d’un rideau suffit à me le donner… et cependant… cependant, je vous jure, sur ma vie, que j’envie mon neveu, ma nièce et leur innocent enfant et que j’aurais mieux aimé être brûlée comme eux, il y a une vingtaine d’années, que d’avoir assisté à votre ignoble révolution !

Mais Fargeot ne voulut pas voir la provocation.

— Ce regret est digne d’une héroïne, répondit-il simplement en souriant.

Et ces paroles étaient dites avec une si parfaite courtoisie, par ce beau cavalier qui n’aurait pas voté la mort du roi, que mademoiselle Charlotte en fut touchée et déplora sa boutade.

— Voilà, fit-elle aimablement, un mot qui me flatte, car, si les apparences ne sont pas trompeuses, vous devez vous connaître en héroïsme, monsieur !

Et la conversation fut reprise au point où on l’avait laissée, lorsque l’imprudence de Fridolin avait effrayé mademoiselle de Chanteraine.

Puis ce fut M. de Plouvarais qui accapara l’officier et profita de ce que sa vieille cousine n’écoutait pas pour questionner l’hôte du château. Avec beaucoup de mesure et de tact, Pierre renseigna de son mieux le pauvre homme qui en était toujours resté à la mort de Louis XVI et qui, moins héroïque que mademoiselle Charlotte, ne semblait pas aussi inébranlable qu’elle dans sa résolution de bouder le soleil jusqu’au retour d’un roi. Cette causerie, à laquelle M. Fridolin prit part, tandis qu’autour du métier où brodait Claude, mademoiselle Charlotte de Chanteraine et mademoiselle de Plouvarais discutaient les mérites d’un motif de dentelle, fut très courtoise. Les deux emmurés y trouvaient, à dire vrai, infiniment de plaisir.

— Le hasard nous a envoyé un hôte fort présentable, déclara plus tard le cousin de Plouvarais. Son langage est celui d’un honnête homme et ses manières ne laissent rien à désirer… Je ne dirai point qu’il ait la grâce fine de nos gentilshommes d’autrefois, mais ses allures sont empreintes de je ne sais quelle élégance mâle dont un Montmorency s’arrangerait tout aussi bien qu’un petit colonel de la République.

Mademoiselle Charlotte haussa les épaules en répliquant :

— Taisez-vous, chevalier !

Puis elle ajouta, radoucie :

— Il est certain que pour un sans-culotte, ce monsieur n’a pas trop mauvaise façon.

— Mais avez-vous remarqué la forme de sa main brune ? s’écria mademoiselle Marie-Rose de Plouvarais. Ces mains-là n’ont certes jamais labouré et s’accommoderaient fort bien d’une manchette de dentelles.

M. Fridolin renchérit encore :

— J’admire, remarqua-t-il, que la vie des camps n’ait point dégoûté des belles-lettres ce émule de Mars, et qu’il ait pu me citer des vers d’Homère… en grec !… J’aimerais bien savoir ce que ses yeux me rappellent !

Cependant, Pierre Fargeot causait à son tour, près du métier à broder. A sa prière, la partie de tric-trac avait repris de plus belle, la romance vieillotte s’envolait de nouveau des profondeurs de l’épinette et les lunettes d’or de M. Fridolin continuaient leur lecture patiente.

Claude avait interrogé l’officier sur sa vie de soldat, sur ses dernières campagnes, sur sa famille aussi et, dévoré par une sorte de remords — car il lui semblait avoir fait preuve d’une ingratitude noire en admettant, ne fût-ce qu’un moment, la réalité de la faute dont s’était accusé Antonin Fargeot mourant — Pierre se complut à parler de son père, à en parler longuement, avec amour et vénération. Cet hommage rendu au maître d’école, cette réparation tacite, lui était douce, apaisait son cœur.

Claude écoutait, attentive, sympathique à ce qui lui était dit.

— … Et maintenant, vous êtes tout seul, vous n’avez plus au monde que votre vieille tante ? Oh ! c’est triste ! Il est vrai qu’un soldat est accoutumé à vivre loin des siens. Mais il me semble à moi que, plus que personne, un soldat doit avoir besoin de penser à quelqu’un d’aimé, de sentir que quelqu’un d’aimé pense à lui… Peut-être d’ailleurs… peut-être avez-vous une fiancée ?

Ces mots étaient dits très timidement.

Pierre répondit :

— Non, mademoiselle… Quand ma pauvre tante Manon, qui est bien vieille, aura rejoint mon père, mort bien jeune encore, personne ne pensera plus à moi…

Il vint aux lèvres de mademoiselle de Chanteraine une phrase qui lui parut à elle-même si folle qu’elle en fut étonnée, un peu honteuse et se garda de la prononcer. Alors, il y eut entre les deux jeunes gens un moment de silence et quelque chose d’indéfinissable, de presque insoupçonné qui ressemblait à de la gêne, puis Claude reprit :

— Nous avons eu, vous et moi, monsieur, ce malheur commun de ne pas connaître notre mère, mais un grand bonheur vous a été donné qui m’a manqué complètement : Vous avez été élevé par votre père. Moi, je n’ai pu garder aucun souvenir de mes parents. Mon père est mort des suites d’une chute de cheval avant que je vinsse au monde et deux mois après, ma naissance coûta la vie à ma mère.

— Pauvre enfant ! murmura malgré lui l’officier, que de douleurs déjà en votre vie !

— C’est vrai, oh ! oui, c’est vrai ! s’écria la jeune fille. Mais il y a eu dans cette vie un moment précis où j’ai senti que j’apprenais la douleur : c’est quand j’ai perdu mon grand-père… J’avais à peine onze ans. Mais nous avions vécu étroitement rapprochés et nous nous aimions beaucoup, et nous nous comprenions… si différents que fussent nos âges ! Une terrible fatalité semblait s’être acharnée contre sa famille. Fils, brus, petits-fils, il avait tout perdu. J’étais le seul être qui lui restât de deux générations… et je crois qu’il avait reporté sur moi toute la tendresse qu’il ne pouvait plus donner aux disparus… Voulez-vous voir son portrait ?

IX
LES PORTRAITS

Sur une affirmation reconnaissante de Pierre, mademoiselle de Chanteraine prit la lampe dont la lueur éclairait son travail et, suivie du jeune homme, entra dans la pièce voisine. Avant qu’elle eût atteint l’image cherchée, l’officier s’arrêta.

— N’est-ce pas le portrait de votre père, mademoiselle ? demanda-t-il en désignant le portrait d’homme qui faisait face à celui de la jeune femme aux bijoux.

— Non, répondit Claude, c’est le portrait de mon oncle, le marquis de Chanteraine. Sur ma demande, les portraits du comte et de la comtesse de Chanteraine, mes parents, ont été transportés dans la pièce où je me trouvais, quand votre présence m’a si fort effrayée. C’est là que je passe la plus grande partie de mon temps. Mon oncle et mon père se ressemblaient beaucoup, blonds l’un et l’autre, comme presque tous les Chanteraine et comme moi-même.

Puis, mademoiselle de Chanteraine se dirigea vers le panneau opposé et éleva un peu la lampe afin que le portrait qui y était suspendu fût mieux éclairé : c’était celui de la jeune femme aux colliers de perles et d’or.

— Voici, dit-elle, ma tante, Irène de Champierre, marquise de Chanteraine. J’avais seulement quelques mois de vie, quand elle est morte, mais mon grand-père, qui l’avait chérie, m’a beaucoup parlé d’elle et, sans l’avoir connue, je l’ai aimée, par le souvenir…

— Lorsque je suis entré pour la première fois dans cette chambre, j’ai longtemps contemplé ce beau visage, avoua Pierre. J’aurais aimé avoir une sœur ou une mère qui ressemblât à ce portrait de femme.

— Si Dieu l’avait bien voulu, la marquise de Chanteraine eût été ma seconde mère à moi, reprit tristement la jeune fille, car son désir était que je devinsse un jour la femme de son fils. Quelquefois, sous les yeux de mon grand-père qui souriait à cet avenir lointain, elle nous réunissait dans ses bras, mon cousin Gérard et moi et, rapprochant pour les baiser, nos têtes enfantines, elle nous appelait « ses chers petits promis… » « C’est le prince Brunet et la princesse Blondine », disait mon grand-père qui m’a depuis conté ces choses… Et ma tante Irène, heureuse et gaie, lui promettait de remplacer auprès de moi, dès ce moment, la mère que je n’avais plus… Hélas ! il était écrit que je n’aurais point de mère, car, peu de temps après, ma tante Irène est morte… vous savez de quelle horrible mort !…

— Quel âge avait-elle, alors ? demanda le jeune homme avec intérêt.

— Vingt-cinq ans. On ne pouvait la connaître sans l’aimer. Voyez ces yeux. Ils reflètent une âme charmante… et l’on devine que cette âme fut à la fois forte, loyale et tendre. Il me semble qu’un être dont la conscience serait tourmentée ne soutiendrait pas sans trouble le regard de ces yeux-là ! Moi, je le cherche, comme un réconfort, jusque sur cette toile peinte. Il me donne du courage, il me rend meilleure et plus confiante… Je n’ai jamais vu à personne, un regard semblable à ce regard…

En parlant, Claude s’était tournée vers Fargeot dont le visage apparut en pleine lumière… Brusquement, elle s’interrompit et s’éloignant du portrait de la marquise Irène de Chanteraine, elle en désigna un autre à l’officier.

— Mon grand-père, dit-elle.

— Je l’avais deviné, fit doucement le jeune homme. Cette figure vénérable, cette bouche fine, très légèrement ironique, ces yeux de chercheur ou de poète avaient, eux aussi, retenu mon admiration.

— Des yeux de chercheur… répéta Claude, oui, c’est bien cela… des yeux qui, sans cesse, scrutaient l’avenir ou le passé et ne semblaient se fixer sur le présent que rarement, par hasard… Monsieur Pierre Fargeot, avant votre venue ici, on vous avait parlé du château de Chanteraine ? Que vous en avait-on dit ?

Et posant, sur une console, la petite lampe d’argent, elle regarda Pierre. Son visage paraissait anxieux.

— C’est aujourd’hui même, à l’auberge des Audrettes où j’ai dîné, que j’ai entendu pour la première fois le nom de Chanteraine, mademoiselle, répondit le jeune homme. L’aubergiste, qui l’avait prononcé tout à fait accidentellement, en m’indiquant le chemin que je devais prendre pour gagner le village le plus proche, s’est alors plu, par amour du bavardage, je crois, à me raconter la vente du château et à commenter, avec une dédaigneuse et très amusante pitié d’esprit fort, la belle action des habitants de Mons-en-Bray.

— Nos chers, nos braves paysans ! s’écria Claude. Si vous saviez, monsieur, quelle émotion a été la nôtre, quand nous avons appris qu’ils achetaient Chanteraine pour nous le garder ! Je ne puis penser à ce dévouement, à cette fidélité admirable, sans qu’une reconnaissance passionnée me gonfle le cœur, sans que des larmes me montent aux yeux !… Et depuis tant d’années ces vaillants attendent comme nous-mêmes, rien n’ébranle leur foi ! Ah ! ne pensez-vous pas, monsieur, qu’une telle foi doit accomplir des miracles ?

— C’est bien un miracle, en effet, que demandent ces humbles croyants, mademoiselle, fit Pierre, car ils refusent, paraît-il, d’admettre que la race des Chanteraine se soit éteinte avec le duc, votre grand-père. Et leur fervent espoir de revoir, un jour, un duc de Chanteraine au château, repose sur les prédictions d’une ancienne légende.

— La légende de la Chanteraine ?… On vous a conté cela aussi, monsieur ! Ne riez pas trop des âmes ingénues qui se laissent bercer par les vieilles chansons, par les vieilles légendes au charme consolant ! dit Claude.

Puis rougissant légèrement, elle ajouta avec la même anxiété un peu timide :

— Mais, de mon grand-père, que vous a-t-on dit, monsieur ?

Fargeot hésitait, rassemblant ses souvenirs. Mademoiselle de Chanteraine reprit :

— Si je vous ai posé cette question, monsieur, c’est parce que je crains… qu’on ne vous ait donné de l’homme admirable qui fut mon grand-père, une idée très fausse, qu’on ne vous l’ait représenté sous les traits d’une sorte d’illuminé… de visionnaire.

Pierre voulut protester, mais elle le prévint :

— Oh ! je sais, dit-elle, que bien des gens l’ont considéré comme tel. Il a été très peu et très mal compris… et des personnes même qui lui tenaient de près… Comme il s’est montré cependant plus clairvoyant que ces prétendus raisonneurs ! Comme il leur a prédit justement ce qui devait advenir de la monarchie qu’on jugeait inviolable, de la société qui semblait reposer sur des bases si solides ! Constatant les fautes, les abus qu’on commettait en haut, pressentant le long travail qui s’accomplissait en bas, il a vu venir la catastrophe à laquelle nul ne voulait croire et, pendant les dernières années de sa vie, sa plus grande préoccupation a été d’assurer la sauvegarde des siens… C’est ainsi qu’aidé de son fidèle Quentin, il en est arrivé à retrouver le secret de la demeure souterraine où nous avons pu vivre pendant si longtemps… Il avait encore d’autres idées, d’autres projets qui paraissaient étranges, des croyances qu’on jugeait folles… Les hommes sont toujours prêts à qualifier d’étranges ou de folles les choses qu’ils ne comprennent pas ! Dans son entourage, on l’écoutait avec respect, mais il devinait sous le respect même, je ne sais quel sourire de doute, sinon de raillerie… Aussi, bien que je ne fusse qu’une petite fille, était-ce à moi que, les derniers temps, il se confiait le plus souvent. Peut-être fallait-il, précisément, pour le comprendre, être l’enfant un peu chimérique et très ignorante du monde que j’étais… que je suis encore, en dépit de mes vingt-trois ans !… Cette intimité dura jusqu’au jour suprême… Depuis, ma tante Charlotte et mes cousins de Plouvarais ont pu avouer, à défaut d’autres témoins, absents ou morts, que le duc de Chanteraine avait parlé, au moins sur un point essentiel, comme un sage et non comme un rêveur.

X
LES RUINES EN FLEURS

Claude avait paru n’entendre qu’à peine la réponse pleine de respect et de sympathie que Pierre venait de donner à ce plaidoyer filial.

Un moment, un long moment, elle se tut, fixant le vide, puis elle regarda le jeune homme et doucement :

— Oubliez, monsieur, dit-elle, ma question de tout à l’heure, comme je l’ai oubliée moi-même, en vous parlant de mon grand-père… Je ne désirais qu’une chose, me donner l’occasion de vous le faire connaître un peu… Que m’importe, après tout, le bien ou le mal que peuvent penser de lui ceux qui ne le connaissaient pas !… Moi, j’ai gardé dans mon cœur toutes les choses qu’il m’a dites… celles qu’il n’a dites qu’à moi surtout… puis les promesses qu’il m’a demandées… pour mon bien. J’ai confiance en lui, maintenant encore, maintenant qu’il n’est plus… Je crois qu’il me conduit, me dirige, m’inspire… Oh ! je voudrais, je…

La jeune fille s’arrêta, la voix altérée par une angoisse soudaine :

Avec une grande douceur, Pierre répéta :

— Vous voudriez ?…

— Je voudrais que rien n’ébranlât jamais cette confiance, cette foi, que rien ne m’enlevât jamais la joie et la paix que je trouve à me sentir ainsi guidée… La vie me paraît si triste… ou si effrayante, parfois !

— Mais, ne pensez-vous pas, reprit Pierre avec la même douceur émue et presque fraternelle, ne pensez-vous pas que, dans les circonstances présentes, le grand-père dont vous chérissez la mémoire vous eût lui-même conseillé de renoncer à cette vie de ténèbres, à cette retraite si pénible et, permettez-moi d’ajouter, si vaine ?… Je vous jure encore une fois que je pourrais me porter garant, en l’état actuel des choses, de votre sûreté et de celle de votre famille.

— Eh ! mon Dieu, qu’irions-nous faire dans ce monde nouveau ? répondit Claude avec un sourire mélancolique. Je suis certaine, pour ma part, que mes idées, mon langage, mes manières… et jusqu’à ma figure, y paraîtraient absurdes et démodés… comme les habits que voilà !

— Dans ce monde nouveau qui n’est qu’un monde renouvelé, mademoiselle, on ferait fête à votre jeunesse, à votre beauté et vous ne trouveriez partout où vous daigneriez passer qu’admiration et respect… Ne croyez pas, d’ailleurs, que l’aristocratie française ait émigré toute… Paris, pour ne parler que de la première de nos villes, compte encore bon nombre de salons intransigeants où vous seriez sûre de ne rencontrer que des hommes et des femmes de votre caste, de votre monde, de votre éducation… Et comment admettre que, vivant encore, le duc de Chanteraine, l’aïeul qui vous aimait si tendrement, eût consenti à vous tenir éloignée de tous les plaisirs, de tous les espoirs de votre âge, qu’il vous eût condamnée à l’éternel isolement ? comment ne pas supposer qu’il eût avant tout souhaité de vous voir unie à un homme digne de vous et capable d’être à son tour votre guide dans cette vie dont vous avez peur ?

Claude secoua la tête,

— Il est probable que je ne me marierai pas… même si je revois le monde, fit-elle gravement.

Et comme Pierre n’osait interroger :

— Je suis fiancée, dit-elle, et je ne reverrai sans doute jamais celui à qui je garde et garderai toujours ma foi.

Puis elle ajouta presque bas et comme malgré elle :

— Il me semblait que lui seul saurait trouver le chemin de ma solitude… il me semblait que le vieux château, fermé et endormi, ne s’ouvrirait, ne s’éveillerait que pour lui seul…

Fargeot sentit descendre au fond de son cœur une tristesse mortelle.

— Que Dieu vous rende, dit-il, l’homme que vous daignez aimer !

Il y eut un silence un peu long que l’officier fut le premier à rompre.

— Voici le jour, remarqua-t-il, voyant qu’un pâle rayon filtrait au travers des rideaux de brocart. Il faut que je me remette en route…

— Le jour ! répéta Claude, le jour, l’aube, le soleil ! Ah ! les jolis mots… les jolies choses !… Vous ne pouvez comprendre quelle jouissance j’éprouve à voir le jour !

— Le voyez-vous quelquefois ?

— Bien rarement. Ma tante, qui craint toujours que notre présence au château ne soit connue, m’interdit toute imprudence.

Pierre ouvrit avec précaution la porte qui lui avait permis de pénétrer dans la salle aux portraits.

— Voulez-vous voir le soleil, ce matin ? dit-il. Je sais à quelques pas d’ici un vieux balcon dont l’orientation nous promet un beau spectacle… et vous n’avez à redouter aucune surprise… tout dort encore dans le bois.

Mademoiselle de Chanteraine hésita, puis, tentée, elle eut un petit geste d’insouciance gaie et suivit le jeune homme.

Ils n’eurent, en effet, que deux chambres à traverser pour gagner le vieux balcon de pierre ajourée que Pierre avait remarqué la veille en passant.

Là, les ruines du château, les arbres du parc, le ciel leur apparurent divinement glorifiés, sous les lueurs roses du matin. Après la pluie de la veille, le soleil s’était levé superbe, triomphant. Pourtant, un souffle encore frais agitait le lierre qui enguirlandait l’ogive de la fenêtre et traînait dans l’air des parfums de terre humide et de plantes ravivées… Des oiseaux chantaient éperdus de joie…

— Oh ! quelle douceur, quelle beauté dans les choses de Dieu ! murmura mademoiselle de Chanteraine.

Appuyée au mur, ses blonds cheveux poudrés touchant les feuilles sombres du lierre qui semblaient vouloir se mêler à eux pour les couronner, ses yeux bleus s’emplissant des douceurs lumineuses de l’aurore, elle regardait, elle écoutait, elle respirait avec délice, elle s’enivrait de la vie saine et libre des êtres et des choses de la campagne. Pierre, lui, ne voyait que Claude, n’entendait que le léger souffle de ses lèvres émues, ne respirait que le parfum de ses cheveux et de ses dentelles, ne se grisait que de son charme fin de fleur vivante…

Et ils se taisaient, pris par l’enchantement de l’heure, beaux tous deux, lui en sa force, elle en sa grâce, jeunes tous deux et pleins de vie, au milieu de ces ruines qu’escaladaient gaiement et follement autour d’eux, comme eux jeunes et belles, les lianes fleuries, les plantes fées qui avaient gardé si longtemps le sommeil de la princesse…

Puis, dans le silence, Pierre murmura :

— Je n’appartiens ni à ce monde dont je vous parlais et qui est le vôtre ni à aucun autre monde, je ne suis qu’un soldat sans grande éducation… toute habileté de mots m’est étrangère, toute connaissance des usages de la société me fait défaut… Voulez-vous, néanmoins, me permettre, mademoiselle, de vous demander une faveur, une inappréciable grâce, et me laisser espérer que vous m’excuserez, que vous ne vous montrerez ni fâchée, ni surtout… blessée, si je demande trop ou si je demande mal ?

Claude regarda Pierre, ne sachant que répondre, mais il attendait, l’air anxieux. Alors elle dit :

— Parlez, monsieur. Je suis sûre que vous seriez très désolé de m’offenser en quelque façon…

Rien n’était plus vrai. D’où lui venait cette étrange confiance, elle n’eût pu le dire, mais elle croyait en Pierre Fargeot, elle le devinait bon et droit, elle était certaine que jamais une parole déloyale n’avait passé entre ses lèvres, que jamais une action mauvaise n’avait souillé sa vie.

Dans ce vieux château qu’habitaient des têtes folles et où pourtant elle était seule à avoir encore les cheveux blonds et l’âme en fleur, il lui semblait que personne n’était assez jeune pour la comprendre, assez sage pour la guider, assez fort pour la protéger… Et, tout instinctivement, sa jeunesse allait à cette jeunesse, sa faiblesse craintive à cette force intelligente… Elle avait trouvé de la joie à parler et à se sentir écoutée. Il lui avait paru très naturel que Pierre s’intéressât aux êtres qu’elle avait aimés, très naturel encore qu’il lui offrît, pour elle et ses amis, l’appui de son crédit auprès du maître actuel de la France. Elle n’avait pas douté un instant de sa parole, lorsqu’il avait promis de garder le secret de Chanteraine et, maintenant qu’il priait à son tour, implorant merci à l’avance, pour une demande encore inexprimée, elle disait : « Parlez »… bien persuadée, en vérité, que cet ennemi de l’ancien régime, que cet officier de la République, ne lui infligerait jamais volontairement ni offense ni peine.

Cependant, Fargeot, ainsi encouragé, parlait :

— Il y a quelque temps déjà, mon père m’a donné un anneau d’or… Ce bijou, orné à la surface et intérieurement de signes étranges, de ciselures bizarres et gracieuses, l’avait frappé jadis par son originalité ; il l’avait alors acheté pour ma mère… « Prends cette petite bague, me dit-il, elle me fait songer à quelque mystérieux talisman de conte ou de légende. Un jour tu l’offriras à ta fiancée… elle lui portera bonheur »… Je ne me marierai sans doute jamais, mademoiselle, mais je tiens à cette bague, je serais… très malheureux qu’elle pût tomber en des mains indignes… et la guerre a des risques. Voulez-vous me la garder ?

Claude fit un mouvement vague d’impuissance ou de refus.

— Oh ! ne me dites pas non, supplia Pierre. Songez que cet anneau n’a, somme toute, d’autre valeur que celle que j’y attache… Si je survis, peut-être vous le redemanderai-je un jour ; si je meurs… eh bien, si je meurs, il vous restera et, comme vous ne voudriez pas l’accepter, même venant d’un mort, vous le passerez dans un ruban rose, comme celui de votre robe, et vous l’attacherez au cou de quelque statue de sainte… devant laquelle vous direz, n’est-ce pas, de temps à autre, une prière pour le pauvre officier républicain… Voulez-vous ?…

Claude avait baissé la tête.

— Je veux bien… murmura-t-elle.

— … Et ce me serait, en attendant, chose si douce, continua l’officier, de penser que mon humble anneau est peut-être touché quelquefois par vos doigts de châtelaine… Il n’était point certes destiné à de telles mains ! Souvent, cependant, il me semble qu’il est un peu fée et m’aurait averti de ma faute, en s’élargissant démesurément ou en se rétrécissant, jusqu’à n’être plus mettable, si j’avais voulu le passer au doigt d’une femme qui ne fût point la toute charmante et la toute pure que je voyais en rêve… Le voici.

Et ouvrant un étroit et très simple étui de bois, le colonel Fargeot en tira une bague d’or qu’il tendit à mademoiselle de Chanteraine.

La jeune fille attendait, souriante, un peu embarrassée, un peu émue peut-être ; mais, quand elle eut pris la bague de Pierre Fargeot, tout son visage blêmit et ses yeux agrandis soudain exprimèrent une angoisse éperdue.

— Cette bague, s’écria-t-elle… où votre père l’avait-il achetée ?… de qui ?… Parlez vite… il me semble que je deviens folle !

Mais Pierre effaré n’eut pas le temps de répondre. Une voix appelait Claude avec insistance. C’était celle de M. de Plouvarais.

— Je viens, cria mademoiselle de Chanteraine.

— Il nous faut rentrer, monsieur, fit-elle précipitamment, s’adressant cette fois à Pierre.

Elle parut hésiter un moment. Comme elle avait atteint le seuil de la porte-fenêtre, elle se tourna vers l’officier :

— Pas un mot de tout ceci, je vous en prie, dit-elle.

Puis elle entra dans le château et Pierre, en proie à la plus écrasante surprise, la suivit.

DEUXIÈME PARTIE

I
LES BAGUES CISELÉES

Fargeot avait à peine regagné le salon de l’épinette que mademoiselle Charlotte l’avait déjà très gracieusement prié de prendre part au dîner qui était servi.

— En été, — expliqua la vieille demoiselle, comme on passait dans une salle à manger assez délabrée, — notre premier repas, que nous appelons le déjeuner, est fixé à onze heures du soir, et le second, que nous appelons le dîner, à cinq heures du matin… C’est une habitude que…

Mais elle ne put achever sa phrase, brusquement interrompue par un bruit formidable de vaisselle cassée.

Un vieux domestique, vêtu d’une livrée bleue dont les galons d’argent ne brillaient plus guère, venait de laisser tomber une pile d’assiettes.

— Eh ! mon pauvre Quentin, quel transport te prend ? s’écria M. de Plouvarais, tandis que le vieillard, tout tremblant de sa mésaventure, s’accroupissait pour ramasser les débris de la catastrophe.

— Je suis sûre que c’est la vue de M. Fargeot qui a troublé Quentin, fit mademoiselle Charlotte, appuyant involontairement sur le nom plébéien du colonel. Je lui avais pourtant bien annoncé la présence d’un convive… mais il y avait si longtemps qu’un étranger n’avait franchi le seuil du château que sa vieille cervelle s’est trouvée bouleversée comme ses vieilles habitudes, par un tel événement ! Pas vrai, Quentin ?

— Que madame me pardonne cette maladresse, répondit Quentin dont les yeux se fixaient en effet sur le visage de Pierre. Madame a raison… J’avais oublié la venue de… d’un étranger au château… j’ai été saisi…

Pendant le dîner, qui se composait des mets les plus rustiques, servis dans l’antique argenterie des Chanteraine, le colonel Fargeot ne se signala guère par son appétit, mais il ne put se dispenser de prendre part à la conversation et acheva, sans y avoir d’ailleurs le mérite de l’intention, la conquête de mademoiselle Charlotte. Celle-ci marchait de surprise en surprise, ne s’étant jamais figuré, jusqu’à présent, les partisans de la Révolution, autrement que revêtus de la carmagnole et coiffés du bonnet rouge.

— Ce petit officier est des plus aimables, déclara-t-elle à Fridolin tandis que Pierre s’entretenait avec mademoiselle Marie-Rose. J’en suis à me demander, s’il n’est pas après tout des nôtres et si ce nom roturier ne cache pas la honte d’un renégat…

— Ou je me trompe fort, répliqua Fridolin, ou le colonel Fargeot est de ces hommes qui, loin de rougir de leurs hérésies, s’en feraient plutôt gloire et aimeraient mieux mourir que de renier leur nom… Quoi qu’il en soit, je ne puis, madame, que partager votre opinion sur les façons de ce jeune homme… C’est un cavalier accompli. Mais qui donc, ses yeux, son regard, me rappellent-ils ?

— De beaux yeux, mon cher Fridolin ! Voilà, par ma vertu, un gaillard qui ne doit pas rencontrer trop de cruelles… dans son monde, s’entend !… A quoi pensez-vous, magister ?

— J’ai trouvé, madame, s’écria le précepteur. Le colonel Fargeot ressemble à feu madame la marquise de Chanteraine…

A ces mots, la vieille demoiselle éclata de rire.

— Quelle sottise, Fridolin ! fit-elle en haussant les épaules. Comment voudriez-vous qu’un officier républicain… un manant, somme toute, mon cher !… ressemblât à ma nièce de Chanteraine ?

A ce moment, six heures sonnèrent.

— Six heures ! C’est l’instant de la retraite, pour nous autres oiseaux de nuit, soupira mademoiselle Charlotte.

Puis, comme tous les assistants se levaient, dociles, à cet avertissement, elle s’arma de son plus bienveillant sourire, et se tourna vers Pierre :

— Pour vous, qui n’êtes point brouillé avec le soleil, monsieur, dit-elle, voilà une nuit peu réconfortante !… et je me fais quelque reproche, lorsque je songe que vous étiez venu à Chanteraine avec l’intention d’y dormir. Je ne pourrais, hélas ! vous offrir asile dans notre maison de taupes dont l’exiguïté n’est guère hospitalière ; mais, s’il vous plaisait de prendre deux ou trois heures de repos dans ces pièces où vous aviez cherché un abri, nous vous en serions fort obligés.

Après s’être confondu en remerciements et avoir exprimé à mademoiselle de Chanteraine la reconnaissance que lui inspirait un accueil aussi cordial, Fargeot s’apprêtait à décliner l’aimable proposition qui lui était faite ; mais il lui sembla que les yeux de Claude se fixaient sur lui avec insistance, puis que, d’un très léger mouvement des lèvres, la jeune fille lui disait : « Restez »… Et il obéit à cet ordre muet.

Quelques minutes plus tard, des bonsoirs, des adieux ayant été échangés, il se retrouva seul, assis dans la vaste bergère où il avait reposé pendant les premières heures de la nuit.

De temps à autre, il fermait les yeux ; une grande fatigue l’accablait, mais c’était une fatigue énervée que fuyait le sommeil.

Comment eût-il pu dormir, alors que tant d’impressions, d’émotions nouvelles étaient venues se joindre au chagrin tout récent, aux doutes angoissés, qui avaient bouleversé sa vie et qui déjà maintenaient son cerveau dans un état de trouble si douloureux, au moment où il avait passé le seuil désolé du château ?

Cependant, une pensée dominait toutes les autres dans ce pauvre cerveau enfiévré.

Le violent émoi dont Claude de Chanteraine avait été saisie devant la bague d’Antonin Fargeot devait avoir eu pour cause la ressemblance de cette bague avec un bijou du même genre, perdu ou donné, dans des circonstances particulières, par un membre de la famille de Chanteraine ; si la jeune fille avait souhaité que le départ de Pierre fût différé de quelques heures, c’était parce qu’elle espérait obtenir du voyageur certains détails sur les faits qui avaient pu produire cette étrange coïncidence. En ce cas, Pierre allait la revoir, elle allait reparaître, seule éveillée, dans le château endormi…

Mais, n’était-ce pas le mirage d’une imagination surexcitée, ce mot : « Restez », que deux yeux éperdus par l’horreur de l’adieu avaient cru deviner sur les lèvres tremblantes de Claude ?

Claude viendrait-elle ? Claude allait-elle venir ? Pierre reverrait-il encore l’adorable apparition de cette nuit enchantée, la Belle au bois qu’il avait doucement réveillée et dont le sourire lui avait pénétré le cœur d’une ardeur délicieuse et toute nouvelle ?

Claude viendrait-elle ? Là était la question vitale, le problème, entre tous, absorbant !

Et l’homme qui attendait si fiévreusement, dans un vieux château de légende, la venue d’une jolie enfant en robe de portrait, s’étonnait de ne pas se sentir plus différent de celui qui, quelques heures auparavant, avait demandé le chemin de Mons-en-Bray à l’aubergiste des Audrettes et avait entendu, presque distraitement, prononcer pour la première fois le nom de Claude de Chanteraine.

Un temps s’était-il écoulé où le cœur de Pierre ne soupçonnait pas l’existence de cette créature exquise, où ses yeux n’avaient pas encore rencontré les yeux purs de la princesse du conte, où son oreille n’avait pas encore retenu le timbre doux et argentin d’une voix qui disait : « Je rêvais de vous… »

Pierre aimait, Pierre adorait mademoiselle Claude de Chanteraine et il lui semblait, en ces quelques heures, avoir vécu toute une éternité de tendresse.

Quoi de plus fou pourtant et de plus triste que cet amour de féerie qui resterait sans lendemain !

Claude aimait ailleurs, Claude était fiancée… puis, alors même que son cœur de jeune fille n’eût pas encore parlé, ne se fût pas encore promis, quel miracle eût pu rapprocher deux êtres que tout séparait, la fille des ducs de Chanteraine, la patricienne qui attendait dans un sépulcre que la France couronnât un roi, et Pierre Fargeot, le plébéien, le soldat dévoué à la République ?… Oui, certes, de cet amour né si vite, le colonel Fargeot n’avait rien à espérer.

Il n’espérait rien… Mais, à la minute précise où il était encore plongé dans les délices de son rêve trop court, que lui importait l’avenir ?

N’allait-il pas revoir Claude ?

Elle viendrait ! Il en était sûr, maintenant ! Elle viendrait… seule, sans doute ; elle viendrait avec sa bravoure ingénue…

Le bruissement très léger d’une robe de soie fit tressaillir l’officier.

Mademoiselle Claude de Chanteraine était là. Sous la lueur du jour qui pénétrait à travers les rideaux tirés, Pierre la voyait soudain, grave, très pâle, l’air résolu pourtant.

Il s’était levé, attendant une parole. Il n’attendit pas longtemps.

— Tout à l’heure, monsieur, fit la jeune fille d’une voix ferme, vous alliez partir, et, à l’insu de mes parents, je vous ai prié de rester ; maintenant me voici près de vous et personne ne sait à Chanteraine que je vous ai rejoint… Cette prière que je vous ai adressée a dû vous étonner beaucoup ; ma présence ici doit vous surprendre plus encore… Il fallait, en vérité, pour qu’une fille comme moi se résolût à une telle démarche que des intérêts singulièrement graves se trouvassent en cause… Mais vous l’aurez compris, car vous êtes un galant homme… Et vous aurez compris aussi, j’espère, combien est grande la preuve d’estime que je vous donne en ce moment.

— L’idée ne m’est pas venue, mademoiselle, répondit Pierre, de porter un jugement, quel qu’il fût, sur l’avertissement que j’ai reçu de vous… J’ai pensé seulement que vous alliez peut-être me donner l’occasion de vous servir… et j’en ai été très heureux.

Le visage de Claude, si sérieux, presque triste l’instant d’avant, exprimait maintenant la confiance douce, presque enfantine que Fargeot y avait vue déjà.

— Il faut, il faut que je vous parle, monsieur, reprit la jeune fille… Oh ! je ne sais que penser… je suis si troublée… Cette bague que vous vouliez laisser à ma garde… et que je vous ai rendue… montrez-la-moi encore, je vous prie… Et, rappelez bien vos souvenirs… C’est votre père qui vous l’a donnée ? il y a longtemps ?

— C’est mon père ; il y a environ neuf ans… Je fus alors frappé du travail délicat et bizarre qui faisait de cette simple bague un objet d’art fort curieux et m’empressai de demander à mon père où il avait acquis un bijou si singulier. « Chez un antiquaire de Paris, me répondit-il… Je destinais cet anneau, dont l’achat remonte loin, à ta mère qui est morte avant de l’avoir porté… ta femme le portera. » Voilà, mademoiselle, tout ce que je sais, et, sans doute, tout ce que mon père lui-même savait, du petit talisman d’or que je désirais vous confier. A son lit de mort, cependant, il m’en reparla pour me recommander encore de l’offrir, un jour, à ma fiancée…

— A votre fiancée… répéta vaguement mademoiselle de Chanteraine.

Puis elle se mit à regarder la bague attentivement. A l’intérieur, au milieu de signes étranges, une devise était gravée, en caractères gothiques : Prie et espère.

Pierre Fargeot, anxieux, troublé, inquiet même, sans définir très clairement la cause de son inquiétude, assistait en silence à ce long examen.

— Quand votre mère est-elle morte ? demanda la jeune fille.

— A la fin de l’année 1777. Je n’avais alors qu’un an et demi.

— C’était avant, murmura mademoiselle de Chanteraine.

Elle semblait se parler à elle-même, fixant toujours, comme fascinée par l’éclat du métal, l’étroit cercle ciselé.

— Cette bague vous rappelle quelque chose ? hasarda Pierre.

Claude leva les yeux et, tenant toujours la petite bague étrange :

— Quelque temps après ma naissance, dit-elle, sans répondre directement à la question de l’officier, mon grand-père fit exécuter, sur un dessin qu’il avait lui-même composé et dont les détails semblaient avoir été empruntés à quelque formulaire de magie, deux bagues d’or qui nous étaient destinées à mon cousin Gérard et à moi et que nous devions échanger, le jour de nos fiançailles… Ces deux bagues ne différaient entre elles que par la devise qui y était gravée. Au moment où l’orfèvre les lui livra, le duc de Chanteraine en remit une à ma tante Irène ; il me donna l’autre à moi beaucoup plus tard… Je n’ai jamais vu la première, celle que je devais recevoir de Gérard, et j’ignore la devise qu’elle porte… Quant à la seconde, à celle que j’aurais moi-même offerte à mon fiancé, elle est toujours en ma possession et recèle ces trois mots : Espère et agis … La voici.

II
LA LÉGENDE DE LA CHANTERAINE

Claude prit sur la console, où elle l’avait déposé lorsqu’elle était entrée, un coffret d’émail champlevé, en forme de châsse, l’ouvrit vivement et en tira une bague.

— La voici, répéta-t-elle, regardez-la…

Pierre faillit jeter un cri de surprise.

— Regardez, regardez bien… continua la jeune fille en s’animant sans pourtant élever la voix. Comparez… chaque signe… chaque détail… et ce que vous pourrez constater ainsi, ce n’est pas un rapport confus, une vague analogie… c’est l’identité la plus absolue !… Ah ! je suis sûre que maintenant, vous ne vous étonnez plus de l’émotion terrible qui m’a bouleversée tout à l’heure lorsque vous m’avez montré la bague que vous tenez de votre père…

— J’avais deviné ou tout au moins pressenti quel pouvait être le motif de cette émotion… mais l’identité des deux bagues, bien étrange sans doute, n’est peut-être pas inexplicable. N’oubliez pas, mademoiselle, que celle de ma mère fut achetée, non pas chez un orfèvre, mais chez un brocanteur. La marquise de Chanteraine n’avait-elle pas perdu l’anneau de fiançailles destiné à son fils ?

— Non, monsieur. Le précieux anneau avait été passé, par ma tante elle-même, dans une chaîne d’or que le petit Gérard portait au cou depuis sa naissance, avec une médaille à l’effigie de Saint-Michel, et qui ne le quitta jamais.

— Et le petit Gérard fut, n’est-ce pas, l’une des victimes du terrible incendie dont me parlait madame votre tante ?

— Qui peut savoir ? murmura la jeune fille.

— Mais, reprit Pierre surpris, eût-on jamais le moindre doute sur la mort de ce pauvre enfant ?

Mademoiselle de Chanteraine secoua la tête.

— Si vous adressiez une telle question à ma tante Charlotte ou à mes cousins de Plouvarais, monsieur, ils vous répondraient sans hésiter : « Non, il n’y a pas, il n’y a jamais eu le moindre doute sur cet affreux malheur… Gérard-Michel de Chanteraine est mort, comme son père, comme sa mère, il y a vingt-deux ans. » Cependant on a retrouvé — bien reconnaissables quoiqu’à demi calcinés et horriblement défigurés — les cadavres de mon oncle, de ma tante et de plusieurs domestiques ; on a retrouvé, parmi les décombres de l’escalier, la triste dépouille de la nourrice qui dormait auprès de Gérard et qui, très probablement, avait abandonné l’enfant pour fuir au plus vite… On n’a jamais retrouvé le corps de Gérard de Chanteraine.

— Oh ! je sais, reprit Claude sur un mouvement involontaire du jeune homme, je sais… Le corps d’un enfant de deux ans est bien frêle… il semble pourtant singulier qu’aucun vestige ne soit resté de ce pauvre petit être… ne fût-ce que le bijou qu’il portait au cou… Quoi qu’il en fût, le duc de Chanteraine, qui ne pouvait se résoudre à accepter l’idée d’un si complet, d’un si effroyable deuil, s’autorisa de ce fait pour espérer que Gérard avait été épargné, pour espérer même que, peut-être, un miracle rendrait à sa vieillesse désolée, la joie de contempler encore un fils de son sang… Et puis… Je vous disais, monsieur, qu’il ne fallait pas trop rire des gens qui croient aux légendes… Le merveilleux est si doux, si consolant à ceux qui sont très vieux… ou très jeunes !… Quand la mort eut fauché tous les êtres qui devaient perpétuer son nom, mon grand-père se rappela la légende de la Chanteraine… D’abord il n’en parla qu’avec une sombre mélancolie, puis il n’en parla plus… mais il s’en pénétra… Bientôt même, il la porta toujours en lui, comme une espérance secrète, cette croyance naïve que nos paysans se sont transmises à travers les siècles !… Oui bientôt, parce qu’il était très âgé peut-être et vivait beaucoup en dehors du réel, le duc de Chanteraine en vint à se persuader avec le plus humble de ses vassaux, que la race des Chanteraine n’était pas éteinte et que — comme la petite rivière un moment étouffée, par les rochers de la Cachette — elle reparaîtrait de nouveau, joyeuse et fière au soleil de Dieu ! Et il me faisait part de cet espoir étrange que j’accueillais à mon tour comme parole d’Évangile ! Dès que nous nous trouvions seuls, mon grand-père me prenait sur ses genoux et je lui demandais de me raconter les histoires de « quand le petit Gérard reviendrait ! »… C’étaient des histoires merveilleuses que je savais presque par cœur et dont je ne me lassais pas. Cependant, je n’en parlais à personne ; d’instinct, je craignais les railleries… Quand mon grand-père sentit venir la mort, il m’appela auprès de lui et me parla tout bas : « Tu l’attendras fidèlement, n’est-ce pas, ma petite, me dit-il de sa voix déjà lointaine, car il est ton fiancé… et il reviendra ! Il reviendra, ne perds pas patience, il reviendra !… je le sais… tu l’attendras… promets-moi… » Et je promis.

A ces mots, Pierre tressaillit ; une protestation passionnée lui échappa.

— Mais c’était une folie, vous ne pouviez ainsi sacrifier votre vie à une illusion…

Il avait oublié la bague et son énigme irritante. C’était l’histoire de Claude qu’il écoutait et Claude, à propos de cette bague qui la liait mystérieusement à une sorte de fantôme, s’abandonnait à la pente qui l’entraînait vers les confidences plus personnelles. Sous le voile des paroles qu’elle adressait à un inconnu dont elle se sentait comprise et respectée, elle essayait instinctivement de préciser pour elle même la tristesse confuse qui peu à peu l’avait envahie depuis quelques heures — effet présent, inéluctable peut-être quoique imprévu, d’un ensemble de causes lointaines. Elle semblait chercher ainsi un soulagement à son angoisse, alors qu’elle n’en trouvait pas, qu’elle savait bien, au fond, n’en trouver aucun, dans une expansion dont la douceur troublée l’énervait douloureusement et qui faisait peu à peu surgir de son cœur des regrets ou des appréhensions jusque-là insoupçonnés d’elle…

Cependant, après le reproche involontaire de Pierre, elle s’enfonça plus avant dans la voie pénible…

— J’étais trop jeune pour savoir ce que c’était que « sacrifier sa vie », continua-t-elle. La vie, qu’en savais-je ?… Et j’avais la foi ! Il me sembla — et rien ne pouvait détruire en moi cette idée — que bien vraiment, à la minute suprême, mon grand-père avait vu l’avenir. Lui mort, je ne cessai point d’attendre le « petit Gérard ». Les histoires que l’on ne me redisait plus, ma mémoire les retrouvait ou mon imagination les recréait… plus belles… C’est ainsi que j’ai grandi… A seize ans, à vingt ans, j’étais encore, j’étais toujours la petite fiancée qui attendait que son seigneur lui apportât le bel anneau d’or des promesses… De ce Gérard inconnu, mon rêve faisait un héros, un homme supérieur, à tous les autres hommes… Non, pas un instant, je n’ai douté de sa venue ! Je ne me demandais pas même comment il viendrait. Je savais que ce serait lui , lui seul qui m’arracherait au sépulcre où s’écoulait mon adolescence, ma jeunesse… Je savais que le vieux château s’ouvrirait un jour pour lui !… Si l’on m’avait interrogée sur mon avenir, j’aurais dit : « L’avenir ne m’inquiète point », et peut-être aurais-je ajouté, si j’avais voulu être franche : « J’épouserai mon cousin Gérard de Chanteraine, quand il reviendra. » Oui, je croyais alors que, d’un moment à l’autre, mon fiancé allait m’apparaître. En toute sincérité, en toute simplicité, j’aurais pu lui dire : « Je vous attendais »… Maintenant… je ne sais plus… Il me semble qu’en parlant de ces choses, je leur ai ôté de leur charme, il me semble que mes beaux espoirs se sont ternis, décolorés, comme les ailes des papillons qui se fanent dès qu’on les touche… Jadis, c’était moi qui allais les chercher dans le monde des illusions ; en vous les révélant — je ne sais pourquoi, en vérité — je les ai ramenés à celui des réalités… Et je juge mes rêves, ainsi que vous devez les juger vous-même, puérils… absurdes…

— Hélas ! le plus grand charme des rêves est précisément d’être absurdes, c’est-à-dire contraires au sens commun… Croyez-vous que je ne l’aie jamais constaté par moi-même ? fit Pierre doucement.

— Mais cette bague, cette bague… votre bague, monsieur Fargeot, elle est bien réelle, reprit la jeune fille avec une sorte d’effarement… Est-ce le bijou que la marquise de Chanteraine a reçu de mon grand-père ? Est-ce une autre bague, toute pareille ?… Le dessin confié à l’orfèvre peut, certes, avoir été reproduit plusieurs fois, bien qu’ordre eût été donné, alors, d’anéantir le modèle aussitôt après l’exécution des deux bagues… mais mon grand-père avait gravé lui-même les devises…

— … Et les deux devises que nous avons sous les yeux semblent se compléter, remarqua pensivement le colonel Fargeot. Espère et agis , dit la bague que devait porter Gérard de Chanteraine. Prie et espère eût pu dire la bague que Gérard eût donnée à sa fiancée. L’action, la lutte confiante pour lui ; la prière et la foi paisible pour elle… C’est comme un idéal de vie…

Claude demeura silencieuse pendant quelques minutes.

— Colonel Fargeot, fit-elle enfin, je crois , malgré moi, que ce bijou tombé entre vos mains par hasard, est bien celui qui appartint jadis à Gérard de Chanteraine… Il faut que nous soyons fixés, vous et moi, sur son authenticité… Les circonstances qui nous ont rapprochés, un peu en dehors de la vie positive, m’ont déjà conduite à vous révéler des choses que je pensais taire toujours… Cependant je ne vous ai pas tout dit… Sauf peut-être le dévoué Quentin qui ne m’a jamais permis de deviner quels secrets se cachent sous son front rigide, il ne se trouve plus au monde un être vivant qui sache ce que je veux que vous appreniez encore de moi aujourd’hui… N’est-ce pas que je puis avoir en vous cette grande confiance… cette confiance invraisemblable dont la spontanéité me troublerait et que je jugerais sans doute insensée moi-même, si, emportée par le courant de tant d’événements inattendus, affolants, j’avais le temps ou la force de réfléchir ?

Mademoiselle de Chanteraine parlait avec une grande douceur, mais cet accent de loyauté chaste laissait deviner une sorte de détresse.

— Oui, mademoiselle, je vous l’ai dit, je vous le répète, vous pouvez m’accorder, sans crainte, cette confiance dont je suis fier, — répondit Pierre Fargeot, la voix un peu altérée par l’émotion qui le prenait tout à coup à la gorge, — et vous pouvez me l’accorder, non pas seulement parce que je suis un homme d’honneur, mais aussi parce qu’un dévouement absolu vous est acquis en moi… Je vous jure de vous servir, de vous aider de tout mon pouvoir, de toutes mes forces comme de toute ma discrétion…

— Je ne vous demandais point de serment, reprit Claude avec la même douceur, mais je suis heureuse de voir que vous avez compris toute l’importance, toute la gravité de la question que je posais à votre conscience… Ce que je vais vous confier semble appartenir, comme le reste, au monde du roman…

En prononçant cette dernière phrase, mademoiselle de Chanteraine s’était dirigée vers l’une des portes.

— Voulez-vous me suivre, monsieur Fargeot ? ajouta-t-elle.

Et légère, silencieuse comme une ombre, sa jolie robe démodée frôlant les tapis clairs, elle gagna la galerie.

III
LES DEUX DEVISES

Ils traversèrent en quelques instants plusieurs pièces, puis un long couloir qui aboutissait à une porte que Claude ouvrit. Alors apparut, étroitement encadrée par les murs cintrés de la tourelle d’angle, la spirale d’un escalier de pierre.

— Venez, murmura la jeune fille.

Et, avant que Pierre eût pu lui offrir l’appui de sa main, elle s’était engagée sur les degrés, franchissant un premier tournant qui l’avait dérobée à la vue de son compagnon. Arrivée au bas de l’escalier, elle fut arrêtée dans sa marche agile par une nouvelle porte, et la serrure résista à l’effort nerveux de sa petite main de femme.

Cette fois, comme Claude acceptait l’intervention de Pierre, le jeune homme vit qu’elle était très pâle et qu’elle tremblait…

— Ne faites pas de bruit ! supplia-t-elle… Prenez du moins toutes les précautions possibles pour ne pas troubler ce silence… qui me semble plein de menaces…

Mais, déjà la porte récalcitrante avait cédé et le gémissement lamentable de ses gonds avait laissé dormir les échos de Chanteraine.

— N’ayez pas peur, je vous en prie… vous êtes en sûreté… je veille sur vous… dit Pierre, en s’effaçant pour livrer passage à la jeune fille.

— Nous voici au but, répondit-elle.

Et, précédant l’officier de quelques pas, elle alla relever les rideaux qui, dans le lieu encore à demi obscur où elle venait d’entrer, couvraient de leurs plis une assez vaste fenêtre.

Alors, à la lueur ensoleillée qu’atténuait à peine, en ce beau matin d’été, les persiennes closes au delà des vitres, Pierre vit qu’il se trouvait avec mademoiselle de Chanteraine, dans une pièce lambrissée de vieux chêne où deux vitrines, remplies d’armes de chasse, se faisaient vis-à-vis, perpendiculairement au mur extérieur.

Fermée, la porte de la tourelle s’encastrait très exactement, à droite de la fenêtre, dans un double panneau de chêne sculpté qui occupait, en pan coupé, toute la hauteur de la pièce et qui offrait, à partir de la cimaise, l’aspect d’un immense diptyque représentant deux scènes champêtres, la moisson, les vendanges… Au-dessus de la première de ces scènes se lisait, profondément incrustée, en lettres d’argent bruni, dans l’encadrement de chêne, cette vague sentence : « Moissonnera en joie qui a semé avec sagesse » ; au-dessus de la seconde, cette autre : « A bon vigneron, bonne vigne. »

A gauche de la fenêtre, le même pan coupé était simulé pour la symétrie de la décoration et orné également d’un panneau sculpté en forme de diptyque. Là, commentant, d’un côté, le sourire béat d’un vieillard entouré d’enfants, de l’autre, les danses joyeuses d’un groupe d’écoliers devant un bonhomme de neige, les lettres d’argent bruni disaient avec plus d’optimisme que d’élégance : Tout âge a ses privilèges. — Toute saison a ses plaisirs. »

Le mur qui regardait la fenêtre et contre lequel quelques sièges de cuir de Cordoue étaient rangés, portait une panoplie faite d’armes étrangères et d’armes anciennes.

— Nous voici au but, répéta Claude… C’est ici que je voulais vous conduire, c’est ici que nous allons savoir…

Elle s’interrompit et, regardant autour d’elle :

— Je n’étais pas revenue dans cette pièce depuis la mort de mon grand-père… dit-elle. Quentin seul y descend quelquefois… pas souvent…

Elle semblait épuisée.

Pierre avança l’une des chaises de cuir jusqu’à l’embrasure de la fenêtre où mademoiselle de Chanteraine s’était appuyée.

— Asseyez-vous, reposez-vous un peu, je vous en supplie… fit-il.

Elle obéit, remerciant d’un petit sourire vague.

Au dehors, dans les ruines fleuries, des oiseaux chantaient à tue-tête, souverains incontestés de ce domaine abandonné par les hommes.

— Je n’ai pas le loisir de me reposer longtemps, murmura la jeune fille. J’ai encore tant de choses à vous dire, à vous expliquer… Mais n’abusé-je pas de votre patience ?

— Non, mademoiselle.

— Il me faut continuer mon long récit…

— Je vous écoute, répondit Pierre, prenant en face de mademoiselle de Chanteraine la place qu’elle occupait auparavant, appuyée au montant de la fenêtre, une main sur l’espagnolette.

Un instant Claude fixa de ses yeux mélancoliques, quelque détail de la boiserie, puis elle dit :

— Vous savez, monsieur, par mes premières confidences que le duc de Chanteraine avait prévu de très loin les tristes et terribles événements qui troublèrent la fin du siècle passé et que, redoutant pour les siens les conséquences fatales d’un bouleversement social, il avait secrètement préparé le refuge… qui fut notre salut. Son admirable sollicitude ne s’était pas arrêtée là. Il vint un jour où — bien que de telles réformes se fussent accomplies insensiblement — le monde remarqua que le duc de Chanteraine avait réduit ses dépenses, simplifié considérablement son train de maison… Les uns l’accusèrent d’avarice, les autres attribuèrent à une mauvaise gestion ou à des prodigalités inavouées, la diminution d’une fortune qu’on avait connue très belle… On s’entretenait beaucoup de cette étrange et subite parcimonie qui, quelle qu’en fût la cause, allait s’accentuant et devait prendre encore de plus surprenantes proportions après la mort des enfants du duc de Chanteraine… Mais le vieux gentilhomme laissait dire. Et ainsi, lentement, en vue d’un avenir auquel il était seul à croire, il amassait un trésor… Cachés à tous les yeux, monnaies d’or et bijoux attendaient les mauvais jours ! Mon grand-père ne parlait de tout ceci à personne, si ce n’est, je crois, à Quentin qui l’aidait seul dans les travaux tout matériels qu’il avait entrepris et, peut-être, à ma tante Irène qu’il chérissait comme une fille et qui si Dieu ne l’avait frappée, eût été, j’imagine, l’exécutrice de sa volonté. Plus tard, beaucoup plus tard, il m’en parla à moi… Ce ne fut pas le jour où il me donna la bague, ce fut un autre jour, quelques mois seulement avant sa mort. « Je n’ai plus au monde, me dit-il, que Gérard et toi… et je veux que Gérard et toi, vous soyez riches… Gérard et toi, tu entends !… jamais lui sans toi, jamais toi sans lui ! Viens, mon enfant, et prépare-toi à bien graver dans ta mémoire ce que tu vas voir et entendre, car il faudra peut-être que tu te le rappelles longtemps ! »… Mon pauvre grand-père. Il doutait si peu de la venue de Gérard qu’il voulait m’interdire par tous les moyens en son pouvoir, de faire moi-même acte de doute, murmura la jeune fille, comme malgré elle.

L’officier secoua vaguement la tête, n’osant pas avouer que son admiration pour le duc de Chanteraine faisait place peu à peu à une rancune sourde.

Pierre était prêt à la haïr maintenant, la mémoire de ce visionnaire qui avait cruellement subordonné tout l’avenir, tout le bonheur, toute la liberté de sa petite-fille vivante à la réalisation impossible du rêve le plus absurde, au retour miraculeux, à la résurrection de son petit-fils mort !… « Jamais lui sans toi, jamais toi sans lui !… » Ces mots soulevaient dans le cœur du jeune homme une véritable révolte ; il se tut pourtant, craignant de peiner mademoiselle de Chanteraine.

Et Claude reprit :

— Après m’avoir ainsi recommandé la plus grande attention, le plus grand sérieux, mon grand-père me conduisit, par l’escalier que nous venons de descendre, jusqu’à cette petite salle qui dépendait de son appartement particulier et où il avait coutume de serrer ses armes de chasse.

— Ici ! murmura Pierre saisi.

— Ici-même, acquiesça la jeune fille.

Puis elle se leva, fit quelques pas et s’arrêta à gauche du mur de la fenêtre, devant l’un des panneaux de chêne sculpté que l’officier avait remarqués en entrant.

— La volonté du duc de Chanteraine a été accomplie, dit-elle… Je me souviens de tout, oh ! oui, de tout ce que j’ai vu et entendu alors. D’abord, mon grand-père me montra sur la boiserie, ces deux scènes familières, en me désignant plus spécialement celle-ci dont il me fit lire à haute voix la légende : « Tout âge a ses privilèges » ; ensuite, il me demanda de lui dire les mots qui étaient inscrits dans ma bague, ou plutôt dans la bague de Gérard, puisque c’était à Gérard que je devais la donner. « Espère et agis », répondis-je… Alors, quittant ma main, qu’il avait tenue jusque-là étroitement serrée, il s’approcha du mur, en me priant encore de suivre très scrupuleusement ses explications. Il me fit observer, en premier lieu, que les lettres contenues dans la devise de la bague se trouvaient toutes au moins une fois dans les mots que je venais de lire au-dessous de la scène de gauche du panneau, « Tout âge a ses privilèges », puis il appuya successivement sur l’ e d’ âge , sur le premier s de ses , sur le p de privilèges , de nouveau sur l’ e d’ âge … et ainsi de suite, en ayant soin de ne jamais toucher deux lettres de la même espèce, jusqu’à ce qu’il eût indiqué toutes les lettres qui composent la devise « Espère et agis ». Il se trouva qu’il avait, de cette manière, pressé une fois le t de tout , l’ â d’ âge , le p , le premier r et le premier i de privilèges , deux fois le premier s de ses et quatre fois l’ e d’ âge … Les caractères qu’il avait touchés s’étaient incrustés plus profondément dans leur encadrement de chêne ; quand le dernier e d’ âge eut été indiqué sur la légende, je remarquai tout à coup qu’une partie de la boiserie, celle qui portait la scène dont nous nous étions occupés, s’était reculée, en s’enfonçant dans le mur à gauche et laissait entrevoir, sur un espace limité par l’autre partie de la boiserie et large à peu près comme la main, une surface très lisse de métal… Aussitôt mon grand-père m’expliqua que, derrière le double panneau qui venait de s’écarter ainsi, se trouvait la porte d’une sorte de coffre-fort, dissimulé lui-même dans l’épaisseur du mur. C’était là qu’il avait secrètement déposé la fortune destinée par lui à Gérard et à moi… Mais, comme avec la curiosité d’une enfant fort indifférente d’ailleurs à la valeur du don, j’insistais pour que l’ouverture s’agrandît encore et me permît d’examiner à mon aise la mystérieuse cachette, un refus affectueux accueillit ma requête. « Chère petite, me fut-il répondu, je ne puis absolument pas te satisfaire… Il faudrait pour que la boiserie achevât de s’ouvrir, laissant la porte secrète complètement libre, que tu n’ignorasses pas la devise qui est gravée dans la bague que Gérard t’apportera un jour ; il faudrait que tu fusses en mesure de répéter, à l’aide de cette devise et de la légende du côté droit du panneau : Toute saison a ses plaisirs , l’opération à laquelle nous venons de nous livrer sur le côté gauche, et qui n’a été possible que parce que tu connaissais les mots inscrits pour Gérard dans la bague qu’il recevra de ta main Espère et agis … » Alors, je ne pensai plus qu’à écouter docilement les indications précieuses que le duc de Chanteraine prit encore le soin de me donner et qui se rapportaient à ce coffre de fer entrevu à peine, que Gérard et moi, nous pourrions ouvrir un jour, grâce au secret qui m’était confié…

Claude se tut. Le colonel Fargeot avait deviné quelle expérience décisive elle voulait tenter ; cependant, il attendait qu’elle s’exprimât plus clairement.

— Vous avez compris, monsieur, dit-elle enfin, la révélation que j’attends maintenant de cette muraille inerte. Si la bague qui est en votre possession est bien la bague que mon grand-père a remise, il y a plus de vingt ans, à la marquise de Chanteraine, si la devise qui y est écrite est bien le complément voulu de celle que nous connaissons par l’autre bague, les deux côtés du panneau s’ouvriront, nous livrant leur secret…

— Je comprends, approuva Pierre.

Lentement, d’une main qui tremblait, Claude renouvela l’opération mystérieuse dont sa mémoire avait gardé un souvenir si précis. Ses doigts se posèrent dans l’ordre indiqué et autant de fois qu’il était nécessaire, sur chacune des lettres de la légende, là où, dix ans auparavant, elle avait vu se poser les longs doigts pâles de l’aïeul ; puis, quand le panneau de gauche se fut reculé, dans la muraille, laissant entrevoir, comme jadis, la surface polie de l’armoire de fer, elle concentra toute son attention sur le panneau de droite. Et, tandis que, d’une voix brisée, elle prononçait, pour ne pas s’égarer chaque lettre de la devise Prie et espère , le même travail recommença.

A la cinquième lettre, la pauvre enfant s’arrêta, suffoquée ; Pierre crut qu’elle allait défaillir.

— Mon Dieu, comme vous êtes pâle ! s’écria-t-il. Ces émotions sont trop fortes pour vous…

Il aurait voulu la rassurer, l’apaiser, la bercer de ces paroles tendres et douces qu’on dit aux enfants.

— C’est un moment d’angoisse terrible pour moi, et je me sens tout à coup très faible pour le supporter… fit mademoiselle de Chanteraine.

Cependant, par un grand effort de volonté, elle se dompta et poursuivit l’expérience tentée.

Bientôt, il ne lui resta plus que deux lettres à faire jouer… Mais le courage lui manqua ; il lui semblait que ses mains devenaient molles.

— Par grâce, monsieur, balbutia-t-elle, remplacez-moi…

Très impressionné lui-même par cette scène étrange, Pierre Fargeot s’approcha à son tour de la boiserie, et, reprenant la devise à la dernière syllabe d’ espère où Claude l’avait laissée, pressa fortement l’ r du mot plaisir et l’ e du mot toute déjà bien enfoncés dans leur refuge de chêne.

Un craquement se fit entendre si strident, que le jeune homme sursauta. Alors — avec une sorte de tranquillité majestueuse — les deux parties du panneau roulèrent en sens inverse sur des gonds invisibles, laissant apparaître, peu à peu, une haute plaque de fer qu’une main habile avait entourée de fines ciselures.

IV
LA CLÉ D’OR

Devant le fait accompli, ni Pierre ni Claude ne trouvèrent de paroles… Mademoiselle de Chanteraine s’était laissée tomber sur la chaise que son nouvel ami lui avait tout à l’heure avancée ; là, elle demeura quelques instants sans force, sans voix.

— J’ai voulu savoir, je sais ! murmura-t-elle enfin en tordant machinalement, d’un mouvement très lent, ses mains jointes. Oui, je sais ; cette bague que vous me confiiez par hasard, comme vous l’eussiez confiée en des circonstances analogues à toute autre jeune fille, est l’anneau prédestiné que j’attendais de Gérard de Chanteraine, mon fiancé… Je sais !… Mais à quoi bon, puisque cette lueur d’un instant ne fait paraître que plus épaisses et plus impénétrables les ténèbres dont je suis enveloppée ?… A quoi bon ? Et qu’est-ce que tout cela prouve ?…

Très affectueusement, avec un désir de l’arracher à ce grand découragement, Pierre insinua :

— … Que Gérard de Chanteraine a été sauvé, peut-être ?… car s’il avait péri avec ses malheureux parents, comment la bague eût-elle pu se trouver intacte dans les mains de l’homme qui l’a vendue à mon père ?

Claude ne parut pas entendre. Elle se leva et fixa un moment, avec des yeux vagues qui ne semblaient pas voir, la porte de fer si hermétiquement close, si étroitement enchâssée dans le mur.

— Le duc de Chanteraine m’a souvent montré le dessin de cette porte, qu’il avait fait exécuter à l’étranger comme la boiserie qui la recouvrait, comme les différentes pièces du mécanisme ingénieux que nous venons de faire jouer… Elle s’ouvre au moyen de deux clés, une clé d’or que je possède, une clé d’argent que Gérard devait me donner… Voyez, c’est là qu’est dissimulée la première serrure…

Et, en effet, comme si, par miracle, le métal s’était amolli parmi les caprices gracieux d’une arabesque, la petite clé d’or que Claude tenait à la main pénétra dans une invisible serrure ; aussitôt, sur un mouvement de la jeune fille, le lourd rectangle de fer trembla et, par le haut, se détacha quelque peu de son alvéole.

— Cette plaque, reprit mademoiselle de Chanteraine, doit se renverser comme un pont-levis, et mettre à découvert les coffres qui renferment la fortune amassée par mon grand-père… mais ces richesses seront respectées et ne verront le jour que lorsqu’un duc de Chanteraine aura reparu dans ce château, apportant la clé d’argent…

Claude avait parlé tristement, de la même voix lente, à peine modulée. Elle se tut encore, puis, brusquement, elle se tourna vers Pierre… Ses yeux agrandis, soudain, exprimaient une supplication ardente, passionnée.

Il ne reviendra pas, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle… Vous ne croyez pas qu’ il puisse revenir ?

Ces mots d’angoisse avaient jailli malgré elle du plus intime de son être.

Maintenant, elle le redoutait ce retour jadis tant souhaité !

Une joie folle, presque douloureuse en son intensité, étreignit le cœur de Pierre.

— Non, je ne crois pas qu’il revienne, je ne crois pas, fit-il très bas.

En proie à une émotion fiévreuse contre laquelle sa volonté luttait en vain, mademoiselle de Chanteraine ne semblait se soutenir qu’à peine.

— Oh ! je ne sais pourquoi, dit-elle avec une sorte de confusion en passant sur son front sa petite main pâle, je ne sais pourquoi, j’ai peur… j’ai peur… Que serait-il cet homme que je ne connais pas et qui viendrait me chercher en maître ?… et puis… si… si quelqu’un venait… qui ne fût pas lui, si… Que croire ? Mon Dieu, je me sens devenir folle quand je pense à toutes ces choses mystérieuses… incompréhensibles pour moi…

Elle chancela, ses yeux se fermèrent.

D’un mouvement instinctif, Pierre l’entoura de ses bras, la retint contre lui.

— Mais il ne viendra pas, répéta-t-il doucement, il ne viendra pas… essayez d’échapper à ces imaginations morbides, à tout ce surnaturel qui vous effraye, qui vous fait mal.

Et un grand désir le prit d’ajouter à ces mots, d’autres mots : « Oubliez ce fantôme de vos rêveries… et laissez-moi être le guide, le protecteur dont votre faiblesse a besoin dans la vie, dans la vraie vie. »

Oh ! que de choses il eût voulu dire à la bien-aimée, tandis qu’il la tenait ainsi, lasse et comme plus frêle, tout près de son cœur ! « Mon origine est très humble, mais, en ce monde nouveau que vous ignorez encore, l’avenir, un avenir de gloire, peut-être, est à moi… Pour vous mériter, je saurais devenir illustre ; je risquerais cent fois ma vie, je prendrais des villes, je gagnerais des batailles… parti de rien, je saurais atteindre à tout ! Et votre famille aurait en moi un soutien puissant. Qu’est-ce donc de nos jours qu’un titre, une particule ? N’avons-nous pas aussi, nous, les hommes d’aujourd’hui et de demain, notre noblesse, née comme l’autre se flattait de l’être, du courage personnel, de la gloire militaire, des services rendus au pays ?… Vous me connaissez à peine… mais, dès la première minute, je vous ai aimée, je vous ai appartenu… et vous, vous m’aimeriez un peu aussi, je le sens, si vous vous abandonniez à votre cœur… Car il y a des unions écrites à l’avance et des êtres qu’un seul regard lie… Si quelque chose, un sentiment nouveau ne s’était pas révélé à votre âme, pourquoi auriez-vous peur de l’idéal fiancé que votre rêve appelait hier encore ?… Ne permettez pas qu’un préjugé nous sépare !… Vous êtes libre… un serment arraché à votre ignorance d’enfant ne saurait engager votre vie de femme… décidez-vous librement !… Et nous laisserons dormir d’un éternel sommeil le trésor des ducs de Chanteraine… Le trésor pour moi, c’est vous !

Peut-être même le colonel Fargeot les eût-il dites ces paroles folles ; mais, presque aussitôt, les yeux de Claude se rouvrirent surpris, craintifs… D’un mouvement fatigué, avec un petit geste très simple, qui remerciait et protestait un peu prématurément d’un retour de force ou de courage, la jeune fille se redressa, repoussant doucement l’appui auquel, presque inconsciemment, elle s’était abandonnée quelques secondes.

Alors une sorte de réveil se fit aussi en Pierre ; à ce moment même, par une association d’idées assez confuse, il se rappela le délire du maître d’école ; il se rappela qu’il y avait une faute, un crime peut-être dans la vie de ce père bien-aimé.

Si Antonin Fargeot s’était rendu coupable, en dehors de tout entraînement politique, d’une action mauvaise, déshonorante, comment dire à Claude : « Je porte un nom sans tache » ?

Si Antonin Fargeot avait participé aux horreurs de 93, s’il avait fait couler le sang de ceux que les Chanteraine appelaient leurs amis, leurs frères, comment dire à Claude : « C’est un préjugé qui nous sépare » ?

Tout à coup, le jeune homme eut besoin de se rappeler que la petite bague d’or avait disparu pour les Chanteraine, depuis vingt-deux ans, onze ans avant la Révolution française, afin d’échapper à l’affreuse tentation d’en faire le hideux trophée d’un massacre…

Hélas ! ce nouveau doute chassé, qui prouvait en somme à Pierre qu’aucun autre rapprochement sinistre ne devait être fait entre l’histoire mystérieuse de ce bijou qui avait appartenu aux Chanteraine et la faute inavouée d’Antonin Fargeot ?… Quel nom, quel nom révélateur l’agonie du maître d’école avait-elle vainement cherché ?… Celui d’une victime peut-être…

L’espace d’une seconde, cette idée atroce s’empara si complètement du jeune homme que tout son sang lui afflua au cœur…

Mais, il se ressaisit et la douce figure d’Antonin Fargeot reparut, dans son souvenir, purifiée de tout soupçon… Antonin Fargeot n’avait jamais cessé d’être le meilleur, le plus droit, le plus noble des hommes… Il n’avait pu connaître la torture du remords que par la fièvre et le délire qui avaient troublé, abusé son cerveau…

Cependant un charme était rompu, et le fils du maître d’école se raillait maintenant de ses prétentions absurdes : mademoiselle de Chanteraine épouser le colonel Fargeot !!! Quelle folie !

Les yeux vagues, les lèvres très pâles, Claude semblait sortir d’un rêve.

Ému de la voir si éprouvée, souffrant de se sentir si impuissant à la consoler, à la soutenir, Pierre la regarda avec une pitié profonde.

— Êtes-vous mieux, un peu plus forte ? demanda-t-il.

— Je suis mieux, oui… c’est passé… Je suis encore un peu étourdie, voilà tout.

Elle se tut un instant, puis son regard qui se levait rencontra les yeux anxieux de Pierre et, soudain, une violente rougeur colora ses joues blêmes…

— Mon Dieu, fit-elle, que dois-je penser de cette bague… que puis-je croire ?… je ne sais plus… il me semble que j’ai vécu des années en une seule nuit… depuis cette minute où, à peine éveillée d’un rêve qui m’avait fait entrevoir un avenir heureux, tout proche… j’ai cru…

Elle hésita, puis regardant Pierre avec je ne sais quoi d’étrange, de presque hagard dans les yeux, elle acheva, comme effrayée de ce qu’elle disait :

— … J’ai cru voir en vous Gérard de Chanteraine… Oui, j’ai cru le voir… au point de vous accueillir par des paroles… qui vous ont paru bien singulières, sans doute… Et cependant, vous ne m’aviez pas encore donné cette bague… cette bague qui semble s’être échappée de la tombe ! Dites-moi… que faut-il que je croie ?… Êtes-vous sûr que ?…

Elle s’arrêta brusquement.

Pierre souriait avec une grande tristesse.

— Je m’appelle Pierre Fargeot, fit-il, je suis le fils d’un maître d’école de village et d’une ouvrière… Non, ce n’est pas à Pierre Fargeot qu’il appartenait de vous réveiller de ce rêve heureux… Pardonnez-lui d’avoir pris un instant la place d’un autre !…

Mademoiselle de Chanteraine secoua la tête, sans savoir que dire, craignant vaguement de dire trop ou trop peu.

Il y eut un silence très long, très lourd…

— Il faut que je parte, murmura Pierre.

Lentement, sans se parler, ils refirent, à travers le château, le chemin sur lequel, peu de temps auparavant, ils s’étaient sentis entraînés par une impatience fiévreuse.

Ainsi, ils se retrouvèrent devant le portrait du vieux duc de Chanteraine.

— Voici votre bague, dit Claude, tendant au jeune homme le petit cercle ouvragé. Je me demande, hélas ! si, comme talisman, elle méritait d’être gardée avec tant de soin !

— Mais, s’écria Pierre, elle vous appartient…

— Elle n’eût pu m’appartenir, repartit gravement mademoiselle de Chanteraine, que si je l’avais reçue de Gérard, mon fiancé… reprenez-la.

Sans répliquer, Pierre obéit et prit la bague.

Alors, les beaux yeux bleus de la princesse au bois dormant se levèrent une fois encore sur le colonel Fargeot, l’enveloppant d’un regard de bonté très douce :

— Adieu, monsieur, fit la jeune fille, je vous souhaite bonheur et gloire… Nous ne nous sommes connus que pendant un temps bien court… Il me semble, pourtant, que les quelques heures qui nous ont rapprochés ont fait de nous des amis… Il est doux de se trouver en contact avec une âme droite, une conscience fière… et vous m’avez prouvé qu’il y en a dans tous les partis… Nous ne nous reverrons jamais, sans doute… mais j’aimerai, je le sais, à me rappeler notre rencontre… et je serai contente que vous ne l’oubliiez pas.

Une émotion poignante blêmissait Pierre Fargeot.

— Je ne l’oublierai jamais… balbutia-t-il. Jamais… Adieu, mademoiselle… je vous souhaite à mon tour…

Il se tut, ne pouvant achever.

— Merci, colonel Fargeot, et que Dieu vous garde, reprit Claude, essayant d’affermir sa voix qui s’altérait.

Pierre hésita un très court instant, puis, d’un mouvement presque brusque, il saisit la main qui pendait, inconsciente, sur la jolie robe à bouquets roses ; longuement, follement, comme s’il ne pouvait s’en détacher, il y pressa ses lèvres. Et, il s’enfuit.

Sans se retourner une seule fois pour regarder en arrière, sans ralentir sa marche pour reprendre haleine, il traversa les ruines de Chanteraine, il descendit la pente abrupte, il suivit jusqu’à la grande route le chemin qui ceinturait la colline.

Là, il s’arrêta et passa sa main sur son front, sur ses yeux… Une phrase de Claude lui revenait obsédante :

« J’ai cru voir en vous Gérard de Chanteraine… »

Un instant, irrésistiblement attirés, ses regards s’absorbèrent sur la petite bague étrange ; mais, bientôt, il secoua la tête, comme pour chasser une idée importune ou folle.

— Quelles chimères cette pauvre enfant m’a mises dans l’esprit ! murmura-t-il. Oh ! tante Manon, tante Manon, qu’allez-vous me dire ?

V
TANTE MANON

Lorsque Pierre — avec des ménagements infinis — eut appris à la tante Manon la mort d’Antonin Fargeot, la pauvre femme pleura beaucoup. Et, profondément ému devant cette douleur de toute vieille qui ressemblait un peu, dans ses manifestations extérieures, à une douleur enfantine, l’officier berça de paroles tendres et de caresses celle qui, bien des années auparavant, avait ainsi apaisé ses pleurs de tout petit… Puis, encore endolorie du coup qu’elle avait reçu, la tante Manon regarda son Pierre, l’admira, le questionna, l’entoura d’attentions et de soins ingénus… On eût dit qu’elle cherchait à oublier le triste présent pour se croire revenue au temps où elle contait si bien l’histoire de la Belle au bois.

Ni la petite maison de Roy-lès-Moret ni la tante Manon elle-même n’avaient beaucoup changé depuis ces temps d’avant le déluge ! Les murs de la maison avaient encore un peu noirci, les cheveux de tante Manon avaient encore un peu blanchi… mais le vieux logis et la vieille femme avaient gardé leur air de bonté naïve… Il y a des maisons qui sont bonnes et naïves, on le devine tout de suite, en entrant, à je ne sais quoi dans la disposition des meubles de l’âtre qui accueillent, dans l’arrangement des belles images et des poteries coloriées des murs qui sourient.

Près de la tante Manon, entre les murs vénérables de la maison de Roy-lès-Moret, Pierre Fargeot crut un moment, lui aussi, qu’il était retourné de bien des années en arrière. Mille souvenirs l’appelaient, de tous les points de la salle où tante Manon lui servait dans une assiette, dont il reconnaissait les enluminures ardentes, une de ces soupes épaisses et odorantes qu’elle s’entendait à faire mieux que personne, et il n’imposait pas silence à ces revenants du passé. Il aurait voulu se réfugier au milieu d’eux, comme en un asile où rien du présent n’eût pu l’atteindre.

Maintenant qu’il touchait au but, son impatience de savoir avait fait place à une appréhension de ce qu’il pourrait apprendre et il n’osait pas interroger.

Qu’allait-elle dire, la pauvre vieille Manon ? Se rappelait-elle encore les choses d’autrefois ? Sous le poids des années, le fragile secret ne s’était-il pas brisé, au delà de ce front osseux sur lequel la peau parcheminée paraissait trop mince et trop tendue ?

Pierre avait résolu qu’il ne parlerait pas du mystère avant le lendemain. Il lui semblait à la fois qu’il pouvait s’accorder cette trêve et qu’il la devait à la tante Manon.

Quand vint le soir, tous deux s’assirent, sans que le sujet terrible eût été abordé, dans le jardinet planté de fleurs et de légumes qui entourait la maison de Manon Fargeot.

Le ciel s’était doré très doucement, après la journée chaude… des insectes passaient presque silencieux dans l’atmosphère calme ; des parfums de fleurs très humbles, des aromes de fraises mûres montaient des plates-bandes ; des voix de paysans qu’accompagnait un son continu de clochettes chantaient au loin ; c’était l’heure de la rentrée des troupeaux, une heure ineffablement calme, une de ces heures où il semble que rien de violent ne puisse s’être passé sur la terre…

La douceur en était telle que Fargeot eût craint de rompre le charme en prononçant une parole, quelle qu’elle fût… Il lui paraissait bien vraiment, en cet instant, que toute sa vie s’était écoulée là, que tout événement qui n’eût pas tenu entre les quatre haies vives de ce pauvre courtil ne pouvait provenir que d’un monde irréel de fantaisie et de rêve.

Cependant, même à cette heure d’oubli volontaire, l’image d’une jeune fille vêtue de clair se dessinait légère, presque aérienne, dans le petit jardin de tante Manon.

Pierre savait que, maintenant, cette image l’accompagnerait toujours et qu’elle s’encadrerait souvent ainsi, pure et mélancolique, dans l’or pâle des soirs.

Il ne voulait pas donner de nom précis à l’apparition délicieuse… Elle s’appelait pour lui la bien-aimée et sa présence n’était subordonnée ni aux lois du temps ni à celles de l’espace… Il s’absorbait dans la contemplation sereine de l’être, invisible pour d’autres, qui était là, tout proche pour lui, et les mots d’adoration que ses lèvres ne prononceraient jamais chantaient, entendus de lui seul, dans son cœur et parmi les choses…

Mais soudain, comme si la ravissante paix du crépuscule eût, par quelque rapprochement confus, suggéré à ses quatre-vingts ans une demande anxieuse, Manon Fargeot parla :

— Oh ! dis-moi, mon enfant, fit-elle, sa mort a-t-elle été douce ? Pendant les dernières heures — celles que tu as passées auprès de lui — a-t-il retrouvé toute sa connaissance ? T’a-t-il dit adieu avec sa vraie tête et son vrai cœur ?

C’était l’éternel problème, et la tante Manon qui prononçait à son tour les paroles d’angoisse ne savait pas que, si quelqu’un pouvait encore y répondre en ce monde, c’était elle, elle la pauvre vieille, elle traduisant de sa petite voix cassée, les réminiscences, peut-être bien vagues, de sa mémoire peut-être endormie…

Mais Pierre sentit que le moment décisif était venu et, devant le beau ciel doré qui, lentement s’obscurcissait, il évoqua, pour la tante Manon, les souvenirs de la dernière nuit, des dernières heures qu’il avait vécues auprès de son père mourant.

Cependant, comme il voulait à tout prix connaître la vérité, il ne parla d’abord qu’en termes vagues du délire où, par moments, la raison de son père avait paru sombrer et il se garda de laisser voir qu’il n’avait lui-même pas su ou pas osé faire la part de la fièvre, au milieu de tant de propos étranges recueillis par lui, au lit de mort d’Antonin. Et lorsqu’il aborda enfin la question de laquelle toute sa vie lui semblait maintenant dépendre, ce fut avec fermeté, sans avouer son incertitude, ce fut comme s’il ne s’agissait pour lui que d’obéir docilement à une volonté exprimée par son père, ce fut comme s’il avait lui-même pu accepter, sans le moindre doute sur la lucidité du cerveau qui les avait conçues, les paroles dont il devait transmettre à sa tante, le sens précis.

— Tante Manon, fit-il doucement, je m’étais promis de ne point vous tourmenter aujourd’hui de ces choses, mais j’en ai l’esprit obsédé et voilà qu’en m’interrogeant sur les derniers moments de mon père, vous me rendez irrésistible la tentation de vous interroger à mon tour… Le suprême effort de celui que nous pleurons fut pour me recommander d’aller à vous… Il avait peine à rassembler ses souvenirs ; tout courage, toute force surtout lui manquait pour me mettre au fait de… je ne sais… d’un mystère, d’un secret qu’il voulait que je connusse… d’un secret dont il me parlait avec angoisse et qui semblait troubler douloureusement son cœur… presque sa conscience… Ce secret, il paraît que vous le savez, tante Manon, et mon père, qui n’a pu me le dire, désire que je l’apprenne de vous… Je suis venu vous le demander.

Tante Manon avait pâli. Lentement elle secoua la tête…

— A quoi bon ?… à quoi bon ?… murmura-t-elle.

— Ah ! je vous en supplie, implora l’officier… L’heure est solennelle pour vous comme pour moi. C’est au nom de mon père… de votre neveu, que vous aimiez, qui vous aimait, que je vous prie de ne me rien cacher ?

— A quoi bon ?… répéta la vieille femme. Je sais si peu !… Et le peu que je sais… te fera souffrir… A quoi bon ?…

— Tante Manon, continua l’officier, la volonté des mourants doit être respectée… Qui ménagez-vous ? Moi, grand Dieu ! Ne voyez-vous pas que toute certitude me serait moins horrible que cette anxiété, que ce doute ?… Ah ! je vous en prie, je vous en conjure… Ce secret ?

— Ce secret… hélas ! mon pauvre petit, c’est celui de ta naissance…

Ces mots n’étaient pas prononcés que, déjà, Pierre avait saisi convulsivement les mains de la pauvre vieille.

— Le secret de ma naissance… je ne suis donc pas…

— Tu n’es pas le fils d’Antonin Fargeot, tu n’es pas le fils de Remiette Aublet, sa femme, non, mon enfant, non… soupira Manon.

Pierre était livide.

— Mais le nom de mon père… le nom de mon vrai père… vous le savez ?

Les mains de la bonne femme tremblèrent plus fort.

— Oh ! mon Dieu, ce nom, fit-elle… Ne te l’a-t-il pas dit ?… Ne te l’a-t-il pas dit à l’instant suprême… comme un nom quelconque, tu comprends, sans dire autre chose… Rappelle-toi bien ?

— Vous l’avez oublié ! clama Pierre.

La vieille hocha la tête.

— Je ne l’ai jamais su…

— Ah ! je comprends, je comprends… c’était ce nom-là qu’il cherchait dans son délire, oui… et qu’il n’a pu retrouver… Tante Manon, s’écria le jeune homme avec désespoir, tante Manon, parlez-moi… Vous ne savez pas le nom de mon père, mais vous savez… vous savez…

— Je ne sais presque rien, mon pauvre enfant… reprit Manon. Ton père — je veux dire Antonin Fargeot, hélas ! — m’avait remis, il y a longtemps, une lettre cachetée où tout était écrit… et que je devais te donner, un jour, après sa mort ! Cette précaution m’avait fait sourire… Comment aurai-je alors supposé qu’Antonin, si jeune encore, mourrait avant moi ?… Puis tu partis pour l’armée, tu devins officier… capitaine… que sais-je ?… La dernière fois que je vis mon neveu, il me redemanda la lettre et la brûla sous mes yeux… « A quoi bon troubler cet enfant, en lui disant la vérité, m’expliqua-t-il. Il a fait du nom de Fargeot, un beau nom de soldat… à quoi bon lui en révéler un autre ? »

— Et rien… rien ne vous a jamais laissé soupçonner, quel pouvait-être cet autre nom ?

— Rien, je te le jure, sur la mémoire chérie de ma mère, mon pauvre enfant !…

VI
LE NOM

— Longtemps, j’ai cru moi-même que tu étais le fils d’Antonin, reprit Manon Fargeot au bout d’un moment. J’avais vu grandir mon neveu sous les yeux de mon cher frère, de ma digne belle-sœur, morts trop tôt, eux aussi… je l’aimais tendrement, il me rendait mon affection, je le sais… mais les voyages sont difficiles aux pauvres gens ! Aussi y avait-il plusieurs années que je n’avais reçu la visite d’Antonin, lorsqu’il vint m’annoncer son mariage avec une ouvrière de Paris, une brave fille nommée Remiette Aublet. C’était en 1775. A cette époque, il passa quelques jours avec moi, et, en une heure d’abandon, comme nous nous entretenions de ses parents, de nos souvenirs communs, il me conta les peines de sa vie.

— Pauvre père ! fit l’officier, repris, dominé par le passé. Souvent il m’a parlé des travaux, des espoirs de sa jeunesse. Il avait rêvé la gloire, lui aussi ! Que lui a-t-il manqué pour atteindre au succès ? peut-être, un peu plus d’énergie, un peu plus de confiance en lui-même…

— Un peu plus de bonheur surtout ! acheva la tante Manon. Plus tard je pourrai te redire en ses moindres détails, telle enfin qu’elle me fut dite à moi, la triste histoire de ce cœur tendre et bon… Avant son mariage, Antonin Fargeot s’était pris à aimer une belle demoiselle dont tout le séparait, naissance et fortune. Un jour même, il avait poussé la folie jusqu’à avouer son amour à celle qui en était l’objet et son aveu bien humble, son aveu désespéré, avait été surpris… Alors, pour se venger de ce qu’il considérait comme un outrage, le père de la jeune personne avait eu une pensée odieuse ; il avait appelé ses laquais et fait jeter à la porte, insulter grossièrement par eux, sous les yeux de sa fille, le pauvre maître de latin qui…

Un cri d’horreur exaspérée interrompit la phrase…

— Oh ! le malheureux, le malheureux !!

Une flamme sombre brillait dans les yeux de Fargeot ; ses poings se crispèrent…

— Oh ! oui, bien malheureux, affirma la bonne femme. La pensée de conquérir, — à défaut de l’amour, hélas ! — l’estime, l’admiration de cette jeune fille, l’avait seule soutenu dans ses efforts vers le succès… C’était un homme faible et mal taillé pour la lutte qu’Antonin Fargeot ! Chassé de la maison où se renouvelait presque chaque jour son courage, il ne se sentit plus la force nécessaire pour continuer l’œuvre qu’il avait entreprise ; il renonça à ses travaux, ne demandant plus qu’à gagner, par des leçons, sa misérable vie. Il croyait bien aussi avoir renoncé au mariage, mais il avait soif d’aimer, de se dévouer plutôt. Un hasard le rapprocha de Remiette Aublet ; elle était honnête, pauvre et seule comme lui… il l’épousa. Ce mariage eut lieu peu de temps après le séjour que mon neveu avait fait à Roy-lès-Moret ; l’année suivante, une lettre presque joyeuse m’annonça la naissance d’un fils… Cependant il ne m’avait pas encore été permis de connaître cet enfant, lorsqu’un jour de l’année 1778 Antonin Fargeot t’apporta à moi. Remiette était morte, quelques mois auparavant. Le pauvre veuf me confessa que la tâche d’élever un enfant, qui n’avait pas deux ans de vie, lui paraissait bien lourde et il me pria de te garder auprès de moi. C’est ainsi que tu me fus confié.

— Mais cet enfant, le fils d’Antonin Fargeot ? fit Pierre, sortant pour poser cette question de l’accablement dans lequel il était tombé.

— Cet enfant venait de mourir, soigné, veillé par son père jusqu’à la dernière seconde. Je sus tout cela plus tard. Mais, à ce moment précis, mon neveu ne me dit absolument rien qui pût me faire pressentir la vérité et, ensuite, un assez long temps se passa de nouveau sans que je le revisse. Tu étais déjà un beau petit garçon, bien fort, bien robuste et tu marchais sur tes dix ans, lorsque Antonin vint pour te reprendre. Alors, après m’avoir fait jurer sur le crucifix de ne jamais révéler à personne les choses qu’il allait me dire, il m’avoua que, depuis longtemps, son fils n’était plus et il me parla de toi, l’enfant étranger, qu’il chérissait… La confession qu’il me fit — car ce fut bien une confession — se trouvait consignée dans la lettre que j’avais pour toi et qui contenait aussi, je crois, avec le nom de ton père et ton propre nom, des détails importants sur ta famille. Cette lettre, Antonin, tu le sais, me l’a redemandée, ayant résolu de te laisser ignorer toujours la vérité… Il est probable qu’à l’heure de la mort, le pauvre malheureux ne s’est plus senti le droit d’emporter dans la tombe le secret que j’étais seule à connaître et que j’avais juré de ne dire jamais…

— Puisqu’il en est ainsi… dites-moi ce que vous savez, tout ce que vous savez, tante Manon, supplia Pierre.

— Que je vous dise tout ce que je sais ? — fit Manon Fargeot, se servant pour la première fois en parlant à Pierre, de ce pronom cérémonieux, comme si pour la première fois, elle s’avisait de l’abîme que le secret dont elle avait dit la moitié creusait entre son pauvre cœur maternel et l’enfant qu’elle avait élevé. — Hélas ! que signifie ce que je peux savoir, puisque je ne sais rien qui vous permette de retrouver votre famille, puisque j’ignore la seule chose qui importe à cette heure, le nom de vos parents… Et peut-être allez-vous haïr la mémoire d’Antonin Fargeot, qui vous a bien aimé, oh ! bien aimé, je vous assure… et peut-être allez-vous me haïr moi-même, comme la complice de ce faux père, moi qui, connaissant une partie de la vérité, ai tenu mon serment de ne la divulguer à personne…

Le visage de Manon Fargeot exprimait à la fois un chagrin si poignant et une tendresse si vraie, que Pierre, ému, oublia sa propre anxiété et la douloureuse impatience que lui causaient les réticences de la pauvre femme pour ne penser qu’à cette angoisse d’un cœur qui lui avait été, qui lui était encore absolument fidèle et dévoué.

D’un mouvement très doux, il prit les mains de tante Manon et, l’attirant à lui, comme tout à l’heure, lorsqu’il voulait la consoler :

— Vous avez raison, dit-il, peut-être haïrai-je dans un instant la mémoire de… cet homme que je pleurais il y a quelques minutes encore et dont la vie m’apparaît maintenant comme une effrayante énigme… mais vous, vous !

— Moi ? bégaya la vieille tante.

— Écoutez-moi bien, tante Manon, reprit le jeune homme en croisant de son regard loyal le regard timide, incertain des pauvres vieux yeux qui se remplissaient de larmes, vous, vous ne pouvez pas être responsable d’une action que vous n’avez pas même connue avant qu’elle fût commise… On vous a confié un enfant et, n’obéissant qu’à votre cœur, vous lui avez servi de mère, vous l’avez bercé, veillé, chéri… Je serais un ingrat si je ne m’en souvenais pas ! Quoi que vous ayez à me dire, je vous aime… vous êtes, vous serez toujours pour moi, tante Manon !

Manon sanglotait.

— Ah ! mon grand, mon beau soldat… mon cher petit enfant, que tu es donc le meilleur des hommes ! fit-elle.

Pierre la laissa s’apaiser, puis doucement :

— Tante Manon, répéta-t-il, dites-moi ce que vous savez d’Antonin Fargeot, dites-moi comment l’enfant que j’étais en vint à se trouver au pouvoir de cet homme… dites-moi vite… Peut-être votre récit me fournira-t-il, à défaut d’une solution définitive, quelque indice précieux !

— Je vais te satisfaire de mon mieux, mon enfant, soupira la bonne femme en s’essuyant les yeux ; mais, crois-moi, ce récit ne peut te fournir aucun renseignement positif sur ton passé… pas plus d’ailleurs que…

Un souvenir lui revenait tout à coup ; tant par scrupule de conscience que pour gagner du temps avant l’aveu suprême, elle ajouta…

— … pas plus, d’ailleurs, que le coffret qu’Antonin Fargeot me confia jadis… et que je possède encore aujourd’hui.

— Un coffret ! mais que contient-il ?

— Presque rien ! de menus bijoux… rien qui porte un nom, un chiffre ou des armes… car ton père portait un titre, sous l’ancien régime, je le sais…

— Oh ! vous me rendez fou ! gémit le pauvre Pierre. Ce coffret, montrez-le-moi… par pitié !…

La tante Manon se leva aussitôt et entra dans la maison, où le jeune homme la suivit. Là, elle tira d’une antique armoire à cachettes un petit coffre d’émail champlevé… et Pierre, éperdu, crut voir celui que, quelques jours auparavant, mademoiselle de Chanteraine avait ouvert sous ses yeux.

— Regarde, fit la vieille sans remarquer que l’officier terrassé par l’émotion ne l’interrogeait plus, ces objets t’appartiennent. Quand Antonin Fargeot te prit pour son fils, tu portais au cou cette chaîne d’or avec cette jolie médaille de Saint-Michel… Il y avait aussi une bague, une petite bague de femme, mais Antonin ne me l’a pas donnée, c’était comme un talisman qu’il gardait… Et puis, regarde encore… voici autre chose, une clé d’argent toute ciselée… Ah ! pourquoi, pourquoi ton nom n’est-il pas écrit sur ces bijoux, mon pauvre enfant ?

… Mais le nom que les lèvres du maître d’école n’avaient pu proférer dans les affres de l’agonie, le nom que Manon Fargeot cherchait en vain, le nom mystérieux flamboyait déjà sur le coffret à reliques, sur la chaîne d’or, sur la clé d’argent, aux yeux extasiés de l’homme qui aimait Claude de Chanteraine.

TROISIÈME PARTIE

I
LE RÊVE DE CLAUDE

Tandis que mademoiselle Charlotte de Chanteraine et son cousin, le chevalier, absorbés dans une partie de tric-trac, oubliaient les destinées de la monarchie française, tandis que M. Fridolin relisait Plutarque sans chercher à se rappeler combien de fois il l’avait déjà lu et que mademoiselle de Plouvarais laissait errer sur le vieux clavier ses petites mains étiolées, Claude s’était assise, une broderie à la main, dans le boudoir imprégné d’iris où la lueur rosée des lampes discrètes caressait si doucement la grâce mignarde des bibelots et la pâleur fanée des soies.

Mais l’ouvrage avait roulé bientôt le long de la jupe à bouquets, jusqu’au coussin où s’appuyaient, un peu nerveux, deux pieds très petits chaussés de souliers clairs à très hauts talons ; et, comme le jour où le colonel Fargeot avait pénétré dans le château qu’il croyait désert, la jeune fille, abandonnant toute occupation précise, s’était alanguie en une pose plus paresseuse.

Elle ne dormait pas ; que ce fût la nuit ou le jour, elle dormait en vérité très peu ou très mal depuis quelque temps, et, cependant, il lui semblait que le sommeil, ce grand enchanteur, eût seul pu lui apporter la paix, sinon la joie… Elle se sentait triste, désemparée. Elle se demandait comment, jusqu’à présent, elle avait pu vivre de cette vie morne, de celle vie sans soleil, sombre aux yeux, froide au cœur.

Un jour, elle s’était prise à dire à mademoiselle Charlotte :

— Pourquoi nous obstinons-nous à rester dans cette tombe ? Nous n’avons rien à craindre d’un gouvernement dont nous n’approuvons certes ni la forme ni l’esprit, mais que nous savons respectueux de la liberté de chacun.

— Mon Dieu, avait ajouté le chevalier de Plouvarais venant timidement à la rescousse, il est certain que ce M. Bonaparte, pour n’être qu’un rustre et un usurpateur, n’en…

Mais, mademoiselle Charlotte avait levé pathétiquement ses yeux et ses bras vers les amours et les guirlandes du plafond et n’avait pas laissé à son cousin le temps d’achever une telle phrase.

— Si votre Bonaparte souhaite que les Chanteraine voient en lui autre chose qu’un rustre et un usurpateur, avait-elle répondu vertement, il n’a qu’à mettre ses pouvoirs au service de Monseigneur le comte de Provence, et à lui rendre le trône qu’occupa Louis IX, le Roi Saint, et Louis XVI, le Roi Martyr… A ce prix, je consentirais à lui pardonner le passé !

— Alors, je crains, ma cousine, avait osé riposter M. de Plouvarais, que Bonaparte — qui n’est en aucune façon mon Bonaparte, croyez-le bien — que Bonaparte, dis-je, ne juge que ce soit payer un peu cher votre pardon !

— S’il en est ainsi, qu’il s’en passe !

— Il s’en passera, ma tante, soyez tranquille, avait conclu Claude avec un peu d’impatience. Mais notre entêtement me semble aussi inutile qu’exagéré et je me demande vraiment ce que nous faisons ici !

A ces mots, mademoiselle Charlotte ne s’était pas bornée à lever les yeux et les bras au plafond, elle avait littéralement bondi hors de son fauteuil en poussant un cri d’horreur.

— Ce que nous faisons ici !!! Oubliez-vous, ma chère, que nous attendons le Roi ! avait-elle répliqué avec indignation. J’avoue, quant à moi, que cette noble oisiveté de l’attente fidèle suffit à occuper mon cœur et mon esprit… Je serais fâchée qu’il en fût autrement pour la fille de votre père !

Et elle avait ajouté, lorsque, sans répondre, Claude était sortie :

— Je ne reconnais plus ma nièce ! Quelle légèreté, mon Dieu !

— Que voulez-vous, ma cousine, avait soupiré M. de Plouvarais qui était décidément en ses jours de hardiesse, elle a vingt ans… et voilà déjà pas mal d’années qu’elle « attend le roi !… » C’est une occupation qui peut paraître monotone à cet âge !

Cependant, il est vrai de dire que Claude ne se reconnaissait plus elle-même. Ah ! certes, elle l’avait savourée, cette « noble oisiveté de l’attente fidèle » qui suffisait au cœur et à l’esprit de mademoiselle Charlotte !

Mais qu’eût pensé mademoiselle Charlotte elle-même, si, par impossible, elle avait acquis la certitude que le roi ne reviendrait pas ou que — en admettant qu’il revînt un roi — ce roi ne pourrait plus être celui qu’elle avait jusqu’à présent attendu ? Mademoiselle Charlotte, en telle occurrence, n’eût assurément plus trouvé à attendre, aucune joie. Et tout à coup, la vie lui eût semblé très vide et très inutile…

Rien ne remplit plus complètement la vie la plus vide, n’éclaire plus lumineusement la vie la plus sombre, n’adoucit plus délicieusement la vie la plus rude qu’un espoir bien cher qu’on porte en soi, dans son cœur, à toute minute, comparable à ces essences précieuses d’Orient dont quelques gouttes, soigneusement enfermées dans le chaton d’une bague, suffisent à parfumer les moindres choses qu’on touche…

Ce talisman, Claude l’avait possédé, mais elle venait de le perdre. Elle ne comptait plus sur le retour miraculeux de Gérard de Chanteraine. Et d’ailleurs, eût-elle cru revoir un jour le fiancé tant attendu, qu’elle ne s’en fût sentie que plus triste et plus découragée encore.

Ce n’était pas cependant que son imagination eût définitivement rompu avec le monde enchanté des choses que les gens très sensés jugent impossibles ; à de certaines heures, il lui arrivait encore de découvrir dans ce monde bien heureux, des routes charmantes, jusque-là ignorées… mais elle ne se sentait plus la force d’y marcher sans appui et quand, tout récemment, lasse, lasse de se contraindre, elle s’était décidée à raconter tout haut l’histoire merveilleuse qui lui exaltait l’esprit et reposait après tout sur une donnée bien réelle, elle n’avait éveillé dans son entourage qu’une surprise paresseuse et presque incrédule.

Mademoiselle Charlotte avait pour principe de ne point se fatiguer la tête à chercher le pourquoi de ce qu’elle jugeait incompréhensible.

— Il y a parmi les choses de la vie comme parmi les choses de la religion, déclarait-elle, des mystères qui nous sont présentés pour que nous nous habituions, non seulement à ne pas les comprendre, mais encore à ne pas les étudier. C’est d’une excellente discipline pour l’esprit.

Claude ne partageait pas cette opinion, du moins dès qu’il s’agissait des mystères de sa propre vie, mais elle finissait par baisser le front et par s’avouer que mademoiselle Charlotte n’avait ni toujours ni tout à fait tort, lorsqu’elle disait :

«  — Vous avez trop d’imagination, Claude. Quand vous me laissez entrevoir quelque chose des extravagances qui hantent votre cervelle, il me semble feuilleter un livre de contes de fées ! »

Si intense était pourtant le charme de ces contes de fées dont souriait mademoiselle Charlotte, si douces en étaient les fables décevantes, qu’il arrivait encore à Claude de se redire l’un de ceux que son enfance avait le plus aimés.

Quand elle était bien seule, comme en ce moment même, quand, du fond du boudoir à la lampe rosée, elle n’entendait d’autre bruit que le son lointain et mélancolique des romances de mademoiselle Marie-Rose, Claude, ainsi que les enfants dans leurs jeux, s’enivrait d’illusions volontaires et essayait de croire à la réalité présente de choses qui n’étaient plus et ne pourraient plus jamais être… Claude jouait à la Belle au Bois dormant ; Claude jouait au bonheur.

Pour cela, il lui suffisait de fermer un instant les yeux. Presque aussitôt, il lui semblait que des pas étouffés bruissaient dans la galerie, que la porte était ouverte par une main prudente… que les pas s’approchaient encore… Puis, peu à peu, comme un flot suave qui eût inondé son cœur, la sensation lui arrivait très douce, d’une présence chère qui faisait battre ce cœur trop vite, mais qui ne l’effrayait pas, d’un regard qui effleurait ses paupières closes…

Et un moment, un très court moment, elle était heureuse.

Jamais encore l’illusion aimée n’avait manqué à l’appel de Claude. Elle revint, cette nuit-là, si complète, que la jeune fille crut qu’à force de battre, son cœur allait se briser.

C’étaient bien les pas attendus, c’était la porte doucement ouverte, c’était la présence devinée, encore lointaine, puis toute proche, puis…

Mademoiselle de Chanteraine sentit que deux mains brûlantes emprisonnaient les siennes, elle entendit une voix qui disait :

— Claude, ma bien-aimée…

Alors, elle ouvrit les yeux ; mais ce ne fut pas cette fois la jolie phrase précieuse de la princesse qui lui vint aux lèvres : ce fut un nom, ce fut un cri qui jaillit de son cœur jusqu’à sa bouche, malgré elle, éperdument :

— Pierre !…

— Oh ! merci… merci… répéta la voix.

Pierre Fargeot était à genoux et il serrait étroitement entre ses mains brunes et rudes de soldat, les petites mains qui se sentaient faibles et fragiles sous cette étreinte…

— Il faut que vous partiez, monsieur Fargeot, il le faut, implora la jeune fille.

Mais lui souriait, heureux, ému…

— Claude, murmura-t-il, je vous aime, je vous aime passionnément… Lorsque, pour la première fois, vous vous êtes éveillée sous mon regard, lorsque, dans vos yeux à peine ouverts, votre rêve souriait encore au fiancé que toute votre jeunesse avait attendu, si j’avais passé à votre doigt la petite bague promise, si je vous avais dit : « Je suis Gérard de Chanteraine, votre fiancé, votre mari »… m’auriez-vous fui ?… M’auriez-vous répondu : « Vous n’êtes pas celui que j’espérais… » ? Oh ! parlez-moi sincèrement aujourd’hui…

Claude remua vaguement les lèvres, mais elle ne put émettre un seul mot… Elle était très pâle, tout son corps tremblait… Deux grosses larmes roulèrent lentement le long de ses joues…

Doucement, le jeune homme éleva jusqu’à sa bouche les mains de mademoiselle de Chanteraine et les baisa, puis, à l’annulaire de la main gauche il passa la bague ciselée que Claude lui avait rendue quand il était parti.

— Vous avez dit, fit-il, que cette bague ne vous appartiendrait que si elle vous était donnée par Gérard de Chanteraine… Voulez-vous l’accepter de moi ?

— Oh ! pourquoi me demander cela ? balbutia la pauvre enfant, pourquoi… c’est mal !…

— Pourquoi ?

Il avait jeté ce mot comme un cri de triomphe. Alors, les yeux de Claude rencontrèrent le regard tendre et lumineux qui les cherchait, et, soudain, ils lurent dans ce regard, comme en un livre grand ouvert, une réponse si merveilleuse qu’ils s’éclairèrent à leur tour, faisant resplendir le visage pâle où des larmes perlaient encore…

— Gérard !… murmura la jeune fille, en hésitant, comme inhabile à prononcer dans la réalité ce nom qu’elle avait tant dit en rêve…

L’homme, à qui elle s’adressait ainsi pour la première fois, n’avait pas quitté les deux mains dont il s’était emparé en maître ; il y appuyait son front, sa joue, il les baisait avec des précautions attendries, comme s’il eût craint maintenant de les meurtrir en les serrant trop fort et il disait :

— Oui, c’est bien moi, Gérard… c’est moi !… Claude, ma petite cousine, ma chère fiancée, nous ne rêvons ni l’un ni l’autre… et j’en ai la preuve ! Notre union était si bien voulue que le ciel a fait un miracle pour nous rapprocher…

Claude ne demandait pas qu’on lui expliquât le miracle ; elle y croyait de tout son cœur et cela suffisait à sa raison. Elle était un peu étourdie de la soudaineté de son bonheur, mais elle était à peine étonnée d’apprendre que le prince Charmant entrevu dans son rêve se trouvât être Gérard de Chanteraine, ce fiancé que l’aïeul lui avait toujours destiné et qui devait apparaître à l’heure dite.

— J’avais deviné… j’avais deviné… quelque chose m’avait dit que c’était vous… répétait-elle comme en rêve.

Et ses yeux rayonnaient et ses lèvres souriaient, et toute son âme était dans ce regard, dans ce sourire.

Ce fut seulement quand Pierre, assis près d’elle, lui eut montré le petit coffre d’émail tout pareil au sien, la chaîne de Gérard, la clé ciselée, qu’une curiosité lui vint de connaître les détails de la merveilleuse odyssée à la suite de laquelle le colonel Fargeot se retrouvait à ses genoux métamorphosé en duc de Chanteraine, ou plutôt de savoir comment il avait pu se faire que Gérard de Chanteraine, l’homme qu’elle aimait, qu’elle avait aimé tout de suite et dès qu’il lui était apparu, lui fût apparu pour la première fois sous le nom de Pierre Fargeot.

II
LA VENGEANCE D’ANTONIN FARGEOT

Pierre ou Gérard en avait long à dire. Il commença son récit en parlant à la jeune fille de la mort d’Antonin Fargeot, des paroles que le malheureux avait prononcées à l’heure suprême, des doutes et des soupçons engendrés par cette confession incohérente… Puis il entreprit l’histoire du passé telle qu’il la connaissait maintenant, telle que tante Manon la lui avait racontée, lorsque après la découverte du coffret d’émail, elle avait enfin développé et complété les vagues révélations qu’il avait fallu auparavant arracher une à une à son angoisse.

Comme l’officier s’étendait malgré lui sur le douloureux roman d’Antonin Fargeot, comme il s’apitoyait sur les tristesses de cette vie sacrifiée, Claude eut un petit mouvement de surprise et de révolte.

— Ce méchant homme vous a pris à nous ! objecta-t-elle.

Avec une grande douceur, une profonde tendresse, Pierre attira Claude contre sa poitrine et la gardant ainsi étroitement enfermée dans ses bras comme pour se bien persuader, à cette minute, qu’elle était à lui maintenant et qu’aucune puissance, aucun préjugé humain ne pouvait plus la lui prendre :

— Ma fiancée, ma Claude adorée, fit-il, il ne vous est pas possible de concevoir ce que cet homme, ce « méchant homme », comme vous dites, a souffert !… Ah ! si vous saviez !… Aimer une jeune fille de toutes les forces de son être, assez passionnément, assez exclusivement pour ne plus pouvoir se figurer une vie où on ne la verrait pas et dont elle ne serait pas le but et la raison d’être ; se juger digne d’elle ou capable de le devenir, sentir qu’aimé d’elle on lutterait sans faiblesse, on triompherait de toutes les difficultés… Et cependant n’avoir pas le droit d’espérer que tant d’amour puisse éveiller jamais dans l’âme de la bien-aimée autre chose qu’un profond dédain ou — si elle est généreuse — une vague pitié ! N’être après tout séparé d’une femme chérie que par un préjugé, et avoir la certitude que ce préjugé constitue le plus terrible, le plus infranchissable des abîmes, un abîme que rien au monde ne saurait combler… Mais, y avez-vous songé ? c’est, pour un cœur aimant et fier, une torture dont l’horreur est inexprimable !… Cette torture, il l’a connue dans ses plus atroces raffinements, le malheureux Antonin Fargeot !… Bien plus, il a été insulté, traité comme le dernier des lâches… bâtonné, devant celle qu’il aimait !… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! comment voulez-vous, quand il a souffert cela , que je refuse de pardonner, moi, moi ?… Mais s’il avait tué, s’il… ma bien-aimée, s’il avait tué l’homme qui cherchait à l’avilir, je crois que je pardonnerais encore.

Emporté par la violence du sentiment qu’il défendait et qu’il avait fait sien, Pierre s’était levé, le front pâle, les yeux enflammés.

— Comme vous avez l’air méchant, quand vous parlez ainsi ! fit Claude en secouant la tête.

Mais elle souriait, presque convaincue, car elle savait qu’il y avait beaucoup d’amour pour elle dans ce pardon accordé à Antonin Fargeot.

— Vous n’avez pas peur de moi, pourtant ? demanda doucement l’officier, en se rasseyant auprès d’elle.

— Non, soupira-t-elle, non… tout de suite, j’ai eu en vous une confiance… très folle… que rien, je crois, ne pourrait plus ébranler. Il me semble que vous devez mieux que moi juger de toutes choses… Et, cependant, quelle excuse trouver au rapt d’un enfant sans défense…

— Ce rapt qu’Antonin Fargeot s’est reproché comme un crime, sur son lit de mort, n’a pas été commis de propos délibéré, fit le jeune homme. Tout à l’heure, je vous ai raconté comment le pauvre maître de poésie avait renoncé à se faire justice lui-même aussi bien qu’à obtenir justice des autorités… Un grand découragement avait anéanti en lui toute énergie, toute ambition… Ses chers travaux de littérature et de philosophie ne lui paraissant plus que vains et sans portée, il les avait délaissés… Là n’était pourtant pas encore le terme de ses épreuves. Quelque temps après le mariage de… — c’est par vous que je connais, vous le savez, les noms mystérieux de cette étrange histoire — quelque temps après le mariage de mademoiselle Irène de Champierre, Antonin s’était senti si seul… et si malheureux dans sa solitude qu’il avait essayé de se créer de nouvelles affections, de nouveaux devoirs. Il avait épousé une jeune fille qui lui était inférieure, sans doute, sous le rapport de l’intelligence et de l’éducation, mais dont la bonté, l’honnêteté, le courage avaient attiré son estime… Bientôt, il perdit sa femme, puis l’enfant qui lui était resté de ce demi-bonheur trop court… Quelques jours après ce dernier deuil, comme il errait au hasard de sa songerie dans cette grande ville de Paris où il vivait seul, maintenant, d’hôtellerie en hôtellerie, très ignoré, très silencieux, ne se plaisant en aucun logis, ne recherchant la société de ses semblables qu’autant que l’exigeait la nécessité de pourvoir à sa subsistance, il oublia l’heure et minuit sonna avant qu’il eût pensé à la retraite… Sa songerie l’avait conduit, comme bien souvent sans doute, dans les parages de cet hôtel de Chanteraine-Champierre qui abritait la nouvelle existence de la bien-aimée d’autrefois, d’Irène, heureuse épouse, heureuse mère… Mais, ce soir-là, malgré l’heure tardive, un grand nombre de personnes couraient affolées suivant la même direction qu’Antonin Fargeot… L’hôtel de Chanteraine-Champierre était en flammes !… Bientôt le pauvre homme se précipita vers le lieu du sinistre et, arrivé là, il apprit simultanément qu’on venait de retirer de l’édifice incendié le cadavre du marquis de Chanteraine, puis celui de sa femme… et qu’on ignorait le sort de leur fils, un enfant de deux ans… Les secours étaient venus trop tard, les escaliers menaçaient de s’écrouler… Tout espoir était perdu… Antonin n’en demanda pas plus. Comme un fou, un halluciné, il s’élança dans la fournaise, ne sachant pas s’il souhaitait de mourir lui-même, parce qu’Irène était morte, ou de sauver l’enfant de celle qu’il avait tant aimée… Plus tard, il ne se rappela qu’imparfaitement ce qui s’était alors passé… La nourrice épouvantée avait quitté sa chambre à coucher en emportant le petit Gérard de Chanteraine et courait éperdument à travers l’hôtel, sans plus savoir trouver d’issue ; elle rencontra un homme qui semblait braver les flammes ou les ignorer, et elle lui confia précipitamment, avec l’enfant que ses bras ne pouvaient plus soutenir, un petit coffret d’émail, qu’elle avait pu sauver et qu’elle savait précieux…

— Oh ! Pierre, s’écria Claude, cette impression d’une grande terreur ressentie dans une maison en flammes, ce rêve qui troublait vos nuits d’enfant, c’était un souvenir !

— C’était un souvenir, oui, répéta Pierre.

Puis il reprit, continuant son récit :

— Antonin saisit l’enfant et le coffret et se jeta au hasard dans un couloir que le feu avait épargné ; bientôt, il s’aperçut que, malgré ses recommandations expresses, la nourrice ne l’avait pas suivi… Avait-elle tout à coup manqué de force ? était-elle retournée en arrière, follement, pour chercher un objet oublié ? Il ne le sut jamais. Il ignora toujours aussi, par quel prodige, à l’instant où l’immense escalier s’effondrait aux cris d’horreur de la foule, il avait pu, lui, le sauveteur inconscient, sortir de l’hôtel par une petite porte de service. Mais le même instinct qui l’avait dirigé, à travers tous les obstacles et tous les périls, vers l’air respirable, lui interdit alors de s’arrêter, et sa fuite éperdue ne prit fin que lorsqu’il eut atteint, loin de l’incendie, la fraîcheur d’une rue sombre et déserte… Là, une émotion terrible l’attendait encore… En se penchant sur l’orphelin qu’il avait sauvé et qui se cramponnait à lui, muet, sans larmes, Antonin Fargeot crut rencontrer des yeux déjà vus… les yeux de cette Irène de Champierre qui n’était morte pour le monde que depuis une heure, mais qu’il pleurait, lui, depuis longtemps. Une ressemblance qui lui parut frappante, chez cet enfant de deux ans…

— C’est vrai, murmura mademoiselle de Chanteraine… Vous avez les yeux de votre mère, vous avez aussi son sourire… Cette ressemblance, je l’ai vue tout de suite… D’abord, je ne me rendais pas compte… puis, brusquement, quand vous avez regardé le portrait de ma pauvre tante, j’ai été saisie… Et vous, vous avez aimé ce cher portrait, sans rien savoir, sans rien prévoir de la vérité !

— Oh ! Claude, c’était le portrait de ma mère… de ma mère à moi ! Comme je l’eusse aimée ma mère, Claude ?… Et mon père, vous ne m’en avez rien dit… vous me parlerez de lui ?…

— Oui, je vous le promets, répondit la jeune fille. Que de choses nous avons à nous dire ! mais continuez votre récit, mon cher, cher ami… Cette ressemblance ?…

— … Cette ressemblance qui n’est pas illusoire, puisque, vous aussi, vous l’avez observée, provoqua chez Antonin Fargeot une sorte de détente… Et le pauvre homme se mit à pleurer… Il pleurait sur la mort affreuse d’Irène, sur sa propre misère, sur le sort du petit enfant sans père ni mère qu’il tenait entre ses bras… et, le petit enfant, sentant confusément, sans doute, que cet homme au visage de douceur et de tristesse était bon et qu’il souffrait… l’embrassa soudain et le caressa pour le consoler… Alors, au milieu de tant de douleur, à l’heure même où la femme aimée venait de mourir, Antonin Fargeot eut un moment d’ineffable joie et le courage lui manqua pour se séparer aussitôt de l’orphelin, de ce fils d’Irène qui ne connaissait pas encore les distances sociales et qui baisait doucement de sa bouche innocente le « philosophe » que les laquais de son grand-père avaient chassé… Personne dans la foule terrifiée n’avait pu remarquer au milieu des flammes et de la fumée tandis que l’escalier s’écroulait et bientôt, avec lui, toute une partie de l’hôtel, le passage d’un homme qui s’était enfui, en courant, comme beaucoup d’autres à cette minute d’épouvante ; personne ne savait que Gérard de Chanteraine eût échappé à la mort… Antonin l’emporta à l’autre bout de Paris, dans une auberge où il se présenta vers le matin, comme un voyageur quelconque… Mais l’enfant, en proie à une fièvre ardente, semblait maintenant anéanti… comme s’il n’eût plus su trouver les quelques mots qu’il devait déjà connaître, il bégayait de temps à autre des sons inarticulés, de vagues syllabes qui n’avaient point de sens… Une grave maladie se déclara. Pendant plusieurs jours, la vie et la mort se disputèrent Gérard de Chanteraine, et quand la vie eut enfin triomphé, Antonin sentit qu’en rendant ce petit être à ceux qui le croyaient mort, à M. de Champierre peut-être, il allait perdre Irène encore une fois… Mais il ne trouva pas la force d’accepter ce nouveau déchirement… Et, après une suprême lutte, il consomma sa faute ; il la consomma en la raisonnant sans doute et je crois comprendre le travail qui put se faire dans son esprit.

» Rien du passé ne subsistait plus, après l’horrible crise, dans le cerveau de l’enfant. On eût dit que, revenant à la santé, Gérard avait recommencé une autre vie. Il avait fallu lui apprendre à marcher, il faudrait lui apprendre à parler…

» Antonin Fargeot garderait auprès de lui l’héritier des Chanteraine, l’élèverait comme il eût élevé le fils qu’il venait de perdre, il le doterait de tout le savoir qu’il avait lui-même amassé au cours de sa douloureuse jeunesse ; il le mettrait à l’abri des préjugés de race, il développerait en ce cœur vierge les instincts généreux et purs de l’être que la corruption sociale n’a pas encore touché, puis, quand il aurait fait de ce fils de noble un homme libre, conscient et respectueux de la dignité humaine, il le rendrait au comte de Champierre. Telle serait la revanche de l’amoureux bafoué ! Un jour, le grand seigneur avait jeté comme une injure à la face d’Antonin Fargeot le mot de philosophe ; ce serait bien en philosophe qu’Antonin Fargeot se vengerait du grand seigneur… »

» Mais les événements publics vinrent modifier ces projets. Il y eut un jour où Antonin put penser avec raison qu’étant donné l’état des choses, il était meilleur et moins périlleux pour l’enfant enlevé de s’appeler Pierre Fargeot que Gérard de Chanteraine… Vous connaissez la fin de cette étrange histoire. Je serais resté toujours Pierre Fargeot, non seulement si mon père adoptif n’avait pas été pris de remords à l’heure de quitter cette vie, mais encore si le plus extraordinaire des hasards ne m’avait permis de deviner, par déduction, un nom que la vue des objets impersonnels contenus dans ce coffret, n’eût pas suffi à me révéler… Mais, je vous ai connue, je vous ai aimée, mon ange, mon trésor !… Et il semble vraiment qu’en mourant, celui qui m’a élevé — oh ! si tendrement, Claude, avec tant de dévouement — ait pressenti, lui aussi, quelque chose de l’avenir quand il m’a dit : « Tu me pardonneras, peut-être, quand tu auras aimé… » Vous lui pardonnerez comme moi, n’est-ce pas, Claude ?

— Si vous voulez, concéda mademoiselle de Chanteraine. Il me semble que je ne sais plus haïr… Et pourtant, mon grand-père le duc de Chanteraine a pleuré amèrement la mort de son petit-fils, et pourtant si cet homme ne vous avait pas enlevé à votre famille, vous ne seriez pas…

— Qui sait ce que je serais ?… Rougissez-vous donc de ce que je suis ?

— Rougir de vous ! oh ! Pierre !

— Vous m’appelez encore Pierre ?

Claude sourit, et très bas :

— Je crois que pour moi vous serez toujours Pierre.

— Et cependant, si j’étais resté Pierre pour tous, si je n’avais eu droit que… qu’au seul titre en somme, ma pauvre bien-aimée, qui vaille qu’on m’en sache gré, parce que je l’ai moi-même conquis ; si je n’avais été enfin qu’un pauvre officier de l’armée d’Italie… vous n’auriez jamais été ni ma fiancée ni ma femme. Et si Gérard, un autre Gérard était venu…

Mademoiselle de Chanteraine le regarda avec reproche.

— Vous m’avez fait espérer, lors de notre tout premier entretien, dit-elle, que Bonaparte n’était point ennemi de la foi et que, par lui, les églises seraient rouvertes aux âmes pieuses. Ne me croirez-vous pas, si je vous jure que depuis, cette idée m’a hantée : « Les cloîtres aussi nous seront-ils rendus ? »… Car, si je restais la fiancée fidèle de Gérard de Chanteraine, c’était bien, néanmoins — oh ! mon ami, soyez-en sûr — c’était bien à Pierre Fargeot que mon âme s’était donnée… Et je n’aurais pu la lui reprendre que pour l’offrir à Dieu.

III
LA CLÉ D’ARGENT

Il fallut bien pourtant se rappeler que Claude n’était ni la seule survivante de la famille de Chanteraine, ni la seule habitante du château…

Deux jours avant, obsédée par une pensée qui ne lui avait pas laissé de repos depuis qu’elle avait vu la bague du vieux duc de Chanteraine entre les mains de Pierre Fargeot, la jeune fille s’était décidée à prendre un parti qui lui coûtait beaucoup. Elle avait parlé à sa tante des choses qu’elle avait si longtemps tues pour obéir au désir de son grand-père et des événements plus récents qui avaient jeté le trouble dans sa vie et lui paraissaient trop merveilleux pour qu’elle n’y vît pas la manifestation d’une volonté providentielle.

La tante de Chanteraine et les cousins de Plouvarais n’avaient pas été éloignés de croire tout d’abord que, prise de folie, Claude leur faisait ouïr le plus étrange de ses « contes de fées » ; mais la jeune fille leur avait révélé au moyen des deux devises, le secret de l’armoire de fer et, ayant pour ainsi dire touché du doigt le mystère dont ils étaient prêts à rire, les vieux portraits s’étaient trouvés forcés d’avouer que le conte offrait, tout au moins, les apparences d’une histoire vraie.

Claude avait espéré décider ainsi sa tante à se mettre sous la protection des autorités nouvelles, pour reparaître dans le monde des vivants et obtenir ensuite que des recherches fussent faites — elle eût été bien en peine de dire lesquelles — sur les origines de ce Pierre Fargeot qui ressemblait si singulièrement à la marquise Irène de Chanteraine.

Mais, quoique fort surprise et même réellement intriguée, mademoiselle Charlotte avait déclaré qu’elle ne voulait à aucun prix s’exalter sur des faits aussi peu vraisemblables… Ah ! si ce petit républicain avait apporté, avec la bague, la chaîne de Gérard et la seconde clé du coffre de fer, peut-être eût-il été nécessaire d’envisager plus sérieusement les choses, mais la bague pouvait, après tout, avoir été achetée chez un antiquaire quelconque par le père Fargeot… Conclusion : Claude avait l’imagination de son grand-père !

Quant à M. de Plouvarais, il avait remarqué tout haut que, sur un tel thème, l’imagination la plus calme eût trouvé, cette fois, prétexte à broderies.

Et Fridolin avait hoché la tête sans rien dire.

Les choses en étaient restées là.

— Comme la première fois, j’irai vous annoncer, monsieur Fargeot ! fit Claude en souriant.

Mais, maintenant, une inquiétude lui venait sur l’accueil qui pouvait être fait à ce cousin dont la résurrection lui semblait à elle si naturelle.

— Il est indispensable, ajouta-t-elle pensivement, que, lorsque je montrerai à ma tante les objets qui nous ont révélé votre véritable nom, votre véritable personnalité, je sois en mesure d’affirmer l’identité de ces objets, en invoquant, à l’appui de mon dire, le résultat probant d’une expérience décisive… Il faut, en un mot, que personne ne puisse nier un instant que la clé d’argent apportée par vous soit celle qui, selon la volonté du duc de Chanteraine, devait ouvrir le coffre de fer.

— Vous avez raison, répondit Pierre.

A la clarté vacillante de la lanterne qu’on allumait chaque soir pour monter du logis souterrain aux étages supérieurs, Claude et Pierre recommencèrent donc, à travers le château obscur, le voyage qui les avait une fois déjà conduits en face de l’énigme troublante dont le secret leur était alors demeuré impénétrable.

Avec quelle angoisse, quelle terreur confuse de leurs destinées, ils avaient parcouru les couloirs déserts !

Et voilà qu’un espoir, un bonheur invraisemblable avait tout éclairé en eux et autour d’eux ! Voilà que, s’aimant, ils avaient le droit de s’aimer ! Voilà que Pierre pouvait penser, lorsqu’il soutenait la jeune fille, lorsqu’il lui prenait la main pour la guider, que cette course vers un but défini et proche n’était que le prélude et le symbole d’une autre course plus longue et plus incertaine qui durerait jusqu’à la mort et qu’il ferait aussi avec Claude, en la protégeant de sa force, en la réchauffant de son amour, en s’efforçant d’écarter tout obstacle et tout péril sur les pas de cet être délicat et doux dont la vie allait lui être donnée.

… Leur marche était lente, un peu hésitante ; ils n’échangeaient pas beaucoup plus de paroles que la première fois, mais il était doux à ces fiancés dont les âmes se pénétraient sans le secours des mots, de se taire ainsi dans l’ombre et le silence qui les enveloppaient et chacun d’eux croyait entendre penser l’autre, au fond de son propre cœur…

Soudain, Claude et Pierre tressaillirent, brusquement arrachés à leur rêve heureux.

Une porte s’était ouverte à quelques pas d’eux et, sur le seuil d’une chambre éclairée, le vieux Quentin venait d’apparaître, une lampe à la main… Il était indubitable que, du premier regard, l’ancien serviteur du duc de Chanteraine avait vu et reconnu l’officier accueilli plusieurs jours auparavant par mademoiselle Charlotte ; son visage était très pâle, si pâle que la blancheur s’en confondait presque avec la neige de sa chevelure vénérable…

Qu’allait penser Quentin ?… Qu’allait-il faire ?… Brusquer une situation déjà délicate et périlleuse, en ébruitant parmi les habitants du château la présence de l’étranger, de l’intrus ? Hâter inopportunément l’heure des explications, des révélations décisives dont Claude avait désiré être l’intermédiaire ?… Tout perdre peut-être, en éveillant ainsi contre Pierre la susceptibilité méfiante de mademoiselle de Chanteraine ?…

Il fallait obtenir de Quentin la promesse de taire jusqu’à nouvel ordre le secret qu’il avait surpris, il fallait se faire un allié de cet incorruptible, en lui démontrant la raison d’être et l’importance de ce sursis…

Claude eut un moment d’angoisse terrible. Toute parole se figeait sur ses lèvres.

Mais Quentin s’était approché, calme, respectueux :

— Daignez permettre à votre fidèle serviteur d’éclairer vos pas… fit-il d’une voix grave.

Et, sans attendre de réponse, sans s’informer de la direction à suivre, il dépassa les jeunes gens et marcha devant eux, toujours très pâle dans l’orbe lumineux de la lampe que sa main, à peine tremblante, élevait à la hauteur de ses cheveux blancs…

A la porte de la tourelle il s’arrêta, prit doucement la lanterne des mains de Pierre et, toujours sans parler, remit au jeune homme le fanal plus puissant, qu’il avait lui-même porté jusque-là.

— Merci, répondit simplement l’officier, dominé par cette décision déférente et silencieuse.

Aucune autre parole ne fut dite et déjà Quentin avait disparu comme une ombre.

— On dirait qu’il a compris, qu’il a deviné… Comme c’est étrange ! murmura Claude.

Ils descendirent l’escalier de la tourelle et entrèrent bientôt dans la petite salle boisée de chêne.

— Je vous en prie, agissez pour moi, fit la jeune fille. Vous connaissez maintenant aussi bien que je le connais, le secret que mon… que notre grand-père vous a légué comme à moi… Et ce m’est une grande douceur, mon ami, de m’en remettre à vous de toutes choses, à cette place même où la vie m’a fait peur… et où je me sens aujourd’hui si heureuse et si tranquille près de vous.

Tranquille, elle l’était, en effet, non pas seulement parce que son rêve le plus cher devenait une réalité, mais parce qu’elle avait inconsciemment retrouvé sa belle foi en une fatalité bienveillante et toute providentielle. Il lui semblait maintenant n’avoir plus qu’à se laisser conduire par cette volonté supérieure et toute-puissante dont Pierre devenait, à ses yeux, l’incarnation terrestre, l’infaillible représentant.

Cependant quand, à l’appel des deux devises, la boiserie se fut écartée, quand la première serrure eut joué, laissant tomber de quelques pouces la lourde porte de métal, Claude se prit à trembler.

Si Pierre s’était trompé, avait été trompé plutôt ; si la clé d’argent…

Un grand frisson la parcourut toute ; instinctivement, elle ferma les yeux pour ne pas voir ce qui allait advenir…

Mais, presque aussitôt, elle entendit un léger grincement métallique, puis un bruit sourd… elle regarda…

L’armoire avait achevé de s’ouvrir.

Alors la pensée ne vint pas à Claude plus qu’à Pierre, d’interroger les grands coffres d’or et d’argent qui apparaissaient dans la profondeur du mur et dont les reflets se réveillaient superbement au contact de la lumière. La jeune fille tendit ses mains à Pierre qui les prit dans les siennes et tous deux se sourirent, les doigts entrelacés, des larmes plein les yeux…

La porte de fer et la boiserie furent refermées sans que Claude et Gérard de Chanteraine eussent pu soupçonner la valeur ou même la nature de cette fortune que le vieux duc avait jalousement recueillie et cachée pour eux.

Que leur importait ? Si leurs cœurs, en un élan de reconnaissance, donnèrent, à cette minute même, un souvenir à l’aïeul, ce fut seulement parce que ce grand prévoyant, dont on avait tant souri, les avait fiancés dans le passé ; ce fut parce que ce vieillard chimérique, qui croyait aux légendes, s’était révolté contre la triste évidence des choses positives, pour garder Claude à Gérard, pour nier que la mort eût pu séparer ceux que l’amour devait unir…

… Puis, Pierre se retrouva seul dans le boudoir de la Belle au bois.

Claude lui avait dit :

— Ayez patience, je viendrai vous chercher bientôt.

A son tour, il se sentit bouleversé de crainte, d’inquiétude.

Il attachait fort peu de prix à la fortune et le nom de Fargeot, tel qu’il l’avait porté, et qu’il le portait, lui semblait, à vrai dire, valoir le nom de Chanteraine. Il croyait fermement qu’il y a plus d’honneur pour un homme à mériter l’estime et la considération de ses semblables par ses actes personnels et son caractère propre qu’à les tenir d’un nom et d’un titre illustrés par les œuvres plus ou moins lointaines d’aïeux plus ou moins légendaires… Mais seul, le nom de Chanteraine permettrait à l’officier républicain d’épouser Claude.

… Ce qui se décidait dans le salon de l’épinette ou sous les yeux des vieux portraits, c’était l’avenir de cet amour passionné qui avait pris la vie de Pierre.

Et le jeune homme se disait douloureusement qu’il ne lui était guère permis d’attendre de mademoiselle Charlotte de Chanteraine et des cousins de Plouvarais, l’adorable confiance que Claude lui avait témoignée.

Dans cette famille, hostile par naissance et par conviction, aux idées qu’il avait lui-même respectées et défendues, dans ce milieu étroit où, loin d’être considérés comme de sérieuses garanties d’honneur et de loyauté, le caractère de sa personnalité, son grade, l’histoire de sa vie ne pouvaient que le desservir, peut-être allait-il passer pour un imposteur ?

Les bijoux qu’il avait remis à mademoiselle de Chanteraine étaient indéniablement ceux que le vieux duc avait jadis confiés à sa belle-fille, mais comment prouver qu’Antonin Fargeot avait bien réellement sauvé l’héritier des Chanteraine ou comment prouver que Pierre, l’enfant élevé par le maître d’école, était bien l’orphelin qu’Antonin Fargeot avait sauvé ?

A force de songer à l’incrédulité qui accueillerait certainement la communication de Claude, Pierre en arrivait à trouver cette incrédulité légitime et à discuter lui-même son droit de revendiquer un nom dont rien n’affirmait irréfutablement qu’il fût l’héritier.

Devenu possesseur avant la Révolution, et par un concours de circonstances quelconque, des objets qui avaient appartenu au petit Gérard, Antonin Fargeot n’avait-il pas pu, dans le but d’assurer une destinée brillante à Pierre, son véritable fils, broder sur des faits réels l’histoire racontée à tante Manon ?

A ces suppositions, des remords se mêlaient, car Pierre se reprochait bien vite de salir ainsi la mémoire d’un homme dont le caractère ne lui paraissait pas avoir justifié jamais une accusation de cette nature…

… Et l’absence de mademoiselle de Chanteraine semblait ne plus devoir finir, et l’anxiété du jeune homme s’exaspérait dans cette attente impuissante…

Enfin, Claude entra, et, prenant par la main celui qu’en dépit de toute opinion étrangère elle était décidée à considérer comme son cousin, elle l’entraîna dans la salle des portraits où mademoiselle Charlotte de Chanteraine, M. de Plouvarais, mademoiselle Marie-Rose et le fidèle Fridolin étaient réunis.

IV
LE DUC DE CHANTERAINE

Il était visible qu’un événement important venait de troubler les chères habitudes de tout ce petit monde paisible et routinier du château.

Comme lors de la première et mémorable rencontre, mademoiselle Charlotte avait daigné faire deux pas au-devant de Pierre et elle poussa l’amabilité jusqu’à lui tendre une main qu’il se permit de baiser… ce qui ne déplut pas.

— Bonjour, monsieur Fargeot, commença-t-elle, ma nièce Claude qui a toujours des papillons plein la tête, me dit que vous êtes mon neveu et tout est possible, je le sais, au temps où nous vivons… Mais vous ne serez point étonné de me trouver encore un peu étourdie du récit que je viens d’entendre… La vérité est que je n’en ai jamais ouï de plus extravagant !

— Je ne puis m’étonner, madame, répondit le jeune homme en souriant tristement, ni de votre surprise ni de votre incertitude… Et je ne saurais que supposer moi-même, si les faits qui m’ont été révélés tout récemment par la digne femme que j’appelais et appellerai toujours tante Manon n’avaient confirmé, avec une précision bien étrange, ceux dont je tenais le récit, soit de mademoiselle de Chanteraine, soit de vous…

— J’avoue, monsieur, reprit complaisamment mademoiselle Charlotte, qu’il y a des présomptions assez sérieuses pour que vous soyez, en effet, Gérard de Chanteraine ; mais vous m’accorderez qu’il y en a de non moins frappantes pour que vous ne le soyez pas… Ainsi, comment croire qu’un vrai Chanteraine aurait pu combattre contre le roi, sans que tout son être se révoltât ?

— Je n’ai pas combattu contre le roi, madame, répliqua doucement Pierre, j’ai combattu pour la France que j’ai servie fidèlement, dès que j’ai eu l’âge de le faire, imitant en cela, je crois, tous les Chanteraine du passé…

— Vous l’avez servie dans les armées de la République !… N’y avait-il pas, monsieur, une autre armée où vous eussiez pu la servir ? fit mademoiselle Charlotte avec une sévérité solennelle qui lui seyait si drôlement qu’il eût été difficile de n’en pas sourire en tout autre moment.

Mais Pierre n’était point d’humeur à sourire.

Aux paroles de la vieille demoiselle, un flot de sang lui monta au visage.

— L’armée des princes ! s’écria-t-il, eh bien ! non, madame, non. Indépendamment de toute question politique, j’adore ma patrie ! Aurais-je été royaliste, aurais-je émigré… me serais-je même engagé dans l’armée de là-bas que… ah ! je le sais, je le sens !… Quand j’aurais vu le premier soldat étranger passer la frontière, un instinct puissant, irrésistible aurait crié en moi et m’aurait jeté parmi les adversaires de mon parti à qui j’aurais demandé une place, pour défendre avec eux le sol du pays.

En parlant ainsi, sans brutalité, mais avec une conviction profonde, toute son âme ardente vibrant dans les notes graves de sa voix, l’officier s’était transfiguré. Un moment il avait oublié le nom souhaité, il avait oublié Claude elle-même. On eût dit que le souffle héroïque des jours de 92 venait de passer encore une fois sur le jeune et mâle visage de ce colonel de vingt-quatre ans.

Mademoiselle Charlotte fut touchée de cette sincérité.

— Je crois, monsieur, avoua-t-elle, que votre cœur eût été digne d’une meilleure cause… cependant si séduisante et courageuse qu’elle soit, votre profession de foi n’en correspond pas moins au raisonnement le plus spécieux, et je persiste à croire qu’un Chanteraine…

A ce moment, on vit une chose si étonnante que les murs de Chanteraine eux-mêmes crurent en reculer de surprise et d’effroi… Le vieux Quentin qui s’était faufilé, on ne sait comment dans la salle des portraits et dont la présence était trop familière à tous les habitants du château pour que personne s’en fût aperçu ou, tout au moins troublé, le vieux, le fidèle Quentin venait de couper la parole à mademoiselle Charlotte de Chanteraine !

— Rien n’est plus facile, déclarait-il, que de s’assurer de l’identité de Gérard de Chanteraine…

— Oh ! parle, parle, Quentin ! supplia Claude malgré elle.

— Pendant le temps que M. le marquis et madame la marquise passèrent à Chanteraine, continua le vieillard, notre enfant, qui commençait à peine à marcher, fit une chute dont chacun s’effraya… Une coupe de cristal que le pauvre petit avait prise sur la table, sans que la nourrice s’en aperçût, s’était brisée dans le choc et l’avait blessé à la main…

— A la main et au front, acheva M. Fridolin.

— C’est vrai, je n’ai point oublié ce détail, confirma mademoiselle Charlotte pensive. L’enfant perdit beaucoup de sang jusqu’au moment où les deux plaies purent être recousues… et le médecin qui soignait Gérard annonça que la cicatrice de ces coupures ne s’effacerait probablement jamais…

— Je m’en souviens, s’écria M. de Plouvarais.

— Je m’en souviens aussi, acquiesça mademoiselle Marie-Rose.

— Moi, je ne me souviens de rien, murmura Pierre avec une sorte de lassitude découragée, car ce débat lui était affreusement pénible… Cependant, j’ai à la main une marque assez profonde… et que je me suis toujours connue…

Mais, tandis que le colonel Fargeot parlait, Quentin s’était encore rapproché. Tout à coup, avec une familiarité affectueuse de vieux serviteur, il posa sa main sur le front du jeune homme et écarta brusquement la masse ondée des cheveux bruns. Alors, apparut à la tempe gauche, très nette sur la peau hâlée, une petite cicatrice blanche.

— Voyez ! s’écria-t-il. Puis il y a la ressemblance qui m’a ébloui, moi, tout de suite !…

Et saisissant la main que Pierre avait instinctivement ouverte pour y chercher la trace de la bienheureuse blessure, le vieil homme la baisa, le front courbé :

— C’est un beau jour pour moi, monsieur le duc, murmura-t-il.

— Embrassez-moi donc, mon neveu, fit mademoiselle Charlotte passant sans transition du doute à l’enthousiasme. Je ne m’attendais certes pas à me découvrir un neveu dans l’armée de ce monsieur Bonaparte… mais, par ma vertu, il fait bon revoir un Chanteraine !

Et se tournant vers Fridolin, elle conclut :

— Je vous disais bien, magister, qu’il était impossible qu’un simple petit officier républicain ressemblât à ma nièce de Chanteraine !… Mais vous êtes de ces gens qui en remontreraient à leur curé !

La fidèle sujette du roi sans couronne et le soldat du Premier Consul s’embrassèrent des plus cordialement. Il y eut un moment de joie et d’effusions un peu folles.

Puis, tandis que le jeune duc cherchait les yeux de Claude, n’osant, à cette minute, dire des lèvres ce que son cœur sentait, le chevalier de Plouvarais, qui, malgré ses airs évaporés ne laissait pas de voir souvent les côtés pratiques de la vie, remarqua qu’on avait oublié de dîner…

— C’est vrai, mon Dieu ! exclama mademoiselle Marie-Rose.

— Et voici le jour ! ajouta Fridolin, désignant les rideaux baissés au travers desquels passaient les lueurs du matin.

— L’aurore ! s’écria Pierre. La belle aurore d’un des plus beaux jours de ma vie !

Il regarda encore Claude dont les yeux s’illuminaient, comme le ciel, de clartés ardentes et douces. Puis, d’un mouvement spontané, il rejeta les rideaux, il ouvrit la fenêtre, les persiennes, faisant éclater aux prunelles éblouies des emmurés la lumineuse vision des ruines en fleurs…

Sur les choses du passé, les ors atténués, les étoffes pâlies, longtemps dérobés au jour, glissa la chaude caresse du soleil levant… Alors, il parut à Claude que, d’une extrémité de la pièce à l’autre, le portrait du vieux duc souriait à celui de la jeune marquise.

ÉPILOGUE

Le Premier Consul écouta, sans marquer d’impatience, le long récit que lui fit le colonel Fargeot et même il s’intéressa fort aux multiples péripéties d’une aventure si invraisemblable en sa vérité.

Il ne lui déplaisait pas d’ailleurs — étant donné son secret désir d’attirer, peu à peu, à lui les représentants des anciennes familles — d’apprendre que l’un de ses officiers les plus dévoués et les plus remarquables, se trouvât être l’unique héritier du beau nom de Chanteraine…

Le colonel Pierre-Gérard-Michel de Chanteraine obtint donc sans difficulté aucune que son identité fût établie. Il put ainsi prendre possession du nom de ses ancêtres — en attendant que l’Empire lui en rendît aussi le titre — et du château de Chanteraine, qui fut très généreusement racheté aux braves villageois du domaine, grâce au trésor du prévoyant aïeul.

Peu de temps après, à l’extrême joie de mademoiselle Charlotte qui s’était prise à adorer son neveu et croyait sincèrement avoir été la première à deviner un Chanteraine où les autres ne voyaient qu’un « Fargeot quelconque », les fiancés furent unis par un prêtre et selon les rites de l’Église, dans la chapelle du château. Tous les habitants de Mons-en-Bray assistèrent à leurs noces et, au milieu d’une grande fête d’allégresse, de magnifiques présents furent distribués, en témoignage de reconnaissance, aux humbles et fidèles amis qui avaient espéré contre toute espérance, le salut et le retour des châtelains.

Quant à la tante Manon, elle eut, avant de quitter ce monde, la joie de connaître la femme adorable et adorée de son grand Pierre et l’inénarrable bonheur d’embrasser un délicieux petit Pierre qui ressemblait à s’y méprendre à l’enfant d’autrefois et qui, pour être le fils du général duc de Chanteraine, n’en savait pas moins dire, d’une voix câline, ces deux mots chers, échappés du passé : Tante Manon .


Et pendant bien des années, tous les voyageurs qui eurent l’occasion de s’arrêter à l’auberge des « Armes de la Nation » purent apprendre, de la bouche même du citoyen Pouponnel, l’histoire merveilleuse de ce colonel Pierre Fargeot qui, par grand hasard, s’était trouvé être un duc de Chanteraine.

— … Il avait passé par ici, deux ou trois heures auparavant ! Si bien que c’est moi, messieurs, moi-même qui, lui indiquant le chemin de Mons-en-Bray, en suis venu à lui parler du château et de la famille de Chanteraine qu’il ignorait absolument et à lui faire part de sa propre mort… qu’il ignorait également, inutile de vous le dire !

» Ah ! concluait invariablement maître Pouponnel, j’ai vu, au cours de ma longue vie, des choses bien surprenantes, mais cette histoire-là !!! cette histoire-là surpasse en invraisemblance les plus absurdes fictions des romanciers à la mode !… C’est à tel point, messieurs, que, si je n’y avais pas joué moi-même un rôle aussi important — et que quelqu’un me la contât, — je refuserais d’y croire !

FIN

TABLE

PROLOGUE
PREMIÈRE PARTIE
I.
— Les bavardages du citoyen Pouponnel
II.
— Le chemin de Mons-en-Bray
III.
— Le délire du maître d’école
IV.
— Le château endormi
V.
— La belle au bois dormant
VI.
— Le secret de Chanteraine
VII.
— Mademoiselle Charlotte de Chanteraine
VIII.
— Le salon de l’épinette
IX.
— Les portraits
X.
— Les ruines en fleurs
DEUXIÈME PARTIE
I.
— Les bagues ciselées
II.
— La légende de la Chanteraine
III.
— Les deux devises
IV.
— La clé d’or
V.
— Tante Manon
VI.
— Le nom
TROISIÈME PARTIE
I.
— Le rêve de Claude
II.
— La vengeance d’Antonin Fargeot
III.
— La clé d’argent
IV.
— Le duc de Chanteraine
ÉPILOGUE

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 5163-10-15.