The Project Gutenberg eBook of La retraite ardente

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Title : La retraite ardente

roman

Author : Marcel Prévost

Release date : January 5, 2024 [eBook #72630]

Language : French

Original publication : Paris: Flammarion

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RETRAITE ARDENTE ***

MARCEL PRÉVOST
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

La retraite ardente

ROMAN

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE , PARIS

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays.

Il a été tiré de cet ouvrage :
cinquante exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 50,
cent cinquante exemplaires sur papier vergé pur fil Lafuma
numérotés de 51 à 200,
et deux mille exemplaires sur papier alfa
constituant l’édition originale.

DU MÊME AUTEUR
Chez le même éditeur :
Format in-18.

Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays.
Copyright 1927,
by Ernest Flammarion .

La retraite ardente

I

Cette plaine, avec sa riche terre violette, avec la rivière qui l’entaille et y découpe en festons une étroite vallée, le village qui flanque la coupure et le pont qui la traverse, — les hommes ont proclamé tour à tour, dans la coulée des âges, qu’elle était à l’empereur, au duc, au roi, ou bien qu’elle était l’apanage de tous les citoyens se gouvernant eux-mêmes. A d’autres époques, ils ont souscrit des traités enregistrant que la rive droite était le bien de ce peuple-ci, et la rive gauche le bien de ce peuple-là, qui parlait la même langue que l’autre, cultivait sur un sol tout pareil les mêmes prairies, les mêmes champs de froment, de seigle ou de houblon, semait, sarclait, fauchait, engrangeait aux mêmes jours, sous le même visage hostile ou miséricordieux des saisons. Entre chaque signature, on se querella, on se battit, on s’égorgea. Beaucoup de récoltes furent détruites en herbe ou en gerbes, et beaucoup de corps d’hommes pourrirent dans leurs racines. Le village fut incendié, rebâti, démoli par les boulets, rebâti à nouveau. Sa belle église rapetissa, rognée, rapiécée ; il advint que la flèche gothique fut rasée jusqu’aux assises qu’elle appuyait sur une tour carrée. Pareillement, de l’autre côté de la rivière, à une lieue et demie du village, un très ancien monastère de femmes, construit comme l’Escurial sur le plan du gril de saint Laurent et ceint d’un parc immense, subit, lui aussi, les vicissitudes et les malheurs des temps : incendié, pillé, violenté, souillé. Des révolutions en ouvrirent les portes et dispersèrent les moniales… A chaque intervalle paisible, il réparait ses murs et ses toits, refermait sa ruche sur un essaim d’âmes, s’agrandissait même, s’adjoignait un hôpital de pauvres qui finit par le protéger contre la férocité des gens.

Cependant, les rois, les empereurs, les ducs, non plus que les jacqueries et les révoltes n’arrivèrent point à empêcher que, de part et d’autre de la rivière aux bords dentelés, les prés, les champs et les jardins produisissent des récoltes semblables les mêmes fruits et les mêmes fleurs, si seulement on les épargnait pendant quelques étés. Rien n’empêcha non plus les habitants de parler la même langue, de porter les mêmes habits, d’avoir les mêmes yeux clairs et les mêmes cheveux couleur de paille mûre.

Enfin la rive droite connut, pendant le laps de temps que les hommes appellent une longue vie d’homme, une paix profonde. Elle faisait partie d’un petit royaume, et sa paix était assurée par tous ses puissants voisins, y compris celui de la rive gauche, auquel appartenait le village sur la rivière. Pendant plus de trois quarts de siècle, le monastère prospéra ; il devint lui-même une sorte de village muré, silencieux, où vivaient, dans des quartiers séparés, outre les infirmes et les malades de l’hôpital, quelques prêtres, des religieuses cloîtrées ou non, de pieuses laïques désireuses de finir leurs jours à l’écart du monde ou de leurs parents, et aussi, pour quelques mois, quelques semaines, voire pour une neuvaine, des blessées de la vie qui venaient là se recueillir, se repentir, réparer leurs forces en vue de nouveaux combats contre le diable ou contre l’amour. Il gardait, sur les lèvres des hommes, le nom que, dans le passé, lui avait donné sa bienheureuse fondatrice : la « Sainte-Quarantaine », et plus communément « la Quarantaine », en mémoire des quarante jours de retraite que le Seigneur fit au désert. Il prospéra et devint riche au point d’exciter l’envie.

Mais, de nouveau, la guerre se déchaîna. L’un des garants du petit royaume rompit le pacte, occupa tout le pays, passa la rivière et fit déborder ses armées bien au delà, chez le puissant voisin. Toute la contrée fut ravagée. Au village, la tour carrée, débris de l’ancien clocher, fut éventrée par un obus. Quant au monastère, il eut bien quelques toits crevés, quelques façades défoncées, et, dans le parc, une centaine d’arbres fracassés ; mais, cette fois encore, l’hôpital le sauva, et aussi l’énergie courageuse d’un moine — le Père Orban — qui y faisait fonction d’aumônier et sut parler aux conquérants. Dans l’hôpital, les conquérants logèrent leurs blessés. Cela dura près de cinq années. Puis cette plaie se ferma à son tour. Les conquérants repassèrent en déroute la sinueuse rivière, pourchassés par les habitants des deux rives, qui, cette fois, combattaient côte à côte. Et ce fut, de nouveau, la convalescence des maisons, des bois, de la terre.

Aujourd’hui, après sept ans de paix, on a rebâti, sur la tour réparée, un mince clocher métallique qui ressemble au cœur d’un artichaut. La pointe aiguë s’en voit de très loin quand on chemine dans la plaine, au voisinage du monastère par exemple : rien que la pointe, parce que le village est accroupi sur la rive basse. Sur la haute plaine, le monastère a vite rétabli sa prospérité ; les traces de la guerre et de l’occupation n’y sont même plus visibles, car, dans cette contrée fort humide, sauf en été, la patine du temps besogne vite. Il est redevenu, dans ses compartiments divers, l’abri de quelques ecclésiastiques, des moniales cloîtrées, des non cloîtrées qui s’occupent des retraitantes, et enfin des retraitantes définitives ou passagères. Les malades pauvres y sont toujours accueillis et soignés. La verdure massive de ses grands arbres, où les vides sont comblés, le signale toujours au passant, sur la route royale qui traverse obliquement la plaine et que rejoint l’avenue du couvent. Si hautes sont les futaies et si serrées, qu’à distance, alors que le mur d’enceinte ne se distingue pas encore du sol, on dirait d’une forêt qui contraste avec les faibles groupes d’arbres épars dans les cultures.

Désormais, des deux côtés de la rivière, aux bords en festons, les habitants jurent qu’ils s’aiment pour toujours, ayant combattu le même ennemi et l’ayant vaincu. Pourtant ils obéissent à des lois et à des maîtres différents : mais, comme au temps de l’empereur, du duc ou du prince, ils ont toujours, de part et d’autre de la frontière, les mêmes yeux clairs et les mêmes cheveux blond foncé. Point de différence non plus entre les prés, les champs, les guérets de terre violette, les rares boqueteaux épars, la figure des maisons, la qualité de l’herbe, du froment, des fruits. Pour la rivière elle-même, tant disputée au cours des siècles, lorsqu’on marche vers elle en venant du monastère, il faut, comme disent les riverains, être dessus pour la voir, tant elle est adroite à se dissimuler derrière le ressaut de sa berge haute.


Voici l’époque où la campagne connaît le court répit consécutif aux moissons et au battage du grain. Les rectangles de chaume, drus comme des brosses, alternent avec les carrés empanachés de vertes betteraves ; les prés se feutrent de regain ; quelques laboureurs impatients déchaument déjà, ensevelissant les pailles courtes dans le violet sombre de l’humus. D’autres, rares aussi, traînent du fumier sur des chars, qu’ils vont répandre en prévision des prochaines emblavures. Mais ces laborieux sont isolés : dans les journées encore longues, il y a place pour le repos, après les rudes efforts qu’ont coûtés les foins et les froments… Le soir glisse avec lenteur du firmament vers l’horizon ; une molle traînée de brume ébauche l’invisible feston de la rivière et cache la pointe aiguë du clocher. D’autres flocons s’accrochent aux minces boqueteaux disséminés. La route royale, grise de goudron sec, dessine comme une écharpe métallique sur le flanc légèrement bombé de la plaine. En ce moment, nul passant n’y chemine, nulle voiture. A trois quarts de lieue environ du monastère, une auto solitaire, face au soleil déclinant qui incendie ses glaces, est immobile contre l’accotement de droite : véhicule de louage, vieille limousine à carrosserie désuète. Le chauffeur a ouvert le capot, et, son cache-poussière jaune roussi par le couchant sur son dos courbé, dissèque le petit cœur de bronze du moteur, souffle dans un diaphragme métallique, nettoie, démonte et remonte… Cependant la cliente qu’il amenait a profité de la panne pour sortir de la caisse branlante, aux relents de cuir et de tabac, et respirer l’air libre. Mais à peine quelques pas faits sur la route, dans le sens de son voyage, elle s’arrête, devient une statue noire, cernée par le poudroiement du soleil. Juste au-dessus de la ligne d’horizon qu’elle regarde, surgissent déjà les masses vert sombre qui ceinturent et semblent de loin recouvrir le monastère.

C’est une femme de taille élevée, non point jeune, mais jeune encore, vêtue et coiffée de noir, mais d’un noir qui n’est pas le deuil. Le manteau et la robe sur laquelle il s’entr’ouvre, le chapeau sont, à l’évidence, d’un bon faiseur et de mode récente. A peine si les gants de voyage à revers qui protègent ses mains, croisées au bout des bras pendants, sont maculés par le contact poudreux de la voiture. D’un bracelet en mailles de platine, qui fixe au bras gauche une montre en menus diamants, le couchant fait un cercle embrasé. L’attitude, bien qu’instinctive et sans le moindre apprêt, est celle à quoi la mode a discipliné les femmes de son temps : point tout à fait droite, le buste infléchi sur la hanche gauche et reculé en arrière, la tête un peu penchée dans l’autre sens et un peu renversée. Cette silhouette moderne est accentuée par la petitesse de la tête, le front bas, le fin nez droit, la bouche aux lèvres nullement écrasées l’une contre l’autre, mais disjointes par un angle net, la ligne hautaine qui rattache au cou la courbe du menton. Seule dérogation au modernisme de la silhouette : les cheveux châtain foncé, tassés par derrière sous le chapeau cloche, ne sont pas taillés courts, et par là un observateur décèlerait l’influence d’une volonté masculine… Mais, tout compte fait, entre le véhicule essoufflé dont le chauffeur ranime les forces, et la voyageuse immobile, le contraste atteste une circonstance exceptionnelle de voyage, et pareillement cette toilette noire, voulue mais certainement improvisée, d’une femme qui, l’on n’en saurait douter, se déplace à l’ordinaire dans sa puissante et silencieuse voiture et vêtue selon les dernières consignes du tourisme cosmopolite.

Derrière elle, après plusieurs faux départs, le moteur ronfla. Alors elle se retourna sans hâte, revint vers la limousine où, pour tout barrage, on n’apercevait qu’une grande valise dressée près du volant et, dans l’intérieur, un nécessaire habillé d’une gaine de toile noire d’où sortait à demi la couverture jaune d’un Guide Bradshaw , et, négligemment jeté sur la banquette, un petit sac à main timbré d’or. Elle n’interrogea pas le chauffeur. Ce fut lui qui, se découvrant, lui dit :

— Madame peut monter. Ça remarche. C’était le filtre du carburateur qui…

Mais elle ne l’écoutait pas. Elle avait repris sa place dans l’intérieur et tiré la portière après elle. L’homme monta sur son siège, déchaîna un grondement prolongé, puis démarra en sursaut. La limousine reprit sa course sur la route polie. Déjà l’ouest, vers quoi l’on roulait, se parait de crêpes légers. La voyageuse, immobile et le buste tendu en avant, regardait monter, s’amplifier et se préciser en face d’elle, sur le fond encore lumineux, les futaies énormes de la Quarantaine. Encore quelques halètements de moteur, encore quelques cahots de la vieille carrosserie, et l’allée d’érables fut distincte, qui jetait comme un pont de verdure entre la route et le monastère. Le faîte de six dômes ardoisés, dessinant le double quadrilatère, émergea par-dessus les futaies… Quand l’auto vira dans l’allée, sept fois une sonorité de bronze heurté, mais qui semblait étouffée à demi, comme l’appel plaintif d’un prisonnier, vint mourir aux oreilles de la voyageuse.

L’avenue d’érables avait une centaine de mètres. A droite et à gauche de cette avenue, couraient deux bandes d’accotements verts dont l’herbe était rasée comme un « ground » anglais, puis deux fossés bien curés. Par delà les fossés, la campagne reprenait avec ses chaumes, ses prés, ses betteraves, ses guérets, ses boqueteaux, ses petits chemins capricieux, ses clôtures légères, ses rares maisons. L’auto s’engagea dans l’allée : la voyageuse, dont les nerfs étaient tendus comme des chanterelles, ne devait jamais oublier le craquement furtif du gravier sous les pneumatiques, craquement semblable au déchirement lent d’une étoffe de soie, qui ne cessa ni ne varia jusqu’au moment où la limousine grinçante vira au bout de l’allée pour s’arrêter — non devant la grande porte grise à bandes de fer qui, dans le mur d’enceinte, s’opposait exactement à l’allée — mais devant une porte beaucoup moindre, située un peu sur la gauche, et qu’on n’apercevait guère avant d’atteindre le mur. Un pavillon bas, construction parasite édifiée évidemment pour servir de loge de concierge, hissait par-dessus le mur la pyramide trapue de son toit, percé d’une mansarde, face à l’avenue. Du lierre menu, taillé jalousement, festonnait le cadre de la porte, grimpait jusqu’au toit et courait ensuite sur la crête du mur, pour s’arrêter net, coupé verticalement comme une pièce de drap par des ciseaux, à quelques mètres de là.

L’arrivante regardait ce calme décor, le cœur serré. Sa pensée désorientée s’attardait à des bouts d’idées futiles. « Il fait jour encore… mais, à l’intérieur du couvent, les lampes doivent être allumées… » Cependant le chauffeur descendait sans hâte, toussait, secouait son dos dans le cache-poussière fripé, et s’en allait, tanguant lourdement, vers la petite porte. Il tira la poignée pendue à une chaîne de fer : et ce fut, au lieu d’un tintement de cloche, le roulement d’un timbre électrique. Presque aussitôt, l’unique vantail s’ouvrit : une petite converse maigre, vêtue de noir, coiffée d’un béguin blanc, et qui avait autant l’air d’une ménagère de campagne que d’une moniale, parut sur le seuil. Tandis qu’elle échangeait à voix basse quelques paroles avec le chauffeur, la voyageuse attendait, immobile dans la voiture : patiente indifférence qui décelait l’habitude aristocratique de trouver les choses préparées pour soi à l’avance et de se laisser servir en intervenant le moins possible. Le chauffeur s’étant effacé, la sœur portière avança de quelques pas, jusqu’au marchepied de la voiture, et levant sur l’arrivante un visage sec et ingrat qui s’efforçait d’être aimable :

— C’est madame la comtesse d’Armatt ? murmura-t-elle respectueusement.

— Oui, ma Sœur. Dois-je descendre ?

— Si madame la Comtesse veut bien… Le chauffeur débarquera les petits bagages. Madame la Comtesse a fait un bon voyage ?

— Mais oui, ma Sœur, merci.

Elle mit pied à terre, légèrement, sans s’occuper le moins du monde des quelques paquets qui demeuraient dans la voiture, n’emportant que son petit sac de cuir timbré d’or par la couronne aux neuf fleurons.

Quand elle eut passé le seuil de la porte, elle se trouva dans un vestibule rectangulaire, qui devait occuper le tiers du pavillon en profondeur : plutôt un couloir qu’un vestibule, et en effet, au delà d’une seconde porte que la tourière ouvrit à gauche avec une volonté d’empressement, le couloir se prolongeait dans la pénombre. Contrairement à ce qu’avait pressenti la voyageuse, aucune lampe ne brillait encore.

— Madame la Comtesse me permettra de la précéder, fit la tourière.

Et l’autorité de cette phrase, sortant de cette bouche timide, dénonçait qu’elle l’avait déjà prononcée bien des fois, que c’était une sorte de phrase rituelle de son office. L’ayant prononcée, elle ne se mit pas tout de suite en marche et dit au chauffeur, qui amenait les bagages :

— Déposez cela ici, et attendez-moi, comme d’habitude.

Puis la silhouette mince glissa sur le carreau rouge du corridor, qui prenait jour à droite, par des baies cintrées, sur la cour intérieure. A gauche, il s’appuyait sur le mur d’enceinte, et la comtesse comprit qu’il avait été adossé à ce mur pour permettre d’accéder à couvert dans les bâtiments du monastère. Sur les tympans, entre les baies cintrées, et de l’autre côté, tout le long du mur plein, elle remarqua une incroyable quantité de gravures et de peintures accrochées, dont elle ne put distinguer ce qu’elles représentaient parce que le crépuscule donnait tout juste assez de lumière pour se guider, et aussi parce que l’allure de la tourière était rapide. Au coude formé par le corridor se greffant sur l’aile droite du couvent, elle distingua une statue en plâtre de l’Immaculée-Conception, veillée par une humble flamme scintillante, qui semblait à chaque instant s’éteindre et se ranimer… La religieuse fit un bref arrêt devant la statue, le temps d’un salut et d’un signe de croix. Et, juste à ce moment, les deux corridors, celui d’entrée et celui, plus monumental, qui s’ouvrait à droite, s’éclairèrent d’ampoules électriques suspendues au plafond de place en place. Ce fut si brusque et si inattendu que la comtesse d’Armatt tressaillit. Pourtant l’éclairage, dans ces vastes galeries, était médiocre, et la mince silhouette glissante, qui avait pris de l’avance, semblait n’être plus qu’une ombre falote, multipliée par les ombres réelles et tournoyantes que projetaient d’elle les ampoules sur le sol et sur les murs. La voyageuse hâta le pas : justement la tourière s’arrêtait, ouvrait le battant droit d’une porte double, et rejointe par celle qu’elle guidait lui disait, tandis que s’exhalait une odeur singulière, mêlée d’encaustique et de benjoin :

— Le parloir. Si madame la Comtesse veut s’asseoir, la sœur Incarnation va venir dans un instant.

Le parloir parut immense à celle qui, pour la première fois, y pénétrait : immense et nocturne ; la sœur, en y entrant, avait tourné un commutateur, mais une seule ampoule s’était allumée à un fort beau lustre Empire, accroché au centre. La comtesse pensa : « Décidément, on ne gaspille pas les hectowatts chez ces dames de la Quarantaine. » Et aussitôt elle eut honte de sa pensée, qui lui parut tout infectée de la plus banale ironie mondaine. « Que de choses aussi sottes, corrigea-t-elle mentalement, on dit dans le monde, pour singer l’esprit, quand on n’en a pas ! » Elle ne prit pas de siège ; elle inspecta du regard la vaste pièce sensiblement carrée, dont les détails surgissaient peu à peu de l’ombre. Trois hautes portes-fenêtres, leurs contrevents blancs fermés de l’intérieur, s’opposaient à la porte d’entrée. Ce n’était aucunement le parloir classique, au carrelage rouge et aux rondelles de sparterie. On s’y sentait à la frontière du monde et du cloître, mais encore du côté « monde ». Le cloître marquait son empreinte par l’édification dans un angle d’un modeste autel dédié au Sacré-Cœur, par un petit harmonium voisin de l’autel, par une théorie de chaises de paille jalonnant les murs : mais le monde, ou plutôt celles qui, du monde, avaient couru chercher ici soit un repos de quelques jours, soit une paix définitive, y avaient laissé, témoins et reliques de leur passage, des meubles et des objets conçus et fabriqués pour le monde. C’était, outre le riche lustre Empire, un beau piano double queue, une série de fauteuils Louis XV garnis de brocart d’époque, deux vitrines d’angle montrant à vide leurs gradins vêtus de soie d’un incarnat jauni (on avait sans doute enlevé les bijoux et les curiosités profanes qu’elles supportaient naguère) ; quelques bons tableaux, paysages ou sujets religieux, et surtout un panneau de tapisserie du XVI e siècle, représentant des personnages d’aspect biblique qui émergeaient d’un étang enflammé. Fureteuse, comme toutes les femmes de son temps, la comtesse avait cherché instinctivement son face-à-main sous sa cape noire et, oubliant le côté cloître du décor, commencé l’inventaire de ces reliques mondaines éparses entre les chaises conventuelles, l’autel du Sacré-Cœur et l’harmonium. Elle s’arrêta longtemps devant la tapisserie cinq fois centenaire… Elle démêla tout de suite le sujet : l’Étang de feu de l’Apocalypse .

« Comment, se dit-elle, ce panneau, qui fait probablement partie de la série d’Angers, est-il venu se cloîtrer ici ?… » La porte, en se rouvrant, la fit retourner : un interrupteur électrique cliqueta, et aussitôt cinq autres lampes s’allumèrent au lustre. Le caractère à la fois salon et parloir de la pièce s’accusa sous cette clarté. Une moniale un peu replète, mais de qui le visage aux traits fins, les mains délicates, et l’allure aisée sous la bure violet foncé et la coiffe ailée, révélèrent aussitôt l’origine aristocratique à la retraitante, s’avança vers celle-ci et lui dit, tendant la main :

— Je vous souhaite la bienvenue, Madame.

Leurs mains détachées l’une de l’autre, la mondaine et la religieuse s’observèrent un instant. La comtesse sentit, comme dans un salon, le besoin de rompre un silence gênant.

— J’ai eu une petite panne à quelques kilomètres d’ici, ma Sœur, fit-elle. Je m’excuse d’arriver plus tard que je ne m’étais annoncée… Ce n’est pas trop tard, vraiment ?…

— Mais nullement, Madame… Je m’excuse à mon tour. Je viens de finir mon heure de veillée devant le Très Saint Sacrement. Voilà pourquoi je vous ai fait jeûner. Désirez-vous monter tout de suite dans votre chambre ? Ou passer d’abord au réfectoire, où l’on vous servira à souper ? Ou souper dans votre chambre ?

— Mon Dieu, ma Sœur, fit la comtesse, je n’ai aucunement faim. Je voudrais surtout ne causer ici aucun dérangement… faire ce que votre règle prescrit de faire à cette heure-ci.

Sœur Incarnation eut un sourire un peu ironique :

— Il n’y a pas de règle pour vous ce soir, Madame. Elle viendra en son temps, s’il vous plaît et s’il plaît à Dieu. Mais, provisoirement, voulez-vous vous considérer comme nous faisant l’honneur de nous faire visite ? Dites-moi donc avec franchise ce que vous préférez.

« C’est comme le parloir, pensa la retraitante. Je suis encore sur la frontière, côté monde. »

Et luttant d’aisance et d’urbanité avec la religieuse, elle répliqua :

— Alors, ma Sœur, une tasse de thé, du pain et du beurre dans ma chambre, et tout ira pour le mieux.

Sœur Incarnation réfléchit un moment ; sa figure de dame patronnesse, d’âge indécis, jolie encore grâce à la délicatesse des traits et au charme du regard, mais attristée par une pâleur un peu jaune et les redoutables rides du coin des lèvres, se voila d’un souci.

— Certaines de nos retraitantes, fit-elle, ont amené ici une personne à leur service… Nous ne savions pas si vous…

— Oh ! je n’ai besoin d’aucun service particulier, interrompit la comtesse. Je suis venue seule. Et, pour mon service, je m’en tire bien toute seule. J’en ai fait l’expérience…

— Seule… vous ne le serez pas absolument, répliqua la sœur, ce n’est pas notre usage. Une de nos postulantes, sérieuse et confirmée, vous guidera, vous initiera…

— Me permettez-vous de vous demander, ma Sœur, ce que vous appelez une postulante ?

— Les postulantes n’ont pas fait leur profession : elles ne jugent pas, ou leur directeur n’estime pas que leur vocation soit établie… Suivant leur mérite, elles sont affectées à diverses utilités, tout en suivant autant que possible les exercices des novices. Celle que nous vous affectons est tout à fait digne du noviciat… Elle n’hésite que par humilité à faire sa profession.

Il y eut un bref silence. Sœur Incarnation reprit :

— Je vais vous conduire à votre chambre.

De nouveau, ce fut le corridor avec son chapelet de lumières au plafond, puis un escalier bien ciré, garni d’un tapis de jute barré de cuivre au pied des contre-marches.

En atteignant le premier étage, la comtesse se dit : « Je passe la frontière. »

En effet, le corridor où s’engagèrent les deux femmes filait tout droit entre des murs absolument nus, sauf le mot Silence tracé en capitales noires de place en place. Une simple bande de linoléum était collée au parquet ; les portes, à intervalles égaux, portaient des numéros également peints en noir. Une de ces portes s’ouvrit avant que les deux femmes l’atteignissent, et il en sortit une jeune fille de moyenne taille, vêtue de noir à la façon de la tourière, coiffée comme elle d’un simple bonnet blanc, sans ailes, assez semblable à la coiffe des Berrichonnes.

— Tenez, dit sœur Incarnation, voici justement la postulante que notre Mère pense vous donner pour compagne… Madeleine !

La jeune fille s’approcha. Autant que put distinguer la comtesse dans cette demi-clarté, elle avait le teint d’une blonde (on ne voyait pas ses cheveux), des yeux clairs, plutôt gris que bleus, des joues rondes et peu colorées, des traits sans beauté, mais menus et réguliers, d’où la sévérité de sa coiffure n’arrivait pas à bannir une grâce de jeunesse.

La comtesse remarqua le naturel du salut qu’elle lui fit et la franchise du regard qu’elle fixa sur elle. Quelque curiosité juvénile n’était pas exclue du regard, mais quelle attention sérieuse, quel intérêt sincère il exprimait ! Celle qui en était l’objet ne s’y trompa point et, nerveuse comme elle était en cet instant, en fut émue.

— Madeleine, dit sœur Incarnation, c’est Madame que nous attendions et que vous allez assister.

La jeune fille se contenta de sourire à l’arrivante. Celle-ci, soucieuse de répudier les formules de l’amabilité mondaine, dit simplement :

— Je vous remercie, ma Sœur.

Mais la jeune fille répliqua :

— Il ne faut pas m’appeler « ma Sœur ». Je ne suis même pas novice.

— Alors, reprit la comtesse, comment dois-je vous appeler ?

— Madeleine, tout simplement, répondit-elle en riant.

— Conduisez Madame à sa chambre, commanda sœur Incarnation. Elle ne veut pas dîner : elle prendra seulement, avant de se reposer, un peu de thé avec des tartines… A demain, Madame, je vous désire un bon sommeil, sous la protection de votre sainte patronne. Puis-je vous en demander le nom ?

— Je m’appelle Stéphanie, dit la comtesse.

— C’est donc le glorieux saint Étienne, le premier des martyrs chrétiens, que je vais prier tout à l’heure à votre intention.

Elle s’inclina brièvement et s’éloigna. La retraitante, sans s’expliquer pourquoi, sentit au cœur un petit malaise, comme un léger pincement interne. « Mais qu’ai-je donc ? s’objecta-t-elle… Tout se passe comme je l’avais souhaité : très bien… D’ailleurs, je suis libre… »

On eût dit que Madeleine, qui n’avait pas détaché d’elle son regard intense, devinait ce malaise et cette hésitation. Elle osa poser discrètement deux doigts sur le bras de la comtesse, ainsi qu’on ferait pour éveiller un dormeur que le cauchemar agite. Et vraiment, la comtesse Stéphanie sortit d’un songe.

— Je vais vous conduire à votre chambre, lui dit Madeleine.

Cette chambre parut à la voyageuse plus confortable qu’elle ne l’avait prévu : en somme une chambre d’hôtel comme on en trouve dans les stations d’altitude, pourvue du mobilier essentiel en pitchpin, et d’un lavabo à deux eaux courantes. Elle ne put s’empêcher d’en faire la remarque.

— C’est en effet, dit Madeleine, tout en s’occupant d’ouvrir les valises avec la dextérité d’une femme de chambre experte, ce que le couvent peut offrir de mieux à nos dames retraitantes. Nous n’en avons que quatre pareilles. L’agrément de celle-ci est qu’elle donne sur le parc.

Stéphanie s’était assise sur un fauteuil canné placé devant la table ; une soudaine lassitude avait, dès le seuil passé, comme rompu tous ses membres, et, retombée par la fatigue dans le cours ordinaire de ses habitudes, elle laissait la jeune fille se dépenser pour elle, comme elle aurait fait d’une femme de chambre… Avec des gestes précis et délicats, Madeleine vidait les valises, dont elle déposait le contenu, partie sur la toilette, partie sur le lit. La comtesse avait cru emporter le minimum d’effets et d’objets. En voyant à quel point ce minimum encombrait la chambre, elle éprouva de la confusion.

— Je vous en prie, laissez, Madeleine, laissez cela. Je pensais m’arrêter en route chez des parents et m’y débarrasser du superflu, et puis j’ai dû…

Madeleine cessa de ranger, se retourna vers Stéphanie et dit doucement, en la regardant bien en face :

— Mais non !… Seulement vous ne vous rendiez pas compte… Vous avez emporté tout cela parce que vous étiez dans l’esprit du monde… Ici, c’est autre chose. Vous verrez… Dans trois ans, vous porterez encore cette robe que vous avez là… arrangée autrement.

Elle se replongea de nouveau dans les valises. La retraitante resta silencieuse. Cette réponse si simple lui avait porté un double coup. D’abord en dénonçant son mensonge léger ; puis par cette vision de l’avenir déclarée avec tant d’assurance. « Serai-je donc ici dans trois ans ? » songea-t-elle. Et de nouveau elle sentit au cœur le même pincement furtif.

L’ordre mis dans la chambre, les effets rangés dans l’armoire, la jeune fille revint à Stéphanie, qui n’avait pas quitté son fauteuil, toujours accablée de lassitude.

— Voilà… dit-elle. Maintenant je vais à l’office préparer le thé, et dans quelques minutes je vous l’apporterai.

Stéphanie allait dire : « Comme je vous donne de la peine !… » mais cela lui parut soudain une formule vaine et, par conséquent, haïssable. Elle dit seulement :

— Merci.

Déjà la petite coiffe blanche avait disparu, et Stéphanie était seule dans la chambre.

« Mon Dieu, que je me sens brisée ! » pensa-t-elle.

Sa propre pensée la fuyait comme l’eau d’un vase fêlé. Elle voyait sur le fond obscur de ses paupières abaissées la silhouette de Madeleine, fagotée de laine noire, et pourtant gracieuse, continuer de se mouvoir bien qu’absente : seulement, au lieu d’être noire avec l’unique tache blanche du bonnet, la silhouette était toute claire et la coiffe lumineuse. Puis elle perdit entièrement le sentiment de ce qui s’était passé ou se passait autour d’elle. Le même attouchement discret qui l’avait effleurée et réveillée dans le corridor la rappela au sentiment. Cette fois, il la touchait à côté du bracelet de platine. Madeleine était devant elle et disait :

— Voici votre thé !… Il va refroidir.

Et comme en disant ceci elle laissait glisser ses doigts sur le poignet et la main de la comtesse, celle-ci ne sentit point, comme il lui advenait souvent après de courtes somnolences, son cœur battre en désordre.

Elle mangea avec appétit deux rôties de pain très bien grillées avec du beurre excellent, en buvant un thé un peu pharmaceutique. Madeleine ne cessait guère de lui parler, mais ce n’était nullement un bavardage de nonne… Elle parlait posément, et Stéphanie comprenait qu’elle parlait parce qu’elle croyait avoir pour mission de parler. Sa façon de parler était d’ailleurs singulière : des phrases assez courtes, séparées par des silences où mûrissait la pensée ; peu de variation dans le ton, mais une extrême mobilité du visage, lequel, peut-être plus que la voix, accompagnait et soulignait la pensée. Nulle emphase, d’ailleurs, aucun ornement de politesse : une certaine autorité discrète, qui n’avait rien de choquant, car la voix semblait exprimer, non pas une opinion ou une volonté personnelles, mais des injonctions supérieures dont elle n’était que le truchement.

— Vous allez vous endormir presque tout de suite, murmurait la jeune fille. Pourtant ce n’est pas cette première nuit que vous goûterez tout le repos de la maison. Le méchant ennemi guette les nouvelles venues dès leur arrivée ici : il met tout en œuvre pour les dégoûter et les détourner, afin qu’elles se découragent. On n’est pas maître de son sommeil, mais on est pour une part responsable de ses rêves, parce qu’ils sont faits avec nos actions du passé… Vers Matines, c’est-à-dire en pleine nuit, vous vous réveillerez probablement… Ne vous attardez pas à penser à ce que vos rêves ont été : dites un Souvenez-vous , très lentement, en pensant bien fort à tous les mots de la prière, les uns après les autres… Je crois que vous vous rendormirez assez vite, et plus tranquillement. Moi je serai à la chapelle à cette heure-là, et je prierai de mon mieux pour vous. A quelle heure voulez-vous que j’entre dans votre chambre demain matin ? A six heures ? C’est trop tôt ? A sept ? Bien… Maintenant je vais prendre le plateau et vous laisser. A demain : que saint Étienne et les saints Anges vous gardent ! Et aussi sainte Madeleine, ma patronne à moi… La sonnette qui est près du lit éveille une sœur gardienne, mais il ne faut s’en servir qu’en cas de malaise… ou d’alarme.

La voix se tut, la silhouette noire au chef blanc se mut un instant sans bruit dans la chambre, la porte s’ouvrit et se referma. Stéphanie d’Armatt fut seule : elle n’avait pas bougé, pas prononcé une parole, comme immobilisée dans le silence par cette voix presque enfantine qui disait avec tant d’assurance — et pourtant sans emphase — des choses également simples et formelles, mais dont l’écho se prolongeait jusqu’au fond du cœur.

II

Au moment où, sa toilette de nuit hâtivement faite, Stéphanie se glissait dans les draps du lit conventuel, bien odorants de saine lessive, elle pensa :

« La prédiction de cette petite va se réaliser, mais elle n’était pas difficile à faire. Je tombe de sommeil… et je tombais déjà de sommeil tandis qu’elle me parlait. »

Elle se disait cela avec une certaine mauvaise humeur ; quelque chose d’elle se rebroussait contre la discrète influence qu’elle sentait présente autour d’elle, non pas depuis qu’elle avait franchi le seuil du monastère, non pas même depuis que la sœur Incarnation l’avait accueillie et guidée, mais exactement depuis qu’elle avait pénétré dans le corridor où le mot silence se répétait sur les murs en caractères noirs. « Idée préconçue, corrigea-t-elle, j’attendais qu’il en fût ainsi. » Ensuite, cette enfant, moitié paysanne et moitié nonne… qui avait eu avec elle un commerce de quelques moments, et dont les paroles lui laissaient une empreinte dans le cerveau, tout comme elle sentait encore sur son poignet et sur sa main le frôlement de ses doigts tièdes. Elle résista : « Bah !… c’est que je suis nerveuse… C’est la détente de la volonté après un si grand effort… » Mais déjà des images mouvantes, confuses, brouillaient le noir horizon de ses paupières closes. Et sa pensée, refoulée par l’invasion du passé dans le présent, ne lui appartenait plus…

Elle dort. Un autre décor de vie l’environne, une autre activité se meut autour d’elle : elle ne sait plus si ce décor et ce mouvement ne sont pas la réalité, et si le couvent et Madeleine ne sont pas un rêve furtif déjà effacé. Est-ce le « méchant ennemi » annoncé par la postulante qui s’est glissé à son côté, dont elle sent la chaleur corporelle contre son corps, dont les cheveux et la barbe envoient à ses narines leur acidité rousse, dont l’haleine, tout proche de sa joue, l’enivre jusqu’à la défaillance ? Mais non, ce n’est pas l’éternel tentateur. C’est la chair de sa chair, son amant au regard de sa conscience, son mari aux yeux des hommes. A lui elle appartient totalement depuis qu’il l’a prise. Le monde spirituel comme le monde réel sont devenus des instruments ou des accessoires de son amour, et n’ont de réalité que dans la mesure où ils servent l’amour. Que de fois, ainsi qu’en ce moment même, immobile contre lui qui dort, elle a chéri l’insomnie, elle l’a désirée comme d’autres désirent le sommeil, afin de prolonger cette délectation muette, cette oraison passionnée où elle attache sur lui sa pensée intense et tumultueuse, où elle se donne à lui corps et âme, cherchant avec une ardeur mystique ce qu’elle pourrait lui sacrifier encore, rêvant parfois de l’immolation comme d’un bonheur suprême ! Qu’a-t-il donc fait pour elle, cet être à part des autres êtres, à qui elle a sacrifié son passé, qui est tout son présent, et sans lequel l’avenir ne lui paraît plus imaginable ? Un titre ? La fortune ? Oui, elle les lui doit… Mais, dans ce don, elle aime, sans plus, la preuve qu’il l’a voulue plus ardemment que nulle autre… « Pour nulle autre il n’avait fait cela ! » se dit-elle orgueilleusement. D’ailleurs, qu’il soit demain sans argent et sans nom, peu lui importe… et peut-être même aurait-elle ainsi plus de sécurité ! Tant d’intrigues et de périls menacent un couple comme le leur ! Même sans fortune et sans nom, il demeurerait celui qui l’a révélée à elle-même, qui l’a proprement recréée, qui l’a baptisée dans l’amour. Sa fade quiétude de vierge, entre des parents bons et bornés, dans l’ennui d’une province moisie, lui inspire, quand elle l’évoque, une pitié tour à tour dédaigneuse ou rageuse : tant d’années perdues et où elle s’irrite d’avoir été si fraîche, si belle et pas pour lui , pour personne !… Quant au premier mariage, elle l’exècre, et d’y repenser fait fumer en elle des idées de vengeance meurtrière… Un homme, même pas épris, même pas fidèle, l’a possédée dans sa nouveauté, dans son émoi d’ignorance, et l’a privée de se garder intacte et neuve pour Celui que lui réservait l’avenir… Que de larmes versées sur cette vaine immolation ! Vouloir tout donner à l’être chéri et ne pouvoir tout donner de soi-même. Combien de fois, avec cette science effrayante qu’il possède — lui, l’amant — d’atteindre l’âme féminine en ses plus secrets replis, que de fois, la tenant enlacée et ses lèvres contre son oreille, il l’a tourmentée (et les tourments même étaient voluptueux) en lui faisant imaginer ce qu’eût été cette initiation, lui-même étant l’initiateur ! Alors, baignée de pleurs et la gorge convulsée de sanglots, mais tout son corps vibrant de volupté, elle lui demandait grâce, ne sachant si c’était l’excès de douleur ou l’excès de joie qu’elle ne pouvait endurer… Ah ! ne vivre ainsi que pour prolonger un être chéri non seulement dans la poussière animée de ses membres, mais surtout dans ce qu’il y a en soi de plus subtil, de plus mystérieusement immatériel, n’est-ce pas l’objet même de la vie d’une femme, et quelle femme ne s’immolerait pas joyeusement à l’homme qui l’a ainsi projetée pantelante dans sa destinée ?

Mais quoi ?… La source de chaleur humaine s’est subitement tarie aux côtés de l’amante… Ballottée entre le rêve et le sommeil, elle tâte de ses mains moites la froideur du lit conventuel. Elle voudrait se réveiller tout à fait, car le pressentiment du cauchemar l’angoisse. Vainement elle s’efforce : le mauvais sommeil ne lâche point sa proie. Il resserre son étreinte, au contraire, il immobilise la dormeuse comme une patiente sur un lit d’hôpital… Et voici qu’une odeur étrange (elle ne saurait dire si c’est un parfum ou une pestilence) flotte alentour. Elle la reconnaît… Ses lèvres, collées à la froideur du jade, aspirent une fumée. Auprès d’elle, a reparu le Maître de son destin, mais il n’est plus tout contre elle, la réchauffant de sa chaleur. Il est sur un autre lit… non, sur un autre divan à même le sol, près de celui où elle-même est étendue… En vain elle essaye de se rapprocher de lui, d’allonger les bras pour le toucher ; ses membres n’obéissent plus, ses muscles peu à peu se détendent ; on dirait même qu’ils fondent, comme les membres d’une statue de neige sous un rayon de soleil. Oui… plus de membres… plus de corps… Rien ne pèse plus sur l’esprit libéré, mais demeuré pourtant capable de ressentir la joie, de percevoir, de comprendre, d’exister… Flottement aérien d’une sensibilité affranchie des organes et qui cependant reste active… Ce n’est pas le monde matériel qui s’est anéanti, c’est ce qu’il opposait de limites, d’entraves à la pensée, au rêve, à la sensation. Maintenant la matière elle-même est subtilisée, absorbée, possédée par l’esprit qui plane, qui connaît tout, qui voit tout… Comme tout est pénétrable et facile ! Quel soulagement ! A-t-on pu vivre autrement que dans cet éther fluide et frais ? Où donc est celui qu’on aime ?… Il n’est ni absent, ni présent, il n’est plus distinct de soi. On n’a plus à lui obéir ou à lui résister : il est en vous et vous êtes en lui, pour toujours…

Pour toujours ?

Non. Pas pour toujours.

Un malaise bizarre commence à égratigner par moments l’insensibilité délicieuse. On dirait que la substance matérielle du monde est en train de se reformer, de s’agréger de nouveau autour de soi, et que cette substance hostile s’amoncelle, menaçante, obsédante… Ce n’est d’abord qu’un vague malaise, une oppression diffuse sur tout l’être. Puis la gêne s’accroît ; quelque chose de lourd pèse sur la poitrine : les bras, les jambes, l’estomac sont entravés. Par des gestes maladroits, débiles, on essaye de se défendre contre des frôlements. L’idée qu’on est la proie de larves ou de reptiles grouillants devient intolérable : on fait effort pour se désenchaîner ; les membres recouvrent leur usage. La sensibilité renaît et ses perceptions se précisent…

Ces mains étrangères qui lentement s’emparent de vous, n’est-ce pas les mains de l’Aimé ? Ces lèvres qui s’approchent de vos lèvres, n’est-ce pas les siennes qui vont faire revivre le baiser tout à l’heure évaporé, subtilisé dans l’éther idéal ? Rebroussement soudain de la tension nerveuse, révolte de la chair : non, ce n’est pas lui !… Les fumées narcotiques s’évanouissent peu à peu, mais la conscience des choses n’est pas encore pleinement revenue. La gorge, comme engourdie par l’amer poison, ne sait produire que de vagues gémissements, auxquels, plus loin ou tout proche, semblent répondre d’autres gémissements… Ah ! c’est l’outrage légal de la première union qui recommence, c’est la nausée de l’étreinte imposée, détestée… Qu’est donc devenu celui qu’on aime, où s’est-il retiré pour que sa compagne redevienne ainsi une proie qu’on violente ?… La nuit du narcotique et du sommeil cède peu à peu la place à la nuit vraie, la perception redevient consciente… Seulement on dirait que, brisée par cette plongée dans l’inconscient, la volonté et la personnalité s’effacent. Il survit des sens hyperesthésiés, que la violence subie ne révolte plus, qui bientôt même s’abandonnent et s’accordent… Mais quelle marée de dégoût et de honte envahira tout à l’heure la victime, quand, la clarté ranimée, elle rencontrera les yeux railleurs et concupiscents du seul être auquel son corps et son cœur aspirent, et qu’elle ne peut trahir que sous le joug de sa tyrannie, avec la complicité des coupes frelatées et de la fumée narcotique !

… Encore une fois, aux mains moites de la fiévreuse, les draps conventuels opposent leur glissante fraîcheur. Stéphanie halète : il lui semble que son cœur ne bat plus, puis tout d’un coup, le voilà qui martèle la paroi, sous son sein gauche. Le désespoir l’envahit, comme une enfant abandonnée par ses parents dans un lieu désert et inconnu. Alors une voix chuchote dans sa mémoire : « Ne vous attardez pas à penser ce que vos rêves ont été. Dites un Souvenez-vous très lentement, en pensant bien fort à tous les mots de la prière… » Un Souvenez-vous ! Se rappellera-t-elle seulement les mots de cette courte invocation, qui, de la bouche du moine croisé de Clairvaux, s’envola pour se poser ensuite sur tant de lèvres anxieuses de pauvres humains ? Voilà deux ans qu’elle ne prie plus ; elle n’ose plus prier, droite nature incapable de compromission, faite pour le refus total ou le don absolu. « Souvenez-vous, ô très miséricordieuse… » Les mots se dégagent lentement, semblent fleurir l’un après l’autre, comme de tendres iris à la surface d’un trouble étang… « … Ne méprisez pas mes paroles… » Comme au verbe d’exorcisme, les cauchemars impurs reculent, se dispersent, s’abolissent. Le cœur de la patiente bat d’un rythme rapide encore, mais régulier. Quelque chose même qui ressemble à du bien-être se glisse dans cet apaisement et l’avive : une musique intérieure, très lointaine, et dont les ondes mystérieuses sont, pourtant, dès qu’on les perçoit, chargées de force et d’accent. Mais non… ce n’est pas une musique intérieure, issue de l’âme ; elle frappe réellement le tympan, elle vient d’au delà des murailles de la chambre ; elle est comme l’émanation mélodique de ces murailles, et du corridor, et de l’escalier, et de tout le vaste édifice. Mieux écoutée, elle devient distincte : Stéphanie reconnaît la majesté du plain-chant… « Vers quatre heures après minuit… à l’heure de Matines », a dit la singulière petite compagne… C’est la voix de la prière nocturne des moniales qui monte en ce moment jusqu’au lit de la pécheresse. Ah ! qu’elle voudrait elle-même quitter ce lit mouillé de sa sueur fébrile, courir à l’appel de la lointaine psalmodie !… Mais elle est exclue de ce cénacle d’âmes vertueuses, ignorantes du mal ou blanchies par la pénitence. « Et pourtant, se dit-elle, j’ai eu une enfance et une jeunesse saines et pieuses… Et si je n’avais pas rencontré… » Elle n’achève pas. Formuler un anathème contre le dominateur, même à présent, ni son esprit ni sa bouche n’y consentent encore. Alors ? Que faire ? Il ne lui reste que les pleurs, qui coulent puérilement sur ses joues et dont le sel descend sur sa langue et sur ses lèvres, parmi les balbutiements de la prière, toujours la même, qu’elle recommence : « Souvenez-vous… » Les vagues psalmodiques de Matines bercent toujours le silence de la chambre. Sel des pleurs, sonorités de voix pieuses, chuchotement de la prière, tout cela compose peu à peu un enchantement claustral contre lequel, comme l’annonçait Madeleine, le méchant adversaire ne prévaudra pas. Voilà que le sel des pleurs se dessèche sur les joues et sur les lèvres ; que les oreilles ne perçoivent plus la psalmodie lointaine, que la langue n’articule plus les mots de déprécation. En même temps le cœur s’apaise, l’incendie des paumes s’éteint, la respiration se fait régulière. La pécheresse oublie… Dors ! On te laissera dormir. Le temps n’est pas venu pour toi de mêler ta voix aux chants de Matines. Délivrées de tous les soucis terrestres, ignorantes ou affranchies de l’amour humain, ces voix heureuses n’ont plus besoin du repos nocturne, indispensable aux cœurs meurtris par les passions et par la vie du monde. Et en cet instant même, avec le psalmiste, elles chantent pour la désolée :

« Pourquoi vous lever avant la lumière ? Levez-vous après avoir goûté le repos, vous qui mangez le pain de la douleur !… »


— Mais, s’écria Stéphanie, il fallait me réveiller, comme hier !

Elle n’avait ouvert les yeux qu’au grand jour, après neuf heures, et maintenant elle s’étonnait qu’à peine debout Madeleine lui apportât un petit déjeuner appétissant, en s’excusant qu’il ressemblât beaucoup au léger souper de la veille. Par deux fois déjà, elle avait entr’ouvert la porte pour prendre les ordres, et, devant le persistant sommeil de la retraitante, elle était repartie sur la pointe des pieds.

— Je ne voudrais pas d’un régime de faveur, insista Stéphanie… C’est pour faire une retraite que je suis venue ici.

Le rire clair de la postulante égaya la petite chambre, interloquant un peu la comtesse.

— N’ayez pas peur, Madame… Vous ferez une retraite. Fiez-vous pour cela au Père Orban.

— C’est l’aumônier ?

— Nous l’appelons : le Père Spirituel.

Et tout de suite elle changea de sujet.

— N’est-ce pas, Madame, que le parc est joli ?

Par l’unique fenêtre ouverte, une imposante découverte de pelouses et d’ombrages fermait de tous côtés l’horizon, isolant le couvent de la plaine qui l’environnait.

Les yeux de la comtesse avaient suivi ceux de Madeleine. Oui… le dessin des allées avait du style et les essences des arbres de la variété. « Mais il n’y a pas de fleurs ! » pensait-elle.

— Rien que celles que fait pousser le bon Dieu dans les prairies, et un petit coin du potager où l’on cultive de quoi parer l’autel les jours de fête, dit Madeleine. Vous aurez assez de pain grillé, Madame ?

— Oh ! bien assez.

— Je vous laisse déjeuner… Si vous désirez assister à la messe, un Père jésuite français, qui vient d’arriver, dira la sienne à onze heures. Je viendrai vous chercher, n’est-ce pas ?

— Je serai prête.

Restée seule, Stéphanie commença de beurrer ses rôties et de déjeuner avec appétit. Le profond et calme sommeil, depuis Matines, avait coupé la fièvre ; un sommeil tel qu’elle ne se souvenait pas d’en avoir goûté de pareil depuis bien des mois ; elle en était encore engourdie. Tout d’un coup, jetant de nouveau un regard sur les verdures du parc, parées d’un clair soleil qui dissipait la buée du matin, elle songea à la phrase de Madeleine, au sujet des fleurs :

« Est-ce que je lui avais fait la remarque qu’il n’y en avait pas ? Mais non… je n’avais rien dit… J’avais pensé, seulement… »

Un peu de ce trouble imprécis que la jeune fille lui avait causé la veille par ses paroles et toute sa façon d’être lui parcourut les nerfs : pas un malaise, mais une incertitude, une attente proche de l’anxiété. Elle s’en gourmanda, comme d’une faiblesse.

« Après tout, je l’ai peut-être dit. Et si je ne l’ai pas dit, il n’était pas difficile de comprendre ce que je pensais… Elle m’a paru d’ailleurs beaucoup plus ordinaire ce matin, cette enfant. Sauf le béguin, on aurait dit d’une petite femme de chambre campagnarde.

Le déjeuner achevé, Stéphanie se sentit désœuvrée et souhaita le retour de Madeleine. Le minuscule ovale de diamants qui cernait à son poignet le cadran des heures disait : dix heures moins vingt-cinq. Mais à peine l’eût-elle regardé que la voix profonde, confidentielle, de l’horloge du couvent détailla les trois coups de dix heures moins le quart. Stéphanie accorda minutieusement sa montre à l’horloge. Elle eut tort. Cette montre, seul bijou qu’elle eût emporté avec elle dans sa retraite, que de fois, se penchant vers son poignet, le Maître de son destin l’avait consultée : car lui-même ne portait jamais l’heure avec lui. Ah ! la mémoire d’un geste familier, quelle évocation ! Souvent, après ce regard pour cueillir le temps, il approchait ses lèvres de la ligne céruléenne que barrait la gourmette de platine et, ayant dit : « Je vais boire tout ton sang », de sa bouche collée à l’artère, il aspirait doucement, lentement, à petits coups, et son amante croyait alors sentir la liqueur rouge de sa vie couler de son bras dans la gorge de l’amant : elle défaillait, elle se pâmait, elle se fondait en lui, criant grâce…


— Madame, le Père est à la sacristie.

Vibrante encore au point de s’appuyer à la table pour garder son équilibre, elle suivit Madeleine.

La chapelle où le jésuite français allait dire sa messe était spécialement affectée aux retraitantes dites « de passage », celles qui, comme Stéphanie, s’annonçaient simplement pour une ou deux semaines. Elle était de dimensions moyennes et d’aspect froid, avec son faux appareil de pierre sur les murailles et sur la voûte ; son chemin de croix, son chœur, son maître autel, du style le plus strictement moderne, et moderne de série. Pourtant un grand cadre à larges bords dorés, formant le fond du maître autel, enfermait un tableau assez bien traité dans le style de 1850 : il représentait une descente de croix… Stéphanie, pénétrant dans la chapelle avec Madeleine, constata qu’elle n’était peuplée que de chaises vides ; mais, au moment même où l’officiant sortait de la sacristie, précédé d’un minuscule enfant de chœur (le fils du jardinier, dit Madeleine), une dame âgée, appuyée de la main droite sur une béquille et donnant à une moniale son bras gauche qui ne lâchait point une autre béquille, vint s’asseoir au second rang. Stéphanie, comme le publicain, s’était instinctivement réfugiée vers les derniers rangs, et Madeleine l’y avait suivie.

Quelle sécheresse désespérée habitait son cœur, tandis qu’elle parcourait des yeux les pages de l’eucologe que sa petite compagne lui avais mis, ouvert où il convenait, entre les mains ! Le trouble sensuel de tout à l’heure s’était apaisé, ou plutôt arrêté net dès qu’elle avait perçu la présence de Madeleine, mais il la laissait brisée, inerte. Nul souhait de raviver le passé tumultueux : oh ! non !… Pas besoin de résister à une tentation ; elle s’en écartait ainsi que d’un incendie redoutable, et par surprise seulement, le feu tout à l’heure avait fait irruption sur elle.

« J’ai trop souffert, pensait-elle… Si c’était à recommencer, je partirais encore… Mais que suis-je venue faire ici ?… Cette chapelle est sinistre, ce prêtre est un passant comme moi ; je ne le reverrai jamais. On ne s’occupe pas de moi, ou du moins on s’en occupe comme d’une voyageuse dans une pension de famille, pour me coucher et me nourrir. Ce n’est pas cela que je suis venue chercher ! »

L’enfant de chœur porta le missel de la droite à la gauche de l’autel : Stéphanie et Madeleine se mirent debout. L’Évangile fini, elles s’assirent ; leurs yeux se rencontrèrent. Stéphanie se sentit rougir, comme si sa voisine avait lu dans ses pensées. « Elle a vraiment un regard extraordinaire, qui vous pénètre et qui vous émeut. Singulier petit être ! Allons ! tâchons de prier… »

Elle lut consciencieusement une page environ d’eucologe, puis releva les yeux sur Madeleine. La jeune fille avait déposé son livre sur le siège du prie-Dieu, et, assise, semblait avoir rivé son regard au grand tableau qui formait le fond de l’autel. Le Christ, descendu de la Croix, était étendu par terre, entre la Vierge et sainte Madeleine : les autres saintes femmes formaient en recul un groupe indistinct. Une sorte de linceul aux plis tourmentés couvrait la partie inférieure du corps jusqu’au creux du thorax : la poitrine, les bras, les épaules étaient nus. Couché sur le dos, le buste légèrement dressé et incliné vers le spectateur, le divin supplicié avait les bras allongés le long du corps ; sa tête pendait douloureusement sur son épaule gauche. La couronne d’épines, détachée de ses cheveux, gisait à terre : du sang et de la boue souillaient sa barbe, qui, comme les cheveux, était d’un brun roux. Le sang coagulé noircissait les lèvres de la blessure ouverte par la lance du soldat romain ; les paupières couvraient les yeux, mais on eût dit qu’un regard de désolation coulait entre les cils qui ne se rejoignaient pas exactement. Ce n’était certes pas un chef-d’œuvre ; mais c’était un honorable travail dans le style de Fromentin, et, si la douleur des saintes femmes était passablement froide et poncive, le buste transverbéré avait de la réalité douloureuse. Et le pinceau de l’artiste, en fixant sur la toile ces membres roides et cette face glacée, cette peau vide de sang, cette blessure qui semblait vivre seule encore dans le cadavre, ce regard invisible mais sensible entre les paupières défaillantes, avait ressenti et rendu toute l’inspiration dont il était capable.

L’attention de Stéphanie s’attachait moins au tableau qu’à Madeleine regardant le tableau. La jeune fille avait les mains non pas jointes, mais allongées l’une contre l’autre entre ses genoux serrés. Son buste se penchait en avant, et sa tête aussi s’avançait un peu de biais, comme il arrive quand on prête l’oreille. L’immobilité était absolue, impressionnante. Stéphanie remarqua que les yeux, fixés sur un point du tableau, ne remuaient pas les prunelles et que les cils ne clignaient pas. Elle eut un sentiment d’angoisse, presque de peur, et murmura assez haut pour être entendue de sa voisine : « Madeleine ! » L’enfant, évidemment absente d’esprit, n’entendit pas. Alors Stéphanie étendit la main et frôla le haut du bras qui était à sa portée. Madeleine ne remua pas : elle n’avait pas senti l’attouchement. « Mais c’est de l’hypnotisme… de la catalepsie !… » pensa Stéphanie… Le gamin en soutanelle rouge, en cet instant, fit tinter la clochette pour annoncer le Sanctus … Madeleine rompit aussitôt et très naturellement sa pose extatique, reprit son eucologe sur le prie-Dieu et s’agenouilla. Stéphanie, tracassée d’une singulière impatience, s’agenouilla sur le prie-Dieu voisin. Elle regarda à son tour l’entaille du flanc divin, et l’image lui parut émouvante… « Comme ces troubles mystiques sont contagieux, pensa-t-elle, car elle gardait un sens critique en éveil, avec une nuance de méfiance hostile… Moi qui n’ai rien de mystique, je suis remuée par ce que je viens de voir, et cette médiocre peinture est tout près de m’attendrir. » Elle observa de nouveau Madeleine ; celle-ci lisait son office attentivement, mais comme n’importe quel fidèle attentif. Quand les trois coups du Sanctus résonnèrent, elle inclina son visage dans l’eucologe entre-bâillé.

La messe terminée, toutes les deux ensemble remontèrent dans la chambre de Stéphanie.

— La Sœur Incarnation, qui est directrice des retraites, dit Madeleine, désirerait causer avec vous avant Complies, c’est-à-dire vers quatre heures. Est-ce que cela vous convient ?

— Bien sûr. Je suis à sa disposition.

— Je vous conduirai chez elle. Notre Mère Supérieure ne sera pas visible aujourd’hui, mais demain. Elle est elle-même en retraite spéciale de trois jours pour sa fête patronale. Notre Père Spirituel vous recevra après-demain dans la matinée.

« A la bonne heure, pensa Stéphanie, on commence à s’apercevoir de ma présence. » Et tout haut :

— Le Père me recevra en confession ?

— Je ne crois pas… Il vous recevra chez lui et vous donnera des directions.

— Et d’ici là, qu’aurai-je à faire ?

— Mais… Ce qu’il vous plaira… Vous lirez… vous prierez… Vous vous promènerez dans la partie du parc réservée aux dames « de passage ». Et, si je ne vous importune pas, je suis là pour causer avec vous, pour vous renseigner, sauf aux heures d’office, où je rejoins nos sœurs.

— Je ne puis pas vous accompagner aux offices ?

— C’est notre Père Spirituel, après avoir causé avec vous, qui en décidera.

A partir de ce moment, Stéphanie s’engagea dans un chemin d’heures — une cinquantaine d’heures environ — qui lui parut interminablement long et parcouru avec une insupportable lenteur. Or, plus tard, lorsque furent accomplis les événements que ces heures préparaient, elle dut reconnaître que nulles autres de sa vie n’avaient été plus chargées d’influence, plus concentrées vers la gestation de l’avenir, plus décisives. C’est que le procédé de la nature, pour transformer le corps ou l’esprit, n’a rien de soudain ni de romanesque : elle ne « fait pas de bonds », comme a dit Leibniz. Newton découvre la loi de la gravitation en un moment où sa pensée est comme en veilleuse, où ses yeux suivent, sans l’observer, la cadence d’un objet suspendu. Nos grandes crises physiologiques se nouent et se dénouent dans l’organisme interne à notre insu ; notre vie ou notre sort sont ainsi décidés parfois, tandis que nous bâillons d’indifférence et d’ennui… Pendant ces cinquante heures, Stéphanie contraignit bien des bâillements, et en laissa d’autres exhaler entre ses lèvres contractées la lassitude, l’anxiété : elle attendait quelque chose qui ne venait point ; elle se demandait si ce quelque chose viendrait jamais, et, circonstance péjorative, elle ne savait pas elle-même très bien ce qu’elle attendait… Alors tout, autour d’elle, lui semblait, sinon vide, au moins impondérable, ignorant que ce vide, cet impondérable deviendraient un foyer éclatant à mesure qu’ils reculeraient dans le passé… Si un être vivant pouvait traverser l’étoile Bételgeuse, il ne s’en apercevrait même pas, car elle n’est qu’une énorme bulle de gaz, et, vue de notre terre, nul joyau plus éclatant ne brille sur le baudrier d’Orion.

A peine, dans ce voyage morose, quelques étapes s’inscriront alors dans sa mémoire.

Il y eut la seconde conversation avec Sœur Incarnation. Dans le parloir, comme la première. Même affabilité que la veille. Juste les questions nécessaires pour connaître les projets de la retraitante, diriger sa vie pratique, lui tracer un programme de lectures et d’exercices. Tout cela, proféré avec mesure et onction, trahissait la réserve, la consigne. En regagnant sa chambre, Stéphanie pensait :

« On prend des précautions à mon endroit. Pour la Sœur Incarnation, je ne suis pas une âme à consoler, comme pour cette charmante Madeleine. Je suis la comtesse d’Armatt, avec son titre, son rang, sa légende… Peut-être, parmi les dirigeants de la Quarantaine, aimerait-on mieux que je n’eusse pas frappé à la porte ; mais enfin, puisque j’y ai frappé, on ne pouvait guère me refuser l’entrée… Alors, il s’agit de ne pas avancer trop vite, de rester avec moi dans les pieuses palabres à l’usage de tout le monde, et de me laisser en observation jusqu’à ce que le Père Spirituel, qui me semble ici dictateur, décide de mon sort… »

Il y eut l’autre conversation prévue avec la Mère Supérieure. « Aimable, intelligente, un peu commune, jugea la comtesse au retour dans sa chambre. Mais sous ses façons avenantes, voire prévenantes, j’ai perçu la même réserve que m’a opposée Sœur Incarnation : peut-être même plus de réserve, parce que la Supérieure a plus de responsabilité… On a reculé mon entrevue avec le Père Spirituel pour avoir le temps de se renseigner et aussi de m’étudier. Madeleine est sans doute chargée de cette étude et du rapport… C’est certain ; je ne peux pas le lui reprocher. Et pourtant cela cadre si mal avec son allure… »

Car, dans ses heures brumeuses, persistait une clarté : Madeleine… Elle n’était pas toujours là : les offices la requéraient plusieurs fois dans la journée. Mais elle donnait à la retraitante tout ce qu’elle avait de temps libre, ni guindée comme un Mentor, ni obséquieuse comme une dame de compagnie. Le naturel, avec une gaîté non feinte, cela semblait être la caractéristique de cette enfant. « Elle a de la cordialité et de l’aplomb, pensait Stéphanie, la douceur du ton et la fermeté des propos, et une étonnante indifférence pour le jugement qu’on portera sur ce qu’elle dit. Elle a l’air d’obéir à une force intérieure… Quelle sûreté ! Quel équilibre ! L’heureuse jeune fille !… »

Avec Madeleine, Stéphanie connut les aîtres du couvent, sauf pour la partie cloîtrée. Elle visita l’hôpital, les divers quartiers de retraitantes, le parc. Madeleine lui conta que, lors de son entrée à la Quarantaine, à seize ans, elle avait d’abord été aide-converse, puis infirmière. Depuis un an seulement on l’affectait au service des retraitantes. Stéphanie lui demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas fait encore votre profession ?

Sans le moindre embarras, la jeune fille répondit :

— Ma sainte Patronne saura bien me dire le jour où il le faudra.

Et Stéphanie n’osa pas insister.

Le quartier des retraitantes lui parut ressembler à certains béguinages visités autrefois ; il ne la séduisait guère. « J’aimerais mieux le cloître », pensa-t-elle. Presque toutes les dames rencontrées étaient âgées ; plusieurs, infirmes. Mais le parc était somptueux. Elles n’y virent personne.

— Les dames n’y viennent presque jamais, disait Madeleine… Les cours de leurs quartiers leur suffisent comme promenade. Et, d’ailleurs, elles ne sont pas cloîtrées.

Elle, au contraire, connaissait ce vert domaine jusqu’aux moindres sentiers.

— J’ai été converse, disait-elle en riant… J’ai balayé et ramassé les feuilles, en novembre… La vie n’était pas ennuyeuse. Presque tous les jours on allait aux emplettes dans le village, là-bas, de l’autre côté de la frontière…

— Et à présent, cela ne vous manque pas ?

— Oh ! pas du tout !… Voilà dix-huit mois que je ne suis pas sortie de la Quarantaine…

— Et si vous vouliez sortir ?…

— Je n’aurais qu’à ouvrir ce verrou (elles passaient en ce moment devant une porte à un seul vantail pratiquée dans le mur). Au delà c’est la campagne. Et je pourrais même refermer le verrou du dehors : voyez, le cadre est disjoint. Que de fois je l’ai fait quand j’aidais les sœurs converses ! C’est plus court pour gagner le village, quand on est pressé.

Stéphanie pensait :

« Et moi ? Si je voulais sortir ? Il ne tient qu’à moi… Suis-je déjà, comme cette enfant, tenue par des liens que je ne commande plus ? »

Rentrant d’une autre promenade dans le parc, au soir tombant, elles entendirent des chiens aboyer, comme elles approchaient des bâtiments.

— Oh ! fit Madeleine, je vais vous présenter mes petits frères.

C’étaient deux molosses formidables, presque identiques de taille et de poil, gris de fer. Ils se turent dès l’approche de Madeleine et vinrent ramper à ses pieds, grondant d’amour. Elle leur caressa la tête.

— Ils sont féroces, dit-elle à la comtesse qui n’osait s’approcher. On les lâche la nuit, et je vous assure que le parc est en sûreté. Mais ils me connaissent, et, près de moi, vous n’auriez rien à craindre. N’est-ce pas, mes petits frères ?…

Ils tiraient sur leur chaîne pour flairer Madeleine et la lécher.

— Allons, soyez sages. Rentrez dans vos niches.

Ils obéirent, silencieux et maussades.

— C’est toujours moi qui les nourris, dit Madeleine.

Si juvénile, presque puérile dans ce qu’elle appelait les heures de récréation, la postulante n’en accomplissait pas moins sérieusement sa fonction de monitrice. Stéphanie, distraite, anxieuse, ne l’écoutait pas toujours dans ce rôle : mais rien ne décourageait ce bon vouloir actif. Nul ton de prédication, d’ailleurs, nulle pose : mais pas l’ombre de timidité, et une ténacité aussi douce qu’inflexible. Madeleine ne faisait jamais allusion aux soucis, aux regrets qui pouvaient tourmenter la retraitante. Jamais elle ne l’interrogeait. Mais on eût dit qu’elle en suivait l’action intérieure reflétée sur le visage. Stéphanie en fut quelque temps gênée : puis elle s’y habitua, et cette concordance secrète de leurs deux pensées lui fut un réconfort. Son cœur ne fut plus pincé d’angoisse quand une réplique de la jeune fille s’adaptait exactement à une idée qu’elle n’avait pas exprimée, à une sensation qu’elle cachait. Par exemple, comme l’écume de certains souvenirs d’amour, un soir, montait en elle, et qu’elle s’y attardait, ne sachant plus s’ils lui faisaient horreur ou s’ils la tentaient, Madeleine dit : « Les pensées et les images dont nous ne voulons pas, le démon peut les amener jusqu’au seuil de la cour, et même les pousser contre le bord de la maison… Mais il dépend de nous de les empêcher d’entrer. Alors, c’est un plaisir de les entendre, comme de méchantes bêtes, gratter rageusement aux portes et essayer de forcer les contrevents… » Et elle éclatait de son jeune rire, comme si elle se rappelait d’amusants sièges soutenus ainsi contre le Malin… « Propos de couvent ! se disait Stéphanie : on n’est pas maître de sa pensée… » Mais, au prochain assaut, la parabole comique des portes grattées et des contrevents forcés lui revint à la mémoire, et le flot du passé, roulant ses douleurs moins détestables que ses bonheurs, recula.

Il y eut encore, dans ces heures lentes, les offices dans la chapelle froide, les lectures, dans la chambre, des ouvrages édifiants envoyés par Sœur Incarnation. A la chapelle, Stéphanie souffrait d’une sorte de paralysie de sa sensibilité, et parfois d’une hostilité contre le décor environnant, contre les autres retraitantes qu’elle ne voulait pas connaître, contre le couvent même. C’est là, faisant les gestes de la prière, qu’elle se sentait le plus près de renoncer à toute pénitence, de fuir le couvent, de rejoindre le Maître de sa vie… « Qu’est-ce que je fais ici ?… Ce n’est point ma place… J’ai rêvé une chose impossible… » A ces moments-là, si Madeleine n’eût pas été à genoux auprès d’elle, elle serait partie rompant la neuvaine… Mais Madeleine était là, et déjà son âme avait besoin de cette autre âme mystérieuse.

Les lectures dans sa chambre retenaient mieux sa pensée, surtout quand c’était Madeleine qui lisait à haute voix. Madeleine lisait lentement, avec un léger accent de sa province, mais sans jamais buter sur une syllabe, et avec une intelligence merveilleuse. Elles lurent ainsi des pages de l’ Imitation , mais Stéphanie en éprouva une réelle souffrance : elle se sentait si loin de ces régions spirituelles ! Madeleine s’en aperçut et prit un autre livre. C’était une Vie de Sainte Thérèse, fondatrice des Carmélites déchaussées , publiée au XVIII e siècle par M. l’abbé Godescard, chanoine de Saint-Honoré. La partie anecdotique et historique de l’ouvrage, surtout celle qui raconte l’enfance et la jeunesse de la sainte, réussit à attacher Stéphanie : elle écoutait d’ailleurs avec plus de curiosité que d’onction. Il y eut une page où l’auteur, interrompant sa narration, citait un passage tiré des mémoires de son héroïne. Elle y évoque les difficultés que lui opposa l’oraison, aux débuts de sa vie conventuelle.

« Je me sentais, dit-elle, attirée par les liens célestes : ceux de la terre me retenaient captive. Je ne pouvais enfermer mon esprit en moi-même sans enfermer avec lui mille vanités. Qu’une âme est à plaindre, de se trouver seule au milieu de tant de périls !… Aussi conseillerais-je de se lier d’amitié, dans le commencement surtout, avec des personnes qui pratiquent les mêmes exercices… »

Là, Madeleine, cessant de lire, releva les yeux : son regard gris-bleu rencontra celui de Stéphanie… « Ah ! pensa celle-ci, des yeux pareils ne mentent point ! Cette enfant ne me surveille pas ! ne me trahira pas… Elle m’aime… »

D’un de ces brusques élans que sa nature violente contenait avec peine sous une apparence de froideur mondaine, elle quitta sa chaise et, prenant dans ses mains la tête de la jeune fille, elle la baisa au front.

— Madeleine, dit-elle, il ne faut pas m’abandonner.

Madeleine répondit gravement :

— Quand je vous quitterai, c’est que vous n’aurez plus besoin de moi.

Cependant les heures lentes naissaient et mouraient l’une après l’autre. Et le troisième matin, vers dix heures et quart, ce fut la fin de l’épreuve.

— Si vous voulez, dit Madeleine à Stéphanie, je vais vous conduire chez le Père Orban. Il aime l’exactitude. Plutôt que d’être en retard, nous attendrons devant sa porte le coup de dix heures et demie.

III

Madeleine frappa à la porte. Au lieu du : « Entrez » qu’inconsciemment guettait Stéphanie, une voix un peu voilée, mais sonore, répondit :

— Oui !

Madeleine entre-bâilla la porte, juste assez pour avancer le buste et la tête et dit :

— Mon père, c’est la dame retraitante.

— Qu’elle entre.

Et voilà que Stéphanie fut assise dans un fauteuil de paille assez confortable, très large de siège, avec un dossier rustique bien ciré et des accoudoirs plats. Le jour, qui venait du parc, était verdi dans la pièce par la peinture vert clair des murailles sur lesquelles la fenêtre, la porte et une alcôve close de rideaux en percale découpaient des moulures d’un vert plus foncé. Stéphanie vit très nettement cela, et aussi deux gravures pieuses pendues au mur, un crucifix avec un buis desséché. Elle ne vit pas, parce qu’elle n’osa pas d’abord se servir de ses yeux pour le voir, le Père Orban assis dans son fauteuil de chêne massif devant un bureau-cylindre de chêne massif. Le Père Orban ne s’était pas levé tout à fait pour l’accueillir ; il avait seulement ébauché le geste et montré un siège à la visiteuse. Elle ne l’avait pas encore regardé en face quand elle l’entendit qui lui disait, d’un ton où ne se marquait ni bienveillance ni malveillance, d’un ton de fonctionnaire désintéressé mais attentif :

— Vous êtes Madame de Baurens, n’est-ce pas ?

Elle avait tellement perdu la coutume de s’entendre appeler ainsi qu’elle hésita un moment avant de balbutier :

— Oui… c’est-à-dire… C’est le nom que je portais…

Le Père l’interrompit.

— C’est le nom que l’Église catholique a inscrit sur ses registres quand vous vous êtes unie, dans votre ville natale, paroisse de Saint-Elme, à Jean-Marie Roart de Baurens, consul royal.

Stéphanie baissa un peu la tête, sans que ce mouvement ébauché signifiât distinctement l’acquiescement ou la confusion.

— Ensuite, reprit le prêtre, vous vous êtes séparée de votre mari, après quelques mois de vie commune. Oui… je sais… Il avait de graves torts envers vous. Vous avez quitté le pays, et vous avez vécu, fort dignement, m’a-t-on dit, à l’étranger, gagnant même votre vie comme… institutrice dans une famille de diplomates. Vous avez suivi cette famille dans les divers postes où son chef fut nommé successivement… Et c’est dans le dernier que le prince Paul vous rencontra et vous fit divorcer.

Un sanglot opprimé par la morsure des dents dans un mouchoir arrêta le Père, qui jusque-là avait parlé face aux casiers de son bureau, sans regarder la femme en noir abattue, tapie comme une blessée sur le fauteuil rustique. Sa voix se timbra un peu plus, fut moins neutre, plus humaine quand il reprit, cette fois tourné à demi vers elle :

— Ce n’est pas pour vous humilier, ma fille, que je vous dis tout cela. Au contraire. C’est pour vous épargner un récit que vous seriez probablement hors d’état de faire, ou bien… des séries interminables de questions et de réponses. Je vous dis d’abord ce que je sais de vous, de votre vie. Ensuite… ensuite je serai bien obligé de vous interroger. Et… mon Dieu !… m’y voilà… mon savoir est à bout, en ce qui vous concerne, sauf que la Supérieure m’a fait lire la lettre où vous postuliez une retraite ici… et aussi (il hésita une seconde)… que j’ai lu dans le journal, tout à l’heure, une courte dépêche annonçant que le prince a quitté à son tour sa famille et son pays.

— Il est parti !… fit la retraitante, redressée sur son siège comme par l’effet d’une explosion toute proche.

Elle osa regarder le Père Orban, et, dans cette figure triangulaire barrée par un nez un peu oblique et surmontée d’un crâne tondu, elle rencontra les yeux du moine, d’un bleu de plomb tranché, qui luisaient dans une peau rougeâtre, tannée, bourgeonnante par plaques.

Les deux regards se frôlèrent, s’enlacèrent comme un coup fourré d’épées, et très vite Stéphanie déroba le sien ; une vive rougeur avait inondé ses joues et son front.

— Cela vous émeut ? reprit le Père avec un peu de sarcasme dans le ton. Eh bien ! vous avez tort d’être émue. Le départ de votre époux civil (l’adjectif fut proféré sans le moindre soulignement vocal) n’a aucun rapport avec le vôtre… La dépêche laisse entendre discrètement que le prince n’est pas parti seul.

Stéphanie sanglotait presque sans bruit. Puis elle essaya de se réfréner, balbutiant : « Pardon !… pardon !… »

— Voilà donc la situation, reprit le Père Orban très calme. Envisageons, n’est-ce pas, les choses telles qu’elles sont. Vous avez quitté la première le domicile conjugal, pour des raisons que je ne connais qu’en gros, et sur lesquelles j’aurai des éclaircissements à vous demander, si vous désirez que je dirige utilement votre conscience.

A une pause que fit le Père, Stéphanie répondit par un signe d’assentiment très net.

— Bon !… C’est bien, n’est-ce pas, le 13 juillet dernier que vous vous êtes libérée ?… Et dans l’intervalle, vous vous êtes arrêtée à Arnheim, d’où vous avez écrit à la Mère Supérieure et où vous avez reçu sa réponse ?

Stéphanie acquiesça deux fois.

— Eh bien ! moins de six jours après votre départ, le prince Paul s’est évadé lui aussi de la cour et du royaume paternels. Une femme l’accompagnait, ou bien il allait la rejoindre… la dépêche que publie le journal ne l’indique pas avec précision.

— Je sais qui elle est ! interrompit vivement Stéphanie. Une fille de théâtre… pas même… une fille de music-hall, sortie des bouges de Cagliari, qui se fait appeler la Montarena.

— Peu importe, coupa avec une certaine sévérité le Père Orban. Hors des lois précises que Dieu a établies pour l’union de l’homme et de la femme, l’importance du péché ne se mesure pas à la quantité sociale ni même morale du complice.

Il s’arrêta, considéra la pénitente qui tremblait d’émotion ; puis il reprit avec plus de douceur :

— Dieu vous tiendra compte certainement de ce que vous n’avez pas attendu d’être vous-même abandonnée pour rompre les liens… qu’il n’avait pas bénis : ne disons rien de plus pour le moment. Votre lettre à la Mère Supérieure (écartant un peu son fauteuil de bureau, il prit son menton aigu dans la paume de sa main gauche et parla plus lentement) dit, si mes souvenirs sont exacts, que « vous n’avez pas cru devoir supporter plus longtemps le genre de vie que vous imposait le prince Paul ».

— Oui, c’est cela, dit Stéphanie. Je ne pouvais plus… je ne pouvais plus.

— Il faudra me dire ce qui était survenu de nouveau dans votre ménage, pourquoi ce que vous aviez supporté un certain temps vous paraissait tout d’un coup insupportable… Non, pas tout de suite, fit-il en arrêtant de la main une réplique que les lèvres de Stéphanie allaient proférer… Continuons à bien fixer vos… coordonnées présentes, comme on dit en géométrie.

Il ne la quittait pas des yeux, maintenant, et ses yeux à peine allongés, presque ronds, fixés sur la jeune femme, donnaient à celle-ci l’impression qu’elle était parcourue des pieds à la tête par ce regard, comme avec une lance un jardinier arrose une plante de la racine à la cime, et en fait ainsi quelque chose de pénétré par l’élément humide, quelque chose de plus souple, de plus poreux… Mais comme pour la plante, de cette pénétration intime et totale résultait pour Stéphanie une relâche, un bienfait.

Elle écoutait avec soumission, étonnée d’être si vite en confiance avec ce prêtre inconnu, d’un abord rude, de se sentir avide de l’entendre comme s’il détenait le secret d’apaiser son cœur tumultueux, de lui tracer un chemin, de la conduire.

— Voulez-vous me dire d’abord, reprit-il, les conditions exactes dans lesquelles vous avez rompu votre premier mariage et contracté le second ?

— Mais… répliqua Stéphanie, j’ai demandé le divorce et il a été prononcé par le Tribunal aux torts de mon mari. Nous étions séparés de fait. M. de Baurens, quelques semaines après notre mariage, avait renoué une vieille liaison… C’est pour cela que j’ai pris la première occasion de le quitter sans scandale, à l’amiable, en partant pour l’étranger. L’occasion, ce fut… La femme du ministre de Suède me connaissait, nous étions très liées… Elle avait une grande fille à élever. Elle m’offrit de la suivre partout où elle irait avec son mari.

— Comme institutrice ?

— Comme institutrice de sa fille Gertrude, et aussi pour l’aider dans la conduite de la maison — elle souffrait de coliques néphrétiques et souvent devait observer un plein repos… Puis, enfin, comme amie…

— Et c’est ainsi que vous avez finalement rencontré…?

— Oui.

— Et malgré la situation… honorable… mais enfin… secondaire qui était la vôtre, le prince héritier vous a remarquée ?

— Il m’a vue pour la première fois à la Légation de Suède, dans un bal… Il m’a fait danser à plusieurs reprises… Et ensuite, il est revenu très souvent chez mon amie… chez la femme du ministre.

— Et celle-ci a protégé vos relations avec lui ?

— Mais, mon Père, objecta vivement la jeune femme, jamais rien ne s’est passé… enfin… le prince a presque tout de suite parlé de mariage… et alors… naturellement, mon amie l’a encouragé et m’a encouragée.

— Elle est protestante ? questionna le Père.

— Oui.

— Évidemment… alors…

Il eut un geste évasif qui semblait dire : « Alors… il n’y avait rien à espérer. »

— Le prince Paul aurait pourtant accepté que vous fussiez… ce que beaucoup d’autres femmes avaient été pour lui avant qu’il vous rencontrât ?

— Il a compris très vite qu’il devait y renoncer. Et quand il s’est décidé pour le mariage, il a mis une obstination extrême à me décider au divorce… J’ai résisté… tant que j’ai pu…

— Par sentiment religieux ?

Elle fit signe que oui, sans parler.

— Vous n’avez pas songé à vous adresser à Rome pour obtenir l’annulation de votre premier mariage ?

— Paul… (elle se reprit) le prince s’y opposait. Il ne voulait pas attendre… On dit que les délais sont si longs.

Comme elle prononçait ces mots, Stéphanie sentit que le regard du Père, immobile sur elle, lisait dans sa conscience. Elle n’osa pas achever.

— Oui, murmura le Père. C’est bien l’homme qu’on m’a dépeint. Il voulait sur vous la victoire complète… l’abjuration. Une sorte de Polyeucte satanique. Vous avez cédé… vous avez divorcé… Et sous quel régime avez-vous épousé le prince Paul ?

— Mais… civilement d’abord, selon la loi du pays. Et religieusement ensuite selon le rite orthodoxe.

Une pause. Puis :

— Quelle a été l’attitude, vis-à-vis de vous, de la famille royale ?

— De la résistance d’abord, naturellement. Mais, comme l’opinion publique était favorable à notre mariage, — le prince est très aimé du peuple, — et aussi, parce que… son amitié pour moi d’abord, le mariage ensuite parurent tellement l’assagir… le roi et la reine m’ont assez vite adoptée. Je n’ai eu guère contre moi, à la cour, que la princesse Marie, la tante de Paul, qui est fort bizarre, son cousin Charles-Henri, qui le déteste.

Le silence régna quelque temps entre les murs vert pâle de la pièce. Stéphanie ne quittait pas le Père des yeux : elle éprouvait un soulagement à lui parler, et si pénible que fussent pour elle les souvenirs qu’il faisait revivre, elle souhaitait qu’il l’interrogeât de nouveau. Or, en ce moment, l’esprit du moine semblait absent, et l’on eût dit qu’il avait oublié la retraitante. Il regardait du côté de la fenêtre. Des nuages traversaient le carré de ciel bleuâtre, des nuages blancs et gris, qui par intervalles masquaient le soleil. La cime déjà rousse d’un marronnier oscillait sous des poussées de brise. Le Père observait tranquillement cela, en tapotant des deux mains le rebord de son bureau. Et Stéphanie en profitait pour incorporer à sa mémoire ce masque triangulaire, ce crâne tondu de si près que la tonsure ecclésiastique s’y distinguait à peine, cette figure bourgeonnée et pourtant austère, avec la bouche forte des portraits du XVI e siècle, ce nez étrange, ce nez puissant en forme de gouvernail, un peu obliqué vers la droite. Stéphanie osait regarder parce que les yeux arrondis, les yeux d’oiseau du Père étaient en ce moment détournés. Dès qu’il les ramena sur elle, elle abaissa les siens.

— Alors… le prince a changé de conduite aussitôt après vous avoir épousée ? dit le prêtre, comme s’il n’avait pas interrompu l’interrogatoire.

— Oui, mon Père.

— Il vous a été fidèle ?

Elle hésita.

— Je le crois… Je l’ai cru fermement en ce temps-là… Maintenant que j’ai appris à le connaître, je ne suis pas sûre… Il est si habile à dissimuler sa pensée et à cacher ses actions, quand il veut ! mais, durant plusieurs mois, nous avons voyagé tête à tête en Italie. Nous ne nous quittions pas un instant… comme deux étudiants, incognito… sans femme de chambre, sans valet de chambre… sans même l’affreux Osterrek.

— Qui est Osterrek ?

— Un camarade d’enfance et d’études, avec qui le prince a suivi jadis des cours à la Faculté de Paris, et qui est devenu son âme damnée, son… (elle hésita devant le mot qui lui venait) son agent auprès des femmes. Osterrek avait été le premier intermédiaire entre Paul et moi… Il avait tout aplani pour le divorce et le mariage, car il a une adresse et une énergie infernales. Mais mon instinct me le révélait dangereux, et j’avais exigé qu’il ne nous accompagnât point. Je me rendais compte que…

— Vous avez été heureuse pendant ce voyage nuptial ? interrompit sèchement le Père.

Et sa voix de nouveau se timbrait d’ironie, comme tout à l’heure, quand il avait dit à Stéphanie, à propos du départ de Paul : « Cela vous émeut ? »

Un moment interloquée, elle fit un effort pour répondre :

— J’ai été heureuse… Oh ! je sais bien que je n’en avais pas le droit… et j’ai payé cher ce bonheur-là. Mais il s’est appliqué à me rendre heureuse avec cette volonté fervente, cette mise en œuvre de tout son esprit, de toute sa science de la femme, de sa grâce naturelle et de l’artifice dont il sait jouer. Que je fusse enivrée de bonheur, c’était son objet sans répit, et cent fois au cours de ce voyage il m’a demandé si je ne regrettais rien, si je recommencerais.

— Oui, grommela le prêtre. Je comprends. Son génie diabolique, qui avait renoncé à vaincre votre pudeur de femme, s’excitait à l’idée qu’il avait piétiné votre foi religieuse. Comme ces pirates arabes qui forçaient les chrétiennes captives à souiller le Crucifix. Et cela vous a donné du bonheur ?… Pauvre enfant !

Il prit un instant sa tête entre ses mains, appuyant ses coudes à son bureau ; et de voir soudain accablé cet homme robuste et dur, Stéphanie fut bouleversée jusqu’au fond des entrailles. « Il a raison, pensait-elle. C’est bien cette victoire sacrilège sur ma conscience que Paul a souhaitée. Je n’ai jamais osé le comprendre… Et voilà que ce prêtre le découvre à première vue, et me le révèle. »

Enfin le Père Orban démasqua et releva son visage, qui restait préoccupé, triste.

— Combien de temps a duré ce parfait bonheur ?

— Plus d’une année, murmura Stéphanie.

Mais quelque chose l’oppressait, qu’elle ne trouvait pas le moyen de dire, et qu’elle aurait voulu dire. La question que le Père lui posa fut exactement la réplique à ce scrupule :

— Un bonheur… sans remords ?

— Oh ! non, mon Père. J’avais des moments douloureux, mais j’étais grisée, possédée.

— Et vos remords étaient seulement causés parce que vous aviez rompu des liens que Dieu seul peut rompre ?

Elle fut sincère en montrant, d’abord, qu’elle ne comprenait pas la question. Mais le regard fixe du prêtre continuait à la parcourir, à la pénétrer… Elle se cacha le visage et ne répondit pas. Ainsi isolée en face de sa conscience subitement béante devant elle comme un puits qu’on découvre, elle entendit que le Père se levait, qu’il allait à la fenêtre, qu’il l’entr’ouvrait. Elle sentit une fraîcheur de vent un peu humide circuler autour de ses joues et de ses cheveux. Dans la cour aux marronniers, un campanile de zinc jeta une à une les bulles sonores dont l’addition faisait onze heures. Stéphanie revit sur le transparent pourpre de ses mains, interposées entre elle et le jour, le paysage ras aperçu au déclin du soleil, la verdure du parc, le faîte des six dômes d’ardoise, l’angle de la route et de l’allée. Alors aussi, elle avait entendu le grêle campanile ébruiter dans la solitude la confidence de l’heure… Qu’ils lui avaient paru douloureux, quasi menaçants, ces coups successifs qu’elle imagina prisonniers, comme tout ce qui habitait le monastère, comme elle-même allait être tout à l’heure ! Cette impression n’était pas vieille de quatre jours, et voilà qu’en ce moment, meurtrie pourtant par quelques mots d’une bouche sévère, elle aimait cette sonorité cloîtrée, cette heure dispensée pour elle et pour ses compagnes de solitude.

« Faites que je ne rêve pas, mon Dieu ! pensa-t-elle… et que cela dure !… »

Plus d’une minute certainement, le Père Orban demeura devant la fenêtre ouverte, qu’il obstruait de sa haute et lourde stature noire. « Il prie », pensa la retraitante, et elle essaya vainement d’unir une prière à la sienne. Son cœur fut sec et désert ; elle n’était qu’anxiété, désir de connaître ce qui allait se passer tout à l’heure, ce qu’on allait faire d’elle. Quand le prêtre, ayant refermé la fenêtre, revint vers son fauteuil, elle remarqua un sensible adoucissement de ses traits, quelque chose de pitoyable dans les yeux, qui en était absent au cours de leur entretien. Il lui dit, debout devant elle qui n’osait pas se lever :

— Ma chère enfant, vous allez retourner dans votre chambre, pour méditer et pour prier, si vous pouvez prier. Si vous ne pouvez pas prier, ce qui n’aurait rien d’étonnant, parce que vos nerfs sont en ce moment surtendus, contentez-vous de méditer sur notre conversation d’aujourd’hui. Méditez même la plume en main, si vous sentez que votre esprit se dérobe et veut divaguer… Méditez sur les questions que je vous ai posées et sur les réponses que vous avez faites. Si décidément vous ne pouvez même pas méditer, lisez l’histoire de l’ordre de la Sainte-Quarantaine que je vais faire mettre à votre disposition. Ne craignez pas de vous distraire en observant les choses nouvelles qui sont autour de vous, les coutumes, les personnes même. Très vite, je vous en préviens, tout cela ne comptera plus pour vous. N’anticipez pas : vous êtes à peine sortie du monde. On vous a confiée à un guide exceptionnel, malgré sa jeunesse. Madeleine de Sainte-Madeleine n’est ici que ce que l’on appelle dans le monde une apprentie, et que nous appelons, nous, une postulante. La courte histoire de sa vie (elle n’a pas vingt-deux ans) semble porter la marque d’une sainte prédestination. Orpheline, recueillie par une institution de sauvetage pour l’enfance, elle est placée vers sa douzième année dans une ferme des environs : or il se trouve que cette ferme est un cloaque immonde, quelque chose comme la maison Bancal dans le drame de Fualdès. Elle y assiste à des spectacles affreux, passe à travers cette boue sans souiller sa robe et à travers ce feu sans se brûler, jusqu’au jour où elle n’a plus d’autre recours que de s’échapper et de nous demander asile… Elle était épuisée : on la soigne. Nous obtenons de la garder. Elle aide nos sœurs converses, puis devient infirmière : cependant son développement intellectuel et religieux est si rapide, si surprenant, que nous l’affectons au service des retraitantes. Son intelligence aiguë est servie par une mémoire prodigieuse. Tout ce qui l’a intéressée s’y inscrit de façon indélébile… Elle sait par cœur tous les offices et des passages entiers des grands mystiques. Il ne tiendrait qu’à elle d’être novice, demain, et de faire bientôt sa profession… Elle dit, — elle me dit — que sa sainte patronne, pour laquelle elle professe une édifiante dévotion, lui conseille d’attendre. Je n’insiste pas : elle me paraît être de ces âmes choisies qui communiquent directement avec la Vérité… Elle sait tout ce qu’elle n’a jamais appris. Elle voit tout ce que nous cherchons vainement à deviner, à pressentir. Et avec cela, l’humilité et la simplicité même, et j’ajouterai, la gaîté même. J’imagine que sainte Jeanne d’Arc, enfant, devait être ainsi. Confiez-vous à elle, ce qui vous sera peut-être plus facile que de vous confier à moi. Écoutez ce qu’elle vous répondra. J’estime son jugement pour la consulter parfois sur des choses graves et difficiles…

Il reprit sa place dans son fauteuil, mais le tourna vers Stéphanie et se pencha vers elle, avec une familiarité paternelle qui la rassura :

— Je vous entendrai en confession, ma chère fille… non pas demain… mais après-demain mercredi, fête de la bienheureuse qui est une de nos fondatrices. Préparez-vous à cet acte essentiel. Si votre esprit ne se fixe pas aisément, ce qui est fréquent quand on vient au cloître directement de la dissipation du monde, prenez une plume (j’y insiste) et écrivez votre confession. Vous pourrez me la lire… ou me la dire de mémoire, comme vous l’aimerez mieux. Mais que ce soit un inventaire bien définitif, sur lequel il n’y ait plus à revenir. De là, nous partirons vers le rétablissement de votre âme et, si Dieu le permet, vers une vie morale nouvelle. C’est compris ?

— Oui, mon Père.

— Je ne compte pas avoir d’entretien avec vous jusqu’à jeudi matin, au confessionnal, après ma messe. D’ici là, vous êtes livrée à vous-même, sous la conduite de Madeleine de Sainte-Madeleine… Suivez strictement son inspiration au point de vue des offices, des repos, des méditations, des prières, des récréations. Ici, la règle des retraitantes est d’une souplesse infinie. Elles sont si diverses par l’origine, par l’esprit, par leur passé ; comment les plier utilement et du premier coup à une discipline identique ? Nous avons des retraitantes dont la vie ne ressemble en rien à celle des moniales, qui n’interrompent point leurs relations avec leur famille, qui ne font pas de pénitence sévère, qui vivent parmi nous, purement, paisiblement, sans plus. Nous en avons aussi qui font l’exemple et l’édification des moniales elles-mêmes… Suivez les inspirations de la pure jeune fille qui doit vous guider, et allez en paix.

Stéphanie se leva : puis, levée, elle hésita. Elle aurait voulu parler, mais elle ne sentait absolument aucune idée solliciter l’expression des paroles. Et pourtant, il lui en coûtait de quitter le Père Orban, tant elle sentait l’envie de se libérer tout de suite des secrets qui opprimaient sa conscience.

Mais le Père répéta avec une ferme douceur :

— Allez en paix !

Elle obéit.

IV

Une stupeur paralysa Stéphanie en sortant de son entretien avec le Père Orban… Oui, stupeur : rien de net dans la pensée ; dans le vouloir, rien de ferme. Passé le seuil, la porte refermée derrière elle, elle se sentit hors du champ d’influence dont elle avait subi l’action, tout le temps de l’audience : comme le patient soumis à des rayons ultra-violets, lorsque le médecin fait stopper l’appareil. Refoulé par le refus, le besoin de se confier, d’avouer, si violent lors de leurs dernières répliques, l’oppressait et l’irritait.

« Décidément, on ne veut pas de moi… Et ce prêtre qui me dit d’aller en paix ! Formules creuses que tout cela ! »

A l’angle du corridor qu’elle suivait comme une somnambule, sans trop savoir si vraiment elle regagnait sa chambre, une ombre se projeta : Stéphanie devina Madeleine. La jeune fille parut, un peu essoufflée :

— J’ai couru… La Sœur Incarnation m’avait mandée, et elle m’a retenue. Mais je ne vous quitte plus.

Stéphanie ne répondit rien. Madeleine ayant mis, de son geste familier, deux doigts sur l’avant-bras, elle obéit machinalement et suivit. Toutes les deux se trouvèrent bientôt dans la chapelle des « passages », complètement déserte à cette heure-là, mais cette fois à genoux au premier rang, sur l’agenouilloir de la grande stalle, où nulle séparation ne marquait les places. Le tableau de la Descente de Croix occupait ainsi tout le champ visuel : la verrière ronde qui perçait le mur de gauche l’éclairait fortement, avec un reflet plus éclatant sur la face du Sauveur et son buste à l’entaille sanglante. Les deux femmes étaient si près l’une de l’autre que Stéphanie sentit les lourds plis laineux et noirs de la jupe de Madeleine frôler sa propre jupe, si légère : ce fut une impression de chaleur vivante, qui, de sa jambe ployée, se répandit dans tout son corps. Influx de vie et pourtant rien de charnel ; rien de certains contacts suspects cherchés et goûtés naguère ; quelque chose de dominateur aussi, et pareillement d’entraînant, d’activant, mais qui, loin d’accélérer et de faire vibrer les sens, sublimait la sensibilité, diminuait l’animalité du composé humain… En cet instant, il y eut en elle une réaction du moi instinctif comme en ont les patients qu’on éthérise : ils disputent, dans un spasme impuissant, leur conscience à l’anéantissement. Une communication de sensibilité s’établit entre les deux corps agenouillés. Communication subtile et vague, mais plus efficace que par les mots… Stéphanie dut regarder ce que regardait Madeleine, dont le visage n’avait plus exactement l’air d’extase de l’avant-veille, mais une admirable expression implorante. Ainsi la pécheresse et la vierge, mêlant dans un pur contact la chaleur matérielle de leurs corps, sentirent leur pensée, leur désir, tout l’immatériel de leurs deux êtres, se rejoindre, portés par leurs regards sur la plaie béante qui agonisait devant elles. Cela encore ne s’accomplit point sans résistance de la part de Stéphanie ; elle eut des velléités de se soustraire ; des éclairs de lucidité lui laissèrent percevoir des lambeaux de réflexions hostiles : « Rien d’étonnant… Je suis une proie trop facile… Lui aussi, quand il voulait, rien qu’en appuyant sa main sur mon front… » Mais bientôt elle ne pensa plus, elle ne voulut plus rien. Priait-elle ? Non : la voix silencieuse qui articule en nous, pour nous seuls, les mots de nos pensées s’était comme atrophiée. Stéphanie ne sollicitait rien. Elle n’avait pas de souhait. Mais elle ne souffrait plus. Elle était emportée (ascension éperdue ou descente vertigineuse), si vite que cela dépassait les catégories de la perception des sens. Nulle appréhension. Elle ne demandait pas que cela finît. Son regard seul vivait en elle, pour s’unir à celui de Madeleine sur la blessure toujours vivante au flanc du Crucifié.

Elle ne récupéra la pleine conscience des choses que lorsqu’elle se retrouva dans sa chambre, avec Madeleine toujours. Le repas de midi était préparé dans un plateau sur la table.

— Oh ! Madeleine, fit-elle, je ne suis pas capable d’avaler un morceau de pain.

Sans résister et sans même répondre, la postulante emporta le plateau.

— Je reviens dans une minute, dit-elle.

Elle la retrouva assise à la même place, immobile. Elle s’assit en face d’elle.

— Nous avons prié près d’une heure, fit-elle. Maintenant nous comprendrons ce qu’il faut faire.

— Je n’ai pas prié, objecta Stéphanie.

— Vous le croyez. Vous vous rendrez compte tout à l’heure que vous avez prié…

« Je me sens un peu hébétée, voilà tout, pensa la comtesse… Et c’est une sensation qui ne m’est pas nouvelle non plus. S’échapper de soi-même, ne plus penser, ne plus vouloir… cela ne manque pas de charme. Mais cela se paye, après ! »

Avait-elle dit cela tout haut, sans s’en rendre compte ? Dans l’état où elle était, ce n’était pas impossible. Le certain, c’est que la réponse de Madeleine s’adapta exactement, une fois de plus :

— Non ! vous n’avez rien à craindre. La prière, comme nous l’avons faite, ne vous brise pas, au contraire. Vous verrez !

Mais Stéphanie, en reprenant possession d’elle-même, se sentait nerveuse et hostile.

— Pour le moment, fit-elle, je n’ai qu’une envie : dormir.

Madeleine ne répondit pas : un flux de tristesse se répandit sur son visage, et ses paupières se gonflèrent de larmes. Mais déjà Stéphanie s’était jetée contre elle et la serrait contre son cœur en balbutiant :

— Pardon !… je ne vaux rien. Je mériterais qu’on me prive de toi et qu’on me jette hors d’ici… Ne me repousse pas. Ne m’abandonne pas… Aide-moi, défends-moi !…

Cet élan, ni le tutoiement ne troublèrent point la jeune fille. Au contraire, comme il advient souvent en présence de la crise d’émotion d’autrui, elle réagit, cessa de pleurer. Un moment, elle laissa Stéphanie s’appuyer contre elle, puis elle se désenlaça doucement.

— Asseyons-nous, dit-elle.

Et, quand elles furent assises, Stéphanie encore toute vibrante, et Madeleine opposant à ce désarroi un calme plein de naturel :

— Est-ce que le Père Orban vous entendra bientôt en confession ?

— Après-demain… Je dois me préparer d’ici là.

— Alors ?… Je crois qu’il vaut mieux commencer le plus tôt possible.

L’exaltation nerveuse de Stéphanie se ranima :

— Commencer ?… Commencer quoi ? On ne vous a donc rien dit ? Vous ne savez donc pas ce que je suis ?

— On m’a dit votre nom… Je ne l’ai pas retenu…

— C’est cela… Vous ne connaissez même pas mon nom. Et vous ne savez pas…

Et lui prenant les mains, qu’elle serra à les meurtrir, et recommençant le tutoiement qui venait de lui-même à ses lèvres de grande dame :

— Tu ne sais pas que je ne me suis pas confessée depuis plus de deux années ?… que si je m’étais confessée, aucun prêtre n’aurait pu m’absoudre, et que j’ignore si le Père Orban le pourra lui-même ? Je suis hors de l’Église, entends-tu ? Hors de la communion des fidèles. Je suis mariée à un homme, et voilà deux années que je vis avec un autre.

— Jésus, dit la jeune fille, n’a pas dédaigné la Samaritaine, et pourtant il lui a dit : « Tu as eu cinq hommes, et celui que tu as en ce moment n’est pas ton mari… »

Il y avait tant de sérénité dans la réponse de Madeleine que Stéphanie comprit alors ce qu’avait dit d’elle le Père Orban :

« Elle traverse la boue sans tacher sa robe et le feu sans se brûler. »

— Moi, murmura-t-elle, comme pour elle-même, j’ai trop souillé ma robe… Vois-tu, reprit-elle, s’adressant à Madeleine, j’ai honte d’être ici. Ma présence auprès de toi me fait honte.

Son exaltation s’activait, elle parlait, parlait, comme affranchie du contrôle de toute convenance, et de sa propre volonté :

— Ce n’est pas ma faute, peut-être ! Je n’étais pas née pour aboutir à cette pourriture. Je ne demandais qu’à être une femme mariée honnête, à avoir des enfants, à vivre… platement, comme une petite bourgeoise, dans ma province.

Elle sanglotait à présent, retournée à une sorte de puérilité soignante. Madeleine l’observait, sans l’interrompre, avec des yeux attentifs qui ne marquaient aucun étonnement.

— Non… Ce n’est pas ma faute, reprit la pécheresse avec des hoquets de sanglots, des gestes convulsifs de tous ses membres et une insouciance affreuse de son désordre et de son humiliation. J’avais horreur de toutes les bassesses. Surtout de celles qui font des hommes et des femmes pire que les animaux immondes… Moins sainte que toi, Madeleine, mais pure à ta manière… Oui ! le Père Orban m’a dit sur toi… je sais, je sais. Pure par nature, par dégoût… Sans tentation… sans mérite… Et si un certain homme, un seul, n’avait pas été mis sur mon chemin… je suis sûre que je serais encore pareille à toi.

Elle s’arrêta, égarée dans sa propre pensée. Elle s’essuya les yeux, se moucha, leva vers Madeleine une face ravagée, pathétique, dont toute beauté désirable avait disparu et sur laquelle — apparition tragique — à travers les beaux traits conservés jusque-là par les soins et par l’amour, se projeta soudain l’ombre de la vieillesse. Elle pleurait, sans relâche. Ce fut Madeleine qui interrogea :

— Cet homme… c’est celui qui vous a enlevée à votre mari ?

— Il est mon mari devant la loi de son pays… J’ai divorcé.

— Ah !

Elle ne dit rien de plus. Elle semblait se recueillir et méditer… La retraitante que l’explosion des pleurs avait un peu calmée, et qui ne sanglotait plus, approcha sa chaise de celle de la novice, s’assit tout contre elle, cherchant instinctivement, dans sa détresse, cette chaleur humaine qui l’avait engourdie tout à l’heure, devant l’autel. Madeleine ne se déroba point : elle restait pensive.

— Mais pourquoi, demanda-t-elle, avez-vous suivi cet homme, puisque les créatures vous étaient indifférentes… comme à moi ?

— Je l’ai aimé.

Pour la première fois depuis les trois jours qu’elle vivait à son côté, Stéphanie perçut une palpitation sur le calme visage de la jeune fille. Ce ne fut qu’un instant, comme ces éclairs d’été, à l’extrême horizon, dont on ne sait, l’instant d’après, s’ils ne furent pas une contraction intérieure de nos yeux.

— Tu n’as pas l’air de me comprendre, reprit Stéphanie, qu’animait un irrésistible besoin de parler enfin de son passé et du Maître de ce passé. Je l’aimais. Cela dit tout.

Avec cette minutieuse lenteur de parole, où se marquait l’effort de la réflexion, Madeleine répondit :

— Aimer, c’est vouloir le bien pour ce qu’on aime.

— De toutes mes forces, j’ai voulu le rendre heureux.

— Mais vous… puisqu’il vous a rendue malheureuse, il ne vous aimait pas ?

— Si, il m’aimait… Ah ! vois-tu, Madeleine (aucune des deux ne s’aperçut, à cette heure climatique, qu’elles échangeaient leur rôle), ce sont des choses que tu ne peux pas comprendre. Heureusement pour toi… Je te dis que je sais… le Père Orban m’a dit ton enfance, tes épreuves. Tu as vu, tu as entendu ces brutes humaines pour qui l’amour est de l’ordre de la gloutonnerie ou de la boisson… De cela, je me serais sauvée comme tu t’es sauvée, empoisonnée de dégoût. Mais (elle lui prit une main dans les siennes) il existe des êtres en qui cet instinct brutal se transforme, se dépouille de sa grossièreté, de sa laideur… et… comment dire ? se distille comme un parfum… oui… tout à fait comme un parfum… en déposant, de la matière, tout ce qui est inerte, lourd et vulgaire, mais sans pourtant devenir immatériel et en concentrant, au contraire, comme un parfum, tout ce qui est essentiel dans la matière. Me comprends-tu ?

— Oui, fit Madeleine.

— Tu vois ? tu me comprends ! Tu me comprends, parce que ce sont ses mots à lui dont je viens de me servir, ceux qu’il me disait tout près de l’oreille, et qui s’emparaient de mon esprit, qui l’imprégnaient… Voilà comment j’ai pu, moi, pure de conscience et saine de corps, devenir sa chose, le jouet de sa fantaisie…

Et, sans s’en rendre compte, elle prenait vis-à-vis de la jeune fille le ton et l’attitude de la monitrice :

— Nous avons lu ensemble, hier, cette citation d’une mystique qui disait en parlant du Maître Souverain : « Il faut être sous sa main comme une girouette agitée des vents et comme un guenillon dans la gueule d’un chien… »

— Oui, fit Madeleine. Et cette mystique dit encore : « Le guenillon se laisse saucer dans la boue ; le chien s’en bat les joues, il le mâche, il le laisse et le reprend, sans que le chiffon fasse aucune résistance… »

— Voilà… Je n’ai fait aucune résistance, même lorsque j’ai été traînée dans la boue.

En cet instant les deux femmes se regardèrent, et, pour la première fois elles eurent, en même temps, l’impression qu’elles se rencontraient sur le même plan, venues de régions lointaines. Une curiosité intense, un intérêt passionné faisaient briller les regards de Madeleine. Elle insista sur son interrogation de tout à l’heure.

— Puisqu’il vous aimait, pourquoi voulait-il vous faire du mal ?

— Du mal ?… Non, il ne voulait pas m’en faire comme qui frappe, vole ou violente. Il m’a même fait du bien, du bien humain… il m’a fait princesse… il m’a assuré une fortune… Et quand il torturait ma conscience… quand il dégradait mon corps, ce n’était pas pour me faire du mal…

— Pourquoi, alors ?

— Pour assouvir son besoin de me réduire en esclavage moral… Pour… comment exprimer cela ?… pour se repaître de ma volonté.

— Comme le démon !

— Non !… Non !… le démon veut nuire, et Paul ne le voulait pas. Il voulait ployer ma nature à la sienne, et plus je lui sacrifiais de mes goûts, de ma pudeur, de ma foi, plus sa jouissance était grande et plus il m’aimait. Et le pire, c’est que son effroyable pouvoir sur moi réussissait à me faire goûter, dans mes défaites mêmes, dans mon abaissement… dans ma boue… un odieux bonheur.

Un silence…

— Cet homme est un grand pécheur, dit enfin Madeleine. Il exigeait d’une créature, contre le souverain Maître, ce que le souverain Maître a seul le droit d’exiger. Puisse-t-il n’en avoir pas eu pleine conscience !…

— Pourquoi ?

— Parce qu’il aurait commis le péché contre l’esprit, qui ne peut être pardonné.

— Sûrement non, dit vivement Stéphanie, troublée par le ton quasi prophétique de Madeleine… Il n’y a rien en lui de satanique, quoi qu’en pense le Père Orban. Et quand il piétinait ma foi, ce n’était pas sur Dieu qu’il cherchait une victoire, mais bien sur moi.

— Alors, fit Madeleine en se levant, il faut le sauver.

Ses yeux offrirent alors le caractère même de l’inspiration, dans le sens propre, dans le sens compris par tout le monde : le reflet éclatant d’un feu invisible, extérieur à l’être.

— Que veux-tu dire ? questionna Stéphanie troublée.

La jeune fille immobile répliqua :

— Il faut que nous le sauvions.

Ce « nous » heurta quelque chose de si délicat, de si prompt à souffrir dans l’âme de Stéphanie qu’elle poussa un cri d’alarme :

— Non ! Non !… pas toi !

— Il faut que nous le sauvions, répéta Madeleine.

La comtesse l’attira vers elle :

— Non !… non !… oublie ce que j’ai dit… Pourquoi l’ai-je dit, mon Dieu ! Ce sont mes misères à moi… et j’en suis rescapée. Mais toi… si parfaite… si sainte… Entre toi et cet homme… mais il ne faut même pas qu’il y ait la correspondance d’une pensée, d’une prière. Tu ne sais pas ce qu’il est, tu ne peux pas le savoir. Même ta pureté… même ta perfection, il en aurait raison… Rien ne peut lui résister, crois-moi. Ah ! pardonne-moi de t’avoir parlé ! Et jure-moi que tu ne penseras jamais à lui, que tu ne m’en parleras jamais. Autrement je ne serais plus sûre ni de toi, ni de moi… Madeleine, Madeleine, j’ai peur, ne me laisse pas m’éloigner de toi ! Garde-moi de lui !

Elle s’attachait convulsivement à sa compagne.

Madeleine murmura encore avec une obstination calme :

— Il faut le sauver.

V

Dans les contrées méridionales, il y a des heures où vraiment tout dort, non pas seulement les bêtes et les hommes, non pas seulement les arbres, les plantes, les fleurs, l’air, les nuages et l’eau, mais aussi ce qui par nature est immobile : le ciel, les rochers, la terre.

Une aube furtive se levait sur le paysage du lac alpestre, et vraiment on eût dit qu’elle s’avançait sur les choses avec des précautions de voleur, pour retarder la fin de leur sommeil nocturne. Elle se glissait par la seule issue visible du cirque boisé qui enserre le lac : trouée orientale entre les contreforts sud des Alpes. La coupole du firmament avait absorbé les dernières pâleurs d’étoiles, et l’on ne pouvait distinguer si sa nuance était celle même du ciel, ou celle du léger masque de brume interposé. Les bois et les rocs qui se disputaient les rives avaient la même apparence de blocs massifs, lourdement et magnifiquement sculptés, recéleurs de ténèbres dans leurs moindres replis que doublait le reflet des eaux. Et les eaux elles-mêmes étaient si profondément assoupies qu’elles n’étaient plus un élément souple et sensible, mais la surface figée d’une étrange substance : une gelée qui faisait miroir.

Quelle immobilité ! Quel silence ! Pas un vol, pas un pépiement d’oiseau, pas un bourdonnement d’insecte. Sur le lac, pas une ride. L’air semblait avoir une densité uniforme depuis le plan du lac jusqu’à l’orbe velouté du ciel : c’était, comme l’eau, une masse translucide, moulée en bas sur le paysage, en haut sur la coupole céleste, comblant leur intervalle et les soudant l’une à l’autre. La même fraîcheur invariable était aussi bien celle du ciel que celle des bois, de la terre et du lac.

Vis-à-vis du Palace, d’une blancheur de craie, des branches souples se courbaient sur la rive opposée, depuis les hautes ramures jusqu’à la surface de l’eau ; et ces branches semblaient agrafer immuablement la forêt au lac, leurs pointes emprisonnées dans l’eau aussi solidement que leurs pousses natives dans le tronc nourricier.

Comme le reste du paysage, dormait le vaste palais de craie. Beaucoup de ses fenêtres opposaient à l’aube leurs rideaux de bois jaune tirés à fond, de haut en bas. Plusieurs étaient grandes ouvertes : mais elles dormaient tout de même. Leurs rectangles noirs concentraient et gardaient jalousement la ténèbre nocturne sur le sommeil des vivants, endormis parmi tout le sommeil environnant.

Soudain, sans que la lumière eût varié, sans qu’un mouvement eût dérangé ses lignes, le paysage entier se réveilla : deux prunelles humaines le reflétaient. Au troisième étage du palais de craie, dans l’étroite loggia qui s’appuyait en prisme sur la façade, la vie était apparue : la vie d’un petit être aux vêtements de sexe indécis, comme lui-même, une face pâle coiffée court de cheveux noirs, des yeux bruns si lumineux qu’ils semblaient concentrer toute la vague lumière d’alentour. Homme ? Femme ? Même de tout près, on n’eût pas su le dire. Les deux pièces de son pyjama en soie paille, rayée de jaune plus foncé, pouvaient habiller valablement une de ces jeunes femmes qui prennent à l’homme sa coiffure, sa parure et son allure, ou l’un de ces adolescents sinueux, indolents et parfumés, qui poursuivent la ressemblance des femmes. Ainsi se crée, spécialement pour les lieux de plaisir des capitales et les caravansérails comme celui-ci, un tiers-sexe étrange où les hommes ressemblent, non pas exactement à des femmes, mais à des femmes qui singent des hommes. Et réciproquement.

L’être adolescent qui, penché sur le paysage assoupi, lui avait, d’un regard, redonné la vie, était beau. Ce regard foncé vivait intensément dans un de ces visages dont la pâleur même est un feu, comme pour le fer porté au blanc. Ses courts cheveux noirs, affranchis par le sommeil de l’esclavage de l’ondulation, luisaient comme des surfaces de marbre poli sous la clarté naissante. A peine surgi de son lit, il avait eu le temps, le souci, avant de contempler cette heure initiale, de rougir ses lèvres, et cette tache de faux rouge, de rouge amusant par son exagération même, achevait toute sa physionomie, avec la pâleur du teint, le luisant sombre des cheveux, les durs yeux bruns.

Comme par la magie de son regard, on eût dit que le paysage s’étirait. Le crêpe mauve du ciel s’amincissait, allait se déchirer ; le lac frissonnait sous d’invisibles frôlements ; les rameaux de saules, au lieu d’être figés dans l’eau, s’en libéraient et la griffaient de leurs lancéoles grises ; l’obscur chœur des verdures chuchotait et, par endroits, un suintement de sources, avec la fuite rayée d’un lézard, dénonçait la vie secrète des rocs immobiles.

Des pépiements incertains, dont on ne pouvait encore distinguer s’ils sortaient d’un étirement de ramures ou d’un gosier d’oiseaux, commencèrent de troubler le silence. Puis ce fut, des profondeurs boisées, un cri léger, d’abord isolé, puis alterné, puis explosant unanimement et ne s’arrêtant plus. Un grand oiseau fut lancé des branches vers le ciel, comme par une catapulte, et traversa le lac en jetant une clameur. Dans de fugitifs ronds argentés, des poissons sautèrent hors de l’eau, juste le temps, eût-on dit, d’engloutir la gemme rose cueillie par leurs écailles à la clarté qui roulait de l’Orient. Enfin, ce fut le jour, le jour encore tendre et puéril, mais roi déjà de toutes choses, et dont la royauté replaçait toutes choses en l’ordre accoutumé, en fonctions millénaires : ciel azuré, air mobile, ondes frémissantes, forêt aux gestes majestueux, rochers tour à tour humides sous leurs mousses, ou calcinés au soleil, mais vivants.

L’adolescent ambigu bâilla comme un petit de tigre, lentement, avidement, — s’étira, — fit trois ou quatre aspirations bien rythmées, évidemment apprises des professeurs de culture physique, puis quitta la loggia demi-hexagonale et rentra dans son appartement.

L’appartement, c’était une pièce à un lit, peu grande, et un cabinet de toilette d’égale dimension. A force de banalité, ce décor n’était pas désagréable, tant il réalisait ce que la mémoire et l’imagination suscitent en nous, quand on pense : une chambre de palace, pourvue de ce que les architectes, les hôteliers et les mercantis appellent : « tout le confort ». Et peut-être croient-ils vraiment que c’est là tout le confort : tapis rouges à petits dessins géométriques, cuivres du lit, acajou clair des meubles, et d’autre part, les nickels, le faux émail, les tuyaux apparents camouflés en argent mat, rien n’y manquait. Mais, sur cette banalité, le passant ambigu avait encore jeté de la vie, de sa vie. Dans le cabinet de toilette, la baignoire, restée pleine du bain de la nuit, le bain de mystère auquel nul n’assiste sinon le complice, exhalait un parfum où il y avait de l’ambre et quelque chose d’inconnu, un parfum poivré, sylvestre, qui se dégageait de l’adolescent lui-même. Dans un coin de la chambre, une malle, une malle ouverte, le casier du dessus à demi chaviré vers le fond, cristallisait en remous multicolores de soies, de brocarts et de dentelles l’instant d’impatience d’une femme. Car l’habitant était bien une femme, et c’était la Montarena.

Maintenant elle se penchait, immobile et attentive vers le cadre d’une photographie posée sur la commode près de la fenêtre. Elle l’observait, sans que rien de son visage révélât ce que cette observation lui faisait ressentir. C’était le portrait d’un homme d’une quarantaine d’années : ses cheveux abondants se partageaient sur le front avec un mépris de la mode que traduisaient aussi la barbe fine taillée en pointe équarrie, le col mou, la cravate nouée avec une ingénieuse négligence. C’était plutôt, selon les conventions courantes, le portrait d’un artiste que celui d’un homme du monde. Mais quiconque aurait eu présent à l’esprit le mot célèbre du baron Klinthal : « Il ressemble à la fois au Christ et au dieu Pan », aurait immédiatement reconnu le prince héritier fugitif, dont les frasques avaient tour à tour désolé et diverti une Cour, et qui redonnait pâture à la chronique depuis que sa femme légitime, après deux ans de patience qu’on traitait de complicité, l’avait quitté, préférant la rupture à l’acceptation, sous le même toit, et plus que sous le même toit, d’un partage avec la Montarena.

Celle-ci acheva brusquement sa contemplation de façon imprévue : elle tira la langue au portrait avec une grimace de gamine, telle qu’elle en devait faire à qui lui déplaisait, naguère, à Cagliari, dans les ruelles de chiffons, d’oignons et de tomates où elle avait vu le jour. Puis, aussitôt, elle saisit à deux mains le cadre et baisa, à travers la vitre, l’image de la bouche, longuement. L’ayant reposé, elle dilata encore ses mâchoires roses de petit carnivore, vint à la glace double de l’armoire d’acajou, ôta la veste du pyjama et, demi-tournée avec la grâce d’un geste de ballet, observa son dos. Une ecchymose bleuâtre, comme la marque d’un coup de fouet, le rayait obliquement. Elle se remit face au miroir et regarda sa poitrine avec une attention méditative. Démasquée, cette poitrine accusait le sexe du buste : deux seins petits, mais nettement surgis, pointaient un peu en l’air, merveilleusement attachés au thorax par une courbe ferme et caressante. Tout le reste du buste d’ailleurs, épaules, clavicules, double évolution des côtes, était aussi d’une femme, mais d’une femme ayant passé l’adolescence : la Montarena avait vingt-huit ans. Le ton de la peau était celui d’un camélia blanc, alors que le visage était plus ardent sous sa blancheur. Oui, plutôt que la comparaison vulgaire du marbre, la pulpe d’une fleur un peu épaisse mais tendre à miracle. Il y eut de la joie dans ses durs yeux bruns quand elle se fut ainsi un moment contemplée. Soulevant le bras gauche, elle découvrit une fine toison noire qu’elle n’arrachait pas, mais qu’elle stylisait en taches oblongues et courtes ; de l’index de sa main droite, elle disciplina ce duvet froissé par le sommeil. Puis elle avança son buste presque au contact de la glace et, le front plissé d’une ride mécontente au-dessus du nez, insista du regard sur l’unique défaut de ses seins : leurs pointes étaient si fines, si étroites et si pâles, qu’elles se distinguaient à peine. Elle courut aussitôt à la table à coiffer, bouscula le ménage de toilette, trempa l’index dans un godet de rouge, et, revenue devant la glace, frôla les deux pointes, qui s’animèrent d’un éclat pourpre, aussi loin de la nature que le rouge de ses lèvres. Mais comme le rouge des lèvres, ce fut absurde et tentateur.

Cela fait, elle remit sa veste de soie, bondit sur ses pieds nus jusqu’au cabinet de toilette, fit gicler l’eau des robinets du lavabo. L’eau, trop brusquement projetée dans la conque, cracha des gouttelettes sur le pyjama : ce qui provoqua l’explosion d’un de ces jurons italiens mêlant la religion et l’ordure, qui sortit de sa bouche charmante comme le crapaud du conte sort des lèvres de la princesse. L’eau tiède dilua le carmin des doigts. Quand elle les eut essuyés, elle hésita à aller réveiller dans le cabinet voisin sa femme de chambre, la Marta, qui était sa sœur de lait. Elle avait envie de n’être plus seule, de parler, d’entendre parler. Et tout, aux cinq heures et demie qu’il était, demeurait silencieux dans l’hôtel. Nerveuse, incapable d’un long sommeil tranquille, elle se levait souvent ainsi plusieurs fois par nuit, réveillait Marta et la forçait, pesante de sommeil, à causer avec elle jusqu’à ce que, brusquement, l’envie de dormir la prît à son tour et, coupant toute conversation, la jetât sur son lit pour quelques heures. Mais, cette fois, elle ne fit qu’effleurer le bouton de la porte et revint, sérieuse, décidée, vers sa chambre. Face à l’entrée du cabinet de toilette, une autre porte était ouverte : un rideau en drapait la baie vide. La Montarena leva le rideau et pénétra dans une seconde pièce beaucoup plus vaste. Les deux fenêtres en étaient fermées, rideaux tirés. L’atmosphère, lourde d’un sommeil humain, suffoqua la jeune femme, qui courut ouvrir une des fenêtres : mais, cette fois, elle disciplina sa fougue, et ce fut sans bruit, avec précaution, qu’elle tira les rideaux et entre-bâilla les châssis. Le store aux lamelles de bois laissa désormais filtrer, avec l’air, assez de lumière pour les yeux de l’intruse. Elle se rapprocha du grand lit. Une forme humaine y reposait dans une immobilité funèbre. La Montarena, de la même allure souple et comme feutrée, fit le tour du lit, s’installa d’un geste de chatte sur l’extrême bord libre de la couverture et contempla son ami vivant avec la même attention qu’elle avait tout à l’heure fixée sur le portrait.

Le prince Paul ne bougeait pas et ne semblait même pas respirer, sombré, après une moitié de nuit ravagée par les caresses, dans ce profond sommeil de l’aube inaccessible au bruit et aux lumières. Lui, qu’un trot de souris sur le tapis ou une raie de clarté glissant sous une porte empêchaient parfois de dormir, il demeurait inerte et inconscient sous le reflet de la fenêtre entrebâillée et malgré les bruits de sonneries et de jets d’eau qui commençaient à brusquer le silence.

Frileux, même au cœur de l’été, il avait ramené la couverture jusqu’au menton, jusque sous la barbe qui semblait s’agrafer en pointe sur la lisière du drap. La Montarena pensa (et cela la fit rire silencieusement) : « Une tête de guillotiné. » Mais, tout de suite sérieuse, elle profita de la lueur grandissante pour épier de tout près les traits de son amant. Le beau visage que la barbe engloutissait par le bas, le visage casqué de sombres cheveux roux, entaillé de stries horizontales au front, de rides étoilées aux yeux, de hachures verticales aux joues, — meurtrissures qui n’étaient évidemment pas le fait de l’âge, — c’était bien, à cette heure, la ressemblance de Pan ironique et salace, objet de terreur et de désir, savant dans l’art de faire achever à ses victimes un appel éperdu d’angoisse dans un sourd gémissement de bonheur. Chose étrange, l’élégance du dessin facial, la noblesse des traits n’étaient en rien diminuées par les ravages qu’avaient imposés non seulement l’abus du plaisir, mais l’usage intermittent de l’opium, rapporté d’un voyage en Orient. La Montarena évalua ce qui, dans ces ravages, était le fait de la nuit récente, de cette nuit qui lui avait appartenu ; elle murmura : « Almeno, questa volta, non ci sara questa puttana di contessa che l’avra messo in quelle stato. — Au moins, cette fois, ce ne sera pas cette … de comtesse qui l’aura mis dans cet état… » Et une autre idée s’enchaînant subitement à celle-ci, elle se remit sur pied, fit le tour du lit, glissa, sans le moindre bruit, jusqu’à un chiffonnier où le dormeur, après quelques pages lues, avait déposé le livre qu’il lisait, poignardé par un coupe-papier qui était un vrai stylet sarde. Avec une muette adresse de cambrioleur, la Montarena prit le livre, en ôta le coupe-papier et feuilleta les pages. Il s’en détacha une lettre glissée dans son enveloppe, une lettre qu’elle avait vu remettre la veille au soir entre les mains de son amant, et dont elle n’avait pas osé demander la provenance : car, malgré cent disputes où elle ne lui ménageait pas les injures populacières, qui le faisaient rire aux éclats, il lui imposait encore, après trois mois de liaison. Elle tira sans vergogne la lettre de l’enveloppe et la lut avec lenteur, car elle était presque illettrée, n’y comprit par grand’chose — c’était du français — déchiffra le nom du signataire : Osterrek, comprit tout de même qu’il ne s’agissait ni de femme rivale, ni d’elle-même. Alors, ayant replacé toutes choses en ordre, elle refit le tour du lit, attira une chaise, s’assit au chevet, face au dormeur, et, son fin menton dans la main gauche, elle médita sans quitter du regard la tête meurtrie au poil roux foncé que le drap guillotinait.

Dans sa tête à elle, au front bas, aux durs sourcils ras qui semblaient deux fines applications d’une fourrure de bête, l’agitation tumultueuse de la pensée opposait un bizarre contraste à cette précision rythmée des gestes qui appareillait ses mouvements à une danse, même dans la colère la plus rageuse. En ce moment, regardant le sommeil appesanti du prince, malgré l’immobilité de son propre visage, elle oscillait entre la joie de la revanche et la rancune des disputes.

La journée de la veille avait été, en effet, une des plus tumultueuses dans cette liaison de perpétuel tumulte. Seule, la matinée s’en écoula dans le calme. Tard levés, tard vêtus, les deux amants étaient descendus se baigner sur la petite plage qui, de l’hôtel même, plongeait dans le lac. La Montarena, riche de tous les vices, et qui eût trouvé naturel d’amener une prostituée dans le lit du prince, manifestait par ailleurs une jalousie féroce contre les femmes que le prince distinguait, même un instant.

Or, le prince avait observé, avec un visible agrément, une baigneuse en maillot bleu, svelte et robuste, qui nageait à merveille sans lui accorder, en apparence, la moindre attention. Cela avait suffi pour que la Montarena quittât brusquement la plage. Le prince ne l’avait pas suivie, continuant à s’intéresser à la baigneuse bleue. Dix minutes après, le chasseur était venu l’avertir que « Madame était malade et le priait de monter ». Il accéda avec négligence, non pas que les scènes de Lody (c’était le prénom de théâtre de la Montarena) l’effrayassent : le plus souvent, il s’en divertissait comme d’un spectacle, mais, cette fois, il lui déplaisait d’interrompre son observation. Revenu au contact avec la Montarena, il avait subi la rage, les pleurs, les injures, les menaces de cette Euménide déchaînée, avec son sourire de Pan, ne perdant jamais l’occasion de l’interrompre par une ironie, ou par un bref mot de mise au point, la banderillant de sarcasmes acérés qu’elle comprenait mal, parfois la calmant d’un mot d’admiration sincère que valait telle attitude furieuse et belle, vite retournée à l’envie de crier, de frapper, de mordre… Et le prince n’avait dû qu’à la prestesse d’un dérobement du buste (il y excellait) d’échapper au choc d’un presse-papier fait d’une pierre du lac, que lui lançait contre le front, avec une précision de championne de tennis, l’Euménide aux joues incendiées.

Cela avait, comme toujours, fini par un corps-à-corps, le prince maîtrisant la femelle furieuse, habile à échapper une main pour griffer, à virer à temps la tête pour happer, dans une morsure, le poignet, voire la joue de son amant. Elle lui fit même, d’une de ces morsures, saigner la lèvre d’en bas, et le prince ne s’en aperçut qu’aux gouttes de sang qui tombaient sur la chemise en lambeaux de Lody. Les yeux de celle-ci, en même temps, avaient des taches écarlates. Calmée, immobile, elle balbutia : « Paul, je t’ai blessé… Je ne voulais pas… » Tandis que lui, subitement pâle de rage, la retournait sur le lit, le ventre plaqué contre le drap, et la maintenant de la main gauche dans le creux des reins, s’armait d’une petite ceinture de cuir traînant à portée de sa main, — la ceinture que la mode adaptait alors aux maillots de bains, — et lui zébrait le dos d’un coup unique, mais aussi violent que ceux dont naguère, à son régiment, on fustigeait encore les soldats fautifs. Le coup donné, il s’arrêta, dégrisé. Alors, il avait vu Lody se retourner vers lui, la figure ardente, les yeux en fièvre. Ses bras se tendaient et sa voix râlait de ce ton rauque qu’ont les félines pour l’appel d’amour :

— Viens !

Il s’était précipité dans les bras qu’elle lui tendait, retournée sur sa hanche douloureuse, et, après une étreinte aussi soudaine, aussi brève que l’amour des oiseaux en plein vol, tous deux s’étaient abîmés dans un sommeil incoercible, la martyre et le bourreau enlacés. L’ombre nocturne s’épandait au moment de leur réveil. Ils n’avaient quitté ni la chambre ni le lit ; Marta leur avait servi des cocktails qu’elle composait et secouait à merveille, puis un souper substantiel. Et ce n’était que fort avant dans la nuit que la Montarena avait regagné sa chambre, laissant le prince abîmé dans un sommeil qui lui donnait l’apparence de la mort.

Voilà les souvenirs que remuait, assise devant le visage de son amant, le singulier androgyne qui ressentait encore sur sa chair tendre la zébrure de la lanière de cuir :

— Brute !… Bourreau !… gronda-t-elle entre ses dents, en couvant son amant endormi d’un regard où la tendresse avait quelque chose de menaçant, et qui pourtant exhalait de la tendresse.

Puis elle ne parla plus, mais ses lèvres continuèrent de remuer, ce qui lui arrivait quand elle était fortement saisie par sa propre pensée. Présentement, elle parlait au dormeur : elle lui disait silencieusement ce qu’elle lui aurait dit s’il l’avait écoutée éveillé, et d’autres choses encore qu’elle ne lui aurait pas dites dans la veille, soit parce qu’elle trouvait prudent de les lui cacher, soit parce que, malgré son audacieuse gaminerie, elle se sentait toujours son esclave, révoltée, mais esclave tout de même.

« Alors, tu dors… ruffian meurtrier ! se murmurait-elle. Tu dors comme un bœuf assommé qui a tiré le rouleau de pierre sur le blé toute une après-midi de juillet… Est-ce de m’avoir battue qui t’a fatigué, canaille ?… Je m’en vais te montrer la marque que tu m’as faite hier, pour essayer de me tuer… la marque rouge que je garderai toute ma vie, bien sûr… Mais tu entends, et je te le jure sur la Sainte Madone (elle fit le signe de la croix), aussi longtemps que cette marque me balafrera les reins, mes reins qui étaient si jolis, et purs comme ceux d’une gamine de quinze ans, aussi longtemps je ne te lâcherai pas… et plutôt que d’être quittée, je te tuerai, oui, brigand, scélérat, meurtrier ; je te tuerai de mes mains, quoique tu sois un prince, et tous les princes et les rois ne m’en empêcheraient pas… C’est que tu es beau… vois-tu ! Regardez-le dormir, ce maudit qui a voulu assassiner une femme… »

Elle quitta la chaise et se mit à genoux devant le lit, juste à la hauteur du chevet, comme pour prier. Son visage n’était plus qu’à deux empans de celui du dormeur. Elle voulait revoir de près la cicatrice qui demeurait visible, gonflée légèrement, à la lèvre droite de son amant. « Une bouche si belle » ! murmura-t-elle cette fois, presque perceptiblement. « Che peccato d’averla cosi rovinata ! — Quel péché de l’avoir abîmée ! » Elle approcha sa bouche de cette bouche avec une envie démente de la baiser passionnément, mais elle s’en écarta aussitôt, prise de la peur de lui faire mal, et qu’il s’éveillât, et que, ivre de colère, comme la veille, il recommençât de la frapper sur les reins. Cette appréhension la mettait hors d’elle-même, angoisse mêlée de désir qui l’électrisait. L’angoisse fut plus forte, et la Montarena s’écarta du lit. Dans son âme presque inculte, mais douée pour la perception et l’association des images, l’instinct trouva la ressemblance que le baron de Klinthal avait soulignée d’une ironie :

— Le Christ dans son linceul ! murmura-t-elle.

Et de nouveau elle se signa.

La sirène du premier bateau qui, le matin, commençait à travers le lac la liaison avec la rive opposée et, six fois en douze heures, faisait communiquer le royaume d’ici avec la république d’en face, — la sirène émit un gémissement qui se gonfla peu à peu, devint si fort qu’il sembla vibrer dans la chambre, puis se dégonfla lentement et finit dans une douce rumeur que les rochers environnants répercutèrent en l’absorbant peu à peu. Ce hurlement harmonieux secoua l’inertie du dormeur. Il rejeta le drap sans ouvrir les yeux, dégagea sa tête et son buste, puis regarda, et, voyant devant lui la Montarena, il eut un brusque recul de tout le corps et se mit sur son séant, appuyé sur l’oreiller par le bras droit. Un premier réflexe d’inquiétude devant l’inattendu était chez lui incoercible. D’une bravoure insensée pendant la guerre, on l’avait vu crier parce que le cheminement d’une araignée frôlait son cou. Il se reprenait d’ailleurs aussitôt, d’un rétablissement volontaire et énergique ; ce fut le cas. Passant la main sur son front, il bâilla ; puis, affectant un calme absolu, il parla à l’androgyne silencieux et inquiétant qui s’était reculé et guettait son premier geste pour s’enfuir ou se défendre.

— C’est toi ?… Qu’est-ce que tu fais là ? dit-il d’une voix qu’il s’efforçait d’affermir.

Elle avait perçu son émoi et l’assurance lui en était revenue. Elle répliqua silencieusement :

— J’ai dormi très mal. Je m’ennuyais seule. Alors, je suis venue.

— Tu viens d’entrer ?

Par simple goût de mentir, elle dit :

— Oui. A l’instant.

— Va ouvrir les rideaux et les fenêtres.

Pour tout ordre du maître, cette rebelle était la docilité même. Elle y alla comme si elle eût été la femme de chambre. Soulevé du coude contre l’oreiller, Paul suivait en l’admirant l’impeccable grâce de ses mouvements : « Elle a l’air de danser un ballet, » pensa-t-il, et comme il était doué d’une imagination musicale originale et inépuisable, il improvisa à mesure l’accompagnement des gestes de la jeune femme, soulignant d’un arpège le glissement des anneaux de cuivre sur la barre de cuivre et le vif one-step de sa démarche entre chaque geste posé. A ce moment, elle ne lui inspirait nul désir, mais il goûtait l’agrément de sa charmante beauté et de sa parfaite grâce : « Pourquoi n’ai-je nulle envie d’elle ? » se dit-il. Et comme la curiosité naturelle de son esprit et l’entraînement de la mode lui avaient fait parcourir ou plutôt survoler les livres de Freud, il pensa : « Le refoulement ?… Qu’est-ce qui refoule mon appétit ?… Ah ! oui ! je sais ! » La baigneuse bleue apparut devant lui comme une statue sur le petit môle de bois : les touffes blondes débordant la coiffure de caoutchouc indigo, la figure irradiée, irriguée de jeune sang rose ; les yeux bleu clair ; la peau rose des épaules, des bras ; le double gonflement de la poitrine solide sous le jersey pâle qui dessinait étroitement le torse ; le ventre creusé en un point et les cuisses rosées aussi, si rosées que les autres baigneurs, hommes et femmes, autour d’elle, avaient l’air d’exhiber des peaux à demi mortes.

Comme un savant applique son esprit à résoudre un problème posé, même s’il lui est indifférent, ce voluptueux ressuscita l’image, et sa curiosité ingénieuse prit possession de tout ce que le souvenir estompait seulement, de ce que la réalité n’avait pas révélé. Et la mélodie qui chantait dans son esprit se composa de cette image évoquée, mêlée à l’image vivante de la Montarena.

Mais, du mélange de ces deux images et de ces deux harmonies intérieures, se dégageait bientôt le désir : chez cet extrême sensitif, il naissait toujours d’une cérébration. La Montarena, qui s’appliquait maintenant à régler les stores obliques contre l’invasion du soleil, l’entendit murmurer :

— Lody !…

Elle tourna sa petite tête brune aux yeux déjà enivrés, car elle avait perçu dans les deux syllabes ainsi jetées une sonorité annonciatrice, quelque chose de puissant et de fêlé qu’elle connaissait bien. Le magicien l’avait aimantée, comme ses autres maîtresses, et, de toute la force disponible en elle pour l’amour, elle l’aimait.

Elle eut un élan, de la fenêtre jusqu’au lit, si vif, si rythmé, si gracieux, qu’on n’aurait pu le comparer qu’au vol d’un oiseau passant d’une branche à une autre. Les yeux de son amant dénonçaient le bouleversement pathétique que lui donnait la passion et qui la bouleversait elle-même. Et, tandis que, dans son petit cœur tumultueux, se diffusait l’apaisement à se sentir toujours désirée, et que sa pensée balbutiait : « Comme il m’aime ! » lui, son ardeur s’enfiévrait d’une double trahison : trahison de son rêve avec une autre chair, trahison de sa chair avec un autre rêve.


Au cours de la matinée, Marta vint plusieurs fois, sur la pointe des pieds, entr’ouvrir le rideau qui pendait entre la chambre des deux amants. Ils dormaient dans le lit commun, mais chacun d’un côté et séparés par toute sa largeur, comme si le sommeil eût rompu la fiction de leur amour et jusqu’à leur liaison. Ils dormaient de ce sommeil insondable où l’Éros épuisé semble habiter pour un temps le mystérieux domaine de son frère Thanatos. La servante avait continué de veiller, rangeant toute chose dans la chambre de sa sœur de lait et dans le cabinet de toilette. Elle était extrêmement ordonnée, et le régime fantasque de ses maîtres, qui dormaient indifféremment le jour ou la nuit, qui prenaient le petit déjeuner au coup d’une heure ( al tocco, che peccato ! ), puis sautaient le lunch et le dîner, lui semblait le comble de l’inconfort, et elle les plaignait sérieusement. Cette fois, le tocco avait déjà sonné depuis trois quarts d’heure quand elle put servir au prince et à sa compagne, dans un petit salon attenant à la chambre du prince, un breakfast anglais composé d’une côtelette, de toasts, de thé et de confiture de groseilles.

Ce petit salon occupait une position ravissante, en bow-window sur le lac. On se fût cru à l’entrepont d’un yacht voguant insensiblement vers la côte rocheuse et velue que dessinait la rive opposée. Il n’y avait comme mobilier qu’un guéridon pliant où le repas était servi, le canapé bas où s’asseyaient les deux amants et un piano demi-queue que le prince y avait fait installer dès le lendemain de son arrivée.

Tous deux mangeaient du bout des dents, « comme les poules et les poulets au temps de l’amour », pensait Marta en les servant. Elle ne put se tenir de murmurer :

— Son Altesse devrait au moins entamer une autre côtelette.

— Fiche-moi la paix avec ton Altesse, lui répliqua le prince. Je t’ai dit qu’ici je m’appelle M. Lazare.

— Bon… Bon… Mais quand je suis seule avec Madame et le prince, je peux bien dire Son Altesse. Et puis, si Son Altesse s’imagine qu’on y croit, au M. Lazare !

— Pourquoi dis-tu ça ? fit Lody. Tu as entendu parler les domestiques de l’hôtel ?

— Non, non, répliqua Marta, enlevant le couvert et fermant pour ainsi dire tout accès de son masque têtu. Mais un prince n’a jamais l’air de M. Lazare.

Elle s’en allait, hochant sa tête ronde. Le prince, qui avait écouté distraitement son dialogue avec Lody, la rappela :

— Préviens le portier qu’à trois heures il viendra pour moi quelqu’un me demander… M. Osterrek.

— Ah ! C’est vrai, fit Lody, étourdiment.

— Comment le sais-tu ?

— Tu me l’as dit hier soir.

Jamais elle n’était prise de court, car elle mentait hardiment, contre l’évidence. Le prince n’insista pas et poursuivit s’adressant à Marta :

— Dès que le comte Osterrek sera ici, qu’on le fasse monter sans aucun retard.

Lody pensait : « Et moi, qu’est-ce que je ferai pendant que cette canaille d’Osterrek sera ici ? Car le prince me renverra. Ah ! je prendrai un bain très chaud, et après je dormirai encore. »

Marta, boudeuse, s’éclipsa. Alors, le prince quitta le divan et alla s’asseoir devant le piano. La Montarena adorait ces moments, presque à l’égal des caresses, quand pour elle seule, croyait-elle, mais en réalité pour lui-même, Paul, laissant d’abord courir presque au hasard ses doigts sur le clavier, — soit qu’il retrouvât un air entendu la veille, soit qu’il évoquât un motif classique ou moderne, — peu à peu se laissait aller à penser en musique. Il n’y avait pas de terme qui pût rendre plus exactement le flux ininterrompu d’harmonie qui glissait de sa pensée vers les touches. Don mystérieux qui portait en lui sa rançon et sa limite : dès que le prince essayait d’écrire ce qu’il rêvait, la source tarissait subitement, ou plutôt ce qu’elle écoulait n’était qu’un filet pâle et sans goût. Il avait essayé de faire noter ses inventions, mais, sur cet ultra-nerveux, la présence d’un secrétaire suffisait à tarir l’inspiration. En jouant, il imaginait les notes s’accrochant sur la portée, et cela glaçait aussitôt son capricieux génie. Ce qu’il lui fallait, c’était la solitude avec le piano sonore et docile, mieux encore la présence d’une femme qu’il eût possédée, qui aimât la musique et qui la comprît. Or, l’ignorante Lody, qui savait à peine lire un air, était merveilleusement sensible à la musique. Maintenant, assise tout au bord du divan, les coudes sur ses genoux et le menton sur ses paumes, toute sa figure et tout son être étaient tendus vers le piano vibrant et vers l’animateur qui le faisait à son gré susurrer, mugir, s’attendrir, rire et pleurer. Insensiblement, pendant qu’elle prêtait l’oreille, Lody, d’abord immobile, commençait à souligner la mélodie par d’imperceptibles mouvements de son corps. Peu à peu ses mouvements s’amplifièrent, accusèrent un rythme et les nuances de la sonorité. Enfin, elle n’y put tenir : elle se détacha doucement du dossier, si étroitement enlacée et comme électrisée par la musique, que ce fut aussi à peine perceptible. Elle dansait assise, puis demi-assise, ses pieds nus sortis des babouches. Enfin, comme la musique s’incorporait à elle, le prince la couvant des yeux, elle élargit son jeu et ses pas, bondit entre le divan et le piano dans la pièce exprès démeublée. Ce fut une collaboration entre la danseuse et le musicien, et ces deux êtres nerveux et sensibles à l’Art y goûtaient un plaisir presque égal à celui de confondre leurs souffles dans un baiser. Paul avait découvert et vérifié par l’expérience qu’à un certain degré d’excitation musicale il suggérait à la Montarena les gestes et les attitudes qu’il voulait, aussi infailliblement qu’un hypnotiseur à un médium. Il voulut : et sans qu’il imposât son vouloir autrement que par son rythme, la Montarena défit la courte veste du pyjama, l’envoya tournoyante s’abattre sur le divan et continua de danser, dérobant et montrant tour à tour son buste et la zébrure sanglante de ses reins. Il voulut : et dans un brusque accroupissement plein de grâce, elle laissa tomber sur le tapis rouge le large pantalon jaune et s’échappa de sa gaine légère, dans une nudité païenne. Tour à tour, la pudeur de la nymphe surprise, la quiétude de la naïade solitaire, la provocation de la bacchante se succédèrent dans le cercle étroit de la pièce, qu’éclairait un jour de féerie. Puis, encore sur l’injonction du piano, elle saisit une large écharpe rouge roulée entre deux coussins du divan, la déroula, s’en enveloppa, subitement grandie, allongée par cette spirale pourpre qui ne laissait passer que la pointe de ses pieds aux ongles rouges et sa menue tête blanche et noire dont les paupières baissées éteignaient les yeux. Elle fut une petite divinité égyptienne, chaste et mystérieuse, qui recevait l’encens mélodieux distillé pour elle par son amant.

Soudain, la musique s’arrêta, le charme se rompit. L’écharpe à demi flottante découvrit la gorge pâle. Marta qui, pendant la danse, avait en hâte fait la chambre, était sur le seuil et disait :

— Le Monsieur est en bas.

Le prince quitta vivement le piano.

— Qu’il monte tout de suite… et qu’on apporte deux Martini. Toi, petite, laisse-nous.

Lody ne bougea pas, elle boudait. Avec une condescendance qu’elle eût sentie pleine de dangers, si elle avait mieux connu son amant, il s’approcha d’elle, la souleva dans ses bras et tout en lui murmurant :

— Tu es délicieuse et tu as dansé à merveille. Tu seras demain la plus célèbre danseuse du monde ; les managers d’Amérique se disputeront tes jambes à coups de millions.

Il la porta jusqu’à sa chambre à elle, où il la déposa sur le lit. L’exagération des compliments l’avait déjà déridée, et elle rendit les baisers avec une fougue silencieuse, tandis qu’il lui disait :

— Dors… Tu l’as bien gagné… Je t’aime !…


— Monseigneur, je vous présente mes humbles devoirs.

Mince, blond, un peu chauve, la face bilieuse, très anglais d’aspect et de tenue, sans âge, Osterrek attendait debout dans la chambre.

— Assieds-toi, vieux, et remets tes « monseigneur » dans ta sacoche. Je n’ai pas rompu tous les ponts derrière moi pour entendre ici l’écho des balivernes de la Cour.

— Comme il plaira à Votre…

— Non, pas d’Altesse non plus. A Paris, autrefois, tu m’appelais Paul et je t’appelais Henri. Rajeunissons-nous de dix-sept ans : imagine que nous sommes encore au Café du Dôme. Raspail et Montparnasse. Conte-moi en détail ce qui s’est passé depuis mon départ. J’ai vécu ici comme un collégien avec sa maîtresse ; à peine si j’ai ouvert les journaux et encore pas ceux du pays.

— Comme tu voudras, fit Osterrek en s’asseyant sans façon.

— Une cigarette ?

— Volontiers.

Les deux Martini étaient posés sur le guéridon volant, près du lit. Paul effleura le sien.

— Donne-moi des nouvelles de la ménagerie.

Osterrek, impassible, laissa à la fumée de sa cigarette le temps de sortir lentement par le nez.

— La ménagerie est consternée, dit-il.

— De mon départ ?

— De ton départ… et surtout des circonstances de ton départ.

Le prince fit semblant de rire plutôt qu’il ne rit.

— Ce n’est pas moi qui ai commencé.

— Le départ de la comtesse avait fait de l’émotion, mais ce n’était pas la même chose.

— On me donnait déjà les torts.

— Est-ce que tu ne les avais pas ?

— Naturellement, je les avais, socialement parlant. Tout de même, entre nous, Henri, une institutrice, de bonne famille, mais enfin de famille sans éclat ; et par-dessus le marché ruinée… qu’on fait comtesse… à qui on reconnaît une dot de 100.000 dollars… qui devient la femme d’un prince héritier alors qu’elle est folle de lui et que, probablement, elle se donnerait pour rien, sans condition…

— Ceci est moins sûr, interrompit Osterrek.

— Tu en doutes, idiot ? Tu l’as vue avec moi, pourtant, avant le mariage.

— Elle était capturée, c’est vrai.

— Je te dis que je n’avais qu’à vouloir. C’est pour cela, d’ailleurs, que j’ai exigé d’elle un sacrifice beaucoup plus grand : corps et âme, elle s’est immolée en même temps… Où en étais-je ? Tu me fais divaguer… D’ailleurs, je perds la mémoire de plus en plus. C’est énervant.

— Tu me parlais de son bonheur à t’épouser.

— Oui… C’est cela… Et elle va se plaindre aujourd’hui parce que je n’ai pas vécu bourgeoisement avec elle ?

Osterrek acquiesça :

— Oui… Elle devait comprendre.

— Elle devait bénir chaque matin le ciel de sa fortune insensée et m’obéir non pas seulement dans le tran-tran de la vie, où je la laissais libre, mais dans ce que tout homme demande à la femme qu’il aime.

— Elle a dit que tu lui en demandais trop.

Nonsense ! Elle ne s’est plainte de rien pendant près de trois ans, tu le sais. Jamais je n’ai eu une maîtresse plus docile, et c’est par là qu’elle m’a tenu, la sotte. Tout ce que l’amant le plus exigeant, le plus…

— Le plus singulier, suggéra Osterrek très sérieusement.

— Si tu veux… le plus singulier… le mot me plaît… peut exiger d’une maîtresse… la professionnelle la plus souple, la plus soumise, après cinq cocktails comme celui-ci, qui est rude, n’a pas plus de docilité, ni plus de curiosité. On aurait dit que le premier péché commis, celui qu’elle appelait son crime — son divorce et son remariage — avait fait sauter tous les scrupules et que rien ne comptait plus. Et pour cette pauvre petite chose insignifiante, pour cette Montarena, qui a fait la joie des marins à Cagliari et des cabots à Palerme avant d’avoir atteint ses quinze ans…

— Elle n’a pas voulu la supporter chez elle.

— Mais non… Un caprice de femme inexplicable. Elle la supportait très bien, très bien, tu m’entends, puisque… Non, je me suis juré de ne jamais rien raconter sur elle.

Il vida son verre d’un trait, médita. Osterrek fumait en silence. Paul reprit :

— Mais tu ne dis rien. Raconte ! Et raconte brièvement. Les histoires de cette pétaudière de Cour m’attristent, m’énervent, et après on parlera d’autre chose. Et puis, tu sais, old chap , je suis content de revoir ta figure de bandit britannique, et je te remercie d’être venu me renseigner. Allons, parle. Je te donne cent mots pour tout raconter, la Cour et la comtesse.

Osterrek se recueillit quelques secondes.

— Voilà, dit-il. D’abord la comtesse. Elle s’est retirée dans son pays, dans un couvent.

— Un couvent ?

— Oui, presque à la frontière française, le couvent de la Sainte Quarantaine, une espèce de béguinage supérieur, et elle y fait une retraite.

— Pour devenir religieuse ?

— On ne sait pas. Il n’est pas aussi facile de connaître ce qui se passe dans un couvent que dans une Cour royale ou dans un palace-hôtel. Une porte s’est fermée sur elle le 10 du mois dernier et depuis, rien. Elle ne reçoit aucune lettre, ou du moins ne répond pas.

— Tu as essayé ?

— Oui. Une lettre est restée sans réponse ; une autre, recommandée, m’a été retournée intacte, avec une suscription qui n’était pas de la main de ta femme.

Le prince plongea un instant dans une de ces méditations profondes qui lui changeaient le visage, arrachant son masque voluptueux et rendant à ses traits leur noblesse native. Osterrek le laissa méditer. Il revint à lui, regarda les verres vides, hésita comme s’il voulait ordonner à son camarade de les faire remplir, puis, plus curieux de savoir que de boire, dit :

— Continue… La Cour ?

— Grand branle-bas au lendemain de ton départ. Je te l’ai écrit.

— Oui, la réunion du Conseil des ministres et du Conseil privé. Il n’en est rien sorti, naturellement ?

— Rien… sinon la décision de te mettre en filature.

— Je suis filé ?

— Un couple de flics a perdu ta trace dans la capitale le soir de ta fuite, mais il y a eu évidemment des indiscrétions autour de toi.

— Lody ?

— Sans doute.

— Un autre couple de policiers, l’inspecteur Syot et son secrétaire sont ici.

— Dans l’hôtel ?

— Non, au Bellevue, dans la ville.

Paul fuma un instant sans rien dire, puis déclara :

— Je m’en fous.

— Je n’en doute pas, mais tu m’as dit de te rendre compte. Revenons dans ta capitale. Après les conseils dont rien n’est sorti, réunion de la famille avec ton oncle Otto.

— Qui est avarié !…

— Et ta grand’tante, la princesse Marie…

— Qui est folle.

Osterrek acquiesça.

— Le plus grand secret sur cette délibération a été juré ; aussi, le soir même, tout le monde savait, même en ville, que tu avais écrit une lettre de renonciation à la succession du Roi, qu’on la tiendrait secrète et qu’on t’enverrait un émissaire pour te faire revenir sur cette imprudente décision. La princesse Marie serait, d’autre part, déléguée auprès de ta femme pour la faire sortir du couvent et la rapprocher de toi.

— Ces gens-là sont toqués, ma parole, grommela le prince.

— Je n’ai pas besoin de te dire que ton neveu Charles-Henri a soutenu que ces démarches étaient superflues et que tu ne céderais pas.

— Parbleu ! Ça fait son affaire. C’est même la seule chose qui me dégoûte dans le parti que j’ai pris.

— Seul, le Roi a dit des paroles conciliantes sur ton compte. Il paraissait sincèrement affecté.

— Pauvre papa ! C’est le meilleur de la bande, et cela me chagrine de lui causer des embêtements. Et ma mère ?

— De glace.

— Une mère de glace, ironisa le prince.

— Oh ! Paul, fit Osterrek d’un ton de reproche… Ta façon d’être avec les femmes la bouleverse. « Mes entrailles le renient », a-t-elle dit à la princesse Marie, qui va répétant cela comme un mot historique.

— Bon ! coupa brusquement le prince. Assez parlé de tout ce monde-là, que je vomis. Tu peux rester ici ?

— Tant que Votre Altesse le commandera, fit Osterrek, oubliant à cette minute de loyalisme le protocole de camaraderie.

Et, cette fois, le prince ne protesta pas.

— Alors, vieux, ne me quitte pas, fit-il. Installe-toi le plus près de moi possible. Tu as donné ton nom à l’hôtel ?

— Pourquoi pas ? Les flics de Bellevue savent que je suis ici. Le secrétaire m’attendait depuis hier à tous les trains. Mais nous sommes en terre étrangère. Et la frontière de la monarchie voisine est à vingt minutes du lac, si nous sommes expulsés.

— Expulsés ?

— Il paraît que ce n’est pas impossible.

— Qu’est-ce qu’ils y gagneraient ?

— Rien. Nous embêter.

Paul haussa les épaules. Il alla à la fenêtre regarder le lac. Il revint, le regard rasséréné, vers Osterrek, et c’était de nouveau le sourire panique qui plissait ses lèvres et ses veux. Osterrek, complice de son royal ami depuis les jours et les nuits de Paris, reconnut cet air et pressentit des confidences sur la Montarena. Le prince se rapprocha de lui et lui dit à voix contenue :

— Puisque tu veux bien me rester, je vais te demander un service. Oui… te confier une mission.

— Je suis à tes ordres.

— Écoute. Il y a, ici dans l’hôtel… une femme que je n’ai aperçue qu’une ou deux fois. Mariée, je crois… Des gens bien, mais pas de la société. Commerçants riches, fonctionnaires…

— De quel pays ?

— De celui-ci, je crois : je ne sais rien d’eux, pas même le nom, mais tu reconnaîtras la femme à ce qu’elle ressemble à Sabine Léris. Tu te rappelles ? Notre prix de beauté de 1924. Un peu moins jeune, et plus fine. Les mêmes cheveux châtains, la même peau rose… et un corps ! Léris n’était pas mal faite, mais celle-ci ! Je l’ai vue au bain… C’est la nuit de Michel-Ange, rajeunie de vingt ans, tu comprends ? Le col dégagé, une gorge à la fois ferme et lourde. Signe particulier : elle se baigne avec un maillot bleu.

— Elle n’en a qu’un ?

— Idiot ! Elle s’est baignée hier matin avec un maillot bleu.

Un moment, le silence laissa chacun des deux amis à ses réflexions.

— Bien, déclara Osterrek, je vais m’informer. Si je peux la joindre, qu’est-ce que je dois lui dire ?… Oui… Je comprends, c’est entendu… Mais je n’arriverai à rien, ou du moins ce sera interminable, si je ne peux pas lui dire qui est Votre Altesse.

— Dis-lui ce que tu voudras. D’ailleurs, elle le sait probablement déjà.

Les yeux du prince eurent cet étrange regard de faune qui mettait les femmes en émoi. Osterrek répliqua :

— Dans ces conditions, je m’en charge.

D’une voix dont il ne put dissimuler la fêlure, Paul murmura :

— Tâche que je la rencontre aujourd’hui. Comme argent, bien entendu, ce qu’il faudra.

Osterrek parla à mi-voix comme pour lui seul :

— Aujourd’hui… c’est trop court. Mais demain, veux-tu ? Il faudra que j’éloigne le mari, s’il n’est pas homme à s’arranger de l’affaire : je dois donc d’abord faire sa connaissance. Je tâcherai de l’emmener hors de l’hôtel. En arrivant tout à l’heure, j’ai repéré à cet étage un appartement avec un petit salon, tout au bout du corridor, numéro 14. Je vais le prendre pour moi, et je te donnerai la clef. Quelle heure te conviendrait ?

Pâle de désir, le prince dit :

— L’heure du thé serait la meilleure. Si demain est un jour comme celui-ci, tout l’hôtel sera dehors, terrasse ou plage.

— Oui… demain, vers cinq heures, murmura Osterrek, qui depuis un moment regardait avec attention le rideau interposé entre la chambre où il était et celle de Lody.

— Qu’est-ce qui te préoccupe ? demanda le prince.

— Qui habite là ?

— Lody.

— Elle ne se méfie de rien ?

— Non. Elle est jalouse, naturellement.

— Votre Altesse ne croit pas qu’elle nous ait écoutés ?

— C’est possible. Mais nous avons parlé français, et elle ne sait dire en français que le mot de Waterloo. Celui-là, par exemple, elle le dit bien.

— Tant mieux. Car elle est dangereuse. Oui, oui… ajouta-t-il en réponse à un geste d’indifférence ébauché par le prince. Je sais… Votre Altesse en a affronté bien d’autres !

VI

Jours de prison, jours de cloître, ils s’accumulent pesamment l’un sur l’autre comme s’entasseraient sur le sol les épaisses feuilles d’une plante tropicale. Un peu de temps coule, et l’on s’étonne de ne plus trouver à la place du monceau foisonnant qu’un petit tas de palmes sèches. Les heures lentes font des semaines brèves.

Depuis combien de semaines Stéphanie vivait-elle recluse, entre les murs de la Quarantaine ? Elle n’aurait pas su le dire sans contraindre sa mémoire, et pareil effort lui répugnait. A quoi bon peser, scruter la cendre quotidienne de la vie, quand on s’applique à se détacher de la vie plus hâtivement et plus absolument que la vie ne se détache de soi ?

Elle n’était venue là que pour y trouver un refuge provisoire, de bonne renommée et de défense inviolable. « Une neuvaine ou deux », avait postulé sa lettre à la Mère Supérieure, quand, au lendemain de son évasion de la Cour, elle tremblait, dans des logis de hasard, de voir surgir en sa présence le Maître de son destin. L’acclimatement avait été dur. Sans l’angoisse de penser : « Où irai-je, si je pars ?… » et surtout sans l’assistance de Madeleine, peut-être n’aurait-elle pas achevé le troisième jour au couvent. Ainsi la première emprise, sur son âme désorientée, fut celle du lieu lui-même : silence et sécurité. La seconde fut l’amitié mystique. Quand le Père Orban intervint, l’âme déjà s’épurait et retrouvait l’équilibre : il la confirma rudement, sachant bien que la tendre vigilance de Madeleine panserait les plaies de cette flagellation nécessaire. Et tout cela, pourtant, n’eût pas retenu Stéphanie au cloître (elle devait bientôt en toucher la preuve). Ce qui la fixa dans l’asile de prière et de rédemption, ce fut d’avoir versé dans le cœur de la jeune fille l’amertume passionnée de son propre cœur, d’avoir assisté au prodigieux émoi provoqué par cet aveu, d’avoir entendu la voix inspirée de Madeleine s’écrier par trois fois : « Il faut le sauver. »

Le scrupule qu’elle en ressentit d’abord, le scrupule un peu jaloux de mêler cette enfant pure à la rédemption d’une âme si dangereuse, ne tint pas longtemps contre le magnifique apaisement qu’établirent en elle ces simples mots : « Il faut le sauver ! » Enfin, sa vie avait un but ! Oui, le sauver. Et, pour le sauver, s’épurer soi-même, devenir quelque chose de saint et d’inspiré comme cette petite servante du Seigneur. « Voilà mon rachat » commença de penser Stéphanie. Elle sentait s’écailler cet enduit de scepticisme qui revêt les consciences mondaines, témoins de tant de dépravations admirées, de tant de crimes d’avance absous. Le sauver ! C’était d’abord le droit de penser à lui, de parler de lui à une oreille complaisante, bientôt plus que complaisante : avidement complice. Elle-même, d’ailleurs, n’y redoutait plus aucun danger. L’évocation constante du passé laissait en elle le désir amorti. Bien plus, ce qui lui restait d’amour pour l’absent se muait peu à peu en cette abnégation, mêlée d’altruisme et d’égoïsme, où la charité, tout en sauvant autrui, cherche son propre salut.

Grâce à cette convergence des deux âmes féminines autour d’un même objet, la confession de Stéphanie fut préparée en commun. Dans cette confession, ne s’agissait-il pas, en effet, de lui , toujours de lui ! Comme autour d’un ange de damnation, le passé impur de Stéphanie ne tournait-il pas autour de lui sa ronde diabolique ? Et puis, livrée à elle-même, Stéphanie eût été incapable d’achever et d’ordonner l’inventaire. Madeleine, au contraire, moins encore par éducation que par une sorte de génie, possédait l’art subtil des mystiques, l’art de fixer étroitement son attention sur sa propre conscience, d’inventorier minutieusement ce qu’elle contient de bien et de mal, et cela non pas sans effort, certes ! ni sans douleur, mais avec l’intérêt passionné d’un bon jardinier qui inspecte chaque plante après l’autre et, sans chercher à s’illusionner le moins du monde, constate que celle-ci est saine, et celle-ci malade ou mourante. Madeleine fut le premier confesseur de Stéphanie.

« Impossible ! s’écrieront les mondains. Cette amoureuse de chair et d’esprit, cette familière des hommages, va se dénuder l’âme devant l’orpheline sans autorité, sans culture, qui lui est donnée comme une sorte de femme de chambre ? Et elle lui confiera de tels secrets, inutilement, puisque le lendemain il faudra les redire au confesseur ! »

Impossible, peut-être, hors l’atmosphère spéciale du couvent. Mais des murs interminables enceignent ce territoire, vénérable et par ses souvenirs de sainteté et par ses blessures de guerre. Les corridors voués au silence, les escaliers où ne montent et ne descendent que des pas feutrés isolent la cellule aux murs polis, que seuls décorent la croix et le cadavre de Jésus. Sous la fenêtre aux rideaux de percale s’étendent les pelouses austères, les bosquets du parc sans fleurs. La pécheresse se sent cloîtrée hors du vrai cloître, livrée à elle-même et pourtant prisonnière, arrachée de tout ce qu’elle aima, sans qu’aucun autre objet d’amour lui soit offert. Au delà de ce lazaret moral, elle devine l’ardeur consolatrice d’une vie intense, intense à l’égal de celle qu’elle a menée dans le désordre et le stupre, mais radieuse d’innocence et de sérénité. De cette vie, la petite représentante est là tout près d’elle, humble et glorieuse, soumise et autoritaire, la petite servante du Seigneur qui n’est point exclue, elle, du vrai cloître, qui n’en est sortie qu’en missionnaire, pour assister la pécheresse. Ah ! qu’une seule âme humaine, imprégnée de foi mystique et qui s’ouvre à vous, est plus attirante que le plus dévot des sanctuaires ! Si cette âme, surtout, sans perdre rien de son odeur de sainteté, s’enflamme au contact de votre douleur, la revit avec vous, et semble contristée de vos péchés comme si elle en prenait la charge ! Ce fut assurément un entretien extraordinaire et tel qu’en durent entendre aux premiers âges de la Croix les palais des païennes converties par leurs esclaves chrétiennes. Dans le soulagement d’un aveu plein de passion, la pécheresse avait bien oublié son scrupule d’un instant : cette petite figure extatique avait beau s’animer à l’évocation du magicien funeste, et questionner pour connaître sa figure, ses paroles, son cœur, Stéphanie ne voulait plus voir dans cet intérêt fervent qu’une ardeur de la charité.

Ainsi leurs deux consciences communiquèrent comme deux vases mystérieux. En même temps qu’elle lui confessait sa vie de péché, Stéphanie apprenait à connaître Madeleine. Muette et impénétrable sur les instructions qu’elle recevait du Père Orban et de la Mère Supérieure, Madeleine ne se défendait aucunement quand Stéphanie l’interrogeait sur son passé, sur l’état de son esprit et de son cœur, ou quand elle cherchait à s’initier au mystère de sa piété.

Une chose semblait inexplicable à Stéphanie, c’était que Madeleine, dans l’état de perfection où elle lui apparaissait, ne prononçât pas ses vœux et ne parlât même pas de les prononcer dans un avenir prochain. Questionnée là-dessus, elle faisait toujours la même réponse souriante :

— J’attends que ma sainte Patronne me le commande.

— Mais est-ce qu’elle vous le défend ?

— Il me semble qu’elle me dit d’attendre.

— Mais alors… quelle est votre situation exacte ?

— Comme la vôtre, sauf que je suis une simple servante.

— Vous n’avez fait aucun vœu ?

— Aucun. Pas même celui de pauvreté. Les quatre billes de cent francs qui constituaient mon pécule quand je suis venue ici, de la ferme où je travaillais, sont toujours en ma possession, et aussi quelques cadeaux que m’ont faits certaines dames retraitantes.

— Et si vous prononcez vos vœux ?

— Je donnerai tout aux pauvres de l’hospice.

Le lendemain de cette conversation, Stéphanie remit à Madeleine, roulé dans un papier de soie, le bracelet-montre en platine endiamanté. Depuis la tentation qu’il avait suscitée, elle ne le portait plus ; la présence même de l’objet dans sa chambre l’incommodait. La jeune fille accepta sans hésiter.

— Si je ne prononce pas mes vœux, dit-elle, je le garderai toujours.

Une autre fois encore, Stéphanie, devenue tout à fait familière avec son humble compagne, mais obsédée par le mystère de cette âme, lui dit :

— Ce béguin que vous portez toujours est bien affreux.

— Notre fiancé divin, répliqua-t-elle, nous trouve ainsi à son goût.

Et elle ajouta en faisant sonner le clair métal de son rire :

— Il sait, lui, qu’il y a des cheveux dessous.

— Et vous n’avez pas le droit de l’ôter ?

— Comment, pas le droit…

D’un franc geste de jeune fille, elle dénoua les brides, enleva la coiffe. Geste si prompt que les cheveux, délivrés, s’éparpillèrent sur ses épaules. Son visage et toute sa personne en parurent aussitôt transformés : dans la pâle auréole de ces boucles défaites, le visage aux traits menus se composa, pour ainsi dire, et les yeux couleur de poussière accusèrent leur reflet bleuâtre. Elle continuait de rire, amusée par le sérieux de Stéphanie, qui la regardait ainsi transfigurée.

— Mais, dit celle-ci, savez-vous que vous êtes jolie, Madeleine ?

La jeune fille, qui déjà remettait sa chevelure en ordre et la cachait de nouveau sous la coiffe, haussa les épaules :

— Je suis une paysanne de chez nous, dit-elle. Nous nous ressemblons toutes, des deux côtés de la rivière : une frimousse de chat et beaucoup de cheveux blonds… Mais il y a ici des sœurs qui sont vraiment de belles créatures de Dieu.

Elles furent enfin si fraternelles que la pénitente osa parler à sa monitrice de la minute d’extase surprise dans la chapelle froide. Madeleine n’en fut nullement gênée. Elle conta que, depuis son enfance, elle se sentait parfois, lorsqu’elle priait, entraînée peu à peu hors d’elle-même, dans un élan de demi-conscience, « comme lorsqu’on va s’endormir ou quand on a respiré trop d’odeurs de fleurs », puis qu’à cet état demi-conscient succédait un autre état de pleine lucidité, concentrée sur une seule idée, ou sur une seule image, idées et images toujours empruntées à la vie spirituelle.

— Mais, questionna Stéphanie, n’est-ce pas ce que les mystiques orthodoxes appellent l’extase ?

— Oh ! non, protesta vivement Madeleine. Je ne me sens nullement arrachée à la terre, et je ne m’évade pas de mon corps. Je vois mieux ce que je regarde et je pense plus fort ce que je pense. C’est très difficile à expliquer.

En entendant ces mots, Stéphanie, maintenant dressée à combattre les dangereux souvenirs, lutta un instant de toute sa force contre ceux de sa propre vie polluée, que la réplique de Madeleine ressuscitait. Elle aussi avait connu mieux que des minutes, des heures où son âme, pourtant consciente, flottait au-dessus de son corps et du monde visible, concentrée sur une image ou sur une idée.

« Mais ces extases provoquées, pensa-t-elle, sont artificielles et morbides… Elles laissent après elles un écœurement affreux, un désespoir morne. Tandis que cette enfant rentre dans le réel réconfortée, calmée. »

Elle demanda :

— Le Père Spirituel et la Mère Supérieure connaissent ces exaltations ?

— Bien sûr, répliqua Madeleine en souriant. Nous ne devons rien cacher de pareil. Je dis tout, et tout de suite, à mon directeur.

— Le Père Orban ?

— Non. Les novices et les postulantes ont un directeur différent, le Père de Bernard.

— Et que vous dit là-dessus le Père de Bernard ?

Madeleine sourit encore ; elle gardait sa gaieté simple, et l’on sentait que parler là-dessus ne lui déplaisait pas.

— En général, nos confesseurs n’aiment pas beaucoup cela.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ne sont jamais sûrs que ce ne sont pas des pièges du démon… Vous rappelez-vous ? Nous lisions l’autre jour ce qu’en dit sainte Thérèse : « Nous n’en connaîtrons la valeur que dans l’autre monde… La violence du désir entraîne l’imagination, et ainsi on se figure voir ce qu’on ne voit pas et entendre ce qu’on n’entend pas… » Je sais le passage par cœur parce que je l’ai beaucoup médité… Et aussi celui de saint Jean de la Croix : « Il faut une prudence très grande et une lumière divine extraordinaire pour distinguer la fausseté ou la vérité de ces prodiges… L’âme prudente doit s’éloigner absolument des révélations et des visions… » Mais, d’autre part, nos directeurs nous disent de ne pas nous en émouvoir.

— Et vous, Madeleine, pour ce qui vous concerne, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je pense qu’ils ont raison de nous mettre en garde ; mais, jusqu’au moment où j’aurai la preuve du contraire, peut-être seulement dans l’autre vie, comme sainte Thérèse, — je ne saurais dire que je n’ai pas vu ce que j’ai vu, et que je n’ai pas entendu ce que j’ai entendu.

— Vous avez aussi entendu des paroles ?

— Oui.

— Souvent ?

— Deux fois. Je ne compte pas les inspirations ordinaires de ma sainte Patronne, qui sont toutes intérieures. Je veux dire les paroles entendues par les oreilles. La première fois, c’était quelques jours après mon entrée ici. J’étais dans la chapelle. La sœur maîtresse nous avait donné comme sujet de méditation ce passage de l’Épître de saint Paul aux Romains, où il commente le : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Alors j’ai entendu une voix qui me disait à l’oreille, mais distinctement : « Tu les aimeras plus que toi-même… » J’ai bien entendu : « Tu les aimeras » et non pas : « Tu l’aimeras… » J’ai eu l’intuition que c’était la voix de ma sainte Patronne.

— Et l’autre fois ?

Madeleine rougit, ce qui ne lui arrivait guère souvent : mais elle répondit sans hésiter :

— La seconde fois, c’est quand nous avons prié ensemble devant le tableau de la Descente de Croix. Il m’a semblé, ce jour-là, que je voyais ce tableau, ou plutôt que je le comprenais pour la première fois. Vous rappelez-vous la blessure ? On dirait qu’elle vient tout juste de finir de saigner, que les lèvres sont encore mouillées du précieux sang. Alors je me suis sentie si désolée de cette souffrance que j’ai été submergée par le désir de souffrir aussi ; j’ai supplié le Sauveur de me donner la souffrance, et j’ai entendu la même voix qui me chuchotait clairement à l’oreille : « Tu souffriras… mais tu les sauveras tous les deux… »

— Tous les deux ? Qui cela ? murmura Stéphanie, qui pensa défaillir.

— Je ne savais pas… Depuis, j’ai prié pour savoir, pour comprendre. Maintenant je crois que j’ai compris.

Elle se tut ; le trouble de Stéphanie était si intense qu’elle eût été incapable de l’interroger davantage. Désormais, elles n’abordèrent plus jamais ce sujet brûlant. A quoi bon ? Elles y pensaient ensemble.

L’appel au tribunal de pénitence surprit Stéphanie dans cet état d’exaltation. Elle prévoyait la sévérité du juge, mais son âme était déjà suffisamment malaxée et assaisonnée pour qu’elle aimât par avance une juste rigueur. N’avait-elle pas naguère, pareillement, désiré les souffrances qu’un homme, et non pas Dieu, se plaisait à lui infliger ? Cette fois, plus de froide chapelle banale. Plus, même, le cabinet du Père. Mais, au même étage et au voisinage de ce cabinet, un oratoire de la dimension d’une chambre. L’autel, un confessionnal, une douzaine de prie-Dieu… Sur l’autel une profusion d’ors ; sur les murailles, des cadres somptueux en si grand nombre qu’ils se touchaient. L’odeur mélancolique des dahlias alourdissait l’atmosphère, toutes les variétés de dahlias, fleur de la saison, depuis ceux qui ressemblent à des reines-marguerites jusqu’à ceux qui ressemblent à des chrysanthèmes. Évidemment, le Père Orban possédait dans la région du couvent une riche clientèle pénitente : ces dons et ces fleurs en attestaient la fidélité.

Voilà où la pénitente fut conduite par Madeleine, et aussitôt une prière à deux les agenouilla devant le riche tabernacle. Puis Madeleine se retira : et tout cet appareil devait être concerté avec la direction spirituelle, car, très peu de temps après, le Père Orban entra à son tour, en surplis. Sans parler à Stéphanie, et comme s’il ne la voyait pas, il pria, agenouillé au degré du chœur ; prière assez longue. Stéphanie savait que, lorsqu’il entrerait dans le confessionnal, elle devait s’y rendre à son tour : « Le temps d’un Ave maria », avait dit Madeleine. Ainsi fut fait.

Rien ne fut moins pénible que cette confession tant désirée, tant redoutée et si minutieusement préparée. On eût dit que le Père s’efforçait de la rendre aisée, banale ; la confession de n’importe quelle femme à n’importe quel directeur. Nulle question de détail sur les fautes qu’elle avouait, et si elle croyait devoir tenter le détail, elle était aussitôt arrêtée par un : « Bien, j’ai compris… C’est bon… Est-ce tout ? » L’admonestation finale fut pareillement dépourvue de spécialité et d’accent. La pénitence infligée fut anodine : trois fois le Credo , non pas à réciter, mais à lire attentivement. Si l’attention s’est dispersée involontairement pendant la lecture, ne pas recommencer, surtout ! s’humilier mentalement, et continuer la lecture à partir du point d’inattention. Une seule insistance, très précise, avant de donner l’absolution : la pénitente était bien assise dans la résolution de se considérer comme libre, du côté de son second mari, quelles que fussent les interventions humaines ?

Elle protesta de son ferme propos.

— Bien, dit le prêtre. Alors dites de tout votre cœur l’acte de contrition, je vais vous donner la sainte absolution.

Avec une foi ardente et un bonheur inouï, elle entendit tomber sur elle les paroles qui dissolvent les péchés :

« Ego te absolvo in nomine Patris, et Filii, et Spiritus sancti. »

Cette félicité singulière continua de baigner tout son être, tandis qu’à l’issue du confessionnal elle priait le front dans ses mains, devant les ors de l’autel. Elle l’emporta dans sa cellule qui lui parut transformée : l’asile par excellence, le port du repos. Madeleine était à l’office ; la solitude ne pesa point à la rédimée ; elle comprit la douceur dont l’habitude revêt peu à peu la cellule. Assise sur sa chaise et rêvant, ne priant même plus mais jouissant de cet accord avec Dieu qui est, pour les mystiques, la rare fête du cœur, elle pensait : « Oui… rester ici… ne plus en sortir jamais, jamais… Prier. Expier. Pour lui… pour moi. Attendre ainsi la fin de tout. Mon Dieu, ne m’accorderez-vous pas cela ? Je sais bien que je ne serai pas une sainte, moi… Je ne demande pas d’atteindre à ce que je sens trop loin de moi, ou pour quoi je suis trop débile. Mais je suis si lasse, mon Dieu, et j’ai de ma vie déjà vécue un tel dégoût ! Enfermez-moi et laissez-moi finir mes jours en sauvant ce malheureux… »

Ainsi nomma-t-elle, en toute sincérité, celui qui avait, plus de deux années, gouverné son destin.

Elle avait prononcé tout haut ces deux mots ; elle les entendit, comme s’ils étaient issus d’une autre bouche… « Ce malheureux !… » Alors, elle sentit au cœur cette piqûre douloureuse qu’elle connaissait depuis l’enfance, et qui annonçait toujours une crise prochaine d’émoi, de déséquilibre. Cela ne dura qu’une seconde, peut-être moins, le temps d’évoquer la stature élégante, l’allure insoucieuse de l’absent, et de reconnaître sur ses lèvres, dans ses yeux, dans tous les plis de son visage, l’ironique sourire de Pan : comme s’il l’avait entendue et qu’il se moquât d’elle. Arrêté un moment (lui semblait-il) dans sa poitrine, son cœur recommençait à battre par coups inégaux. L’image de l’homme s’effaçait. « Mais à qui donc — pensa-t-elle — à qui donc ressemble-t-il… à qui donc, que j’ai vu depuis que je suis ici ?… » Elle réfléchit, fouilla nerveusement sa mémoire. « C’est absurde ; depuis mon arrivée ici, je n’ai vu d’autre homme que le Père Orban. Et pourtant je suis sûre, sûre que j’ai dans le fond des yeux une image de Paul… avec un visage dépouillé de toute ironie et transformé par la douleur. » Énervée par cette vaine enquête dans le tréfonds d’elle-même, elle cessa de prier et se dit : « Sans doute, c’est l’influence de Madeleine qui agit sur moi, ce qu’elle m’a dit sur ses révélations et sur ses « voix ». Voilà que je m’imagine aussi que j’erre dans le surnaturel. Décidément, ma pauvre raison n’est pas assez solide pour cheminer dans ces altitudes… » Et déjà une de ces vagues de désespérance, que tous les apprentis du mysticisme connaissent, allait submerger en elle le calme où l’avait établie l’absolution du confesseur. Et déjà aussi la solitude de la cellule, chérie tout à l’heure, lui devenait pesante… Mais le pas léger de Madeleine effleurait le silence du corridor. Le cœur de l’inquiète s’apaisa ; une lumière brilla en elle. La jeune fille rentrait, souriante, auréolée de contentement paisible… Elle questionna :

— C’est fait ?

Stéphanie fit signe que oui. Madeleine se jeta dans ses bras, et le baiser qu’elles échangèrent fut celui que l’apôtre Paul appelle : le saint baiser.

VII

Stéphanie connut la grâce délicate des jours de néophyte. Elle s’était approchée de la sainte agape avec un émoi que sa première communion avait ignoré. Et, depuis lors se poursuivait aveu par aveu, désir par désir, bonheur par bonheur, cette tendre initiation des fiançailles, que ni le premier mariage, trop brutal, ni le second, trop sensuel, ne lui avaient dispensée. Tout le vocabulaire de ces mystiques fiançailles, puisé dans les lectures qui maintenant étaient sa seule et passionnante distraction, cette langue fiévreuse empruntée à l’amour humain, mais sublimée par l’amour divin, elle les connaissait, elle se les était incorporés ; ils montaient naturellement de son cœur à ses lèvres. Elle en usait même plus fréquemment que Madeleine. Dieu n’était plus pour elle ce despote lointain et courroucé qui, manifesté par la catastrophe du déluge, par les tonnerres du Sinaï ou par les massacres d’Amalécites, semble garder dans sa majesté terrible quelque chose d’oriental et de barbare. Dieu, c’était pour elle, désormais, un enfant ou un fiancé. Un enfant délicieux auquel elle disait, comme la sainte Carmélite de Lisieux :

« Je m’étais offerte à lui pour être son petit jouet. Je lui avais dit de ne pas se servir de moi comme d’un jouet de prix, mais comme d’une petite balle de nulle valeur, qu’il pouvait jeter par terre, pousser du pied, percer … »

Oui. L’enfant avec sa grâce égoïste et ses caprices… Mais plus souvent encore, le fiancé. Fiançailles si doucement émouvantes que, pareille à tant de jeunes filles dans l’enchantement de ce blanc mariage, la fiancée n’avait point de hâte qu’il s’achevât. La bienheureuse Marguerite-Marie n’a-t-elle pas dit : « Mon divin maître me fit comprendre que c’était là le temps des fiançailles, et qu’à la façon des amants les plus passionnés il me ferait goûter pendant ce temps ce qu’il avait de plus doux dans les caresses de son amour… » ?

Heureuse Stéphanie ! Cœur enfin comblé ! La retraite, d’abord désertique, glaciale, s’est peuplée, s’est faite ardente. « Comment n’ai-je pas compris, n’ai-je pas ressenti cela quand j’étais une jeune fille pure ? Comme j’étais insensible et tiède à la vie spirituelle ! Cependant on me disait les mêmes choses que j’entends ici, et les livres qui me transportent à présent, il ne tenait qu’à moi de me les procurer et de les lire ! Mais non… Les exhortations, les prières, les prédications glissaient sur mes oreilles, et les ouvrages pieux m’inspiraient un insurmontable ennui ! » Le même regret amer étreint son pauvre cœur, qu’elle a senti naguère lorsqu’elle offrit à l’amour du prince Paul un corps dévirginé. Que ne pouvait-elle apporter au fiancé divin, avec des membres sans souillure, un cœur immaculé ! Dans ses pressantes oraisons, elle en souffre parfois jusqu’à verser des flots de pleurs.

Cependant, avec une progression insensible et sûre, la vie mystique tissait autour d’elle l’emprisonnement de son réseau mystérieux. Des limbes glacials où elle avait frissonné, les premiers jours, elle était passée peu à peu à ce qu’on pouvait appeler le vestibule de la vie claustrale. Point encore associée au groupe des postulantes ou des novices, mais avec un petit nombre de privilégiées (il n’y en avait actuellement que deux autres parmi les retraitantes) autorisée à suivre les moniales à tous les offices, matines exceptées. Ainsi, dans la vénérable chapelle voûtée qui s’enfonçait en partie dans le sol actuel du monastère, et séparée des religieuses par une simple balustrade, elle s’exaltait au spectacle de ces vingt-cinq formes violettes, drapées d’un manteau blanc. Comme elles étaient immobiles ! On avait beau guetter leur maintien, on ne savait si les oscillations légères de ces statues vivantes n’étaient pas une illusion de l’œil fatigué par l’attention. Stéphanie s’imaginait elle-même à l’une de ces stalles, vêtue d’un de ces manteaux. Une âme de moniale vivait en elle ; l’oraison s’épanouissait naturellement, et le commerce avec le divin fiancé s’établissait dans une délicieuse sécurité… Aucune fatigue à prier, pas même de distraction : l’esprit épuré voltigeait bien de cime en cime dans la forêt mystique, mais jamais il ne rebroussait son vol vers les végétations vénéneuses du monde. Stéphanie priait avec instance pour celui qui avait été le Maître de son destin : eh bien ! en suscitant par l’imagination cet absent longtemps adoré, elle n’imaginait que le pécheur à sauver. Quelle amoureuse éperdue songerait aux gestes de l’amour si elle apercevait son amant accroché à une racine d’arbre et le corps pendant vers le précipice ? Elle ne songerait qu’à le secourir… Et pareillement dans ses entretiens avec Madeleine, qui demeurait sa monitrice et avec laquelle elle amalgamait de plus en plus son âme, le pécheur invisible était toujours présent.

Ainsi, elle s’enfonçait par degrés dans la paix du cloître, et le cloître réalisait avec largesse l’espoir de cette paix qu’elle y était venue chercher. Elle-même s’en étonnait, et, rompue maintenant à la discipline ascétique, il lui semblait surprenant qu’elle eût parcouru si vite et si aisément les premières étapes : la quiétude et l’union. Son intelligence et sa volonté lui semblaient bien affranchies, vidées de tout souci humain ; le divin fiancé les y avait remplacés. Et elle tendait de tout son vouloir à franchir les étapes suivantes : l’extase et le mariage spirituel.

— Je suis heureuse, disait-elle à Madeleine. J’ai trouvé ma voie. Et je finirai ma vie dans cette maison.

— Peut-être, répondait la jeune fille. Mais ne croyez pas que la voie vous sera aussi douce, toujours !

La retraitante en fit bientôt l’épreuve.


« Afin que la grandeur des révélations ne m’exaltât pas, dit saint Paul, il me fut donné un stimulant de ma chair : un ange de Satan, qui me souffleta… Ce pourquoi, afin qu’il s’éloignât de moi, je priai trois fois le Seigneur et il me dit : Ma grâce te suffit ; car la vertu se parfait dans l’infirmité… »

En plein état de bonheur mystique, un jour, étant en oraison devant le tabernacle, Stéphanie reçut le soufflet de l’ange pervers.

Tous les mystiques, sauf quelques privilégiés (les deux saintes Thérèse, la grande et la « petite », sont parmi ces exceptions), ont reçu le soufflet de Satan.

Écoutez Marguerite-Marie, la bienheureuse, racontant sa propre vie :

« Ma Supérieure me dit : Allez tenir la place de notre roi (Louis XIV) devant le Saint-Sacrement… Et y étant, je me sentis si fortement attaquée d’abominables tentations d’impuretés qu’il me semblait être déjà en enfer. Je soutins cette peine plusieurs heures, jusqu’à ce que ma Supérieure m’eût levée de cette obéissance… »

Ce que n’évitent guère des moniales rompues à la prière, à l’abstinence, à la pénitence ascétique, Stéphanie ne fut pas outre mesure étonnée de le subir. Cela commença par une évocation presque visuelle d’une chose de son passé, d’une image, d’un incident comme sa vie d’esclave amoureuse en avait beaucoup contenu. L’évocation, très nette, ne fut accompagnée en elle de nul sursaut de désir. Une sorte de contemplation statique : quelques instants de jadis repassaient comme sur un écran interposé entre elle et l’autel, et le spectacle, sans l’émouvoir, lui plaisait. Elle se surprit dans cette délectation et aussitôt tendit sa volonté pour l’interrompre. Elle y réussit d’abord. Madeleine, dont le mysticisme s’accordait (ce qui n’est point rare) avec un solide esprit pratique, lui avait appris comme on mobilise promptement toutes ses forces de résistance contre le Tentateur. L’apologue des portes closes, des bêtes qui rôdent et qui grattent, Stéphanie ne l’oubliait guère, et plusieurs fois elle avait eu recours au système défensif qu’il symbolise, non contre des pensées licencieuses, puisqu’elle n’en avait pas subi l’assaut, mais contre des afflux de rancœur et de découragement. Cette fois encore, elle essaya de lutter, fermant les accès de sa pensée. Mais, en pleine tension de son vouloir, la pensée reprenait sa liberté, ou plutôt une autre pensée, avec son cortège de souvenirs et d’images, semblait se substituer à la première, comme une lumière intense absorbe une faible lueur. La voilà de nouveau en train de revivre sa passion d’amoureuse et (comme si le Tentateur eût ironisé) ce qu’il lui faisait revivre, c’était particulièrement les heures que sa conscience assainie détestait le plus, qu’elle aurait voulu détruire dans le passé. Elle s’y complaisait à présent, encore sans désir, mais comme on se plaît à entendre chanter dans sa mémoire un air qu’on a réellement entendu.

Elle essaya d’une autre défensive pratique que recommandait Madeleine contre l’indiscipline de la pensée. Elle récita très lentement des oraisons familières, en accentuant chaque syllabe. Au bout de trois ou quatre mots prononcés, les lèvres seules continuaient d’articuler fidèlement, tandis que la pensée retournait à ses évocations de stupre, s’y installait, s’y roulait dans une honteuse euphorie. Le contraste entre les pieuses paroles et la délectation impure devint insupportable à la persécutée. Elle se leva et quitta la chapelle, avec l’étrange espoir que le Tentateur y demeurerait sans elle.

En effet, le seul jeu de ses membres la soulagea, pendant qu’elle regagnait son logis à travers les corridors fuyants et les escaliers muets. Mais, à peine seule dans sa chambre, elle constata que le Tentateur l’y avait suivie. Il était là, rôdant autour d’elle, changeant diaboliquement l’atmosphère de cet asile, changeant aussi, comme par une induction fluidique, la sensibilité de celle qui l’habitait, commençant à lui faire désirer ce que tout à l’heure elle essayait de repousser, à lui faire souhaiter que la tentation ne s’abolît point… Pourtant, elle luttait encore, disant des bouts de prière, levant vers le Crucifix des yeux d’imploration, ouvrant un instant la porte de sa chambre comme pour s’échapper, s’arrêtant sur le seuil avec le souhait qu’un être humain passât, auquel elle pourrait s’accrocher pour parler de n’importe quoi et par là contraindre sa pensée. Mais le Tentateur avait choisi l’instant : vide complet dans le grand corridor. « Eh bien ! je vais courir chez la Sœur Incarnation… ou encore je me jetterai aux pieds du Père Orban, et je le supplierai de me délivrer. Je suis sûre que d’un mot… » Mais déjà sa lutte contre l’adversaire n’était plus qu’une apparence, qu’un simulacre, et l’adversaire n’était plus l’adversaire. Un espoir pervers succédait en elle à l’état de révolte et de lutte : comme un peuple qui sent sa défaite inévitable finit par en souhaiter la consommation, pour n’avoir plus à combattre. Elle rentra dans sa chambre, en referma la porte, s’assit à sa table. La vie de saint Jean de la Croix était ouverte devant elle. Elle ne vit point le livre, ne vit plus rien du décor austère qui l’environnait. Elle se tint immobile, les mains sur les genoux, et s’abandonna sans réaction, comme sans élan, au mystérieux champ d’influence qui l’environnait, glissait sur elle, la pénétrait. Volupté de ne plus résister, de se déclarer vaincue, d’attendre ! « Après tout, j’ai fait ce que j’ai pu ! » Cette suprême excuse voltigea dans sa pensée ; ses lèvres même la prononcèrent. Puis elle laissa sa pensée et sa mémoire s’ouvrir au rappel du passé : la volonté ne jouait de rôle que parce qu’elle abdiquait consciemment. Elle n’avait pas besoin de fouetter l’imagination ni même de la guider : les images, le son des mots revivaient avec une extraordinaire intensité, et ce que ce réveil avait de délicieux, c’est qu’il laissait provisoirement en repos la sensualité proprement dite. Ainsi, durant sa vie d’amour, Stéphanie avait connu parfois, après de trop longs et trop violents bonheurs, des heures de méditation qui les faisaient renaître aussi intenses, mais sans la participation des sens épuisés. Pareille lassitude les engourdissait en cet instant, et, par cela même, cette plongée dans la volupté prenait un caractère presque immatériel. Des gestes, des attitudes, qui, dans leur réalité, lui avaient laissé le dégoût d’avoir mordu dans un fruit gâté, se reformaient autour d’elle, bien plus alliciantes que les vraies, car elles semblaient nimbées de poésie, bercées d’harmonie. Des lèvres irréelles peuvent donc donner des baisers ? Des mains de rêve peuvent donc toucher, frôler, caresser ? Ce n’est pas un rêve, puisque la patiente est pleinement en réveil. C’est une sorte d’extase impure. Le Tentateur a vu cette âme vidée de pensée et de volonté par la discipline mystique, et il y a aussitôt versé son philtre corrupteur.

Cela dura… peut-être une heure, peut-être davantage. Stéphanie ne s’en expliqua jamais avec Madeleine, qui seule aurait pu préciser combien de temps elle l’avait laissée seule. La fin de l’extase malsaine fut brutale : un réveil de la sensualité, endormie depuis que la fugitive avait échappé à son mari et à la Cour. Abdiquant toute résistance, elle pensa éperdument à ce Maître despotique qui l’avait recréée pour la passion, et qui lui avait fait découvrir à quel point elle était, elle-même, un corps et une âme de passion. Elle le rejoignit par le désir. Elle le voulut. Elle l’appela… « Tout ce qu’il voudra de moi… ou contre moi, mais qu’il vienne, que je le retrouve ! » Des larmes d’énervement mouillaient ses yeux, ses doigts se crispaient sur le vide… « Je le veux ! Je te veux ! » Elle quitta la chaise où elle avait subi l’assaut de la tentation, où elle avait savouré l’extase impure ; elle se jeta, hagarde et haletante, sur sa couchette de couvent, et là, prostrée, elle répéta comme une oraison fervente le don d’elle-même à l’amant absent : « Je t’aime ! Je suis toute à toi ! Je t’aime ! » Elle se sentit vraiment la proie de l’amour, tout ce qu’il y avait en elle de libre, de volontaire, d’exalté vers l’idéal, soudain refoulé en des profondeurs inaccessibles. A ce degré de tension, son pauvre être matériel éprouvait plutôt de la souffrance que de la joie à s’abîmer dans l’Absent, à se confondre avec lui aussi matériellement que s’il eût été là ; mais cette douloureuse délivrance rejoignit, aux limites de la sensation perceptible, la volupté de la possession.

Une telle prostration passionnée fut suivie de quelques minutes calmes, d’abord assez semblables à un demi-sommeil, puis peu à peu lucides. Alors elle aperçut le désordre de ses vêtements, de sa chevelure, du lit sur lequel elle gisait. « Madeleine !… » pensa-t-elle. Et la peur de la voir apparaître suffit à la jeter sur pied, fiévreusement active pour tout replacer, sur elle et autour d’elle, dans l’ordre accoutumé. Quand Madeleine rentra de son oraison, elle trouva Stéphanie assise devant sa table, les yeux sur l’ouvrage de saint Jean de la Croix. Elles causèrent. Le regard de Madeleine fut presque insupportable à Stéphanie. Pourtant Madeleine parlait comme d’habitude, par petites phrases espacées, prononcées avec lenteur et construites avec précision. Elle disait, comme d’habitude, des choses à la fois pratiques et édifiantes ; sa gaieté d’enfant fusait par moments en rires ingénus ; ses prunelles couleur de poussière, qui jamais n’avaient paru plus impénétrables, dardaient sur les yeux de la pécheresse leur perçant regard, et la pécheresse avait la sensation qu’ils pénétraient au profond d’elle-même, tels ces faisceaux électriques que les médecins projettent dans la gorge, après avoir masqué leur propre visage. Madeleine aussi, malgré sa gentillesse tendre et sa bonne humeur, semblait masquée à Stéphanie. « Elle devine. Elle sait. Elle voit la honte qui habite en moi… » L’inquiétude d’être percée à jour et de laisser paraître sa honte amortit pendant quelque temps le trouble sensuel : elle put se contraindre, redoutant « que cela ne se vît… » Mais elle sentait tout de même le Tentateur tapi invisiblement dans la chambre, et qu’il guettait l’occasion de l’assaillir à nouveau. Comment s’avouer qu’elle attendait avec impatience une sortie de Madeleine pour succomber encore ?


Ainsi se succédèrent deux journées d’angoisse et de délice, doublées de nuits toutes pareilles à celles qui suivaient naguère, quand le prince la tenait réduite en esclavage, les journées brûlantes et savantes : nuits de grand repos où la bête humaine se réparait et refaisait sa substance, mais où le somme avait une saveur charnelle, un goût de plaisir. Fini, le combat contre le Tentateur ! La défaillance, la déchéance étaient acceptées : le soldat avait trahi et jouissait du prix de sa trahison. « Voilà… j’ai fait mon effort. J’ai cru possible de rester ici, de me blanchir la conscience, de commencer une autre vie. Eh bien ! c’est impossible. Ma foi n’est pas assez ferme et mon corps est trop saturé d’amour. L’homme qui est mon mari devant la loi est bien pour moi cette chair de ma chair dont parle l’Écriture. Il ne sortira de ma chair qu’avec la vie même. Ah ! retourner à lui, femme, maîtresse ou servante, peu m’importe !… » Elle se disait cela et, cependant, continuait à pratiquer tous les exercices de sa retraite : assistance aux offices, audition des conférences que la Sœur Incarnation donnait tous les jours aux retraitantes, oraisons, et même ces pieux entretiens avec Madeleine durant lesquels elle sentait que Madeleine lisait en elle et guettait le jeu de sa duplicité.

Duplicité, certes : mais pas dans le sens honteux de tromper autrui par de fausses apparences. Il y avait, animée par l’influence de Madeleine, une sorte d’automate, qui exécutait les gestes de la discipline claustrale. Et il y avait une autre Stéphanie, désintéressée des gestes de la première, qui replongeait avidement les racines de sa pensée et de sa vie dans le passé, comme dans un humus chaleureux, où la pourriture même engendre la sève. Tout cela composait à la retraitante une vie intense à l’excès, plus intense par cela même qu’elle en concevait la folle instabilité. Cela ne pouvait pas durer ; cela n’avait aucune raison de durer ; mieux valait dire simplement à Madeleine : « Prévenez la Mère Supérieure que je désire finir ma retraite demain. » Elle était libre ; personne n’aurait le droit ni l’envie de la retenir.

Oui… mais voilà : elle ne pouvait pas dire à Madeleine : « Je m’en vais… » Elle s’y était essayée, à plusieurs reprises ; l’allusion la plus discrète, la plus lointaine n’arrivait pas jusqu’à l’articulation de ses lèvres, lorsque les prunelles gris bleu regardaient dans ses yeux.

La quatrième aube se levait pour une quatrième journée, qui, sans doute pareille aux trois autres, serait comme elles un divertissement paradoxal du Tentateur jouant avec une âme, lorsque Madeleine, apportant comme de coutume à sa retraitante le déjeuner du matin, lui dit :

— Le Père Orban vous prie d’aller le trouver dans son cabinet à dix heures.

— Bien, dit Stéphanie. Vous ne savez pas ce dont il s’agit ?

— Non. C’est l’usage de notre Père Spirituel de convoquer ainsi de temps à autre les retraitantes.

Stéphanie ressentit plus de soulagement que d’appréhension. « Je suis libre, pensa-t-elle. Voici la fin de ma seconde neuvaine qui approche… oui… après-demain. Je dirai au Père qu’à la réflexion, et après expérience, une vie aussi austère ne paraît pas me convenir. » Sa personnalité de grande dame, effacée les premiers jours par l’influence du cloître, s’était reformée dès qu’elle avait cédé à la suggestion amoureuse ; l’amour, en elle, était le grand moteur et commandait tout. Une entrevue avec le Père Orban ne l’intimidait plus. Décidée à reprendre sa liberté, elle saurait lui parler du ton respectueusement décidé qui convenait. Et sa décision était si formelle qu’elle reprit dans l’armoire l’indicateur Bradshaw , qu’elle avait apporté avec elle au couvent, et un plan de voyage. Puis elle laissa ensuite traîner sur sa table la grosse brochure jaune, sous les regards de Madeleine.

S’était-elle aperçue, durant ces inconcevables journées, qu’avec Madeleine même elle cessait peu à peu d’être une disciple ou une compagne, et qu’elle reprenait sa distance ? Nullement… Elle n’avait noté qu’une différence : de moins en moins, entre elles, bien qu’une affectueuse communion persistât, il était question du pécheur absent et de son sauvetage éventuel. Madeleine en parlait toujours du même ton, et toujours avec le même zèle : mais Stéphanie répondait avec plus de réticence, et des deux personnalités qui jouaient en elle parallèlement, c’était la retraitante, la convertie artificielle, qui répondait, tandis que l’amoureuse adressait à l’absent, dans le secret de son cœur, un acte d’amour passionné.

Madeleine la laissa seule, et presque aussitôt Stéphanie crut saisir la raison pour laquelle le Père Orban la mandait :

« Madeleine, pensa-t-elle, Madeleine, avec sa pénétration extraordinaire, a noté le changement qui s’opérait en moi, et c’était son rôle de le signaler au Père Spirituel. Il va me parler de cela et me questionner. Je saurai lui répondre. »

Déjà son âme, pleine du bonheur de l’évasion, n’habitait plus la cellule, ni le couvent.


Malgré la fraîcheur de la température, la fenêtre dans le cabinet du Père était grande ouverte sur le parc. Dès l’entrée de Stéphanie, le Père alla la fermer, puis, revenant à sa table, dit en montrant le fauteuil à bras de bois plat :

— Asseyez-vous, ma fille.

Elle fut frappée de la gravité de son visage, qui contrastait avec une certaine affabilité dans son accueil, plus marquée qu’à l’ordinaire. Elle s’assit. A peine la porte avait été repoussée, elle avait respiré plus à l’aise ; l’oppression qui écrasait sa poitrine avait pesé moins lourd. Quand elle fut assise, elle s’imagina que le Tentateur n’était pas dans la pièce. Pourtant, l’instant avant d’entrer, elle sentait, tantôt à ses côtés, tantôt en elle-même, son souffle impur, qui l’attisait. Maintenant, plus rien. Elle était bien seule avec le prêtre.

Il se recueillait. Son bras se tendit vers un des casiers remplis de papiers, en face de lui ; puis, sans rien saisir, se replia. Stéphanie attendait, jouissant de son relâche et pouvant à peine y croire.

— Eh bien, ma fille, comment allez-vous physiquement et moralement ?

L’idée de mentir ne lui vint même pas :

— J’ai été très heureuse jusqu’à avant-hier, répondit-elle. Oh ! oui ! bien heureuse ! Mais depuis, je suis affreusement troublée.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle raconta. Elle parlait vite, vite, sans beaucoup d’ordre, revenant, pour réparer l’omission, sur ce qu’elle avait dit, se corrigeant, se répétant. Elle semblait vouloir à tout prix utiliser une occasion qu’elle sentait brève, comme ces séquestrés qui profitent d’une visite inopinée pour jeter toutes leurs doléances dans quelques mots en désordre… Le Père écoutait, son masque triangulaire bien immobile, ses yeux ronds fixés sur la pénitente. Mais celle-ci ne fuyait plus leur regard. Elle s’accrochait, au contraire, à ce regard ; il la soutenait, il l’animait.

Quand elle s’arrêta, épuisée par la fougue et l’abondance de son aveu, il lui dit :

— Il n’y a aucune raison de vous alarmer. Vous avez subi une crise qui n’épargne guère les vocations, même les plus fermes. La preuve que cette crise est passagère et guérissable, c’est la façon dont vous venez de déposer ici votre fardeau… avec sincérité… avec ardeur… (il chercha son mot), avec violence. Mais pourquoi avoir attendu que je vous appelle ?

Elle baissa le front sans répondre.

— Alors, reprit le Père dont la voix perdit cet accent presque paternel avec lequel il avait prononcé les autres paroles, si je ne vous avais pas appelée, vous ne seriez pas venue ?… Mais répondez donc ? Vous ne seriez pas venue ?

Elle balbutia indistinctement :

— Je ne pouvais pas.

— Vous ne pouviez pas… ou vous ne vouliez pas ?

— C’était plus fort que moi.

Un silence, durant lequel Stéphanie pensa : « Tiens ?… Madeleine, qui certainement lisait en moi, n’a rien dit à ses supérieurs. »

Et tout haut, d’une voix encore tremblante, mais qui peu à peu s’affermissait :

— Quand j’ai quitté ma chambre, tout à l’heure… et tandis que je me rendais ici… et à la porte même, quand j’ai frappé, quand j’ai soulevé le loquet, j’étais résolue à vous annoncer que je ne finirais pas ma seconde neuvaine, et que je partirais aujourd’hui.

— Tandis qu’à présent ?…

— A présent, je ne sais plus. Quand je serai hors d’ici… quand je serai seule… qu’est-ce qui m’attend ?

— Oui, dit le Père. Je comprends.

Il toussa, gratta de sa main gauche le coin de son cou, et dégagea un peu avec le doigt le col de sa soutane qui le serrait.

— Il y a dans tout ceci, ma fille, quelque chose de visiblement providentiel. Je vous dis tout de suite, avec mon expérience de trente années de direction, que je n’ai aucun doute sur votre avenir spirituel. Avec ses pierres, ses ronces, ses précipices, avec les chutes que vous y faites et que vous y ferez, le chemin que vous suivez vous mène au salut. Ayez confiance : Celui qui vient de vous éprouver vous a donné l’occasion et la force de réagir. Il a permis que vous revécussiez, comme dans un affreux raccourci, tout un passé abominable, pour que l’abomination vous en apparût derechef. Les circonstances de cette épreuve, je le répète, sont providentielles. Ce que les incroyants appellent le hasard ne crée pas de telles rencontres, et, dans celle-ci, on peut vraiment distinguer la main de Dieu. J’ai une grave nouvelle à vous apprendre.

Stéphanie haleta une syllabe :

— Paul ?…

— Oui… Vous savez ?

— Mais non ! je ne sais rien !… Dites.

Il tendit de nouveau la main vers le casier de son bureau, y prit une coupure de journal épinglée sur une feuille de papier blanc : environ trente lignes d’imprimerie.

— Lisez, ma fille.

Stéphanie lut, sautant par-dessus les premières lignes : « On télégraphie de …, etc. », passant vite sur le récit des anciennes aventures du prince, de son propre mariage, de sa fuite à elle et de la fugue du prince avec la Montarena… Elle courut à la substance de l’information. Il y était dit que, « dans un hôtel situé au bord d’un lac italo-suisse, bien connu des touristes, où s’abritait le couple d’amants, le prince s’était frappé lui-même au-dessous du sein gauche avec un stylet — moins une arme qu’un jouet — qui lui servait de coupe-papier.

« Accident, effet d’une chute malencontreuse, dit-on dans l’entourage du prince. D’autres chuchotent : tentative de suicide, et font remarquer que la Montarena avait quitté l’hôtel et passé de l’autre côté du lac six heures environ avant le prétendu accident. Le prince aurait ressenti un vif chagrin de ce départ subit. Son état ne va pas sans inspirer quelque inquiétude. »

Les joues livides, Stéphanie regarda le Père Orban.

— Alors… je pars ?

— Non, fit le Père.

La réponse parut à Stéphanie tellement invraisemblable qu’elle crut l’avoir mal entendue.

— Non, répéta le Père, vous resterez ici.

Elle ne trouva rien en elle-même pour répliquer, pour résister, de cette décision hautaine que tout à l’heure elle croyait avoir reconquise. Tout à l’heure, avant de franchir le seuil, une réplique incisive et un peu ironique aurait jailli de sa bouche. Maintenant elle ne sut que balbutier :

— Mais, du moment que mon mari est en danger…

— Votre mari n’est pas en danger, dit le prêtre.

— Comment ?

— Vous n’avez qu’un mari : il s’appelle Roart de Baurens et, à ma connaissance, il se porte à merveille.

— Pourtant, tout le monde sait que…

— Tout le monde, reprit le Père d’une voix coupante, sait que vous vous êtes civilement séparée de votre mari Roart de Baurens. Mais le lien sacré qui, devant Dieu, vous attachait à lui n’est point rompu. Tout le monde sait que vous avez ensuite vécu en concubinage avec le prince Paul ; appelez ce concubinage du nom que vous voudrez, décorez-le autant qu’il vous plaira de toutes les cérémonies civiles ou soi-disant orthodoxes, votre conscience sait bien que ce fut un concubinage, et abominable : la preuve, c’est que vous venez de me crier votre honte et votre désespoir d’avoir été, depuis quatre jours, submergée par le souvenir de ce concubinage comme par une vague de boue.

Elle eut la force de crier :

— Il m’a aimée !

— Vous appelez cela aimer !

— Je ne peux pas… non… je ne peux pas laisser souffrir… peut-être mourir seul cet être auquel j’ai été unie…

— Unie par quoi ? Par ce qu’il y a de plus méprisable dans l’être humain, par les liens charnels qui soudent une fille et son amant. Et vous étiez mariée à un autre homme, et votre prétendu second mariage n’était qu’un scandale public, aggravé encore par le haut rang des contractants ! Scandale qui a contristé, soyez-en sûre, un grand nombre d’âmes religieuses, et qui en a peut-être incité d’autres au mépris des plus saintes lois conjugales ! Voilà vos liens avec celui que vous nommez votre second mari, liens que vous avez des scrupules à transgresser ! Prenez garde ! Ne vous mentez pas à vous-même. N’appelez pas devoir social, n’appelez pas non plus pitié, même dans le sens purement humain du mot, ce qui n’est probablement qu’un appétit sensuel, et l’espoir humiliant de rentrer en grâce auprès du blessé, pour recommencer l’ignominie à deux, après la convalescence.

Stéphanie se dressa debout.

— Cela, mon Père… non… je vous le jure !

Elle le regardait dans les yeux, et elle y perçut le reflet de l’émotion que sa réplique spontanée causait au prêtre.

— Je vous crois, dit-il.

Se levant, à son tour, il lui prit les deux mains :

— Alors, il faut rester ici. Voilà l’épreuve divine qui vous guettait. Vous serez plus utile à l’âme de ce malheureux et peut-être à son corps par votre sacrifice, par vos prières, par votre obéissance, que par des soins matériels qui ne lui manqueront certes pas. Il faut… il faut que vous restiez.

— Mon Père, objecta Stéphanie, je vous promets de revenir ici dès sa guérison.

— Vanité !… C’est risquer cette tentation de Dieu que les Écritures ont à plusieurs reprises condamnée expressément. Quoi ! tout à l’heure, avant d’entrer ici, vous étiez la proie de la plus affreuse épreuve… Vous êtes entrée frémissante, pantelante encore des étreintes diaboliques ; vous avez miraculeusement recouvré dans cette humble chambre votre conscience de femme et de chrétienne. Et, pour remercier Dieu de cette grâce insigne, vous en ressortiriez, pour quoi faire ? pour rejoindre l’initiateur de tout le mal, celui qui, après s’être servi de vous comme d’un vase de débauche, vous a rejetée avec dédain, et vient de se suicider parce qu’il était lâché par une prostituée.

— Je suis certaine, répliqua Stéphanie, que c’est cette femme qui l’a frappé…

— Alors il la couvre de son propre corps, il veut lui épargner tout ennui, à ses dépens, et par conséquent il l’aime encore… Une turpitude ou une autre, cela n’importe guère. Ma fille, le moment est venu de choisir entre la vie ou la mort spirituelle.

Il avala sa salive avec effort : lui-même tendait manifestement tous les ressorts de sa volonté et concentrait tout le magnétisme de son influence sur cette pécheresse désemparée. Elle sentit les doigts d’acier qui lui serraient les poignets tandis qu’il reprenait :

— Écoutez-moi. Je ne vous parle point à la légère. Ce que je vais dire, j’en suis sûr : vous gardez tout de même assez de foi pour croire qu’un confesseur reçoit parfois des lumières d’en haut. Eh bien ! si vous passez cette porte dans le dessein de rejoindre votre amant… oui, pas votre mari, votre amant, votre amant… vous serez aussitôt ressaisie par l’immonde torture que vous subissiez avant d’entrer. Et elle ne cessera plus jamais !

Stéphanie tremblait tellement de tous ses membres qu’à présent il la soutenait par les poignets. Elle gémit :

— Et, si je… si je n’y vais pas… je serai délivrée ?…

— Pour toujours.

Comme elle défaillait contre lui et qu’il la soutenait jusqu’au fauteuil où elle s’abattit, il l’entendit murmurer :

— Je promets…


Sur le seuil de la chambre du Père, comme elle allait aborder le corridor, elle eut peur, elle hésita.

— Ne craignez rien, lui dit-il. Vous êtes invulnérable.

Elle constata qu’il disait vrai, dès ses premiers pas le long du corridor… C’était une atmosphère épurée qui l’entourait, une atmosphère que nulle présence hostile, même invisible, n’électrisait. Elle pénétra dans l’oratoire tout proche, et y pria baignée d’une paix vague, un peu somnolente, jusqu’à ce que la cloche sonnât le déjeuner.

Madeleine lui apportait toujours le déjeuner dans la chambre. A la fin de la seconde neuvaine seulement, si elle demeurait, elle devait prendre ses repas en silence, avec quelques retraitantes choisies.

Madeleine ne l’interrogea pas sur son entretien avec le Père Spirituel. Elle avait peu de loisir, chargée de suppléer auprès d’une autre retraitante une monitrice malade.

— A quelle heure vous verrai-je un peu longtemps ? demanda Stéphanie.

— Pas avant le souper.

— Bien. J’aurai beaucoup de choses à vous dire. D’ici-là, priez pour moi.

L’après-midi, pour Stéphanie, ne fut pas douloureuse. Le sacrifice accompli engendre l’apaisement. Elle pria avec une ferveur sérieuse qu’elle n’avait pas connue, même au temps des élans mystiques qui avaient précédé sa grande tentation. Le soir la surprit dans cette quiétude.

— Maintenant, je suis toute à vous, dit Madeleine en lui servant le plateau qui contenait le léger repas vespéral.

Alors Stéphanie lui confia toute son épreuve, depuis les jours de tentation jusqu’à l’apaisement qui succédait au sacrifice. Madeleine écoutait passionnément.

— Qu’aurais-tu fait à ma place ? demanda Stéphanie en terminant.

Dans ses heures d’émoi, le tutoiement la rapprochait de la jeune fille.

— Je n’ai jamais subi le genre de tentations que vous me racontez, mais je sais qu’elles sont terribles, et, plutôt que d’y retomber, j’aurais agi comme vous. Entre le ciel et l’enfer, on n’hésite pas. Est-ce que… d’obéir au Père… cela vous a fait beaucoup de peine ?

Stéphanie scruta quelques moments sa conscience.

— Pas autant que je l’aurais cru, dit-elle enfin. Je suis comme insensibilisée. Mais j’ai peur que la sensibilité ne se réveille, comme quand on a pris un cachet calmant et qu’on redoute la fin de son action.

— Oh ! prononça Madeleine, avec sa lenteur réfléchie : ce n’est pas un calmant que vous avez pris. Vous avez subi une opération… J’ai été infirmière : je sais la différence.

— Peut-être… probablement. Je me sens amputée d’un peu de moi. Mais la pensée que ce malheureux souffre, là-bas… sans avoir auprès de lui aucun être qui l’aime.

— Oui… c’est affreux ! dit Madeleine.

Elle questionna Stéphanie par petites questions précises, sur les circonstances et le lieu de l’accident. Stéphanie les expliqua en détail, sans trouble, comme si vraiment son cœur avait subi l’ablation de certaines fibres tendres. Penchée avec elle sur les cartes du Bradshaw , Madeleine suivit des yeux l’itinéraire que la comtesse d’Armatt avait parcouru pour venir au couvent, et celui qu’elle aurait dû parcourir pour rejoindre le blessé. Il fallait passer la frontière, couper transversalement l’est de la France, franchir les Alpes, gagner un lac, moitié suisse, moitié italien. Au nord de ce lac, et sur ses bords mêmes, une ville suisse au nom italien. C’était là.

— Le malheureux ! répéta Madeleine.

Ses yeux gris retenaient des pleurs.

— Nous prierons ensemble, répliqua Stéphanie, dont le grave visage restait sec.

Madeleine ne répondit pas. Elle réfléchissait. Puis elle se leva, jeta ses bras autour du cou de la pécheresse, et elles se tinrent longtemps enlacées.


Quand Madeleine l’eut quittée, Stéphanie ne tarda guère à se coucher et s’endormit au susurrement de ses propres prières. Elle dormit d’une traite. Elle rêva, vers le milieu de la nuit, que la porte de sa chambre s’entr’ouvrait. Un de ces divins messagers dont parle souvent l’Écriture venait la visiter, s’approchait de son lit, posait sur son front le saint baiser, puis se retirait.

Levée au petit matin, elle aperçut tout de suite sur sa table un papier soigneusement plié, mais sans enveloppe, posé sur le Bradshaw .

L’ayant ouvert, elle lut :

« Vous ne pouvez pas y aller. Alors, moi, j’y vais… »

Les deux lignes étaient tracées d’une écriture menue, ferme, très lisible, et signées : Madeleine .

VIII

C’était une de ces nuits où toute la lumière du monde semble réfugiée dans les étoiles. Et les étoiles elles-mêmes se reculent aux profondeurs du ciel jusqu’à n’être plus que des scintillements qu’on distingue à peine, et qui, lorsqu’on les regarde, brillent et s’effacent tour à tour.

Coupant au plus court à travers allées et pelouses, la petite forme noire au chef blanc, un mince châle tricot noir sur les épaules et, à la main, pour tout bagage, un petit sac à provisions en moleskine, se glissa vers quatre heures après minuit jusqu’au mur sud du monastère et gagna la porte au cadre disjoint.

La cloche de Matines n’avait pas encore sonné ; tout dormait dans le couvent. Les chiens féroces, lâchés la nuit, n’aboyèrent pas sur son passage ; l’un d’eux se mit à gambader silencieusement à ses côtés, la frôlant à chaque bond, de son souple corps élancé ; l’autre la suivait en trottinant. Elle se tourna vers eux avant de tirer le verrou de la porte et leur ordonna de s’arrêter. Aplatis sur le gravier du sol, ils rampèrent jusqu’à elle ; ils haletaient d’une tendresse formidable.

Elle leur dit :

— Mes petits frères, je vous défends de sortir avec moi.

Ils grondèrent, mais ils ne bougèrent pas, même quand elle ouvrit la porte et passa dans l’entre-bâillement, même quand, de ses doigts menus, elle repoussa, de l’extérieur, le verrou dans son logement. Alors seulement, comme elle abordait d’un pas alerte le sentier sur lequel donnait le seuil, elle entendit les molosses gratter furieusement de leurs griffes, debout contre le vantail. L’un des deux aboya. Puis tout se tut.


Elle marcha vite par la nuit noire. Si noire qu’elle fût, dans cette étendue plate, la faible ligne du sentier se détachait sur le fond d’herbe ou de chaume. Et puis, tant de fois elle l’avait suivi, du temps où elle était converse ! D’ailleurs, à quelques centaines de mètres, il rejoignait un bon chemin pavé, conduisant en une heure de marche au sinueux cours d’eau qui dentelle la frontière.

Sur le chemin pavé elle commença de sentir l’approche de l’aube. Sans troubler le calme nocturne, une brise fraîche lui léchait par instants la joue gauche, tandis que, juste à l’opposé, tout au fond de l’horizon, l’ombre semblait se disjoindre lentement dans un gris fade.

Elle priait, tout en marchant, à la manière qu’elle avait inventée pour son usage et qui consistait « à dire les mots très lentement, en y pensant bien fort ». En prononçant ainsi les mots sacrés, il lui semblait que, chaque fois, elle découvrait dans le Pater , le Credo , le Confiteor ou l’ Ave Maria , et aussi dans le Sub tuum et le Souvenez-vous , des sens nouveaux auxquels elle n’avait jamais pris garde et qui l’enchantaient. Une autre forme de sa prière, que personne non plus ne lui avait suggérée, était de converser avec le saint ou la sainte qu’elle priait : surtout avec sa patronne sainte Madeleine. Non qu’elle s’imaginât que la sainte lui répondît : « Mais, disait-elle volontiers, j’essaye de penser comme elle penserait, et cela me fait grand bien. »


… Ah ! voici la vilaine grisaille de l’est qui blanchit, là-bas. C’est un spectacle que Madeleine aime à regarder, quand il lui est loisible de s’y attarder un moment, par exemple de la lingerie du couvent, tournée vers l’orient. Ici, seule dans l’immense plaine, c’est plus beau encore ; on dirait que le jour vient à votre rencontre. Et comme il vient vite à partir du moment où la grisaille de l’horizon se déchire ! Il naît du jaune, du rose, du bleu vert, dans la déchirure, et puis tout d’un coup la pointe des chaumes s’illumine, et c’est le matin, à la fois languissant et joyeux.

Allons, ne traînons pas !… Déshabituée de la marche sur les routes par dix-huit mois de claustration, la jeune fille s’étonne : il lui semble que jadis elle arrivait si vite à la rivière, et voici qu’elle aperçoit devant elle la ferme de Barlon, qui marque seulement la moitié du chemin. Elle s’active tout en conversant à demi-voix avec sa sainte patronne :

— Voyez-vous, je ne pouvais pas faire autrement. J’ai senti que ça m’était commandé, comme quand je me suis sauvée de Forchamps pour me réfugier à la Quarantaine. ( Un petit silence. ) Mais, chère patronne, je ne pouvais pas consulter, parce que l’on aurait essayé de m’en détourner et qu’ il fallait !… ( Un petit silence. ) Non, je n’ai pas du tout entendu de voix pour me le commander, je suis sûre tout de même que cela m’est commandé… Certainement je le fais volontiers, puisqu’il le faut… Si j’avais résisté, je suis sûre qu’aujourd’hui je n’aurais pu ni prier, ni dormir, ni manger… Alors, n’est-ce pas, j’ai bien fait ? ( Un silence assez long. ) Oui, un petit mot pour le Père et un pour madame Stéphanie… ( Une minute de silence, puis elle reprend. ) Des remords ? Oh ! ma sainte patronne ! Est-ce que saint Paul ne dit pas : « J’ai travaillé de mes mains, de manière à ne rien vous coûter. » Moi aussi j’ai travaillé de toutes mes forces : j’ai gagné mon pain, mon vêtement et mon abri… Et puis, n’est-ce pas, vous êtes avec moi, sainte patronne, je le sais bien, et vous ne me quitterez pas, jusqu’au bout ?… Voyez… j’approche de la rivière… Voilà les côtes…

Ce que Madeleine appelait « les côtes », c’étaient les faibles ondulations qui, du vaste plateau qu’elle venait de traverser, s’inclinent vers le lit du cours d’eau. Au bord du chemin pavé, ou reliées au chemin par une allée d’arbres fruitiers, les habitations devenaient plus fréquentes. Leurs volets blancs ou verts, parfois bleus, s’ouvraient en ce moment au soleil qui commençait de briller, à travers la brume de la petite vallée. Puis cette brume se fendit, se volatilisa, et la vallée elle-même apparut, modeste et charmant paysage : l’eau sinueuse, le mince village tapi sur la rive proche, le pont frontière.

— … Tiens ! Ma Sœur… Sœur Madeleine, n’est-ce pas ? Par exemple ! Il y a longtemps qu’on ne vous voyait plus !

Le pont franchi, et aussi le poteau tricolore, c’est le douanier, encore coiffé de son vieux calot bleu-horizon, qui reconnaît la petite converse. Avant qu’elle fût postulante, le monastère l’envoyait souvent au chef-lieu français, pour faire des commissions ou des emplettes.

— Bonjour, monsieur Roblin.

— Ah ! Vous vous rappelez mon nom ? C’est gentil. Alors voilà que vos courses vous ramènent chez nous ? Et vous nous apportez le soleil ?

Ça a beau être une petite nonne, l’ex-sergent du train (blessé au pied gauche, croix de guerre) se redresse, boutonne son dolman et équilibre son calot sur ses gros cheveux châtains. Et il continuerait bien à causer, si une voiture de drapier ambulant ne s’engageait sur le pont et ne le forçait à couper l’entretien…

— Vous repasserez bien ce tantôt ? crie-t-il en courant au-devant de la voiture.

Mais il n’entend que ces mots au vol :

— Adieu, monsieur Roblin !

Et quand il en a fini avec les papiers du voiturier nomade, la petite nonne a disparu au coude de la route, derrière le rideau de peupliers.


Assise sur le coussin noir du train, elle égrène maintenant son chapelet, très lentement, bercée par la chanson rythmée que les roues modulent sur les rails… Tout s’est passé comme il fallait ; la voyageuse n’a pas eu un instant d’hésitation ni d’anxiété. Moins d’une lieue entre la douane et le chef-lieu. Au chef-lieu, ce n’est pas difficile d’aller à la gare, de grimper sur une des banquettes de bois pour hausser sa figure jusqu’aux grandes affiches jaunes où sont écrites les heures des trains, encadrant une carte très claire qui dessine tout l’est de la France et un morceau de la Suisse. Après quoi l’on va prendre son billet de troisièmes et l’on attend cinq quarts d’heure, assise sur la même banquette de bois où l’on a grimpé tout à l’heure. On attendrait bien davantage. Attendre n’est rien, quand on a discipliné ses nerfs à n’agir que sur les ordres d’autrui, comme le soldat auquel le centurion dit : « Va là-bas ! » et il y va ; « Reste ici ! » et il y reste. Le couvent rend familières l’immobilité et l’attente : peu à peu, pour la moniale, ces deux ennemies de l’agitation du monde prennent de la douceur, comme la cellule.

Le train est un omnibus matinal qui se faufile sans hâte de station en station, un train pour les campagnards. Quand il s’arrête ou qu’il repart, il secoue ses chaînes comme un forçat en corvée. Madeleine, dans son compartiment, n’a pas de vis-à-vis. A l’autre bout, les deux coins sont occupés, l’un par une vieille femme en noir, à ample jupe et à corsage plat, coiffée d’un bonnet blanc bien propre et qui garde auprès d’elle un panier où remue quelque chose d’invisible ; l’autre, par un soldat bleu, qui, sans doute, rejoint le prochain régiment d’artillerie. Aux haltes, il s’arrête de ronfler, mais il ne se réveille pas. Le paysage, peu à peu, s’accidente et s’anime. Quelque chose de vif et de joyeux, que depuis longtemps la petite prisonnière ne ressentait plus, la pénètre par moments. Une ride d’inquiétude passe aussitôt sur la calme surface de son cœur. Mais tout de suite elle a recours à sa sainte patronne.

— Est-ce que c’est mal d’être contente ?… Non, n’est-ce pas ? La campagne au soleil, c’est l’œuvre du Bon Dieu ? Ma chère patronne, vous savez bien que je veux seulement aller où il me dit d’aller et faire ce qu’il veut que je fasse. Je vois tout cela très clair jusqu’à un certain moment. Après, par exemple, je ne vois plus. Mais je suis sûre que vous me le direz, le moment venu…

Toute la douceur de l’automne, cet air qu’elle respire en contient l’essence. Elle se sent vivre aussi près de Dieu qu’au couvent, mais d’une vie plus consciente, moins engourdie. La plénitude de cette vie a même quelque chose d’excessif, qui fatigue le cerveau et le corps après les avoir suractivés. Et puis, de toute la nuit précédente, Madeleine, préparant son départ, n’a pas fermé les yeux. Ses paupières s’appesantissent. Maintenant c’est invincible. Elle ne résiste pas ; accotée dans l’angle dur du wagon, elle s’endort, et le chapelet de buis, entre ses fins doigts exsangues qui le serrent, s’endort aussi.

IX

Même dans les trains qui flânent aux stations et ne se hâtent point de l’une à l’autre, on fait tout de même des lieues et des lieues, entre l’aube et le coucher du soleil. D’ailleurs, vers deux heures après-midi, Madeleine a quitté le train campagnard, qui terminait sa course placide dans une vaste gare bruyante. Elle a attendu, après s’être dûment informée, sur un quai de la gare, où bientôt s’est précipité en trombe de fumée, de vapeur, de grincements de freins et de sifflets, un autre train, celui-ci formidable, plein de voyageurs, où la petite nonne noire à coiffe blanche a eu bien du mal à trouver une place… Et à peine elle était assise que les portières claquaient, repoussées, verrous rabattus, et que le train raidissait de nouveau sa musculature à travers un paysage qui tournoyait, comme pris de folie, et semblait, accroché aux mouvantes portées du télégraphe, monter et descendre, telle une image au bout d’un fil.

Et boire, et manger, parmi tout ce tintamarre et cette ruée éperdue ?

Voilà des complications qui n’embarrassent guère une petite converse ! Il y a justement, à côté de Madeleine, un monsieur d’une quarantaine d’années, convenablement mis, cheveux et moustache noirs, cravate jaune et grosse perle fausse, agrafe du stylo à la poche de sa veste, un monsieur qui n’a l’air ni d’un paysan, ni d’un ouvrier, ni d’un domestique, un monsieur très convenable, très prévenant. Il a prié Madeleine de prendre le coin qu’il occupait ; il ne la dérange pas lorsqu’elle égrène son chapelet, mais il lui dit poliment quelques mots quand elle remet les grains de buis dans sa poche. Et comme on allait atteindre une certaine ville qu’il lui a nommée, il l’a prévenue qu’on avait le temps de descendre, de boire un verre de bière et d’acheter d’excellents petits pains fourrés de jambon. Madeleine est descendue, elle a acheté et grignoté le pain au jambon. Mais au lieu de boire un verre de bière, elle s’est abreuvée le long du quai au jet même d’une fontaine sur laquelle on avait écrit lisiblement, au-dessus de l’attache d’une chaînette portant une petite tasse d’étain : Eau potable .


Peu à peu, la nuit s’est abattue sur la région montueuse où le train engouffre sa tempête de feu, de fumée, de fracas ; au passage de cette trombe les tunnels ont l’air de s’écrouler. Jamais de sa vie Madeleine n’a connu pareille vitesse, et le cœur lui battrait certainement si elle n’était pas assurée qu’il ne peut rien lui arriver avant que certaines choses, qu’elle doit faire, soient accomplies. Comme le soldat du centurion, elle obéit à un appel : mais le divin centurion par qui elle est appelée n’appelle point où l’on ne saurait arriver. Madeleine est maintenant à l’aise dans son encoignure. Le monsieur au stylo a momentanément quitté la place qu’il occupait auprès d’elle et cause, dans le couloir du wagon, avec deux femmes jeunes qui ont l’apparence de bonnes endimanchées. Madeleine glisse son chapelet dans sa poche, croise ses mains sur le creux de sa robe, ferme les yeux.

— Chère sainte patronne, je me confie à vous, j’ai sommeil. Protégez mon sommeil et réveillez-moi quand il le faudra…

Aussitôt sa pensée s’embrouille doucement, comme un écheveau de laine remué par la main d’un enfant. Elle voit en songe la porte au cadre disjoint… le bracelet de Stéphanie… les fils du télégraphe qui montent et descendent… Puis, tout d’un coup, net comme si elle était agenouillée devant le tableau de la chapelle froide, le Christ descendu de sa croix avec ses paupières entr’ouvertes et la plaie vivante de son côté… Vision d’un instant ; aussitôt qu’elle s’est effacée Madeleine dort.

Elle dort longtemps.


— Mademoiselle !… Mademoiselle !… Excusez-moi si je vous réveille.

Madeleine ouvre les yeux, parfaitement calme et tout de suite consciente. L’oraison jaculatoire qu’elle a inventée, l’oraison du réveil, est déjà sur ses lèvres : « Sainte Vierge Marie, faites-moi telle que vous me voulez ! »

— Mademoiselle, reprend le monsieur au stylo, je vous demande pardon… Je voyais que vous dormiez fort… Et dans une petite demi-heure nous serons à la frontière suisse.

Les yeux gris-poussière de la jeune fille sont fixés sur lui, et il en soutient assez fermement le regard. Comme elle n’a rien répliqué, il continue :

— On est assez sévère à la douane suisse. Alors c’est pour vous dire… On va jusqu’à faire déshabiller des dames.

Madeleine ne bronche pas.

— Mais naturellement vous avez un passeport bien en règle.

Madeleine n’a aucun passeport. Il ne lui en a pas fallu pour entrer en France, le matin de son évasion : le couvent de la Quarantaine et la douane sont en relation de bon voisinage. Certes, elle n’a pas omis de prévoir qu’elle avait encore une frontière à passer pour atteindre le but de son voyage. Mais, ne possédant aucun moyen de résoudre d’avance la difficulté, elle s’en est remise à la Providence. A présent que le monsieur au stylo lui parle justement de cela, elle l’écoute tout en se tenant sur ses gardes. Pour elle, rien n’arrive par hasard : c’est presque un blasphème d’appeler hasard les arrangements de la Providence.

Le monsieur tire un gros portefeuille de sa veste, un portefeuille bourré de papiers. Une des poches laisse aussi passer des lisières de billets de banque. Il tend sa carte à Madeleine, avec un : « Permettez-moi, mademoiselle… » et Madeleine lit sur le rectangle blanc :

« Enrico Bertini , représentant de commerce, Rosario . »

Mais elle ne répond toujours rien.

— Si vous n’avez pas de passeport, reprend-il à voix plus basse, on ne vous empêchera pas seulement de passer la frontière, mais on vous fera des tas d’ennuis. Ce serait dommage ; on voit que vous êtes une demoiselle très convenable… Tenez, je puis peut-être vous tirer d’embarras. Voulez-vous venir avec moi dans le couloir, on sera mieux pour causer ?

Elle le suit, sans l’ombre d’une hésitation. Appuyés tous deux à la paroi trépidante, elle l’écoute, il parle :

— Je recrute en ce moment des vendeuses pour le commerce des tissus, en Argentine. Oh ! je ne vous propose pas d’en être… J’ai tout ce qu’il me faut : deux demoiselles françaises avec lesquelles vous m’avez peut-être vu causer. Et je dois en retrouver trois autres, des Italiennes, à Milan ; toutes cinq s’embarqueront mercredi avec moi, sur le Julio Cesare … Alors, vous concevez, nous sommes au complet, et vous voudriez venir que je ne pourrais pas vous emmener. Mais j’ai là, dans mon portefeuille, trois passeports de dames françaises bien en règle : la troisième dame s’est trouvée souffrante au dernier moment et n’a pas pu partir. Si vous voulez en profiter ?…

Il a dit toute cette fin un peu précipitamment, parce que les prunelles gris-poussière regardaient jusqu’au fond de ses yeux à lui, de ses yeux bruns de méridional. Madeleine répond simplement :

— Je vous remercie, monsieur.

Alors, il reprend de l’assurance.

— Vous comprenez… Ce que j’en fais, c’est pour vous rendre service. Moi… je n’ai rien à y gagner… C’est pour vous rendre service…

— Est-ce que j’aurai à répondre ?… ou à signer quelque chose ? questionne Madeleine.

— Rien du tout… absolument rien, mademoiselle. Je suis connu du personnel de la douane. Il n’y a pas trois mois que j’y suis passé, dans l’autre sens. On ne vous demandera rien. On ne vous dira rien. C’est moi qui parlerai pour vous, comme pour les deux autres dames. Vous n’aurez qu’à vous tenir avec elles… Les voici justement… Je vous les présente, n’est-ce pas ?… Mademoiselle Maria… Madame Henriette… Et vous ? Mademoiselle…

— Madeleine.

— Mademoiselle Madeleine… Voilà… Nous approchons. Restez ensemble, n’est-ce pas, ne me perdez pas de vue, ne parlez à personne. Si l’on vous parle, ne répondez rien, absolument rien, même aux employés de la gare et aux douanes. Si l’on insiste, faites signe que vous ne comprenez pas… Je me charge de tout. Vous allez sur Milan, n’est-ce pas ?

Madeleine ne répond rien.

— Eh bien ! à la frontière italienne, ce sera tout pareil… Quand on est bien connu, comme moi, vous concevez…

Il s’éloigne. Les deux Françaises auraient bonne envie d’engager la conversation avec leur nouvelle connaissance. Mais Madeleine a déjà repris ostensiblement son chapelet ; les grains de buis coulent lentement entre ses doigts. Les deux femmes, échangeant un regard, s’écartent.


Le train, après trois quarts d’heure d’arrêt à la douane, a repris sa course un peu ralentie à travers le décor effrayant des montagnes. Madeleine et Bertini sont de nouveau assis côte à côte. Comme Madeleine se tait, Bertini est bien forcé de se féliciter lui-même pour le coup du passeport.

— Vous avez vu, mademoiselle Madeleine ? Vous avez passé comme une lettre à la poste. Ni vu, ni connu. Avec moi, on n’est jamais pris… Vous comprenez, quand on a roulé comme moi en Russie, dans les deux Amériques et dans tous les recoins de l’Europe… Si vous avez besoin de quelqu’un qui connaît Milan, je suis à votre disposition ! Et tenez ? voulez-vous me faire le plaisir d’accepter à déjeuner avec ces deux dames françaises et moi ? On causera plus tranquillement qu’ici… Et peut-être vous déciderez-vous à nous suivre en Argentine… Un pays de Cocagne, mademoiselle… Une jeune fille comme vous à Rosario ou à Buenos-Aires ramasse une fortune en cinq ans… Alors, n’est-ce pas ? Vous déjeunez avec nous à Milan, Trattoria del Duomo … Bonne maison, où je suis bien connu. C’est dit ?

— Si je le puis, répond paisiblement Madeleine.

— Ah ! je comprends, fait Bertini, songeur. On doit vous attendre à l’arrivée.

Madeleine ne dit ni oui ni non, et la conversation, pour le moment, en reste là.

Il est d’ailleurs bien vrai qu’à la douane frontière, Bertini n’avait pas exagéré son influence. La voyageuse n’a pas eu à ouvrir la bouche pour accomplir les formalités du passage. Elle a d’ailleurs observé qu’un employé filtrait le groupe des trois protégées de Bertini en les faisant passer par la consigne des bagages et, de là, regagner le quai. Elle n’a rien perdu des conciliabules de cet employé avec Bertini et avec un douanier galonné. Que lui importe ? Repliée sur sa propre conscience, elle n’a pas cessé de converser avec les mystérieuses puissances qui la protègent. Et des versets qu’elle aime dans les Écritures ont chanté dans sa mémoire ; celui-là par exemple :

« Ils saisiront impunément les serpents, et, s’ils boivent quelque chose de mortel, cela ne leur fera pas de mal. »

Et encore cette fin de chapitre de l’Évangile, où sont racontées les embûches des pharisiens contre Jésus, et qui se termine ainsi :

« Mais lui, déjouant leurs desseins, passait … »


Pour couper court à toute conversation, elle a repris son chapelet, puis, le dos appuyé sur le dossier de la banquette, elle a fermé les yeux : les grains du chapelet sont immobiles entre ses doigts croisés. Le train roule dans un tunnel interminable : c’est la masse neigeuse des Alpes qui passe par-dessus la tête de Madeleine. Madeleine n’ouvre pas les yeux, même quand Bertini lui dit le nom du tunnel et lui recommande le paysage sur lequel il va déboucher, après quinze kilomètres de nuit. Madeleine n’ouvre pas les yeux, mais elle ne dort pas. Elle a prié avec ardeur, et maintenant, réconfortée, baignée de lumière intérieure, elle médite. Son chemin, elle le connaît parfaitement, et les traits qui le marquent sur la carte sont dessinés sur l’écran rose de ses paupières. Elle sait qu’elle n’ira pas à Milan, bien qu’elle ait, autant par inspiration mystérieuse que par prudence paysanne, pris son billet pour la grande ville. Elle sait à quelle station elle doit descendre, une cinquantaine de kilomètres avant la frontière italienne. Elle sait à quelle heure elle y arrivera. Et, tout en conversant avec sa chère patronne, elle organise, sous les apparences du sommeil, le plan de son évasion du train : car elle se sent surveillée.

Voici ce qu’elle fera.

Quelques minutes avant la station fixée, elle sortira tout naturellement du compartiment et s’en ira ostensiblement au lavabo. Là, elle ôtera sa coiffe blanche et s’enveloppera la tête du petit châle noir qu’elle porte sur ses épaules. A l’arrêt, elle descendra tranquillement avec les autres voyageurs qui changent de train, comme elle, et, sans se hâter, gagnera la salle d’attente. Le train repartira sans elle…

— Et si Bertini te voit descendre ? objecte la sainte patronne.

— Mais, chère patronne, s’il se préoccupe de moi, vous savez bien qu’il cherchera ma coiffe blanche…

Et c’est Madeleine qui a eu raison. Il faut avouer que son évasion a été facilitée par la descente simultanée d’une trentaine de jeunes Américaines, tout un collège touristique conduit par une dame à cheveux gris. La petite forme noire de Madeleine s’est glissée au buffet dans le remous de ces frémissantes péronnelles… Hasard ?… Non pas… Alors, miracle ? Oh ! non… Accord amical des menus événements pour rendre réalisable un dessein providentiel… Maintenant, le train d’Italie est reparti. Madeleine est seule, inconnue de tous, en terre helvétique. Il n’y a plus de frontière à franchir pour gagner la ville de nom latin, mais de nationalité suisse, qui est le but de sa randonnée.

Encore deux petites heures de voyage en chemin de fer et, s’il plaît à Dieu, elle l’aura atteint.

X

Elle y arriva avant midi.

Elle n’avait, depuis trente-six heures, bu que de l’eau et mangé que deux petits pains fourrés de jambon : et, malgré que son appétit ne fût guère exigeant à l’ordinaire, elle avait faim. En quittant la gare, ce fut cependant une église qui l’attira d’abord. Si différente, par l’apparence, de celles de son pays qu’elle hésita d’abord à la reconnaître pour une église : petit palais de marbre noir et blanc, mais sanctifié par la croix. Elle y entra ; elle pria, puis elle s’assit, et la fatigue, l’étourdissement du voyage furent plus forts que la faim. A peine eut-elle cessé de prier à genoux pour méditer assise, elle s’endormit.

Ici se plaça, dans sa vie, un incident qui eût troublé bien des mystiques. Madeleine ne reprit connaissance qu’environ deux heures plus tard. Elle porta d’instinct sa main droite à son front et constata qu’elle avait sa coiffe blanche. Or, elle était sûre d’être entrée dans l’église avec son petit châle noir enveloppant ses cheveux blonds. Elle ne fut pas troublée par ce changement. Elle acceptait l’hypothèse qu’il s’était accompli par l’opération de ses protections célestes, mais elle admettait fort bien qu’elle-même eût ôté son châle noir et remis sa coiffe sans en avoir conscience, quand elle était entrée dans l’église : elle était alors si lasse qu’elle ne se rappelait plus nettement ses gestes. De toute façon, le fait qu’elle se retrouvait coiffée comme au couvent était pour elle un signe qu’elle devait demeurer telle, et qu’il fallait garder cet uniforme de converse pour franchir les obstacles. Elle en éprouva un soulagement, car, toute la matinée, elle s’était demandé si elle ne devrait pas, avant toute démarche, aller chez un marchand de vêtements d’occasion et s’habiller comme toutes les femmes.

Elle remercia Dieu, par une dernière et fervente prière, de l’avoir tirée de ce doute. Puis, de nouveau tourmentée par la faim, elle quitta l’église et chercha dans la ville un endroit où se restaurer.

De son enfance paysanne et aussi de sa vie de converse, elle avait gardé une habitude pratique des choses et des gens qui, jointe désormais à la certitude d’une protection invisible planant sur elle et la guidant, lui ôtait toute timidité. Rien ne l’étonnait, rien ne la désarçonnait : sa lenteur apparente était simplement l’effet d’une attention minutieuse et d’une prudence toujours en éveil. Ce fut ainsi qu’après avoir inspecté la rue qui lui parut la principale de la ville elle se décida, négligeant bien entendu les grands hôtels et les cafés brillants, pour une trattoria modeste, assez propre, pas trop — dont le nom était inscrit en français sur l’enseigne : Restaurant franco-suisse. Chambres.

Sur les six tables, dans la salle, quatre étaient occupées par des convives qui, presque tous, achevaient leur repas ; il était deux heures après-midi. Madeleine s’assit à l’une des tables vides. Un garçon à l’habit taché et au plastron froissé se précipita vers elle et dit :

— Siouplet ?

A tout hasard, elle répondit dans sa langue :

— Je voudrais manger. Avez-vous de la soupe et un peu de viande avec des pommes de terre ?

Le garçon comprit parfaitement :

— Minestrone et chevreau rôti, patates, répliqua-t-il d’un singulier accent où se composaient le germanique et l’italien… Cela convient ?

— Oui.

— Siouplet !

Et sur cette exclamation mystérieuse, jetée cette fois sur un ton affirmatif et péremptoire, il s’élança vers la cuisine.

Madeleine déjeuna de bon appétit. Elle mélangea même à l’eau qu’elle buvait le vin d’un petit carafon rouge qu’on avait posé sur sa table sans qu’elle le demandât. Aux autres tables, on parlait l’italien, qu’elle ignorait, et l’allemand, qu’elle entendait un peu, comme presque tous ceux de son pays. Deux hommes causaient en français à la table la plus éloignée, trop éloignée pour qu’elle perçût leurs paroles. Elle mangeait doucement, en réfléchissant. Elle percevait en elle une sorte de stagnation : non pas qu’elle fût moins décidée, mais elle ne sentait plus sur son bras cette main invisible qui la conduisait depuis son départ. Elle ne s’en alarmait pas. Elle attendait.

« N’est-ce pas, ma chère sainte patronne, je n’ai rien fait de mal pendant mon voyage ? Alors, je saurai tout à l’heure où je dois aller. »

Et lentement, mâchant les bouchées consciencieusement, elle achevait son repas.

— Madame désire du café ?

Plus tard, elle mit au compte des puissances invisibles qui la guidaient l’inspiration d’avoir répondu :

— Oui.

Car, si elle n’avait pas pris de café (ce qui n’était certes pas dans ses intentions en entrant), elle aurait quitté le restaurant presque tout de suite. Et ce fut au moins cinq minutes après que les deux Français se levèrent, payèrent, et qu’elle entendit au passage l’un d’eux dire à l’autre :

— Tu as vu dans le journal que le prince Paul…

La suite de la phrase fut perdue pour elle. Mais, aussitôt, avec sa décision coutumière, elle se leva et alla, sur la table des Français, prendre un journal qui traînait.

C’était une double feuille de petite dimension, la gazette de la station. Elle était rédigée en allemand et en italien, avec quelques annonces en anglais. Madeleine parcourut soigneusement la partie allemande. Il n’y était pas question du prince Paul. Elle s’appliqua à lire la partie italienne dont quelques bribes lui furent intelligibles : certainement, le nom du prince n’y figurait pas non plus. Et cependant elle était sûre, absolument sûre qu’elle tenait en main le fil conducteur de sa démarche. Il était là, quelque part, dans ces lignes noires, difficiles à lire… Ses yeux recommencèrent le pèlerinage ardu du texte italien. Tout d’un coup, elle fut éclairée intérieurement en lisant ceci :

Noi abbiamo notizie migliori del nostro illustrissimo ospite. La ferita accidentale, che s’è fatto cosi disgraziamente non s’è ancora chiusa e ne soffre ancora. Ma il signor Dottor Burcart che le cura non ha piu nessuna inquietudine. L’illustre ammalato non lasciera il suo appartamento al Palace Hotel se non prima d’esser completamente guarito.

Elle ne comprit ni notizie , ni ospite , ni bien d’autres mots encore. Mais elle comprit qu’il s’agissait d’un malade illustre, qu’on ne nommait pas, sans doute par discrétion (pareillement au couvent de la Quarantaine, la princesse royale avait fait récemment un séjour incognito), que son état n’inspirait plus d’inquiétude, et qu’il habitait le Palace-Hôtel. Une ardente joie la pénétra.

— Oh ! ma chère sainte patronne, que je vous remercie !… Voyons, que dois-je faire ?… Je vais demander une chambre ici pour me mettre propre et, si je peux, pour laver ma coiffe qu’on me laissera bien repasser à la cuisine.


Une foule de choses qui semblent impraticables ou compliquées aux privilégiés de la vie sont accessibles et réalisables pour les petits et les humbles. Quand Madeleine quitta le restaurant franco-suisse, non seulement elle était lavée, brossée, avec une coiffe étincelante sur ses cheveux clairs, mais elle était l’amie de la patronne du restaurant, une veuve qui faisait la cuisine et qui lui avait prêté volontiers sa planche à repasser, son amidon, son fer et son feu — de la fille de celle-ci qui l’aidait — et du garçon polyglotte qui, dans la circonstance, avait servi d’interprète bénévole. Au cours de l’entretien un peu décousu qu’elle avait eu avec eux, tout en repassant sa coiffe, elle avait appris, sans le demander et sans paraître s’y intéresser beaucoup, que le prince Paul achevait en effet sa guérison au Palace-Hôtel ; qu’il s’y faisait appeler M. Lazare ; qu’il avait avec lui un certain comte Osterrek et une infirmière anglaise, sans compter un valet de chambre et une femme de chambre que l’hôtel mettait à sa disposition exclusive ; qu’il ne s’était pas blessé lui-même, et qu’on savait très bien le nom de la puttana qui l’avait frappé d’un coup de stylet ; qu’il avait tenu à la faire échapper avant même de faire soigner sa blessure ; et que par conséquent ce prince, « qui était un grand polisson avec les femmes », était tout de même une sorte de héros.

Avant de se rendre au Palace-Hôtel, ce qu’elle entendait faire aujourd’hui même, Madeleine retourna prier et méditer dans la petite église noire et blanche. Ce fut, pour elle, une de ces oraisons presque passives où les âmes mystiques se laissent pénétrer par le vouloir céleste comme une arène de sable fin par la pluie. Telle dut être sainte Jeanne d’Arc durant la veillée de Chinon, quand on allait l’introduire auprès du roi. Paysanne aussi, la petite converse n’avait personne, elle, pour la conduire et lui faciliter l’accès auprès de celui qu’elle voulait atteindre. C’était beaucoup de présomption, elle le sentait, que de prétendre à être introduite dans la chambre d’un royal malade, gardé par une infirmière et par une sorte de chambellan, surtout après l’aventure scandaleuse telle que les gens du restaurant la lui avaient racontée. Elle se redit la parole de l’apôtre Paul : « Je ne puis rien par moi-même, mais je puis tout en Celui qui me conforte… » Elle resta en prières tant qu’elle sentit remuer dans les profondeurs de sa sensibilité un peu de peur, un peu d’hésitation, le vague désir de remettre, d’attendre les circonstances. Toutes ces velléités, elle en était sûre, étaient des suggestions du Malin ; on les désarme par la prière. Quand elle se leva et quitta l’église, elle était vraiment un automate intelligent, qu’une volonté étrangère à elle, acceptée par elle, conduisait.

Elle ne pénétra pas tout de go dans le vestibule du palais de craie ; elle en considéra l’entrée de l’extérieur ; elle observa les allées et venues des voyageurs.

Évidemment, au regard des possibilités humaines, il semblait plus facile d’entrer là-dedans vêtue en dame qu’en converse. Les femmes de chambre, bien que fort élégantes, se reconnaissaient parmi les dames. Il aurait fallu être costumée en femme de chambre élégante. Madeleine vit sa petite silhouette noire au chef blanc reflétée dans l’une des immenses vitres du hall. C’était une gageure que de s’habiller ainsi pour pénétrer là. Mais par cette évidence même, elle sentit sa résolution fortifiée et monta les marches du perron.

Le tournoiement de la porte à ailettes la jeta dans le hall au moment où le portier galonné surveillait l’embarquement en automobile d’une famille anglaise. Ce hall était fabriqué sur le modèle ordinaire. Une sorte de tribune d’acajou, face à l’entrée, était présidée par un jeune homme blond, coiffé à l’argentine et vêtu avec une élégance allemande d’une redingote noire. Des scribes, hommes et femmes, le flanquaient à droite et à gauche. Assis sur des fauteuils et des rocking-chairs , des touristes élégants fumaient, lisaient, prenaient du café ou du thé. Un pan de mur, à côté du téléphone, semblait réservé aux petits bagages des voyageurs. Un chauffeur en tenue, à demi endormi sur sa chaise, gardait un lot de précieuses valises. Madeleine alla s’asseoir modestement sur une autre chaise, non loin de lui. Personne d’abord ne parut faire attention à elle, même le portier, dont ses yeux rencontrèrent à plusieurs reprises le regard affairé et distrait. Puis elle remarqua, parmi les voyageurs assis en face d’elle, une dame d’un certain âge, élégante et encore jolie, et une jeune personne d’une vingtaine d’années qui paraissait sa fille. Ces deux dames, évidemment, s’intéressaient à sa présence et parlaient d’elle. Elle ne bougea pas. Tout d’un coup, la jeune fille se leva et lui dit en français, mais avec un fort accent britannique :

— Oh ! excusez-moi… Est-ce que vous n’êtes pas une religieuse de Bruges ? Une béguine ?

— Non, mademoiselle, répliqua Madeleine. Je suis chez les Dames de la Sainte-Quarantaine, encore assez loin de Bruges.

— Oh ! C’est que j’ai visité un certain béguinage de Bruges, avec ma mère, et votre bonnet est tellement pareil…

— Pas tout à fait, mademoiselle, je crois. Le nôtre n’a même pas d’ailettes.

— Oh ! réellement… Je vois. Vous m’excuserez ! C’est que nous avons aimé terriblement ces béguinages et tout le pays autour… Au revoir…

Madeleine la retint.

— Mademoiselle… Moi aussi, je voudrais vous demander quelque chose. Vous habitez l’hôtel ?

— Certainement.

— Voudriez-vous dire au monsieur du bureau que je désire lui parler… Je suis si dépaysée ici que je n’ose pas. Et j’ai quelque chose d’important à lui dire.

La jeune Anglaise éclata de rire.

— Oh ! Le monsieur du bureau n’est pas bien effrayant. Je vais lui dire… Attendez.

Elle courut légèrement à la tribune d’acajou. Le jeune élégant Allemand l’écouta avec déférence, puis, ayant regardé dans la direction de Madeleine, il quitta sa tribune, vint à elle, d’un air d’amabilité un peu contrainte et avec cet accent indéfinissable, international, qu’infligent à toutes les langues les portiers d’hôtel et les personnes royales :

— Que désirez-vous, ma Sœur ? dit-il.

Ils étaient en ce moment isolés tous deux dans le coin aux valises, près du téléphone.

— Monsieur, dit Madeleine, je voudrais voir M. Lazare.

Et comme le monsieur blond avait un léger sursaut.

— Oui. Le prince. Je lui apporte des nouvelles de M me la comtesse d’Armatt, enfin… de… la princesse. J’étais auprès d’elle avant-hier, et je suis venue ici directement.

Pour soupçonneux que fût, par profession, son interlocuteur, il n’y avait pas moyen de douter de la sincérité de cette petite personne aux yeux gris.

Il pensa : « Seulement, c’est peut-être une folle. »

— Mais, ma Sœur, lui dit-il… Son Altesse, c’est-à-dire M. Lazare, est souffrant et ne reçoit personne. La consigne est formelle. Tout ce que je puis faire, c’est de remettre à son secrétaire, M. le comte Osterrek, la lettre de M me la comtesse.

— Je n’ai pas dit que j’apportais une lettre de M me la comtesse, corrigea Madeleine. J’ai dit que je venais donner de ses nouvelles.

Il lissa de sa main droite ses cheveux blonds, d’un air soucieux.

Ach ! murmura-t-il, que c’est embarrassant !… que c’est embêtant !… Tenez, reprit-il, voulez-vous venir avec moi. Je vais prévenir le comte Osterrek. Il décidera ce qu’il lui plaira.


L’ascenseur ; une brève montée en compagnie du monsieur blond ; débarquement au deuxième étage. Appel du sommelier et conciliabule en allemand, à voix basse. Le sommelier conduit Madeleine dans un petit salon, et lui dit :

— Prenez place, ma Sœur, et veuillez attendre.

Il laisse Madeleine seule et referme la porte. Mais Madeleine entend bien qu’il ne bouge pas du corridor, en faction devant la porte.

L’attente est longue. Quel bonheur ! On a le temps de se recueillir et de remercier la chère patronne :

« Ce n’est pas moi qui ai parlé, c’est vous, sainte Madeleine. J’en ai trouvé des choses !… Et comme l’Évangile a raison de dire : « Ne vous préoccupez pas de ce que vous aurez à répondre. L’esprit répondra pour vous ! Oh ! n’importe qui peut venir, je n’ai pas peur. »

La porte s’ouvre, et un homme d’environ quarante ans, à figure bilieuse et fine, un peu chauve, vraiment élégant, celui-là, dans son complet gris beige, entre, referme la porte, va droit à Madeleine qui soutient le regard de ses petits yeux marron. Il parle avec une sèche politesse :

— C’est vous, ma Sœur, qui venez de la part de M me la comtesse d’Armatt ?

— Je n’ai pas dit, répète tranquillement Madeleine, que je venais de sa part. Mais j’étais auprès d’elle avant-hier, et elle sait que je suis partie pour venir ici.

— Et où avez-vous laissé M me la comtesse ?

Madeleine réfléchit un instant :

— Je le dirai au mari de M me la comtesse.

Au tour d’Osterrek de méditer, tout en étudiant attentivement Madeleine.

— Ma Sœur, reprend-il, Son Altesse est malade, vous le savez sans doute. Un accident, une blessure… Vous comprendrez qu’il ne peut pas recevoir… (il allait dire « n’importe qui », mais il sentit confusément que l’expression n’était pas juste) recevoir… quelqu’un d’absolument inconnu, malgré son caractère… respectable. Je suis le secrétaire et l’ami de Son Altesse. Vous pouvez me parler comme à elle-même. Sinon… excusez-moi… mais nous devrons en rester là… et… peut-être mon devoir sera-t-il de vous faire interroger par qui de droit.

Comme on est fort contre les hommes, quand c’est hors des hommes qu’on prend sa force et son point d’appui ! Madeleine ne baisse pas les yeux et répond sans émotion :

— Ce que j’ai à dire, je ne le dirai qu’à Son Altesse. J’attendrai de la voir, voilà tout.

— Mais enfin, mademoiselle, s’écrie Osterrek, un peu énervé, mettez-vous à ma place. Je ne vous connais pas. Vous me dites que vous étiez avant-hier auprès de la comtesse… mais qu’elle ne vous a point mandatée… Et vous vous étonnez que je ne vous conduise pas auprès de mon maître ?

— Non, monsieur, je ne m’étonne pas.

— Je vous assure, insista Osterrek, que je n’y mets aucune mauvaise volonté.

C’est bien vrai, et voilà maintenant le fait paradoxal : ce n’est plus Madeleine qui a l’air de chercher à prolonger l’entretien, c’est Osterrek. C’est lui qui semble être passé « demandeur », comme on dit au Palais. Madeleine ne parle plus. Elle attend.

— Écoutez-moi, mademoiselle, reprend Osterrek… Vous avez l’air intelligente. Si réellement vous désirez voir Son Altesse pour une communication intéressante, il ne faut pas rendre la chose impossible… N’avez-vous pas sur vous quelque chose qui vous accrédite… de la part de la comtesse… une carte… une lettre… n’importe quoi ?

Jusqu’à l’instant où Osterrek prononce ces derniers mots, Madeleine n’a vraiment envisagé aucun moyen de s’accréditer auprès du prince : elle a buté sa volonté et sa patience, sans plus. Mais les derniers mots du comte lui suggèrent une idée, d’ailleurs empreinte de cette divine sottise que l’Évangile met au-dessus de la sapience humaine et, de plus, assez dangereuse. Elle ouvre son sac de moleskine noire et retire de sa profondeur un objet entouré de papier de soie. Elle le tend à Osterrek.

— Prenez garde, monsieur, c’est fragile.

Osterrek déplie le papier de soie.

— La comtesse d’Armatt, que je servais, me l’a donné.

C’est le bracelet-montre que Stéphanie a détaché de son poignet, quelques jours après son arrivée à la Quarantaine. Remis par Madeleine entre les mains d’un policier, il eût suffi probablement à la faire arrêter. Mais Osterrek a une bien autre finesse qu’un vulgaire policier, et justement cette témérité le convainc et le décide.

— Vous me permettez, dit-il, de montrer ceci au prince ?

— Bien sûr, monsieur… Je ne le considère pas comme à moi. M me la comtesse me l’a donné pour les pauvres.

— Alors, prenez patience encore quelques instants. Je vais rendre compte à Son Altesse… Vous m’attendez ici ?

— Tout le temps qu’il vous plaira, monsieur.

XI

— Ah ! te voilà enfin, fit le prince Paul quand Osterrek rentra dans sa chambre. Tu sais que je n’ai rien compris à ce que tu m’as dit tout à l’heure : je dormais à moitié… Une Anglaise vient me voir de Bruges avec une béguine de la part de ma femme ?

Il était étendu sur le dos, dans le même lit où naguère il avait enlacé la Montarena. Un appareil de plâtre le contraignait à demeurer presque absolument immobile.

— Ce n’est pas tout à fait cela, répliqua Osterrek en souriant. L’Anglaise a présenté la béguine à Widman, le gérant de l’hôtel ; le gérant a mis la béguine dans le petit salon de l’étage (juste celui où je vous ai fait rencontrer la baigneuse bleue), et c’est là que je viens de causer avec elle. Elle n’a rien voulu me dire de plus qu’au gérant : elle ne veut s’expliquer qu’avec vous. Alors, comme testimonial , elle m’a remis ceci, que la comtesse, dit-elle, lui a donné pour les pauvres.

Le prince, en apercevant le bracelet, eut un mouvement pour le prendre, si brusque que la douleur le fit crier. Il le saisit dans la main droite. Ses yeux devinrent immobiles et son visage se colora. A travers les mailles emperlées, son imagination sensuelle vit frémir le bras veiné de Stéphanie. Mais la faiblesse qui résultait de sa blessure et de l’alitement amortissait en lui toute ardeur. Il reposa l’objet sur le drap, d’un geste las.

— Et alors ? questionna-t-il.

— Alors… bien qu’elle assure n’avoir pas été envoyée par la comtesse, j’ai idée qu’elle l’est en fait, et qu’elle a quelque chose à vous dire de sa part.

— Elle me dira au moins où est maintenant Stéphanie… Veux-tu mon avis ? Stéphanie a appris ma blessure par les journaux ; elle veut en profiter pour réparer son escapade. Seulement, comme elle a un orgueil d’enfer, à aucun prix elle ne ferait des avances. Alors elle a machiné cette histoire avec des nonnes et des curés.

— C’est aussi mon sentiment, dit le comte.

— Comment est-elle physiquement, la béguine ?

— Ni bien ni mal. Jeune.

Ce dernier mot alluma un bref éclair très vite éteint dans les yeux du blessé.

— Elle n’est pas sale ? Elle ne sent pas le rance ?

— Elle est très propre sur elle… En somme, elle est plutôt appétissante.

Le prince réfléchit une seconde.

— Amène-la ici.

— Dans la chambre ?

— Naturellement. Dépêche-toi.


Quand Madeleine se fut assise sur la chaise avancée par Osterrek au chevet du lit, le prince et lui s’aperçurent qu’elle ne pouvait ni faire un geste, ni prononcer une parole. Ils ne s’en étonnèrent pas. Intimidée ? Quoi de plus naturel ? Le comte, s’asseyant à son tour un peu en retrait, mais de façon à observer tous ses mouvements, lui dit :

— Remettez-vous, ma Sœur. Son Altesse veut bien vous entendre.

Or, Madeleine n’était aucunement intimidée. C’était bien pire. A peine passé le seuil de la chambre, elle avait éprouvé une sensation jamais ressentie : celle d’être seule. Elle voyait bien deux hommes auprès d’elle, et qui semblaient l’accueillir avec complaisance : mais une présence mystérieuse qui toujours, depuis l’enfance consciente, demeurait en elle, tout en étant distincte d’elle, une intelligence, une volonté qui doublaient les siennes et leur communiquaient une incroyable sécurité, une certitude merveilleuse, tout cela avait disparu. Ni sa propre volonté ni sa propre intelligence n’étaient défaillantes ; elles se trouvaient simplement isolées en face du monde, réduites à leurs propres ressources. Comme un apprenti chauffeur qui, pour la première fois, tient seul le volant, alors qu’auparavant un maître expérimenté, siégeant à son côté, lui dictait les gestes et, au besoin, les lui imposait… Aventure que presque toutes les âmes religieuses ont subie, au moins une fois dans leur existence : sur leurs épaules chaudes encore de l’enlacement divin, s’abat le suaire glacé de la solitude.

Sous les regards curieux, un peu ironiques du malade et de son compagnon, Madeleine sentait tournoyer ses idées dans sa tête « Qu’est-ce que je fais ici ?… Est-ce que j’ai rêvé ?… Chère sainte patronne, dites-moi… » Mais l’appel familier ne s’élançait plus au ciel comme une fusée mystique : il mourait, inerte et insonore, sur ses lèvres… Une détresse infinie la pénétra, et ce fut seulement sa pudeur qui l’empêcha de fondre en larmes devant ces deux hommes.


Le prince, qui avait appuyé sur elle ce regard de diagnostic qui n’épargnait aucune femme, se tourna autant qu’il put vers elle (il se mouvait quelque peu à droite) et lui dit :

— Voyons, mon enfant, il ne faut pas avoir peur. Je vous donne une marque de confiance… en vous recevant… sans vous connaître… dans l’état où je suis. Vous venez d’auprès de la comtesse d’Armatt ?

— Oui, monseigneur.

— Appelez-moi monsieur. Je suis ici sous le nom de Monsieur Lazare. Où avez-vous laissé la comtesse ?

Elle ne répondit pas. Elle n’avait pas encore osé le regarder, elle si hardie tout à l’heure ; elle ne savait même pas s’il était vieux ou jeune. Elle voyait, à travers le voile qui embuait son cristallin, une forme blanchâtre confondue avec les oreillers et les draps, et ses yeux refusaient de se fixer sur le visage.

— Allons, dit Osterrek avec douceur. Répondez à Son Altesse… Sinon ce n’était pas la peine de le déranger.

Elle montra du regard Osterrek au prince. Le prince comprit.

— Vous pouvez parler devant le comte comme devant moi.

Tous les appels qu’elle adressait à ses protections accoutumées restant sans écho, elle ramassa ses propres forces et finit par articuler très bas :

— La comtesse est au couvent de la Sainte-Quarantaine.

— Elle y est encore ? Dans ce couvent qui a été occupé par les Boches en août 14 ? fit le prince.

Elle fit signe que oui. Il éclata de rire, et Madeleine était si désemparée qu’elle ne s’en choqua même pas.

— Drôle de choix, fit Paul. Après tout, c’est presque chez elle. Et c’est elle qui t’a envoyée ici ?

Comme à Stéphanie, le tutoiement lui venait, sans qu’il y prît garde.

— Non, monsieur, M me Stéphanie ne m’a pas envoyée… Comme elle ne pouvait pas venir, je suis venue à sa place.

— Elle voulait donc venir ? fit le prince, dont les yeux s’animèrent, comme tout à l’heure, en voyant le bracelet.

— Oh ! oui !…

— Et qu’est-ce qui l’en a empêchée ?… Parle, voyons ! au lieu de baisser la tête. Tu ne veux pas ?… Qu’est-ce qui t’arrête ?… C’est parce que le comte Osterrek est là ?

La coiffe blanche s’inclina un peu vers le tapis.

— Henri, va donc un instant dans le petit salon… Excuse-moi… Elle ne parlera pas devant toi… Va !… Tu vois bien que je ne risque rien.

Le comte se leva d’assez mauvaise humeur, disparut dans la pièce voisine, dont il laissa cependant la porte tout contre.

— Maintenant, tu vas parler, je pense, dit Paul.

Elle l’énervait un peu, mais, en s’adressant à elle, il avait dans la voix cette tendresse impertinente qu’il accordait à tout être féminin jeune et neuf.

— Oui… monseigneur… monsieur… La comtesse n’est pas venue parce que son directeur le lui a défendu.

— Quel directeur ?

— Le Père Spirituel du couvent… l’aumônier.

Elle se sentait toujours aussi seule, aussi dévastée ; mais un peu de courage lui revenait depuis qu’elle osait regarder le visage du blessé, le pâle visage aux sombres yeux, aux nobles traits, aux cheveux et à la barbe d’un brun cuivré. Le timbre hardi et tendre de cette voix lui causait un étrange bien-être. Autant le comte Osterrek la glaçait, autant le prince lui donnait confiance. Et, malgré le profond malaise où la dévastation de son être intérieur la mettait, malgré l’embarras de répondre, sans mentir et sans trahir, aux questions qui lui étaient posées, elle ne se sentait pas malheureuse et elle ne regrettait pas d’être là. Aucune oraison jaculatoire ne traversait plus son cerveau. Elle écoutait et elle répondait : voilà tout.


Le prince avait médité un instant sur la dernière réponse qui lui avait été faite.

— Alors, dit-il, la comtesse est devenue pieuse ?

— Elle continue pieusement sa retraite.

— Oui, dit le prince, pour lui-même. Les prêtres l’ont ressaisie. Elle est faite pour redevenir leur proie.

Madeleine ne fut pas offusquée par ces paroles d’incroyance. Au contraire, elle sentit sa propre volonté se raidir, et non plus au ciel insensible, mais à elle-même, elle dit :

« Je le sauverai tout de même. »

— Mais, reprit le prince (en se rapprochant tant qu’il put de la visiteuse), puisqu’elle ne voulait pas venir et puisqu’elle ne t’envoyait pas, pourquoi es-tu venue, toi ?

Leurs yeux croisèrent des regards si profonds qu’ils furent désormais en communion de confiance.

— Parce qu’elle ne pouvait pas venir, dit-elle.

Cette réplique ne signifiait pas grand’chose, mais, dans certains dialogues, la conversation réelle est dans les silences. Le silence qui suivit fut, pour tous deux, plein de mystérieuses significations.

— Et toi ? dit Paul. On t’a permis de venir ?

— Je n’ai pas demandé…

— Tu étais donc libre ?

— Je ne suis que postulante.

— Qu’est-ce que c’est que cela, postulante ?

— Je n’ai pas prononcé de vœux.

— Ah ! je comprends. Mais alors, qu’est-ce que tu faisais dans le couvent ?

— Quand j’y suis entrée, il y a trois ans, j’ai d’abord aidé les deux sœurs converses. Ensuite, on m’a employée comme infirmière à l’hospice du couvent. Et, depuis, six mois, mon service consistait surtout à tenir compagnie aux dames retraitantes, comme la comtesse Stéphanie.

— Et tu comptes faire cela toute ta vie ?

— Je ne sais pas, ce sera selon la volonté de Dieu.

— Naturellement… Mais enfin, prononceras-tu tes vœux ?

— Si Dieu me donne la vocation.

— Tu ne la sens pas encore ?

Elle ne répondit rien. Le prince n’insista pas. Il réfléchissait, regardant avec attention cette fine et curieuse petite figure encadrée dans le bonnet blanc au liséré noir, qui défendait hermétiquement le secret de la chevelure.

— Tout cela ne m’explique pas, reprit-il, pourquoi tu t’es échappée de ton couvent sans demander la permission, pourquoi tu es venue ici où personne ne t’envoyait, et où tu ne connaissais personne, pas même moi.

Madeleine baissa la tête. Le prince comprit qu’elle allait pleurer, et l’envie le piqua de faire jaillir ces larmes.

— Tu n’as tout de même pas fait ce grand voyage pour m’apporter le bracelet de ma femme, qu’elle n’a probablement aucune envie de savoir entre mes mains, et pour me dire qu’elle fait une retraite ?

De grosses gouttes limpides roulaient maintenant des yeux de la jeune fille sur ses joues pâles ; elle put balbutier :

— Elle voulait venir vous soigner… On le lui a défendu… Alors, je suis venue.

Le prince, de sa main droite, prit une main de Madeleine et la posa sur le lit, sans la lâcher. La petite main souple ne résista pas, et le prince la sentit chaude et palpitante dans la sienne comme un pigeon captif.

— Ne pleure pas, dit-il. Je te remercie. Allons ! ne pleure pas, et montre-moi tes yeux.

Elle obéit, releva son visage rayé de pleurs et ses grands yeux gris dont le prince eut peine à soutenir le regard… Il avait du cœur des femmes une trop parfaite expérience pour ne pas entrevoir ce qui s’était passé : Stéphanie débordant encore de passion amoureuse, incendiant par son contact cette âme d’innocente, l’absorbant, se l’identifiant… Que de fois il avait constaté l’attraction que sa légende d’amour exerçait même à distance sur des inconnues !… Cette nouvelle expérience le divertit et, malgré la longue prostration sensuelle où la perte de sang, la souffrance et la fièvre l’avaient plongé, remua, bien faiblement encore, les cendres où dormait son désir. Ainsi Stéphanie, dans son ardente retraite, brûlait encore pour lui. Si elle n’était pas à son chevet, c’était qu’on l’avait tenue prisonnière. Et cette enfant à coiffe de béguine lui apportait, avec leur double vœu de le guérir, l’holocauste de son cœur innocent. Les deux images se mêlèrent un instant dans sa pensée, que traversa en même temps un geste nu de la Montarena. Il sourit à Madeleine.

— Je te remercie, répéta-t-il… Tu ne pleures plus ?… C’est bien… Il ne faut pas gâter tes yeux.

La petite main captive essaya un instant de se dégager, puis tout de suite se soumit.

— Alors, reprit le prince, cela te ferait plaisir de rester près de moi ?… de me soigner ?

— Oui, monseigneur.

Il appela :

— Henri !

Le comte reparut et s’approcha du lit. Une ride d’ironie plissa son visage bilieux quand il vit la main de la béguine serrée dans le poing de son royal ami. Le prince la lâcha aussitôt et dit :

— Voilà… Cette jeune fille est, en somme, une infirmière qui était auprès de ma femme, et, comme ma femme ne pouvait venir, elle s’offre à la remplacer.

— Votre Altesse a déjà miss Croydon.

— Miss Croydon m’embête. Elle est sèche, elle est sinistre… Et elle ronfle la nuit, qu’elle soit dans son fauteuil de garde ou dans son lit.

— C’est vrai, dit le comte. Elle me réveille, lorsque je couche dans le petit salon.

— Règle-lui son compte aujourd’hui même. Sois généreux !… Mademoiselle… comment t’appelles-tu ?

— Madeleine.

— Mademoiselle Madeleine la remplacera. Je te charge, Henri, de lui procurer un costume d’infirmière… Cette coiffe est hideuse. Tu n’y tiens pas, petite ?

Madeleine fit signe que non.

— Ote-la, que nous voyions tes cheveux.

Elle obéit sans hésiter ; les cheveux déferlèrent sur ses épaules et sur sa poitrine en vagues cendrées. Le prince échangea un regard avec Osterrek. Mais il n’eut garde d’effaroucher la jeune fille et s’abstint de toute remarque sur la beauté de cette parure vivante qu’elle rajustait à la hâte.

— Vous porterez ici la coiffure et le costume habituels des infirmières, lui dit-il. Cela ressemble beaucoup à celui des religieuses. Maintenant, je suis un peu las, j’ai besoin de silence et de repos. Voulez-vous suivre le comte Osterrek ? Il s’occupera de tout. Au revoir, mon enfant.

Il s’étendit sur le dos et ferma les yeux. Sa figure parut exténuée. Le comte dit à Madeleine :

— Venez avec moi, mademoiselle.

Tous deux quittèrent la chambre. Madeleine, ayant renoué ses cheveux blonds, avait glissé sa coiffe dans son petit sac de moleskine.

XII

Il y a un secret pour s’accommoder de tous les régimes de vie, c’est de ne pas chercher dans la vie son propre bonheur. Les âmes éprises de sainteté ont même un certain goût pour ces ballottements du hasard. Dans un ordre religieux très célèbre, à la fois enseignant et prêcheur, le plus brillant professeur de rhétorique se mue, sur un ordre du recteur, en surveillant des cuisines. Bonne occasion pour lui d’inventorier à nouveau son cœur. S’est-il trop attaché à la littérature profane, cette littérature dont le psalmiste dit : « Parce que je ne l’ai pas connue, j’entrerai dans les puissances du Seigneur ! » Ou bien reste-t-il en lui des traces de vanité, au point qu’une besogne modeste le rebute ? L’épreuve n’est jamais inutile ; elle vaut une solide retrempe aux tempéraments ascétiques.


Elle ne vaut pas moins pour doser le courage et l’humilité, quand le changement se fait en sens inverse, du plus bas au plus haut : le cas de Madeleine.

Or, comme elle était passée sans regret de la vie paysanne à la vie du couvent, elle troqua sans orgueil la vie de moniale contre la vie d’infirmière.

C’est qu’à la vérité, pour elle, le décor extérieur, l’appareil du logement, de la nourriture, de l’habit, la considération même des autres gens ne comptaient pour rien. Le genre d’occupation, non plus, n’importait guère. Elle avait toujours vécu sans confort, et toujours travaillé. Compagne d’une retraitante ou garde d’un blessé, la besogne pratique différait peu ; Madeleine porta dans son nouvel état la même application réfléchie que dans l’autre. Les loisirs plus amples que laissait celui-ci, elle les dépensait dans les travaux de couture, dans la méditation, dans la prière, comme au couvent. La chambre qu’on lui avait assignée (celle qu’avaient successivement habitée la Montarena et Miss Croydon) était plus luxueuse que la cellule du couvent. Les repas servis étaient plus substantiels ; le linge et les vêtements qu’on lui avait imposés, de qualité plus fine et d’apparence plus coquette que son costume de béguine. Mais elle n’avait point de peine à vivre dans un parfait détachement de tout cela. En somme, sauf que son service fut surtout nocturne (elle passait la nuit dans la chambre même du blessé, étendue tout habillée sur un divan) et qu’elle dormait une partie du jour ; sauf que les offices se réduisaient pour elle à une messe matinale dans la petite église noire et blanche, elle gardait les observances de la vie conventuelle. Elle était passée d’un ordre contemplatif à un ordre charitable, voilà tout.


Et la vie intérieure ? Celle qui n’emprunte rien aux matérialités ambiantes, mais qui peut subir leur pression, lentement s’infléchir sous leur poids ? Comment s’accommodait-elle, cette vie intérieure, d’un bouleversement aussi formidable, sous l’apparente ressemblance des gestes ?

Pour le bien comprendre, il faut se remémorer ce qu’est l’ascétisme. Il consiste à faire d’abord le vide dans sa propre personnalité et à s’efforcer ensuite de remplir ce vide par Dieu . La nature de Madeleine s’était ployée sans effort à une telle discipline. Au moment où Stéphanie l’avait rencontrée, sa propre personnalité n’était vraiment plus l’objet d’aucune de ses pensées, d’aucun de ses efforts. Elle se sentait un instrument au service de certaines puissances visibles (comme ses supérieures et son directeur), mais surtout de puissances invisibles, comme sa chère patronne et d’autres dignitaires célestes, à qui elle était résolue d’obéir, même contre l’avis des puissances visibles. Quant à elle-même, à sa santé, à sa prospérité, à son repos, à sa sécurité, depuis qu’elle était adulte, elle n’y songeait jamais, jamais, jamais. La seule comparaison matérielle qui puisse donner l’idée d’une pareille âme, c’est ce fil métallique contourné en hélice que les électriciens appellent un « solénoïde ». Inerte par lui-même, s’il est traversé par un courant électrique, il devient un aimant.

Or, depuis le moment où elle avait été mise en présence du prince, une main mystérieuse avait coupé brusquement le courant spirituel qui traversait Madeleine et lui communiquait sa force d’action.

Durant les jours qui suivirent, elle se sentit vraiment inerte, et les événements firent d’elle ce qu’ils voulurent. On lui dit d’ôter sa coiffe, elle l’ôta. On lui présenta un élégant vêtement d’infirmière : elle l’accepta. On la conduisit dans une chambre pourvue du moderne confort : ce fut sa chambre. L’horaire qu’on lui signifia, elle ne le discuta pas. Plus on lui eût chargé son service, plus elle eût été satisfaite ; elle devint peu à peu la lingère du prince, en même temps que son infirmière.

Et puis, elle pria et médita comme avant.

Non. Pas comme avant.

Elle s’efforçait de continuer exactement, au cours de sa vie nouvelle, les oraisons, les méditations dont elle avait pris au couvent la précieuse coutume ; elle fréquentait toujours cette région surhumaine où elle avait passé tant d’heures d’hallucinations ferventes ou d’indicible paix. Mais le vide s’espaçait autour de sa prière, de sa méditation, d’elle-même. Elle n’avait pas perdu le secret de pénétrer dans le domaine céleste, mais dans ce domaine elle errait désormais toute seule. Aucune voix ne lui répondait. Il lui semblait qu’aucune oreille ne l’entendît…

Elle avait lu, dans l’histoire des grandes existences mystiques, bien des pages relatant semblable rupture entre le ciel et l’âme religieuse. Mais, en pareil cas, l’âme elle-même se sent aride, incapable d’élan vers là-haut… Tandis que l’âme de Madeleine restait chaude et active. Son esprit ne se refusait point aux méditations de naguère, et les paroles d’oraison fleurissaient comme avant sur ses lèvres. Seulement tout cela s’arrêtait en elle-même. L’encens qui brûlait dans son âme ne montait point vers les demeures saintes : il se consumait dans l’encensoir, et nulle spirale aromatique ne s’en évadait plus.

Pour un cœur ascétique, quel déboire plus affreux ? Elle y eût perdu l’équilibre de ce pauvre cœur, s’il fût demeuré vraiment vide, puisque le divin Visiteur, pour lequel il s’était préparé, ne voulait plus le remplir. Or son cœur n’était point vide. Elle mit quelque temps à s’apercevoir de ce prodigieux phénomène. Tout l’abandonnait, et elle n’était pas désemparée. Nulle grâce d’en haut ne rafraîchissait plus son âme, et pourtant cette âme ne se sentait pas absolument disgraciée. Pourquoi ? Madeleine pressentait la réponse que lui eût faite un confesseur. Il aurait dit : « C’est qu’une créature a pris la place de Dieu. » Eh bien ! elle protestait. Non, elle n’avait pas moins de foi ni de piété qu’auparavant. Et ce qu’elle avait fait, ce qu’elle faisait en ce moment, la volonté de sauver une âme, d’arracher une proie à la damnation en était toujours la raison dernière. Après ces crises d’inquiétude qui tourmentent les mystiques, et où ils se demandent avec angoisse si c’est le Sauveur ou le tentateur qui les inspire, Madeleine finissait toujours par retrouver l’équilibre : « Il faut continuer comme j’ai commencé. » Elle constata que le calme lui revenait peu à peu, malgré la vague de froid qui tombait d’en haut. « Donc, se dit-elle, c’est une simple épreuve ; mais Dieu me donne la force de la supporter et de remplir tout de même ma mission. »

En quoi son innocence même l’égarait… Une force la soutenait effectivement. Mais comment l’aurait-elle reconnue ? Ce qu’elle avait entendu appeler l’amour, quand elle s’éveillait à la compréhension des choses, c’était une ignoble promiscuité dont le seul souvenir lui donnait la nausée. Elle était bien sûre que rien ne ressemblait moins au sentiment de maternité céleste qui déjà l’attachait à son malade.


Elle devait d’autant mieux s’y tromper que le prince la traitait à peu près aussi mal qu’il avait, précédemment, traité Miss Croydon. La plaie du côté était lente à se cicatriser. La fièvre, amortie le matin, montait vers la chute du jour et ne s’apaisait qu’assez tard dans la soirée. Le cœur fonctionnait irrégulièrement. Des oppressions soudaines arrêtaient le souffle. Il résultait de cet état que le prince Paul, tel que le voyait Madeleine depuis qu’elle veillait à son chevet, n’était plus celui qu’avaient connu Stéphanie ou la Montarena. C’était un enfant souffrant et grognon dont seuls pouvaient endurer l’irritabilité, les lubies, l’injustice fantasque, un automate britannique comme Miss Croydon, un vieux diable recuit comme Osterrek ou une petite sainte comme Madeleine. La lueur d’amabilité qu’il avait laissé entrevoir à celle-ci, le jour de la présentation, effet de l’imprévu et de la curiosité, n’avait plus éclairé leurs relations. Au contraire, on eût dit qu’il lui en voulait d’être jeune, vive, plaisante à regarder. Elle l’avait entendu dire à Osterrek :

— Les femmes me dégoûtent tellement que, la nuit, quand je me réveille, cela m’agace de voir cette gosse dormir sur le divan, avec son air d’ange. Je crois que je finirai par la ficher dehors comme la Croydon, et que je la remplacerai par un gros infirmier à moustaches qui sentira l’alcool et le tabac.

A quoi Osterrek avait répliqué :

— Mais non !… mais non ! Gardez votre ange, monseigneur. Vous ne vous en repentirez pas.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr.

— Elle est d’ailleurs tellement dévouée !

— Parbleu !

Et cette fois encore, le prince, amusé, avait répliqué :

— Tu crois ?

A ce moment Madeleine s’était montrée, et elle avait surpris le sourire railleur qu’échangeaient les deux hommes.

XIII

Quoi qu’en dît le prince à ses moments de méchante humeur, il s’accoutumait à son ange, et déjà il n’aurait pas consenti à s’en passer. Il lui arrivait, après une heure de causerie avec Osterrek, qui pourtant excellait à le distraire, de lui dire :

— Henri, je t’ai assez vu. Envoie-moi la petite et va te promener.

La « petite » arrivait, gardant, malgré l’accoutrement d’infirmière laïque, son air discret, son allure effacée de béguine. Et la conversation commençait. A dire vrai, le prince avait beaucoup moins envie de causer que de taquiner son ange. Nulle femme, fût-elle désirée, fût-elle aimée, n’avait jamais échappé à son goût de ce qu’Osterrek appelait « la banderiller ». A cette envie perverse se mêlait le besoin d’une société féminine, qui survivait au désastre de la chair et à la mort du désir. Tout cela entremêlé, et, comment dire ? velouté par l’obstination de plaire, de conquérir, de soumettre la victime à un esclavage passionné.

Or, cette fois, et pour la première fois, Paul « banderillait » un sujet dont nulle piqûre ne semblait effleurer, non pas la sensibilité, mais l’amour-propre. Il pouvait faire perler des larmes aux cils de Madeleine : il ne pouvait ni l’irriter, ni même provoquer sa bouderie. Pareillement, aucune habileté de questionnaire ne lui faisait dire ce qu’elle croyait devoir taire. Elle s’en excusait, elle en semblait mortifiée ; mais on sentait que la torture n’aurait point fait passer le rempart de ses lèvres à des mots, à des secrets qu’elle voulait retenir.

Il la sentait alors désolée, mais inflexible, et ne savait s’il l’exécrait ou s’il commençait à l’admirer.

Les premières joutes entre l’enfant désarmée et le tortionnaire professionnel eurent naturellement Stéphanie pour sujet.

— Qu’est-ce qu’elle te disait de moi ?

— Que vous aviez été très bon pour elle et qu’elle avait vécu très heureuse dans votre compagnie.

— Alors, pourquoi m’a-t-elle quitté ?

— Elle pensait qu’elle n’avait plus le droit de rester auprès de vous.

— Elle t’a expliqué pourquoi ?

— Je l’ai compris.

— Elle t’a dit que j’étais un grand criminel ?

— Elle m’a dit qu’il fallait beaucoup prier pour vous.

— Et vous avez prié toutes les deux ?

— Oui.

— Ensemble…

— Oui.

Sur cette réponse, Madeleine perçut bien que les yeux du malade se troublèrent et qu’un instant il préféra rêver que parler. Mais elle ne chercha pas à en comprendre la cause. Toujours, elle restait, au cours de l’entretien, volontairement passive.

— Qu’est-ce que vous demandiez pour moi, lorsque vous priiez ensemble ? reprit le malade.

— La miséricorde d’en-haut.

— Pour que je n’aille pas en enfer ?

Madeleine parut ne pas percevoir l’ironie.

— Pour que vous soyez pardonné et sauvé.

Les veux gris-poussière dardaient un regard si libre, si direct que le ferment railleur se stérilisait dans l’âme de Paul. Une puissante inquiétude, qu’il essayait en vain de réprimer, faisait cligner ses paupières. Et c’était avec une curiosité un peu angoissée qu’il continuait d’interroger :

— Mais comment vous imaginez-vous… toi, par exemple, comment t’imagines-tu ce que tu appelles : me sauver ?

— Comme pour nous tous. Comme pour toutes les créatures. Bien des pécheurs, avant vous, se sont convertis.

— J’entends bien. Mais, me convertir, qu’est-ce que cela signifie ? Dans ma religion ou dans la tienne ?

La jeune fille méditait un moment, puis répondait :

— Il n’y a pas deux vérités.

Paul s’irritait :

— Voyons ! ne dis pas de niaiseries… Tu crois qu’il y a un bon Dieu catholique et un bon Dieu orthodoxe ? Que tous ceux qui adorent le second sont damnés, et que ceux qui obéissent au premier vont en Paradis ?… C’est absurde !

— Je sais que je suis dans la vérité.

— Tu m’énerves… Fiche le camp !

Elle se levait aussitôt, et, sans un geste d’impatience, se dirigeait vers la porte. Alors le prince ressentait pour elle, si différente de toutes les femmes qu’il avait connues, un singulier mouvement de tendresse. Avant qu’elle eût passé le seuil, il la rappelait.

— Madeleine !

Et quand elle était revenue debout à son chevet :

— Rassieds-toi. Ne parlons plus de toutes ces sottises. Je ne veux pas te faire de peine. Raconte-moi comment tu t’es échappée de la ferme et comment tu es entrée au couvent. C’est une jolie histoire, et le docteur l’a interrompue l’autre jour.

Elle obéissait. En l’écoutant, le prince regardait sécher au bord de ces yeux, non sans une trouble volupté, des larmes qui avaient commencé de jaillir.

« Bizarre petit être ! songeait-il. Ni sotte, d’ailleurs, ni compliquée. Mais, à force de simplicité et de naturel, impénétrable… Pourtant, la voilà ! elle s’est échappée de son couvent pour moi ; elle dépense toute sa force à me soigner. Si elle n’avait pas l’air incapable d’aimer un homme, je penserais qu’elle m’aime. »

Sur ce point encore, — la raison de sa présence auprès de lui, — il la piquait de questions. Mais il sentait parfois, alors, qu’il s’égratignait à la pointe de ses banderilles :

— Tu es venue ici, et je t’en remercie, pour suppléer l’absence de Stéphanie. Est-ce une décision que tu as prise toute seule, sans consulter personne ?

— Oui, toute seule.

— Ç’a été… une impulsion ? Une sorte de suggestion intérieure ?

— J’ai senti que c’était bien… que je devais…

— Tu crois que c’est une inspiration divine ?

— Il n’y a que Dieu pour savoir.

— Tu ne me dis pas tout.

— Je vous dis ce que je peux dire.

— Si tu te confiais mieux à moi, je t’aimerais bien davantage.

— Je suis venue pour vous servir, sans condition.


Que répondre à de pareilles répliques ? Paul était d’essence trop subtile pour ne pas goûter cet air de tendre mystère que la jeune fille faisait flotter autour de lui.

Parfois aussi, la fugitive avait à se défendre contre Osterrek et le prince coalisés. Elle ne sentait pas Osterrek hostile ; elle avait raison. Le comte la trouvait intéressante et sympathique ; de plus, comme il aimait sincèrement son maître, il savait gré à Madeleine de le bien soigner, d’exercer sur lui une influence d’apaisement. Enfin, grâce à cette présence fidèle, il avait pu quitter, la nuit, le divan du petit salon et dormir dans son lit ; il pourrait même, au besoin, s’absenter durant quelques jours et vaquer, dans son pays, à quelques affaires urgentes demeurées en suspens.

Mais il était trop bien dressé à l’école de son royal camarade pour ne pas lui servir de second dans ses passes d’armes avec la béguine. La double attaque, d’ailleurs, n’embarrassait pas autrement celle-ci.

— M’est-il permis de vous demander, questionnait Osterrek avec la plus fine politesse, si l’on vous a écrit, du couvent, depuis votre départ ?

— On ne m’a pas écrit, Monsieur.

— Et toi, intervenait Paul, tu n’as pas écrit non plus ?

— Non.

— Rien à Stéphanie ?

— Non.

— Ni à l’aumônier ?

— Non.

— Pourquoi cela ?

— Je n’ai pas senti qu’il fallût écrire.

— Mademoiselle, reprenait Osterrek, j’ai l’impression que tout votre couvent doit s’imaginer que vous avez fait une fugue amoureuse.

— Oh ! pour cela, Monsieur, répliquait la jeune fille, non sans gaîté, je crois que vous vous trompez. Et puis, qu’importe ce qu’on imagine ? Cela ne change rien à la vérité des choses.

— Vous ne croyez pas qu’ils soient mécontents, là-bas, furieux contre vous et qu’ils parlent de vous sans bienveillance ?

— Je ne sais pas, Monsieur.

Le prince frappait de la main sur sa couverture.

— Est-elle énervante, hein, Henri, avec son flegme ?

Et, s’adressant à Madeleine :

— Au fond, tu es une petite orgueilleuse. Tu es convaincue d’avance que ce que tu fais est ce qu’on peut faire de mieux.

— Non, Monseigneur. Je ne suis certaine que d’une chose : d’avoir fait ce qui me semblait le mieux.

— Mais c’est de l’orgueil, cela !

— Est-ce que vous avez lu, Monseigneur, les épîtres de saint Paul ?

— Tu as lu ça, Henri ?

— Pas très récemment, Monseigneur. Mais Mademoiselle va nous renseigner.

— Pourquoi me demandes-tu ça, petite ?

— Parce que, dix fois au moins dans ses épîtres, saint Paul recommande de s’enorgueillir en Dieu.

Alors le prince riait franchement.

— Qu’est-ce que tu en dis, Henri ? Est-elle réussie dans son genre, notre missionnaire ? Écoute, Madeleine. Les nonnes de la Sainte-Quarantaine sont-elles toutes fabriquées sur ton modèle ?

— Il n’y a pas deux personnes tout à fait pareilles dans le monde, Monseigneur.

— Leibniz l’a dit avant toi : « Si deux êtres étaient identiques de tout point, ils occuperaient la même place dans le monde et ne feraient qu’un. » Mais c’est bien répondu tout de même… Va te reposer, mon enfant, nous t’avons assez tourmentée. Tu es charmante.

Et tandis qu’elle se retirait, il disait au comte :

— Mon vieux copain, avec son air de rien, cette gosse nous « obtient » à chaque coup.

— Elle est rudement forte, répliquait Osterrek. Mais, pour Dieu, ne la décourageons pas ! On ne la remplacerait pas facilement.


En dehors du prince, d’Osterrek, du valet de chambre et de la femme de chambre, Madeleine ne parlait qu’avec le docteur Burcart. Ce Suisse barbu avait vite apprécié la valeur de la nouvelle infirmière et, chaque jour après la visite, dans un français laborieux à consonances germaniques, il lui donnait ses instructions. Madeleine abrégeait le colloque autant que possible, car elle devinait l’attente angoissée du malade, et sa suspicion en éveil sur des propos qu’il n’entendait pas. Si courts fussent-ils, Madeleine y apprit l’état vrai du prince et en connut le danger.

Burcart les résumait ainsi :

— Voyez-vous, Mademoiselle, la blessure que nous soignons ne comporterait rien de périlleux pour un homme de quarante-trois ans dont la constitution serait en état normal. Le long decubitus l’affaiblirait un peu ; mais, une fois levé, quelques jours de convalescence le remettraient d’aplomb. Malheureusement, le prince, à quarante-trois ans, est un vieillard. Mais oui, un vieillard : bien des sexagénaires sont plus solides que lui. Congénitalement délicat, il a, depuis l’adolescence, abusé de tous ses organes. L’alcool, le jeu… les nuits sans sommeil… l’opium, la drogue blanche, les femmes : tout cela en même temps et sans répit ! Alors, le réseau artériel est en ruines, la congestion menace le système respiratoire. A mesure que la blessure elle-même se guérit, le péril de congestion s’accroît… Vous savez : cette congestion qui guette les gens âgés et les débiles, lorsqu’ils sont trop longtemps dans un lit ? On appelle cela : la congestion hypostatique, ou congestion passive. En pareil cas, lorsqu’on a le cœur du prince, l’embolie est à craindre. J’ai prévenu le comte Osterrek pour qu’il tienne la famille royale au courant : mais, depuis le scandale de la Montarena, il paraît qu’à la Cour on affecte de ne plus connaître l’héritier… Enfin, dès que ce sera possible, nous lèverons notre malade. Pourvu que ce ne soit pas trop tard !

Voilà ce qu’entendit l’infirmière, presque au lendemain du jour où elle inaugura ses fonctions. Ce serait bien mal connaître cette âme sublimée que de la supposer au désespoir, ou seulement désemparée par un tel diagnostic. Pour Madeleine, la mort n’est pas seulement l’achèvement de la vie : elle en est le but. La vie ne sert qu’à la préparer. La mort n’est pas une plongée dans le sommeil : tout au contraire, elle est l’aube, le grand réveil.

Tandis que Madeleine veille son malade assoupi, le malade auquel elle s’est entièrement consacrée, tout son être est tendu vers le désir de le sauver, mais non pas dans le sens où le docteur Burcart entend ce mot. Elle lui donne la même acception qu’au jour où, sans le connaître encore, elle a dit à Stéphanie : « Il faut le sauver… » Que ce soit dans la guérison ou dans la mort, peu importe. Il faut le sauver.

Cela n’empêche pas l’infirmière d’assister le malade, par tous les soins qui peuvent le guérir ; de lui épargner tendrement la souffrance ; d’être ingénieuse et dévouée comme une mère pour l’enfant de ses entrailles. Le malade ne peut que s’y méprendre et conclure qu’il lui a inspiré une sorte de passion chaste. Comment comprendrait-il le secret muré derrière un front impassible ?


Pour le moment, malgré ce malentendu pathétique, tout conspire à le rapprocher d’elle, peu à peu. D’abord, l’allégresse de revivre : le docteur Burcart a décidé d’enlever l’appareil dans cinq ou six jours ; peut-être prématurément, mais l’auscultation du cœur a révélé l’urgence. Paul qui ne connaît point cette raison redoutable, voit dans l’enlèvement de l’appareil, dans l’espoir d’être mis debout, le signe de la guérison. Il attend la date promise avec impatience. Être délivré de ce corset incommode, quitter le lit, marcher, changer de lieu, il lui semble qu’aussitôt le flot de la vie recommencera à baigner tout son être. A cette date il remet superstitieusement la renaissance de toute sa vigueur.

On a observé que, dans les crises intenses, surtout dans la fièvre, la pensée du malade fuit instinctivement les plus pressantes préoccupations de sa vie normale, ce qui est sa besogne mentale et son souci familier : on dirait qu’il en a peur. Ainsi la pensée du prince, au lendemain de la blessure qui le terrassait, a repoussé l’image des femmes, qui était son obsession coutumière et voulue. Dans la prostration de tous ses sens, la femme lui semblait l’ennemie ; elle lui faisait horreur : elle lui inspirait une sorte de répugnance. A peine un bref mouvement de curiosité quand Madeleine a surgi dans sa vie : puis tout de suite après l’indifférence, voire l’impatience taquine…

Maintenant que la certitude de la guérison lui apparaît, tout change. Il s’étonne de la frigidité qui l’engourdit. Il n’y veut pas croire. Il ramène de force sa pensée sur les plus brûlantes aventures de sa vie ; il feuillette mentalement ce qu’Osterrek et lui appellent « son album d’amour »… A peine, de temps à autre, une étincelle jaillit des cendres remuées, trop vite éteinte elle-même pour allumer le feu du désir. Il s’efforce encore. Il imagine qu’il franchit les murs de la Quarantaine, qu’il pénètre dans le couvent, qu’il atteint la cellule de Stéphanie. Il la surprend dans son sommeil de pénitente, la conquiert sur elle-même et sur son divin fiancé ; dans les soupirs et les sanglots, elle crie son apostasie, son retour éperdu à l’amant, à la volupté… Fade imagination dont le romanesque banal l’écœure aussitôt et qu’il repousse ironiquement. Osera-t-il une dernière épreuve ? Depuis le coup de stylet, il a chassé de sa mémoire la scène que trois personnes connaissent seuls : Osterrek, la Montarena et lui-même. Il sait pourtant que, si son cerveau et son corps reprenaient leur équilibre d’avant, l’image évoquée de cette blanche femelle, en double folie, luxure et meurtre… ah ! certes… naguère, nulle piqûre aphrodisiaque n’eût mieux électrisé son désir. Eh bien ! essayons ! Craintivement encore, il souffle sur la fumée dont il a volontairement obscurci cette minute atroce. Voilà… La nuit approchait de sa fin. Il s’est réveillé. Il a vu la femelle blanche assise sur le lit, le guettant. Ses sens ont été frappés de deux choses : la blancheur comme surnaturelle, et la senteur exaspérée, la senteur fauve de ce corps tout blanc. Il s’est reculé d’un bond. Elle s’est penchée vers lui ; il a remarqué ses yeux de folle, ses yeux convulsés qui semblaient trembler dans l’orbite…

Alors…

Mais la force de se souvenir plus avant se dérobe soudain à la volonté du malade. La peau de son front filtre de la sueur. Ses doigts se crispent… Avec horreur il freine sa pensée. Il ne sait plus s’il veille ou s’il dort. Il est inerte. Il a peur.

Deux mains fraîches ont saisi doucement ses mains et les retiennent… Rien n’échappe à la veille attentive de Madeleine. Elle a surpris la crise ; courbée maintenant vers le chevet, elle verse, par l’effet tant de fois expérimenté de son seul contact, la paix dans ce pauvre organisme en désordre. Paul rouvre les yeux ; il la regarde. Cette forme féminine qui lui est désormais familière, il s’avoue qu’elle lui est précieuse. Pourquoi, puisqu’elle ne lui fait que du bien, ressent-il contre elle une irritation puérile ? De quoi lui en veut-il ? Il le distingue à présent, à la lueur trouble de la courte flambée qu’il a tout à l’heure allumée en lui-même. Il en veut à Madeleine de ce qu’elle ne réveille pas son désir. « Pourtant elle n’est pas laide. Sa figure est fine et lumineuse… Cette masse de cheveux ! Et cette bouche, d’une santé champêtre ! Quel sang pur colore, mais à peine, les joues !… Et ces yeux inflexibles, qui vous pénètrent et qu’on ne pénètre point !… » Pauvre innocente dévouée ! Tandis qu’elle prie en tenant les mains de cet indompté, comment se douterait-elle qu’il s’exerce, qu’il se force à la violenter par la pensée, qu’il lui arrache sa blanche parure d’infirmière, qu’il contourne d’une prunelle experte les replis de sa jeune stature, qu’il la parcourt et la sonde ! Exercice qui lui fut naguère habituel et qu’il appelait, dans ses entretiens avec Osterrek : prospecter. Mais, cette fois, la prospection se heurte, comment dire ?… à une sorte de glacis interposé entre ce corps virginal et le blanc lainage qui, chastement, le dérobe au regard. C’est comme s’il déshabillait par la pensée un mannequin de cire : l’apparence d’une femme, point une femme. Irrité, il dégage ses mains des mains de l’infirmière et détourne la tête… « Comment désirer une femme dépourvue de sens ? » se dit-il à lui-même. Et juste en l’instant où il se le dit, il sent poindre non pas dans son organisme impotent, mais dans son cerveau lucide, une angoisse qu’il reconnaît, qui est douloureuse et qui pourtant le ravit, car c’est une récupération de son tempérament d’avant la blessure : l’angoisse de n’être pas désiré par une femme. Est-il possible que celle-ci, vivant depuis tant de jours dans son intimité, reste insensible. « Un malade emplâtré comme je le suis n’est pas un homme… Mais bientôt je serai debout… »


Désormais, cette piqûre est en lui, et le virus qu’elle inocule chemine. La présence continue de l’ange ne ressuscite point le désir, mais elle fait renaître l’anxiété. Que la force se ranime, le désir renaîtra ; il en est sûr.

Tout homme d’amour est vulnérable au cœur, tout homme pour qui l’amour est à la fois le but de la vie et le moteur de l’action. Vulnérable, non par la passion romantique, par le désespoir de René ou d’Antony. Le vautour qui le fouille s’appelle l’angoisse… Angoisse que l’objet convoité n’échappe, que la minute propice ne passe, qu’elle ne se retrouve plus ou qu’un autre la dérobe. Pareille angoisse, un homme d’amour tel que Paul ne la ressent pas pour une Montarena : celle-ci n’est rien de plus dans la vie qu’un divertissement masochien. Au contraire, une Stéphanie la provoque : immolera-t-elle ses scrupules spirituels à l’amour ? N’est-ce pas trop lui demander et ne va-t-elle pas se dérober pour jamais ?… Plus encore une Madeleine, pour qui la chair n’est rien, qui est tout âme et dont on risque, en brusquant la chair, de mettre en fuite, sans retour, l’âme indignée. Pour Madeleine, le prince le sait bien, subir l’étreinte d’un homme, même d’un homme qu’elle aime (et elle m’aime, se dit-il), serait un martyre, une plongée dans l’enfer. Il faut, peu à peu, lui faire désirer ce martyre et haleter vers cet enfer, comme vers un ciel. Voilà qui vaut un effort ; mais cet effort, par sa difficulté même, par le prix attaché à sa réussite, par l’incertitude du succès, provoque l’angoisse.

Fustigé par l’angoisse, soutenu par la santé factice que lui vaut la promesse d’être libéré de son corset de plâtre et de se lever bientôt, le libertin joue à fond la partie contre la sainte. Il met en œuvre toute sa connaissance du mystérieux composé féminin, tout ce que ses manières et son esprit ont d’enveloppant, de dissolvant, d’irrésistible pour la femme. Celle-ci est différente des autres. On ne saurait agir sur elle en flattant sa coquetterie : elle n’a pas de coquetterie. Elle n’a pas de vanité non plus, et Paul se rend compte (non sans colère) qu’un prince est pour elle un homme pareil aux autres. Elle n’a pas davantage de sens, ou du moins ses sens — Paul lui a fait raconter son passé — ont reçu dès l’enfance ce que les médecins appellent le « choc » et sont pour le moment amortis, inertes. Est-elle donc invulnérable ? L’homme d’amour ne le croit pas. A la cuirasse de l’ange, il a surpris deux défauts. D’abord, elle l’aime . Il n’en doute pas, et il est bon juge. Elle l’aime comme elle peut aimer, sans bouleversement moral, sans ferveur charnelle, sans désir. Mais elle est aimantée vers lui, vers lui seul. Elle a tout quitté pour lui, sans le connaître, et maintenant, isolée comme la voilà de tout ce qui soutenait sa vie, il est son univers. Elle l’aime, et Paul, merveilleusement perspicace dès qu’il s’agit d’une femme à conquérir, devine que cet étrange amour sera satisfait, qu’il aura atteint son objet si, comme elle le lui dit sans détours, elle parvient à le « sauver ». Combien paraît étroite et mesquine au prince cette conception du salut ! « S’il existe un Maître souverain, changer de prêtre, changer de confession, est-ce donc changer les rapports entre l’homme et ce Maître ? » Mais il se garde bien, à présent, de lui confier son incroyance. Au contraire, il la questionne, il l’encourage à faire acte de prosélytisme, tout en la prévenant (car il redoute les dons divinatoires de l’ange) qu’il s’agit seulement encore d’une curiosité sympathique.

— Suppose, lui dit-il, que tu es toujours postulante à la Quarantaine. Suppose que j’arrive, comme Stéphanie, pour y faire une retraite. Comment t’y prendrais-tu pour me convertir ?

Elle se prête avec une souriante complaisance à ce jeu mystique. Ses yeux gris-poussière, arrêtés sur le visage du prince, distinguent aisément que, pour lui, c’est un simple jeu. Elle n’en soupçonne pas le but secret, parce que son humilité ne peut concevoir que Paul la considère comme une femme « pour lui », et, s’il le lui disait, elle croirait qu’il se moque. Elle parle cependant, sûre que les mots prononcés ne sont pas tous emportés par le vent. Paroles de conversion, vous êtes pareilles à ces graines volantes qu’un ormeau, l’automne venu, éparpille dans l’air par centaines de mille. Qu’une seule se fixe et germe dans la terre, un arbre naîtra.

Lui résiste, comme une terre sèche et dure, orgueilleuse de sa stérilité. Mais l’ironie qu’il oppose au plaidoyer de l’ange ne l’empêche pas d’en ressentir l’attrait. Il admire sa prodigieuse mémoire. Des passages entiers des grands livres ascétiques coulent de ses lèvres si aisément qu’on ne sait, parfois, si elle donne sa pensée ou cite la pensée d’autrui.

— Sais-tu bien, dit-il au comte, que non seulement cette petite n’est pas bête, mais que sa vie n’est pas une vie bête ? C’est tout un monde, bien plus vaste et plus varié que notre monde à nous, qui s’agite dans cette tête de béguine.

Osterrek répond :

— Bah ! dans la plupart des maisons de santé, on abrite de braves bourgeois timbrés, qui s’imaginent être Napoléon ou Bismarck. Est-ce une grande vie que leur vie ?

Plus sensible, plus artiste que son compagnon, et (bien qu’il refuse de se l’avouer) tracassé parfois, dans sa détresse, par l’idée de la mort, le prince n’est pas impénétrable aux effluves spirituels qui émanent de l’ange. Il admire cette âme sûre de sa voie, et que nulle force ne saurait en détourner. Il lui advient de penser : « Elle a de la chance ! »

De certaines questions qu’il lui pose, toute ironie est parfois absente.

— Intelligente comme tu l’es, tu n’as jamais conçu le moindre doute sur la réalité de toutes ces choses auxquelles tu crois ?

— Non.

— Pourtant il y a de grands saints qui ont eu des doutes.

— Dieu m’a épargné cette tentation.

— Alors tu n’as aucun mérite. Tu crois comme je ne crois pas, par instinct.

— Oui. Mais moi je suis heureuse de croire, et vous, vous n’êtes pas heureux de ne pas croire.

— Je ne suis ni heureux ni malheureux. Je ne crois pas, voilà tout. Je n’y peux rien.

— Vous pouvez prier pour que la foi vous vienne.

— Mais c’est absurde ! Je ne peux pas prier quelqu’un en qui je ne crois pas.

— Vous pouvez toujours prier… Si vous tombiez au fond d’un précipice, dans un endroit désert, vous crieriez tout de même : « Au secours ! »

— Parce qu’il pourrait y avoir quelqu’un à portée de ma voix, par extraordinaire.

— Êtes-vous certain qu’il n’y ait personne ?

Le trouble spirituel que provoquent en lui de tels entretiens n’est jamais de longue durée. Mais l’angoisse amoureuse s’avive d’autant. Madeleine lui semble à présent défendue par une sorte de cercle enchanté. D’une femme, n’aurait-elle que les apparences ? « Elle a beaucoup embelli depuis qu’elle me sert, pense-t-il. Son visage s’est débarbouillé du jaune claustral. Cette tête d’ange est supportée, j’en suis sûr, par un corps plus proche de la nymphe que de l’ange… Le contact de ses mains sur mes mains m’est agréable ; seulement, il me calme au lieu de m’émouvoir. Et, quand elle se penche sur moi et que j’essaye de la respirer, mes narines ne recueillent rien de cet arome féminin qu’exhale une Lody ou même une Stéphanie. Elle sent ce que sent une tige verte qu’on brise, au printemps. N’importe ! Je la veux et je l’aurai. »

L’angoisse était si cinglante, par moments, qu’il pouvait la prendre pour du désir. Ses mains s’attardaient autour des poignets de l’ange insensible qui n’opposait pas de résistance. Sur un ton de plaisanterie qui dissimulait à peine son émoi intime, il osa lui dire :

— Il me semble avoir lu quelque part, je ne sais quand, qu’une certaine bienheureuse offrit à Dieu sa propre damnation pour le salut des autres damnés.

— Je l’ai entendu dire moi-même, répondit Madeleine, mais j’ignore si c’est exact. Le certain, c’est que saint Paul a dit : « Que je sois anathème pour vous sauver ! »

— Alors, Madeleine (et il souriait pour atténuer l’audace du propos), si je te disais : « Je me fais catholique, et bon catholique : mais toi, d’abord, tu te livres à ma discrétion ? »

Il fut étonné qu’elle ne sursautât ni ne protestât. Au contraire, elle réfléchit un long moment, puis :

— Seriez-vous prêt à le jurer sur votre propre tête ?

Ce fut dit si gravement, d’un accent si pathétique, qu’il frissonna. Il ne répliqua rien et se tourna sur l’oreiller pour échapper au regard de l’ange.

XIV

Vint enfin le matin impatiemment attendu où l’appareil fut enlevé. Le docteur Burcart avait amené un confrère pour l’aider : Madeleine ne servit qu’au ménage de l’opération. Elle que l’hospice de la Quarantaine avait pourtant habituée à la nudité masculine et qui, depuis qu’elle soignait Paul, l’avait assisté comme une mère assiste son enfant, détourna instinctivement son regard de ce buste douloureux quand les médecins le dévoilèrent. Tout s’acheva d’ailleurs à souhait. La plaie était cicatrisée. A condition de ne pas brusquer les mouvements, le malade, pourvu d’un simple bandage, ne risquait rien à quitter le lit et à s’installer dans un fauteuil une heure ou deux par jour. Bientôt même, assurait Burcart, le fauteuil pourrait être transporté au dehors, par exemple sur la terrasse de l’hôtel.

Ainsi fut-il fait par les soins d’Osterrek et de Madeleine. Madeleine ne quitta plus son malade un seul instant. Elle s’attristait de le voir plus sombre, plus nerveux qu’avant… Certes le changement de régime suffisait à expliquer la fatigue. Mais une raison échappait à Madeleine, une raison qu’elle ne pouvait deviner. Le prince était déçu. Son impatience fébrile avait arbitrairement décidé par avance que le lever marquerait pour lui la résurrection, corps et esprit. Or il gisait dans le fauteuil comme dans le lit, un peu plus abattu seulement. Il redevint avec Madeleine irritable et injuste. L’angoisse sensuelle le tenaillait, tandis qu’il constatait avec fureur sa propre frigidité.

Ainsi passèrent quatre journées assez difficiles : au cours de la troisième, le prince avait eu un commencement de congestion peu grave et vite enrayée. Le cœur marqua des intermittences. Cependant les nuits furent meilleures qu’au temps où l’appareil le ligotait, et, par contre-coup, Madeleine put goûter un peu de repos nocturne.

Voici comment, pour elle, s’ordonnaient les choses après le léger souper du soir. Si le malade ne la réclamait pas auprès de lui, elle s’attardait volontiers dans sa propre chambre, en méditation, en lecture ou en prière. Elle n’avait jamais eu besoin de beaucoup de repos, ni dans sa vie de paysanne, ni dans sa vie de moniale. Vers minuit, elle arrêtait la lecture, oraison ou chapelet et, profitant de ce que son malade était toujours, vers cette heure-là, plongé dans son meilleur sommeil, elle s’octroyait le seul confort qu’elle appréciât dans l’installation de sa chambre d’hôtel : le bain quotidien. Elle le prenait d’ailleurs avec la pudeur d’une religieuse, réduisant au minimum la nudité et le temps de la nudité. Le bain pris, elle s’habillait pour la nuit : une longue chemise, un jupon assez chaud et son costume blanc d’infirmière, qui ne différait de celui du jour que par plus d’ampleur, par l’absence de ceinture et de poignets boutonnés. Elle nouait ses cheveux en un chignon serré, les enfermait sous une résille, puis, sur la pointe des pieds, gagnait la grande chambre et le divan. A cette heure-là, une seule chose eût éveillé le prince : l’allumage brusque d’une vive lumière. Aussi était-ce presque à tâtons, à la lueur d’une veilleuse disposée pour la nuit, que la jeune fille s’étendait sur le divan, ramenant un couvre-pied sur ses jambes. Presque aussitôt sa pensée s’égarait dans le réseau des prières qu’elle continuait de balbutier, et bientôt elle s’endormait. Mais quelque chose veillait en elle : au moindre mouvement du prince, elle ouvrait les yeux et se dressait sur son séant.


La nuit qui joint le dernier jour d’octobre au premier de novembre, il advint ceci qui jusqu’alors n’était jamais arrivé : le prince dut appeler par deux fois Madeleine avant qu’elle secouât sa torpeur. Il faut dire que ce double appel retentit précisément à l’heure où, comptant sur le sommeil initial de son malade, elle se laissait elle-même glisser à fond dans le noir abîme. Un peu après que pour la seconde fois les syllabes de son nom eurent frappé son oreille, elle s’éveilla en sursaut, le cœur tumultueux. Elle était si troublée qu’au lieu du « Monseigneur » qui tout naturellement avait surmonté et dénoncé la convention du « Monsieur Lazare », elle balbutia :

— Monsieur ?

Le prince répondit :

— Viens, Madeleine. Mais n’allume pas l’électricité, cela m’irrite les yeux. La veilleuse suffit. Viens.

Il disait cela d’une voix angoissée qui bouleversa la gardienne. En un clin d’œil elle fut debout et elle courut au chevet. Comme le lit était assez loin de la veilleuse, elle distingua mal le visage du malade. Mais elle vit qu’il s’agitait.

— Vous souffrez ? dit-elle, penchée vers l’oreiller et lui palpant doucement le front d’une main, tandis que l’autre tâtait le pouls. Dites ?… Vous souffrez ?

Il parut s’apaiser un peu et murmura.

— Je ne sais pas… Je suis nerveux. Je suis mal à l’aise. J’ai dû avoir un cauchemar et je me suis réveillé tout d’un coup… Assieds-toi près de moi.

Elle obéit et lui enferma les doigts dans ses paumes jointes, comme quand il avait la fièvre. Les mains prisonnières étaient assez fraîches et ne tremblaient pas. Alors, avec son habituelle acuité de perception, elle commença de soupçonner cette crise d’être factice. Elle n’aurait pas eu d’hésitation si elle avait pu voir les yeux du prince ; mais, dans cette pénombre, le détail de leur regard était l’un pour l’autre indiscernable. Et la pénombre, voulue par lui, devint aussi suspecte à Madeleine.

D’une voix qui n’était pas très assurée, elle lui demanda :

— Cela va mieux ?

— Oui… Mais ne me quitte pas.

— Non, bien sûr.

Les mains qu’elle tenait n’avaient point la chaude moiteur des fiévreux ; pour la première fois leur toucher souple et ferme lui parut, pour ses doigts à elle, doux et presque insupportable à force de douceur. Ces doigts remuaient imperceptiblement. Madeleine en recevait l’impression d’une caresse. L’immobilité, la fixité de la tête, du corps entier du blessé, avaient aussi quelque chose d’anormal. Madeleine sentait qu’il retenait son souffle pour ne point haleter. Et ce contact par les mains, cette demi-nuit, ce souffle contracté, tout cela lui paraissait vaguement menaçant.

Elle eût voulu retirer ses mains, elle ne pouvait pas, non plus qu’elle ne pouvait parler, ni presque lier ensemble deux idées. Une minute s’écoula… Peu à peu, rassurée sur la santé du malade, elle commença de goûter un étrange bonheur : c’était autre chose, mais c’était tout de même comparable, — non pas aux joies extatiques qui l’avaient effleurée deux fois dans sa vie de cloître, — mais à ces chutes dans le non-vouloir, dans le non-penser, qu’elle avait délicieusement subies après des heures d’oraison… Ne se rappeler rien. Ne rien souhaiter. Se sentir baignée, pénétrée d’une vitalité supérieure qui supplée les facultés amorties, absentes. Ne savoir plus si l’on a des sens, n’être plus sûre d’être soi, et fléchir sous l’accablement d’absorber tout en soi…

Combien de temps dura cette transe ? Aussi longtemps que l’enlacement de leurs mains demeura immobile, ou du moins ne comporta que de légers tressaillements… Pour Madeleine, le charme se rompit aussitôt que les mains de l’autre, dégagées avec lenteur, se firent enveloppantes, au lieu de prisonnières. Quelle tendresse encore, dans cet enveloppement ! Mais déjà ce n’était plus la quiétude mystique, et « il surgissait quelque chose d’amer »… Tout à l’heure, Madeleine goûtait une joie, et de tout son être en appelait la continuation ; maintenant c’était encore de la joie, mais elle n’y acquiesçait plus ; elle la subissait, et si elle ne s’en délivrait pas dans l’instant même, c’est qu’elle se trouvait enchaînée comme on l’est parfois dans un songe. Félicité redoutable. Voici que ces chaînes vivantes et mouvantes quittèrent ses mains, serpentèrent autour de ses poignets, et, par l’entre-bâillement des manches, remontèrent, d’une lenteur énervante, jusqu’au creux de la saignée ; là, elles s’attardèrent, et il sembla à Madeleine que tout son être ne vivait plus que dans ces deux conques délicates où les doigts tyranniques s’imprimaient sans les meurtrir. Les doigts et aussi la paume glissante des mains continuèrent leur ascension ; puis la main gauche étreignit fermement l’épaule gauche, la main droite quitta le bras droit, s’approcha cauteleusement du buste. La honte de Madeleine fut telle qu’elle commença de perdre le sentiment. Elle demeura pétrifiée. Et déjà la main droite du prince, sous la tiède saillie qu’elle commençait d’investir, sentait palpiter un cœur…

Alors cette main audacieuse crut tenir la victoire : brusquement remontée, elle osa, sur la pointe du sein profané, un frôlement tendre et précis. Ce fut le geste d’exorcisme. L’imprudent ne soupçonnait pas la tension nerveuse de ce corps virginal… Madeleine perdit tout contrôle d’elle-même et soudain se débattit pour échapper, coûte que coûte, oubliant où elle était et contre qui elle se débattait. Les manches de sa robe reliaient au buste du blessé les mouvements désordonnés par quoi elle tentait de se libérer. Il essaya de la contenir ; il essaya de s’échapper lui-même. Mais il n’avait aucune force ; son corps en suspens portait à faux sur son flanc gauche. Un sursaut plus brusque de Madeleine lui causa une vive douleur. Il retomba sur le lit avec un gémissement. Aussitôt Madeleine, épouvantée, cessa de se débattre, et, comme par enchantement, ils se trouvèrent dégagés.

Elle tourna le commutateur proche du chevet… Elle vit qu’il gisait sans mouvement. C’était elle qui avait fait cela ! Recouvrant sa pleine lucidité, elle se pencha, elle rabattit le drap et la couverture, défit les boutons de la chemise et des manches. Le blessé, toujours inerte, la laissait faire, et elle avait trop d’angoisse pour se demander si cette inertie était réelle ou feinte. Le torse pâle apparut à nu, émacié par la maladie. Mais cette minceur même le rajeunissait, en faisait un torse d’éphèbe. Il avait la peau translucide et nacrée des hommes roux, sans la moindre toison au creux du thorax ; seules les aisselles étaient rousses. Sur l’avant-bras, le duvet fauve n’était qu’une lueur. Madeleine constata que le choc avait fait sauter la bretelle gauche du pansement, qui, défait, avait roulé sur le drap. Elle souleva ce buste glabre. Elle n’était plus qu’une infirmière, maîtresse de sa tête et de ses gestes. Elle approcha de la lumière le pansement détaché, pour voir s’il avait coulé du sang. Non : sous le carré d’ouate, le fin tissu gardait sa blancheur intacte. Déjà à demi rassurée, elle déposa le pansement sur la table voisine pour examiner la cicatrice.

Mais elle fut alors immobilisée et comme hallucinée par ce qu’elle voyait. Ce corps nacré d’homme roux, d’apparence exsangue, voilé jusqu’à la taille par la blancheur des linges, le torse maigre émergeant de cette blancheur et entaillé au niveau du cœur par une blessure aux lèvres à peine jointes ; ces bras minces, l’un allongé, contre le flanc, l’autre pendant ; ce beau visage pitoyable dont les yeux, sous les paupières abaissées, semblaient seuls vivre encore… Voyons !… rêvait-elle ? était-elle le jouet d’une vision divine ou d’un prestige du tentateur ? Comment, jusque-là, n’avait-elle pas remarqué cette ressemblance extraordinaire, telle qu’on eût pu croire que l’homme réel qu’elle regardait avait prêté son image au peintre pour le tableau de la chapelle froide ?

Comme devant le tableau de la chapelle froide, elle s’imagina qu’une voix lui chuchotait : « Il faut le sauver… » Tout se mit à tournoyer autour d’elle ; elle tomba plutôt qu’elle ne s’agenouilla au pied du lit, la tête contre le bord, éperdue. Elle essaya de prier : les mots de la prière n’habitaient plus sa mémoire. Désespérée, elle laissa des pleurs mouiller ce lit où gisait son Maître. Elle n’avait plus de force pour le secourir : n’était-il pas, lui aussi, inerte pour jamais, telle son image de là-bas ?

Alors elle sentit qu’une main lui caressait les cheveux. Une voix dit son nom. Elle osa relever la tête. Ineffable joie ! le malade avait rouvert ses yeux ; il la regardait sans colère.

Elle balbutia :

— Pardon !

Il dit seulement :

— J’ai froid.

Elle remit le pansement avec une preste dextérité, renoua les attaches de la chemise, releva le drap et la couverture. Il la laissait faire sans rien dire, mais ses yeux, qu’elle n’osait plus regarder, ne la quittaient pas. Quand elle eut fini, elle s’agenouilla de nouveau à son chevet, et, les lèvres sur sa main, elle répéta :

— Pardon !

Il lui frôla le cou et les cheveux.

— Je ne t’en veux pas, fit-il. Tout est arrivé par ma faute, et c’est toi qui dois me pardonner.

— Vous ne souffrez plus ? implora-t-elle.

— Non. Je vais me rendormir, je le sens ; je suis très las. Toi, va te reposer aussi…

Et comme s’il devinait une anxiété dans le silence et l’immobilité de sa gardienne :

— Va te reposer et ne crains rien… La sotte chose que j’ai faite tout à l’heure, je te donne ma parole que je ne la recommencerai pas. Et, tu sais ? Je ne vaux pas cher ; mais ma parole vaut mieux que moi. Va dormir.


Pleine de confiance, elle obéit. Elle-même fléchissait sous une extrême lassitude. Quelques minutes après, le sommeil les avait repris tous les deux. Mais il ne les séparait point.

XV

Le cloître dispense aux hommes et aux femmes ce grand bienfait : ne plus redouter la mort. La glorieuse sainte Thérèse d’Espagne avoue « qu’elle se meurt de ne pas mourir ». La charmante sainte Thérèse de France, témoin de l’agonie d’une Supérieure qu’elle vénère et qu’elle aime, écrit : « C’était la première fois que j’assistais à une mort : vraiment le spectacle était ravissant. »

Aux femmes, le cloître apporte un autre apaisement : ne plus craindre de vieillir.

Voyez celle-ci, qui, présentement, après une longue oraison à genoux, se tient debout, les yeux fixés sur l’image du Sauveur décrucifié, dans cette chapelle froide, naguère honnie, et qui désormais abrite sa prière et sa méditation de chaque jour. Son vêtement est encore la gaine noire qu’elle portait lorsqu’elle entra au couvent ; elle en a seulement ôté quelques ornements qui paraient l’étoffe ; elle en a remonté la ceinture à sa place naturelle ; elle a élargi et allongé la jupe ; c’est maintenant à peu près le costume d’une moniale. Sur ses cheveux nus, elle a épinglé un voile de religieuse. Le jour où il lui fut permis de porter ce voile aux offices est une date mémorable, dont elle garde précieusement le souvenir ; elle cessa, dès lors, d’être une retraitante de passage… C’est la même femme qui, environ quatre mois plus tôt, pareillement debout, observait à l’horizon de la route la masse confuse du monastère. Et, comme pour fournir une réplique à l’image d’alors, la verrière blanche lui envoie de biais le poudroiement du soleil.

Alors, même si personne ne l’observait, les muscles de son corps, serviteurs disciplinés, défendaient spontanément, sans nul relâche, une attitude de jeune vigueur. La taille ondulait selon les rites de la mode ; le menton relevé absorbait la distension du cou, tandis que l’articulation des mâchoires, entr’ouverte avec mesure, dissimulait le fléchissement des joues… Alors, même au cours d’un long voyage comme celui qu’elle achevait, le temps était réservé pour des soins minutieux de la peau, de la chevelure, des lèvres, des dents et des yeux. Après le bain matinal, une douche d’eau froide affermissait les seins ; puis c’était l’examen quasi microscopique du tissu même de la peau, de la soie des sourcils, des ongles dont le poli et le rose étaient avivés aux orteils aussi bien qu’aux doigts de la main. Quatre ou cinq fils plus pâles striaient chaque matin la masse des cheveux châtains ; ils étaient arrachés avec une impatience qui savait se faire attentive… Puis l’artifice entrait en jeu : le rouge, le noir, la fausse blancheur des talcs et des bismuths. Et enfin, ordonnant et vivifiant cette longue entreprise quotidienne, la volonté d’être admirée, désirée, de forcer l’admiration et de combler le désir — toutes les forces mystérieuses que l’amour fait sourdre de la féminité — s’irradiaient dans l’être et l’enrichissaient d’une jeunesse, non plus inconsciente et statique comme à vingt ans, voulue, au contraire, et laborieuse, mais pourtant agissante et vraie.

Aujourd’hui ?

Aujourd’hui, cette femme est belle encore par sa taille élevée, le dessin altier de sa tête petite et dégagée, le feu des prunelles foncées. Mais le corps s’abandonne, prenant ses points d’appui sur les reins qui s’affaissent légèrement, sur l’arrière des épaules qui commence à se courber en ronde saillie. Vu de près, le visage, dont naturellement les traits essentiels ne se sont pas modifiés en si peu d’espace, est tout de même un autre visage. La tension volontaire des muscles n’en raidit plus les lignes, qui marquent franchement l’amollissement des joues et du cou. Deux plis verticaux, naguère victorieusement combattus par le massage quotidien, entament les coins de la bouche. Les yeux gardent cette beauté que nul pinceau de maître ne pourra jamais rendre : avec de la toile et de la pâte colorée, comment reproduire cette substance mystérieuse, sorte de flamme solidifiée et polie ? Le regard de Stéphanie n’eut jamais plus d’intensité. Moins vibrant que naguère, il a gagné en force stable, en profondeur. Et là se concentre tout ce qui reste de jeunesse à cette femme debout, car les paupières enveloppent à demi ce double joyau comme un papier fané, froissé, tandis que, sous l’orbite, couvrant ce socle des yeux qui n’a point de nom, nul enduit ne masque plus le creusement sombre bordé par une saillie faible encore : premier coup de gouge, sur la beauté, donné par le sculpteur sinistre qui la racla peu à peu tout entière.

Le changement le plus pathétique est celui de la peau. On n’en voit guère qu’à la face, au cou, aux mains, aux poignets un peu. Dans cet être encore plein de vie, la peau semble en train de mourir. Non qu’elle se soit tendue, ni même desséchée ; on dirait, au contraire, surtout au visage, qu’un mol embonpoint la soulève. Mais le reflet de la vie s’en efface. La pourpre du sang n’y monte point, et les fards n’en corrigent plus l’absence. Front, joues, cou, mains, poignets, tout ce que le noir costume laisse à nu est net, mais n’est plus soigné : c’est-à-dire que non seulement l’artifice en est exclu, mais même la surveillance et l’exercice, qui aident la nature à se défendre. Maintenant la nature est livrée à ses propres forces : elle se défendra comme elle pourra. Naguère une volonté ardente combattait du côté de la frontière qui protège la beauté, l’amour humain, la vie. Cette volonté a trahi ; elle a passé à l’ennemi, du côté de l’amour immatériel, du mépris de la chair, de la mort.

Telle qu’elle est aujourd’hui, cette femme debout, insoucieuse de la lumière qui accuse en ce moment sa décadence, peut-elle encore susciter le désir des hommes, non pas du vulgaire passant, mais des hommes d’une essence et d’un état analogues aux siens ? Elle ne se le demande jamais à elle-même ; si elle se posait la question devant un miroir, certainement celle répondrait par la négative : car elle se juge sainement, avec une certaine fierté de son abandon. En fait, il n’est peut-être qu’un homme (et d’ailleurs le plus raffiné et le plus savant de tous en amour) qui vibrerait d’un émoi sensuel devant cette victime, et souhaiterait lui épargner l’immolation : l’homme qui fut, dans sa vie mondaine, le Maître de son destin. Lui saurait pour qui elle s’immole, et ce serait une victoire bien digne de lui que de se l’arracher à soi-même.

C’est de lui qu’est pleine, en ce moment, la prière de la retraitante. Depuis le jour où, traquée par les rébellions de la chair, le Père Orban l’a comme exorcisée, l’amant n’est plus pour elle qu’une âme à sauver. Son nom, lorsqu’elle le prononce en pensée, suscite à peine l’image d’un corps. Elle prie pour lui sans relâche, et telle est la transmutation opérée dans son cœur que sa prière associe au nom de Paul celui de Madeleine. Elle ne doute pas que Madeleine soit devenue la proie de Paul, et elle s’accuse d’avoir été la cause initiale de cette capture. « Aucune femme — se dit-elle — ne peut résister à la volonté perverse de Paul… » Si elle en doutait encore, elle en possède aujourd’hui la confirmation. Car elle est venue prier ici juste après une entrevue avec la Mère Supérieure. Et la Mère Supérieure l’a prévenue qu’elle aurait à recevoir, dans l’après-midi de ce même jour, le comte Osterrek. Le Père spirituel non seulement autorise l’entrevue, mais la juge désirable.

La Mère Supérieure à admiré la sainte indifférence avec laquelle cette communication fut accueillie. Stéphanie a demandé simplement :

— Le comte est-il actuellement dans le couvent ?

— C’est notre usage, a répliqué la Mère, d’héberger les voyageurs qui frappent chez nous. Il y a pour eux un logement spécial dans le bâtiment de l’hospice.

— Je ferai ce que vous me commandez, ma Mère. Que désirez-vous ?

La Supérieure est issue d’une bonne lignée du pays ; mais ses façons, peut-être par humilité, peut-être par politique de gouvernement, sont simples, certains disent : un peu communes. Par son allure souriante, par le tour familier de ses propos, elle amortit le ferme choc de sa volonté sur la volonté d’autrui.

— Mon Dieu, ma fille, a-t-elle répondu (d’un ton affectueusement confidentiel, et comme s’il s’agissait d’un commérage mondain sans importance), les gens sont méchants… ils voient volontiers le mal où il n’est pas… Une jeune fille… que nul vœu ne liait, vous le savez… et que nous employions ici comme une aide intelligente dans nos divers services, est en ce moment infirmière auprès de… (elle remplaça par un geste de la main l’articulation du nom, qui ne peut sortir). Alors, autour de… lui, on bavarde, on s’émeut. Ses proches d’abord, naturellement… Et puis ses amis, le comte Osterrek, qui a repris contact avec la famille royale. Le comte serait bien aise de vous voir, de vous consulter… Voilà tout.

Elle eut l’air de s’embrouiller, finit sa phrase dans une petite toux artificielle. Mais elle avait dit ce qu’elle voulait dire, et rien de plus.

— M’est-il permis de vous demander, ma Mère, questionna Stéphanie, si les renseignements fournis par le comte Osterrek sont les seuls que vous possédiez ?

— Oui, oui… absolument les seuls. Les seuls renseignements récents… (Elle toussota de nouveau.) Les journaux ont un peu parlé de la chose… Oh ! à mots couverts. Avec beaucoup de discrétion. D’autre part, naturellement, notre Père spirituel est en communication avec des ecclésiastiques de là-bas…

Et soudain sérieuse et « chef », elle termina en disant, ses yeux clairs fixés sur Stéphanie :

— Alors, mon enfant, c’est entendu ? Ici, à quatre heures, dans mon petit parloir, je recevrai le comte Osterrek et vous ? Maintenant, allez demander au bon Dieu de vous inspirer la décision. Je vais unir ma prière à la vôtre.


Stéphanie a obéi. Voilà près de deux heures qu’elle est en oraison et en méditation devant la Descente de Croix. Si elle avait eu besoin de cette épreuve pour constater la mort de ses sens, l’épreuve est décisive. Madeleine auprès de Paul… Madeleine, maîtresse de Paul… Nulle fibre de son sexe ne frémit. Elle n’a plus de sexe. Madeleine ne lui inspire que de la pitié ! Elle pense : « la malheureuse ! » comme elle dit de Paul : « le malheureux ! » Et soucieuse d’une responsabilité qu’elle s’attribue dans leur rencontre, œuvre de Satan, elle prononce à demi-voix, comme jadis Madeleine :

— Les sauver tous les deux !

Les sens de Stéphanie sont morts pour l’amour. Mais sa féminité survit dans le domaine de l’âme. A la pensée que Madeleine, non seulement ne sauve pas le pécheur, mais partage son péché, tandis qu’elle, Stéphanie, offre à Dieu, pour le pécheur, l’holocauste de son désir purifié et de son corps désexué, quelque chose de victorieux chante en elle, quelque chose qui ressemble à l’hosanna d’une amoureuse triomphante.


Osterrek, ayant achevé son exposé de la situation, — exposé longuement médité, où chaque terme s’emboîtait exactement entre les voisins comme une pièce d’horlogerie, — s’arrêta net. L’auditoire, limité aux deux femmes, la Supérieure et Stéphanie, ne l’encourageait guère. Toutes deux, l’une par usage de hauteur mondaine, l’autre par pratique du gouvernement, étaient exercées à une attitude impassible dans les entretiens d’importance. Les derniers mots du visiteur : « Il y a là un état instable et qui peut devenir d’un jour à l’autre désastreux », furent accueillis par un silence qui se prolongea jusqu’à devenir pénible, dans le petit parloir monacal, plutôt antichambre que parloir, où luisait un maigre feu de bois.

La Mère Supérieure laissa durer le silence autant qu’elle le jugea nécessaire pour prendre avantage sur Osterrek, puis, ayant toussoté, elle dit à Stéphanie :

— Vous avez entendu, ma fille. Le prince est guéri de sa blessure, mais reste en danger d’une… Comment avez-vous dit, Monsieur ?

— Les médecins appellent cela une congestion passive, suite de l’immobilité prolongée pour un malade dont le cœur est faible.

— Oui… C’est cela : une congestion passive. Enfin sa vie même peut malheureusement tomber en péril tout d’un coup. Et vous craignez… On craint dans sa famille… Voulez-vous avoir l’obligeance de répéter à la comtesse d’Armatt ce que vous craignez ?

— La famille royale, répliqua Osterrek avec un peu d’impatience, craint que la jeune fille, venue auprès de lui de votre maison et qui a pris sur lui un grand ascendant, ne l’accapare tout à fait.

En disant ces mots, qu’il avait nuancés davantage dans son exposé préliminaire, il regarda Stéphanie. Elle continua de montrer une complète indifférence.

« Jamais je ne la déciderai à venir, pensa-t-il. Le couvent a réussi là un beau travail de dessiccation !… »

Il reprit tout haut :

— Moralement, le prince a beaucoup changé. La souffrance… l’isolement… l’influence patiente et énergique de cette jeune fille, qui n’est pas une personne vulgaire, loin de là… Tout un côté de sa nature, le côté ironique et… comment dire cela ?… scandaleux… est entré dans l’ombre.

Il s’aperçut que Stéphanie devenait attentive. Aussitôt il se tut. Et ce fut la Supérieure qui dut ranimer l’entretien, avec sa rondeur familière, où perçait un peu d’affectation.

— Voilà, ma chère fille, dit-elle à Stéphanie. Vous connaissez maintenant la difficulté. Si vous croyez pouvoir la résoudre, le Père spirituel et moi vous autorisons à partir. Mais, bien entendu, vous êtes libre.

Stéphanie ne réfléchit qu’un instant :

— Puisque l’on me laisse libre, ma Mère, je refuse.

Et, comme pour justifier son refus, elle ajouta, retrouvant un peu de son autorité de grande dame :

— Je ne servirais à rien… Quand j’ai quitté le prince, je n’avais déjà plus aucune influence sur lui… A plus forte raison aujourd’hui. Qu’on me laisse en paix prier pour lui. C’est l’unique objet de ma vie.

Il lui sembla qu’elle lisait une approbation dans les bons yeux de la Supérieure. Mais celle-ci avait mission d’insister :

— Si pourtant, dit-elle, non sans malaise, le prince consentait à substituer à votre mariage orthodoxe, après une cassation à Rome, une union mixte, prévue, autorisée par l’Église ?

— Sa femme ?… Jamais !… Jamais ! s’écria Stéphanie.

Et, d’instinct, elle se serra contre la religieuse.

Alors celle-ci dit fermement :

— Ma fille, il sera fait selon votre désir.

Osterrek n’entendit pas cet arrêt sans étonnement. Tout à l’heure, il avait cru Stéphanie troublée par l’idée d’un Paul assagi, affaibli, plus humain. Il dissimula son dépit.

— Il ne me reste qu’à m’excuser. J’ai agi dans l’intérêt de Monseigneur, de sa famille et de mon pays. Les choses suivront donc leur cours… qui n’ira pas sans scandale.

Stéphanie restait impassible. Fut-ce le hasard, fut-ce un reste d’intérêt pour la fugitive, fut-ce une inspiration réfléchie qui suggéra à la Mère Supérieure de demander :

— Est-ce que… cette jeune fille… a sacrifié tous ses devoirs ?

— Je ne le crois pas, dit Osterrek, parlant selon sa pensée, et sans précautions, maintenant qu’il n’espérait plus rien de sa démarche.

Le visage de Stéphanie trahit une vive surprise. Elle laissa échapper cette exclamation :

— Elle ne l’aime donc pas ?

— Je n’ai pas dit qu’elle n’était pas conquise, reprit le comte, ni même prête à céder. Mais je ne crois pas que le fait soit accompli.

— Alors, quel est son but ? demanda la Supérieure.

Il y eut une revanche d’ironie contre ces deux femmes pieuses et cloîtrées, dans la réplique d’Osterrek :

— Avant tout, elle veut le convertir. Oui, le convertir, le faire catholique, le sauver. Mais qu’avez-vous, Madame ?

Il eut tout juste le temps de se jeter en avant pour retenir Stéphanie qui défaillait. Aidé de la Supérieure, il l’assit sur une chaise ; le parloir ne contenait pas de fauteuil. Stéphanie revenait à elle et suppliait qu’on n’allât chercher nul secours, pas même un verre d’eau. Ses joues se coloraient. Enfin elle se releva.

— Ma mère, puisque vous le permettez et même, je le crois, qu’ on le désire, je vais partir.

« Voilà bien les femmes, pensait Osterrek. Qu’est-ce qui l’a retournée ? Croit-elle qu’elle va reprendre Paul plus facilement avant qu’après ? Ce serait plutôt le contraire. »

La Supérieure, mieux avertie, avait aussitôt compris.

— Je vous approuve, ma fille, dit-elle simplement. Le comte Osterrek s’offre à vous accompagner. Vous partirez avec lui. Montez annoncer vous-même la nouvelle au Père spirituel, qui vous attend.

XVI

Avec sa finesse de Latin levantin, aidé cette fois par une exacte connaissance de son ami, Osterrek avait vu juste : le prince et Madeleine n’étaient point amants. Ils ne l’étaient pas, quand, inquiet pour lui-même de voir s’élargir la place de l’intruse, Osterrek, d’accord avec la famille royale, avait, sous prétexte d’affaires à régler dans son pays, demandé au prince convalescent quelques jours de liberté et risqué la démarche au couvent de la Quarantaine. Ils ne l’étaient pas davantage au moment où, satisfait de sa réussite, le comte traversait l’Europe occidentale avec Stéphanie pour regagner la petite ville suisse au nom italien.

Le prince et son humble servante n’étaient point amants. Mais peu à peu, surtout depuis la nuit douloureuse, ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre jusqu’à former l’un pour l’autre, — parmi le vaste monde d’où une providence ironique semblait les avoir exclus tous les deux pour les mieux réunir, — un étroit univers. Dans ce couple fortuit, l’homme exténué, inquiet, ne vivait que pour lui-même ; la femme ne vivait que pour l’homme. Pareille union n’était point ce qu’on appelle communément de l’amour, mais elle contenait un des plus tenaces éléments de l’amour : l’habitude. Elle contenait aussi, en puissance, la réalisation physique de l’amour : l’abnégation féminine sans limite et le désir masculin freiné seulement par une débilité passagère.

Osterrek avait perçu la formation de ce mystérieux amalgame et jugé que ce n’était pas encore un alliage. Mais lui seul, dans l’hôtel ou dans la petite ville, fut perspicace à ce degré. Pour les habitants, l’aventure du prince et de l’infirmière, qui n’étonnait personne, ne faisait aucun doute. On en parlait avec gaieté, sans antipathie. A la domesticité de l’hôtel, la consigne était de protester contre tout bruit diffamatoire ; le prince était toujours gravement atteint, disait-on, et l’infirmière au-dessus du soupçon. En fait, Madeleine s’y voyait traitée avec une exagération de respect servile, apanage des favorites, et dont on se venge par un mépris caché. Des âmes un peu basses pouvaient-elles admettre qu’un viveur célèbre et une jeune fille indépendante habitassent jour et nuit le même appartement, aussi libres qu’un couple en voyage de noces, et pussent pratiquer sans plus une tendre fraternité ? Il y avait bien la décadence physique du prince… Mais, d’abord, était-elle absolue ? Et puis, même en l’admettant… Ici s’offraient de sadiques hypothèses traitées sur le ton dont on parle des maîtres à l’office… Tout cela, le prince s’en doutait ; mais son dédain de grand seigneur s’en serait plutôt diverti. Quant à Madeleine, rien n’existait pour elle que son dessein initial, et depuis longtemps elle s’était affranchie de l’opinion, des propos, des actes du monde.

Pourtant, dans la petite cité lacustre, un autre homme qu’Osterrek savait que le prince et l’infirmière n’étaient point amants. C’était le curé de l’église blanche et noire, où Madeleine, chaque matin, assistait à la messe, et, dans les rares instants libres que lui consentait l’exigence de Paul, revenait parfois prier l’après-midi. Le lendemain de la nuit douloureuse, elle avait osé se glisser parmi trois ou quatre vieilles qui attendaient leur tour au confessionnal. Elle y avait pénétré la dernière, et à cette grille de bois qui séparait sa bouche d’une oreille invisible, inconnue, elle avait parlé. Singulière pénitente qui ne venait pas implorer le pardon, mais poursuivait son œuvre de sauvetage avec l’obstination de l’instinct ! Par cette chance qui souvent échoit aux instinctifs, l’oreille qui l’écouta était celle d’un jeune prêtre tessinois, vif d’esprit, pur de mœurs, mais non sans ambition. Il n’eut garde de briser la trame mystérieuse dont l’humble ouvrière racontait l’élaboration. Il l’approuva, tout en lui donnant des conseils de prudence, dans un français incorrect, mais qu’il pliait pourtant à la finesse nuancée de son esprit. Il ne demanda pas à cette enfant, visiblement sans péché, si elle souhaitait l’absolution. Madeleine ne la postula pas. Et ce silence réciproque scella leur secrète intelligence.

— Si je puis vous servir, dit-il, avant qu’elle s’éloignât de la grille… Vous savez mon nom : Abbate Giuseppe Nervi.

Quelques instants après, Madeleine le vit sortir du confessionnal. C’était un tout petit homme, d’une corpulence enfantine, et dont la soutane noire se faufilait comme une ombre entre les chaises.


Et les jours coulèrent, beaux jours d’un automne presque immuable, qui semblait cueillir aux arbres, une à une, leurs feuilles jaunies, tel un jardinier méticuleux compose un bouquet avec la précaution de ne pas dégarnir les massifs. La nuit douloureuse avait eu sa répercussion naturelle sur la santé du blessé… Lui-même expliqua au docteur Burcart qu’un geste malencontreux avait provoqué un choc du buste sur le lit, et qu’une menace d’hémorragie s’en était suivie. On dut remettre un appareil, plus léger toutefois, et qui laissait aux mouvements plus de liberté… Mais cela prolongea l’attitude couchée que Burcart, redoutant la congestion, souhaitait raccourcir à tout prix.

Durant ces journées et ces nuits de presque constante immobilité, Madeleine ne prit guère de repos. Elle mincit, elle s’affina. Ce qu’elle appelait elle-même, naguère, sa « figure de chat » s’écarta peu à peu de la ressemblance aux traits des paysannes. Elle eut la volonté de plaire, car, elle le sentait bien, son action sur le malade en dépendait. Par cette volonté, pensait-elle sincèrement (sans y démêler cette complicité de la nature qui avive au temps de l’amour la parure ailée des papillons), elle se plia à plus de soins de son corps. Elle ne mit aucun fard, elle ne teignit point ses ongles en rouge ; Paul ne le souhaitait pas, bien trop dilettante en volupté pour banaliser par des artifices vulgaires un si rare type de femme. Mais il fit acheter un flacon d’eau de toilette, un autre d’essence ambrée : elle les trouva un jour sur sa table à coiffer et, pour ne pas l’irriter, en usa de façon tout juste perceptible… Elle composa selon ses goûts et ses avis les lourds anneaux de ses cheveux. Il voulut qu’elle portât à son poignet le bracelet de Stéphanie. Elle le porta. Ses mains, naturellement petites et bien taillées, connurent un entretien minutieux : n’avaient-elles pas la mission privilégiée d’apaiser les mains fiévreuses de son maître ? Elle constatait que ces complaisances n’étaient point inefficaces. Malgré sa nervosité, le maître savait lui marquer son contentement. Bien rarement, désormais, elle avait à subir les crises d’ironie qui lui faisaient monter aux yeux des pleurs de désolation. Elle sentait enfin (et c’était là sa récompense) qu’elle pouvait lui donner un peu de bonheur.

Mais, elle-même ? Était-elle heureuse ?

Non.

Les théologiens ne s’accordent pas sur le régime des âmes plongées dans les limbes, mais ce n’est assurément ni la félicité du ciel, ni la volupté terrestre. Madeleine vivait dans des limbes. Les sources du bonheur céleste ne se diffusaient plus dans sa vie. De la joie humaine, tout ce qui n’est point l’amour — vanité, argent, confort — la touchait aussi peu que le plus pauvre des pauvres de Dieu. Et de l’amour (qu’elle sentait monter à la fois vers elle et en elle) elle n’aurait pas pu tolérer l’approche si elle avait seulement pensé : « C’est l’amour ». Heureusement elle était sincère en ne le pensant pas : elle ne trichait pas avec son cœur. Son humilité infinie ne pouvait concevoir ni qu’elle aimât son maître, dans le sens humain, ni surtout qu’il l’aimât. Même le geste de la nuit douloureuse, elle n’y voyait qu’un acte de moquerie méprisante, et c’était un souvenir qu’elle chassait, de peur d’en pleurer.

Ainsi, exclue à la fois du ciel et de la terre, ses conditions de vie ressemblaient vraiment à ce qu’on peut imaginer de la vie des limbes chrétiens, assez semblables, d’ailleurs, à la vie des ombres antiques. Il y avait du rêve et de l’automatisme dans ces jours et ces nuits de garde… Comment était-elle là ? Pourquoi ? Où tendait cet étrange agencement de choses ? Quelle fin proche ou lointaine lui était réservée ? Quand elle somnolait un moment, terrassée de fatigue, puis se réveillait, la veille ne lui semblait guère moins irréelle que le songe.

Le départ d’Osterrek ouvrit une période meilleure pour la petite exilée. Non qu’Osterrek fût désobligeant avec elle, il avait trop de souci de préserver l’avenir, quel qu’il fût ; d’ailleurs Madeleine ne lui déplaisait point. « Si elle n’avait pas la manie de convertir Paul et de le sanctifier, pensait-il, mieux lui vaudrait cette maîtresse-là que tant d’autres… » Osterrek absent, la solitude absolue scella le couple du maître et de l’esclave. Osterrek ne s’était pas dissimulé qu’une telle solitude n’était pas sans danger. Mais sa tentative suprême valait d’en courir le risque. « Si cela doit se passer, pensait-il, ce n’est pas ma présence qui l’empêchera. Et, à tout prendre, j’aime mieux que cela se passe sans moi !… »


Seule avec Paul, n’ayant plus à faire qu’avec le chirurgien barbu et les gens de service, Madeleine respira mieux. Elle fut plus gaie, et il lui parut que le maître lui-même supportait mieux sa claustration et sa demi-immobilité. A la vérité, lui comme elle goûtèrent un plaisir singulier à leur isolement, délivrés de l’ironie d’Osterrek qui désolait Madeleine et corrompait le prince. D’autre part, le rétablissement s’accentua.

— C’est à n’y rien comprendre, confiait Burcart à Madeleine. Notre malade a tout ce qu’il faut pour « faire » de la congestion par decubitus : un poumon à cicatrices, des artères plus vieilles que lui de vingt ans, un cœur que les drogues ont démoli : et il tient ! On dirait qu’il est en train de guérir. Et cependant…

Il regardait attentivement la jeune fille en disant cela… Son apparence de bonhomie simple et bourgeoise ne donnait pas à penser qu’il pénétrât le mystère d’un organisme aussi rare, aussi dépendant de l’esprit que celui de son royal client. Sur un tel malade, nulle piqûre de strychnine ou de cacodylate n’agit à l’égal du désir, pour ramasser toutes les forces éparses et les grouper en un faisceau vers un suprême accomplissement.


Résurrection lente, par étapes, mais résurrection. Dans l’égoïsme même de sa joie, le prince Paul puisa les éléments d’un sentiment altruiste qu’il n’avait plus éprouvé depuis cette aurore amoureuse où l’homme (dût-il par la suite devenir un voluptueux sadique) aime avec plus d’ingénuité sincère que la plus pure jeune fille, car l’adolescent implore et la vierge se défend.

— J’aime ta présence, lui disait-il ; j’en ai besoin, et je n’ai besoin de rien de plus. La vie que j’ai menée depuis plus de vingt ans me répugne. Ne me quitte jamais !

Elle écoutait les yeux élargis, avec une expression à la fois incrédule et ravie qui parait tout son visage d’une sorte de beauté. « Non… ce n’est pas possible, pensait-elle. Mais comment l’empêcher de dire ces choses, puisque cela semble lui faire du bien de les dire ? »

Il lui disait encore :

— A seize ans, quand j’étais à Paris pensionnaire au lycée Condorcet, je me suis épris de la fille du général Delenca, notre attaché militaire, qui était mon correspondant. Elle avait quinze ans et elle m’aimait aussi. Nous passions librement, les jours de sortie, bien des heures ensemble. Jamais je n’ai osé l’embrasser. Mais un jour j’ai gardé pendant un long moment ses mains dans les miennes, comme j’ai les tiennes à présent. Et c’est resté le plus profond souvenir d’amour de toute ma vie, jusqu’à aujourd’hui.

Madeleine ne voulut pas comprendre ; elle retira doucement ses mains et elle osa dire :

— Pourtant… la comtesse Stéphanie ?

Et comme il ébauchant un geste d’indifférence, elle protesta :

— Ne dites pas que vous ne l’avez pas aimée ! Vous l’aimez encore. Croyez-vous que je ne m’en rende pas compte, chaque fois que nous en parlons ensemble ?…

Il éclata de rire, content d’entrevoir dans ce cœur ingénu une lueur furtive de jalousie féminine. Puis reprenant son sérieux et mesurant ses mots :

— Je ne puis faire aucun reproche à Stéphanie, qui peut, certes, m’en faire beaucoup. Mais je l’ai aimée comme toutes les autres femmes qui ont occupé des morceaux de ma vie, c’est-à-dire pour posséder leur volonté et la fondre dans la mienne.

— Pourtant, si elle revenait ?

Le choc de cette question inattendue, répercuté sur le visage du prince, n’échappa point à sa gardienne.

— Si elle revenait, je lui dirais qu’elle a laissé volontairement une place, qu’elle ne saurait la reprendre… Et puis, qu’importe ?… Rends-moi tes mains.


Entre eux, sans aucune privauté d’amour, s’immisçait peu à peu cette tendresse passablement physique que se permettent certains frères et sœurs, ou quelques mères avec leur fils. Alors, il advient parfois qu’un des participants n’y porte pas la même pureté que l’autre : mais il n’ose passer du souhait à l’acte, et la chasteté du couple demeure préservée. C’était le cas de Paul, contenu en outre par sa faiblesse. Quant à Madeleine, elle vouait éperdument à Paul cette affection fraternelle ou maternelle, plutôt maternelle, que toute femme déverse sur l’homme souffrant et attrayant qu’elle est seule à soigner… Comment leurs pressions de mains, l’enlacement de leurs doigts, même le frôlement de leurs joues eussent-ils alarmé cette enfant, qui n’en ressentait aucun trouble sensuel, mais seulement une joie comparable à ses dilections mystiques d’autrefois ! Froideur incroyable ? Non pas. L’amour physique persistait à signifier pour elle, ou la dégoûtante mémoire de la ferme Forchamps, ou le sursaut détestable de la nuit douloureuse. Si le prince avait trahi sa parole et recommencé l’attaque, il est probable qu’elle ne se fût pas défendue ; mais c’eût été le supplice consenti, l’immolation. Elle constatait avec joie que Paul n’y paraissait plus songer. Grâce à cet apaisement, elle dormait sans angoisse. Et, avant de fermer les yeux, lorsque chaque soir elle examinait sa conscience, elle pouvait dire à sa sainte patronne, qui ne lui répondait plus : « Je crois bien que je n’ai rien fait de mal… »

XVII

— Tu as machiné tout ça avec la clique de ma mère et avec les Jésuites de Stéphanie. Faut-il que la maladie m’ait ramolli pour n’avoir pas flairé !… Allons, ne proteste pas ! Je te connais… et je sais de quoi tu es capable. Mais je croyais être le seul que tu ne trahirais pas ! Tiens, tu m’écœures. Fous le camp !

Osterrek debout, son teint de bile viré au gris de la cendre, s’éloigna du lit où le prince s’était mis sur son séant, gagna la porte. Il en touchait la poignée quand le prince le rappela :

— Non, reste !… Assieds-toi là !

Et à Madeleine, qui faisait mine de se retirer, il dit, à peine moins rudement :

— Est-ce que je t’ai permis de t’en aller, à toi ? Fais-moi le plaisir de ne pas bouger d’ici.

Il se recoucha sur le dos, et un peu de paix régna dans la pièce. C’était l’heure silencieuse de l’hôtel, entre le lunch et le thé. Madeleine et le comte, assis chacun d’un côté du lit, attendirent sans parler, sans remuer.

— Où l’as-tu mise ? questionna le prince, tourné vers Osterrek.

— La comtesse a cru préférable de loger au Bellevue, sous le nom de M me de Baurens.

— Comme c’est ingénieux ! Un nom qui a traîné dans tous les journaux d’Europe et d’ailleurs, au moment de notre mariage ! Enfin n’importe ! Qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Elle a obtenu de sa direction spirituelle la licence, qui lui avait été d’abord refusée, de se rendre auprès (il buta contre la formule : de Votre Altesse, et finit par dire)… auprès de vous. Mais elle ne s’impose pas à vous. Elle m’a seulement chargé de vous dire « qu’elle souhaite voir Son Altesse et qu’elle est à sa disposition… »

— Dieu ! que tu t’exprimes bien ! ironisa le prince. On croirait entendre son confesseur, sa « direction spirituelle », comme tu dis.

Et, se tournant vers Madeleine :

— Tu n’étais pas au courant, toi ? Non, tu es trop vraie, trop nature. Sais-tu, petite ? Nous avons eu bien tort de ne pas nous échapper d’ici, ensemble, pendant que personne ne nous espionnait.

Madeleine, visiblement mal à l’aise, ne répondit même pas d’un mot, ni d’un geste. Son instinct avait perçu dans le ton de cette dernière réplique un fléchissement de la colère du prince.

— Je ne vois pas très bien, reprit le malade, ce que nous avons à nous dire, la comtesse et moi ?

Osterrek — lui, par le long usage qu’il avait de son maître — n’avait pas été moins perspicace que Madeleine. Et il comprit aussi que la question du prince voulait, suggérait une certaine réponse.

— Votre Altesse, dit-il en assurant sa voix, ne doit craindre aucune importunité. Bien entendu, si elle exprime le vœu que la comtesse Stéphanie demeure ici plus ou moins longtemps, la comtesse y consentira… Mais je sais pertinemment que son désir est de retourner le plus vite possible au couvent.

Paul, tout en écoutant, observait de nouveau Madeleine et guettait, au bord de ses yeux, les larmes retenues par un violent effort. Pour la contraindre à l’aveu tacite de son trouble et constater qu’elle ne pouvait même pas parler, il lui demanda :

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça, toi ?

Madeleine resta, en effet, silencieuse. Puis elle se leva et, d’un pas vif, regagna sa chambre, laissant les deux hommes tête à tête. Le prince ne la rappela pas. Et quand ils furent seuls :

— Après tout, dit-il à son compagnon, mieux vaut en finir avec cette entrevue. Je présageais bien qu’elle serait inévitable, un jour ou l’autre, pour arrêter le statut du nouvel état des choses.

Le comte s’inclina. Paul le regardait avec une visible indulgence :

— Bandit, va ! Qu’est-ce qu’on te paie pour combiner des affaires pareilles ?

La blême figure du comte se colora d’un flot moins pourpre que jaune, comme la peau d’une orange sanguine.

— Si c’est là ce que croit Votre Altesse, qu’elle me permette de me retirer. J’ai pu me tromper, mais j’ai agi dans l’intérêt de Votre Altesse, et… (sa voix s’étrangla) par… par affection.

Le prince s’amusa à laisser passer quelques secondes. Puis :

— Le plus drôle, c’est qu’il dit probablement la vérité !… Allons, idiot, ne fais pas cette tête de cadavre épileptique et donne-moi ta main.

Le comte, très ému, posa un moment son front sur la main qui serrait la sienne.

— Parle-moi un peu de la comtesse, reprit Paul. A son âge, le couvent est dangereux ; c’est trop tard ou trop tôt. Elle n’a pas dû embellir.

— Elle est… autre. Mais très belle, toujours.

— Et… la vocation mystique ? Ça tient ?

— Ça tient. La question est de savoir si ça durera après qu’elle vous aura revu.

— Jalouse ?

— Serait-elle venue si elle ne l’était pas ?

— La rencontre serait amusante. Malheureusement, elles ne se disputeront plus qu’une loque.

— Je trouve, au contraire, Votre Altesse en bien meilleur état que je ne l’avais laissée.

— Mon Altesse est fichue tout de même, tu peux m’en croire.

Il éclata de rire.

— Te rappelles-tu le maréchal Braunitch, le Serbe, qui me disait fièrement, gravement : « A soixante-deux ans, Monseigneur, j’obtiens encore la maréchale une fois chaque mois… » Heureux Braunitch ! Je n’ai pas quarante-cinq ans, et la maréchale aurait moins d’agrément avec moi… Mais soyons sérieux : quand verrai-je Stéphanie ?

— Demain, s’il plaît à Votre…

— C’est cela. Demain, un peu tard. Vers six heures… Nous n’avons qu’à gagner, elle et moi, à nous revoir aux abat-jour. Maintenant, laisse-moi, vieux. J’ai envie de dormir une demi-heure… Tu es naturellement au Bellevue, avec la comtesse ? Bon. Mets-moi à ses pieds. Et respecte-la, traître !


Quand la porte se fut refermée, il sortit du lit, et en pyjama, comme il était, gagna la baie drapée d’un rideau qui séparait les deux chambres. Il marchait à très petits pas, tout de suite haletant. Il trouva Madeleine assise dans un fauteuil : elle pleurait sans bruit, les mains enveloppant sa figure. Les pleurs des femmes éprises de lui, non pas les pleurs de caprice, qui le divertissaient, mais les pleurs d’amour, avaient toujours suscité en lui un émoi profond, où quelque chose de tendre et d’un peu douloureux se mêlait à quelque chose de méchant et d’un peu voluptueux… Cette fois la tendresse passa la sensualité, peut-être par un rappel d’égoïsme, la peur soudaine ; « Si je la perdais !… » Il s’approcha, se pencha sur elle, décroisa ses mains humides et la força doucement à lever son front. Le voile d’infirmière glissa jusqu’au tapis. Paul baisa silencieusement le mol écheveau des cheveux blonds. L’odeur de leur sève, respirée à la racine, lui valut soudain un bref tressaillement de désir. Railleur de soi-même, il pensa : « Allons !… la maréchale pourrait encore espérer ! » Mais, comme si l’électricité sensuelle s’irradiait d’un corps à l’autre, Madeleine, inquiète, dégagea sa tête et son buste. Il vit les yeux gris bleu qui le regardaient en face, tout baignés de larmes. Elle parut vraiment ainsi une émouvante image de la Magdaléenne. Plus troublé qu’il ne voulait le paraître, il ne trouva que ces mots :

— Pourquoi pleures-tu ?

Et Madeleine répondit, ouvrant naïvement son cœur :

— Il va falloir que je parte. Alors j’ai beaucoup de chagrin.

En de certaines rencontres, plus les mots ont de simplicité, plus ils frappent fort et juste. C’est le coup droit de l’épée. Le prince Paul reçut le choc, et ce qui lui restait d’originelle bonté remonta de son cœur. Il prit l’enfant dans ses bras, avec la gaucherie d’un demi-impotent, et, sans nulle caresse, autant pour ne pas l’effaroucher que pour ne pas se faire mal à lui-même, il la berça contre lui :

— Veux-tu bien te taire ! Tu ne partiras pas, je te le jure ; j’ai bien trop besoin de toi !

Il respirait sur ses yeux, sur ses joues, l’évaporation salée de sa douleur. Il en but la moiteur sur ses lèvres jointes, sans qu’elle résistât, mais sans qu’elle frémît. Elle se pelotonnait contre lui, charmée par l’accent sincère des syllabes qu’il prononçait.

Sincère, il l’était. Quoi de plus sincère que le désir ? Mais, rassuré maintenant et sentant que l’enfant se calmait, qu’elle ne souffrait plus, il observait en lui-même non sans plaisir un phénomène connu de tous les voluptueux : son désir se fondait dans d’autres désirs, et contre cette tendre figure apaisée luttait l’image de Stéphanie, telle qu’il l’avait possédée naguère, esclave docile et fiévreuse.


Le pacte de politesse qui règle les relations des grandes existences mondaines peut être dénoncé parfois dans une crise d’intérêt ou d’amour. Le plus souvent, il joue spontanément son rôle de frein, facilite l’abord, interpose ses formules neutres, comme des tampons amortisseurs, entre les passions qui se heurtent, et préserve la discussion de ces vulgarités : le geste et le bruit.

On eût dit, à regarder le couple mondain qui conversait dans le petit salon où naguère avait dansé la Montarena, le rendez-vous d’un célibataire et d’une amie de passage, ou encore la visite d’une parente à un parent momentanément confiné dans son appartement par l’ordre du médecin.

La comtesse était assise sur l’étroit divan ; le prince lui faisait face sur une chaise. Il avait, pour la première fois depuis sa blessure, échangé ses vêtements d’intérieur contre un complet aussi britannique que le col demi-souple et la cravate de foulard, nonobstant la légère affectation de « genre artiste » à laquelle il ne renonçait point. Quant à Stéphanie, sa finesse était trop aiguë et sa connaissance de Paul trop intime pour n’avoir pas déguisé sous la plus sobre, mais la plus savante parure sa démarche apostolique. Tout en noir, comme au couvent, — et dans le fond de son être, aussi claustrale et spiritualisée que jamais, — elle redevenait par la magie d’une volonté surtendue celle de qui l’élégance, plus encore que la beauté, avait désarmé tant d’ennemis lorsqu’elle avait épousé le prince.

Tandis qu’ils échangeaient des propos d’une indifférence, d’une banalité qu’on eût dites concertées, tant ils s’entr’adaptaient aisément, chacun d’eux observait l’autre.

L’altération physique du prince frappait Stéphanie. Osterrek, pourtant, lui avait ménagé le matin même une entrevue avec le docteur Burcart, qui avait dit :

— Chaque heure de lit accroît le risque de congestion passive, et Son Altesse peut à peine quitter le lit deux heures par jour. Alors, sauf le cas d’un miracle !…

Elle n’en était pas moins émue. Elle le trouvait méconnaissable, inquiétant surtout par son aspect d’usure et de fragilité.

N’eût-elle pas apporté à cette rencontre des sens définitivement amortis, le goût instinctif qui l’avait de tout temps portée vers la santé et la force aurait chassé loin d’elle tout péril de tentation. Elle pensait, au contraire, avec cette rancune contre la chair, habituelle aux voluptueuses converties : « Dire que je fus criminelle pour cela !… » Et elle se plongeait avidement dans le dégoût de l’amour physique, tandis que, pour ce mourant, le feu de sa charité s’avivait, comme s’il se fût nourri de la matière renoncée. « Voici enfin, se disait-elle avec un saint orgueil, l’heure où je l’aime parfaitement ! »

Et lui ?

Lui ne pratiquait ni ne souhaitait aucun renoncement. Ignorant son état réel, il se jugeait en plein essor de convalescence. Tout à l’heure, quand il était proche de Madeleine et qu’on était venu lui dire : « Madame la comtesse attend Son Altesse au salon », il avait brusquement suspendu son effort de consoler la jeune fille, et il avait couru, plein de curiosité entreprenante, au tête-à-tête avec Stéphanie.


Ainsi, dans le même banal appartement d’hôtel, deux épisodes de la triple aventure se jouaient en même temps, — leurs scènes séparées uniquement par la chambre vide du prince.

Dans le salon où les glaces avaient reflété naguère l’image de la danseuse nue, il y avait deux amants un moment dissociés, puis ramenés aux prises, chacun en arrêt sur sa proie, corps ou âme… Et dans la chambre de Madeleine, sur le fauteuil où le prince l’avait laissée, les yeux fixes et secs, la tête douloureuse, les mains ardentes traînant sur les genoux, il y avait un petit être au grand cœur, naguère en possession de la paix céleste, l’ayant quittée pour la folle entreprise de sauver un inconnu, un être à qui cette tâche allait être arrachée, et qui se sentait au moment d’être précipité dans le vide.

Elle pensait :

« Il faut que je parte d’ici… avant qu’ ils ne reviennent, car ils vont revenir tous les deux, et cela, non ! Je ne peux pas… J’irai trouver l’abbé Nervi, le supplier de m’envoyer où il voudra, converse… servante. Sûrement il m’aidera. Allons !… Il faut se dépêcher ; dans quelques instants ils vont revenir ensemble. Et je reste là, comme si j’étais percluse ! Mais qu’est-ce que j’attends ? qu’est-ce que j’attends ? Oui… J’attends la fin de leur conversation, ce qu’ils vont décider… »

Sans le savoir, elle attendait autre chose : l’aboutissement d’une crise intérieure qui avait commencé lorsqu’elle avait appris l’arrivée de Stéphanie, et qui, depuis, fermentait en elle, évoluant vers son paroxysme depuis qu’elle les savait ensemble, à vingt pas d’elle, isolés, enfermés…

Vers ce tête-à-tête invisible se tend une imagination dont la force et la vivacité furent développées par la culture ascétique. En cet instant, elle ne peut pas penser à autre chose qu’à Stéphanie et à Paul, qui furent amants, dont elle a connu, par les aveux de Stéphanie, la vie d’amants. Ces deux amants dont elle déteste le péché, elle les admire l’un et l’autre ; ils lui ont appris l’un et l’autre que l’amour n’est pas nécessairement abject, qu’il change de figure selon les êtres qu’il unit. Vague réhabilitation dont elle n’a pas eu conscience jusqu’à présent. Aujourd’hui son imagination transforme en un tableau animé l’objet de sa méditation, fait vivre devant ses yeux la rencontre. Qu’ils puissent tenir compte d’elle, chétive et dédaignée, elle sent bien que non ! Bien sûr, ils ne pensent qu’à eux-mêmes ; leur péché les ressaisit et ils redeviennent amants. Elle croit les voir, elle gémit de douleur. Quelque chose d’instinctif, en elle, proteste, crie : « Moi !… moi !… » Avec le poison de la jalousie féminine, le poison du désir glisse dans ses veines pour la première fois, et elle apprend l’amour par la douleur.


Or, si elle avait regardé de ses yeux corporels, au lieu de l’imaginer, ce qui se passait dans le salon clos, voici ce qu’elle aurait vu.

Les deux interlocuteurs avaient franchi la première étape. Il n’était plus question entre eux du confort de l’hôtel, de l’attrait de la station, de la longueur du voyage entre le couvent et cette station, ni même des apparences de santé ou de fatigue que montraient leurs visages. Tout cela s’était volatilisé sans laisser à la conversation le moindre aliment. Encore moins (quoi qu’imaginât l’innocence embrasée de Madeleine) pouvait-il s’agir entre eux d’une brusque reprise de caresses. Paul avait perçu, dès l’abord, une Stéphanie glacée. D’ailleurs, il ne renonçait à rien, l’ayant jugée désirable, tout en notant la lourde trace, sur sa beauté, des mois échus en son absence… Certain vers de Baudelaire (la pêche meurtrie) sillonna sa mémoire. Mais, jugeant prématurée une offensive, il se divertissait à n’aider en rien l’adversaire. Il affectait de trouver cette visite tellement naturelle que nulle explication n’était nécessaire. « Ce n’est pas moi qui l’ai appelée, donc c’est elle qui est « demanderesse » ; qu’elle se débrouille… Elle est fort belle, toujours. » Il la détaillait impudemment, seul des deux à l’aise dans le silence contraint qui s’appesantissait sur eux. Il fallut bien que Stéphanie parlât. Fâcheusement pour elle, l’accueil cérémonieux de Paul l’avait énervée ; elle reconnaissait son procédé pour prendre l’avantage dans un débat, rien que par l’ironique impassibilité. Elle aborda de biais l’objet essentiel :

— Osterrek vous l’a dit, n’est-ce pas ? J’ai voulu accourir auprès de vous dès que j’ai connu votre accident. Je n’ai pas pu.

— Est-ce qu’on vous avait enfermée ? questionna le prince avec le plus grand sérieux.

— Vous savez ce qui m’a retenue, répliqua Stéphanie sans accuser le coup. Vous me reconnaissez certainement le droit, dans le désarroi de ma vie, d’avoir demandé à ma religion un abri… et une direction.

Paul s’inclina sans rien dire.

— Cette fois, je suis autorisée, reprit-elle, et vous pouvez disposer de moi.

Comme Paul écoutait toujours, elle dut continuer.

— Mon dévouement pour vous n’a pas fléchi, Paul… Et je crois… je suis sûre que ma présence ici aura un bon effet sur votre santé d’abord, et puis… sur l’opinion… Elle vous touche peu, je le sais, mais le moment est peut-être venu de… ne pas la négliger.

— Je ne comprends pas ? interrompit le Prince que ces derniers mots seuls avaient égratigné. Me trouvez-vous déjà arrivé à la minute où il faut préparer un beau départ ?

— Non, bien sûr, fit Stéphanie désarçonnée. Je songe à la famille royale, à votre pays qui vous aime.

En prononçant ces paroles, elle se gourmandait intérieurement : « Qu’est-ce que j’ai à être si maladroite ? Je ne sais plus ce que je dis. »

Le Prince la tira d’embarras en parlant à son tour, parfaitement libre d’esprit, sauf l’angoisse sensuelle qui pointait en lui : « Voudra-t-elle ? » Le reste ne lui importait guère. Son égoïsme n’avait aucun besoin de Stéphanie prolongeant sa présence, puisque Madeleine était là.

— Ma chère amie, dit-il en lui prenant une main dans les siennes (la main captive demeura inerte), nous n’en sommes pas à jouer l’un contre l’autre au plus habile. Parlons franchement : vous n’arrivez pas de si loin pour me proposer d’être mon infirmière.

— Vous en avez une, fit Stéphanie qui retira sa main.

Il se méprit, lui si délié, à ce geste. « Tiens ! pensa-t-il, elle est jalouse. » C’était exact, mais d’une jalousie toute spirituelle qu’il ne pouvait soupçonner.

— Je pense, dit-il assez pauvrement, que vous ne faites pas de comparaison ?

Elle haussa les épaules, consciente désormais de mener le jeu. « Il n’a pas changé », pensa-t-elle. La sensation d’être désirée par ce malade lui fut physiquement pénible. Mais elle dissimula. « D’ailleurs, pensa-t-elle, Osterrek m’a assuré que je n’ai rien à craindre. »

Sentant une résistance dont la cause lui échappait, Paul fut prêt soudain à payer n’importe quel prix pour contenter son envie. L’instant lui parut propice à la mise en scène qu’il avait méditée à l’avance.

Il se leva, alla presser le bouton d’une sonnerie.

— Je demande une tasse de thé ?…

— Volontiers.


Madeleine, entendant battre des portes et des pas circuler dans la chambre, souleva le rideau tendu entre cette chambre et la sienne, où elle avait fait la nuit. Elle vit, dans le crépuscule de la pièce vide, passer un maître d’hôtel portant un plateau. La porte du petit salon fut ouverte. Il était très éclairé ; Madeleine distingua Stéphanie assise sur le canapé ; puis, le plateau déposé sur le guéridon et le maître d’hôtel s’effaçant, elle aperçut le prince qui s’approchait et prenait place à côté d’elle sur le divan. Ensuite la porte se referma, tirée par le maître d’hôtel, qui repartit les mains vides. Madeleine poussa un gémissement qui avorta dans sa gorge… Elle se traîna jusqu’au fauteuil. Ses yeux évoquaient dans la nuit le torse nu du prince, avec sa coupure sanglante, plus nettement que ses yeux ne l’avaient jamais vue.

La comtesse, cependant, faisait avec aisance le ménage du goûter. Paul la regardait et ses narines de chien de chasse la respiraient d’aussi près qu’il pouvait. Elle s’en aperçut et en fut incommodée. Ils effleurèrent leurs tasses, s’observant à la dérobée. A cette minute, Stéphanie comprit qu’elle pouvait faire de lui ce qu’elle voulait, demander le mariage catholique, demander qu’il la fît reine et la couvrît d’apanages ; il suffisait d’un abandon. Elle pensa cette oraison jaculatoire : « Mon Dieu ! ôtez-lui le désir… car, s’il y cède, moi je ne céderai pas. Et alors tout est perdu. » Les artifices de sa coquetterie passée ressuscitèrent dans ses gestes, et aussi dans ses regards et ses paroles. Ainsi s’établit entre eux, pendant un temps assez long, une convention dont aucun n’était dupe. Toutefois Paul ne suivait plus le jeu de sa partenaire. « Elle sait bien qu’elle me tient et elle lâche prise ?… » Il n’était déjà plus capable de se contenir, car, par un effet assez ordinaire, la maîtresse ancienne, ranimant par sa présence la mémoire des sens, le bouleversait plus qu’une nouvelle aventure. Comme le bras de la comtesse atteignant un citron passait sous ses lèvres, il baisa au vol la place naguère encerclée par le bracelet des heures. Le recul du poignet fut si brusque que le citron roula jusqu’au tapis. Elle voulut sourire :

— Voyez ! J’ai perdu l’habitude…

Mais lui ne sourit pas. Il réfléchissait. Il craignait d’avoir compris ; et sa figure trahissait une angoisse autrement profonde que celle d’une galanterie rabrouée. Stéphanie perçut le péril et se gourmanda intérieurement. Ce fut elle qui lui prit les mains, qu’elle sentit incendiées par la fièvre.

— Paul !…

— Eh bien ?

— Vous avez vu juste. Je ne suis pas venue ici seulement pour soigner votre corps.

« Voilà qui est plaisant, pensa-t-il (car il ironisait volontiers avec lui-même). Celle-là aussi veut me convertir ?… »

Mais la raillerie qui transperçait dans ses yeux ne rebuta pas la missionnaire.

— Paul, reprit-elle d’un ton fervent, j’ai été votre compagne dévouée, et je vous ai quitté avec désespoir. Je ne suis plus dans le monde ; je ne suis plus de cette terre. Vous ne pouvez pas m’en vouloir de chercher à vous posséder au delà de la vie !

Sa déception, qui était amère, le rendit cruel. Il déclama à demi-voix :

— « C’est peu d’aller au ciel, je veux y conduire. » Polyeucte , acte IV… Je ne sais plus le numéro de la scène…

Il la détesta un instant, et balança s’il n’allait pas sonner et la faire reconduire. Mais elle tentait de plus en plus son appétit sensuel, et chaque obstacle, chaque déconvenue poussaient la tentation vers son paroxysme. Il vécut alors une de ces minutes où un homme de son tempérament est prêt à livrer tout pour qu’une femme dise : Oui !

— Je crois vous comprendre, reprit-il d’un ton volontairement adouci. Et… tenez !… je vous épargne des précisions qui vous gênent. Vous désirez d’abord, je suppose, que votre premier mariage soit rompu à Rome et que le nôtre soit ratifié selon votre culte ?

— Non ! Non !…

Elle n’avait pas pu se taire, tant la convulsait l’idée de reprendre la vie conjugale.

— Alors, répliqua Paul dépité, je ne vous comprends plus.

Elle essaya de corriger son imprudence. Penchée sur Paul et lui tenant la main, elle balbutia :

— Notre mariage ne vous a causé que des déboires, dont je m’accuse et dont je vous demande pardon. Ne ravivons pas la curiosité du monde et les soucis de votre famille.

Elle balbutiait péniblement ces paroles confuses, dont elle déplorait au même instant la misère, quand une sorte d’illumination intérieure la traversa : elle crut comprendre quel sacrifice momentané exigeait d’elle le salut de ce mourant.

— Paul, je suis prête à demeurer auprès de vous, afin de vous conduire à ce rachat de vous-même auquel j’ai voué ma vie.

« Ah ! pensa le prince… Elle y vient ! »

Frémissant d’un émoi dont elle ne sut pas mesurer la violence, tant la vie claustrale l’avait glacée, il approcha sa bouche de son oreille et murmura dans un halètement :

— Et ce sera entre nous… comme avant ?

Il commençait de l’enlacer avec ardeur, mais sans brutalité. A ce contact, elle reconnut enfin le heurt de ce désir viril dont elle se croyait préservée. Elle parvint à se maîtriser… elle espérait encore. Mais, comme il cherchait ses lèvres et que la fièvre de cette haleine l’obsédait, elle se délivra. Debout, hagarde, ses gestes et ses paroles devinrent la proie de l’instinct. Une seule idée dans sa tête : écarter l’homme, se sauver de lui. Elle ne freina même pas sa parole.

— Comme avant !… Cette boue ! cet enfer !… Grâce à Dieu, j’en suis sortie ! Il ne permettra pas que j’y retombe !

La rudesse du choc laissa un instant le prince abattu sur le divan comme un mannequin inerte. Puis, de nouveau, il la détesta, d’autant plus qu’il se méprit sur la cause de sa défaite. Quand il put cracher son amertume en paroles entrecoupées :

— Voilà votre amour ! dit-il… J’avais oublié votre goût pour les partenaires solides… Si je n’étais pas le malade que je suis !…

— Paul, implora Stéphanie, ne me meurtrissez pas ! J’ai subi des déchéances… Elles furent encore de l’amour pour vous.

— Allons ! fit Paul qui récupérait son allure hautaine. Tout ce que nous dirons ne sert plus à rien, et mieux vaut nous en tenir là.

Alors Stéphanie, dans la terreur d’abandonner sa tâche, de laisser en perdition cette âme si proche de la mort, montra combien elle était loin encore, malgré son entraînement mystique, de l’art subtil d’un Orban ou d’une Madeleine à manœuvrer les âmes.

— Paul, dit-elle, les passions misérables qui vous agitent ne sont plus de saison. Ignorez-vous la vérité ? Dieu peut faire le miracle de vous rendre la santé : mais ce sera un miracle. Je vous en conjure, concevez la gravité de l’heure.

Elle se tut ; leurs yeux, pendant quelques secondes de silence, ne se quittèrent plus. Elle vit les joues du prince se colorer brusquement ; puis la pâleur les envahit de nouveau, plus morbide, plus terreuse. Elle alla vers lui, prête à le secourir :

— Paul…

Il eut la force de se mettre debout, tout seul. Il se recula d’elle, comme s’il ne voulait plus l’effleurer.

— Écoutez-moi, lui dit-il… Vous venez de me faire plus de mal que la misérable bête d’amour qui m’a frappé au côté. Votre compassion me fait horreur… Laissez-moi ! Laissez-moi !

Elle eut encore un mouvement pour protester.

— Je vous dis de me laisser, répéta-t-il.

Il avait sonné, et le valet de chambre était sur le seuil.

— Reconduisez madame la Comtesse.

Elle dut obéir. Derrière le rideau soulevé, Madeleine la vit traverser la chambre, dont ce domestique ouvrit la porte extérieure avec une hâte respectueuse, et disparaître.

XVIII

La nuit…

La nuit, lâche ennemie des faibles : elle abuse contre eux de sa force obscure, insaisissable. Les enfants, les sans-asile, les malades s’épouvantent à sentir qu’ils sont sa proie désarmée : les malades surtout, que leur impotence lui livre enchaînés. Alors le monde, autour de leur lit chétif, s’espace, se vide, les abandonne à leur souffrance et à leur angoisse. Alors ils pensent : « Nous sommes un déchet, un rebut ; on nous tolère ; on ne nous achève point ; mais, le matin venu, le monde ne s’apercevra même pas si nous ne nous réveillons pas avec lui. »

L’ombre de la nuit passagère rejoint ainsi, pour consommer leur détresse, la grande ténèbre éternelle.

Heureux, parmi ces désolés, ceux que des mains pleines de santé retiennent au bord du ravin d’épouvante. Ils se raccrochent à cette chose vivante, capable de résister à l’ennemi. Par la vue, par le contact, par l’avide aspiration des paroles et du bruit, des pas qui rompent le silence hostile, ils s’incorporent à un organisme sain et fort, ils s’abritent contre la nuit… Les mains de Madeleine, ses yeux de lumineuse poussière, son visage rayonnant de jeunesse et de vigueur paysanne, l’articulation lente et sûre des mots qu’elle prononce : quel bienfait vaudrait celui-là pour le débris humain dont elle veille l’insomnie… Il l’a appelée au secours dès que l’autre femme l’a laissé seul après l’avoir frappé au cœur. Sa détresse égoïste n’a pas eu un mot de repentir ou de pitié pour le mal que l’humble gardienne a enduré, qu’il sait qu’elle a enduré. Il a dit brièvement, sèchement :

— Aide-moi à me coucher. Et que personne n’entre, personne… tu entends ?

Mais, dans la calme tiédeur du lit, sa colère s’est peu à peu détendue. Il s’est laissé bercer, caresser par l’enfant maternelle, comme un enfant plus débile. Devant elle, si humble, si discrète, pourquoi se contraindre ? Il a laissé couler des larmes qui l’oppressaient et dont le cours l’a soulagé. Il s’est plaint puérilement du mal qu’il a souffert. Il a confessé la peur atroce qui l’étreint depuis que des mots irréparables ont été prononcés : la peur de mourir. Oui, ce même prince Paul qui, dans les combats du front oriental, s’est fait gourmander et punir par ses chefs pour sa témérité maladive, la peur de mourir le mue en un chiffon humain. Il s’agrippe aux poignets de Madeleine.

— Dis-moi la vérité. Pas de dérobades ni de défaites. Est-ce que je suis perdu ? Je veux savoir !

Ah ! le solide appui, l’efficace réconfort — ce regard, inflexible sous l’attaque de son regard et la réponse de cette bouche qui ne peut pas mentir :

— Jamais le médecin ne m’a dit pareille chose. Vous avez été en danger, alors que vous ne pouviez pas vous lever. Mais quelle maladie ne comporte pas de danger ? Une des novices de la Quarantaine est morte à vingt ans sous nos yeux pour une piqûre de mouche.

Il pense :

« Comme c’est vrai, ce qu’elle dit ! On ne sait rien à l’avance… J’ai été déjà plus malade que je ne suis, et j’ai guéri. »

— Si tu me soignes bien, fait-il, je ne mourrai pas. J’ai confiance.

— Je vous soignerai de toutes mes forces.

Les mains de l’ange, à force d’être serrées et retenues, sont presque douloureuses. Et il ne lui permet pas non plus de se taire ; il veut l’entendre parler, car cette voix l’empêche de penser par lui-même. S’il était capable, dans sa détresse, de comparer ce qu’elle dit avec ce qu’a dit Stéphanie, comme il admirerait le don inné, chez la paysanne inspirée, de l’apostolat consolateur ! Pourtant, elle ose lui parler de cela même qui l’épouvante, de la Visiteuse suprême dont il croyait tout à l’heure entendre le pas derrière le seuil. Mais dans les propos de Madeleine, il ne s’agit plus d’un danger qui le menace, lui, le malade. Elle raconte avec simplicité comment elle-même envisage le terme de sa propre vie ; combien il est aisé, quand le cœur est paisible et net, de vivre amicalement avec une telle pensée. « Je serais bien malheureuse, dit-elle, si je devais échapper au sort commun, et voir éternellement les jours et les nuits se succéder… » Il écoute avidement. Il lui semble que le péril n’est plus pour lui seul ; que c’est comme au front d’Orient : une menace confuse, aussi probable pour n’importe qui que pour soi. On ne sait où l’obus éclatera ; on se fie à sa chance. Et la Visiteuse effrayante finit par se muer en une compagne douce et pitoyable qui nous suit tout le long de la vie et se rapproche enfin de vous pour soutenir et recueillir les derniers pas.

Madeleine sentait mollir peu à peu l’étreinte angoissée de ses mains et leur fièvre fléchir. Les paupières du malade commencèrent de battre, puis s’abaissèrent. Cependant Madeleine ne cessa point de parler, connaissant le pouvoir de sa voix… Mais, peu à peu, au lieu de l’exhorter, elle murmura simplement des prières. Non pas uniquement des prières apprises, mais ses prières « à elle », ces conversations implorantes qu’on ne lui avait jamais enseignées, et qu’elle n’interrompait guère, à travers les travaux de sa vie… « Ma chère patronne, je vous supplie de réconcilier ce pécheur, et je m’offre à être sa rançon. Le Sauveur s’est bien chargé des péchés du monde : une pauvre petite chose comme moi ne peut-elle pas être sacrifiée au salut d’une âme ? Ma chère sainte patronne, je vous en prie, je vous en prie… »

Il reposait à présent. Elle mit silencieusement le lit bien en ordre ; puis elle traça du pouce droit, sur le front du malade, les deux traits perpendiculaires de la croix. Ensuite, elle éteignit la lumière des ampoules, et, à la lueur de la veilleuse, gagna sa couche, où elle s’étendit, parée à toute alerte.

Le lendemain, au cours de la matinée, il attira contre lui la tête de la jeune fille et l’étreignit tendrement, sans l’ombre de perversité.

— Hier, lui dit-il, tu m’as fait beaucoup de bien, et moi, je t’avais fait du mal. Pardonne-moi. Je ne vaux rien… et puis, je suis malade et persécuté. Je n’ai plus que toi au monde. Je ne veux plus voir que toi. Ne laisse entrer personne !

Elle eut assez de peine à le convaincre qu’il ne devait pas fermer sa porte au comte Osterrek.

— Celui-là vous aime à sa manière, mais il vous aime fidèlement.

Maintenant elle le gouvernait. Il consentit à le recevoir quelques instants, après la visite du médecin : son humeur était adoucie parce que Burcart, le trouvant en meilleur état, lui avait permis de se lever.

Le prince s’amusa de l’air embarrassé de son camarade. Il s’obstina à lui parler de tout, sauf de Stéphanie, comme s’il tenait pour inexistante la rencontre de la veille. Et le comte lui demandant ses ordres pour la journée :

— Mon vieux, lui dit-il, je veux qu’on me laisse vivre aujourd’hui une vie végétative ; je ne veux parler à personne ; je ne veux voir personne que l’ange. Si tu as une communication à me faire, demande l’ange.

La figure bilieuse du comte se crispait, et son maître vit dans le coin de ses paupières fripées quelque chose d’humide qui reflétait la lumière.

— Ne te chagrine pas, vieux camarade, lui dit-il. Je te connais, et je sais que toi, au moins, tu n’essayeras pas de me faire du mal exprès.

Il lui serra la main fortement. Le comte sortit sans pouvoir prononcer un mot.

Ces choses se passaient aux environs de midi. Un brouillard lucide, mais pourtant impénétrable au regard, s’exhalait du lac et tendait une gaze claire derrière les vitres. Tout d’un coup cette gaze se déchira et, par la déchirure jaillit, à la manière des projections de théâtre, un faisceau de clarté jaune et chaude. Puis le voile entier se partagea en lambeaux, s’émietta, se volatilisa, et le paysage du lac redevint éblouissant. Aussitôt le prince voulut se lever. Son valet de chambre et Madeleine hâtèrent sa toilette. Il avait faim.

— Qu’on serve le lunch dans le petit salon, dit-il. Toi, Madeleine, tu déjeuneras avec moi. Ah ! pas d’objection, n’est-ce pas ? Tu déjeuneras avec moi.

Elle y eut moins d’embarras qu’on ne l’aurait supposé : rien ne la troublait, des événements de la vie matérielle, parce qu’elle ne leur demandait ni joie ni profit. La gaîté du prince, pendant ce repas tête à tête, la surprit et la ravit. Gaîté un peu nerveuse, réaction contre la mortelle angoisse de la veille : on eût dit qu’il prenait sa revanche sur Stéphanie et voulait se prouver à lui-même qu’il renaissait, qu’il vivait. Il ordonna à Madeleine de goûter au champagne sec qui était sa boisson ordinaire et que le médecin lui permettait à doses modérées ; il s’amusa de la grimace qu’elle fit, buveuse d’eau et de bière légère depuis l’enfance ; sept ou huit fois dans sa vie (la dernière au Café franco-suisse) elle avait goûté à du vin rouge… Mais comment eût-elle résisté au bonheur de voir son malade rasséréné, et dépouillant pour elle tout ce qu’elle redoutait de lui : la perversité et l’ironie ? Il était sincère quand il lui dit :

— Je ne vaux rien, et malgré deux rudes coups que j’ai reçus ici, je n’ai pas changé. On ne change pas !… Si je redeviens solide et libre, j’ai bien peur de recommencer ma mauvaise vie. Mais j’ai changé pour toi, et aucune femme n’aura connu l’homme que je suis avec toi. Je suis désarmé contre toi, comprends-tu ? parce que j’ai besoin de toi, telle que tu es, petite sainte, et que j’ai une peur superstitieuse de te défaire… Tu ne peux pas comprendre !

En effet, elle ne comprenait pas : mais les mots qu’elle écoutait la berçaient, et elle laissait dire. S’il l’attirait contre lui et lui baisait les yeux et les joues, elle ne résistait pas : elle sentait que d’un mot elle pouvait l’arrêter. Ces caresses lui étaient douces comme celles d’un frère chéri ; elle n’en était point troublée. Un contact, une pression de main, un baiser ne risquaient pas de l’émouvoir : c’était du fond de son âme, de ce mystérieux inconscient où sa féminité demeurait tapie, intacte et pressante, que pouvait monter la révélation de l’amour.

Quand cette dînette, où le prince s’enchanta lui-même à une façon d’aimer qu’il n’avait plus pratiquée depuis ses sorties de collégien chez le général Delenca, s’oubliant exprès et cherchant le bonheur de l’autre , il exigea que l’ange s’étendît sur le divan du petit salon et se reposât.

— Mais je ne suis point lasse !…

— C’est un ordre. Tu as beau être en acier, on ne résiste pas indéfiniment à la vie que je te fais mener. Étends-toi ici.

Lui-même traîna près du divan un gros coussin formant tabouret et s’y assit ; puis il posa sa tête sur la poitrine de la jeune fille. Elle s’y prêta sans hésitation ni méfiance. Le malade plongea d’ailleurs tout de suite dans le plus profond repos, corrigeant l’insomnie initiale de la nuit précédente. Elle, bien qu’elle ne redoutât rien de lui, ne put s’assoupir, même un instant. Elle était trop heureuse : il lui semblait que sa jeune santé enveloppait le dormeur, dans cette maternelle étreinte, et le pénétrait. Le cou du prince, qu’elle entourait de son bras, s’appuyait à son sein gauche ; elle percevait à la fois le rythme de leurs deux vies. D’abord l’artère du malade battit en désordre, tantôt active à l’excès, tantôt presque défaillante, tandis qu’au flanc de la paysanne les pulsations se succédaient à intervalles courts, mais égaux. Puis, comme par l’effet d’une mystérieuse endosmose, les deux rythmes s’harmonisèrent. Vint un moment où l’oreille de Madeleine n’entendit plus qu’un seul choc géminé. Elle en fut puérilement joyeuse. Le trésor de maternité que recèle l’âme de toute vierge sage, elle l’épancha sur ce viveur dont la débilité douloureuse refaisait un enfant. Furtive et ardente, elle posa ses lèvres sur sa tempe et les y laissa appuyées, guettant, pour qu’il ne surprît pas le secret de ce baiser, le plus léger mouvement de celui qui reposait sur son cœur.

Aussitôt réveillé, le prince exigea qu’on le descendît sur la terrasse. Il voulait y poursuivre les dernières clartés du jour. A mesure que déclinait le soleil, son alacrité maladive s’exténuait : le souvenir de l’atroce soirée de la veille le harcelait, et il s’effarait devant l’angoisse nocturne. Vainement sa compagne essaya de le distraire : il lui souriait, il lui parlait avec tendresse : mais elle le sentait inquiet. Il prolongea sa station sur la terrasse jusqu’à l’heure où le brouillard montant du lac commença de l’oppresser. Revenu dans sa chambre, il resta longtemps silencieux. Madeleine avait pris un ouvrage et travaillait, silencieuse aussi, tout près de lui. Quand elle levait les yeux sur lui, il souriait encore ; parfois il paraissait sur le point de lui parler. Finalement, il continuait de se taire. Son lit, où il avait senti, la veille, perler sur son visage la sueur mortelle, lui faisait peur ; il refusa de se recoucher selon l’habitude, pour prendre son repas du soir. Il dîna comme il avait déjeuné, tête à tête avec l’ange, dans le petit salon. Là, il s’égaya un peu : cette séduction du geste, de la voix et des mots à laquelle si peu de femmes avaient su résister, il la déploya pour l’humble fille qui était toute conquise, prête à lui sacrifier sa vie, et plus que sa vie. Mais il ne disait toujours pas ce qui le hantait, et Madeleine n’arrivait pas à le deviner. Il se décida pourtant :

— La nuit dernière, dit-il, si je n’avais pas eu tes mains et ta voix, je crois que j’aurais étouffé de désespoir. Mais sais-tu le plus grand bien que tu m’aies fait ?

— Non…

— Eh bien… C’est tantôt… quand tu as mis tes lèvres sur mon front.

Elle devint pourpre.

— Oh ! vous ne dormiez pas ! c’est mal.

Mais comme elle disait cela, elle sentit poindre en elle un trouble singulier, où il y avait de l’inquiétude et du bien-être.

D’une voix qui tremblait et se trouait comme celle d’un adolescent épris, il chuchota, près d’elle :

— Alors ?… Tout le ravage que la souffrance a creusé dans mon pauvre visage ne t’éloigne pas de moi ?

Elle répondit :

— Bien avant de vous connaître, j’ai aimé votre visage.

Il ne comprit pas : il ne pouvait pas comprendre. Que de paroles prononcées par cette enfant lui demeuraient inexplicables et dont le sens mystérieux lui imposait cependant ! Il l’attira contre lui et, de ses lèvres fermées, effleura sa bouche close ; un grand frémissement le convulsa. Elle, au contraire, soudain anxieuse, sentit s’évanouir l’émoi de tout à l’heure.

— Allons, dit-il, appelle pour qu’on me déshabille et qu’on me couche. Tu ne me quitteras pas ? Tu resteras près de moi comme hier ?

Elle eut un rire qui l’enchanta, en disant :

— Vous le savez bien !

Depuis que la blessure était cicatrisée, c’était le valet de chambre qui le dévêtait, aidait à sa toilette et lui passait son pyjama de nuit. Il fit rappeler Madeleine quand il fut couché. Elle eut la surprise de le trouver calme ; elle ne se doutait pas qu’elle avait cicatrisé d’un mot, tout à l’heure, une blessure plus douloureuse que celle du stylet : la blessure faite au prince par Stéphanie quand, au contact de son visage, elle avait laissé percer sa répugnance… A présent, le prince se complaisait à penser : « Un jeune être sain et sincère comme cette enfant a du plaisir à me regarder, à mettre ses lèvres sur ma tempe. » Il fut tendre et simple avec elle ; il s’inquiéta de sa fatigue, et comme, tout en lui tenant les mains, il la voyait fléchir sous le sommeil, il lui dit :

— Je me sens bien et je suis sûr de m’endormir. J’exige que tu ailles te reposer dans ta chambre et dans ton lit. Je ne veux pas abîmer mon ange.

Elle résista, mais il tint bon. Elle le signa de son pouce sur le front, puis, brisée et comme grisée de fatigue, elle gagna docilement sa chambre et son lit.

Elle dormit enfin ; elle dormit longtemps. D’abord d’une torpeur où se dissolvait l’extrême lassitude de son corps, puis d’un sommeil moins opaque, où transparurent les souvenirs de cette émouvante journée. Elle revécut le plus doux de tous, quand la tête de son maître, de son enfant, reposait sur elle. De nouveau, elle osait lui presser le front de ses lèvres, et son bonheur grandissait à mesure que leurs deux cœurs s’approchaient de battre d’accord… Quel sommeil pourrait résister à tant de joie ! Le voile peu à peu s’amincit. Est-ce qu’elle dort ? Elle a peine à ressaisir la réalité des choses. Non, elle ne dort plus. Elle est toujours étendue dans son lit, et pourtant sa bouche est sur le front du maître, et le rythme de leurs deux vies palpite à l’unisson. Il dit tout bas :

— Si tu m’ordonnes de partir, je partirai.

Elle le serre plus tendrement encore ; il est immobile ; il ne parle plus… Voici qu’il s’assoupit de nouveau, et qu’elle-même, une douce torpeur la reprend…

Comment son innocence pourrait-elle pressentir et craindre la puissance magnétique du sommeil à deux et le déchaînement des forces de l’amour, alors que la conscience ne les contrôle plus ?


Une des plus étranges désharmonies de l’homme, n’est-elle pas que, détenant une parcelle du pouvoir de création et de continuité, — hors de quoi il ne marque sur les choses qu’une empreinte frêle et caduque, — l’exercice de ce pouvoir formidable soit pour lui un objet de dévergondage, de vergogne ou d’ironie ? Son exaltation d’un instant, on dirait qu’il la désavoue : il rougit d’avoir été dieu. Mais, qu’il y consente ou non, la communion absolue d’un autre être et de lui, si fortement proclamée dans les écritures, est irrévocable : ils seront deux dans une seule chair . Communion que les participants peuvent renier ou rompre. S’ils l’accueillent au contraire (et c’est le propre de l’amour), elle va bien au delà de la chair, et « ils sont deux dans un seul esprit ».


Le jour était haut quand le prince Paul rouvrit les yeux. La chambre de sa gardienne l’environnait. Son premier regard l’aperçut vêtue de son costume d’infirmière, agenouillée au chevet : on ne voyait que le haut de son voile blanc d’où les cheveux blonds débordaient, et un peu de son front. Ses mains se croisaient étroitement sur sa figure. L’âme du Don Juan meurtri et délaissé s’imprégnait désormais d’un peu de l’âme de l’ange. Il laissa monter en lui le flot de tendresse et de pitié. Il dit le nom de l’ange, très bas. Elle libéra aussitôt son visage de ses mains et leva vers lui des yeux humides, mais sans tristesse. Quelques instants, ils ne purent se parler. Ce fut elle qui, devinant son anxiété et soucieuse qu’il ne souffrît point, lui entoura la tête de ses bras et reposa ses lèvres sur sa tempe. Au bout de quelques instants, il osa dire :

— Est-ce que tu me pardonnes ?

Elle ne put répondre, mais elle le serra plus étroitement.

Après un silence, il dit encore :

— Je voudrais vivre…

Les lèvres quittèrent son front et juste contre son oreille, murmurèrent :

— Vous êtes tout près de croire que rien ne peut plus nous séparer.

— C’est vrai.

Une tendresse, où les sens n’avaient aucune part, les tenait unis dans un inconcevable apaisement. Ils pensèrent en même temps qu’une chose s’était accomplie, dans l’ordre des desseins immuables, qui ne pouvait pas ne pas s’accomplir.

Alors, le prince, se soulevant à demi, dit à voix basse :

— Rien de mon passé ne compte auprès de ce que tu m’as donné… Mais toi ? Mais toi !…

Elle ne rougit pas, elle ne détourna pas les yeux !

— J’ai connu un bonheur qui n’est pas de la terre… Voilà mon remords.

De grosses larmes jaillirent de ses yeux, et elle s’abattit en sanglotant sur le cœur de son ami. Alors le désir éperdu de la consoler lui suggéra ces paroles :

— Tu sais ce que tu m’as demandé, un jour, de te jurer sur ma propre tête ?… et je n’ai pas répondu ?

Elle fit signe que oui.

— Eh bien !… dispose de moi selon ton cœur.

XIX

De nouveau, le malade est étendu dans son lit. Il ne se lève plus, et il ne demande plus qu’on le lève. Aggravation de son mal ? Usure ? Non. Retour à son état véritable. Une violente passion a ramassé dans ce corps ce qui demeurait de forces éparses. Dépensées plus lentement dans le jour à jour d’une vie chétive et sans ardeur, ces mêmes forces ne l’auraient pas sauvé.

Il ne souffre pas et son humeur est calme. L’ange est auprès de lui, redevenu ange. Rien de changé dans leurs apparences : mais elle n’a plus d’angoisse ni d’émoi, et lui n’a plus de désir. Entre eux, dans la gravité de ces heures, la communion de l’amour, loin de se relâcher, se fait plus étroite. Et dans le sens originel et absolu du mot, ils « se comprennent » enfin, c’est-à-dire qu’ils s’absorbent l’un l’autre.

Le médecin vient chaque jour, ausculte attentivement la base des poumons et le cœur, exhorte le malade, s’il ne peut se lever, à rester le plus possible assis sur son lit. Puis, d’un ton qu’il s’efforce de rendre cordial :

— Monseigneur, dit-il, c’est une question de patience. Nous voilà dans une période stationnaire… Mais tout ce que nous avons acquis reste acquis.

Et il s’en va, souriant, sans que Madeleine l’accompagne.

Le comte Osterrek vient aussi chaque jour visiter son royal camarade. Le prince lui fait bon accueil. Mais, comme on lui interdit de parler trop, l’entrevue ne dépasse guère une demi-heure. Une fois, le prince a demandé :

— La comtesse d’Armatt a-t-elle quitté la ville ?

— Non, monseigneur. Elle est toujours au Bellevue.

Et, là-dessus, ils n’ont rien dit de plus.

Enfin un troisième visiteur pénètre quotidiennement, à la nuit tombée, dans le Palace et dans la chambre, si discrètement que, chaque fois, il apparaît au chevet du malade sans que nul bruit de pas ou de porte l’ait annoncé. D’ailleurs, sa taille est très petite et sa soutane noire semble se diluer comme une ombre dans l’ombre.

Le reste des heures, le malade et l’infirmière les passent tête à tête. Madeleine a livré son secret à cette oreille d’ombre qui déjà l’écouta dans l’église noire et blanche. Comme naguère sur Stéphanie, le Ego te absolvo est descendu sur elle. Et voici que de nouveau les voix d’au-delà conversent avec elle… Sûre de sa réconciliation, elle ne se défend point d’aspirer dans sa mémoire et dans son cœur la forme mortelle de son maître, pour l’y garder autant que dureront cette mémoire et ce cœur. Et lui, écoutant la voix lente et pressante qui lui verse la paix, apprend à ne pas avoir peur.


Il mourut l’avant-dernière nuit de novembre. Dans la journée, respirant avec peine, mais calme et lucide, il avait reçu l’onction des mains de l’abbate Nervi. Un peu plus tard, le comte Osterrek et la comtesse d’Armatt, introduits quelques instants, avaient entendu ses adieux. Son désir formel fut ensuite d’être laissé seul avec Madeleine. Il lui livra ses mains et ne prononça plus une parole. Tant que ses yeux eurent la force de regarder, il la regarda. Puis, comme tous les soirs précédents, Madeleine le vit fermer ses paupières. Et ce fut par le contact des mains qu’elle sentit défaillir peu à peu la chaleur vivante de son maître bien-aimé.

Il avait signifié sa volonté de reposer dans le cimetière de la petite ville lacustre. C’est un jardin d’arbres verts, peuplé d’abondantes et naïves sculptures. Toute la population passagère et un grand nombre d’habitants suivirent le cortège que conduisait Osterrek, représentant officiel de la famille royale. Stéphanie, non plus que Madeleine, n’y figuraient point. On ne put, faute de temps, qu’installer provisoirement sur la tombe une dalle et une croix de marbre. Elles disparurent vite sous les chrysanthèmes, les mimosas et les roses que les assistants — surtout des femmes — y déposèrent.

XX

Devant ces fleurs entassées, qu’épargnait le temps doux et sec du pacifique automne, la comtesse d’Armatt vint prier le lendemain aux environs de dix heures. Elle partait, l’après-midi même, pour le couvent de la Quarantaine.

Elle pria, le cœur écrasé de chagrin. La discipline ascétique avait ranimé dans ce cœur une foi trop sincère pour que la mort d’un être chéri, surtout une mort pénitente, la désemparât. Elle souffrait (et s’accusait de souffrir) parce que le rachat du pécheur s’était accompli en dehors d’elle, parce qu’elle en avait été exclue. Certes, Paul l’avait reçue à son chevet, avait sollicité son pardon et s’était recommandé à sa ferveur. Mais une autre avait recueilli son haleine expirante, après l’avoir, par une sorte de magie, converti et réconcilié. Cette autre, Stéphanie l’avait entrevue au moment de quitter le prince, si touchante et vraiment si belle que, par une brusque intuition, elle avait tout compris.

Maintenant, devant la tombe fleurie, sa désolation devenait insupportable. La force de prier lui manqua peu à peu. Une tentation de désespoir, presque de révolte, la redressa. Elle sanglota debout, dans ce cimetière vide, éclatant de soleil. Elle sanglota comme une enfant châtiée… « Ce n’est pas juste, pensait-elle. Non. Ce n’est pas juste !… » Ses muscles fléchissants la soutenaient à peine, et ses pleurs, après tant de pleurs versés depuis qu’elle avait revu son amant, dissolvaient les derniers vestiges de sa beauté.

Elle tressaillit tout à coup, au rappel d’une sensation qui la reportait à cinq mois vers le passé. Deux doigts, venus de derrière elle, se posaient comme alors sur son poignet et lui communiquaient pareillement une volonté à la fois impérieuse et calmante. Elle se retourna ; l’émotion lui ôta la possibilité de prononcer même un nom. Devant ses yeux — effaçant la vision belle et touchante qu’ils gardaient de l’infirmière entrevue, — surgissait une petite forme noire à coiffe blanche, exactement la même qui, sur le seuil du corridor aux « Silence ! » lui avait fait le même attouchement.

La petite nonne dit :

— Prions !

Stéphanie ne se déroba point. Agenouillées côte à côte, la pécheresse sentit comme naguère, à travers leurs vêtements, la chaleur de l’ange la pénétrer. Et elle ne sut pas si c’était elle-même ou si c’était Madeleine qui murmurait :

« Nous vous rendons grâce d’avoir accordé à nos prières la pieuse fin de celui que nous aimons. Tant que nous vivrons, nous ne cesserons de vous implorer pour que vous le receviez dans votre repos. »

Elles se relevèrent. Madeleine soutint le regard anxieux de Stéphanie qui hésitait à parler. Elle se décida :

— Madeleine, j’ai le cœur troublé… Laisse-moi te poser une question.

Madeleine, sans répondre, exprima par l’attention de tout son visage qu’elle écoutait.

— Moi, dit Stéphanie, je n’ai pas consenti et j’ai été exclue. Toi, tu as consenti, et l’as sauvé. Est-ce juste ?

Madeleine médita un instant, puis répondit :

— Nous avons été deux vases d’argile dans la main du potier. Et, comme dit l’Apôtre, que sommes-nous pour juger ce qu’il a fait de nous ?

Stéphanie baissa la tête. La tentation de révolte luttait contre l’effort de se soumettre. Alors, pour la première fois — était-ce l’influence toute proche de celle qui l’avait initiée à la vie mystique ? — elle crut entendre une voix intérieure qui lui disait : « Ne comprends-tu pas que cette humiliation paye ton rachat ?… » Et comme si cette voix avait été entendue de l’initiatrice, celle-ci lui dit :

— Si vous n’aviez point porté votre repentir au couvent, serais-je venue jamais ici ?

— C’est vrai, fit Stéphanie, relevant le front.

Un élan de tendresse la remua vers cette petite servante de Dieu qui trouvait pour elle le verbe de consolation.

— Il faut que je parte, dit-elle. On m’attend là-bas… J’ai hâte que la porte se referme sur moi pour toujours…

Et, saisissant les mains de sa compagne, elle ajouta passionnément :

— Ne me laisse pas partir seule !

Madeleine hocha le front :

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Je serai sa garde, tant que je vivrai.

Leurs mains se disjoignirent en silence.

— Alors, adieu !

— Adieu.

Sa haute taille dépassant la bordure des jeunes cyprès, la comtesse d’Armatt s’éloigna vers la grille de sortie. Arrivée au premier coude de l’allée, elle regarda en arrière. La petite silhouette noire coiffée de blanc demeurait immobile au bord de la tombe, tournée vers le monceau des fleurs.

FIN

E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY — 3-1927.

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Les écrivains ( 2 e série )
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MIRZA RIZA KHAN-ARFA (Princesse)
Un violon chanta, roman
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MORENO (MARGUERITE)
La statue de sel et le bonhomme de neige. Souvenirs de ma vie et de quelques autres
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NAUDEAU (LUDOVIC)
L’Italie fasciste ou l’autre danger
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OSSENDOWSKI (FERDINAND ANTONI)
Derrière la muraille chinoise, roman contemporain . Traduit par M. Robert Renard
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QUINEL (CHARLES)
Pour amuser le percepteur
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RACHILDE
Monsieur Vénus, roman ( 42 e mille )
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REBOUX (Paul)
Trio, roman ( 20 e mille )
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ROBERT (LOUIS DE)
Ni avec toi ni sans toi, roman
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ROSNY AINÉ (J.-H.), de l’Acad. Goncourt
Une jeune fille à la page, roman ( 10 e mille )
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ROSTAND (MAURICE)
L’ange du suicide, roman
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SÉGUR (NICOLAS)
Platon cherche l’amour, roman
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TITAŸNA
Voyage autour de mon amant, roman
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TRILBI (T.)
La jolie bêtise, roman
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VALDAGNE (PIERRE)
Entre l’amour et les affaires, roman
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ZAMACOÏS (MIGUEL)
Un singulier roman d’amour
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417. — Paris. — Imp. Hemmerlé, Petit et C ie . 3-1927.