The Project Gutenberg eBook of Roland Furieux, tome 4

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Title : Roland Furieux, tome 4

Traduction nouvelle par Francisque Reynard

Author : Lodovico Ariosto

Translator : Francisque Reynard

Release date : February 12, 2024 [eBook #72939]

Language : French

Original publication : Paris: Lemerre

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ROLAND FURIEUX, TOME 4 ***

ARIOSTE

ROLAND FURIEUX

Traduction nouvelle
PAR
FRANCISQUE REYNARD

TOME QUATRIÈME

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL , 27-31

M DCCC LXXX

ROLAND FURIEUX

CHANT XXXVII.

Argument. — Passant en revue les écrivains divers qui ont employé leur plume à chanter les louanges du beau sexe, le poète en prend occasion pour louer Vittoria Colonna et les nobles vers consacrés par elle à la mémoire du marquis de Pescaire, son époux. Puis il introduit sur la scène Ullania, messagère de la reine de l’île Perdue, qui raconte à Roger, à Bradamante et à Marphise l’indigne coutume établie par Marganor dans son propre château à l’encontre des femmes. Les deux guerrières et Roger infligent à Marganor le châtiment qu’il a mérité.

Si, de même que les femmes courageuses ont travaillé nuit et jour, avec une suprême diligence et une longue patience, à acquérir d’autres dons que Nature ne peut donner sans travail, — d’où il est résulté des œuvres bonnes et non sans gloire — elles s’étaient adonnées à ces études qui rendent immortelles les vertus humaines :

Et si elles avaient pu elles-mêmes transmettre à la postérité le souvenir de leurs propres mérites, sans avoir besoin de mendier l’aide des écrivains au cœur rongé par la haine et l’envie, et qui, la plupart du temps, passent sous silence le bien qu’ils peuvent en dire, tout en publiant partout le mal qu’ils en savent, leur renommée aurait surgi plus éclatante peut-être que le fut jamais celle des hommes illustres.

Beaucoup d’écrivains ne se sont pas contentés de faire servir leurs œuvres à se glorifier les uns les autres ; ils se sont efforcés de faire ressortir tout ce que l’on pouvait avoir à reprocher aux femmes. Ne voulant pas être éclipsés par elles, ils faisaient tout leur possible pour les rabaisser. Je parle des écrivains de l’antiquité ; comme si la gloire des femmes devait obscurcir la leur, de même que le brouillard obscurcit le soleil.

Jamais, il est vrai, main ni langue, émettant des paroles ou burinant le vélin, — quelque effort qu’elle ait fait ou qu’elle fasse pour augmenter et propager le mal, et diminuer adroitement le bien, — n’eut et n’a le pouvoir d’étouffer tellement la gloire des femmes, qu’il n’en reste quelque chose. Mais cette gloire est loin d’avoir l’éclat qu’elle aurait eu sans cela.

Arpalice [1] ; Tomyris [2] ; celle qui secourut Turnus [3] ; celle qui vint en aide à Hector [4] ; celle qui, suivie des gens de Sidon et de Tyr, alla, longeant le rivage d’Afrique, s’établir en Lybie [5] ; Zénobie [6] ; celle qui sauva par ses victoires les Assyriens, les Perses et les Indiens [7] ; toutes celles-là, et quelques autres encore, ne furent pas les seules à mériter par leurs armes une éternelle renommée.

Il y en a eu de fidèles, de chastes, de sages, de vaillantes, non seulement en Grèce et à Rome, mais partout, dans les Indes comme aux jardins des Hespérides où le soleil dénoue sa chevelure. Les hommages et les honneurs qu’elles s’étaient acquis sont tellement oubliés, que c’est à peine si on en nomme une sur mille ; et cela, parce que les écrivains de leur temps furent menteurs, jaloux et impitoyables pour elles.

O femmes désireuses de produire de belles œuvres, poursuivez imperturbablement votre chemin. Ne vous laissez point détourner de vos entreprises par la crainte de vous voir refuser les honneurs auxquels vous avez droit. De même qu’il n’y a pas de bonne chose qui dure toujours, les mauvaises ne sont point éternelles. Si, jusqu’ici, les œuvres des écrivains ne vous ont pas été favorables, elles le sont de nos jours.

Déjà Marullo et le Pontano ; les deux Strozzi, le père et le fils, avaient écrit en votre faveur. Aujourd’hui, vous avez pour vous le Bembo, le Capella, et celui qui a formé les courtisans sur son propre modèle ; vous avez un Luigi Alamanni, vous avez ses deux frères, également chers à Mars et aux Muses, tous deux issus du sang royal qui commande sur les bords qu’arrose le Mincio, et que de profonds marais enserrent.

L’un, outre que son propre instinct le porte à vous honorer, à vous révérer et à faire retentir le Parnasse et le Cinto de vos louanges qu’il porte jusqu’aux nues, est encore plus gagné à votre cause par l’amour, la fidélité et ce courage indomptable au milieu du carnage et des ruines, qu’il a trouvés en Isabelle.

Aussi ne se lassera-t-il jamais de vous célébrer dans ses vers vivaces ; et si d’autres vous jettent le blâme, personne ne sera plus prompt que lui à prendre votre défense. Il n’y a pas au monde de chevalier plus disposé à consacrer sa vie entière au service de la vertu. Il est en même temps un sujet d’études pour les écrivains, tandis que lui-même, par ses écrits, exalte la gloire des autres.

Il mérite vraiment qu’une dame si richement douée de toutes les vertus qui font l’ornement du sexe porte-jupons, ne se soit jamais départie de la foi qu’elle lui devait, et ait été pour lui comme une colonne inébranlable à toutes les secousses de la Fortune. Il est digne d’elle, et elle est digne de lui ; jamais couple ne fut mieux assorti.

Il a élevé de nouveaux trophées sur la rive de l’Oglio ; au milieu des batailles, des incendies, des navires et des chars de guerre, il a tant semé de beaux écrits, que le fleuve voisin peut bien en être jaloux. Auprès de lui, un Hercule Bentivoglio célèbre votre gloire en notes éclatantes, ainsi que Renato Trivulcio, et mon Guidetto, et le Molza, choisi par Phébus lui-même pour vous chanter.

Il y a aussi Hercule, duc de Chartres, fils de mon duc ; déployant ses ailes comme le cygne harmonieux, il chante en volant, et fait retentir les cieux de votre renommée. Il y a mon seigneur de Guast, auquel il ne suffit pas d’entasser des exploits dignes d’illustrer mille Athènes et mille Rome, mais qui songe encore à vous immortaliser avec sa plume.

Outre ceux-là, et d’autres encore qui vous ont glorifiées et qui vous glorifient encore chaque jour, vous pouvez célébrer vous-mêmes votre propre gloire. Beaucoup d’entre vous, laissant de côté l’aiguille et le fuseau, sont allées et vont encore s’abreuver avec les Muses à la fontaine d’Aganippe [8] . Elles en sont revenues tellement inspirées, que nous aurions beaucoup plus besoin de vous pour chanter nos exploits, que vous n’auriez besoin de nous pour chanter les vôtres.

Si je voulais les nommer toutes, et donner à chacune les éloges qu’elle mérite, il me faudrait écrire plus d’une page, et mon chant ne traiterait pas aujourd’hui d’autre chose. D’un autre côté, si je me bornais à faire seulement l’éloge de cinq ou six, je risquerais d’offenser et de mécontenter les autres. Que faire donc ? Faut-il me taire sur toutes, ou bien, sur un si grand nombre, faut-il en choisir une seule ?

J’en choisirai une, et je la choisirai si bien, elle sera tellement au-dessus de l’envie, que personne ne pourra me vouloir mal si je me tais sur les autres, et si je fais l’éloge de celle-là seule. Ce n’est pas qu’elle se soit immortalisée elle-même par son doux style, le meilleur que j’aie jamais goûté ; mais elle peut tirer du tombeau et faire éternellement revivre tous ceux dont elle parle ou sur lesquels elle écrit.

De même que Phébus darde de préférence ses rayons sur sa blanche sœur, et la fait resplendir d’une lumière plus éclatante que celle de Vénus, de Mars, ou de toute autre étoile qui gravite au ciel, ainsi celle dont je vous parle possède plus que toutes les autres l’éloquence et la douceur. Ses paroles sublimes ont une telle force, que de nos jours elle brille au ciel comme un autre soleil.

Victoire est son nom ; il convenait bien à celle qui, née au sein des victoires, est toujours, qu’elle aille ou qu’elle s’arrête, précédée ou suivie de la Victoire, et dont le front est chargé de trophées toujours nouveaux. Elle est pareille à cette Artémise, si célèbre pour sa piété envers son époux Mausole. Elle la surpasse cependant de toute la distance qu’il y a entre ensevelir un homme, et tirer sa mémoire du tombeau.

Si Laodamie, si la femme de Brutus, si Arrie, Argie, Évadnée, et beaucoup d’autres, ont mérité des éloges pour avoir voulu, leur mari mort, être ensevelies avec lui, combien davantage ne doit-on pas honorer Victoire, qui a sauvé son époux des eaux du Léthé et du fleuve qui entoure neuf fois le royaume des Ombres, et cela, malgré les Parques et malgré la mort !

Si le Macédonien envia le fier Achille d’avoir été célébré par la trompette méonnienne, combien plus, invincible François de Pescaire, ne te porterait-il pas envie, s’il vivait de nos jours, toi dont une épouse aussi chaste que chère chante l’éternelle gloire, et dont le nom reçoit d’elle un tel retentissement, que tu n’as point à désirer de meilleure trompette ?

Si je voulais noter ici tout ce qu’on peut dire à cet égard, ou tout ce que je désirerais en dire, j’allongerais trop mon poème, sans jamais cependant épuiser mon sujet. Pendant ce temps, je laisserais de côté la belle histoire de Marphise et de ses compagnons, que j’ai cependant promis de continuer, si vous veniez m’entendre dans ce chant.

Or, puisque nous sommes ici, vous pour m’écouter et moi pour tenir ma promesse, je remettrai à une meilleure occasion de prouver que celle dont je parle est digne de toutes mes louanges. Non pas que je m’imagine que mes vers soient nécessaires à qui en a tant écrit soi-même ; mais seulement pour satisfaire le désir que j’ai de l’honorer et de la louer.

En somme, mesdames, je conclus qu’à tous les âges, beaucoup d’entre vous ont été dignes d’être mentionnées par l’histoire, mais que, grâce à la jalousie des écrivains, vous êtes retombées dans l’oubli après votre mort. Il n’en sera plus ainsi, car vous immortalisez vous-mêmes vos propres vertus. Si les deux belles-sœurs avaient su faire de même, nous connaîtrions bien mieux aujourd’hui leurs hauts faits.

Je parle de Bradamante et de Marphise, dont j’ai beaucoup de peine à remettre en lumière les éclatantes prouesses, car neuf sur dix me sont inconnues. Je rapporte volontiers celles que je sais, autant parce qu’il est bon de divulguer le plus possible toute œuvre grande, que parce que je désire vous plaire, mesdames, vous que j’honore et que j’aime.

Roger, comme je vous l’ai dit, se tenait prêt à partir ; il avait pris congé de ses compagnes, et retiré son épée enfoncée dans le cyprès, lorsqu’une plainte stridente, s’élevant non loin de là, vint l’arrêter. Il courut avec les deux dames pour porter secours où il en serait besoin.

A mesure qu’ils avançaient, les cris devenaient plus aigus et les paroles plus intelligibles. Arrivés dans la vallée, ils virent que ces plaintes étaient poussées par trois dames dans un assez étrange accoutrement. Leurs vêtements avaient été coupés jusqu’au nombril par quelques malfaiteurs sans doute, et, ne sachant comment se dérober aux regards, elles étaient accroupies par terre, et n’osaient plus se lever.

De même que le fils de Vulcain, venu au monde sans mère et que Pallas fit élever par les soins d’Aglaure, aux yeux trop hardis, cachait ses pieds tordus en s’asseyant dans un char de son invention, ainsi ces trois jouvencelles cachaient leurs beautés secrètes en se tenant assises.

A ce spectacle inouï et déshonnête, les deux magnanimes guerrières devinrent aussi rouges que la rose au printemps dans les jardins de Pestum. Bradamante reconnut sur-le-champ qu’une de ces trois dames était Ullania, envoyée de l’Ile Perdue en France en qualité de messagère.

Elle reconnut également les deux autres pour les avoir vues déjà avec elle ; mais ses paroles s’adressèrent à celle des trois qu’elle honorait le plus. Elle lui demanda qui avait pu être assez inique, assez contempteur des lois et des bonnes mœurs, pour étaler aux yeux de tous les choses secrètes que la nature cache le plus qu’elle peut.

Ullania reconnaissant Bradamante, à sa voix non moins qu’à ses armes, pour la guerrière qui, quelques jours auparavant, avait désarçonné les trois chevaliers, lui raconte que de méchantes gens, rebelles à tout sentiment de pitié, et qui demeurent dans un château peu éloigné, après l’avoir ainsi dépouillée, l’ont battue, et lui ont fait encore d’autres outrages.

Elle ne sait ce qu’il est advenu de l’écu, ni des trois rois qui l’ont accompagnée à travers tant de pays. Elle ignore s’ils sont morts ou prisonniers. Elle ajoute qu’elle s’est mise en chemin, quoiqu’il lui en coûtât d’aller à pied, pour aller se plaindre à Charles de l’outrage qui lui a été fait, dans l’espoir qu’il ne le laisserait pas impuni.

Les guerrières et Roger, dont le cœur n’est pas moins sensible qu’audacieux et fort, s’émeuvent à la vue et au récit d’un semblable méfait. Oubliant toute autre affaire, et sans attendre que la dame affligée les prie de la venger, ils se décident à aller sur-le-champ vers le lieu qu’elle leur a indiqué.

D’un commun mouvement, ils ôtent leurs soubrevestes et les donnent à ces infortunées, pour qu’elles puissent recouvrir les parties les moins honnêtes de leur corps. Bradamante ne saurait consentir à ce que Ullania fasse de nouveau à pied le chemin qu’elle a déjà fait ; elle la prend sur la croupe de son destrier. Marphise et le brave Roger en font autant pour les deux autres.

Ullania montre à Bradamante, qui la porte en croupe, le plus court chemin pour aller au castel. Bradamante la réconforte et lui dit qu’elle la vengera de ceux qui l’ont tourmentée. Après avoir quitté la vallée, ils gravissent un long sentier qui serpente autour d’une colline, sans vouloir prendre le moindre repos avant que le soleil ne soit caché dans l’océan.

Au sommet de la colline, si rude à gravir, s’élève un village. Ils y trouvent bonne hospitalité et bonne table, autant du moins qu’on pouvait l’espérer en un pareil endroit. En regardant autour d’eux, ils voient un grand nombre de femmes, les unes jeunes, les autres vieilles ; mais ils n’aperçoivent pas un homme.

Jason et les Argonautes qui le suivaient n’éprouvèrent pas un plus grand étonnement en voyant que les femmes de Lemnos avaient fait périr leurs maris, leurs fils, leurs pères et leurs frères, de sorte qu’on n’aurait pas pu voir dans toute l’île une seule figure virile, que n’en éprouvèrent Roger et ses compagnes dans le village où ils logèrent ce soir-là.

Les deux guerrières s’empressèrent de procurer à Ullania et à ses damoiselles de compagnie trois vêtements de femme, grossiers, mais complets. Roger ayant interpellé une des habitantes de ce village, voulut savoir d’elle où étaient tous leurs hommes, qu’on n’en voyait pas un seul. Voici la réponse qu’elle lui fit :

«  — C’est peut-être pour vous un grand étonnement de voir tant de femmes sans un seul homme, et c’est un supplice intolérable pour nous qui vivons ici dans la misère et l’exil. Cet exil nous est d’autant plus amer, que, de leur côté, nos pères, nos fils et nos maris que nous aimons tant, subissent loin de nous une longue et dure séparation, grâce au caprice de notre cruel tyran.

« Le barbare, après nous avoir abreuvées de mille outrages, nous a envoyées dans ce village, situé à deux lieues de ses terres, sur lesquelles nous sommes nées. Il a menacé de mort et de toute sorte de désastres, nous et nos hommes, si nous revenions les voir, ou si nous leur donnions l’hospitalité ici.

« Il est tellement ennemi de notre nom, qu’il ne veut pas, comme je vous ai dit, qu’aucun des nôtres vienne ici ; on dirait que l’odeur du sexe féminin le rend malade. Deux fois déjà les arbres ont perdu et repris leur belle chevelure, depuis que ce maître impitoyable a donné un ordre aussi barbare que personne n’a pu adoucir.

« Car ses sujets le craignent autant qu’on peut craindre la mort. La nature, en même temps que la méchanceté, lui a donné une force surhumaine. Sa stature est gigantesque, et sa force dépasse celle de cent hommes. Ce n’est pas seulement pour nous, ses sujettes, qu’il est impitoyable ; il traite les étrangères avec encore plus de cruauté.

« Si votre honneur vous est cher, ainsi que celui des trois dames qui sont en votre compagnie, il sera plus sûr, plus utile et meilleur pour vous de ne pas aller plus avant, et de chercher un autre chemin. Celui-ci conduit droit au château de l’homme dont je vous parle. Vous y subiriez la coutume honteuse et barbare qu’il y a établie pour les dames et les guerriers qui passent par là.

« Marganor le félon — c’est ainsi que s’appelle le seigneur, le tyran de ce castel — surpasse en iniquité et en félonie Néron, et tous ceux qui furent renommés par leur caractère féroce. Il est plus avide du sang humain, et surtout du sang féminin, que le loup de celui de l’agneau. Après les avoir abreuvées d’outrages, il fait chasser toutes les femmes que leur mauvaise fortune a conduites en ce castel. —  »

Les dames et Roger voulurent savoir ce qui avait porté cet homme impitoyable à un tel degré de fureur. Ils prièrent la femme, puisqu’elle avait commencé à raconter cette histoire, de pousser la complaisance jusqu’à la leur dire tout entière. Elle reprit : «  — Le seigneur de ce castel fut toujours cruel, inhumain et féroce. Mais, pendant un certain temps, il cacha son naturel méchant et ne le laissa voir que plus tard.

« Tant que vécurent ses fils, qui différaient beaucoup de leur père, car ils aimaient les étrangers, et étaient complètement privés de cruauté et d’autres vices semblables, l’hospitalité, les belles manières et les actions généreuses fleurirent ici. Leur père, quoique avare, ne leur refusait rien de ce qui pouvait leur plaire.

« Les dames et les chevaliers qui passaient par ce chemin, étaient si bien accueillis, qu’ils prenaient congé des deux frères, enchantés de leur haute courtoisie. Ces deux derniers avaient reçu le même jour l’ordre sacré de la chevalerie. L’un s’appelait Cilandre, l’autre Tanacre ; tous deux étaient hardis et vaillants, et d’un aspect vraiment royal.

« Ils auraient été, et seraient restés dignes d’une éternelle gloire et d’un éternel honneur, s’ils ne se fussent abandonnés à ce désir violent que nous appelons l’amour, et qui les fit dévier de la bonne voie pour les conduire dans le chemin tortueux de l’erreur. Tout ce qu’ils avaient fait de bien jusque-là, fut souillé et effacé d’un trait.

« Un jour, arriva ici un chevalier de la cour de l’empereur de Grèce, accompagné de sa dame aux manières accortes, et aussi belle qu’on eût pu le souhaiter. Cilandre s’en énamoura si fort, qu’il aurait mieux aimé mourir que de ne pas la posséder. Il lui semblait qu’en partant elle emporterait sa vie avec elle.

« Ses prières n’ayant pu la toucher, il résolut de l’obtenir de force. Il revêtit ses armes, et alla s’embusquer non loin du château, dans un endroit où les deux voyageurs devaient passer. Son audace habituelle, l’amoureuse flamme dont il brûlait, ne lui permirent point d’agir avec prudence ; aussi, dès qu’il vit arriver le chevalier, il courut sur lui pour l’assaillir, lance baissée.

« Il croyait le désarçonner au premier choc, et gagner d’un même coup la victoire et la dame. Mais le chevalier, qui était maître en fait de guerre, lui brisa sa cuirasse comme si elle eût été de verre. La nouvelle parvint au père, qui fit transporter son corps sur une civière au château où il l’ensevelit, avec de grandes marques de deuil, à côté de ses antiques aïeux.

« L’hospitalité n’en continua pas moins à être généreusement accordée à tous venants, car Tanacre était aussi libéral et aussi courtois que son frère. Dans le cours de la même année, un baron se présenta au château avec sa femme, venant de pays lointain. Il était d’une étonnante vaillance, et sa compagne était gracieuse et belle autant qu’on peut le dire.

« Non moins que belle, elle était honnête, courageuse et vraiment digne d’être louée en tout. Le chevalier appartenait à une illustre famille, et dépassait en vaillance tout ce qu’on avait entendu dire des autres chevaliers. Il était naturel que tant de valeur lui eût mérité une compagne d’un tel prix. Le chevalier s’appelait Olindre de Longueville et la dame Drusille.

« Le jeune Tanacre brûla pour elle des mêmes feux dont son frère avait été embrasé pour une autre et qui, en lui mettant au cœur un désir injuste, lui avait fait trouver une fin malheureuse. Il n’hésita pas plus que son frère à violer l’hospitalité sacrée, plutôt que de se laisser mourir sans satisfaire sa passion violente.

« Mais comme il avait devant les yeux l’exemple de son frère qui avait trouvé la mort dans son entreprise, il résolut de s’emparer de la dame, de façon qu’Olindre ne put en tirer vengeance. Tout sentiment de vertu s’éteignit subitement en lui, et les vices dans lesquels son père avait toujours été plongé l’inondèrent de leurs flots tumultueux.

« Pendant la nuit, il rassembla dans le plus grand silence une vingtaine d’hommes armés, et les mit en embuscade sous une grotte qui se trouvait sur la route, loin du château. Olindre, en arrivant à cet endroit, se vit barrer de tous côtés le passage, et, bien qu’il se défendît vigoureusement et longtemps, il perdit en même temps sa femme et la vie.

« Olindre mort, Tanacre emmena captive la belle dame affolée de douleur, et qui demandait la mort comme une grâce. Résolue à mourir, elle se précipita du haut d’un rocher qui s’avançait sur un précipice, mais elle ne put se tuer ; on la releva la tête fendue et le corps brisé.

« Tanacre dut la faire porter au château sur une civière. Il la fit panser avec le plus grand soin, car il ne voulait pas perdre une proie si chère. Pendant qu’il s’efforçait de la rendre à la santé, il faisait préparer les noces, car il voulait donner le titre d’épouse et non de maîtresse à une dame si belle et si pudique.

« Tanacre ne pense pas à autre chose, il ne désire rien autre ; il n’a souci, il ne parle que de cela. Comprenant qu’il a cruellement offensé la dame, il avoue sa faute et fait tout son possible pour la racheter. Mais tous ses efforts sont vains ; plus il l’aime, plus il s’efforce de lui plaire, plus elle le prend en haine, plus elle s’affermit dans la volonté de le mettre à mort.

« Mais sa haine ne l’aveugle pas au point qu’elle ne comprenne que, si elle veut exécuter son dessein, il faut qu’elle dissimule et qu’elle cherche des moyens détournés. Elle comprend qu’il lui faut montrer tout le contraire de ce qu’elle pense, et feindre d’avoir oublié son premier amour, et d’accepter celui de Tanacre.

« Elle prend un visage riant, mais son cœur réclame vengeance et ne songe pas à autre chose. Elle roule plusieurs projets en son esprit ; elle rejette les uns, elle combine les autres ; elle hésite sur plusieurs. Enfin elle pense qu’en sacrifiant sa propre vie, elle réussira plus sûrement. Comment et où pourrait-elle trouver une meilleure mort qu’en vengeant son cher mari ?

« Elle se montre joyeuse, et feint de désirer ardemment voir arriver le jour de ces noces. Elle fait en un mot tout ce qu’elle peut pour tromper Tanacre, et cache avec soin ce que son cœur a résolu. Elle se pare et prend soin de sa toilette plus que d’habitude. Elle semble avoir oublié complètement Olindre. Mais elle veut que les noces soient célébrées selon l’usage de son pays.

« Ce n’était qu’un prétexte, car l’usage dont elle parlait n’existait pas du tout dans son pays. Mais, dans sa pensée qui ne perdait jamais de vue le but qu’elle voulait atteindre, elle avait imaginé un mensonge à l’aide duquel elle avait l’espoir de donner la mort à son maître. Elle lui dit donc qu’elle veut que les noces aient lieu suivant la mode de son pays, et elle lui explique cette mode.

«  — La veuve qui prend un second mari — lui dit-elle — doit auparavant apaiser l’âme du mort que son mariage offense, en faisant célébrer des offices et des messes pour la rémission de ses péchés, dans l’église où ses restes sont ensevelis. A la fin du sacrifice divin, le nouvel époux remet l’anneau à l’épousée.

« Puis le prêtre, ayant fait apporter sur l’autel même du vin consacré à cet effet, le bénit en récitant certaines prières, le verse dans une coupe et le présente aux époux. Mais c’est l’épousée qui doit la première y tremper ses lèvres. —  »

« Tanacre, à qui il importe peu que ses noces se célèbrent conformément à cet usage, lui dit : «  — Pourvu que cela abrège les délais, j’y consens. —  » Le malheureux ne voit pas que c’est la vengeance du meurtre d’Olindre qu’il avance ainsi ; mais son esprit est tellement concentré sur une seule pensée, qu’il ne pense à pas autre chose.

« Drusille avait auprès d’elle une vieille qui avait été faite prisonnière en même temps qu’elle. Elle l’appelle et, lui parlant à l’oreille de façon à n’être entendue par personne de la maison, elle lui dit : «  — Prépare-moi sur-le-champ un de ces breuvages empoisonnés comme tu sais en composer, et apporte-le-moi dans un vase. J’ai trouvé moyen d’arracher la vie au fils de Marganor, à ce traître.

« Je sais aussi un moyen de nous sauver, toi et moi, mais je te le dirai plus tard plus à loisir. —  » La vieille s’en va préparer le poison, et revient l’apporter au palais. Elle trouve le moyen de verser le suc vénéneux dans un flacon plein d’un vin doux de Crète. Elle le réserve pour le jour des noces que rien ne peut plus retarder désormais.

« Le jour désigné étant arrivé, Drusille se pare de pierreries et de riches vêtements, et se rend à l’endroit où elle avait fait élever à Olindre un grand catafalque porté sur deux colonnes. Là, on célèbre un office solennel auquel assistent tous les chevaliers et toutes les dames. Marganor, plus joyeux que de coutume, y vint avec son fils et de nombreux amis.

« Les saints offices terminés, le vin empoisonné est bénit, et le prêtre le verse dans une coupe d’or, ainsi que Drusille l’avait dit. Elle en boit alors autant qu’il fallait pour produire de l’effet, puis, le visage souriant, elle passe la coupe à l’époux qui la vide jusqu’au fond.

« Tanacre, après avoir rendu la coupe au prêtre, ouvre les bras d’un air joyeux pour embrasser Drusille ; soudain celle-ci, changeant de manières, le repousse et lui fait défense d’approcher. Ses yeux et son visage semblent lancer des flammes. D’une voix terrible, égarée, elle lui crie : «  — Traître, loin de moi !

« Tu aurais de moi joie et soulagement, toi la cause de mes larmes, de mes tourments, de mes malheurs ! Non ; tu vas mourir sur l’heure, de ma main. Apprends, si tu l’ignores, que c’est du poison que tu as bu. Je n’ai qu’un regret, c’est que la mort soit trop douce, trop facile pour un bourreau tel que toi ; car je ne connais pas de peine assez infâme pour égaler ton crime.

« Mon seul regret, c’est de ne pas pouvoir, en me sacrifiant, t’infliger la mort que tu mérites. Si je l’avais pu, comme c’était mon désir, je mourrais contente. De cela, je demande pardon à mon époux ; mais il connaît ma bonne volonté, et il acceptera que je t’aie fait mourir comme j’ai pu, n’ayant pu le faire comme je l’aurais voulu.

« Quant au châtiment que je ne puis t’infliger ici-bas, selon mon désir, j’espère que je verrai ton âme le subir dans l’autre monde, où je te suivrai pour en être témoin. —  » Puis, levant, d’un air joyeux, ses yeux déjà voilés vers le ciel : «  — Accepte, Olindre, cette victime que le bon vouloir de ta femme offre à ta vengeance.

« Et prie pour moi le Seigneur, afin qu’il m’admette en ce jour avec toi dans le paradis. S’il te dit qu’une âme a besoin de mérites pour entrer dans votre royaume, réponds que j’apporte à son saint temple les dépouilles de ce monstre impitoyable, et qu’il n’y a pas de plus grand mérite que d’exterminer de pareils scélérats, abominable peste pour le monde. —  »

« Ces dernières paroles s’exhalent avec sa vie. Morte, son visage porte encore les traces de la joie qu’elle a éprouvée en punissant le barbare qui lui avait ravi son cher mari. Je ne sais si elle fut précédée ou suivie par l’âme de Tanacre. Je crois cependant qu’il mourut avant elle, car il avait absorbé une plus grande quantité de breuvage, et le poison dut agir plus rapidement sur lui.

« Marganor, qui voit son fils tomber et mourir dans ses bras, est sur le point de mourir avec lui, vaincu par la douleur qui le saisit d’une manière si inattendue. Après avoir eu deux fils, il se retrouve seul, et ce sont deux femmes qui les ont fait mourir. L’une a été la cause de la mort du premier, l’autre a frappé elle-même le second.

« L’amour, la pitié, le dépit, la douleur et la colère, un désir de mort et de vengeance agitent cet infortuné père ; il tremble, comme la mer troublée par le vent. Il court vers Drusille pour se venger sur elle, mais il voit que la vie vient de l’abandonner. Excité par sa haine ardente, il cherche à frapper ce corps qui ne sent plus rien.

« De même que le serpent se retourne pour mordre la lance qui l’a cloué sur le sable ; de même que le mâtin court après la pierre que lui a lancée le passant, et se brise en vain les dents de rage et de colère, et ne veut pas s’en aller sans s’être vengé, ainsi Marganor, plus cruel qu’un dogue ou qu’un serpent, s’acharne contre le corps inanimé de Drusille.

« Mais bien qu’il l’ait mis en pièces, la fureur du félon n’est pas assouvie ; il se précipite sur les femmes dont le temple est plein. Sans choisir l’une plutôt que l’autre, il fait de nous, avec son épée cruelle et impitoyable, ce que le paysan fait de l’herbe avec sa faulx. Rien ne peut nous préserver de ses coups ; en un instant, il en tue trente et en blesse bien cent.

« Il est tellement redouté de ses gens, que pas un des chevaliers présents n’est assez hardi pour relever la tête ; les femmes fuient hors de l’église avec le menu peuple. Il ne reste que ceux qui ne peuvent sortir. Enfin ce fou furieux est retenu par ses amis, qui lui opposent une résistance mêlée de respect, et le supplient de se calmer. Laissant en bas tout le monde dans les pleurs, on l’entraîne dans son château sur la cime du roc.

« Cependant sa colère durant toujours, et ses amis ainsi que le peuple le suppliant de ne pas exterminer complètement les femmes sur ses domaines, il prend le parti de les chasser toutes. Le jour même, il fait publier un ban leur enjoignant de quitter le pays, et leur assignant ce village pour résidence. Malheur à celle qui s’approchera davantage du château !

« C’est ainsi que les maris furent séparés de leur femme, les fils de leur mère. Quelques-uns ayant été assez audacieux pour venir nous voir, je ne sais qui en a averti Marganor ; mais la plupart d’entre eux ont été cruellement punis, et beaucoup ont péri dans les tourments. Depuis, il a établi dans son château la loi la plus détestable qu’on puisse entendre ou qu’on puisse lire.

« Cette loi exige que toute femme qui passe, par hasard ou autrement, par la vallée, soit battue de verges et chassée du pays. Mais auparavant, on la dépouille de ses vêtements, et elle est contrainte à montrer ce que la nature et l’honnêteté nous obligent à cacher. Si quelqu’une y vient, escortée par des chevaliers en armes, elle est mise à mort.

« Celles qui sont escortées par des chevaliers deviennent les victimes de cet impitoyable tyran. Traînées au tombeau de ses deux fils morts, elles y sont immolées de sa propre main. Quant à ceux qui les escortent, ils sont ignominieusement dépouillés de leurs armes et de leurs destriers et plongés en prison. Marganor peut faire tout cela d’autant plus impunément que, nuit et jour, il a plus de mille hommes qui guettent dans tous les alentours.

« Et pour vous dire plus encore, j’ajouterai que s’il en laisse échapper quelques-uns, il leur fait auparavant jurer, sur l’hostie consacrée, d’avoir le sexe féminin en haine toute leur vie. Si donc vous avez envie de perdre ces dames et vous avec, allez visiter ces murs où réside le félon, et vous verrez qu’il a autant de puissance que de cruauté. —  »

Ce récit, qui avait d’abord ému les guerrières de pitié, leur causa ensuite une telle indignation que, si au lieu de faire nuit il eût fait jour, elles auraient couru sur-le-champ au château. Mais la belle compagnie dut s’arrêter en cet endroit, et dès que l’Aurore eut fait signe à chaque étoile de céder la place au soleil, elles reprirent leurs armes, et se remirent en selle.

Comme Roger et ses compagnes s’apprêtaient à partir, ils entendirent derrière eux un bruit de pas de chevaux résonner sur la route. Ce bruit leur fit tourner la tête, et regarder au fond de la vallée. Ils aperçurent à portée de main une troupe d’une vingtaine d’hommes armés, les uns à cheval, les autres à pied, qui s’avançait par un étroit sentier.

Au milieu d’eux, sur un cheval, était attachée une femme dont le visage annonçait les nombreuses années, et qu’ils conduisaient, comme on fait d’un criminel condamné au feu, à l’échafaud ou au gibet. Malgré la distance, cette vieille fut sur-le-champ reconnue par les femmes du village pour la suivante de Drusille.

C’était la suivante qui avait été prise en même temps que Drusille par Tanacre, ainsi que je l’ai déjà dit, et qui avait été chargée de confectionner le breuvage empoisonné dont l’effet fut si cruel. Elle n’était pas entrée dans l’église avec les autres, car elle redoutait ce qui allait arriver. Pendant la cérémonie, elle était sortie de la ville, et s’était enfuie du côté où elle espérait trouver son salut.

Marganor ayant appris par ses espions qu’elle s’était réfugiée en Autriche, chercha longtemps à s’en emparer, afin de la brûler ou de la pendre. Il finit par tenter, au moyen de dons et de riches promesses, l’avarice d’un baron qui l’avait accueillie sur ses terres, et qui la lui livra.

Ce baron la lui avait envoyée jusqu’à Constance, étroitement liée sur une bête de somme, comme un ballot de marchandises ; et, pour lui enlever la possibilité de se plaindre, il l’avait enfermée dans une caisse. Une fois au pouvoir des gens de Marganor, de cet homme à qui la pitié était chose inconnue, elle avait été conduite jusqu’en cet endroit, et elle était destinée à assouvir la rage de ce barbare impitoyable.

De même que le grand fleuve qui sort du Vésale [9] , à mesure qu’il descend vers la mer et qu’il reçoit le Lambro, le Tessin, l’Adda et les autres rivières qui lui paient tribut, croît en force et en impétuosité, ainsi Roger, ainsi les deux guerrières sentent croître leur indignation et leur colère contre Marganor, en apprenant tous ses forfaits.

Les deux guerrières surtout étaient tellement enflammées de haine et de colère contre le cruel, par tout ce qu’elles avaient appris, qu’elles voulurent le punir, malgré le grand nombre de gens qu’il avait à sa solde. Mais elles estimèrent que lui donner une mort prompte serait une peine trop douce et peu en rapport avec ses crimes. Elles trouvèrent plus juste de prolonger son supplice en le faisant mourir dans de longs tourments.

Mais auparavant elles jugèrent bon de délivrer la femme que ces sbires conduisaient à la mort. Rendant les rênes à leurs destriers, et les pressant de l’éperon, elles leur firent en un instant franchir la courte distance qui les séparait de la troupe armée. Jamais gens ne furent assaillis avec plus d’impétuosité et de vigueur. Aussi s’empressèrent-ils de jeter leurs écus, d’abandonner leurs armes et la vieille, et de s’enfuir sans rien.

De même que le loup qui rentre dans sa tanière chargé de sa proie, et au moment où il se croit le plus en sûreté, voit le chasseur et ses chiens lui barrer le passage, jette son fardeau et se lance au plus épais du fourré, ainsi ces gens, dès qu’ils se virent assaillis, s’empressèrent de prendre la fuite.

Ils n’abandonnèrent pas seulement la vieille et leurs armes, mais ils laissèrent aussi la plupart de leurs chevaux, et coururent se cacher dans les cavernes où ils purent se croire le mieux en sûreté. Roger et les dames en furent enchantés. Ils choisirent trois de ces chevaux, et ils y firent monter les trois dames qui depuis la veille étaient en croupe derrière eux, et faisaient suer leurs destriers.

Puis, débarrassés, ils prirent le chemin qui conduisait vers la demeure de l’infâme et impitoyable châtelain. Ils voulurent que la vieille vînt avec eux pour être témoin de la vengeance de Drusille. Mais la vieille, craignant qu’il ne lui en arrivât mal, ne voulait point y consentir ; elle pleurait, criait, se débattait. Enfin Roger, l’enlevant de force, la mit en croupe sur le brave Frontin, et partit avec elle au galop.

Parvenus sur le sommet d’une colline, ils virent dans la vallée un riche et gros bourg composé de nombreuses maisons, et qui n’était clos d’aucun côté, n’ayant ni fossés ni remparts. Au milieu, se dressait un rocher qui supportait un château aux murs élevés. Ils s’y dirigèrent en toute hâte, sachant que c’était la demeure de Marganor.

A peine furent-ils entrés dans le bourg, que les soldats qui étaient de garde à la porte, fermèrent la barrière derrière eux, tandis qu’on en faisait autant du côté opposé. Soudain voici venir Marganor accompagné de nombreux serviteurs à pied et à cheval, et armés de toutes pièces. En quelques mots, d’un air hautain, il leur exposa l’odieuse coutume établie sur son domaine.

Marphise, ainsi qu’elle en était convenue d’avance avec Bradamante et Roger, éperonna son cheval et, pour toute réponse, courut à la rencontre de Marganor. Se fiant à sa seule force, sans daigner abaisser sa lance ni se servir de son épée si fameuse, elle lui assena sur le casque un tel coup de poing, qu’elle le renversa évanoui sur la selle.

En même temps que Marphise, la jeune guerrière de France avait lancé son destrier. Roger n’était point resté en arrière. Sa lance frappait de tels coups que, sans la relever, il occit six chevaliers ; à l’un il ouvrit le ventre, à deux autres la poitrine ; au quatrième il fendit le cou, au cinquième il brisa la tête. Quant au sixième qui fuyait, la lance lui entra par l’échine et, ressortant par l’estomac, se rompit net.

Autant la fille d’Aymon en touchait de sa lance d’or, autant elle en couchait à terre. Tout ce qu’elle frappait était brisé et renversé comme si le ciel ardent eût secoué sa foudre. La population se mit à fuir, qui vers le château, qui vers la plaine. Les uns coururent se réfugier dans les églises, les autres dans leurs maisons. Hormis les morts, pas un homme ne resta sur la place.

Pendant ce temps, Marphise s’était emparée de Marganor, et lui avait lié les mains derrière le dos. Elle l’avait confié à la vieille suivante de Drusille qui en parut fort contente. Puis on décida de brûler le bourg, si les habitants ne revenaient pas de leur erreur, et s’ils ne consentaient pas à abolir la loi infâme que Marganor avait établie.

On n’eut pas beaucoup de peine à obtenir cela, car ces pauvres gens, outre la crainte qu’ils avaient de voir Marphise en faire plus encore qu’elle ne disait — elle parlait de les occire et de les brûler tous — étaient les ennemis de Marganor, et détestaient sa loi cruelle et impie. Mais ils avaient fait comme font en général les peuples, qui obéissent le plus facilement à ceux qu’ils haïssent le plus.

Comme chacun se défie de son voisin, et craint de faire voir ce qu’il pense, on laisse bannir l’un, tuer l’autre, enlever à celui-ci sa fortune, à celui-là son honneur. Mais, si l’on se tait, on crie du fond du cœur vers le ciel, et l’on confie à Dieu et aux saints le soin d’une vengeance qui, si elle tarde à venir, n’en est que plus terrible.

Maintenant cette tourbe, saturée de colère et de haine, cherchait à se venger de Marganor par ses actes et ses malédictions. Comme dit le proverbe : Chacun court faire du bois avec l’arbre que le vent a jeté par terre. Que Marganor serve d’exemple à ceux qui règnent : tout prince qui fait le mal doit s’attendre à une fin misérable. Petits et grands se réjouissaient de le voir punir de ses crimes inouïs.

Un grand nombre de gens, dont il avait fait mourir la femme, la sœur, la fille ou la mère, ne cachant plus leur haine, accouraient pour lui donner la mort de leur main. Les magnanimes guerrières et Roger eurent fort à faire pour le défendre, car ils avaient décidé de le faire mourir sous les privations, les outrages et les tortures.

Ils le remirent tout nu et lié de façon à ce qu’il ne pût se dégager, aux mains de la vieille qui le haïssait autant qu’une femme peut haïr son ennemi. Celle-ci, pour se venger des larmes qu’il lui avait fait verser, lui mit le corps tout en sang, en le frappant avec un aiguillon qu’un paysan qui se trouvait là lui avait donné.

La messagère et ses jeunes suivantes, se souvenant de la honte qui leur avait été infligée, ne purent se retenir d’imiter la vieille et de se venger aussi. Mais leur désir de le torturer était si grand, qu’elles ne savaient à quels moyens recourir. Elles auraient voulu pouvoir le mettre en pièces. L’une le frappait avec une grosse pierre, l’autre le déchirait avec les ongles, celle-ci le mordait, celle-là le piquait avec une aiguille.

Parfois un torrent, grossi par une longue pluie ou la fonte des neiges, se précipite du haut des montagnes, portant la ruine sur son passage, entraînant les arbres, les rochers, les champs et les récoltes. Mais le moment arrive où toute cette fougue tombe, et où ce même torrent devient si faible, qu’un enfant, qu’une femme peuvent la franchir facilement, et souvent à pied sec.

Il en fut de même de Marganor. Autrefois, tout tremblait autour de lui, rien qu’en entendant prononcer son nom. Maintenant son orgueil avait été tellement abattu, sa force avait été tellement domptée, que, jusqu’aux enfants, chacun pouvait lui faire injure, lui arracher la barbe et les cheveux. Leur tâche accomplie, Roger et les damoiselles se dirigèrent vers le château qui s’élevait sur le rocher.

Tout ce qui s’y trouvait tomba sans résistance en leur pouvoir, les richesses furent en partie pillées, en partie données à Ullania et à ses compagnes pour les dédommager. On retrouva l’écu d’or, ainsi que les trois rois qui avaient été faits prisonniers par le tyran, étant arrivés en ce lieu, comme je crois vous l’avoir dit, à pied et sans armes.

Du jour en effet où ils avaient été désarçonnés par Bradamante, ils avaient accompagné, à pied et sans armes, la damoiselle avec laquelle ils étaient venus de rivages si lointains. Je ne sais s’il ne valut pas mieux pour leurs compagnes, qu’ils se trouvassent sans armes. Ils auraient pu, il est vrai, les défendre mieux, mais, s’ils avaient succombé dans la bataille, elles auraient eu un sort pire.

Car elles auraient subi le sort de toutes celles qui arrivaient en ce lieu escortées par des gens armés ; elles auraient été conduites sur le tombeau des deux frères, où on les eût immolées en sacrifice. Il est en somme bien moins dur et bien moins désagréable de montrer ses parties honteuses que de mourir, d’autant plus qu’on a pour excuse d’avoir été contraint à cela et aux autres outrages qui s’ensuivent, par la force et la violence.

Avant de s’éloigner, les guerrières font jurer aux habitants de donner à leurs femmes le gouvernement de leur territoire. Elles menacent de châtier sévèrement ceux qui seraient assez audacieux pour enfreindre ce serment. En somme, elles établissent que dans ce pays les femmes jouiront de tous les droits que les hommes possèdent partout ailleurs.

Puis elles font promettre qu’on refusera l’hospitalité à tous ceux qui passeront par là, cavaliers ou piétons, et qu’on ne leur permettra de se reposer sous aucun toit, à moins qu’ils ne jurent par Dieu et les saints, ou par tout autre serment plus fort s’il en existe toutefois, d’être à tout jamais les amis des dames et les ennemis de leurs ennemis.

Quant aux habitants présentement mariés, ou qui tôt ou tard prendront femme, il leur est ordonné de se montrer toujours soumis et obéissants à la volonté de leurs épouses. Marphise les prévient qu’elle reviendra avant que l’année soit expirée et que les arbres aient perdu leurs feuilles. Si elle ne trouve pas cette loi appliquée dans toute sa rigueur, le bourg peut s’attendre à être incendié et détruit.

Avant de partir, Roger et ses compagnes firent retirer le corps de Drusille du lieu immonde où on l’avait jeté. Ils la firent ensevelir avec son mari dans le plus riche tombeau qu’ils purent leur élever. Pendant ce temps, la vieille continuait à faire ruisseler de sang le dos de Marganor. Son seul regret était de n’avoir pas assez de force, et d’être obligée de s’arrêter par moments pour se reposer.

Les vaillantes guerrières ayant aperçu près d’un temple une colonne sur laquelle l’impitoyable tyran avait fait graver sa loi cruelle et folle, en firent un trophée en y attachant l’écu, la cuirasse et le casque de Marganor. Puis elles y firent à leur tour graver la loi qu’elles venaient de donner à ce pays.

Marphise ne voulut point partir sans avoir fait graver sur la colonne la loi qu’elle avait imposée, à la place de celle qui y avait été d’abord inscrite comme témoignage de mort et d’ignominie pour toutes les femmes. Puis les deux troupes se séparèrent. Celle d’Islande resta pour refaire sa garde-robe, car elle aurait cru indigne d’elle de paraître à la cour, si elle n’eût pas été aussi richement vêtue qu’auparavant.

Ullania resta donc au château, gardant Marganor en son pouvoir. Comme elle ne voulait pas lui rendre la liberté, de peur qu’il ne recommençât à nuire aux femmes, elle le fit un jour précipiter du haut d’une tour. Il ne fit jamais un plus grand saut dans toute sa vie. Mais ne parlons plus d’Ullania ni des siens, et suivons la troupe qui s’avance vers Arles.

Pendant tout ce jour et le lendemain jusqu’à la troisième heure, Roger et les guerrières poursuivirent leur route. Arrivés à un endroit où le chemin se partageait en deux — l’un allait vers le camp, l’autre vers les murs d’Arles — les amants s’embrassèrent à plusieurs reprises, car il est toujours cruel et dur de se séparer. Enfin les dames arrivèrent au camp, et Roger pénétra dans Arles. Quant à moi, je termine là mon chant.

CHANT XXXVIII.

Argument. — Roger, fidèle à l’honneur qui l’appelle auprès d’Agramant, s’en va à Arles. Bradamante et Marphise se présentent à la cour de Charles. Marphise reçoit le baptême. — Astolphe, à la tête d’une armée de Nubiens, saccage l’Afrique et menace Biserte. Agramant, instruit de ces événements, obtient de Charles de décider de la guerre entre eux par le combat singulier de deux champions élus dans chaque camp.

Dames courtoises, qui écoutez mes vers avec bienveillance, je vois à votre physionomie que cette nouvelle et brusque séparation de Roger et de sa fidèle amante vous cause un grand ennui, et que votre déplaisir n’est pas moindre que celui qu’éprouva Bradamante. Vous en concluez que la flamme amoureuse de Roger n’était pas très ardente.

Si, pour tout autre motif, il s’était éloigné de sa maîtresse malgré elle, et quand bien même il eût espéré acquérir plus de trésors que n’en possédèrent ensemble Crésus et Crassus, je croirais comme vous que le trait qui l’avait blessé n’avait point pénétré jusqu’au cœur ; car l’or ni l’argent ne peuvent remplacer une joie si pure, un si grand contentement.

Pourtant, le souci de son honneur peut non seulement l’excuser, mais le rend digne d’éloges. S’il eût agi autrement, je dis qu’il aurait mérité le blâme et l’ignominie. Et si sa dame se fût obstinée à le faire rester auprès d’elle, elle aurait montré clairement par là, ou qu’elle l’aimait peu, ou qu’elle avait peu d’intelligence.

Car si l’amante doit estimer la vie de son amant plus ou autant que sa propre vie — je parle d’une amante profondément atteinte par le coup qu’Amour lui a porté — elle doit mettre l’honneur de son amant autant au-dessus du plaisir qu’elle peut recevoir de lui, que l’honneur l’emporte sur la vie et sur tous les autres plaisirs.

Roger fit son devoir en suivant son seigneur ; il n’aurait pu sans ignominie s’en affranchir, car il n’avait aucun motif pour l’abandonner. Si Almonte avait fait périr son père, une telle faute ne devait pas rejaillir sur Agramant qui avait, par ses bienfaits innombrables envers Roger, racheté le crime de ses pères.

Roger fit son devoir en retournant vers son prince. Bradamante fit aussi le sien en ne cherchant pas à le retenir, ainsi qu’elle l’aurait pu, par ses prières instantes. Roger satisfera plus tard au désir de sa dame, s’il ne peut le faire en ce moment. Mais quiconque manque un seul instant à l’honneur, ne pourrait en cent et cent années racheter sa faute.

Roger retourna à Arles où Agramant avait rallié les troupes qui lui restaient. Bradamante et Marphise, qui s’étaient liées d’une grande amitié, allèrent ensemble trouver le roi Charles. Celui-ci avait rassemblé toutes ses forces, dans l’espoir de débarrasser la France d’une si longue guerre, soit par une bataille, soit en assiégeant les Sarrasins dans Arles.

Lorsqu’on connut au camp l’arrivée de Bradamante, ce fut une joie et une fête. Chacun la saluait respectueusement, et elle rendait aux uns et aux autres leur salut d’un signe de tête. Renaud, dès qu’il eut appris sa venue, accourut à sa rencontre. Richard, Richardet et tous ses autres parents vinrent aussi et la reçurent avec allégresse.

Puis, quand on apprit que sa compagne était Marphise, si fameuse par les lauriers qu’elle avait cueillis des frontières du Cathay aux confins de l’Espagne, chacun, pauvre ou riche, sortit de sa tente. La foule, désireuse de la voir, venait de tous côtés, se heurtait, se poussait, s’écrasait, pour admirer un si beau couple.

Elles se présentèrent modestement devant Charles. Ce fut le premier jour, écrit Turpin, qu’on vit Marphise ployer les genoux. Le fils de Pépin lui parut seul digne d’un tel hommage, parmi tous les empereurs et tous les rois illustres par leur courage ou leurs richesses que comptait l’armée sarrasine ou l’armée chrétienne.

Charles l’accueillit avec bienveillance, et vint à sa rencontre en dehors de sa tente. Il voulut qu’elle s’assît à ses côtés, au-dessus de tous, rois, princes et barons. Ayant congédié la plus grande partie des assistants, il ne garda près de lui qu’un petit nombre de courtisans, c’est-à-dire les paladins et les princes. La vile plèbe se répandit au dehors.

Marphise alors commença d’une voix douce : «  — Illustre, invincible et glorieux empereur, qui de la mer des Indes au détroit de Gibraltar, de la blanche Scythie à l’Éthiopie aride, fais révérer ta croix sans tache, toi dont le règne est le plus sage et le plus juste, ta renommée, qui n’a point de limites, m’a attirée ici du fin fond des contrées les plus éloignées.

« Et, pour te dire vrai, c’est la haine seule qui m’avait tout d’abord poussée, et j’étais venue pour te faire la guerre. Je ne voulais pas qu’un roi qui n’avait pas la même croyance que moi devînt si puissant. C’est pour cela que j’ai rougi les champs du sang chrétien. Je t’aurais encore donné d’autres preuves sanglantes de mon inimitié, s’il ne m’était pas arrivé une aventure qui m’a faite ton amie.

« Alors que je songeais à nuire le plus possible à tes armées, j’ai appris — je te dirai plus à loisir comment — que mon père était le brave Roger de Risa, si odieusement trahi par son frère. Ma mère infortunée me portait dans son sein quand elle traversa la mer, et elle me mit au monde au milieu des plus cruels événements. Un magicien m’éleva jusqu’à l’âge de sept ans, où je lui fus enlevée par les Arabes.

« Ils me vendirent en Perse, comme esclave, à un roi auquel, devenue grande, j’ai par la suite donné la mort, pour défendre ma virginité qu’il voulait me ravir. Je le tuai ainsi que tous ses courtisans. Je chassai sa race dépravée, et je m’emparai du trône. La fortune me favorisa au point qu’à dix-huit ans, moins un ou deux mois, j’avais conquis sept royaumes.

« Jalouse de ta renommée, j’avais, comme je te l’ai déjà dit, formé le projet d’abaisser la gloire de ton grand nom. Peut-être l’aurais-je fait, peut-être me serais-je vue trompée dans mon espoir. Mais aujourd’hui cette pensée est domptée, et ma fureur est tombée en apprenant que je te suis alliée par le sang. C’est pourquoi je suis venue ici.

« Et de même que mon père fut ton parent et ton serviteur, je suis, moi aussi, ta parente et ta servante dévouée. J’oublie à tout jamais la haine altière que je t’ai un temps portée. Je la réserve désormais à Agramant et à tous ceux qui appartiennent à la famille de son père et de son oncle, auteurs de la mort de mes parents. —  »

Elle poursuivit en disant qu’elle voulait se faire chrétienne, et qu’après avoir donné la mort à Agramant, elle retournerait en Orient si cela plaisait à Charles, pour faire baptiser ses sujets, et prendre les armes contre les peuples qui adorent Macon et Trivigant, promettant de faire hommage de toutes ses conquêtes à l’empire chrétien et à la religion du Christ.

L’empereur, qui n’était pas moins éloquent que valeureux et sage, répondit en louant vivement la vaillante dame, ainsi que son père et sa famille. Il ne laissa sans réponse aucune partie du discours de Marphise, et levant un front où se lisaient le courage et la franchise, il conclut en l’acceptant comme sa parente et comme sa fille.

Puis s’étant levé, il la serra de nouveau dans ses bras, et la baisa au front comme sa fille. Tous les chevaliers de la maison de Montgraine et de la maison de Clermont vinrent la saluer d’un air joyeux. Il serait trop long de dire tous les hommages dont l’entoura Renaud qui avait plus d’une fois éprouvé sa valeur pendant le siège d’Albracca.

Il serait également trop long de dire avec quelle joie la revirent le jeune Guidon, Aquilant, Grifon et Sansonnet, qui s’étaient trouvés avec elle dans la cité cruelle ; Maugis, Vivian et Richardet qu’elle avait si vaillamment aidés lors du carnage qu’ils avaient fait des traîtres mayençais et de ces iniques marchands espagnols.

On fixa au jour suivant le baptême de Marphise, et Charles voulut présider lui-même à l’ornement du lieu où devait se faire la cérémonie. Il fit rassembler les évêques et les clercs les plus versés dans les lois du christianisme, et les chargea d’instruire Marphise dans la sainte Foi.

L’archevêque Turpin, vêtu de ses habits pontificaux, vint lui-même la baptiser. Charles la tint, selon le rite consacré, sur les fonts baptismaux. Mais il est temps désormais de secourir le cerveau vide de sens de Roland avec l’ampoule que le duc Astolphe rapporte du ciel, sur le char d’Élie.

Astolphe était descendu du cercle lumineux de la Lune sur la terre, avec la précieuse ampoule qui devait assainir l’esprit du grand maître de la guerre. Jean montra au duc d’Angleterre une herbe dont la vertu était excellente ; il lui ordonna, à son retour en Nubie, d’en frotter les yeux du roi, qui serait ainsi guéri.

Il lui dit qu’en récompense de ce service et de tous ceux qu’il lui avait déjà rendus, le roi lui donnerait une armée avec laquelle il assiégerait Biserte. Puis le saint vieillard lui apprit de point en point comment il devait armer et conduire au combat ces peuples inexpérimentés, et comment il lui fallait s’y prendre pour traverser sans y périr les déserts où le sable aveugle les hommes.

Il le fit ensuite remonter sur le cheval ailé qui avait d’abord appartenu à Roger et à Atlante. Le paladin, après avoir pris congé de Saint-Jean, quitta ces contrées bénies. Il descendit le long du Nil jusqu’à ce qu’il revît le pays des Nubiens, et mit pied à terre dans la capitale de ce royaume, où il retrouva Sénapes.

Grande fut la joie que son retour causa à ce prince qui n’avait pas oublié le service qu’il lui avait rendu en le délivrant de l’obsession des Harpies. Mais, lorsqu’Astolphe eut chassé l’humeur qui lui interceptait la lumière du jour, et lui eut rendu la vue, il l’adora comme un Dieu sauveur.

Non seulement il accorda à Astolphe l’armée que celui-ci lui demanda pour attaquer le royaume de Biserte, mais il lui donna cent mille hommes de plus, et lui offrit encore l’aide de sa personne. L’armée, composée entièrement de fantassins, pouvait à peine tenir en rase campagne. Ce pays manque complètement de chevaux ; en revanche, il abonde en éléphants et en chameaux.

La nuit qui précéda le jour où l’armée de Nubie devait se mettre en marche, le paladin monta sur l’hippogriffe, et se dirigea rapidement vers le sud, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la montagne d’où sort le vent du midi pour souffler contre l’Ourse. Là, il trouva la caverne d’où ce vent, lorsqu’il s’élève, s’échappe furieux par une bouche étroite.

Ainsi que son maître le lui avait recommandé, il avait apporté avec lui une outre vide. Pendant que le féroce Autan, harassé de fatigue, dormait dans son antre obscur, Astolphe plaça adroitement et sans bruit l’outre devant le soupirail. Puis, guettant le moment où le Vent, ignorant le piège, crut le lendemain sortir selon son habitude, il le prit et le lia dans l’outre, où il le retint prisonnier.

Le paladin, enchanté d’une si belle prise, retourna en Nubie, et le même jour, il se mit en route avec l’armée nègre, emmenant avec lui de nombreux approvisionnements. Le glorieux duc conduisit ses troupes saines et sauves jusqu’à l’Atlas, à travers les sables fins du désert, sans craindre que le vent vînt nuire à leur marche.

Arrivé sur le point culminant de la chaîne, à un endroit d’où l’on découvrait la plaine et la mer, Astolphe choisit ses meilleurs soldats, ceux qui lui semblèrent le plus rompus à la discipline. Il les disposa par petites troupes de côtés et d’autres, au pied d’une colline qui confinait à la plaine. Les laissant là, il gravit la cime, de l’air d’un homme qui médite un grand dessein.

Puis, ayant ployé les genoux, et adressant à son saint patron une ardente prière, sûr qu’elle serait exaucée, il se mit à faire rouler du haut de la colline une grande quantité de pierres. Oh ! que n’est-il pas permis de faire à qui croit fermement au Christ ! les pierres, grossissant hors de toute proportion, à mesure qu’elles descendaient, prenaient un ventre, des jambes, un cou, un museau.

Elles se mettaient à hennir bruyamment, et à bondir dans ces chemins usités. Arrivées au camp, elles secouaient leur croupe, et se trouvaient changées en chevaux, les uns bais, les autres blancs ou rouans. Les troupes qui se tenaient aux aguets dans les vallées les saisissaient aussitôt, de sorte qu’en quelques heures elles furent toutes montées, attendu que les chevaux étaient nés avec la selle et la bride.

En un jour, Astolphe transforma ainsi quatre-vingt mille cent et deux piétons en autant de cavaliers, avec lesquels il parcourut toute l’Afrique, pillant, brûlant et faisant prisonniers tous ceux qui tombaient sous sa main. Agramant avait confié, jusqu’à son retour, la garde du pays au roi de Ferze, au roi des Algazers et au roi Branzardo. Tous les trois se portèrent à la rencontre du duc anglais.

Auparavant, ils dépêchèrent un vaisseau rapide qui, faisant force de rames et de voiles, et déployant ses ailes, alla porter à Agramant la nouvelle que son royaume était en proie aux incursions et aux pillages de la part du roi des Nubiens. Ce navire marcha jour et nuit, et sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il eût atteint les rivages de la Provence. Il trouva son roi assiégé dans Arles que le camp de Charles entourait d’une ceinture d’un mille de large.

Le roi Agramant, comprenant à quel péril il avait exposé son royaume pour vouloir conquérir celui de Pépin, assembla en conseil les princes et les rois sarrasins. Après avoir une ou deux fois tourné la tête du côté de Marsile et du côté du roi Sobrin, les deux plus âgés et les deux plus sages de tous ceux qui étaient accourus à son appel, Agramant parla ainsi :

«  — Bien que je sache qu’il est pénible pour un capitaine de dire : Je n’y avais point pensé, je le dirai cependant, car lorsqu’un dommage arrive contre toute prévision humaine, il semble que ce doive être une excuse suffisante pour celui qui s’est trompé. C’est là mon cas. Je me suis trompé en laissant l’Afrique dépourvue d’armée, puisqu’elle devait être attaquée par les Nubiens.

« Mais qui aurait pu penser, hors Dieu seul à qui aucune chose future n’est cachée, qu’une si grande quantité de gens dussent venir de contrées si éloignées pour nous attaquer ? Entre eux et nous, s’étend le sol mouvant de ce désert de sable sans cesse bouleversé par les vents. Cependant ils sont venus assiéger Biserte, et ont rendu l’Afrique en grande partie déserte.

« Or c’est à ce sujet que je requiers votre avis. Dois-je partir d’ici avant d’avoir obtenu le résultat que je poursuis, ou dois-je poursuivre l’entreprise jusqu’à ce que je puisse emmener avec moi Charles prisonnier ? Comment pourrai-je en même temps sauver mon royaume et détruire l’empire de Charles ? Si quelqu’un de vous a quelque avis à me donner, je le prie de ne point le taire, afin que nous adoptions celui qui nous paraîtra le meilleur à suivre. —  »

Ainsi dit Agramant, et il tourna ses regards vers le roi d’Espagne qui siégeait à ses côtés, comme pour lui faire comprendre qu’il attendait une réponse de lui à ce qu’il venait de dire. Celui-ci, après s’être levé de son siège, et avoir, par déférence, ployé les genoux et incliné la tête, se rassit sur son siège d’honneur, et dénoua sa langue par les paroles suivantes :

«  — Tout ce que la renommée nous rapporte, seigneur, soit en bien, soit en mal, est d’habitude singulièrement accru. C’est pourquoi je ne me laisserai jamais ni décourager ni réjouir plus qu’il ne faut par les événements, bons ou mauvais, qui me seront annoncés. Mais je serai toujours retenu par la crainte ou l’espoir qu’ils doivent être moindres, et non comme ils nous sont parvenus après avoir passé par tant de bouches.

« Et je dois d’autant moins y ajouter foi, qu’ils sont plus invraisemblables. Or il est tout à fait invraisemblable que le roi d’une contrée si éloignée ait pu porter ses pas jusqu’en Afrique, à la tête d’un si grand nombre de gens, après avoir traversé le désert où l’armée de Cambyse fut détruite [10] .

« Je croirai bien que les Arabes soient descendus des montagnes, et aient ravagé, saccagé, tué et pillé partout où ils n’auront pas trouvé de résistance. Je croirai que Branzardo, qui est resté dans le pays en qualité de lieutenant et de vice-roi, pour dix ennemis qu’il y a, nous en annonce mille, afin de mieux s’excuser.

« Je veux bien encore concéder que les Nubiens soient tombés du ciel comme par miracle, ou soient venus, cachés dans les nuées, puisqu’on ne les a jamais vus par les chemins. Crains-tu que de telles gens puissent t’enlever l’Afrique si tu ne lui portes pas un prompt secours ? La garnison que tu y as laissée aurait bien peu de courage, si elle redoutait un peuple si faible.

« Mais tu n’as qu’à envoyer quelques navires, seulement pour montrer tes étendards. Ils n’auront pas plus tôt levé l’ancre, que les ennemis, qu’ils soient Nubiens ou Arabes, s’enfuiront vers leurs frontières. C’est en effet ta présence ici, au milieu de nous, qui les a enhardis à porter la guerre dans ton royaume dont ils te savent séparés par la mer.

« Prends donc tout le temps, pendant que Charles est privé de l’aide de son neveu, pour satisfaire ta vengeance. Roland n’étant point avec eux, tes ennemis ne sauraient te résister. Si, par imprévoyance ou par négligence, tu laisses échapper de tes mains la glorieuse victoire qui t’attend, la fortune, que maintenant nous pouvons saisir aux cheveux, ne nous montrera plus que le côté chauve de sa tête, et cela à notre grand dam et à notre éternelle honte. —  »

Par ces paroles prudentes et d’autres encore du même genre, le rusé Espagnol essaye de persuader au conseil de ne point quitter la France jusqu’à ce que Charles soit chassé de ses États. Mais le roi Sobrin voit clairement le but auquel tend le roi Marsile ; il comprend qu’il vient de parler plutôt dans son propre intérêt que dans l’intérêt commun. Il répond ainsi :

«  — Quand je t’engageais, seigneur, à rester en paix, plût au ciel que j’eusse été un faux devin ! Mais, puisque je devais prévoir juste, plût au ciel que tu eusses cru à ton fidèle Sobrin, plutôt qu’à l’audacieux Rodomont, à Mabaluste, à Alzire et à Martasin que je voudrais avoir maintenant devant moi, surtout Rodomont,

« Pour lui jeter à la face qu’il prétendait faire de la France comme d’un fragile morceau de verre, et qu’il avait promis de te suivre au ciel et dans l’enfer. Aujourd’hui, le voilà qui t’abandonne dans le moment où tu as besoin de lui, et qui se gratte le ventre dans l’oisiveté la plus honteuse et la plus obscure. Et moi qui, pour t’avoir prédit vrai, fus alors traité de couard, je suis encore à tes côtés.

« Et j’y resterai toujours, jusqu’à la fin de ma vie, bien que je sois chargé d’années, prêt à combattre pour toi les chevaliers de France les plus renommés. Personne, quel qu’il soit, ne sera assez hardi pour prétendre que mes actes sont ceux d’un lâche, et beaucoup qui se vantent de leurs services t’en ont moins rendu que moi.

« Je parle ainsi pour démontrer que ce que j’ai dit alors et ce que je veux dire aujourd’hui, ne m’est dicté ni par lâcheté ni par félonie, mais provient de mon attachement vrai et de ma fidélité pour toi. Je t’engage encore une fois à regagner le plus tôt que tu pourras le royaume de tes pères, car on doit estimer peu sage celui qui perd son bien dans l’espoir de s’emparer de celui d’autrui.

« Tu sais si tu as pu t’emparer de celui de Charles. Nous étions trente deux rois, tes vassaux, quand nous quittâmes avec toi le port. Et si maintenant je compte combien nous sommes, je vois qu’il en reste à peine le tiers ; le reste est mort. Plaise au souverain Dieu qu’il n’en tombe pas davantage ! Mais si tu veux poursuivre ton entreprise, je crains qu’avant peu il n’en reste même plus le quart, ni le cinquième, et que ta malheureuse armée ne soit exterminée.

« L’absence de Roland ne saurait nous profiter ; s’il était là, au lieu de n’être plus nous-mêmes que quelques-uns, il ne resterait probablement personne. Mais le péril n’en est pas moins grand pour être plus éloigné ; il ne fait que prolonger notre sort misérable. Nous avons devant nous Renaud qui, par de nombreuses preuves, a montré qu’il n’est pas inférieur à Roland. Nous avons toute sa famille, et tous les paladins, éternel effroi de nos Sarrasins.

« Il y a aussi — et c’est bien malgré moi que je fais l’éloge de nos ennemis — le guerrier qui est comme un second Mars ; je veux parler du valeureux Brandimart, non moins solide que Roland à surmonter toutes les épreuves. J’ai éprouvé moi-même sa valeur, et j’en ai vu les effets sur les autres. Enfin il y a déjà longtemps que Roland n’est plus là, et cependant nous avons plutôt perdu que gagné du terrain.

« Si jusqu’ici nous avons beaucoup perdu, je crains qu’avant peu nous ne perdions encore davantage. Mandricard n’est plus ; Gradasse nous a retiré son concours. Marphise nous a abandonnés en cette extrémité, ainsi que le roi d’Alger, duquel je dois dire que, s’il eût été aussi fidèle qu’il est vaillant, nous n’aurions pas à regretter la perte de Gradasse ni de Mandricard.

« Pour remplacer ceux qui nous ont retiré leur concours, et tant de milliers de braves qui sont morts, tous ceux qui pouvaient venir sont déjà venus. On n’attend plus de vaisseau qui en porte d’autres. Quatre nouveaux chevaliers sont en revanche venus vers Charles. Tous quatre sont réputés aussi forts que Roland ou que Renaud ; et c’est avec raison, car d’ici à Batro vous en trouveriez difficilement quatre d’égale valeur.

« Je ne sais si tu ignores l’arrivée de Guidon le Sauvage, de Sansonnet et des fils d’Olivier. Je fais grand cas d’eux, et je les redoute bien plus que tous les ducs et chevaliers d’Allemagne ou de toute autre nation, qui combattent contre nous en faveur de l’empire, bien qu’il ne faille pas dédaigner les nouveaux renforts que, malheureusement pour nous, le camp ennemi a reçus.

« A chaque fois que tu tenteras une sortie, tu auras le dessous ou tu seras mis en déroute. Si l’armée d’Afrique et d’Espagne a été défaite alors que nous étions seize contre huit, que sera-ce maintenant que l’Italie et l’Allemagne sont alliées à la France, ainsi que le peuple d’Angleterre et d’Écosse, et que nous ne serons plus que six contre douze ? Que pouvons-nous attendre, sinon le blâme et la défaite ?

« Si tu t’obstines plus longtemps à cette entreprise, tu perdras ici ton armée, et là-bas ton royaume. Si, au contraire, tu te décides à retourner en Afrique, tu sauveras en même temps et tes États et ce qui reste de nous. Abandonner Marsile serait indigne de toi, et chacun t’accuserait d’ingratitude. Mais il y a un moyen, c’est de faire la paix avec Charles. Il y trouvera son profit tout aussi bien que toi.

« Cependant, si tu crois que ton honneur ne te permette pas de demander la paix, toi qui as été le premier offensé, et si la bataille te tient tellement au cœur que tu veuilles que ce soit elle qui décide du succès, examine au moins par quel moyen tu peux rester vainqueur. Tu le seras probablement, si tu veux m’en croire, et si tu confies le soin de ta cause à un chevalier, et si ce chevalier est Roger.

« Je sais, et tu sais aussi, que notre Roger vaut, les armes à la main, non moins que Roland et que Renaud, et qu’aucun autre chevalier chrétien ne peut l’égaler. Mais si tu veux continuer une guerre générale, bien que sa vaillance soit surhumaine, il ne pourra, à lui seul, valoir autant que toute une armée.

« Je crois, sauf ton avis, qu’il faut envoyer dire au roi chrétien que, pour finir votre querelle, et pour faire cesser le carnage que vous faites, toi de ses sujets, lui des tiens, tu lui proposes de choisir un de ses plus hardis guerriers qui devra combattre en champ clos contre celui que tu auras choisi toi-même. Le sort de la guerre sera remis à ces deux combattants, jusqu’à ce que l’un soit victorieux, et que l’autre reste à terre.

« Qu’il soit convenu que celui des deux qui perdra, rendra par cela même son roi tributaire de l’autre roi. Je ne crois pas que cette condition déplaise à Charles, encore qu’il ait actuellement l’avantage pour lui. J’ai une telle confiance dans la vigueur des bras de Roger, que je suis sûr qu’il sera vainqueur. Le droit est tellement pour nous, qu’il vaincra, même s’il a pour adversaire le dieu Mars. —  »

Par ces raisonnements et d’autres plus efficaces encore, Sobrin fait si bien, que sa proposition est adoptée. On choisit sur-le-champ ceux qui doivent la transmettre, et le jour même une ambassade va trouver Charles. Celui-ci, qui avait auprès de lui tant de guerriers accomplis, tient la victoire pour assurée, et confie sa défense au brave Renaud, dans lequel, après Roland, il avait le plus de confiance.

L’une et l’autre armée se montra également joyeuse d’un semblable accord, car tous en avaient assez des fatigues du corps et de l’esprit. Chacun n’aspirait qu’à se reposer pendant le reste de sa vie ; chacun maudissait les colères et les fureurs qui les poussaient à des combats et à des dangers sans cesse renouvelés.

Renaud, très fier de voir que Charles a eu plus de confiance en lui qu’en tout autre, se prépare joyeusement à la glorieuse entreprise dont on l’a chargé. Il fait peu de cas de Roger. Il ne croit vraiment pas qu’il puisse lui résister ; car il ne le considère pas comme son égal, bien qu’il ait occis Mandricard en champ clos.

De son côté, bien que ce lui soit un grand honneur d’avoir été choisi par son roi comme le meilleur parmi les meilleurs, dans une circonstance si grave, Roger se montre plein d’ennui et de tristesse. Ce n’est pas que la crainte lui fasse battre le cœur ; il ne tremblerait pas devant Renaud et Roland réunis.

Mais Renaud a pour sœur sa chère et fidèle épouse, qui ne cesse de le presser et de le tourmenter par ses lettres, comme si elle était fortement fâchée contre lui. Or, si aux anciens griefs qu’elle a contre lui, il ajoute celui d’avoir accepté le combat avec son frère et de l’avoir mis à mort, il lui deviendra tellement odieux, qu’il ne pourra plus jamais l’apaiser.

Si Roger s’afflige en silence et songe avec angoisse à la bataille que malgré lui il sera forcé d’accepter, sa chère femme pleure et se lamente, dès qu’elle a appris la nouvelle. Elle se frappe le sein, elle déchire sa chevelure dorée, elle meurtrit ses joues inondées de larmes. Elle multiplie ses plaintes et ses reproches ; elle appelle Roger ingrat, et traite son destin de cruel.

Quelle que soit l’issue du combat, il ne peut que lui être un sujet de douleur. Elle ne veut pas admettre que Roger puisse périr dans cette entreprise ; à cette pensée, il lui semble qu’on lui arrache le cœur. Mais si, en punition de nombreuses fautes, le Christ a résolu la perte de la France, outre que son frère aura reçu la mort, son malheur, à elle, n’en sera que plus acerbe et que plus grand.

Elle ne pourra, sans encourir le blâme, la honte et l’inimitié de tous les siens, revoir jamais son époux, ni même déclarer son mariage publiquement, ainsi qu’elle en a depuis si longtemps caressé nuit et jour l’idée dans son esprit. Telle était leur situation à tous deux, qu’ils ne pouvaient retirer ni tenir leur promesse sans avoir à s’en repentir.

Mais celle qui, dans l’adversité, n’avait jamais manqué de prêter à Bradamante son fidèle appui, je veux dire la magicienne Mélisse, ne put, sans en être touchée, entendre ses plaintes et ses cris de douleur. Elle vint la consoler et lui promit que, lorsqu’il en serait temps, elle trouverait moyen d’arrêter ce combat qui faisait couler ses pleurs et lui causait un tel souci.

Cependant Renaud et l’illustre Roger apprêtaient les armes pour la bataille. Le choix en appartenait au chevalier champion de l’empire romain. Comme celui-ci, depuis la perte du brave destrier Bayard, avait toujours voulu aller à pied, il fut convenu que l’on combattrait revêtu de la cuirasse et de la cotte de mailles, et armé de la hache et du poignard.

Soit hasard, soit prévoyance du sage et avisé Maugis, qui savait qu’aucune arme ne pouvait résister à Balisarde, on convint que les deux guerriers combattraient sans épée, ainsi que je viens de le dire. Quant au lieu du combat, on tomba d’accord sur une grande plaine près des murs de l’antique cité d’Arles.

A peine la vigilante Aurore eut-elle mis la tête hors de la demeure de Titon, pour annoncer le jour et l’heure fixés pour le combat, que des deux côtés s’avancèrent les hérauts d’armes chargés de dresser les tentes à égale distance des palissades, ainsi que deux autels.

Peu après, on vit sortir l’armée païenne, rangée en bataillons nombreux. Au milieu, somptueusement armé selon la mode barbaresque, s’avançait le roi d’Afrique. Il montait un coursier bai, à la noire crinière, au front blanc, et aux deux pieds de devant balsanés. Côte à côte avec lui, venait Roger, auquel l’altier Marsile n’avait pas dédaigné de servir d’écuyer.

Marchant à ses côtés, le roi Marsile portait le casque que Roger avait eu naguère tant de peine à arracher au roi de Tartarie, le casque célébré en de meilleurs chants que les miens, et que possédait, mille ans auparavant, le Troyen Hector. D’autres princes et d’autres barons s’étaient partagé le reste des armes dont devait se servir Roger, et qui étaient richement ornées de pierreries et d’or.

De son côté, Charles sortit de ses retranchements à la tête de ses gens d’armes, dans le même ordre et de la même façon que s’il était entouré de ses Pairs fameux, et Renaud marchait auprès de lui armé de toutes pièces, hormis le casque du roi Mambrin, que portait le paladin Ogier le Danois.

Les deux haches d’armes étaient portées, l’une par le duc Naymes, l’autre par Salomon, roi de Bretagne. D’un côté Charles groupe tous les siens, de l’autre se tiennent ceux d’Afrique et d’Espagne ; entre les deux armées un grand espace est laissé libre pour les deux combattants, avec défense à tout autre d’y pénétrer sous peine de mort.

Après que le second choix des armes eut été remis au champion de l’armée païenne, deux ministres de l’une et l’autre religion sortirent des rangs, portant les livres saints. Dans celui porté par notre ministre, était écrite la vie sublime du Christ ; l’autre était l’Alcoran. L’Empereur s’avança, l’Évangile en mains, le roi Agramant avec l’autre livre.

Arrivé à l’autel que ses gens lui avaient dressé, Charles leva les mains au ciel et dit : «  — O Dieu, qui as consenti à mourir pour racheter nos âmes de la mort ; ô Dame, dont la vertu fut si précieuse, que Dieu voulut prendre de toi la forme humaine, et qui le portas neuf mois dans ton sein béni, sans avoir perdu la fleur virginale ;

« Soyez-moi témoins de la promesse que je fais pour moi et pour mes successeurs au roi Agramant et à ceux qui lui succéderont dans le gouvernement de ses États, de lui donner chaque année vingt charges d’or pur si mon champion est aujourd’hui vaincu. Je promets en outre de conclure, à partir de ce moment, une trêve qui sera bientôt suivie d’une paix perpétuelle.

« Et si je manque à cela, que votre formidable colère à tous deux s’allume sur-le-champ, et se tourne contre moi seul et contre mes enfants, sans qu’aucun autre de ceux qui sont ici présents en soit atteint ; de sorte qu’on puisse voir ce qu’il en coûte de vous manquer de parole. —  » En parlant ainsi, Charles tenait la main sur l’Évangile, et les yeux fixés au ciel.

Puis Agramant se lève à son tour, et s’avance vers l’autel que les païens avaient richement orné. Là, il jure que non seulement il repassera la mer avec son armée, mais qu’il payera encore un tribut à Charles, si Roger est vaincu en ce jour. Il ajoute que la paix sera éternelle entre eux, ainsi que Charles vient de le dire.

De même que Charles, il invoque à haute voix le témoignage du grand Mahomet, sur le livre duquel il tient la main étendue, et promet d’observer tout ce qu’il vient de dire. Puis, chacun s’étant retiré dans son camp respectif, c’est au tour des deux champions à prêter serment, et voici dans quels termes il le font.

Roger promet que si son roi vient à troubler le combat, il ne consentira plus jamais à être son chevalier ni son baron, et se donnera tout entier à Charles. De son côté, Renaud jure que si son seigneur cherche à l’arrêter avant que lui ou Roger ne soit vaincu, il se fera chevalier d’Agramant.

Toutes ces cérémonies terminées, chacun se retire dans son camp et les trompettes ne tardent pas à donner, de leur voix claire, le signal du terrible combat. Voici que les deux adversaires, pleins d’ardeur, s’abordent, calculant leurs pas avec la plus grande attention et le plus grand art. Voici que l’assaut commence ; le fer résonne contre le fer, et les coups portent tantôt en haut, tantôt en bas.

Ils se frappent tantôt à la tête, tantôt aux pieds, du manche ou du fer de leur hache, et cela avec une telle adresse, une telle rapidité, qu’on ne serait pas cru si on voulait le raconter. Roger, qui combattait contre le frère de celle qui possédait son âme, mettait une telle hésitation à le frapper, qu’il en parut manquer de vaillance.

Il était plus attentif à parer qu’à frapper, et ne savait lui-même ce qu’il voulait faire. Il eût été si désolé de tuer Renaud, qu’il eût préféré mourir lui-même. Mais je sens que je suis arrivé au point où il convient de suspendre mon récit. Vous apprendrez le reste dans l’autre chant, si dans l’autre chant vous venez m’entendre.

CHANT XXXIX.

Argument. — Mélisse, au moyen d’un enchantement, fait qu’Agramant viole le pacte juré. Les deux armées en viennent aux mains, et les Maures ont le dessous. — Astolphe accomplit des prouesses en Afrique, et y crée une flotte. Ses compagnons et lui s’emparent de Roland, et Astolphe lui rend la raison. — Agramant s’étant embarqué avec ses troupes, rencontre la flotte chrétienne qui l’attaque.

La peine de Roger est véritablement plus dure, plus acerbe, plus forte que toute autre. Elle le fait souffrir de corps et plus encore d’esprit. Placé entre deux morts, il ne peut éviter l’une ou l’autre. S’il est vaincu par Renaud, il périra de sa main ; s’il le terrasse, la mort lui viendra de son épouse. Il sait bien en effet que, s’il tue le frère de Bradamante, il encourra la haine de celle-ci, et c’est ce qu’il redoute plus que le trépas.

Renaud, qui n’a point de semblable arrière-pensée, fait tous ses efforts pour obtenir la victoire. Il brandit sa hache d’un air impétueux et terrible, et dirige ses coups tantôt sur les bras, tantôt sur la tête de son adversaire. Le brave Roger pare en faisant tournoyer sa hache. Il bondit de çà, de là, et quand il frappe, il a soin de choisir l’endroit où il fera le moins de mal possible à Renaud.

Le combat paraît par trop inégal à la plupart des seigneurs païens. Roger met trop de mollesse dans l’attaque, tandis que le jeune Renaud le presse trop vivement. Le roi des Africains contemple l’assaut d’un air fâché. Il soupire, murmure, et accuse Sobrin de l’avoir induit en erreur, et de lui avoir donné un mauvais conseil.

Cependant Mélisse, vrai puits de science en fait d’enchantements ou de magie, avait quitté sa figure de femme pour prendre celle du grand roi d’Alger. Elle ressemblait à Rodomont de geste et de visage ; elle était couverte de la peau du dragon ; elle portait l’écu et l’épée semblables aux armes dont il se servait d’habitude ; rien ne manquait à la ressemblance.

Elle dirigea le démon auquel elle avait donné la forme d’un cheval, vers le fils du roi Trojan qui se tenait tout soucieux. D’une voix forte et d’un air courroucé, elle lui dit : «  — Seigneur, c’est en vérité une faute trop grande que d’avoir envoyé un jouvenceau inexpérimenté combattre contre un chevalier français si fort et si fameux, alors qu’il s’agit du sort et de l’honneur de l’Afrique.

« Ne laisse pas continuer plus longtemps ce combat qui tournerait trop à notre détriment. Rodomont est avec toi ; ne crains donc pas qu’il te mésarrive d’avoir rompu ton pacte et ton serment. Que chacun fasse voir comment taille son épée. Puisque je suis des vôtres, chacun de vous en vaut cent. —  » Ces paroles font une telle impression sur Agramant, que, sans plus réfléchir, il se précipite en avant.

Croyant avoir avec lui le roi d’Alger, il se soucie peu d’observer le pacte. Il n’aurait pas fait autant de cas de l’arrivée à son camp de mille chevaliers. En un instant, on voit de tous côtés s’abaisser les lances et éperonner les destriers. Quant à Mélisse, après avoir engagé la bataille par sa feinte apparition, elle disparaît subitement.

Les deux champions qui voient la foule envahir l’arène, contre tout accord, contre toute promesse, cessent de se combattre, et suspendent leur querelle ; ils se jurent mutuellement de ne prendre parti ni d’un côté, ni de l’autre, jusqu’à ce que l’on sache formellement par qui le pacte a été rompu, si c’est par le vieux Charles ou par le jeune Agramant.

Tous deux renouvellent le serment d’avoir pour ennemi celui qui aura manqué à sa foi. Cependant les guerriers des deux camps s’agitent en tumulte ; l’un se porte en avant, l’autre lâche pied ; les uns se conduisent en lâches, les autres se signalent parmi les plus vaillants. Tous montrent le même empressement à courir, mais les uns courent en avant, tandis que les autres vont en arrière.

De même que le lévrier qui voit le gibier fuir devant lui, sans qu’il puisse se joindre à la troupe des chiens, étant retenu par le chasseur, et qui se consume de rage, se tourmente, se plaint, se désespère, aboie vainement, se débat et tire sur sa laisse, ainsi Marphise et sa belle-sœur restent un instant indécises et comme retenues par l’indignation.

Jusque-là, elles avaient vu, dans la plaine spacieuse, une proie si riche sans qu’elles pussent y porter la main, retenues qu’elles étaient par le traité. Elles s’en plaignaient tout bas, et poussaient de vains soupirs. Maintenant qu’elles voient la trêve rompue, elles tombent joyeuses sur les masses africaines.

Marphise transperce, d’un coup de lance en pleine poitrine, le premier qu’elle rencontre. Le fer sort de deux brasses par le dos. Puis elle tire son épée, et, en moins de temps que je ne le raconte, elle brise quatre casques comme s’ils étaient de verre. Bradamante ne produit pas un effet moindre. Sa lance d’or couche à terre tous ceux qu’elle touche, sans cependant en occire un seul.

Les deux guerrières sont si près l’une de l’autre, qu’elles peuvent être témoins de leurs exploits réciproques. A la fin, elles se séparent, et se mettent à frapper sur les Sarrasins partout où les emporte leur colère. Qui pourra compter tous les guerriers que la lance d’or envoie mesurer la terre ? Qui pourra dire combien de têtes l’épée terrible de Marphise sépare de leurs corps ?

Comme on voit, lorsqu’au souffle de vents plus doux l’Apennin découvre ses épaules verdoyantes, deux torrents fangeux s’ébranler en même temps, et suivre, en descendant, des routes diverses ; déraciner le long de leurs rives escarpées les rochers et les arbres géants ; entraîner jusqu’au fond des vallées les terres et les récoltes, et lutter à qui fera le plus de dégâts sur leur passage ;

Ainsi les deux magnanimes guerrières, courant à travers le camp par des routes différentes, produisent de grands ravages parmi les bataillons africains, l’une avec la lance, l’autre avec l’épée. Agramant a beaucoup de peine à retenir autour de leurs bannières ses gens qui prennent de tous côtés la fuite. En vain il s’informe, en vain il regarde autour de lui ; il ne peut savoir ce qu’est devenu Rodomont.

C’est à son instigation qu’il a rompu — il le croit du moins — le traité pour lequel les dieux ont été pris à témoin. Il se repent d’avoir été si prompt à l’écouter. Il ne voit pas non plus Sobrin. Ce dernier s’est retiré dans Arles, repoussant toute complicité dans un tel parjure, dont à son avis la punition va, le jour même, retomber sur Agramant.

Marsile, lui aussi, s’est réfugié dans la ville, le cœur rempli d’indignation pour la foi violée. Aussi Agramant se trouve-t-il en un grand péril, au milieu des Italiens, des Allemands et des Anglais que conduit l’empereur Charles, et qui sont tous gens de haute valeur. Parmi eux, les paladins brillent comme des pierreries dans une broderie d’or.

A côté des paladins, se font remarquer, comme les meilleurs chevaliers qu’on puisse voir au monde, Guidon le sauvage, au cœur intrépide, et les deux illustres fils d’Olivier dont je ne veux pas rappeler ici les mérites, vous les ayant déjà signalés ailleurs. Ils égalent les deux guerrières en audace et en impétuosité, et font un massacre infini des Sarrasins.

Mais, laissant pour un moment cette mêlée, je veux passer la mer sans avoir besoin de navire. Je n’ai pas à m’occuper tellement des chevaliers de France, que j’en doive oublier Astolphe. Je vous ai déjà raconté la faveur que lui avait accordée le saint Apôtre, et il me semble vous avoir dit aussi que le roi Branzardo et le roi des Algazers avaient levé une armée pour marcher à sa rencontre.

Par leurs ordres, on avait levé, dans toutes les parties de l’Afrique, tous les gens qu’on avait pu, les infirmes aussi bien que les hommes valides. On faillit prendre jusqu’aux femmes. Agramant, dans son obstination à poursuivre sa vengeance, avait déjà, à deux reprises différentes, dépeuplé l’Afrique. Peu de gens y étaient restés, et ceux qu’on avait pu rassembler formaient une armée sans courage et débile.

Ils le montrèrent bien ; à peine eurent-ils aperçu de loin les ennemis, qu’ils s’enfuirent à la débandade. Astolphe les chassait, comme des troupeaux, devant ses troupes plus aguerries. Il joncha les champs de leurs cadavres, et peu d’entre eux purent rentrer à Biserte. Le vaillant Bucifar resta prisonnier. Quant au roi Branzardo, il se réfugia dans la ville,

Plus affligé de la prise de Bucifar que de la perte de tout le reste. Biserte était une grande ville ; ses remparts avaient besoin de grandes réparations, et Bucifar seul pouvait mener à bien cette entreprise. Il aurait payé cher pour le racheter. Pendant qu’il y songeait, tout soucieux et tout chagrin, il se souvint que, depuis plusieurs mois déjà, il retenait prisonnier le paladin Dudon.

Le roi de Sarze l’avait fait prisonnier près du rivage de Monaco, lors de sa première expédition. Depuis ce temps, Dudon, qui avait pour père Ogier le Danois, était resté en captivité. Branzardo résolut de l’échanger contre le roi d’Algazer, et envoya un messager au capitaine des Nubiens, que ses espions lui avaient dit être Astolphe d’Angleterre.

Astolphe, en sa qualité de paladin, comprendrait qu’il était de son devoir de délivrer un paladin. En effet, aussitôt que le gentil duc apprit la nouvelle, il s’empressa d’acquiescer à la proposition du roi Branzardo ; Dudon, une fois délivré, combla le duc de remerciements, et se mit à sa disposition pour toutes les choses concernant la guerre, soit sur mer, soit sur terre.

Astolphe avait une armée immense, capable de conquérir sept royaumes comme celui d’Afrique. Se rappelant que le saint vieillard lui avait ordonné d’arracher la Provence et le rivage d’Aigues-Mortes des mains des Sarrasins qui s’en étaient emparés, il choisit, parmi ceux de ses soldats qui lui parurent le moins inaptes à la navigation, une nouvelle troupe aussi nombreuse que possible.

Puis, tenant ses deux mains pleines de feuilles de toute sorte, arrachées aux lauriers, aux cèdres, aux oliviers, aux palmiers, il vint au bord de la mer et les jeta dans les flots. O bienheureux ceux que le ciel chérit, grâce que Dieu accorde rarement aux mortels ! ô l’étonnant miracle qui se produisit avec ces feuilles, dès qu’elles eurent touché l’eau !

Elles grandirent hors de toute prévision ; elles se recourbèrent, s’allongèrent, s’alourdirent ; les veines qui les sillonnaient d’abord se changèrent en madriers et en grosses traverses. La pointe garda sa forme aiguë. En un mot, elles devinrent toutes des navires de formes diverses, de diverses qualités, selon qu’elles avaient été cueillies sur des arbres différents.

Ce fut vraiment un miracle de voir toutes ces feuilles éparses se changer en fustes, en galères, en navires de haut bord. Ce fut un miracle aussi que de les voir toutes pourvues de voiles, de cordages et de rames, selon la nature de chaque vaisseau. Quant aux marins, le duc n’en manqua pas ; les Sardes et les Corses, dont le pays était voisin, lui fournirent des nochers, des patrons et des pilotes.

Les gens de toute sorte qui montèrent la flotte furent au nombre de vingt-six mille. Dudon leur fut donné pour capitaine. C’était un chevalier sage, aussi expérimenté sur terre que sur mer. La flotte était encore mouillée le long du rivage mauresque, lorsqu’arriva un navire chargé de prisonniers de guerre.

Il portait ceux que l’audacieux Rodomont avait pris sur le pont dangereux où l’espace était si étroit pour jouter, ainsi que je vous l’ai déjà dit plusieurs fois. Parmi ces prisonniers se trouvait le cousin du comte, le fidèle Brandimart, Sansonnet et d’autres chevaliers d’Allemagne, d’Italie et de Gascogne, dont je n’ai point à parler.

Le pilote, qui n’avait point aperçu la flotte ennemie, entra dans la rade avec sa galère, laissant à plusieurs milles derrière lui le port d’Alger où il voulait primitivement aborder, et dont un vent violent avait détourné son navire. Il croyait arriver au milieu des siens et dans un lieu sûr, de même que Progné rentrant à son nid babillard.

Mais, en apercevant l’aigle impériale, les lys d’or et les léopards, il pâlit comme celui qui a mis par mégarde le pied sur un serpent venimeux endormi sous l’herbe, et qui, saisi d’épouvante, se retire et fuit l’horrible bête gonflée de poison et de rage.

Il était trop tard pour fuir avec ses prisonniers. C’est ainsi que Brandimart, Olivier, Sansonnet, et beaucoup d’autres, furent délivrés par le duc et par le fils d’Ogier qui les abordèrent d’un visage joyeux et ami. En revanche, celui qui les conduisait fut condamné à ramer sur la galère.

Comme je viens de vous le dire, les chevaliers chrétiens furent bien accueillis par le fils d’Othon, qui leur fit dresser une riche table sous une tente, et leur fit donner toutes les armes qui leur étaient nécessaires. Par amitié pour eux, Dudon différa son départ. Il pensait qu’un entretien avec de tels chevaliers valait mieux pour lui que d’arriver un jour ou deux plus tôt.

Il apprit par eux en quel état se trouvaient la France et Charles, et à quel endroit il devait plus sûrement et plus avantageusement aborder. Pendant qu’il écoutait les nouvelles qu’ils lui donnaient, on entendit s’élever une rumeur qui allait en grandissant, suivie du cri : Aux armes ! poussé avec une telle force, qu’ils ne surent tout d’abord que penser.

Le duc Astolphe et la brillante compagnie avec laquelle il tenait conversation, furent en un moment armés et en selle. Ils se dirigèrent en toute hâte là où s’élevaient les cris les plus perçants, s’informant sur leur chemin de la cause d’une telle rumeur. Ils arrivèrent enfin à un endroit où ils virent un homme tout nu et à l’air si féroce, qu’il tenait à lui seul tout le camp en échec.

Il avait en main un bâton, dont il s’escrimait avec tant de force et d’adresse, que chaque fois qu’il frappait, un homme tombait en pire état que s’il eût été malade. Il en avait déjà assommé plus de cent, et l’on tirait de loin sur lui à coups de flèche, car personne n’osait plus l’attaquer de près.

Dudon, Astolphe, Brandimart et Olivier, accourus en toute hâte, s’arrêtèrent, émerveillés de la force prodigieuse et de la vaillance déployées par ce furieux. Soudain, ils virent venir au galop, sur un palefroi, une damoiselle vêtue de noir, qui courut à Brandimart, et, l’ayant salué, lui jeta en même temps les bras autour du cou.

C’était Fleur-de-Lys, dont le cœur brûlait d’un si grand amour pour Brandimart, qu’elle avait failli devenir folle de douleur, quand il avait été fait prisonnier à l’attaque du pont. Ayant appris par le païen qui l’avait capturé, qu’il avait été envoyé dans la ville d’Alger avec beaucoup d’autres chevaliers, elle avait traversé la mer.

Comme elle cherchait les moyens de passer en Afrique, elle avait trouvé à Marseille un navire venant du Levant, et qui portait un vieux chevalier au service du roi Monodant. Ce vieux serviteur avait parcouru un grand nombre de provinces, errant sur mer et sur terre, à la recherche de Brandimart. Il avait appris en chemin qu’il le trouverait en France.

Ayant reconnu Bardin, le même qui jadis avait enlevé à son père le jeune Brandimart et l’avait élevé à la Roche des Bois, Fleur-de-Lys apprit de lui les motifs de son voyage, et lui racontant à son tour comment Brandimart était passé en Afrique, elle l’avait décidé à s’embarquer avec elle.

Dès qu’ils furent à terre, ils apprirent qu’Astolphe assiégeait Biserte. On leur dit, mais non d’une manière certaine, que Brandimart était auprès de lui. A cette nouvelle, Fleur-de-Lys s’était empressée d’accourir, comme on vient de le voir, et son allégresse indiquait combien avait été grande son angoisse passée.

Le gentil chevalier, non moins joyeux de revoir sa fidèle et chère épouse qu’il aimait plus que toute autre chose au monde, la serra dans ses bras, et lui fit le plus doux accueil. Il ne pouvait se rassasier de la couvrir de baisers. Enfin, levant les yeux, il aperçut Bardin qui était venu avec la dame.

Tendant les mains vers lui, il courut l’embrasser, et lui demanda en même temps pourquoi il était venu ; mais le désordre qui régnait dans le camp ne lui permit pas d’entendre la réponse. Chacun fuyait devant le bâton que le fou, tout nu, faisait tournoyer pour s’ouvrir un passage. Fleur-de-Lys, l’ayant regardé au visage, cria à Brandimart : «  — C’est le comte ! —  »

En même temps, Astolphe qui était aussi accouru, comprit, à certains signes que lui avaient révélés les divins vieillards dans le paradis terrestre, que c’était en effet Roland. Sans ces deux circonstances, il eût été impossible de reconnaître le noble prince qu’une longue folie avait rendu plus semblable à une bête brute qu’à un homme.

Astolphe, le cœur ému de pitié, se retourne en pleurant, et dit à Dudon qui était près de lui, ainsi qu’à Olivier : «  — C’est Roland ! —  » Ceux-ci fixant attentivement les regards sur le fou, finissent par le reconnaître, et se sentent remplis d’étonnement et de pitié en le retrouvant dans un tel état.

La plupart de ces seigneurs pleuraient, tellement leur douleur était forte : «  — Ce n’est pas le moment de pleurer sur lui, — leur dit Astolphe, — mais bien de trouver le moyen de le rappeler à la raison. —  » Et aussitôt il descend de cheval. Brandimart, Sansonnet, Olivier et Dudon en font autant, et tous s’avancent en même temps vers le neveu de Charles, dans l’intention de le saisir.

Roland, se voyant entouré, brandit son bâton en fou, en désespéré. Il en assène un coup terrible à Dudon qui, la tête protégée par son écu, cherche à s’approcher de lui. Si Olivier n’avait pas amorti le coup avec son épée, le bâton aurait brisé l’écu, le casque, la tête et le buste.

L’écu seul est brisé, et le coup s’abat sur le casque comme une tempête ; Dudon tombe à terre. Au même moment, Sansonnet, du tranchant de son épée, porte un tel coup, que le bâton est coupé net à plus de deux brasses. Brandimart saisit le comte par derrière et le serre aussi fortement qu’il peut dans ses deux bras, tandis qu’Astolphe le saisit par les jambes.

Roland se débat, et envoie rouler l’Anglais à dix pas ; mais il ne peut faire lâcher prise à Brandimart qui l’étreint avec une force nouvelle. Olivier s’étant un peu trop approché, il lui applique un coup de poing si rude et si violent, qu’il le renverse pâle et sans vie, et rendant le sang par le nez et par les yeux.

Et si ce n’eût été le casque excellent qu’avait Olivier, ce coup de poing l’aurait tué. Quoi qu’il en soit, il tombe comme s’il allait rendre son âme à Dieu. Dudon et Astolphe se sont relevés ; le premier a la figure tout enflée. Tous deux se joignent à Sansonnet dont le beau coup d’épée vient de briser en deux le bâton, et tous se jettent ensemble sur Roland.

Dudon l’étreint vigoureusement par derrière, tout en cherchant à le renverser avec le pied. Astolphe et les autres l’ont pris par les bras. A eux tous, ils ne peuvent encore le contenir. Celui qui a vu le taureau auquel on donne la chasse courir en mugissant, emportant avec lui, sans pouvoir s’en débarrasser, les chiens féroces pendus à ses oreilles,

Pourra se faire une idée de Roland entraînant avec lui tous ces guerriers. Cependant, Olivier se relève de l’endroit où le formidable coup de poing l’avait étendu. Il voit combien il sera difficile de mettre le projet d’Astolphe à exécution. Soudain, il imagine un moyen pour faire tomber Roland, et ce moyen lui réussit en effet.

Il se fait apporter plusieurs cordes auxquelles il fait faire des nœuds coulants que l’on passe aux jambes et aux bras du comte, puis il donne le bout des cordes à tenir à plusieurs des assistants. Grâce à ce moyen, employé par le maréchal-ferrant pour renverser les chevaux et les bœufs, Roland est enfin couché à terre.

Dès qu’il est renversé, tous se jettent sur lui, et lui lient fortement les pieds et les mains. Roland se débat avec fureur, mais tous ses efforts sont vains. Astolphe ordonne qu’on l’emporte, afin de procéder à sa guérison. Dudon, le plus vigoureux de tous, le charge sur ses épaules, et le porte sur l’extrême bord de la mer.

Astolphe le fait laver sept fois et le fait plonger sept fois dans l’eau, jusqu’à ce que sa figure et tout son corps soient débarrassés de la saleté qui les recouvrent. Puis, au moyen de certaines herbes cueillies à cet effet, il lui fait fermer hermétiquement la bouche, ne voulant le laisser respirer que par le nez.

Astolphe avait fait apporter la fiole dans laquelle était renfermé le bon sens de Roland. Il la lui met sous le nez, de façon qu’en respirant, il la vide entièrement. O merveille ! la raison revient à Roland comme avant sa folie ; son intelligence renaît dans ses paroles, plus lucide et plus nette que jamais.

Comme celui qui, après avoir été plongé dans un sommeil lourd et pénible, où il a vu en songe des monstres aux formes horribles qui n’existent pas et qui ne sauraient exister, une fois maître de ses sens et réveillé, s’étonne encore de son rêve étrange et confus, ainsi Roland, guéri de sa folie, reste étonné et stupéfait.

Pensif, il regarde Brandimart, le frère de la belle Aude, et celui qui lui a remis son bon sens dans la tête, et ne s’explique pas comment et depuis quand il est là. Il tourne les yeux de côté et d’autre, et ne peut comprendre où il est. Il s’étonne de se voir nu et garrotté des pieds à la tête.

Puis, comme autrefois Silène à ceux qui l’avaient surpris dans une grotte obscure, il dit : Déliez-moi, d’un air si calme, avec un regard si tranquille, qu’on s’empresse de le délier et de lui passer des vêtements qu’on a eu soin de préparer. Tous s’efforcent d’apaiser la douleur qui s’empare de lui au souvenir de son erreur passée.

A peine Roland est-il revenu dans son premier état, plus sage et plus sain d’esprit que jamais, qu’il se sent guéri de son amour. Celle qui lui semblait naguère si belle et si charmante, celle qu’il avait tant aimée, ne lui paraît plus qu’une méprisable et vile créature. Tous ses vœux, tous ses désirs ne tendent plus qu’à regagner ce que l’amour lui a fait perdre.

Cependant Bardin apprit à Brandimart que son père Monodant était mort, et qu’il venait lui offrir le trône, de la part de son frère Gigliant et des populations qui habitent l’archipel et les rivages du Levant. Il n’était pas au monde de royaume plus riche, plus peuplé, plus agréable.

Il lui dit, entre autres raisons, que la patrie était une douce chose, et qu’une fois qu’il en aurait goûté, il prendrait à tout jamais en haine la vie errante. Brandimart lui répondit qu’il voulait servir Charles et Roland pendant toute cette guerre, et que s’il pouvait en voir la fin, il songerait ensuite bien mieux à ses propres affaires.

Le jour suivant, le fils d’Ogier le Danois mit à la voile pour la Provence. Après son départ, Roland se renferma avec le duc, et apprit de lui où en étaient les hostilités. Puis il fit bloquer complètement Biserte, tout en laissant l’honneur de la victoire au duc anglais. Mais celui-ci ne faisait rien qu’après avoir pris les instructions du comte.

De quelle façon s’entendirent-ils pour donner l’assaut à Biserte, de quel côté et à quel moment la ville fut-elle assaillie ; comment fut-elle prise à la première attaque, et quelle fut la part de Roland dans ce glorieux fait d’armes ; si je ne vous le dis pas tout de suite, ne vous en tourmentez pas, car je ne tarderai pas à y revenir. Qu’il vous plaise pour le moment de savoir comment les Français donnèrent la chasse aux Maures.

Le roi Agramant se vit abandonné quasi de tous ses soldats en ce péril extrême. Marsile, ainsi que le roi Sobrin, était rentré dans la ville, avec un grand nombre de troupes païennes, mais ne se croyant pas en sûreté derrière les murailles, ils s’étaient réfugiés sur la flotte, et leur exemple avait été suivi par une foule de chefs et de chevaliers maures.

Cependant Agramant soutint le combat jusqu’à ce que, la résistance n’étant plus possible, il fût obligé de battre en retraite, et de rentrer dans la ville par la porte la moins éloignée. Rabican le poursuivait de près, excité par Bradamante, qui brûlait de se venger, par sa mort, de ce qu’il lui avait tant de fois enlevé son Roger.

Marphise avait le même désir dans le but de tirer une vengeance tardive du meurtre de son père. Elle enfonçait ses éperons dans le ventre de son destrier. Mais ni l’une ni l’autre n’arriva à temps. Le roi put entrer dans la ville, et de là se réfugier sur la flotte.

Comme deux belles et ardentes léopardes, qui ont rompu leur laisse, et qui, après avoir en vain poursuivi les cerfs ou les daims légers, s’en reviennent la tête basse, et pleines de dépit, ainsi s’en revinrent en soupirant les deux donzelles, lorsqu’elles eurent vu le païen disparaître sain et sauf.

Elles ne s’arrêtent point pour cela ; mais elles se jettent dans la foule des autres fuyards, renversant de çà, de là, à chaque botte, nombre de gens qui ne se relevèrent plus jamais. Les malheureux ne pouvaient même pas trouver leur salut dans la fuite, Agramant ayant, pour sa propre sécurité, fait fermer la porte qui donnait sur le camp,

Et rompre tous les ponts sur le Rhône. Ah ! plèbe infortunée, lorsque tu n’es plus utile au tyran, l’on te traite comme un troupeau de moutons et de chèvres ! Les uns se noient dans le fleuve et dans la mer, les autres rougissent les sillons de leur sang. Un grand nombre périrent ; fort peu furent faits prisonniers, car la plupart n’auraient pu payer de rançon.

Dans cette bataille suprême, le nombre des morts fut si grand de part et d’autre — quoique cependant les pertes des Sarrasins eussent été beaucoup plus considérables, grâce à Bradamante et à Marphise — qu’on en voit encore les traces en cet endroit. Tout autour d’Arles, la campagne, où le Rhône forme comme un lac, est couverte de tombes.

Cependant le roi Agramant avait fait prendre le large à ses plus gros navires, laissant quelques-uns des plus légers à la disposition de ceux qui pourraient se sauver. Il y resta pendant deux jours, soit pour recueillir ceux qui pourraient se sauver, soit parce que les vents étaient contraires et mauvais ; le troisième jour, il mit à la voile, croyant pouvoir retourner en Afrique.

Le roi Marsile, ayant grand’peur que l’Espagne ne payât les frais de la guerre, et que l’horrible tempête ne s’abattît en dernier lieu sur ses États, se transporta en toute hâte à Valence, où il fit sur-le-champ réparer châteaux et forteresses, et presser les préparatifs de la guerre qui devait par la suite amener sa ruine et celle de ses amis.

Agramant faisait voile vers l’Afrique avec des navires mal armés et presque vides d’équipages. Les rares soldats qu’elle ramenait, se lamentaient de ce que les trois quarts d’entre eux étaient restés en France. Les uns traitaient le roi d’orgueilleux, les autres l’appelaient cruel, d’autres le qualifiaient de fou, et, comme il advient en pareil cas, tous le maudissaient en secret. Mais la crainte qu’ils en ont les fait rester cois.

C’est à peine si parfois deux ou trois amis, sûrs de leur discrétion, épanchaient entre eux leur colère et leur rage. Toutefois le malheureux Agramant s’imaginait encore que chacun l’aimait et le plaignait, car il ne voyait autour de lui que des visages composés, et n’entendait jamais que des paroles d’adulation mensongère.

On avait conseillé au roi africain de ne pas aborder à Biserte, car on avait la nouvelle certaine que le port et tout le littoral étaient au pouvoir de l’armée nubienne. Il ferait bien, en conséquence, de s’en éloigner assez pour que le débarquement ne fût pas inquiété. Une fois à terre, il se porterait à droite, au secours de son malheureux peuple.

Mais son destin implacable ne lui permit pas d’exécuter un projet si sage. Il lui fit rencontrer la flotte, miraculeusement formée avec des feuilles d’arbre, et qui s’en venait, fendant les ondes, du côté de la France. Pour comble de malechance, la rencontre eut lieu pendant la nuit, par un temps nébuleux, obscur et triste, alors que la flotte d’Agramant était le plus en désordre.

Aucun espion n’avait prévenu Agramant qu’Astolphe envoyait à sa rencontre une flotte si considérable. Quand bien même on le lui aurait dit, il n’aurait jamais cru que, d’un seul rameau, il eût pu tirer cent navires. Il s’avançait donc sans crainte, et ne pouvait s’imaginer que quelqu’un fût assez audacieux pour lui barrer le passage. Il n’y avait ni garde, ni vigie dans les huniers, pour signaler les navires en vue.

De sorte que les bâtiments confiés par Astolphe à Dudon, et qui étaient montés par des soldats intrépides, ayant un soir aperçu la flotte d’Agramant, se dirigèrent droit sur elle, et purent l’assaillir à l’improviste. Dès qu’à leur accent ils eurent reconnu que c’étaient bien des Maures, c’est-à-dire leurs ennemis, les gens de Nubie jetèrent les grappins, et tendirent les chaînes.

Poussés par un vent favorable, les lourds navires de Dudon abordèrent ceux des Sarrasins avec une telle impétuosité, qu’ils en coulèrent un grand nombre au premier choc. Puis on commença à lancer le fer, le feu et d’énormes pierres en si grande quantité, que la mer n’avait jamais vu tempête pareille.

Les gens de Dudon, redoublant d’ardeur et de force à la pensée que l’heure était enfin venue de venger sur les Sarrasins plus d’un méfait, faisaient pleuvoir sur leurs adversaires, de près et de loin, une telle masse de projectiles, que la flotte d’Agramant ne savait comment s’en préserver. Un nuage de flèches fondait sur elle, tandis que sur les flancs elle était assaillie à coups d’épées, de grappins, de piques et de haches.

De gros rochers, lancés par de puissantes machines, retombaient d’une grande hauteur sur les navires ennemis, fracassant les poupes et les proues, entr’ouvrant les coques où la mer se précipitait par de larges ouvertures. Mais les plus grands dommages étaient causés par les incendies, prompts à s’allumer, et difficiles à éteindre. La chiourme infortunée, voulant fuir ce grand péril, retombait dans un péril plus grand.

Les uns, chassés par le fer de l’ennemi, se jetaient dans la mer où ils se noyaient ; les autres, jouant à temps des pieds et des bras, essayaient de se sauver tantôt dans une barque, tantôt dans une autre. Mais celles-ci, déjà trop chargées, les repoussaient impitoyablement, et la main des malheureux qui avaient déjà saisi le bord était tranchée d’un coup de hache et restait accrochée au bateau, tandis que le reste du corps retombait dans les flots qu’il rougissait de son sang.

D’autres, après avoir espéré se sauver à la nage, voyant que personne ne venait à leur secours, et sentant la force et l’haleine leur manquer, bravaient les flammes qu’ils avaient fui tout d’abord. La crainte de se noyer leur faisait saisir quelque morceau de bois enflammé, et pour fuir un genre de mort, ils s’exposaient à deux.

D’autres enfin, pour échapper à l’épée et à la hache de l’ennemi levées sur leur tête, se précipitaient en vain dans la mer ; les pierres et les flèches ne leur laissaient pas le temps de gagner le large. Mais peut-être serait-il utile et sage de finir là mon chant, pendant qu’il vous intéresse encore, plutôt que de le poursuivre jusqu’à ce qu’il vous ennuie.

CHANT XL.

Argument. — La flotte d’Agramant ayant été battue et brûlée, les chrétiens assiègent Biserte qui est prise d’assaut, mise au pillage et livrée aux flammes. Agramant se réfugie à Lampéduse avec Sobrin. Ayant trouvé Gradasse dans cette île, ils arrêtent tous les trois le projet de défier Roland et deux autres chevaliers chrétiens au combat. Roland accueille volontiers cette offre, et choisit pour compagnons Brandimart et Olivier. — Entre temps, Roger, retournant à Arles, délivre sept rois africains que Dudon conduisait prisonniers, et en vient aux mains avec ce dernier.

Il serait trop long de m’appesantir sur les diverses péripéties de ce combat naval. Il me semble du reste que vous les décrire, à vous, magnanime fils de l’invincible Hercule, ce serait, comme on dit, porter des vases à Samos, des chouettes à Athènes et des crocodiles en Égypte. Alors que je ne puis vous en parler que d’après ouï-dire, vous, seigneur, vous en voyez et vous en faites voir aux autres d’admirables.

Vous donnâtes, comme sur un théâtre, un grand spectacle à votre peuple fidèle, la nuit et le jour où vous lui montrâtes la flotte ennemie écrasée, à l’embouchure du Pô [11] , entre le fer et le feu. Vos sujets purent entendre les cris et les plaintes, et contempler les ondes teintes de sang humain. Vous vîtes, et vous fîtes voir de combien de manières on peut trouver la mort dans ce genre de combat.

Quant à moi, je ne pus le voir, car depuis six jours j’étais parti, et j’allais, changeant de voiture, d’heure en heure, me jeter en toute hâte aux pieds sacrés du grand Pasteur, pour lui demander secours. Vous n’eûtes besoin, il est vrai, ni de cavaliers ni de fantassins, car pendant ce temps vous brisâtes si bien les griffes et les dents du Lion d’or, que depuis ce jour je ne l’ai plus entendu rugir.

Mais Alphonse Trotto qui assistait à la bataille, ainsi qu’Annibal et Pierre Moro, Affranio, Albert, les trois Ariostes, le Bagno, et le Zerbinetto, me la racontèrent avec de si grands détails, que j’en eus une parfaite connaissance. Le grand nombre de drapeaux que je vis plus tard suspendus aux voûtes du temple, et les milliers de galères et de vaisseaux captifs sur ces rives, me confirmèrent leur récit.

Tous ceux qui furent témoins des incendies, des naufrages, des massacres multiples que vous fîtes éprouver à la flotte ennemie, jusqu’à ce que le dernier vaisseau fût pris, digne vengeance de nos palais brûlés, pourront s’imaginer les pertes et le désastre essuyés par la malheureuse armée d’Agramant, assaillie en pleine mer par Dudon, pendant une nuit obscure.

Il était nuit, et quand l’âpre bataille commença, c’est à peine si l’on pouvait distinguer les objets. Mais quand le soufre, la poix et le bitume, répandus à profusion, eurent allumé une flamme dévorante aux flancs des navires et des galères mal défendus, chacun voyait si clairement autour de lui, que la nuit parut changée en jour.

Agramant, trompé par l’obscurité, avait fait assez peu de cas de la flotte ennemie ; ne croyant pas avoir à faire à un si grand nombre de navires, il pensait pouvoir leur résister. Mais quand les ténèbres furent dissipées et qu’il vit — ce qu’il ne croyait pas tout d’abord — que les vaisseaux ennemis étaient deux fois plus nombreux que les siens, il changea bien vite d’avis.

Montant, avec des serviteurs dévoués, sur la barque la plus légère qu’on pût trouver, et dans laquelle il avait fait placer Bride-d’Or et ce qu’il avait de plus précieux, il se glissa silencieusement entre les navires, jusqu’à ce qu’il se trouvât en sûreté, loin des siens que Dudon continuait d’exterminer. Pendant que les malheureux étaient brûlés par le feu, engloutis dans les flots et détruits par le fer, lui, qui était cause de leur perte, s’enfuyait sain et sauf.

Agramant fuyait, ayant avec lui Sobrin. Il se plaignait de n’avoir pas voulu le croire quand il avait prévu, avec le coup d’œil d’un devin, les malheurs qui étaient arrivés. Mais revenons au paladin Roland qui conseillait à Astolphe de détruire Biserte avant qu’elle fût secourue, de sorte qu’elle ne pût jamais plus guerroyer contre la France.

Le camp fut publiquement prévenu de se tenir prêt pour le troisième jour. En prévision d’une attaque, Astolphe avait conservé avec lui un grand nombre de navires, car il ne les avait pas tous donnés à Dudon. Il en donna le commandement à Sansonnet, aussi bon guerrier sur mer qu’en terre ferme. Celui-ci vint se poster en face de Biserte, à un mille environ du port, où il fit jeter l’ancre.

En vrais chrétiens, Astolphe et Roland, qui ne se lançaient jamais dans aucun péril sans avoir imploré Dieu, firent ordonner dans toute l’armée des prières publiques et des jeûnes. Ils firent prévenir qu’au troisième jour, au signal donné, chacun se tînt prêt à donner l’assaut à Biserte, qui, une fois prise, serait livrée au sac et à l’incendie.

En conséquence, après que les abstinences et les prières eurent été scrupuleusement observées, les parents, les amis, et ceux qui se connaissaient entre eux, commencèrent à s’inviter réciproquement. Quand ils eurent restauré leurs corps fatigués et épuisés par le jeûne, ils s’embrassèrent en pleurant, ainsi qu’on fait quand on se sépare de ses plus chers amis pour aller en voyage.

Dans Biserte, les prêtres sacrés, mêlant leurs supplications à celles de la population plaintive, se frappaient la poitrine, et versaient des torrents de larmes, et invoquaient leur Mahomet, qui ne les entendait pas. Que de veilles, que d’offrandes, que de promesses furent faites dans chaque famille, ainsi que publiquement dans les temples, au pied des autels et des statues, afin d’éterniser le souvenir de leurs périls extrêmes !

Après que le peuple eut été béni par le Cadi, chacun prit les armes, et courut aux remparts. La belle Aurore était encore étendue dans son lit, auprès de son époux Tython, et le ciel était plongé dans l’obscurité, lorsque Astolphe d’un côté, Sansonnet de l’autre, donnèrent l’ordre de prendre les armes ; puis, au signal donné par le comte, on assaillit Biserte avec impétuosité.

Biserte était baignée de deux côtés par la mer ; le reste de la ville s’étendait dans l’intérieur des terres. Ses murs avaient été jadis très solidement construits. Mais ils étaient anciens, et l’on n’avait pu y faire que fort peu de réparations, car Branzardo, contraint de s’y réfugier, manquait non seulement d’ingénieurs et d’ouvriers, mais du temps nécessaire.

Astolphe enjoint au roi des Nègres de faire assaillir les merlons et les créneaux par ses frondeurs et ses archers, de telle façon que les assiégés ne puissent s’y montrer. Cela permet à ses fantassins et à ses cavaliers, chargés de pierres, de poutres, de fascines et d’autres matériaux, d’arriver sains et saufs jusqu’au pied des remparts.

Les fascines et les pierres passent de main en main ; chacun jette sa charge dans les fossés dont on avait détourné l’eau dès la veille, de sorte qu’on en pouvait voir le fond fangeux. Les fossés ne tardent pas à se combler jusqu’au niveau de la campagne. Astolphe, Roland et Olivier se préparent à escalader les murailles avec leur infanterie.

Les Nubiens, impatients de tout retard, et poussés par l’espoir du pillage, s’avancent, sans se soucier du danger. Abrités sous leurs boucliers formant tortue, ils portent les béliers et les autres instruments propres à faire brèche dans les tours, et à rompre les portes élevées. En un clin d’œil ils sont aux remparts, mais les Sarrasins ne se laissent point surprendre.

Faisant pleuvoir, comme une tempête, le fer, le feu, les merlons et les créneaux, ils brisent, entr’ouvrent le toit formé par les boucliers, ainsi que les pièces des machines au moyen desquelles les assiégeants cherchent à leur nuire. Tant que dure l’obscurité, les troupes chrétiennes ont fort à souffrir ; mais dès que le soleil est sorti de sa riche demeure, la Fortune tourne le dos aux Sarrasins.

De tous les côtés à la fois, du côté de la mer comme sur la terre ferme, le comte Roland fait renforcer les troupes qui montent à l’assaut. Sansonnet, dont la flotte est restée au large, entre dans le port et s’adosse au rivage. De là, il attaque vigoureusement les murs de la ville à coups de fronde et de flèches. En même temps, il fait préparer les échelles et tout ce qui est nécessaire pour monter à l’assaut.

Du côté où la ville s’enfonce dans les terres, Olivier, Roland, Brandimart, et celui qui a naguère montré tant d’audace en s’élevant dans les airs, livrent une âpre et rude bataille. Chacun d’eux s’avance à la tête d’une partie de l’armée qu’ils ont divisée en quatre. L’un s’attaque aux remparts, l’autre aux portes, les autres ailleurs ; tous donnent des preuves éclatantes de courage.

On peut ainsi bien mieux juger de la valeur de chacun, que s’ils étaient confondus dans les rangs, car mille regards sont fixés sur eux, et peuvent voir quel est celui qui remporte le premier prix ou qui se signale entre tous. Les tours en bois sont amenées sur des chariots ; les éléphants portent d’autres tours semblables qui dominent ainsi les créneaux des remparts.

Brandimart accourt ; il applique une échelle au mur, y monte et excite les autres à l’imiter. Une foule intrépide le suit, rassurée par celui qu’elle voit à sa tête. Personne ne regarde et n’a souci de savoir si l’échelle pourra supporter un poids si considérable. Brandimart ne voit que l’ennemi. Tout en combattant, il monte et finit par saisir un créneau.

Il s’y cramponne des pieds et des mains, saute sur les remparts et fait tournoyer son épée. Il heurte, il renverse, il fend, il perfore, il écrase tout ce qu’il rencontre, et fait mille prouesses. Soudain, l’échelle se brise sous le poids trop lourd qu’elle porte, et tous les assaillants, sauf Brandimart, retombent pêle-mêle dans les fossés.

L’audace du chevalier n’en est pas diminuée ; il ne songe nullement à reculer, bien qu’il ne se voie plus suivi par aucun des siens, et qu’il soit en butte à tous les efforts des assiégés. Plusieurs de ses soldats lui crient — mais il ne veut pas les écouter — de revenir sur ses pas. Il s’élance d’un bond dans la ville, du haut des remparts, de plus de trente brasses d’élévation.

Comme s’il fût tombé sur de la plume ou de la paille, il touche terre sans se faire aucun mal. Il frappe, il taille, il transperce tout ce qui est devant lui. Il se rue à droite et à gauche, et met ses adversaires en fuite. Ceux du dehors, qui l’ont vu sauter à l’intérieur des remparts, tremblent qu’il ne soit pas secouru à temps.

Une longue rumeur éclate dans tout le camp ; elle court de bouche en bouche ; elle s’élève comme un immense murmure. La nouvelle se répand de toutes parts ; chacun la raconte à sa façon en exagérant le danger. Sans arrêter un instant ses ailes rapides, elle arrive aux oreilles de Roland, du fils d’Othon et d’Olivier, occupés à livrer l’assaut sur plusieurs points différents.

Ces guerriers, et surtout Roland, qui aiment Brandimart, le tiennent en grande estime. Comprenant que, s’ils tardent à le secourir, ils auront à regretter la perte d’un si illustre compagnon d’armes, ils saisissent les échelles et escaladent de tous côtés les remparts, avec un visage si fier, si altier, avec un air si résolu, si vaillant, que leurs regards font trembler les ennemis.

Lorsque, sur la mer qui frémit sous la tempête, les ondes assaillent le téméraire navire, et, dans leur rage dédaigneuse, cherchent à l’envahir tantôt par la proue, tantôt par ses parties basses, le pâle nocher soupire, gémit, et, perdant la tête, ne sait plus ce qu’il doit faire pour éviter le danger. Une vague plus forte arrive enfin, pénètre dans le navire, et toutes les autres se précipitent derrière elle.

De même, une fois que les trois chevaliers se sont établis sur les remparts, le passage ouvert par eux est assez large pour que les assaillants, qui montent par mille échelles, puissent les suivre à couvert. Pendant ce temps, des brèches ont été pratiquées en plusieurs endroits, et l’on peut, de divers côtés, porter secours à l’audacieux Brandimart.

On sait avec quelle fureur l’orgueilleux roi des fleuves s’ouvre un âpre sentier dans les champs d’Ocnus [12] , alors qu’il a rompu ses digues. Il entraîne les sillons fertiles et les récoltes ; il emporte des troupeaux entiers avec le berger et ses chiens, et les poissons se jouent entre les branches des ormes, là où les oiseaux seuls voltigent d’habitude.

C’est avec une fureur pareille, que la foule impétueuse des assiégeants se précipite le fer au poing, l’œil ardent, par toutes les brèches des remparts, pour livrer à la destruction la population si mal défendue. Les meurtres, les rapines, les violences envers les personnes et les propriétés portent en un instant la ruine dans la riche et triomphante cité, naguère la reine de toute l’Afrique.

Les rues sont encombrées de morts ; le sang des innombrables blessés forme un marais plus profond et plus sinistre que celui qui entoure la cité de Dite. L’incendie, se propageant d’édifice en édifice, dévore les palais, les portiques et les mosquées. Les maisons vides et pillées retentissent de pleurs, de hurlements et de plaintes.

On voit les vainqueurs en sortir, chargés de butin ; les uns emportent de beaux vases et de riches vêtements, les autres ont dérobé l’argenterie consacrée aux Dieux. Ceux-ci entraînent les enfants, ceux-là les mères éplorées. Mille turpitudes, mille injustices sont commises, sans que Roland et le duc d’Angleterre qui en apprennent la plus grande partie, puissent les empêcher.

Bucifar d’Algazera succombe sous les coups du vaillant Olivier. Le roi Branzardo, ayant perdu tout espoir, se tue de sa propre main. Folvo, après avoir reçu trois blessures dont il devait mourir peu après, est fait prisonnier par le duc du Léopard. C’était à eux trois qu’Agramant, à son départ, avait confié la garde de ses États.

Cependant Agramant, qui a réussi à échapper au désastre de sa flotte et s’est enfui avec Sobrin, aperçoit de loin une immense flamme s’élever sur le rivage ; il pleure et s’apitoie sur le sort de Biserte. Mais quand il reçoit la nouvelle certaine de la destruction de sa ville, sa première pensée est de se donner la mort. Il l’aurait fait si le roi Sobrin ne l’avait retenu.

Sobrin lui disait : «  — Seigneur, quelle victoire serait plus agréable à tes ennemis que la nouvelle de ta mort, grâce à laquelle ils espéreraient jouir désormais tranquillement de leurs conquêtes en Afrique ? En vivant, tu leur enlèves cette joie, et tu les laisses dans une crainte continuelle. Ils savent bien qu’ils ne peuvent rester longtemps maîtres de l’Afrique, si ce n’est par ta mort.

« En mourant, tu prives tes sujets du seul bien qui leur reste, l’espérance ! Si tu vis, j’ai la conviction que tu les délivreras, et qu’après tant de désastres, les jours de fête reviendront. Si tu meurs, ils resteront captifs, et l’Afrique sera pour toujours malheureuse et tributaire. Donc, seigneur, si ce n’est pour toi, vis au moins pour ne pas augmenter le malheur des tiens.

« Tu peux être certain d’avoir des soldats et des subsides de ton voisin le soudan d’Égypte, qui ne saurait voir avec plaisir le fils de Pépin devenir si puissant en Afrique. Ton parent Norandin accourra, à la tête de forces imposantes, pour te remettre en possession de ton royaume. Les Arméniens, les Turcs, les Perses, les Arabes et les Mèdes viendront tous à ton secours, si tu le leur demandes. —  »

C’est par de semblables paroles que le prudent vieillard s’efforce de faire renaître chez son prince l’espoir de reconquérir bientôt l’Afrique, bien qu’au fond de son propre cœur il craigne peut-être le contraire. Il sait combien est mal accueilli, combien de larmes vaines est la plupart du temps forcé de répandre quiconque se laisse enlever son royaume, et va implorer ensuite le secours des Barbares.

Annibal, Jugurtha, et d’autres encore, en ont fourni d’irréfutables preuves dans l’antiquité, et de notre temps, Ludovic le More, remis aux mains d’un autre Ludovic [13] . C’est sur cet exemple que votre frère Alphonse s’est appuyé, mon seigneur, en affirmant sans cesse que c’est être fou que d’avoir plus de confiance dans les autres qu’en soi-même.

Aussi, dans la guerre où il fut entraîné par le dépit du souverain pontife irrité, bien qu’il ne pût compter beaucoup sur la résistance de ses faibles sujets, bien que celui qui était venu à son secours eût été vaincu par l’armée italienne, et que son royaume fût au pouvoir de l’ennemi, on ne put, ni par menaces ni par promesses, lui faire signer l’abandon de ses États.

Le roi Agramant, tournant sa proue vers l’Orient, avait repris le large, lorsqu’il fut assailli par une tempête impétueuse qui s’éleva de terre. Le nocher, assis au gouvernail, dit en levant les yeux au ciel : «  — Je vois s’approcher un ouragan si terrible, que le navire ne pourra y résister.

« Si vous voulez bien, seigneurs, suivre mon conseil, il y a près d’ici, à main gauche, une île sur laquelle je crois prudent d’aborder, jusqu’à ce que la fureur de la mer soit calmée. —  » Agramant y consentit, et l’on put éviter tout péril en descendant sur cette île placée, pour le salut des marins, entre l’Afrique et la haute fournaise de Vulcain.

L’île est inhabitée. Elle est couverte d’humbles myrtes et de genévriers qui servent de retraite sûre et agréable aux cerfs, aux daims, aux chevreuils et aux lièvres. Elle est peu connue, hormis des pêcheurs qui viennent souvent suspendre leurs filets humides aux buissons rabougris, pour les faire sécher, pendant que les poissons dorment tranquilles au fond de la mer.

Là se trouvait déjà un autre navire, chassé aussi par la tempête. Il venait d’Arles, et portait le grand guerrier qui régnait sur la Séricane. Les deux rois se firent un accueil digne d’eux ; après avoir échangé leurs révérences, ils s’embrassèrent tendrement, car ils étaient amis, et ils avaient été naguère compagnons d’armes sous les murs de Paris.

Gradasse apprit avec un vif déplaisir les malheurs du roi Agramant. Puis, en roi courtois, il lui offrit l’aide de sa propre personne. Mais il le dissuada d’aller en Égypte, demander aide à cette nation perfide : «  — L’exemple de Pompée — lui dit-il — devrait avertir tous les princes fugitifs du danger qu’ils y courent.

« Tu m’as dit que c’est avec l’aide des Éthiopiens, sujets de Sénapes, qu’Astolphe a envahi l’Afrique, et qu’il a brûlé sa capitale ; tu m’as dit qu’il a avec lui Roland, qui a depuis peu recouvré sa raison. Le meilleur moyen de remédier à tout cela et de te tirer d’ennui me paraît être le suivant :

« Par amitié pour toi, j’entreprendrai de lutter en combat singulier avec le comte. Fût-il de fer et de bronze, je sais qu’il ne pourra me résister. Lui mort, l’Église chrétienne sera comme l’agneau devant le loup affamé. Nous verrons ensuite, et ce me sera chose facile, à chasser promptement les Nubiens d’Afrique.

« Je m’arrangerai de façon que les autres Nubiens, séparés de ceux-ci par le Nil et qui obéissent à d’autres lois, les Arabes, les Macrobes, nation populeuse et riche, les Perses et les Chaldéens, qui possèdent d’immenses troupeaux, ainsi que beaucoup d’autres peuples qui reconnaissent ma suzeraineté, fassent une telle guerre aux Nubiens sur leurs propres terres, que ces derniers ne resteront pas sur ton territoire. —  »

Le roi Agramant se montra fort sensible à la seconde proposition du roi Gradasse, et rendit grâce à la Fortune qui l’avait poussé dans cette île déserte. Mais il ne voulut en aucune façon consentir à ce que Gradasse combattît pour lui, quand bien même il serait sûr de reconquérir Biserte par ce moyen. Il lui semblait que ce serait trop se déshonorer.

«  — S’il faut défier Roland — répondit-il — c’est à moi qu’il appartient de combattre ; et je le ferai sans retard. Puis, que Dieu dispose de moi, comme il lui plaira. —  » «  — Faisons mieux — dit Gradasse — il me vient une autre idée : battons-nous tous deux contre Roland, auquel se joindra un autre chevalier. —  »

«  — Que je sois le premier ou le second, pourvu que je ne reste pas en dehors du combat — dit Agramant — je ne récriminerai pas. Je sais bien que je ne saurais trouver, dans le monde entier, un compagnon d’armes meilleur que toi. —  » «  — Et moi — dit Sobrin — où resterai-je ? Si vous me dites que je suis trop vieux, je vous réponds que je n’en suis que plus expérimenté, et qu’à l’heure du péril il est bon que le conseil soit à côté de la force. —  »

Sobrin était d’une vieillesse valide et robuste, et capable de faire encore de fameuses prouesses. Il ajouta qu’il se sentait aussi vigoureux qu’il l’avait été jadis dans sa verte jeunesse. Sa demande parut juste, et sur-le-champ ils expédièrent un envoyé sur les rivages africains, chargé de défier de leur part le comte Roland,

Et de lui dire d’avoir à se trouver, avec un nombre égal de chevaliers en armes, dans l’île de Lampéduse. C’est une petite île, presque ensevelie sous la mer qui l’entoure. Le messager, auquel la plus grande promptitude avait été recommandée, fit force de voiles et de rames, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Biserte. Là, il trouva Roland qui partageait entre les siens le butin et les prisonniers.

L’invitation de Gradasse, d’Agramant et de Sobrin, faite en public, fut si agréable au prince d’Anglante, qu’il combla de présents le messager. Il avait appris de ses compagnons que le roi Gradasse portait Durandal à son côté, et il avait formé le projet d’aller jusque dans l’Inde pour la reprendre.

Il ne pensait pas pouvoir rencontrer Gradasse ailleurs, car on lui avait dit qu’il avait quitté la France. Or, voici qu’on lui offre de le rencontrer dans un lieu bien plus rapproché, où il espère lui faire rendre ce qui lui appartient. Il accepte d’autant plus volontiers l’invitation, qu’il sait que le beau cor d’Almonte et Bride-d’Or sont entre les mains du fils de Trojan.

Il choisit pour seconds le fidèle Brandimart et son beau-frère. Il a éprouvé ce que l’un et l’autre valent, et il sait combien il est aimé de tous les deux. Il cherche, pour lui et ses compagnons, de bons destriers, de bonnes cuirasses, de bonnes cottes de mailles, des épées et des lances. Vous vous rappelez qu’aucun d’eux ne possédait ses armes habituelles.

Roland, comme je vous l’ai dit plusieurs fois, avait, dans sa fureur, jeté çà et là ses armes à travers champs. Les autres s’étaient vus enlever les leurs par Rodomont, devant la tour élevée qu’un fleuve enveloppe. Il ne devait pas en rester beaucoup en Afrique, car le roi Agramant avait enlevé toutes celles qui étaient en bon état, pour faire la guerre en France.

Roland fait rassembler tout ce qu’on peut trouver d’armes rouillées et dépolies. Pendant ce temps, il se promène sur le rivage, s’entretenant avec ses compagnons du futur combat. Un jour qu’ils étaient sortis du camp, et qu’ils en étaient éloignés de plus de trois milles, ils virent, en jetant les yeux sur la mer, un navire qui s’en venait, toutes voiles déployées, droit au rivage africain.

Sans pilote et sans matelots, uniquement poussé par le vent et le hasard, le navire avança, les voiles hautes, jusqu’à ce qu’il vînt s’échouer sur le sable. Mais avant de vous en dire plus long à ce sujet, l’intérêt que je porte à Roger me ramène à son histoire, et exige que je vous parle de lui et du chevalier de Clermont.

Je vous ai dit que ces deux guerriers s’étaient retirés hors de la bagarre, aussitôt qu’ils s’aperçurent que le traité avait été rompu, et que les escadrons et les légions s’agitaient dans le plus grand désordre. Ils s’efforçaient de savoir, par tous ceux qui passaient devant eux, quel était, de l’empereur Charles ou du roi Agramant, celui qui avait le premier méconnu son serment et causé tout le mal.

Cependant un serviteur de Roger, aussi fidèle qu’adroit et prudent, et qui, dans le conflit élevé entre les deux camps, n’avait pas un seul instant perdu son maître de vue, vint le rejoindre, et lui remit son épée et son destrier, afin qu’il pût venir au secours des siens. Roger monte à cheval et prend son épée, mais il ne veut pas prendre part à la lutte.

Il s’éloigne, et, avant de partir, il renouvelle à Renaud la promesse que, si c’est Agramant qui s’est parjuré, il l’abandonnera lui et sa religion trompeuse. Ce jour-là, Roger ne veut pas se servir davantage de ses armes ; il ne pense qu’à arrêter les uns et les autres, et à leur demander quel est l’auteur de la rupture, Agramant ou Charles.

Il apprend de tout le monde que c’est Agramant qui a rompu le premier son serment. Roger aime Agramant, et se séparer de lui pour cette seule raison lui semble dur. Comme je l’ai dit plus haut, l’armée africaine fuyait en déroute et dispersée ; la roue de la Fortune avait tourné pour elle, selon le bon plaisir de celui qui gouverne le monde.

Roger délibère en lui-même pour savoir s’il doit rester, ou s’il doit suivre son seigneur. L’amour qu’il porte à sa dame est un frein qui le retient et le fait hésiter à retourner en Afrique. Diverses pensées l’agitent et le tourmentent en sens contraires. Il craint que le ciel ne le punisse, s’il ne tient pas le serment qu’il a fait au paladin Renaud.

D’un autre côté, il n’est pas moins troublé à l’idée d’abandonner Agramant en un pareil désastre. Il a peur qu’on ne l’accuse de lâcheté. Il n’ignore pas que si beaucoup le loueront d’être resté, beaucoup en revanche le blâmeront, et diront qu’il n’était pas tenu d’observer une promesse injuste et coupable.

Pendant tout le jour et toute la nuit, pendant l’autre jour encore, son esprit est indécis ; il ne sait s’il doit partir ou rester. Enfin il se décide à retourner en Afrique avec son maître. Son amour pour sa femme était tout-puissant sur lui, mais le devoir et l’honneur pouvaient encore plus.

Il revient vers Arles, car il espère y trouver encore la flotte pour passer en Afrique. Mais il ne voit aucune trace de navire, ni sur mer, ni sur le fleuve. Il ne voit aucun Sarrasin, si ce n’est les cadavres de ceux qui sont morts. Agramant avait emmené avec lui tous les navires qui se trouvaient à sa portée ; le reste avait été brûlé dans les ports. Roger, après avoir un instant réfléchi, se dirige vers Marseille, en longeant le rivage.

Il pense qu’il y trouvera quelque navire qui, de gré ou de force, le transportera sur l’autre bord. Le fils d’Ogier le Danois y était déjà arrivé avec la flotte des Barbares faite prisonnière. On n’aurait pu jeter un grain de mil dans l’eau, tellement elle était couverte de navires appartenant soit aux vainqueurs, soit aux vaincus.

Les navires des païens, que le feu ou la tempête avait épargnés dans cette nuit terrible, avaient été, à l’exception de quelques-uns qui avaient pu s’enfuir, conduits par Dudon dans le port de Marseille. Parmi les prisonniers se trouvaient sept rois africains qui, après avoir vu tous leurs soldats massacrés, s’étaient rendus avec leurs sept navires. Ils se montraient fort abattus, et versaient des larmes silencieuses.

Dudon était descendu sur la plage, avec l’intention d’aller trouver Charles le jour même, et il avait ordonné une marche triomphale où devaient figurer les captifs et leurs dépouilles. Il avait fait ranger tous les prisonniers sur le rivage, et les Nubiens victorieux les entouraient joyeusement, et faisaient retentir les airs du nom de Dudon.

Roger, les apercevant de loin, accourt dans l’espérance que cette flotte était celle d’Agramant, et il presse son destrier pour en avoir plus vite la certitude. Mais quand il est plus près, il reconnaît le roi des Nasamones, Bambiragues, Agricalte, Farurant, Manilard, Balastro et Rimedont, dans l’attitude de prisonniers, la tête basse et pleurant.

Roger, qui les aime, ne peut souffrir qu’ils restent plus longtemps dans l’état misérable où il les voit. Il sait qu’arrivant les mains vides, ses prières seront vaines, et qu’il n’obtiendra rien que par la force. Il abaisse sa lance et tombe sur les gardiens, donnant de sa valeur les preuves accoutumées. Il tire son épée, et en un moment il a jeté par terre autour de lui plus de cent ennemis.

Dudon entend la rumeur ; il voit l’horrible carnage que fait Roger ; mais il ne le reconnaît pas. Il voit les siens fuir en poussant des cris de terreur et d’angoisse. Il demande son destrier, son écu et son casque, car il avait déjà sur lui le reste de ses armes ; il saute à cheval, se fait donner sa lance, et se rappelant qu’il est paladin de France,

Il crie à chacun de se ranger de côté. Il presse son cheval, et lui fait sentir les éperons. Pendant ce temps, Roger a occis cent autres Nubiens et remis l’espoir dans le cœur des prisonniers. Quand il voit Dudon s’avancer seul à cheval, tandis que tous les autres sont à pied, il comprend qu’il est leur chef et leur maître, et, plein d’ardeur, il vient à sa rencontre.

Dudon s’élançait déjà ; mais quand il voit Roger venir sans lance, il jette la sienne loin de lui, dédaignant d’attaquer le chevalier avec un tel avantage. Roger, à cet acte de courtoisie, s’arrête, le regarde, et se dit : «  — Celui-ci est, sans aucun doute, un de ces guerriers accomplis qu’on appelle paladins de France.

« Si je puis lui parler, je veux qu’il me dise son nom avant d’aller plus loin. —  » Et le lui ayant demandé, il apprend que son adversaire est Dudon, fils d’Ogier le Danois. Dudon fait une demande semblable à Roger, qui lui répond avec la même courtoisie. Quand ils ont échangé leurs noms, ils se défient, et en arrivent aux mains.

Dudon a la masse d’armes en fer avec laquelle il s’est acquis une éternelle gloire dans mille entreprises. A la façon dont il s’en sert, il fait bien voir qu’il est de la race du Danois, célèbre par sa haute vaillance. Roger tirant l’épée à laquelle ne résistent ni casque ni cuirasse, et qui n’a pas sa supérieure au monde, montre au paladin Dudon qu’il l’égale en courage.

Mais il a toujours à l’esprit d’offenser sa dame le moins possible, et il sait que s’il répand le sang de ce nouvel adversaire, il l’offensera gravement. Instruit de tout ce qui touche aux maisons de France, il n’ignore pas que Dudon a eu pour mère Armeline, sœur de Béatrice, mère de Bradamante.

C’est pourquoi il ne le frappe jamais de la pointe ni du tranchant de son épée. Il pare les coups de la masse d’armes, tantôt en lui opposant Balisarde, tantôt en rompant. Turpin croit que Dudon n’aurait pas tardé à succomber sous les coups de Roger, si celui-ci n’avait eu soin, toutes les fois qu’il le voyait se découvrir, de ne le frapper que du plat de l’épée.

Roger pouvait frapper sans crainte du plat de son épée aussi bien que du tranchant, car elle avait une forte arête. Il en applique de si rudes coups sur Dudon, que l’armure de ce dernier résonne comme une cloche, et que l’œil en est ébloui. Dudon a grand’peine à résister au choc et à se tenir debout. Mais afin d’être plus agréable à qui m’écoute, je remets la suite de mon récit à une autre fois.

CHANT XLI.

Argument. — Roger et Dudon cessent leur combat, après être convenus que les sept rois païens prisonniers seront rendus à la liberté. Roger s’embarque avec eux pour l’Afrique. Pendant la traversée, ils sont engloutis par une tempête, excepté Roger, qui est porté sain et sauf près d’un ermite, lequel lui prédit diverses choses. — Le navire, abandonné par son équipage, est poussé par le vent jusqu’à Biserte. Il y avait à bord l’épée, l’armure et le cheval de Roger. Roland prend l’épée pour lui, donne l’armure à Olivier et le cheval à Brandimart, et ils vont tous les trois à Lampéduse pour combattre les trois païens. Le combat s’engage ; Sobrin et Olivier sont blessés, et Brandimart est tué.

Le parfum répandu sur une chevelure ou sur une barbe bien fournie et brillante, ou sur les vêtements légers des beaux jeunes hommes et des damoiselles qu’Amour éveille parfois tout en pleurs, se conserve et se fait sentir encore après plusieurs jours, montrant ainsi clairement quelle force et quelle pureté il avait dès le principe.

La liqueur nourricière dont, à son grand dam, Icare fit goûter à ses moissonneurs, et qui entraîna, dit-on, jadis au delà des Alpes les Celtes et les Boiens, prouve combien elle est douce dès le principe en gardant sa douceur jusqu’à la fin de l’année. L’arbre qui, à la mauvaise saison, ne perd pas ses feuilles, indique par là combien il devait être vert au printemps.

La race renommée qui, pendant tant de siècles, a répandu un si grand éclat, et qui semble en répandre toujours davantage, annonce clairement que celui d’où descend l’illustre maison d’Este devait autant surpasser ses contemporains en splendeur, que le soleil surpasse les étoiles au ciel.

Roger, dont le moindre geste révélait la haute vaillance, la courtoisie et la magnanimité toujours nouvelle, en donna en cette circonstance des preuves évidentes à Dudon, en dissimulant sa grande force, comme je vous le disais plus haut, dans la répugnance qu’il éprouvait à lui donner la mort.

Dudon, qui s’était parfois imprudemment découvert, ou dont la fatigue avait arrêté le bras, s’aperçut bien que Roger n’avait pas voulu le tuer. Quand il en fut bien certain, et qu’il eut compris que son adversaire le ménageait, il résolut, s’il lui était inférieur en force et en vigueur, de l’égaler au moins en courtoisie.

«  — Par Dieu, seigneur — dit-il — faisons la paix ; aussi bien je ne puis plus espérer que la victoire m’appartienne. Elle ne peut plus être à moi, et dès à présent je me déclare vaincu et pris par ta courtoisie. —  » Roger répondit : «  — Et moi, je ne désire pas moins la paix que toi ; mais convenons d’abord que les sept rois que tu tiens enchaînés seront mis en liberté, et que tu me les céderas. —  »

Et il lui montra les sept rois dont je vous ai parlé et qui étaient restés enchaînés et tête basse. Il ajouta qu’il lui demandait de ne pas s’opposer à ce qu’il prît avec eux le chemin de l’Afrique. C’est ainsi que ces rois furent remis en liberté, car non seulement le paladin consentit à la demande de Roger, mais il lui permit de choisir dans la flotte le navire qui lui conviendrait. Roger fit voile vers l’Afrique.

Après avoir levé l’ancre, il fit déployer la voile et se confia au vent perfide. Tout d’abord une brise favorable, gonflant les voiles, le pousse droit sur la bonne route, et remplit le nocher de courage. Le rivage fuit rapidement ; bientôt on n’en voit plus de traces, et la mer semble sans limite. Mais pendant la nuit le vent démasque sa perfidie et sa trahison.

Il souffle tantôt à la proue, tantôt à la poupe, tantôt aux flancs du navire, sans jamais suivre une direction constante. Le bâtiment tournoie sur lui-même et trompe tous les efforts du nocher ; son avant, son arrière, son bâbord et son tribord sont tour à tour assaillis par les lames qui surgissent altières et menaçantes. Leur blanc troupeau court sur la mer en mugissant. Les passagers s’attendent à chaque instant à périr, tellement sont nombreuses les vagues qui les frappent.

Le vent souffle, tantôt à l’avant, tantôt à l’arrière, chassant le navire devant lui, ou le faisant revenir sur ses pas ; parfois il le prend en travers, et le naufrage paraît alors imminent à tous. Le matelot assis au gouvernail pousse d’énormes soupirs ; son visage est pâle et troublé. Il multiplie en vain ses cris ; en vain il fait signe de la main, tantôt de virer, tantôt de descendre les antennes.

Mais les signes et les cris servent à peu de chose ; la nuit, rendue plus obscure par la pluie, empêche de les voir et de les entendre. La voix se perd dans les airs où monte l’immense clameur des passagers, mêlée au fracas des ondes qui se brisent les unes sur les autres ; de la proue à la poupe, de bâbord à tribord, il est impossible d’entendre les cris de commandement.

Le vent, qui siffle avec rage dans les agrès, produit d’horribles sons. L’air est sillonné d’éclairs fréquents, le ciel retentit d’épouvantables coups de tonnerre. Les uns courent au gouvernail, les autres saisissent les rames ; chacun s’emploie selon ce qu’il sait faire ; ceux-ci s’efforcent de délier les câbles, ceux-là de les amarrer ; d’autres vident l’eau, et la rejettent dans la mer.

L’horrible tempête hurle, excitée par la fureur soudaine de Borée. La voile flagelle le long des mâts ; la mer se soulève et atteint presque le ciel. Les rames se brisent, et la fortune cruelle semble redoubler de rage ; la proue n’obéit plus au gouvernail, et laisse le navire sans défense à la merci des flots.

Tout le côté droit est envahi par l’eau, et est prêt à s’abîmer. Tous crient et se recommandent à Dieu, car leur perte est plus que certaine. La mauvaise fortune les fait tomber d’un péril dans un autre. Le premier à peine évité, un second se présente. Le navire, fatigué dans toutes ses parties, laisse passer dans ses flancs l’eau ennemie.

La tempête livre de tous côtés aux malheureux un assaut cruel, épouvantable. Parfois ils voient la mer s’élever si haut, qu’il semble qu’elle atteigne le ciel. D’autres fois, l’onde se creuse si profondément sous leurs pieds, qu’ils croient voir s’entr’ouvrir l’enfer. Leur espérance de salut est nulle ou bien petite, et la mort inévitable est devant eux.

Toute la nuit, ils errent çà et là sur la mer, au gré du vent qui, loin de cesser au lever du jour, redouble au contraire de violence. Soudain, un écueil dénudé leur apparaît ; ils veulent l’éviter ; mais cela ne leur est pas possible. Le vent cruel et la tempête sauvage les portent malgré eux droit dessus.

A trois ou quatre reprises, le pâle nocher déploie toute sa vigueur pour changer le gouvernail de direction, et prendre une route moins dangereuse. Mais la barre se rompt, et est enlevée par la mer. Le vent furieux enfle tellement la voile, qu’il est impossible de la larguer peu ou prou. En ce péril mortel, ils n’ont le temps ni de réparer leurs avaries, ni de tenir conseil.

Quand ils ont compris que la perte du navire est inévitable, chacun s’occupe uniquement de son salut, chacun cherche à sauver sa vie. C’est à qui descendra le plus vite dans la chaloupe ; mais celle-ci est tellement alourdie par la foule qui s’y entasse, que c’est avec beaucoup de difficultés qu’on l’a fait passer par-dessus bord.

Roger voyant le commandant, le patron et les autres abandonner en toute hâte le navire, et se trouvant sans ses armes et en simple pourpoint, veut aussi s’embarquer sur la chaloupe. Mais elle lui paraît déjà beaucoup trop chargée ; grâce aux personnes qui s’y pressent déjà et à celles qui ne cessent de s’y jeter, le bateau ne tarde pas à être submergé, et à couler avec sa charge.

Il coule et entraîne tous ceux qui, fondant leur espoir sur lui, ont quitté le navire. Alors, au milieu des plaintes douloureuses, on entend les malheureux naufragés demander secours au ciel ; mais ces voix sont vite étouffées, car la mer, pleine de rage et de colère, a bientôt balayé la place d’où s’échappent ces cris lamentables et impuissants.

Parmi les naufragés, les uns ne reviennent plus à la surface ; les autres reparaissent et se soulèvent sur les lames. Celui-ci nage et tient la tête hors des flots, celui-là montre un bras, cet autre une jambe. Roger, que les menaces de la tempête ne font point trembler, remonte sur l’eau, et aperçoit non loin de là l’écueil aride que lui et ses compagnons ont en vain voulu éviter.

Il espère atteindre en nageant ses bords et se mettre à l’abri de la vague. Il s’avance et rejette en soufflant loin de son visage l’onde importune. Pendant ce temps, le vent et la tempête chassent devant eux le navire abandonné par ceux qui, dans l’espoir de se sauver, ont trouvé la mort.

Oh ! que les prévisions des hommes sont trompeuses ! Le navire, qui semblait perdu, échappa au naufrage dès que le patron et les matelots l’eurent abandonné, sans gouvernail, à la merci des flots. On aurait dit que le vent avait attendu que le dernier homme de l’équipage l’eût quitté, pour changer de direction. Il souffla de telle façon, que le navire, prenant une meilleure voie, évita l’écueil et fut emporté sur une mer moins furieuse.

Et tandis qu’il avait été incertain de sa route pendant que le pilote le dirigeait, il alla droit en Afrique, dès qu’il ne fut plus conduit par personne. Il s’en vint échouer à deux ou trois milles près de Biserte, du côté de l’Égypte. L’eau et le vent venant à lui manquer tout à coup, il resta enfoncé dans le sable de ce rivage stérile et désert. Juste à ce moment, arriva Roland, qui se promenait, comme je vous l’ai raconté plus haut.

Désireux de savoir si ce navire était vide ou chargé, Roland, suivi de Brandimart et de son beau-frère, sauta dans une barque légère et poussa jusqu’au bâtiment échoué. Étant monté sur le pont, il ne vit personne, et trouva seulement le bon destrier Frontin, ainsi que les armes et l’épée de Roger.

Ce dernier avait dû s’échapper en telle hâte, qu’il n’avait même pas eu le temps de prendre son épée. Le paladin la reconnut. Elle s’appelait Balisarde, et lui avait appartenu autrefois pendant quelque temps. Vous devez avoir lu comment il la prit à Fallerine, lorsqu’il détruisit son jardin si beau, et comment elle lui fut volée plus tard par Brunel.

Vous savez comment Brunel la céda librement à Roger, au pied de la montagne de Carène. Roland avait autrefois bien éprouvé quelle taille et quelle force elle avait. Il fut donc enchanté de la retrouver, et il en rendit grâce à Dieu. Il crut alors, et il le dit souvent depuis, que Dieu la lui avait envoyée au moment où il en avait si grand besoin,

A la veille de se battre avec le prince de Séricane qui, outre sa force redoutable, possédait — Roland ne l’ignorait pas — Bayard et Durandal. Ne connaissant pas le reste de l’armure, il ne put l’apprécier comme celui qui l’aurait éprouvée. Cependant elle lui parut bonne, mais plus riche et plus belle encore.

Et comme il n’avait pas à s’inquiéter de la qualité de son armure, puisqu’il était complètement invulnérable, il la céda avec plaisir à Olivier. Quant à l’épée, ce fut autre chose, car il se la mit aussitôt au flanc. A Brandimart il donna le destrier. Il voulut ainsi partager également avec chacun de ses compagnons les bénéfices de cette trouvaille.

Tout guerrier s’efforce d’avoir de beaux et riches vêtements pour le jour du combat. Roland fit broder sur son quartier la haute tour Babel, frappée de la foudre. Olivier voulut avoir sur le sien un chien d’argent couché, portant sa laisse sur le dos, avec cette légende : « Jusqu’à ce qu’il vienne ». Il voulut avoir une soubreveste en or et digne de lui.

Brandimart, en mémoire de son père, résolut d’aller au combat vêtu simplement d’une soubreveste couleur sombre et triste. Fleur-de-Lys la lui borda, du mieux qu’elle put, d’une frange belle et choisie, parsemée de riches pierreries. Le reste était en drap commun et tout noir.

La dame fit de sa propre main la soubreveste que le chevalier devait revêtir par-dessus son haubert, ainsi que la housse qui devait recouvrir la croupe, le poitrail et la crinière de son cheval. Mais du jour où elle se mit à ce travail, jusqu’à celui où elle l’acheva, on ne la vit ni sourire ni donner le moindre signe de joie.

Elle avait sans cesse au cœur la crainte, le tourment, que son cher Brandimart lui fût enlevé. Déjà elle l’avait vu s’engager, à plus de cent reprises différentes, dans de grandes batailles pleines de périls. Jamais elle n’avait éprouvé ce qu’elle ressentait en ce moment, car l’épouvante lui glaçait le sang et lui pâlissait le visage. Et cette nouveauté même d’avoir peur lui faisait battre le cœur d’une double crainte.

Quand ils eurent terminé leurs préparatifs, les chevaliers déployèrent la voile. Astolphe et Sansonnet restèrent pour commander la grande armée de la Foi. Fleur-de-Lys, le cœur oppressé par la crainte, et remplissant l’air de ses vœux et de ses plaintes, suivit des yeux les voiles du navire aussi loin que ses regards purent les apercevoir sur la haute mer.

Astolphe et Sansonnet eurent beaucoup de peine à l’arracher à la contemplation des flots, et à la ramener au palais. Ils la laissèrent sur son lit, affolée d’angoisse. Cependant une bonne brise poussait le groupe illustre des trois braves chevaliers. Le navire s’en vint aborder droit à l’île où devait avoir lieu une telle bataille.

Le chevalier d’Anglante, son beau-frère Olivier et Brandimart, descendus à terre, plantèrent les premiers leur tente du côté de l’est. Peut-être ne le firent-ils pas sans intention. Le même jour, arriva Agramant qui s’établit au côté opposé. Mais, comme l’heure était déjà avancée, le combat fut remis au lever de l’aurore.

Des deux côtés, jusqu’au jour, les serviteurs armés font la garde. Le soir venu, Brandimart se dirige vers les logements des Sarrasins et, avec la permission de Roland, il va trouver le roi africain dont il avait été l’ami. Brandimart était venu autrefois en France sous la bannière du roi Agramant.

Après les salutations et l’échange de poignées de main, le fidèle chevalier s’adresse d’une manière amicale au roi païen, et l’engage à ne pas poursuivre le combat. Il lui offre de la part de Roland de remettre entre ses mains toutes les cités qui sont entre le Nil et les colonnes d’Hercule, s’il veut croire au Fils de Marie.

«  — Je vous ai toujours aimé, et je vous aime beaucoup — lui dit-il — c’est pourquoi je vous donne ce conseil. Et puisque je l’ai moi-même suivi jadis, vous pouvez croire que je l’estime bon. J’ai reconnu que le Christ est le vrai Dieu, et que Mahomet est un fourbe ; et je désire vous voir suivre la même voie que celle que j’ai suivie. Je désire, seigneur, que vous marchiez avec moi dans la voie du salut, comme je le souhaite à tous ceux que j’aime.

« C’est là qu’est votre intérêt ; vous ne sauriez recevoir de meilleur conseil. Je ne saurais vous en donner surtout un plus sensé que celui de ne pas engager le combat avec le fils de Milon, car le gain que vous retireriez de la victoire ne serait pas en rapport avec le grand péril que vous affronteriez. Vainqueur, vous en retirerez fort peu d’avantages. Vaincu, vous ne perdrez pas peu.

« Quand bien même vous tueriez Roland et nous qui sommes venus ici pour mourir ou vaincre avec lui, je ne vois pas que vous puissiez pour cela en recouvrer les États que vous avez perdus. Vous devez bien penser que, dans le cas où les choses tourneraient mal pour nous, les hommes ne manquent pas à Charles pour garder jusqu’à la dernière tour de vos citadelles. —  »

Ainsi parlait Brandimart et il allait ajouter encore beaucoup de choses, quand il fut interrompu par le païen, qui lui répondit d’une voix irritée et d’un air hautain : «  — Certes, c’est de ta part témérité et folie pure que de donner des conseils, bons ou mauvais, alors qu’on ne te les a pas demandés.

« Que le conseil que tu me donnes provienne du bien que tu m’as voulu jadis et que tu me veux encore, je ne sais, à dire vrai, comment je pourrais le croire, en te voyant ici avec Roland. Je croirai bien plutôt que, te voyant en proie au dragon qui dévore les âmes, tu cherches à entraîner tout le monde avec toi dans l’enfer, au séjour de l’éternelle douleur.

« Que je sois vainqueur ou que je succombe, que je doive revoir le royaume de mes ancêtres, ou rester à jamais dans l’exil, Dieu l’a décidé dans son esprit, au fond duquel ni toi ni Roland ne pouvez lire. Advienne comme il voudra, jamais la crainte ne pourra m’abaisser à une action indigne d’un roi. Quand même je serais certain de mourir, je préférerais la mort plutôt que de déshonorer mon sang.

« Maintenant, tu peux t’en retourner. Si demain, tu n’es pas sur le champ de bataille meilleur champion que tu n’as été aujourd’hui orateur, Roland se trouvera mal accompagné. —  » Agramant exhala ces dernières paroles de sa poitrine embrasée de colère. Les deux guerriers se séparèrent et furent prendre du repos, jusqu’à ce que le jour fût sorti de la mer.

Aux premières blancheurs de l’aube nouvelle, les combattants se trouvèrent tous armés et à cheval. Peu de paroles furent échangées entre eux ; écartant tout retard, évitant tout préliminaire, ils abaissèrent les fers de leurs lances. Mais je croirais, seigneur, commettre une trop grande faute si, pour vouloir vous parler de ces guerriers, je laissais assez longtemps Roger dans la mer pour qu’il s’y noyât.

Le jouvenceau s’avance, luttant des pieds et des bras contre les vagues horribles. Le vent et la tempête le menacent en vain ; sa conscience seule l’inquiète. Il craint que le Christ ne se venge en ce moment du peu d’empressement qu’il a montré, alors qu’il le pouvait, à se faire baptiser dans les eaux saintes, en le condamnant à recevoir le baptême au milieu de l’onde amère et salée.

Les promesses qu’il a tant de fois faites à sa dame lui reviennent à la mémoire ; il se rappelle le serment qu’il a fait quand il a dû combattre contre Renaud, et qu’il n’a pas tenu. Plein de repentir, il prie trois ou quatre fois Dieu de ne pas l’en punir ici, et dans la sincérité de son cœur et de sa foi, il fait vœu d’être chrétien, s’il pose le pied à terre.

Il promet de ne plus jamais prendre l’épée ni la lance contre les Fidèles, en faveur des Maures. Il retournera aussitôt en France, et ira rendre à Charles les hommages qui lui sont dus. Il ne laissera pas plus longtemps Bradamante en suspens, et donnera une fin honnête à ses amours. O miracle ! à peine a-t-il prononcé ce vœu, qu’il sent croître ses forces, et qu’il nage d’un bras plus vigoureux.

Sa force croît et son courage renaît. Roger lutte contre les vagues ; il repousse les ondes dont l’une suit l’autre, et qui l’assaillent tour à tour. Tour à tour soulevé ou submergé par elles, il atteint enfin le rivage, au prix de grands efforts ; et il arrive, ruisselant et harassé, au pied d’une colline baignée par la mer.

Tous ses compagnons qui s’étaient confiés à la mer avaient péri dans les flots. Roger, protégé par la bonté divine, put aborder sur cette plage solitaire. Une fois à l’abri des vagues sur la colline inculte et dénudée, une nouvelle crainte naît en sa pensée. Exilé dans un espace si restreint, il tremble d’y mourir de misère.

Mais bientôt son cœur indomptable reprend le dessus, et résolu à supporter tout ce qu’il est écrit dans le ciel qu’il doit souffrir, il porte un pied intrépide à travers les durs rochers, marchant droit à la cime de la montagne. Il n’a pas fait cent pas, qu’il aperçoit un homme courbé par les années et l’abstinence, et dont l’aspect et les vêtements annoncent un ermite. Il lui paraît digne du plus grand respect.

Quand Roger fut près de lui, l’ermite cria : «  — Saul, Saul, pourquoi persécutes-tu ma religion ? — C’est ainsi qu’autrefois le seigneur parla à saint Paul en lui portant le coup salutaire. — Tu as cru passer la mer sans payer ton passage, et tu as voulu priver autrui de son gain. Tu vois que Dieu, dont la main est longue, t’a saisi, alors que tu pensais être le plus loin de lui. —  »

Le saint ermite avait eu la nuit précédente une vision envoyée par Dieu, et qui lui avait appris que Roger devait arriver sur l’écueil. Dieu lui avait en même temps révélé sa vie passée et future, sa mort misérable, et les fils et neveux qui devaient descendre de lui.

L’ermite poursuit ; il commence par réprimander Roger ; puis il le réconforte. Il le réprimande d’avoir si longtemps hésité à placer son cou sous le joug suave. Il lui fait comprendre que ce qu’il devait faire alors qu’il avait son libre arbitre, et que le Christ l’en priait et l’appelait à lui, n’avait plus le même prix, obtenu par la force et sous le coup du danger menaçant.

Puis il le réconforte en lui disant que le Christ ne refuse pas le ciel à qui lui en demande l’entrée, cette demande fût-elle tardive ou faite à temps. Il lui parle de ces ouvriers de l’Évangile qui reçurent tous une paye égale. L’instruisant avec un zèle plein de charité et de dévotion, il le conduit à pas lents vers sa cellule, creusée dans le dur rocher.

Au-dessus de cette cellule s’élève une petite chapelle tournée du côté de l’Orient, fort bien distribuée et très belle. Au-dessous, un bois de lauriers, de genévriers, de myrtes et de palmiers chargés de fruits, descend jusqu’à la mer. Ce bois est arrosé par un ruisseau toujours limpide, qui tombe en murmurant du sommet de la montagne.

Il y avait près de quarante ans que l’ermite s’était établi sur l’écueil. Le Sauveur lui avait indiqué ce lieu comme très favorable à une vie solitaire et sainte. Les fruits des divers arbres et l’eau pure avaient soutenu sa vie, et il était parvenu à sa quatre-vingtième année en se conservant valide et robuste, et sans avoir jamais été malade.

Rentré dans la cellule, le vieillard alluma le feu, et chargea sa table de fruits variés avec lesquels Roger restaura un peu ses forces, après avoir fait sécher ses vêtements et ses cheveux. Là il apprit plus commodément tous les grands mystères de notre Foi, et, le jour suivant, il fut baptisé avec l’eau pure du ruisseau, par le vieillard lui-même.

Roger se trouvait très satisfait de ce séjour, d’autant plus que le bon serviteur de Dieu lui avait annoncé son intention de le renvoyer au bout de quelques jours là où il avait le plus grand désir d’aller. En attendant, il l’entretenait souvent de beaucoup de choses, tantôt du royaume de Dieu, tantôt de ses propres aventures, tantôt enfin de ses futurs descendants.

Le Seigneur, qui entend et qui voit tout, avait révélé au saint ermite que Roger, à partir du jour où il embrasserait la Foi, devait vivre sept années encore, et non davantage, et qu’à cause de la mort que sa dame avait donnée à Pinabel, mort qu’on lui attribuait, et aussi à cause du meurtre de Bertolas, il serait assassiné par les Mayençais impitoyables et malfaisants ;

Et que cet acte de trahison resterait si caché, que le bruit n’en transpirerait pas au dehors, la victime devant être enterrée sur le lieu même où elle serait tombée sous les coups de la race félonne. C’est pourquoi la mort de Roger ne serait vengée que fort tard par sa sœur et par son épouse fidèle, après que celle-ci, portant un enfant dans son sein, aurait longuement cherché son époux.

Entre l’Adige et la Brenta, au pied des collines qui plurent tant au Troyen Anténor avec leurs veines de soufre, leurs douces rives, leurs gras sillons et leurs prairies agréables, qu’il oublia pour elles le sublime Ida, son regretté Ascagne et son cher Xante, Bradamante accoucherait au milieu des forêts voisines du froid Ateste.

L’enfant mis par elle au monde, et nommé aussi Roger, croîtrait en beauté et en vaillance, serait reconnu par ces Troyens comme étant de leur sang, et élu par eux pour leur prince. Plus tard, ayant prêté son concours à Charles contre les Lombards, il recevrait, malgré sa jeunesse, le gouvernement de ce beau pays, et serait honoré du titre de marquis.

Et Charles, au moment où il octroierait cette faveur, ayant dit en latin : Este seigneurs là, ce beau lieu serait depuis ce temps appelé Este, en supprimant les deux premières lettres de son ancien nom d’Ateste. Dieu avait encore prédit à son serviteur l’âpre vengeance que l’on tirerait de la mort de Roger.

Il lui avait révélé que Roger apparaîtrait dans une vision à sa fidèle épouse, qu’il lui dirait par qui il avait été mis à mort, et lui montrerait l’endroit où gisait son corps. Qu’alors Bradamante, accompagnée de sa vaillante belle-sœur, détruirait par le fer et le feu tous ceux de la maison de Poitiers, et que son fils Roger, parvenu à un certain âge, en ferait autant pour les Mayençais.

Il lui avait parlé des Azzons, des Alberti, des Obbizons et de leur belle postérité, jusqu’à Nicolo, Leonello, Barso, Hercule, Alphonse, Hippolyte et Isabelle. Mais le saint vieillard, qui sait retenir sa langue, ne dit pas tout ce qu’il connaît ; il ne raconte à Roger que ce qu’il doit lui raconter, et retient ce qu’il doit garder pour lui.

Cependant Roland, Brandimart et le marquis Olivier, la lance basse, se précipitent à la rencontre du Mars sarrasin. C’est ainsi qu’on peut nommer Gradasse. Du côté opposé, leurs deux autres adversaires ont mis leurs bons destriers au galop, je veux parler du roi Agramant et du roi Sobrin. Le bruit de leur course fait retentir le rivage et la mer prochaine.

Quand ils en vinrent à s’entrechoquer, les lances volèrent en éclats jusqu’au ciel, et l’on vit la mer se soulever sous cette effroyable rumeur que l’on entendit jusqu’en France. Roland et Gradasse étaient en face l’un de l’autre. La balance aurait été égale entre eux, si la possession de Bayard n’eût constitué pour Gradasse un avantage qui le faisait paraître plus vaillant.

Bayard heurte le destrier de moindre force que monte Roland, avec une violence telle qu’il le fait ployer sur ses jarrets, et rouler tout de son long sur le sol. Roland s’efforce à trois ou quatre reprises de le relever avec les éperons et avec la bride. Quand il voit qu’il ne peut y parvenir, il met pied à terre, embrasse son écu, et tire Balisarde.

Olivier se rencontre avec le roi d’Afrique ; l’avantage reste égal pour tous les deux. Quant à Brandimart, il fait vider les arçons à Sobrin, mais on n’a jamais su bien clairement si ce fut la faute du cheval ou du cavalier, car désarçonner Sobrin était chose rare. Que ce fût la faute de son destrier ou la sienne, Sobrin se trouva à bas de son cheval.

Brandimart, voyant le roi Sobrin par terre, ne le pressa pas davantage, et se porta contre le roi Gradasse qui avait aussi abattu Roland. Entre le marquis et Agramant, le combat continue dans les mêmes conditions où il avait été commencé. Après avoir rompu leurs lances sur les écus, ils sont revenus à la charge l’épée nue à la main.

Roland, qui voit Gradasse dans l’impossibilité de revenir sur lui, tellement Brandimart le serre et le harcèle, regarde autour de lui, et aperçoit Sobrin qui n’a personne à combattre. Il s’avance à sa rencontre, et sa démarche, son aspect terrible, font trembler le ciel.

Sobrin, qui voit venir l’attaque d’un tel guerrier, assure ses armes et s’apprête à le recevoir. De même que le nocher, menacé par les flots énormes qui se précipitent sur lui en mugissant, leur oppose la proue de son navire, et, voyant la mer s’élever si haut, regrette de n’être point à l’abri sur le rivage, Sobrin oppose son bouclier aux coups de l’épée de Fallerine.

Balisarde est d’une trempe tellement fine, qu’aucune arme ne peut l’arrêter. Puis elle est entre les mains d’un guerrier si vaillant, entre les mains de Roland, unique au monde ! Elle fend l’écu de Sobrin sans être arrêtée par les cercles d’acier dont cet écu est protégé ; elle fend l’écu et retombe sur l’épaule du vieux chevalier.

Elle retombe sur l’épaule, et bien qu’elle rencontre le double obstacle de la cuirasse et de la cotte de mailles, elle continue sa route et ouvre dans l’épaule une large plaie. Sobrin riposte, mais c’est en vain qu’il essaye de blesser Roland auquel, par grâce spéciale, le Moteur du ciel et des étoiles a accordé le don de ne pouvoir jamais avoir la peau trouée.

Le valeureux comte porte un second coup à Sobrin dans l’intention de lui enlever la tête des épaules. Sobrin qui connaît la vigueur du prince de Clermont, et qui sait combien peu lui servirait de lui opposer son écu, se recule vivement, mais pas assez pour éviter de recevoir sur le front le coup de Balisarde. Le coup tombe à plat, mais d’une telle force, qu’il aplatit le casque de Sobrin, et étourdit le malheureux chevalier.

Sous le coup formidable, Sobrin tombe à terre, d’où il ne peut se relever qu’après un long moment. Le paladin croit en avoir fini avec lui et l’avoir étendu mort. Il se dirige vers le roi Gradasse, craignant que celui-ci ne mène à mal Brandimart, car le païen a l’avantage des armes, de l’épée, du destrier et d’une plus grande vigueur.

L’intrépide Brandimart, monté sur Frontin, cet excellent destrier qui appartenait auparavant à Roger, se comporte si bravement, que le Sarrasin ne paraît pas avoir encore trop d’avantage sur lui. S’il avait un haubert d’aussi fine trempe que celui du païen, l’avantage serait même en sa faveur. Mais, se sachant mal armé, il est obligé de voltiger de droite et de gauche pour se défendre.

Frontin n’a pas son égal pour comprendre et exécuter les volontés de son cavalier ; il semble qu’il devine, selon que Durandal retombe, de quel côté il doit tourner afin de l’éviter. Agramant et Olivier se livrent d’autre part une terrible bataille, et montrent des qualités égales comme adresse et comme force.

Comme je viens de le dire, Roland laisse Sobrin à terre, et, pour venir en aide à Brandimart, il s’avance à grands pas, étant à pied, contre le roi Gradasse. Au moment où il va l’attaquer, il voit passer sur le champ de bataille le bon cheval que montait Sobrin quand il a été désarçonné. Roland s’empresse de courir après lui.

Il rattrape le destrier qui ne fait aucune résistance, et, d’un saut, il se trouve en selle. D’une main il tient son épée levée, de l’autre il prend la belle et riche bride. Gradasse aperçoit Roland ; il n’est nullement effrayé de le voir venir sur lui, et il l’appelle par son nom. Il espère le plonger dans la nuit éternelle, lui, Brandimart et leur autre compagnon, avant que le soir soit encore venu.

Il laisse Brandimart, et, se tournant vers le comte, il lui porte un coup de pointe au gorgerin. L’épée transperce tout, hormis la chair du comte qu’aucun effort ne peut parvenir à entamer. Au même instant, Roland laisse retomber Balisarde. Là où elle frappe, nul enchantement ne prévaut ; casque, écu, haubert, harnais, elle fend tout ce qu’elle touche.

Elle blesse au visage, à la poitrine, à la cuisse, le roi de Séricane, dont le sang n’avait encore jamais coulé depuis qu’il avait endossé pour la première fois les armes de chevalier. Gradasse trouve étrange que cette épée, qui n’est pourtant pas Durandal, l’ait ainsi blessé. Il en éprouve de l’angoisse et du dépit. Il comprend que si le coup avait été plus avant, il aurait été fendu depuis la tête jusqu’au ventre.

Après l’expérience qu’il vient de faire, il n’a plus la même confiance qu’il avait eue jusque-là dans ses armes. Aussi procède-t-il avec un redoublement d’attention et de prudence. Brandimart, voyant que Roland est venu lui enlever le combat des mains, se place au milieu du champ de bataille, afin de se porter là où il sera besoin.

Le combat en est là, lorsque Sobrin, après être resté longtemps étendu sur le sol, revient à lui, souffrant beaucoup de la tête et de l’épaule. Il lève les yeux et regarde de tous côtés. Apercevant son maître, il se hâte de lui venir en aide, se dissimulant de façon à ne pas être vu.

Il s’approche d’Olivier qui, les yeux fixés sur Agramant, ne faisait pas attention à autre chose, et, le prenant par derrière, il frappe son destrier aux jarrets d’un coup qui force la malheureuse bête à trébucher. Olivier tombe, mais il ne peut se relever, car, dans cette chute inattendue, son pied gauche s’est trouvé pris sous son cheval.

Sobrin lui porte un second coup du revers de son épée. Il croit lui faire sauter la tête, mais il est arrêté par l’armure faite d’un acier trempé jadis par Vulcain, et qui a été portée autrefois par Hector. Brandimart voit le péril, et court à toute bride sur le roi Sobrin. Il le frappe à la tête et le renverse ; mais le fier vieillard se relève sur-le-champ,

Et retourne à Olivier, afin de l’expédier pour l’autre monde, ou du moins pour l’empêcher de se dégager de dessous son cheval. Olivier a son meilleur bras libre, de sorte qu’il peut se défendre avec son épée. Il la fait tournoyer avec une telle vigueur, qu’il tient Sobrin à distance.

Il espère, s’il réussit à le maintenir en respect, avoir ainsi le temps de se dégager. Il voit du reste son adversaire couvert de sang dont il arrose le sable, et si faible qu’il se soutient à peine et ne peut tarder à être vaincu. Olivier fait de nombreux efforts pour se dégager de dessous son destrier, sans pouvoir y parvenir.

Brandimart est allé vers le roi Agramant, et a commencé à faire pleuvoir autour de lui une tempête de coups. Monté sur Frontin, il est tantôt sur les flancs, tantôt en face de son adversaire. Frontin tourne comme la roue d’un tour. Mais si le fils de Monodant a un bon cheval, le roi du Midi n’en a pas un moins bon, car il est monté sur Bride-d’Or, que lui a donné Roger après l’avoir enlevé au fier Mandricard.

Agramant a déjà un grand avantage grâce à son armure à toute épreuve et d’une perfection sans égale. Brandimart, au contraire, a pris la sienne au hasard, et comme il a pu la trouver dans un besoin si pressant. Mais son ardeur le rend tellement sûr de lui-même, qu’il ne doute pas d’avoir avant peu à la changer pour une meilleure. Bien que le roi africain lui ait mis toute l’épaule droite en sang,

Et qu’il garde au flanc une blessure grave faite par Gradasse, le guerrier de France trouve moyen d’atteindre son adversaire d’un coup d’épée. Il brise son écu, lui blesse le bras gauche, et l’atteint, mais légèrement, à la main droite. Mais tout cela n’est qu’un jeu, qu’une plaisanterie auprès de ce qui se passe entre Roland et le roi Gradasse.

Gradasse a à moitié désarmé Roland. Il lui a brisé son casque en deux morceaux ; il lui a fait rouler son écu sur le sol, et a entr’ouvert son haubert et sa cotte de mailles. Mais il n’a pu le blesser encore, car Roland est fée. Le paladin, au contraire, a mis Gradasse dans un état pitoyable ; outre la blessure dont j’ai déjà parlé, il lui en a fait d’autres au visage, à la gorge, en pleine poitrine.

Gradasse est désespéré de se voir tout couvert de son propre sang, tandis que Roland, après avoir reçu tant de coups, est intact, de la tête aux pieds. Il lève son épée à deux mains, et il croit bien, cette fois, lui fendre la tête, la poitrine, le ventre et tout le reste. Il frappe le comte au front, juste à l’endroit où il a voulu l’atteindre.

Tout autre que Roland aurait été fendu en deux jusqu’à la selle. Mais comme si Gradasse n’avait frappé que du plat de son épée, celle-ci rebondit, aussi luisante, aussi nette qu’avant. Roland, étourdi sous le coup, en vit, quoique forcé de regarder la terre, mille étoiles. Il lâcha la bride, et aurait laissé tomber son épée, si elle n’avait été attachée à son bras par une chaîne.

Le cheval qui portait Roland sur son dos fut tellement épouvanté du bruit que produisit l’horrible coup, qu’il se mit à fuir sur l’arène poudreuse, montrant combien il était bon à la course. Le comte, ayant perdu connaissance par suite de la commotion qu’il a éprouvée, n’a pas la force de le retenir. Gradasse le poursuit, et il l’aurait bientôt rejoint pour peu qu’il eût pressé Bayard.

Mais, en regardant autour de lui, il voit le roi Agramant dans le plus extrême péril. Le fils de Monodant l’a saisi par le casque avec son bras gauche, le lui a délacé par devant, et cherche à le frapper à la gorge avec son poignard. Le roi ne peut se défendre, car Brandimart lui a également enlevé son épée.

Gradasse fait volte-face, et ne pense plus à poursuivre Roland. Il accourt vers l’endroit où il voit le roi Agramant. L’imprudent Brandimart, ne pensant pas que Roland ait laissé échapper Gradasse, n’a d’autre préoccupation, d’autre pensée que de plonger son poignard dans la gorge du païen. Soudain Gradasse arrive sur lui et, prenant son épée à deux mains, lui en porte de toute sa force un coup sur le casque.

Père du ciel, fais parmi tes élus une place au martyr de ta foi. Arrivé à la fin de son tempétueux voyage, qu’il puisse désormais replier sa voile dans le port. Ah ! Durandal, peux-tu être assez infidèle à ton maître Roland, pour tuer ainsi sous ses yeux le compagnon le plus cher, le plus dévoué qu’il ait au monde ?

Un cercle de fer, épais de deux doigts, entourait le casque de Brandimart ; il fut partagé et rompu par le coup terrible, ainsi que la coiffe d’acier qui était par-dessous. Brandimart, la face toute pâle, tombe de cheval ; un énorme jet de sang s’échappe de sa tête, et se répand comme un fleuve sur le sable.

Le comte, ayant repris ses sens, jette les yeux autour de lui et aperçoit son cher Brandimart étendu par terre ; il voit, au maintien du Sérican, quel est celui qui lui a donné la mort. Je ne saurais dire quel sentiment l’emporta en lui, de la douleur ou de la colère. Mais il avait si peu de temps pour pleurer, qu’il fit taire sa douleur pour laisser sortir sa colère. Mais il est temps que je mette fin à ce chant.

CHANT XLII.

Argument. — Le combat de Lampéduse se termine par la mort de Gradasse et d’Agramant, occis par la main de Roland, qui accorde la vie à Sobrin. — Bradamante se désole du retard de Roger. — Renaud, en allant sur les traces d’Angélique, trouve un remède qui le guérit de son amoureuse passion. S’étant remis en chemin pour rejoindre Roland, il fait la rencontre d’un chevalier qui le reçoit dans un magnifique palais orné de statues représentant diverses dames de la maison d’Este. Son hôte lui propose un moyen de s’assurer de la fidélité de sa femme.

Quel frein assez dur, quel nœud de fer, quelle chaîne de diamant, s’il peut en exister, feraient que la colère se pourrait contenir dans de justes bornes et ne dépassât point la mesure, quand on voit celui pour lequel Amour vous a mis au cœur une solide affection, frappé par ruse ou par violence de déshonneur ou d’un coup mortel ?

Et si l’âme devient alors cruelle et inhumaine, il faut l’excuser, car la raison n’a plus de prise sur elle. Achille, après avoir vu Patrocle, sous les armes qu’il lui avait prêtées, rougir la terre de son sang, ne put assouvir sa colère en tuant son meurtrier ; il fallut encore qu’il le traînât derrière son char et lui fît mille outrages.

Invincible Alphonse, c’est une colère pareille qui enflamma vos soldats, le jour où vous fûtes si gravement blessé au front d’un coup de pierre, que chacun crut votre âme partie pour l’autre monde ; leur fureur fut telle, que retranchements, murailles ou fossés, rien ne put protéger les ennemis contre leur élan, et qu’ils ne s’arrêtèrent qu’après les avoir tous massacrés, sans en laisser un seul vivant pour porter la nouvelle.

C’est en vous voyant tomber, que les vôtres entrèrent dans une telle fureur, et se livrèrent à de telles cruautés. Si vous aviez été debout, vous auriez certainement modéré leur soif de carnage. Cela vous suffisait en effet d’avoir repris la Bastia en quelques heures, alors que les gens de Grenade et de Cordoue avaient dû employer plusieurs jours pour vous l’enlever.

Peut-être fut-ce une vengeance permise par Dieu, que vous vous soyiez trouvé en pareil état, afin que les ennemis fussent ainsi punis des épouvantables excès auxquels ils s’étaient livrés quelque temps auparavant. Le malheureux Vestidel, las et blessé, s’étant rendu leur prisonnier, fut frappé, alors qu’il était sans armes, et tué de plus de cent coups d’épée par ces forcenés, dont la plupart étaient mahométans.

Mais, pour conclure, je dis qu’il n’y a pas de colère comparable à celle qu’on éprouve quand on voit outrager sous ses yeux un parent ou un vieil ami. Il était donc tout naturel qu’une colère soudaine envahît le cœur de Roland, lorsqu’il vit un ami si cher étendu mourant, par suite de l’horrible coup que lui avait porté le roi Gradasse.

De même que le pasteur nomade, qui a vu s’enfuir en sifflant l’horrible serpent dont la dent venimeuse a causé la mort de son enfant qui jouait sur le sable, saisit son bâton avec colère et avec rage, ainsi le chevalier d’Anglante, plein de fureur, saisit l’épée au tranchant sans pareil. Le premier qu’il rencontra fut le roi Agramant,

Qui, tout ensanglanté, sans épée, avec une moitié d’écu, le casque délacé, et blessé en plus d’endroits que je ne puis dire, s’était tiré des mains de Brandimart, comme un épervier imprudent qui se serait attaqué à un vautour par voracité ou par étourderie. Roland arrive sur lui, et lui porte un coup juste à l’endroit où la tête s’attache au buste.

Agramant avait son casque brisé, et le cou désarmé, de sorte que Roland le lui coupe net comme si c’eût été un jonc. La tête du roi de Lybie tombe, et son corps roule lourdement sur le sable. Son âme prend sa course vers les ondes infernales, où Caron l’attire avec son croc dans sa barque. Roland ne s’attarde pas à le frapper une seconde fois ; il court au Sérican avec Balisarde.

Gradasse en voyant tomber Agramant, la tête séparée du buste, éprouve ce qu’il n’a jamais ressenti ; son cœur tremble ; son visage pâlit. Lorsque le chevalier d’Anglante arrive sur lui, il semble présager son sort, et, vaincu d’avance, il n’a pas encore songé à se mettre en défense quand le coup mortel descend sur lui.

Roland le frappe au flanc droit, sous la dernière côte ; le fer, entré par le ventre, ressort d’une palme du côté gauche, ruisselant de sang jusqu’à la garde. C’est de la main du plus franc et du meilleur guerrier de l’univers que fut porté le coup qui mit à mort le chevalier le plus redoutable de tous les païens.

Le paladin, peu joyeux d’une telle victoire, se jette promptement à bas de selle, et, le visage troublé et plein de larmes, il court en toute hâte à son cher Brandimart. Il voit tout autour de lui la terre couverte de sang. Son casque, qui semble ouvert d’un coup de hache, ne l’avait pas plus protégé que s’il eût été d’écorce.

Roland relève sa visière, et voit qu’il a la tête fendue jusqu’au nez, juste entre les deux sourcils. Cependant Brandimart a conservé assez de souffle pour demander pardon de ses fautes au roi du Paradis, pour consoler le comte dont les joues sont sillonnées de larmes, et l’exhorter à la patience.

Il lui dit : «  — Roland, souviens-toi de moi dans tes prières qui sont agréables à Dieu. Je te recommande ma Fleur-de… —  » Mais il ne peut en dire davantage ; il meurt sans achever le mot. Des voix d’anges, s’unissant en chœurs célestes, s’entendirent soudain dans les airs, dès qu’il eut exhalé son âme ; et celle-ci, dégagée de ses liens corporels, s’éleva vers le ciel au milieu d’une douce mélodie.

Roland, bien qu’il dût se réjouir d’une fin si chrétienne, et bien qu’il sût que Brandimart était monté aux demeures bienheureuses, car il avait vu le ciel s’ouvrir pour lui, ne pouvait cependant maîtriser sa nature humaine et ses sens fragiles. En songeant qu’il venait de se voir enlever celui qui était pour lui plus qu’un frère, il ne pouvait empêcher les larmes d’humecter son visage.

Sobrin gisait depuis longtemps à terre, perdant beaucoup de sang qui découlait de sa tête sur ses joues et sur sa poitrine. Il ne devait plus guère en rester dans ses veines. Quant à Olivier, il était encore renversé sous son cheval, et n’avait pu dégager son pied que le poids du destrier avait à moitié brisé.

Et si son beau-frère, gémissant et tout en larmes, n’était pas venu l’aider, il n’aurait pu se dégager de lui-même. Son pied lui faisait tellement mal, qu’une fois qu’il l’eut retiré de dessous son cheval, il ne put ni s’en servir, ni même s’appuyer dessus. Sa jambe elle-même était si engourdie, qu’il lui fallut se faire aider pour pouvoir changer de place.

Roland se réjouit peu de la victoire ; il lui était trop dur, trop cruel de voir Brandimart mort et son beau-frère dans un état si peu rassurant. Sobrin était encore vivant, mais c’est à peine s’il lui restait quelque souffle, car sa vie était prête à s’exhaler avec la dernière goutte de son sang.

Le comte le fit enlever tout sanglant du champ de bataille, et le fit soigner avec beaucoup de soin ; il le consolait par de douces paroles, comme s’il eût été de sa famille ; car, après le combat, il ne gardait aucune trace de colère, et son cœur était tout à la clémence. Il fit ramasser les armes et les chevaux des morts, et laissa le reste aux serviteurs.

Ici, je dois avouer que Frédéric Fulgose doute quelque peu de la véracité de mon histoire, car, ayant visité avec sa flotte les moindres recoins du rivage barbaresque, il descendit sur l’île où eut lieu le combat des six chevaliers, et en trouva le sol si montueux, si inégal, qu’il n’y a pas, dit-il, un seul endroit où l’on puisse mettre le pied à plat.

Il ne peut tenir pour vraisemblable que, sur cet écueil accidenté, six chevaliers, la fleur du monde entier, aient pu se livrer cette bataille à cheval. Je réponds à cette objection qu’au temps de Roland il y avait, sur la droite, une plaine assez vaste, qui depuis fut recouverte par suite de l’éboulement d’un immense rocher, détaché de sa base lors d’un tremblement de terre.

C’est pourquoi, ô splendeur éclatante de la race des Fulgoses, ô lumière sereine et toujours plus vivace, si vous me prenez encore à partie sur ce point, et surtout devant cet invincible duc, grâce auquel votre patrie jouit maintenant d’un doux repos et voit l’amour succéder pour elle à la haine, je vous prie de lui dire sans retard qu’il se peut fort bien qu’en cette circonstance je n’aie point dit un mensonge.

Cependant Roland, ayant tourné ses regards vers la mer, aperçut un navire léger qui venait à toutes voiles et paraissait vouloir aborder à l’île. Quel était ce navire ? Je ne veux pas vous le dire maintenant, parce que je suis attendu en plus d’un autre endroit. Pour le moment, voyons en France si les habitants, délivrés enfin des Sarrasins, sont chagrins ou joyeux.

Voyons ce que fait cette amante fidèle, qui voit de nouveau s’éloigner l’accomplissement de ses vœux ; je veux parler de la malheureuse Bradamante. Quand elle voit que Roger a encore manqué au serment qu’il a fait quelques jours avant le conflit survenu entre les deux armées, elle ne sait plus sur quoi placer son espérance.

Elle renouvelle ses pleurs et ses reproches, et, selon son habitude, elle recommence à appeler Roger cruel, et à traiter le destin d’impitoyable. Puis, déployant les voiles à sa grande douleur, elle accuse d’injustice, de complicité ou de faiblesse le ciel qui a permis un tel parjure, et qui n’a pas même fait un signe pour l’empêcher.

Elle en arrive à accuser Mélisse et à maudire l’oracle de la grotte qui, par ses conseils mensongers, l’a précipitée dans la mer d’amour où elle est sur le point de mourir. Puis elle va trouver Marphise, et se plaindre à elle de son frère qui a manqué à sa foi jurée. Elle soulage sa douleur en criant, en pleurant auprès d’elle, et lui demande aide et appui.

Marphise la serre dans ses bras, et fait ce qu’elle peut pour la consoler. Elle ne croit pas que Roger ait failli à ce point ; elle pense qu’il ne tardera pas à revenir auprès d’elle. Elle lui jure, s’il ne revient pas, qu’elle ne souffrira pas une si grave offense, et qu’elle se battra avec lui, ou lui fera observer sa promesse.

Par ces paroles, elle réussit à adoucir un peu la douleur de Bradamante qui, ayant quelqu’un pour s’épancher désormais, éprouve une angoisse moindre. Maintenant que nous avons vu Bradamante accuser dans son chagrin Roger de parjure, de cruauté et d’orgueil, voyons si son frère est plus heureux ; je veux parler de Renaud qui est brûlé jusqu’à la moelle des feux de l’amour.

Je veux parler de Renaud qui, comme vous le savez, aimait si passionnément la belle Angélique. C’était un enchantement, encore plus que la beauté de cette dernière, qui l’avait fait tomber ainsi dans les rets de l’amour. Les autres paladins vivaient en repos, depuis qu’ils étaient complètement débarrassés des Maures ; lui seul, parmi les vainqueurs, était resté captif de son amoureuse peine.

Il avait envoyé de côtés et d’autres plus de cent messagers pour s’enquérir de ce qu’elle était devenue ; lui-même l’avait cherchée longtemps. Enfin il était allé trouver Maugis qui l’aidait toujours dans les cas embarrassants. Le visage rouge de honte et les yeux baissés, il se décida à lui avouer son amour. Puis il le pria de lui enseigner où se trouvait Angélique si désirée par lui.

Maugis éprouve un grand étonnement d’un cas si étrange. Il sait que, seul entre ses rivaux, Renaud a eu jadis l’occasion de tenir plus de cent fois Angélique dans son lit, et lui-même, persuadé de cette vérité, avait fait tout ce qu’il avait pu, par ses prières et par ses menaces, pour le pousser à ce résultat, sans avoir pu jamais l’y amener.

Il l’avait d’autant plus vivement poussé dans cette voie, qu’en écoutant ses conseils, Renaud aurait alors retiré Maugis de prison. Et voilà que maintenant que l’occasion est manquée, et que rien ne peut plus lui venir en aide, Renaud demande de lui-même ce qu’il a jadis refusé plus que de raison ; voilà qu’il vient le prier, lui Maugis, alors qu’il doit se rappeler qu’il a failli causer sa mort en une obscure prison par ses refus d’autrefois !

Mais plus les sollicitations de Renaud paraissent importunes à Maugis, plus ce dernier reconnaît manifestement combien son amour est grand. Les prières de Renaud le touchent enfin ; il noie dans l’océan de sa mémoire le ressentiment de l’offense ancienne, et s’apprête à lui venir en aide.

Il met fin à ses obsessions, et lui rend l’espoir en lui disant qu’il lui sera favorable, et qu’il saura lui dire quelle route suit Angélique, qu’elle soit en France ou ailleurs. Aussitôt Maugis se rend à l’endroit où il a l’habitude de conjurer les démons. C’est une grotte située au sein de monts inaccessibles. Il ouvre son livre, et appelle la foule des esprits infernaux.

Puis il en choisit un fort instruit sur tous les cas amoureux, et il veut savoir de lui comment il se fait que Renaud, qui jadis avait le cœur si dur, l’a maintenant si sensible. Alors il apprend l’histoire de ces deux sources, dont l’une attise le feu, tandis que l’autre l’éteint ; il apprend que le mal causé par l’une des deux ne peut être guéri par rien, si ce n’est par l’eau de l’autre.

Il apprend aussi comment Renaud, ayant bu d’abord à celle des deux sources qui chasse l’amour, se montra si obstinément rebelle aux longues prières d’Angélique la belle ; mais ayant été plus tard amené par sa mauvaise étoile à boire à l’autre source qui donne l’amoureuse ardeur, Renaud se mit à aimer celle qui jusque-là lui avait déplu au delà de toute raison.

Il fut vraiment poussé par sa mauvaise étoile et le destin cruel à boire la flamme dans cette source glacée ; car, presque au même moment, Angélique s’en vint boire à l’autre source qui rendit son cœur si inaccessible à l’amour, que, depuis, elle se mit à fuir Renaud comme un serpent. Quant à Renaud, il l’aimait, et l’amour était aussi fort chez lui que la haine et le dédain chez elle.

Quand le démon eut pleinement instruit Maugis sur le cas étrange de Renaud, il raconta avec non moins de détails qu’Angélique s’était donnée tout entière à un jeune Africain, et comment elle avait quitté l’Europe et s’était embarquée en Espagne, sur les galères des hardis marins catalans, pour retourner dans l’Inde.

Lorsque Renaud vint chercher la réponse de son cousin, Maugis chercha fortement à le dissuader d’aimer plus longtemps Angélique. Il lui dit qu’elle s’était livrée à un vil Barbare ; elle était à cette heure si loin de France, qu’il aurait beaucoup de peine à retrouver ses traces, car elle avait déjà fait plus de la moitié du chemin pour arriver dans son pays, où elle retournait avec Médor.

Le départ d’Angélique n’aurait point semblé chose trop pénible à l’intrépide amant, et n’aurait point troublé son sommeil, ni empêché qu’il ne conçût l’idée de partir pour le Levant. Mais, en apprenant qu’un Sarrasin avait cueilli les prémices de son amour, il éprouve une telle souffrance, une telle angoisse, qu’en aucun autre moment de sa vie il ne souffrit davantage.

Il lui est impossible de faire la moindre réponse. Son cœur, au dedans, son cœur tremble ; au dehors, ses lèvres s’agitent vainement ; sa langue ne peut articuler une parole. Sa bouche est amère comme s’il avait avalé du poison. Il quitte soudain Maugis, et après avoir poussé de grands soupirs, exhalé de grandes plaintes, il se décide à partir pour le Levant où l’entraîne sa rage jalouse.

Il demande congé au fils de Pépin, et prend pour prétexte son destrier Bayard qu’emmène le Sarrasin Gradasse, au mépris des devoirs de tout vaillant chevalier. C’est le souci de son honneur qui le pousse à courir après lui, afin qu’il empêche le Sérican menteur de se vanter jamais d’avoir enlevé Bayard, par la lance ou l’épée, à un paladin de France.

Charles lui donne licence de partir, bien qu’il en soit triste, ainsi que toute la France. Mais il ne peut lui refuser cette faveur, tant son désir lui paraît honorable. Dudon et Guidon veulent accompagner Renaud, mais celui-ci repousse l’offre de l’un et de l’autre. Il quitte Paris et s’en va seul, plein de soupirs et d’amoureux soucis.

Il a sans cesse à la mémoire, et cette pensée ne peut s’ôter de son esprit, qu’il a pu mille fois posséder Angélique, et qu’il a toujours obstinément, follement repoussé une si rare beauté. Mais le temps où il pouvait avoir un tel plaisir, et où il n’a pas voulu, ce bon temps est perdu, et maintenant il consentirait à la posséder un seul jour, sauf à mourir après.

Il se demande sans cesse — et il ne peut songer à autre chose — comment il a pu se faire qu’un pauvre soldat ait soumis son cœur, rebelle aux mérites et à l’amour de tant d’illustres amants. C’est avec une telle pensée, qui lui ronge le cœur, que Renaud s’en va vers le Levant. Il suit la route qui mène droit au Rhin et à Bâle, jusqu’à ce qu’il ait atteint la grande forêt des Ardennes.

Le paladin avait fait plusieurs milles dans l’intérieur de la forêt aventureuse, loin de tout village et de tout castel, et il était arrivé dans un endroit sauvage et plein de dangers, lorsqu’il vit soudain le ciel se troubler, et le soleil disparaître derrière une masse de nuages. Au même moment s’élançait d’une caverne obscure un monstre étrange ayant la figure d’une femme.

Sa tête avait mille yeux sans paupières ; il ne pouvait les clore et par conséquent je crois qu’il lui était impossible de dormir. Il avait autant d’oreilles que d’yeux. Au lieu de cheveux, il avait sur la tête une multitude de serpents. Ce spectre épouvantable était sorti des ténèbres infernales pour se répandre sur le monde. Il avait pour queue un féroce et immense serpent, qui roulait ses nœuds autour de sa poitrine.

Ce qui n’était jamais arrivé à Renaud en mille et mille aventures lui arriva là. Quand il vit le monstre s’apprêter à l’attaquer, et s’élancer sur lui, une peur inconnue jusque-là pénétra dans ses veines. Cependant il dissimula, résolu à montrer son audace accoutumée. D’une main tremblante, il saisit son épée.

Le monstre s’apprête à lui donner un rude assaut, avec autant de science que s’il était maître de guerre. Le serpent venimeux se déroule en l’air, puis il s’élance contre Renaud, autour duquel il multiplie, de çà de là, ses bonds énormes. Renaud cherche à s’en défendre, mais c’est en vain qu’il prodigue ses coups à droite et à gauche. Aucun d’eux n’atteint son adversaire.

Tantôt le monstre dirige sur la poitrine de Renaud son serpent qui se glisse sous les armes du chevalier et le glace jusqu’au cœur ; tantôt il le fait pénétrer par la visière et le promène sur le cou et sur la figure de Renaud. Celui-ci finit par se débarrasser de cette étreinte, et donne tant qu’il peut de l’éperon à son cheval. Mais l’infernale Furie n’est pas boiteuse ; d’un bond elle le rattrape, et lui saute en croupe.

Qu’il aille à gauche, à droite, où bon lui semble, Renaud a toujours cette bête maudite acharnée après lui. Il ne sait comment s’en débarrasser, bien que son destrier ne cesse de lancer des ruades. Le cœur de Renaud tremble comme une feuille ; non pas que le serpent le tourmente davantage, mais il éprouve une telle horreur, un tel dégoût, qu’il crie, gémit, et se plaint de vivre encore.

Il se jette dans les sentiers les moins frayés, dans les chemins les plus affreux, au plus épais du bois ; il gravit les pentes les plus raides ; il s’enfonce dans les défilés les plus inextricables de la vallée, là où l’air est le plus obscur. Il espère ainsi arracher de dessus ses épaules l’abominable, l’horrible bête qui y est attachée. Il n’y serait sans doute point parvenu, si quelqu’un n’était soudain arrivé à son secours.

Mais il est secouru à temps par un chevalier couvert d’une armure d’acier éclatante et splendide, et portant pour cimier un joug rompu. Son écu jaune est semé de flammes ardentes, ainsi que le reste de ses vêtements d’un caractère sévère, et la housse de son cheval. Il a la lance au poing, l’épée au côté ; sa masse pendue à l’arçon projette du feu.

Cette masse est remplie d’un feu éternel qui brûle toujours sans la consumer jamais. La bonté d’un écu, la trempe d’une cuirasse, l’épaisseur d’un casque, rien ne lui résiste. Le chevalier se fait infailliblement faire place, partout où il en dirige l’inextinguible lumière. Il ne lui fallait pas moins que cet avantage pour sauver Renaud des mains du monstre cruel.

En chevalier avisé et prudent, il court au galop vers l’endroit où il a entendu la rumeur, jusqu’à ce qu’il aperçoive le monstre horrible qui a enlacé Renaud de mille nœuds, et qui couvre d’une sueur glacée le malheureux paladin, sans que celui-ci puisse s’en débarrasser. Le chevalier se précipite, frappe le monstre au flanc, et le fait tomber du côté gauche.

Mais à peine l’horrible bête a-t-elle touché terre, qu’elle se redresse, faisant tourner et siffler son long serpent. Le chevalier ne cherche plus à la frapper avec la lance ; il se décide à la poursuivre par le feu. Il saisit sa masse, et fait pleuvoir une tempête de coups partout où le serpent dresse la tête. Il ne laisse pas le temps au monstre de le saisir une seule fois.

Pendant qu’il le tient en échec, le frappe et lui fait mille blessures, il conseille au paladin de s’échapper par le chemin qui conduit au sommet de la montagne. Le paladin suit ce conseil, et prend le chemin qui lui est indiqué, et bien que la colline soit âpre et rude à escalader, il s’éloigne sans retourner la tête, jusqu’à ce qu’on l’ait perdu de vue.

Le chevalier, après avoir contraint le monstre infernal de retourner à son antre obscur, où il se ronge de rage et de dépit, et où il verse des pleurs inépuisables par ses mille yeux, monte derrière Renaud, afin de lui servir de guide. Il ne tarde pas à le rejoindre sur le sommet de la colline et, marchant à ses côtés, il le conduit hors de ces lieux sombres et dangereux.

Dès que Renaud le voit revenu près de lui, il lui dit qu’il lui doit des remerciements infinis, et que partout où il sera, il peut disposer de sa vie.

Puis il lui demande comment il se nomme, afin qu’il puisse proclamer le nom de celui qui est venu à son secours, et exalter sa vaillance parmi ses compagnons, devant Charles lui-même.

Le chevalier lui répond : «  — Ne te mets pas en peine de ce que je ne veux pas te dire mon nom maintenant. Je te le dirai avant que l’ombre n’ait cru d’un pas, ce qui ne tardera guère. —  » En continuant à marcher côte à côte, ils finirent par trouver une source fraîche, aux eaux claires, à laquelle les bergers et les voyageurs, attirés par son doux murmure, venaient boire l’amoureux oubli.

C’étaient là, seigneur, ces eaux glacées qui éteignent le feu de l’amoureuse ardeur. C’était après y avoir bu qu’Angélique avait conçu pour Renaud la haine qu’elle ne cessa depuis de lui porter ; et si lui-même avait autrefois montré tant de mépris pour elle, l’unique cause, seigneur, en était qu’il avait bu aussi de ces mêmes eaux.

Dès que le chevalier avec lequel Renaud chemine se voit devant la claire fontaine, il retient son destrier tout fumant et dit : «  — Nous reposer ici ne saurait nuire. —  » Renaud dit : «  — Cela ne peut que nous faire du bien ; car, outre que la chaleur de midi m’oppresse, le monstre m’a tellement travaillé, qu’il me sera doux et agréable de me reposer. —  »

L’un et l’autre descendent de cheval, et laissent leurs bêtes paître en liberté par la forêt. Tous deux mettent pied à terre dans l’herbe parsemée de fleurs rouges et jaunes, et retirent leur casque. Renaud, poussé par la chaleur et la soif, court aussitôt vers la source de cristal, et buvant à longs traits son eau fraîche, chasse en même temps de sa poitrine embrasée la soif et l’amour.

Quand le chevalier le voit relever la bouche de dessus la fontaine, et revenir entièrement guéri de son fol amour, il se lève tout debout, et d’un air altier, il lui dit ce qu’il n’a pas voulu lui dire auparavant : «  — Sache, Renaud, que mon nom est : le Dédain ! Je suis venu uniquement pour te délivrer d’un joug indigne. —  »

A ces mots, il disparaît et son destrier disparaît avec lui. Cette aventure semble un grand miracle à Renaud. Il cherche tout autour de lui et dit : «  — Où est-il passé ? —  » Il ne sait si tout ce qu’il vient de voir n’est pas du domaine de la magie, et si Maugis ne lui a pas envoyé un de ses serviteurs infernaux pour rompre la chaîne qui l’a si longtemps retenu captif.

Peut-être aussi, du haut de son trône, Dieu lui a-t-il, dans son ineffable bonté, envoyé, comme il fit jadis pour Tobie, un ange chargé de le guérir de son aveuglement. Mais que ce soit un ange, un démon, ou toute autre chose, il le remercie de lui avoir rendu la liberté. Il sent en effet que désormais son cœur est délivré de son angoisse amoureuse.

Angélique est redevenue l’objet de sa haine première ; non seulement elle ne lui paraît pas digne de tout le long chemin qu’il a déjà fait pour la suivre, mais il ne ferait pas maintenant une demi-lieue pour elle. Cependant il persiste dans sa résolution d’aller dans l’Inde, pour chercher Bayard jusqu’en Séricane, tant parce que l’honneur le lui commande, que parce que c’est le prétexte qu’il a invoqué près de Charles.

Il arrive le jour suivant à Bâle, où venait de parvenir la nouvelle que le comte Roland devait se battre contre Gradasse et le roi Agramant. Ce n’était point par un avis du chevalier d’Anglante que cette nouvelle avait été sue, mais un voyageur, venu rapidement de Sicile, l’avait donnée comme sûre.

Renaud désire ardemment se trouver à côté de Roland dans ce combat ; mais il est bien éloigné du champ de bataille. Tous les dix milles, il change de chevaux et de guides, et court à bride abattue. Il passe le Rhin à Constance, et, comme en volant, il traverse les Alpes et arrive en Italie. Laissant derrière lui Vérone et Mantoue, il atteint le Pô, et le passe en toute hâte.

Déjà le soleil touchait au terme de sa course, déjà la première étoile apparaissait au ciel, et Renaud, debout près de la rive, se demandait s’il devait changer de cheval, ou se reposer en ce lieu, jusqu’à ce que les ténèbres se fussent dissipées devant la belle aurore, lorsqu’il vit venir à lui un chevalier à l’aspect et aux manières pleins de courtoisie.

Celui-ci, après l’avoir salué, lui demanda poliment s’il était marié. Renaud lui dit : «  — Je suis en effet soumis au joug conjugal. —  » Mais en lui-même il s’étonnait de cette demande, lorsque son interlocuteur ajouta : «  — Je me réjouis qu’il en soit ainsi. —  » Puis, pour lui expliquer ses paroles, il dit : «  — Je te prie d’avoir pour agréable d’accepter ce soir l’hospitalité chez moi.

« Je te ferai voir une chose que doit volontiers connaître quiconque a femme à son côté. —  » Renaud, autant parce qu’il voulait se reposer, fatigué qu’il était d’avoir couru, autant par le désir inné qu’il avait toujours eu de voir et d’entendre de nouvelles aventures, accepta l’offre du chevalier, et le suivit.

Ils sortirent de la route à une portée d’arc, et se trouvèrent devant un grand palais, d’où accoururent un grand nombre d’écuyers avec des torches allumées, qui projetèrent autour d’eux une grande clarté. Renaud, étant entré, jeta les regards autour de lui, et vit un palais comme on en voit rarement, admirablement construit et distribué, et trop vaste pour servir de demeure à un homme de condition privée.

La riche voûte de la porte d’entrée était toute en serpentine et en dur porphyre. La porte elle-même était en bronze, et ornée de figures qui semblaient respirer et remuer les lèvres. On passait ensuite sous un arc de triomphe, où un mélange de mosaïques flattait agréablement les yeux. De là partait une cour carrée, dont chaque côté avait cent brasses de long.

Chaque côté de cette cour était bordé de pavillons ayant chacun une porte spéciale. Les portes étaient séparées par des arcades d’égale grandeur, mais de formes variées. Chaque arcade pouvait facilement donner accès à un sommier avec sa charge, et conduisait à un escalier d’où l’on pénétrait dans une salle par une arcade supérieure.

Les arcades supérieures dépassaient l’alignement général de façon à recouvrir les portes. Chacune d’elles était soutenue par deux colonnes, l’une de bronze, l’autre de roche. Il serait trop long de vous faire une entière description des pavillons de la cour, et de vous parler, en outre, de ce que l’on apercevait au-dessus du sol, des souterrains que le maître de ce palais avait fait construire sous tous les bâtiments.

Les hautes colonnes avec leurs chapiteaux en or incrustés de pierreries ; les marbres étrangers sculptés de mille manières par une main habile ; les peintures et les stucs, et une foule d’autres ornements, dont la plupart étaient dérobés aux regards par l’obscurité, indiquaient que les richesses réunies de deux rois n’avaient pas dû suffire à bâtir un tel édifice.

Parmi les ornements magnifiques qui ornaient en profusion cette riante demeure, il y avait une fontaine qui répandait ses eaux fraîches et abondantes par une foule de petites rigoles. C’est là que les serviteurs avaient dressé les tables, droit au milieu de la cour. On l’apercevait des quatre portes du principal corps de bâtiment.

Élevée par un architecte instruit et habile, la fontaine avait la forme d’une galerie ou d’un pavillon octogone, recouvert de tous côtés par un plafond d’or tout parsemé d’émaux. Huit statues de marbre blanc soutenaient ce plafond avec leurs bras.

L’ingénieux architecte leur avait mis dans la main droite la corne d’Amalthée, d’où l’eau retombait, avec un agréable murmure, dans un vase d’albâtre. Tous ces pilastres, sculptés avec le plus grand art, représentaient de grandes femmes, différant d’habits et de visage, mais ayant toutes la même grâce et la même beauté.

Chacune d’elles reposait les pieds sur deux belles figures situées plus bas, et qui se tenaient la bouche ouverte, comme pour indiquer qu’elles prenaient plaisir à chanter et à jouer. Leur attitude semblait aussi indiquer que toute leur science, toute leur application était destinée à célébrer les louanges des belles dames qu’elles portaient sur leurs épaules.

Les statues inférieures tenaient à la main de longs et vastes rouleaux couverts d’écriture, où était inscrit, avec de grands éloges, le nom des plus illustres parmi les dames que représentaient les statues supérieures, et où pouvaient se lire aussi leurs propres noms en lettres brillantes. Renaud, à la lueur des torches, admirait une à une les dames et les chevaliers.

La première inscription qui frappa ses yeux portait le nom longuement honoré de Lucrèce Borgia, dont la beauté et l’honnêteté étaient mises par Rome, sa patrie, bien au-dessus de celles de l’antique Lucrèce. Les deux statues qu’on avait destinées à supporter une si excellente et si honorable charge portaient écrits les noms de Antonio Tebaldo et Hercule Strozza, un Linus et un Orphée.

La statue qui venait après était non moins belle et non moins agréable à voir ; son inscription disait : Voici la fille d’Hercule, Isabelle. Ferrare se montrera plus heureuse de l’avoir vue naître que de tous les autres biens que la fortune favorable lui a accordés et lui accordera pendant la suite des siècles.

Les deux statues qui se montraient désireuses de célébrer constamment sa gloire avaient toutes deux le prénom de Jean-Jacques ; l’un s’appelait Calandra, l’autre Bardelone. Dans le troisième et le quatrième côté, où l’eau s’échappait hors du pavillon par d’étroites rigoles, étaient deux dames ayant même patrie, même famille, même réputation, même beauté et même valeur.

L’une s’appelait Élisabeth, l’autre Léonora. Ainsi que le racontait l’écrit sculpté sur le marbre, la terre de Mantoue se glorifiera encore plus de leur avoir donné naissance que d’avoir produit Virgile qui l’honore tant. La première avait à ses pieds Jacopo Sadoleto et Pietro Bembo.

L’autre était supportée par l’élégant Castiglione et le savant Muzio Arelio. Ces noms, alors inconnus, aujourd’hui si fameux et si dignes de louange, étaient sculptés sur le marbre. Après ces statues, venait celle à qui le ciel doit accorder tant de vertus, qu’elle n’aura pas sa pareille parmi les têtes couronnées, soit dans la bonne, soit dans la mauvaise fortune.

L’inscription d’or la signalait comme étant Lucrèce Bentivoglia ; parmi les éloges qui lui étaient donnés, on disait que le duc de Ferrare se réjouissait et s’enorgueillissait d’être son père. Ses louanges étaient célébrées d’une voix claire et douce par ce Camille, dont le Reno et Felsina écoutent les chants [14] avec autant d’admiration et de stupeur que jadis l’Amphrise en mettait à entendre chanter son berger,

Et par un autre poète, grâce auquel la terre où l’Isaure verse ses eaux douces dans la vaste mer sera plus renommée, depuis le royaume de l’Inde jusqu’à celui des Maures, que la ville de Pesaro, qui reçut son nom de ce que les Romains y pesèrent leur or. Je veux parler de Guido Postumo, à qui Pallas et Phébus ont décerné une double couronne.

La statue de femme qui suivait était Diane. «  — Ne vous arrêtez pas — disait l’inscription — à son air altier ; car son cœur est aussi sensible que sa figure est belle. —  » Le savant Celio Calcaguin, de sa claire trompette fera longtemps retentir sa gloire et son beau nom dans le royaume des Parthes, dans celui de Mauritanie, dans l’Inde et dans toute l’Espagne.

Elle aura aussi, pour chanter sa gloire, un Marco Cavallo, qui fera jaillir d’Ancône une source de poésie aussi abondante que celle que le cheval ailé fit jaillir autrefois d’une montagne sacrée, le Parnasse ou l’Hélicon, je ne sais plus laquelle. Auprès de Diane, Béatrice levait son front ; l’inscription qui lui était consacrée s’exprimait ainsi : Vivante, Béatrice rendra son époux heureux ; elle le laissera malheureux après sa mort,

Ainsi que toute l’Italie qui avec elle sera triomphante, et après elle retombera captive. Un seigneur de Corregio paraissait écrire et chanter ses louanges, ainsi que Timotée, l’honneur des Bendedeï. Tous deux feront s’arrêter sur ses rives, aux sons de leurs luths harmonieux, le fleuve où il fut pleuré jadis des larmes d’ambre.

Entre celle-ci et la colonne représentant Lucrèce Borgia, dont je viens de parler, était une grande dame représentée en albâtre, et d’un aspect si grandiose et si sublime, que sous son simple voile, et sous ses vêtements noirs et modestes, sans ornements d’or et sans pierreries, elle ne paraissait pas moins belle, parmi toutes les autres statues, que Vénus au milieu des autres étoiles.

On ne pouvait, en la contemplant attentivement, reconnaître qui l’emportait le plus en elle, de la grâce, ou de la beauté, ou de la majesté du visage, indice de son grand esprit et de son honnêteté. «  — Celui qui voudra — disait l’inscription gravée sur le marbre — parler d’elle comme il convient qu’on en parle, entreprendra la plus honorable des tâches, mais sans pouvoir jamais arriver jusqu’au bout. —  »

La statue, douce et pleine de grâce, semblait s’indigner d’être célébrée dans un chant humble et bas par l’esprit grossier qu’on lui avait donné — je ne sais pourquoi — sans personne à côté de lui, pour le soutenir. Tandis que sur toutes les autres statues on avait sculpté leur nom, l’artiste avait omis de le faire sur ces deux dernières.

Toutes ces statues entouraient un espace rond, pavé de corail, maintenu constamment dans une fraîcheur délicieuse par l’eau pure et limpide comme du cristal qui s’échappait au dehors par un canal. Ce canal allait féconder, en l’arrosant, un pré aux riantes couleurs vertes, azurées, blanches et jaunes. L’eau, courant par de nombreuses rigoles, portait la vie aux plantes et aux arbrisseaux.

Le paladin se tenait à table, raisonnant avec son hôte si courtois ; de temps en temps, il lui rappelait de tenir sans plus différer ce qu’il lui avait promis. En attendant, il le regardait, et il avait remarqué qu’il avait le cœur oppressé d’un grand chagrin, car il ne se passait guère de moment sans qu’un cuisant soupir s’échappât de ses lèvres.

Souvent la parole, poussée par le désir, vint jusque sur les lèvres de Renaud, prêt à renouveler sa demande ; mais la courtoisie l’arrêtait aussitôt et ne lui permettait pas de la laisser sortir au dehors. Soudain, le repas terminé, un jeune page, averti par le majordome, plaça sur la table une belle coupe d’or fin, ornée à l’extérieur de pierres précieuses, et remplie de vin.

Le châtelain se mit alors à sourire, et leva les yeux sur Renaud ; mais à qui l’aurait bien examiné, il eût fait l’effet de quelqu’un plus disposé à pleurer qu’à rire. Il dit : «  — Le moment me semble venu de satisfaire ta curiosité, et de te montrer un chef-d’œuvre qui doit être précieux pour quiconque a femme à son côté.

« A mon avis, chaque mari doit sans cesse épier sa femme pour savoir si elle l’aime, si elle lui fait honneur par sa conduite, ou si elle le déshonore ; si, en un mot elle en fait une bête, ou si elle le traite comme un homme. Le poids des cornes est le plus léger qui soit au monde, bien que le plus outrageant. Presque tous les autres le voient, celui-là seul qui l’a sur la tête ne le sent jamais.

« Si tu sais que ta femme est fidèle, tu as un motif pour l’aimer et l’honorer davantage ; il n’en est pas de même de celui qui sait que sa femme est coupable, ou de celui qui doute d’elle et qui souffre de ce doute. Beaucoup de femmes, chastes et vertueuses, sont soupçonnées à tort par leurs maris. Beaucoup de maris, au contraire, sont dans la plus grande confiance à l’endroit de leurs épouses, qui vont le chef orné de cornes.

« Si tu désires savoir si ta femme est chaste — comme je crois que tu le penses et que tu dois le penser, car croire le contraire serait un tourment inutile si tu ne pouvais t’assurer de la vérité par des preuves — tu peux l’apprendre toi-même sans que personne ait à te le dire, en buvant dans ce vase. Je ne l’ai pas fait apporter sur cette table pour un autre motif que pour te montrer ce que je t’ai promis.

« Si tu y bois, tu verras se produire un effet surprenant. Si tu portes le cimier de Cornouailles, le vin se répandra entièrement sur ta poitrine, sans que tu puisses en faire entrer une gouttelette dans ta bouche. Si tu as une épouse fidèle, tu boiras tout. Or il t’appartient de connaître ton sort. —  » A ces mots, l’hôte s’apprête à regarder si le vin va se répandre sur la poitrine de Renaud.

Renaud, presque décidé à savoir ce qu’ensuite il sera peut-être très fâché d’avoir appris, avance la main et prend le vase. Il va pour tenter l’épreuve ; mais, sur le point d’y porter les lèvres, une pensée vient l’arrêter. Mais permettez, seigneur, que je me repose ; puis je vous dirai ce que le paladin répondit.

CHANT XLIII.

Argument. — Renaud entend raconter deux nouvelles, l’une contre les femmes, l’autre contre les hommes qui se laissent vaincre par l’ignoble passion de l’avarice. Après un long chemin sur terre et sur mer, Renaud arrive à Lampéduse, au moment où venait de se terminer le combat entre les paladins et les païens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage d’Agrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dépouilles mortelles de Brandimart. De là, ils vont à l’ermitage où est Roger, devenu déjà chrétien. Le bon ermite rend la santé à Olivier et à Sobrin qui se fait aussi baptiser.

O exécrable avarice, ô insatiable soif de l’or, je ne m’étonne pas que tu puisses si facilement t’emparer d’une âme vile et déjà souillée d’autres vices ; mais ce que je ne puis comprendre, c’est que tu tiennes dans tes liens, que tu déchires de ton même ongle crochu ceux qui, par leur grandeur d’âme, auraient mérité une éternelle gloire, s’ils avaient pu échapper à ton atteinte.

Celui-ci mesure la terre, la mer et le ciel ; il connaît à fond les causes et les effets de toutes les forces de la nature ; il va jusqu’à scruter les volontés de Dieu. Mais s’il vient à être mordu de ton venin mortel, il n’a plus d’autre souci que d’entasser des trésors. Cette seule pensée le domine ; il y place tout son salut, toute son espérance.

Celui-là met les armées en déroute, et force les portes des villes de guerre. On le voit, cœur intrépide, se jeter le premier dans les aventures périlleuses, et s’en retirer le dernier. Mais il ne peut éviter d’être pris pour le reste de ses jours dans tes filets ténébreux. Combien d’autres, qui se seraient illustrés dans les arts et dans les sciences, n’as-tu pas plongés dans l’obscurité !

Et que dirai-je de certaines belles et grandes dames ? Pendant longtemps, je les vois garder à leurs amants une fidélité plus ferme, plus inébranlable qu’une colonne. Mais voici venir l’Avarice qui semble les transformer comme par enchantement. En un jour, qui le croirait ? elle les jette, sans amour, en proie à un vieillard, à un scélérat, à un monstre.

Ce n’est pas sans raison que je m’en indigne ; m’entende qui pourra ; pour moi, je m’entends bien. Dans tous les cas, je ne m’écarte pas de mon sujet, et je n’oublie pas le thème de mon chant. Mais je ne veux rien ajouter à ce que je viens de vous dire, pas plus qu’à ce que je vais vous raconter. Revenons au paladin qui avait été sur le point d’essayer la vertu de la coupe.

Je vous disais qu’au moment d’y porter les lèvres, une pensée lui était venue. Après avoir un instant réfléchi, il dit : «  — Bien fol serait celui qui chercherait à savoir ce qu’il serait très fâché d’apprendre. Ma femme est femme, et toute femme est faible. Gardons ma croyance sur elle telle qu’elle est. Jusqu’ici, je m’en suis bien trouvé ; que gagnerais-je à vouloir en faire l’épreuve ?

« Cela me servirait à peu de chose, et pourrait m’être très désagréable. Il en coûte parfois de tenter Dieu. Je ne sais si en cela je suis sage ou imprudent, mais je ne veux pas en savoir davantage. Qu’on ôte donc ce vin de devant moi ; je n’ai pas soif, et je ne veux pas que l’envie me vienne de boire. Dieu a interdit ces sortes d’expériences aussi expressément que la science de l’arbre de la vie à notre premier père.

« De même qu’Adam, après qu’il eut goûté au fruit que Dieu lui-même lui avait défendu, vit son bonheur se changer en larmes, et fut obligé de gémir à jamais sur sa propre misère, ainsi l’homme qui veut savoir tout ce que sa femme fait ou dit, risque de passer de la joie dans les pleurs, et de ne plus retrouver sa tranquillité première. —  »

Ainsi dit le brave Renaud et, comme il repoussait loin de lui la coupe pour laquelle il montrait tant de répugnance, il vit un ruisseau de larmes s’échapper abondamment des yeux du châtelain. Quand il se fut un peu calmé, ce dernier dit à son tour : «  — Maudit soit celui qui m’engagea à tenter l’épreuve ! Hélas ! il est cause que j’ai perdu ma douce compagne !

« Que ne t’ai-je connu dix ans plus tôt ! Que n’ai-je pu te demander conseil avant que mes malheurs aient commencé ! Je n’aurais pas versé tant de pleurs que j’en suis presque aveugle. Mais levons-nous de table. Tu vois ma douleur et tu y compatis. Je veux te raconter la cause et l’origine de mon infortune sans pareille.

« Tu as passé près d’une cité voisine de ce château ; tout autour d’elle s’étend comme un lac un fleuve qui prend son origine du lac de Benaco, et qui va se jeter dans le Pô. Cette cité s’éleva sur les ruines de celle qui avait été fondée par le fils d’Agénor avec les dents du dragon. C’est là que je naquis d’une famille très honorable, mais sous un humble toit, et au sein de la pauvreté.

« Si la Fortune n’eut pas assez souci de moi pour me donner la richesse due à ma naissance, la nature y suppléa en me douant d’une beauté fort au-dessus de celle des gens de ma condition. Bien qu’il soit ridicule à un homme de se vanter lui-même, je puis dire que, dans ma jeunesse, j’ai vu dames et damoiselles s’éprendre de ma figure et de mes belles manières.

« Il y avait dans notre cité un homme sage, et savant au delà de toute croyance. Il comptait cent vingt ans accomplis, quand ses yeux se fermèrent à la lumière. Il avait passé toute sa vie seul et sauvage ; mais, dans son extrême vieillesse, féru d’amour pour une belle matrone, il l’avait obtenue à prix d’argent, et en avait eu secrètement une fille.

« Pour éviter que la fille ne fît comme sa mère, qui pour de l’argent avait vendu sa chasteté, bien précieux que tout l’or du monde ne saurait payer à sa valeur, il résolut de la soustraire au contact populaire. Choisissant le lieu qui lui parut le plus solitaire, il y fit bâtir ce palais si ample et si riche, de la main de démons évoqués par ses enchantements.

« Il fit élever sa fille par de vieilles femmes réputées pour leur chasteté. Celle-ci devint par la suite d’une grande beauté. Non seulement son père ne permit pas qu’on lui laissât apercevoir un homme, mais il défendit qu’on en prononçât le nom devant elle. Afin de lui mettre un continuel exemple sous les yeux, il fit sculpter ou peindre l’image de toutes les dames qui ont su résister à un amour coupable.

« Il ne se borna pas à faire représenter celles qui par leur vertu ont été l’honneur des premiers âges, et dont l’histoire ancienne a consacré à jamais la renommée ; il voulut aussi y faire figurer les dames dont les mœurs pudiques devaient dans l’avenir illustrer l’Italie. En raison de leur belle conduite, il fit élever leur statue, comme les huit que tu vois autour de cette fontaine.

« Quand le vieillard jugea que sa fille était un fruit assez mûr pour que l’homme pût le cueillir, je fus, soit malechance, soit hasard, choisi entre tous par lui comme le plus digne. Outre ce beau château, tous les champs, tous les étangs à vingt milles à la ronde me furent donnés comme dot de sa fille.

« Celle-ci était aussi belle et aussi bien élevée qu’on pût le désirer. Elle surpassait Pallas pour les travaux à l’aiguille et la broderie ; à la voir marcher, à l’entendre parler ou chanter, on aurait dit une déesse, et non une mortelle. Elle était presque aussi versée que son père dans tous les arts libéraux.

« A cette haute intelligence, à cette beauté non moindre qui aurait séduit les rochers eux-mêmes, elle joignait une sensibilité, une douceur de caractère dont je ne puis me souvenir sans sentir le cœur me manquer. Elle n’avait pas de plus grand plaisir, de plus vive satisfaction que d’être auprès de moi partout et toujours. Nous vécûmes longtemps ensemble sans avoir la moindre querelle, mais, à la fin, cette paix intérieure fut troublée, et par ma faute.

« Il y avait cinq ans que j’avais mis mon cou sous le nœud conjugal, lorsque mon beau-père mourut. Cette mort fut comme le signal des malheurs dont je ressens encore le contre-coup. Je te dirai comment. Pendant que je me renfermais ainsi dans l’amour de celle dont je viens de te faire un tel éloge, une noble dame du pays s’éprit de moi autant qu’on peut s’éprendre.

« Elle en savait, en fait d’enchantements et de maléfices, autant que pas une magicienne. Elle aurait pu rendre la nuit lumineuse et le jour obscur, arrêter le soleil et faire marcher la terre. Cependant elle ne put parvenir à ce que je consentisse à poser sur sa blessure d’amour le remède que je n’aurais pu lui donner sans offenser souverainement ma femme.

« Non pas qu’elle ne fût très gente et très belle dame, non pas que j’ignorasse qu’elle m’aimait à ce point ; mais ni ses offres, ni ses promesses, ni ses obsessions continuelles ne purent jamais détourner à son profit une étincelle de l’amour que je portais à ma femme. La certitude que j’avais dans la fidélité de cette dernière m’empêchait de songer à une autre qu’elle.

« L’espoir, la croyance, la certitude que j’avais dans la fidélité de ma femme m’auraient fait dédaigner toutes les beautés de la fille de Léda, toutes les richesses offertes jadis au grand berger du mont Ida. Mais mes refus ne pouvaient me débarrasser de la poursuite de la magicienne.

« Un jour qu’elle me rencontra hors du palais, la magicienne, qui se nommait Mélisse, put me parler tout à son aise, et trouva le moyen de troubler la paix dont je jouissais. Elle chassa, avec l’éperon de la jalousie, la foi que j’avais en ma femme. Elle commença par m’insinuer que j’étais fidèle à qui ne l’était pas envers moi.

«  — Tu ne peux pas — fit-elle — dire qu’elle t’est fidèle, avant d’en avoir vu la preuve. De ce qu’elle n’a point encore failli, tu crois qu’elle ne peut faillir, et qu’elle est fidèle et chaste. Mais si tu ne la laisses jamais sortir sans toi, si tu ne lui permets jamais de voir un autre homme, d’où te vient cette hardiesse d’affirmer qu’elle est chaste ?

« Absente-toi, absente-toi un peu de chez toi ; fais en sorte que les citadins et les villageois sachent que tu es parti et que ta femme est restée seule. Laisse le champ libre aux amants et aux messagers d’amour : si les prières, si les cadeaux ne peuvent la pousser à souiller le lit nuptial, alors, tu pourras dire qu’elle est fidèle. —  »

« Par de telles paroles et d’autres semblables, la magicienne poursuivit jusqu’à ce qu’elle eût éveillé en moi le désir de mettre à l’épreuve la fidélité de ma femme. «  — Supposons — lui dis-je alors — qu’elle ne soit pas ce que je pense ; comment pourrai-je savoir d’une manière certaine si elle mérite le blâme ou l’éloge ? —  »

« Mélisse répondit : «  — Je te donnerai une coupe qui possède une rare et étrange vertu. Morgane la fit autrefois, afin de prouver à son frère la faute de Ginevra. Celui dont la femme est sage peut y boire ; mais celui dont la femme est une putain ne le peut, car le vin, au moment où il croit le porter à sa bouche, s’échappe de la coupe, et se répand sur sa poitrine.

« Avant de partir tu en feras l’épreuve, et je crois que cette fois tu pourras boire d’un trait. Je pense en effet que ta femme est encore innocente, et tu le verras bien. Mais si, à ton retour, tu tentes une nouvelle épreuve, je ne réponds pas que ta poitrine ne soit inondée. En tout cas, si tu ne la mouilles pas, si tu bois sans obstacle, tu seras le plus fortuné des maris. —  »

« J’acceptai la proposition. Mélisse me donna la coupe ; je fis l’expérience en question et tout alla bien : je vis que ma chère femme était jusque-là chaste et bonne. Mélisse me dit : «  — Maintenant, laisse-la pendant quelque temps. Reste loin d’elle pendant un mois ou deux, puis reviens, et fais une nouvelle expérience avec la coupe. Tu verras alors si tu pourras boire, ou si tu te mouilleras la poitrine. —  »

« Il me sembla dur de quitter ma femme, non pas que je doutasse de sa fidélité, mais il ne me semblait pas possible de m’en séparer, même une heure. Mélisse me dit : «  — Je te ferai connaître la vérité par d’autres moyens encore. Tu changeras de vêtements, tu déguiseras ta voix et tu te présenteras à ta femme sous un visage d’emprunt. —  »

« Seigneur, il y a près d’ici une cité que le Pô entoure et défend, et qui étend sa juridiction jusqu’aux rivages battus par le flux et le reflux de la mer. Si elle le cède en antiquité à ses voisines, elle lutte avantageusement avec elles en richesses et en beautés. Elle fut fondée par les descendants des Troyens échappés à Attila, ce fléau de Dieu.

« Cette ville est soumise à un jeune chevalier riche et beau. Un jour, entraîné à la chasse à la suite de son faucon, il entra dans ma demeure. Il vit ma femme, et dès la première entrevue elle lui plut tellement, qu’il emporta son image gravée au cœur. Depuis, il ne négligea aucun moyen pour l’amener à satisfaire ses désirs.

« Elle le repoussa si obstinément, qu’à la fin il se lassa de tenter de la séduire. Mais la beauté qu’Amour lui avait gravée au cœur ne sortit pas de sa mémoire. Mélisse me pressa tellement, qu’elle me fit consentir à prendre la figure de ce jeune chevalier. Aussitôt, et sans que je sache te dire comment, elle changea complètement mon visage, ma voix et mes cheveux.

« J’avais auparavant fait semblant, devant ma femme, de partir pour le Levant. Ayant ainsi pris la démarche, la voix, les vêtements et la physionomie du jeune amoureux, je m’en revins chez moi, accompagné de Mélisse, qui s’était elle-même transformée en jeune domestique. Elle avait porté avec elle les plus riches pierreries qu’eussent jamais envoyées en Europe les Indiens ou les Érytriens.

« Moi qui connaissais les êtres de mon palais, j’entrai sans obstacle, suivi de Mélisse, et je pénétrai d’autant plus facilement près de ma femme, qu’elle n’avait autour d’elle ni écuyer ni dame de compagnie. Je lui expose mes désirs, et je m’efforce de la pousser à mal faire, en lui mettant sous les yeux les rubis, les diamants et les émeraudes qui auraient ébranlé les cœurs les plus fermes.

« Et je lui dis que tous ces présents étaient peu de chose comparés à ceux qu’elle devait attendre de moi. Puis je lui parle de la facilité qu’elle a, grâce à l’absence de son mari. Je lui rappelle que depuis longtemps je l’aime, et qu’elle le savait bien. J’ajoute qu’un amour si fidèle est digne de recevoir enfin quelque récompense.

« Ma femme montra tout d’abord un grand courroux ; elle rougit et ne voulut pas en écouter davantage. Mais, à l’aspect des belles pierreries qui lançaient des étincelles comme si c’eût été du feu, son cœur s’amollit peu à peu. D’un ton bref et saccadé, que je ne puis me rappeler sans sentir la vie m’abandonner, elle me dit qu’elle satisferait à mes désirs, si elle croyait que personne ne le saurait jamais.

« Cette réponse fut comme un trait empoisonné dont je me sentis l’âme transpercée ; je sentis un froid glacial se répandre dans mes veines, et pénétrer jusqu’au fond de mes os. Ma voix hésita dans ma gorge. Levant alors le voile de l’enchantement, Mélisse me rendit ma forme première. Pense de quelle couleur dut devenir ma femme, en se trouvant surprise par moi en une faute si grande !

« Nous devînmes tous deux couleur de la mort ; tous deux nous restions les yeux baissés. Ma langue était tellement paralysée, que c’est à peine si je pus crier : «  — Femme, tu me trahirais donc, si tu trouvais quelqu’un pour acheter mon honneur ? —  » Elle ne put me faire d’autre réponse que d’inonder ses joues de larmes.

« Elle avait beaucoup de honte, mais encore plus de dépit de voir que je lui avais fait un tel affront. Le dépit, montant bientôt jusqu’à la rage, ne tarda pas à se changer en haine profonde. Aussitôt elle prend la résolution de fuir loin de moi, et, à l’heure où le soleil descend de son char, elle court au fleuve et, se jetant dans une barque, elle en descend le cours pendant toute la nuit.

« Le matin, elle se présente devant le chevalier qui l’avait autrefois aimée, et dont j’avais emprunté le visage et la ressemblance pour la tenter. Le chevalier l’aimait toujours, et tu peux croire si son arrivée lui fut agréable. De là, elle me fit dire que je ne devais plus espérer qu’elle m’appartînt, ni qu’elle m’aimât jamais plus.

« Hélas ! depuis ce jour elle demeure avec lui, vivant dans les plaisirs, et se raillant de moi ; et moi je languis encore du mal que je me suis fait à moi-même, et je ne puis rester en place. Mon mal croît sans cesse, et il est juste que j’en meure. Il y a, du reste, peu à faire pour cela. Je crois bien que je serais mort avant la fin de la première année, si une chose ne m’apportait quelque consolation.

« Cette consolation, la voici : parmi tous ceux qui se sont assis sous mon toit depuis dix ans — et je leur ai présenté la coupe à tous — il n’en est pas un dont la poitrine n’ait été inondée. C’est pour moi une sorte de soulagement que d’avoir tant de compagnons dans mon infortune. Toi seul, parmi tant d’autres, tu t’es montré sage, en refusant de faire la périlleuse expérience.

« Quant à moi, pour avoir voulu en savoir plus qu’on n’en doit chercher à savoir au sujet de sa femme, j’ai perdu le repos pour toute ma vie, longue ou courte. Tout d’abord Mélisse se réjouit de l’aventure, mais sa joie fut de peu de durée. Comme elle était la cause de mon malheur, je la pris en une telle haine, que je ne pouvais plus la voir.

« Elle avait cru prendre auprès de moi la place de ma femme, une fois que celle-ci serait partie, mais elle finit par s’impatienter d’être haïe de moi, qu’elle disait aimer plus que sa vie, et, pour fuir un tourment inutile, elle ne tarda pas à quitter ces lieux et à abandonner le pays. Depuis, on n’en a plus entendu parler. —  »

Ainsi narrait le triste chevalier. Quand il eut fini son histoire, Renaud resta quelque temps pensif, vaincu de pitié, puis il lui fit cette réponse : «  — En vérité, Mélisse te donna un aussi mauvais conseil que si elle t’avait proposé d’aller visiter un essaim de guêpes, et toi tu fus peu avisé d’aller chercher ce que tu aurais été très fâché de trouver.

« Si la cupidité a poussé ta femme à te manquer de fidélité, ne t’en étonne pas : ce n’est pas la première, ni la cinquième qui ait succombé en un si grand combat. Il en est de plus vertueuses qui, pour un moindre prix, se laisseraient entraîner à des actes plus coupables encore. Combien d’hommes n’as-tu pas entendu accuser d’avoir pour de l’or trahi leurs maîtres ou leurs amis ?

« Tu ne devais pas l’attaquer avec de si puissantes armes, si tu voulais la voir résister. Ne sais-tu pas que, contre l’or, le marbre et l’acier le plus dur ne peuvent tenir ? Tu as été, à mon avis, plus coupable en essayant de la tenter, qu’elle en succombant si vite. Si c’eût été elle qui t’eût tenté, je ne sais si tu aurais été plus vertueux. —  »

Ici Renaud mit fin à son discours et, se levant de table, il demanda la permission d’aller dormir. Son intention était de se reposer un peu, puis de partir une heure ou deux avant le jour. Il avait peu de temps à lui, et le peu qu’il avait, il l’employait avec beaucoup de mesure et ne perdait pas une minute. Le châtelain lui dit qu’il pouvait aller se reposer à sa fantaisie,

Car sa chambre et son lit étaient tout préparés ; mais que, s’il voulait suivre son conseil, il pourrait dormir tranquillement toute la nuit, tout en avançant de quelques milles pendant son sommeil. «  — Je te ferai — lui dit-il — préparer un bateau sur lequel tu pourras dormir à l’abri de tout danger, et qui, descendant le fleuve pendant toute la nuit, te fera gagner une journée de chemin. —  »

La proposition plut à Renaud, qui s’empressa de l’accepter, et remercia vivement son généreux hôte. Puis, sans plus de retard, il descendit sur la rive où les marins l’attendaient. Il put ainsi reposer tout à son aise, pendant que le bateau, poussé par six rameurs, descendait le cours du fleuve, léger et rapide comme l’oiseau dans les airs.

Dès qu’il eut la tête sur l’oreiller, le chevalier de France s’endormit. Quand il se réveilla, le bateau était déjà près de Ferrare. On laissa Melara sur la rive gauche, et Sermido sur la rive droite ; on dépassa Figarolo et Stellata, là où le Pô fougueux se divise en deux bras.

Le patron s’engagea dans le bras de droite, laissant celui de gauche qui se dirigeait du côté de Venise. Il dépassa Bondeno, et déjà l’on voyait à l’Orient pâlir l’azur du ciel, et l’aurore, blanche et vermeille, épuiser toutes les fleurs de sa corbeille, quand Renaud, découvrant de loin les deux forteresses de Téaldo, leva la tête.

«  — O ville heureuse — dit-il — mon cousin Maugis, après avoir consulté les étoiles errantes et fixes, et appelé à son aide toute sa science de devin, m’a prédit — car j’ai déjà fait ce chemin avec lui — que dans les siècles futurs ta gloire rejaillirait si haut, que tu l’emporterais sur tout le reste de l’Italie. —  »

Pendant qu’il parlait ainsi, le bateau, qui semblait avoir des ailes, descendait rapidement le roi des fleuves, et passait tout près de la petite île qui est la plus proche de la ville. Bien qu’elle fût alors inculte et déserte, Renaud se fit une véritable fête de la revoir, car il savait combien, plus tard, elle serait belle et cultivée.

Dans son précédent voyage, qu’il avait fait en compagnie de Maugis, il avait appris de ce dernier qu’au bout de sept cents ans révolus cette île deviendrait la plus agréable de toutes celles qu’environnent mer, étang ou rivière ; à tel point, qu’après l’avoir vue, personne ne voudrait plus entendre parler de la patrie de Nausica [15] .

Il avait appris qu’elle surpasserait par ses beaux monuments l’île si chère à Tibère, et que les arbres du jardin des Hespérides n’étaient rien en comparaison des plantes rares de toutes sortes qui devaient croître en ce beau lieu. Elle devait renfermer également plus d’espèces d’animaux que Circé n’en possédait dans ses écuries ou dans ses haras ; les Grâces et Cupidon viendraient y faire leur séjour, abandonnant à tout jamais Chypre et Cnide.

Elle devait être ainsi transformée par les soins d’un homme qui joindrait la science au pouvoir suprême, et dont l’énergique volonté élèverait autour de sa bonne ville une ceinture de digues et de murailles, de façon à lui permettre de braver les attaques du monde entier, sans qu’il fût besoin d’appeler personne à son secours. Celui qui accomplirait de telles merveilles s’appellerait Hercule, et serait fils et père de deux autres Hercule.

C’est ainsi que Renaud, tout en contemplant l’humble cité, se rappelait ce que lui avait dit son cousin, avec lequel il s’entretenait souvent des choses à venir révélées à Maugis par sa science de devin. «  — Comment — se disait-il — peut-il se faire qu’un jour florissent sur ces marécages les arts et les belles-lettres ;

« Et qu’une cité si grande et si belle sorte d’une si petite bourgade ? Comment peut-il se faire que ces marais, qui l’entourent aujourd’hui de tous côtés, deviennent jamais des campagnes riantes et couvertes de richesses ? O ville, dès à présent je me lève pour saluer le dévouement, la générosité, la noblesse de tes princes, et les mérites si prisés de tes chevaliers et de tes citoyens illustres !

« Puisse l’ineffable bonté du Rédempteur te faire vivre toujours en paix, dans l’abondance et dans la joie, protégée par la sollicitude, le génie, la justice de tes princes ; qu’elle te garde de la fureur de tes ennemis, et dévoile leurs projets perfides ; que tes voisins envient ton bonheur, et que tu n’aies toi-même à porter envie à aucune autre cité ! —  »

Pendant que Renaud parlait ainsi, le bateau léger fendait si rapidement les ondes, que le faucon, rappelé par son maître, ne descend pas plus vite à l’aspect du leurre. Le patron s’étant engagé dans un des canaux de droite, les murs et les toits de la bourgade disparurent soudain, et on laissa bien loin en arrière Saint-George, ainsi que la tour de la Fosse et de Gaïcana.

Comme d’habitude une pensée en amène une autre et ainsi de suite, Renaud vint alors à se rappeler le chevalier dans le palais duquel il avait soupé la veille, et qui, à dire vrai, avait de justes raisons pour se plaindre de cette ville. Il se rappela la coupe où chacun, en buvant, pouvait s’assurer de la conduite de sa femme.

Il se souvint aussi de ce que lui avait dit le chevalier, à savoir que parmi tous ceux qui avaient fait l’expérience de la coupe, il ne s’en était pas trouvé un seul dont la poitrine n’eût été inondée. Tantôt il se repentait de n’avoir point tenté l’épreuve, tantôt il se disait : «  — Je me réjouis de n’avoir point voulu courir une telle chance ; si l’épreuve avait réussi, je n’aurais fait que confirmer ma certitude ; si elle n’avait pas réussi, à quoi me serais-je exposé ?

« Je crois à la vertu de ma femme comme si j’en avais eu des preuves certaines, et je ne pourrais qu’augmenter fort peu cette certitude. De sorte que, si la preuve m’en était donnée, j’en tirerais un minime bénéfice ; tandis que le mal que j’éprouverais ne serait pas petit, si je voyais, concernant ma Clarisse, ce que je ne voudrais point voir. Ce serait risquer mille contre un, à ce jeu où l’on peut perdre beaucoup et gagner peu. —  »

Pendant que le chevalier de Clermont songeait à cela tout pensif, et le visage baissé, un des marins qui se trouvaient en face de lui le regardait fixement et avec une attention profonde. Cet homme, beau parleur et hardi compagnon, ayant deviné la pensée qui le préoccupait, l’amena à lier conversation avec lui.

La conclusion de leur entretien fut qu’il avait été bien mal avisé celui qui avait tenté sur son épouse la plus délicate expérience qu’on pût tenter sur une femme, car celle qui, s’armant de pudeur, aura su défendre son cœur contre l’or et l’argent, le défendra bien plus facilement au milieu de mille épées levées ou de la flamme ardente.

Le marin ajoutait : «  — Tu lui as très justement dit qu’il n’aurait pas dû offrir de si riches présents à sa femme. Tous les cœurs ne sont point trempés pour résister à de tels assauts et à de tels coups. Je ne sais si tu as entendu parler d’une jeune femme — peut-être cette histoire est-elle connue chez vous ? — que son mari avait surprise en semblable faute, et qu’il avait, pour cela, condamnée à mourir ?

« Mon maître aurait dû se rappeler que l’or et les présents adoucissent la plus dure ; mais il l’a oublié au moment où il avait besoin de s’en souvenir, et il est allé au-devant de son propre malheur. Il connaissait pourtant aussi bien que moi l’exemple qu’il avait eu sous les yeux dans la ville voisine, sa patrie et la mienne, que les eaux endormies du Mincio entourent d’un lac marécageux.

« Je veux parler du riche présent d’un chien que fit Adonio à la femme d’un juge. —  » «  — Le récit de cette aventure — dit le paladin — n’a pas traversé les Alpes, et est seulement connu chez vous, car en France, ni dans les pays étrangers où je suis allé, je ne l’ai jamais entendu raconter. De sorte que si cela ne t’ennuie pas de me la dire, je suis volontiers disposé à t’écouter. —  »

Le marin commença : «  — Jadis était dans cette ville un certain Anselme, de famille honorable. Après avoir passé sa jeunesse à apprendre la science qu’enseigne Ulpian, il chercha une femme de noble race, belle, honnête, et en rapport avec sa position ; il en trouva une, dans une ville voisine, qui était d’une beauté surhumaine.

« Ses manières étaient si aimables et si gracieuses, qu’elle paraissait n’être qu’amour et beauté. Peut-être était-elle plus belle qu’il ne convenait à la position d’Anselme. A peine l’eut-il en sa possession, qu’il dépassa en jalousie tous les jaloux qui furent jamais en ce monde ; et cependant elle ne lui avait encore donné d’autre motif de jalousie que d’être trop accorte et trop belle.

« Dans la même cité vivait un chevalier de famille ancienne et honorable. Il descendait de cette race altière qui sortit de la mâchoire d’un serpent, de même que jadis ma patrie Mantoue et ses premiers habitants. Le chevalier, qui s’appelait Adonio, s’enamoura de cette belle dame ;

« Et, pour mener son amour à bonne fin, il se lança sans retenue dans de folles prodigalités, se ruinant en riches habits, en banquets, menant le train luxueux d’un chevalier beaucoup plus riche qu’il n’était. Le trésor de l’empereur Tibère n’aurait pas suffi à de telles dépenses, et je crois bien qu’il ne se passa pas deux hivers avant qu’il eût complètement dévoré l’héritage paternel.

« Sa maison, qui était auparavant fréquentée matin et soir par une foule d’amis, devint vide dès qu’il n’y eut plus de perdrix, de faisans, de cailles sur sa table. Quant à lui, qui avait été comme le chef de toute la bande, il resta seul, et quasi au nombre des mendiants. Se voyant tombé dans la misère, il songea à aller dans un endroit où il serait inconnu.

« Dans cette intention, sans rien dire à personne, il laisse un beau matin sa patrie, et s’en va, pleurant et soupirant, le long du marais qui entoure les remparts de la ville. Son angoisse est doublée par la pensée de la dame, reine de son cœur. Soudain, voici qu’il lui arrive une aventure qui doit changer sa peine extrême en souverain bien.

« Il aperçoit un villageois qui, armé d’un grand bâton, frappe à coups redoublés sur des buissons. Adonio s’arrête, et lui demande la raison d’un travail si pénible. Le villageois lui dit qu’au milieu de ces broussailles il a vu un serpent très vieux, plus long et plus gros que tous ceux qu’il a rencontrés de sa vie, tel enfin qu’il ne croit pas en rencontrer jamais un aussi gros ;

« Et qu’il ne veut pas s’en aller avant de l’avoir retrouvé et de l’avoir tué. Adonio ne peut écouter ces paroles sans impatience. Il avait toujours protégé les serpents, sa famille en portant un gravé sur ses armes, pour rappeler qu’elle était sortie des dents d’un serpent répandues sur la terre.

« Il dit et fait tant, qu’il force le paysan à abandonner son entreprise, et à s’en aller sans avoir tué le serpent et sans plus chercher à lui faire de mal. Puis Adonio poursuit son chemin vers le pays où il pense que sa condition sera le moins connue. Pendant sept ans, au milieu des privations et des soucis, il vit hors de la patrie.

« Et jamais l’éloignement, ni la difficulté de vivre qui, d’habitude, ne laissent point la pensée libre, ne purent faire qu’Amour ne continuât de lui brûler le cœur et d’entretenir sa blessure. A la fin, il ne put résister au désir de revenir vers la beauté que ses yeux avaient soif de revoir. Barbu, triste, et en fort pauvre équipage, il reprit le chemin d’où il était venu.

« A ce moment, il arriva que ma ville envoya au Saint-Père un ambassadeur qui devait séjourner près de Sa Sainteté pendant un temps indéterminé. On tira au sort, et le choix tomba sur le juge. O jour d’éternelle douleur pour lui ! Il s’excusa, il pria, il multiplia les offres et les promesses pour ne point partir ; enfin il fut forcé d’obéir.

« Ce fut pour lui une douleur aussi cruelle à supporter que s’il s’était vu ouvrir les flancs et arracher le cœur. Pâle et blême de crainte jalouse au sujet de sa femme, il la supplie, par les prières qu’il croit le plus convaincantes, de ne pas manquer à sa foi pendant qu’il sera au loin ;

« Lui disant que ni beauté, ni noblesse, ni grande fortune ne suffisent à une femme pour la faire tenir en honneur, si, de réputation et de fait, elle n’est point chaste ; que la chasteté est une vertu d’autant plus prisée qu’elle a résisté à plus d’attaques, et que son absence va lui fournir une belle occasion d’éprouver sa pudeur.

« Par ces raisonnements et beaucoup d’autres du même genre, il cherche à lui persuader de lui être fidèle. Sa femme se lamente de ce dur départ, Dieu sait avec quelles larmes, quelles doléances ! Elle jure que le soleil verra s’obscurcir sa lumière avant qu’elle soit assez criminelle pour rompre sa foi, et qu’elle mourra plutôt que d’en avoir même la pensée.

« Bien qu’il croie à ces promesses et à ces serments, et qu’il en soit quelque peu rassuré, le juge ne laisse point pour cela d’essayer d’un autre moyen pour conjurer ses alarmes. Il avait un ami qui se vantait et faisait métier de prédire l’avenir, et fort versé dans l’art de la magie et des sortilèges.

« Il lui demande, comme une grâce, de chercher à voir si sa femme, nommée Argia, pendant le temps qu’il serait séparé d’elle, resterait fidèle et chaste, ou si le contraire devait arriver. L’ami, cédant à ses prières, tire ses lignes et les applique sur le ciel, comme il paraît qu’elles doivent être. Anselme le laisse à sa besogne, et revient le voir le jour suivant pour connaître la réponse.

« L’astrologue tenait les lèvres closes, pour ne pas dire au docteur quelque chose qui lui aurait fait de la peine ; il cherche une foule d’excuses pour se taire. Quand enfin il voit qu’Anselme est résolu à voir son propre mal, il lui apprend qu’à peine aura-t-il franchi le seuil de sa maison, sa femme rompra sa foi, séduite non par la beauté ou par les prières, mais gagnée par des présents et de l’argent.

« Combien ces prédictions menaçantes des puissances supérieures, jointes à la crainte, au doute qu’il avait déjà, lui bouleversèrent le cœur, tu peux le penser toi-même, si les accidents d’amour te sont connus. Ce qui lui causait le plus de chagrin, ce qui lui tourmentait par-dessus tout l’esprit, c’était de savoir que sa femme, poussée par l’avarice, oublierait pour de l’argent toute pudeur.

« Afin de faire tout son possible pour ne pas la laisser tomber dans une telle faute — car souvent le besoin pousse les hommes à dépouiller les autels — il remit entre les mains de sa femme tous ses joyaux, tout son argent, et il en avait beaucoup. Il lui donna tout ce qu’il possédait au monde.

«  — Non seulement — lui dit-il — je te donne la liberté de t’en servir pour tes besoins, mais tu peux en faire ce que tu voudras : tu peux les dépenser, les jeter, les donner ou les vendre. Je ne veux te demander aucun compte, pourvu que tu te conserves à moi telle que je t’ai laissée. Pourvu que je te retrouve comme tu es maintenant, je me soucie peu de ne retrouver ni fortune ni maison. —  »

« Il la prie, pendant qu’il sera absent, de ne pas demeurer dans la ville, mais d’aller habiter dans sa villa, où elle pourra vivre plus facilement loin de toute relation. Il parlait ainsi, parce qu’il pensait bien que l’humble population qui travaille aux champs, ou qui garde les troupeaux, n’était pas de nature à troubler les chastes pensées de sa femme.

« Cependant Argia, ses beaux bras jetés autour du cou de son craintif mari, lui arrose le visage de larmes qui s’échappent comme un fleuve de ses yeux ; elle s’attriste de ce qu’il la traite en coupable, comme si elle lui avait déjà manqué de foi ; un pareil soupçon provient de ce qu’il n’a aucune confiance dans sa fidélité.

« J’aurais trop à dire, si je voulais rapporter tout ce qui se dit entre les deux époux à l’heure du départ. «  — Je te recommande mon honneur —  » dit en dernier lieu Anselme. Puis il prend congé d’elle et part enfin. A peine son cheval est-il tourné, qu’il se sent arracher le cœur de la poitrine. Sa femme, tant qu’elle peut, le suit des yeux, d’où les larmes se répandent sur ses joues.

« Cependant Adonio, misérable, malade, comme j’ai déjà dit, pâle et le menton couvert de barbe, s’acheminait vers sa patrie, espérant qu’on ne l’y reconnaîtrait plus. Il arriva sur les bords du lac voisin de la ville, à l’endroit où il avait secouru le serpent poursuivi dans les buissons par le villageois qui voulait lui donner la mort.

« Parvenu à cet endroit vers la pointe du jour, alors que quelques étoiles brillaient encore au ciel, il voit le long de la rive venir à sa rencontre une damoiselle vêtue de beaux habits de voyage, et d’aspect noble, bien qu’elle n’eût autour d’elle ni écuyer, ni suivante. Celle-ci l’aborde d’un air gracieux, et lui adresse les paroles suivantes :

«  — Bien que tu ne me connaisses pas, chevalier, je suis ta parente, et je t’ai grande obligation. Je suis ta parente, car notre haut lignage à tous deux descend du fier Cadmus. Je suis la fée Manto ; c’est moi qui ai posé la première pierre de cette ville, et c’est de mon nom — comme tu l’as sans doute entendu dire — que je l’ai nommée Mantoue.

« Je suis une des Fées ; afin de t’apprendre ce qu’il importe que tu saches, je te dirai que le sort nous fit naître de telle sorte que nous pouvons être affligées de tous les maux, hors la mort. Mais l’immortalité nous est accordée à une condition plus dure que la mort, car, tous les sept jours, chacune de nous se voit infailliblement changée en couleuvre.

« Se voir toute couverte d’écailles ignobles, et s’en aller en rampant, est chose si douloureuse, qu’il n’y a pas au monde de peine plus grande. Chacune de nous maudit l’existence. Tu sauras — et je veux t’apprendre en même temps quelle obligation je t’ai — que ce jour-là, à cause de la forme que nous avons, nous sommes exposées à une infinité d’accidents.

« Il n’y a pas d’animal sur la terre plus odieux que le serpent ; et nous, qui en avons la forme, nous subissons les outrages et la poursuite de tout le monde, car quiconque nous aperçoit nous frappe et nous chasse. Si nous ne pouvons trouver un abri sous terre, nous éprouvons ce que pèse le bras des hommes. Mieux vaudrait pouvoir mourir, que de rester broyées et mutilées sous les coups.

« L’obligation que je t’ai est grande ; un jour que tu passais sous ces frais ombrages, tu m’as arrachée aux mains d’un paysan qui m’avait vivement poursuivie. Si tu n’avais pas été là, je ne m’en serais pas allée sans avoir la tête et les reins brisés. J’en serais restée fourbue et difforme, car je ne pouvais pas mourir.

« Les jours où, sous la rude écaille d’un serpent, nous sommes forcées de ramper à terre, le ciel, le reste du temps soumis à nos volontés, refuse de nous obéir, et nous sommes sans force. Le reste du temps, sur un signe seul de nous, le soleil s’arrête et adoucit ses rayons ; la terre immobile tourne et change de place ; la glace s’enflamme, et le feu se congèle.

« Maintenant je suis ici pour te récompenser de ce que tu fis autrefois pour moi. En ce moment nul ne me demande en vain une faveur, car je suis hors de la peau du serpent. Je te ferai dans un instant trois fois plus riche que tu ne le fus par héritage paternel. Et je veux que tu ne redeviennes plus jamais pauvre ; au contraire, plus tu dépenseras, plus ta fortune augmentera.

« Et parce que je te retrouve encore enchaîné dans les liens dont Amour t’avait lié jadis, je veux te montrer de quelle façon tu dois t’y prendre pour satisfaire tes désirs. Je veux que, pendant que le mari est loin d’ici, tu mettes sans retard mon conseil à exécution. Tu vas aller trouver la dame qui habite hors la ville, à la campagne, et je serai encore près de toi. —  »

«  — Elle poursuivit en lui disant de quelle façon elle entendait qu’il se présentât devant sa dame ; comment il devait s’habiller ; comment il devait la prier et la tenter. Elle lui dit quelle forme elle prendrait elle-même, car, hormis le jour où elle rompait avec les serpents, elle pouvait, à sa volonté, prendre toutes les formes du monde.

« Elle lui fit prendre l’habit d’un pèlerin qui va quêtant de porte en porte au nom de Dieu ; quant à elle, elle se changea en chien, le plus petit que jamais nature eût fait, à poils longs, plus blancs qu’hermine, agréable d’aspect et merveilleux de formes. Ainsi transformés, ils s’acheminèrent vers la demeure de la belle Argia.

« Le jeune homme s’arrêta aux premières cabanes de paysans qu’il rencontra, et commença à sonner d’un chalumeau, aux sons duquel le chien, se dressant sur ses pattes, se mit à danser. Le chant et la rumeur parvinrent jusqu’à la maîtresse du logis, et firent tant, qu’elle se dérangea pour voir ce que c’était. Elle fit alors venir le pèlerin dans la cour de son logis ; ainsi s’accomplissait la destinée du docteur.

« Là, Adonio se mit à commander au chien, et le chien à lui obéir : à danser les danses de notre pays et celles de pays étrangers, en exécutant des pas et en prenant des attitudes selon les ordres de son maître ; faisant, en un mot, avec des façons humaines, tout ce que ce dernier lui commandait, au grand ébahissement de ceux qui le regardaient les yeux grands ouverts et retenant leur respiration.

« Grandement émerveillée, la dame se sent bientôt prise d’un vif désir de posséder ce chien si gentil. Elle en fait, par sa nourrice, offrir au pèlerin un prix convenable : «  — Si ta maîtresse, — répond celui-ci, possédait plus de trésors qu’il n’en faut pour assouvir la convoitise d’une femme, elle ne pourrait donner un prix capable de payer seulement une patte de mon chien. —  »

« Et pour lui montrer qu’il dit vrai, il amène la nourrice dans un coin, et dit au chien de donner un marc d’or à cette dame pour la remercier de sa courtoisie. Le chien se secoue, et le marc d’or apparaît aussitôt. Adonio dit à la nourrice de le prendre, ajoutant : «  — Crois-tu que rien puisse payer un chien si beau et si utile ?

« Quoi que je lui demande, je ne reviens jamais les mains vides ; en se secouant, il fait tomber tantôt des perles, tantôt des bagues, tantôt des vêtements superbes et d’un grand prix. Cependant, dis à ta maîtresse qu’il sera à elle, non point pour de l’or, car l’or ne pourrait le payer ; mais, si elle veut me laisser coucher une nuit avec elle, elle aura le chien, et pourra en faire ce qu’elle voudra. —  »

« Tout en parlant ainsi, il lui donne une pierrerie que le chien vient de faire tomber pour qu’elle la présente à sa maîtresse. Le marché semble à la nourrice beaucoup plus avantageux que s’il fallait payer le chien dix ou vingt ducats. Elle retourne vers la dame, et lui fait la commission ; puis elle l’engage à se contenter et à acheter le chien, car elle peut, dit-elle, l’avoir à un prix où l’on ne perd rien à donner.

« La belle Argia se fâche tout d’abord, soit qu’elle ne veuille pas manquer à sa foi, soit qu’elle ne croie pas possible tout ce qu’on vient de lui raconter. La nourrice recommence son récit ; elle la presse, elle l’ébranle ; elle lui insinue qu’une pareille occasion se présente bien rarement ; elle fait si bien que, le jour suivant, Argia consent à voir le chien, loin de tous les yeux.

« Cette nouvelle exhibition qu’Adonio fit de son chien fut la perte et la mort du docteur. Il fit pleuvoir les doubles sequins par dizaines, des chapelets de perles et des pierreries de toute sorte, jusqu’à ce que le cœur altier d’Argia s’amollît au point de ne plus pouvoir lutter, surtout quand elle apprit que le pèlerin était le chevalier qui l’avait aimée jadis et qui était parti.

« Les excitations de sa putain de nourrice, les prières et la présence de son amant, la vue du prix qu’on lui offrait, la longue absence du malheureux docteur, l’espoir que personne n’en saurait jamais rien, tout cela fit tellement violence à ses projets de chasteté, qu’elle accepta le beau chien, et, pour prix, se livra à son amant.

« Adonio jouit longuement de sa belle dame, à laquelle la fée voua une si grande amitié, qu’elle ne voulut plus la quitter. Mais, avant que le soleil eût parcouru tous les signes du Zodiaque, congé fut donné au docteur qui s’en revint enfin, plein d’un grave soupçon, à cause de ce que l’astrologue lui avait dit.

« Aussitôt de retour dans sa patrie, son premier soin est de voler chez l’astrologue et de lui demander si sa femme l’a trompé, ou si elle lui a gardé son amour et sa foi. L’astrologue, après avoir consulté le pôle et toutes les planètes, lui répond que ce qu’il avait craint était arrivé, ainsi qu’il lui avait prédit ;

« Que sa femme, séduite par de riches présents, s’était livrée à un autre. Cette réponse porta un si grand coup au cœur du docteur, que lance ni épée ne lui aurait rien fait éprouver de si douloureux. Afin de s’assurer de son malheur, — bien qu’il crût trop, hélas ! à son ami le devin, — il alla trouver la nourrice et, la prenant à part, il usa de toute son habileté pour savoir le vrai.

« Tournant et retournant autour d’elle, il chercha de çà de là à trouver une piste ; mais tout d’abord, quelque ardeur qu’il y mît, il ne découvrit rien, car la nourrice, qui n’était pas neuve en cette matière, niait toujours effrontément. Pendant plus d’un mois, elle tint son maître suspendu entre le doute et la certitude.

« Combien le doute devait lui sembler bon, lorsqu’il songeait à la douleur que lui causerait une certitude ! Quand il eut essayé, en vain, près de la nourrice, des prières et des cadeaux ; quand il eut vu qu’elle ne voulait lui dire que des choses fausses, il attendit, en homme expert, que la discorde éclatât entre elle et sa maîtresse, car là où sont deux femmes, il y a toujours confit et querelle.

« Il advint comme il s’y attendait. Au premier dissentiment qui naquit entre elles, la nourrice s’en vint, sans qu’il allât la chercher, lui raconter tout. Elle ne lui cacha plus rien. Il serait trop long de dire le coup que ressentit au cœur le malheureux docteur, et combien il eut l’esprit bouleversé. Son chagrin fut si fort, qu’il faillit perdre la raison.

« Enfin, cédant à la colère, il se résolut à mourir ; mais, auparavant, il voulut tuer sa femme. Il lui semblait que le même fer, teint de leur sang à tous les deux, excuserait en même temps son crime, et le délivrerait de sa douleur. Il s’en revient à la ville, nourrissant toute sorte de pensées furieuses et aveugles. Puis il envoie au château un de ses affidés après lui avoir expliqué ce qu’il doit faire.

« Il ordonne à ce serviteur d’aller au château de sa femme Argia, et de lui dire de sa part qu’il a été pris d’une si méchante fièvre, qu’elle aura grand’peine à le retrouver vivant ; pour quoi, il la prie, sans attendre d’avoir quelqu’un autre pour l’accompagner, de venir sur-le-champ avec son serviteur, si elle a de l’amitié pour lui. «  — Elle viendra — ajoute Anselme, qui sait bien qu’elle ne fera pas même une observation, — et, en chemin, tu lui couperas la gorge. —  »

« Le familier s’en va chercher sa maîtresse, pour faire d’elle ce que son maître lui avait commandé. Argia, après avoir pris avec elle son chien, monte aussitôt à cheval et se met en route. Le chien l’avait prévenue du danger, mais en l’engageant à partir quand même, car il avait tout prévu, tout disposé pour lui venir en aide en un si grand besoin.

« Le serviteur s’était détourné de la route, et, prenant par des sentiers solitaires et nombreux, il arrive sur les bords d’une rivière qui tombe du haut de l’Apennin dans notre fleuve, au beau milieu d’une forêt obscure et profonde, loin du château et de la ville. Le lieu lui paraît favorable à l’accomplissement de l’ordre cruel qui lui a été donné.

« Il tire son épée et dit à sa maîtresse quel ordre lui avait donné son maître afin qu’avant de mourir elle demande pardon à Dieu de son crime. Je ne saurais te dire comment elle disparut ; mais, au moment même où le serviteur crut la frapper, il ne la vit plus. Il la chercha en vain tout autour de lui, et en resta tout ébahi.

« Il revient vers son maître tout honteux et le visage tout effaré. Il lui raconte l’étrange aventure, ajoutant qu’il ne sait pas ce qui s’en est suivi. Le mari ne savait pas que sa femme avait à ses ordres la fée Manto, car la nourrice, qui connaissait tout le reste, ignorait ce point que sa maîtresse lui avait caché.

« Il ne sait que faire ; il n’a ni vengé son injure, ni diminué sa peine. Ce qui était auparavant un fétu de paille est devenu une poutre, tant cela lui pèse sur le cœur. Il craint que la faute de sa femme, qui était sue de quelques personnes seulement, ne devienne tellement connue qu’elle soit la fable de tous. Il aurait pu tout d’abord la cacher, mais maintenant la rumeur publique va la répandre par le monde entier.

« Il comprend bien que sa femme, voyant qu’il a découvert sa félonie, se sera mise, afin de ne plus retomber en son pouvoir, sous la protection d’un homme puissant. Celui-ci la gardera, et en jouira, à l’ignominie du mari qu’il tournera en risée. Peut-être tombera-t-elle entre les mains de quelqu’un qui exploitera en rufian son adultère.

« Pour y remédier, il envoie en hâte dans tous les environs des messagers et des lettres pour la chercher ; il ne laisse pas une ville de Lombardie sans y envoyer quelqu’un pour avoir de ses nouvelles. Il y va même en personne, et il n’est recoin qu’il ne visite ou qu’il ne fasse visiter par ses espions. Mais il ne peut retrouver sa trace, ni en avoir la moindre nouvelle.

« Enfin il fait venir le serviteur auquel il avait donné l’ordre cruel qui ne put s’accomplir. Il se fait conduire par lui à l’endroit où Argia avait, comme il le lui avait raconté, disparu à ses yeux. Il s’imagine que le jour elle se cache parmi les broussailles, et qu’elle se réfugie la nuit dans quelque demeure voisine. Le serviteur le conduit à l’endroit où il croit trouver la forêt sauvage, mais il y voit un grand palais.

« Entre temps, la belle Argia s’était fait élever par sa fée un palais d’albâtre, bâti par enchantement en une minute. Au dedans et au dehors, il était tout recouvert d’ornements d’or. Aucune langue ne pourrait dire, aucune imagination ne pourrait se représenter la beauté de son extérieur, ni les trésors qu’il contenait. Le palais de mon maître, qui t’a semblé si beau hier soir, serait une masure à côté de celui d’Argia.

« Les salles et les appartements étaient tendus de tapis d’Arras et de riches tissus de toute sorte, et non seulement les appartements de maître, mais encore les chambres et les logements des serviteurs. On y voyait à profusion des vases d’or et d’argent ; des pierreries ciselées, couleur d’azur, d’émeraude ou de rubis, façonnées en forme de grands plats, de coupes ou de bassins ; et, en quantité infinie, des draps d’or et de soie.

« Le juge, comme je vous disais, vint donner droit sur ce palais, alors qu’il croyait arriver dans une campagne déserte, dans un bois solitaire. Il en fut tellement émerveillé, qu’il crut un instant avoir perdu l’esprit. Il ne savait s’il était ivre, s’il rêvait, ou si son cerveau s’envolait.

« Il aperçoit devant la porte un Éthiopien au nez et aux lèvres épatés ; jamais, à son avis, il n’a vu visage si laid et si disgracieux. Cette ignoble figure, ressemblant au portrait qu’on fait d’Ésope, serait capable d’attrister tout le paradis si elle s’y trouvait. Quand j’aurai ajouté que ce personnage était crasseux comme un porc, qu’il était vêtu comme un mendiant, je n’aurai pas dépeint la moitié de sa laideur.

« Anselme, qui ne voit pas d’autre que lui pour savoir à qui est ce château, s’approche et l’interroge. L’Éthiopien lui répond : «  — Cette demeure est à moi. —  » Le juge est persuadé que cet homme se moque de lui et lui fait une mauvaise plaisanterie. Mais le nègre lui affirme par serment que cette demeure est bien à lui, et que personne autre n’a rien à y faire.

« Il lui offre même, s’il veut la voir, d’y entrer, et de la parcourir à sa fantaisie, et, s’il y trouve quelque chose qui lui plaise, soit pour lui, soit pour ses amis, de le prendre sans crainte. Anselme donne son cheval à garder à son serviteur, et franchit le seuil. On le conduit à travers les salles et les chambres où, de bas en haut, il admire toutes ces merveilles.

« Il va, regardant la forme, le style, la beauté, la richesse du travail, et tous ces ornements vraiment royaux. Parfois il dit : «  — Tout l’or qui est sous le soleil ne pourrait payer ce splendide monument. —  » A cela, l’ignoble Maure répond et dit : «  — Il peut encore trouver son prix ; on peut le payer, sinon avec de l’or et de l’argent, du moins d’une manière moins coûteuse. —  »

« Alors, il lui fait la même proposition qu’Adonio avait faite à sa femme. On peut, par cette proposition brutale et honteuse, juger combien il était bestial et sauvage. Repoussé trois ou quatre fois, il ne se laisse point décourager, et il insiste tellement, en offrant toujours le palais pour prix, qu’il finit par faire consentir Anselme à satisfaire son appétit dépravé.

« Argia, sa femme, qui se tenait cachée près de là, le voyant tombé dans une telle faute, se montre soudain, en criant : «  — Ah ! la belle chose que je vois, et bien digne d’un docteur tenu pour sage ! —  » Tu peux penser si le docteur, surpris en si honteuse posture, devint rouge de honte, et resta bouche close. O terre, pourquoi ne t’entr’ouvris-tu pas en ce moment pour le cacher dans ton sein ?

« La dame, heureuse de se disculper et de faire honte à Anselme, l’assourdit de ses cris, disant : «  — Comment faudra-t-il te punir de ce que je viens de te voir faire avec un homme si vil, alors que tu as voulu me tuer parce que j’ai obéi à la loi de nature, vaincue par les prières de mon amant, noble et beau, et qui m’avait fait un présent en comparaison duquel ce château n’est rien ?

« Si je t’ai paru mériter la mort, avoue que tu es digne de mourir cent fois. Bien que je sois toute-puissante en ce lieu, et que je puisse disposer de toi à mon gré, cependant je ne veux pas tirer une plus forte vengeance de ton crime. Mari, pèse le doit et l’avoir, et fais comme je fais à ton égard, pardonne-moi.

« Et que la paix et l’accord soient conclus entre nous, de telle sorte que tout le passé s’en aille en oubli, et que jamais une parole, un geste, ne nous rappellent notre faute à l’un ou à l’autre. —  » Le mari, content de s’en tirer à si bon compte, ne se montra pas en reste pour pardonner. Ils firent donc la paix et, depuis, ils ne cessèrent de se chérir. —  »

Ainsi dit le marin, et la fin de son histoire fit quelque peu rire Renaud, bien qu’une rougeur de feu lui vînt au visage en entendant raconter l’action honteuse du docteur. Renaud loua beaucoup Argia d’avoir été assez avisée pour tendre à cet oiseau un piège qui le fît tomber dans le même filet où elle était tombée elle-même, mais avec moins de raison d’excuse.

Quand le soleil fut plus élevé sur l’horizon, le paladin fit apprêter la table que le courtois chevalier mantouan avait fait abondamment approvisionner dès la veille. Pendant ce temps, on voyait fuir à gauche le splendide palais et, à droite, le marais immense. On vit surgir et disparaître à son tour Argenta et son territoire, ainsi que l’endroit où le Santerno se jette dans le Pô.

Je crois qu’à cette époque n’existait pas encore la Bastia, où plus tard les Espagnols n’eurent pas trop à se glorifier d’avoir planté leur bannière, mais dont les Romagnols eurent encore plus sujet de se plaindre. De là, le bateau, descendant la rivière en droite ligne, atteignit Filo. Puis les matelots l’engagèrent dans une branche morte du fleuve se dirigeant vers le Midi, et qui le porta à Ravenne.

Bien que Renaud fût souvent à court d’argent, il en avait assez en ce moment, pour se montrer généreux envers les mariniers quand vint l’heure de les quitter. Changeant le plus souvent possible de chevaux et de bêtes de somme, il passa le soir même à Rimini, et sans s’y arrêter, pas plus qu’à Montefiore, il arriva à Urbino au lever du jour.

Là ne vivaient pas encore Frédéric, ni Élisabeth, ni le bon Guido, ni Francesco Maria, ni Léonora. S’ils y eussent été alors, ils eussent fait tous leurs efforts pour retenir plus d’un jour auprès d’eux un guerrier si fameux, comme ils devaient le faire plus tard pour les dames et les chevaliers qui passent par leur cité.

Renaud n’ayant été retenu par personne monta droit à Cagli. Il franchit l’Apennin en suivant les vallées du Métaure et du Gauno, de sorte qu’il n’eut plus cette chaîne de montagnes à sa droite. Il traversa les provinces d’Ombrie et d’Étrurie, et descendit à Rome. De Rome, il gagna Ostie ; de là, il se transporta par mer dans la ville à qui le pieux fils d’Anchise confia les os de son père.

Là, changeant de navire, il cingla en toute hâte vers l’île de Lampéduse, qui avait été choisie comme champ de combat et où la rencontre avait déjà eu lieu. Renaud presse le pilote et lui fait faire force de voiles et de rames. Mais les vents adverses, s’opposant à la marche du navire, le firent arriver un peu trop tard.

Il arriva comme le prince d’Anglante venait d’achever son entreprise utile et glorieuse, en donnant la mort à Gradasse et à Agramant. Mais sa victoire avait été rude et sanglante. Le fils de Monodant était mort, et Olivier gisait sur le sable, atteint d’une grave et dangereuse blessure au pied, dont il souffrait beaucoup.

Le comte ne put s’empêcher de pleurer, en embrassant Renaud, et en lui racontant la mort de Brandimart qui lui était si fidèle et si attaché ; les larmes vinrent également aux yeux de Renaud, quand il vit son ami, la tête fendue. Puis il alla embrasser Olivier, qui gisait le pied brisé.

Il les consola tous du mieux qu’il sut, bien que lui-même fût inconsolable d’être arrivé au banquet au moment où la table venait d’être levée. Les écuyers partirent pour la cité détruite de Biserte, dans les ruines de laquelle ils déposèrent les os de Gradasse et d’Agramant, et où ils apportèrent la nouvelle de l’issue du combat.

Astolphe et Sansonnet se réjouirent beaucoup de la victoire de Roland, mais ils se seraient réjouis bien davantage, si Brandimart n’avait pas perdu la vie. Leur joie fut fort amoindrie par la nouvelle de sa mort, et il leur fut impossible de ne pas laisser voir leur trouble sur leur visage. Qui d’entre eux irait maintenant annoncer une telle catastrophe à Fleur-de-Lys ?

La nuit précédente, Fleur-de-Lys avait rêvé qu’elle voyait la soubreveste qu’elle avait brodée de sa main, pour que Brandimart partît richement vêtu, toute déchirée et couverte d’une pluie de gouttes de sang. Il lui semblait que c’était elle qui avait ainsi brodé cette soubreveste, et elle se le reprochait.

Elle se disait dans son rêve : «  — Il me semblait cependant que mon seigneur m’avait priée de lui faire cette soubreveste entièrement noire. Pourquoi donc l’ai-je brodée, contre son désir, d’une si étrange façon ? —  » Elle avait tiré de ce songe un fâcheux présage. La nouvelle arriva le même soir, mais Astolphe la tint cachée jusqu’à ce qu’il pût aller trouver Fleur-de-Lys, accompagné de Sansonnet.

Dès qu’ils entrèrent, et qu’elle vit leur visage si triste, elle n’eut pas besoin d’autre indice, d’autre avis pour comprendre que son cher Brandimart était mort. Son cœur éprouve un tel saisissement, que ses yeux se ferment soudain, et que, perdant tout sentiment, elle se laisse tomber sur le sol comme morte.

Quand elle revient à elle, elle porte les mains à ses cheveux et à ses belles joues ; elle les arracha et les déchira, répétant en vain le nom cher à son cœur. Elle arrache ses cheveux, et les jette autour d’elle ; elle pousse des cris, et se roule à terre comme une femme possédée du démon, et comme jadis on en entendait pousser aux Ménades furieuses.

Elle prie tantôt Astolphe, tantôt Sansonnet de lui donner un couteau, pour se le plonger dans le cœur. Tantôt elle veut courir au port, à l’endroit où est mouillé le navire qui a apporté les corps de Gradasse et d’Agramant ; elle veut déchirer leurs cadavres de ses mains, et tirer ainsi une vengeance sauvage et féroce. Tantôt elle veut passer la mer, et aller au-devant de Brandimart pour mourir à côté de lui.

«  — Oh ! Brandimart — disait-elle — pourquoi t’ai-je laissé partir sans moi pour une pareille entreprise ? Jamais plus tu n’étais parti sans que ta Fleur-de-Lys te suivît. Si j’étais allée avec toi, je t’aurais été grandement utile. J’aurais eu sans cesse les yeux fixés sur toi, et quand j’aurais vu Gradasse prêt à te frapper par derrière, je t’aurais prévenu par un seul cri.

« Peut-être même aurais-je été assez prompte pour me jeter entre vous deux et recevoir le coup qui t’était destiné. Je t’aurais fait un bouclier de ma poitrine, car ma mort à moi n’aurait pas été un bien grand malheur. De toute façon ne mourrai-je pas ? mais ma mort ne t’aura servi à rien ; tandis que si j’étais morte en préservant tes jours, je n’aurais pu perdre plus utilement la vie.

« Et si le ciel contraire et le destin cruel ne m’avaient pas permis de te sauver, au moins je t’aurais donné mes derniers baisers, j’aurais arrosé ton visage de mes larmes. Avant que les anges bienheureux eussent emporté ton âme vers le Créateur, je t’aurais dit : Va en paix, et attends-moi ; où tu seras, je ne tarderai pas à te rejoindre.

« Est-ce là, Brandimart, est-ce là ce royaume où tu devais prendre le sceptre en main ? Est-ce ainsi que je devais aller avec toi à Damogère ; est-ce ainsi que tu devais me recevoir dans ton royal palais ? Ah ! Fortune cruelle, quels projets d’avenir es-tu venue briser ! quelles espérances viens-tu me ravir aujourd’hui ! Hélas ! puisque j’ai perdu tout mon bien, qu’attends-je pour quitter la vie ? —  »

A ces mots, suivis de beaucoup d’autres semblables, la fureur et la rage lui reviennent avec une telle force, qu’elle se met de nouveau à déchirer ses beaux cheveux, comme si ses beaux cheveux étaient coupables. Elle se frappe, et se mord les deux mains, et plonge ses ongles dans son sein et sur ses lèvres. Mais pendant qu’elle se détruit de ses propres mains, et qu’elle se consume de douleur, revenons à Roland et à ses compagnons.

Roland, dont le beau-frère avait grand besoin des soins d’un médecin, et qui voulait donner à Brandimart une sépulture digne de lui, se dirigea vers la colline qui éclairait la nuit avec ses flammes, et répandait pendant le jour une fumée obscure. Les paladins ont le vent favorable, et ils ne tardent pas à aborder le rivage à main droite.

Grâce à la fraîche brise qui leur venait vent-arrière, ils levèrent l’ancre au déclin du jour, guidés par la taciturne déesse dont la corne lumineuse leur montrait le droit chemin. Ils abordèrent le jour suivant au rivage où s’étale la douce Agrigente. Là Roland fit préparer pour le soir du lendemain tout ce qu’il fallait pour la pompe des funérailles.

Après qu’il se fut assuré qu’on exécutait ses ordres, et voyant que la lumière du soleil avait disparu derrière l’horizon, Roland rejoignit la foule des nobles chevaliers accourus de toutes parts à Agrigente, sur son invitation. Le rivage resplendissait de torches enflammées, et retentissait de cris et de lamentations. C’est là que Roland avait fait déposer le corps de celui auquel, vivant ou mort, il avait voué une si fidèle amitié.

Bardin, chargé d’années, se tenait, pleurant, auprès du cercueil. Il avait tellement versé de larmes à bord du navire, qu’il aurait dû en avoir les yeux et les paupières brûlés. Traitant le ciel de cruel, les étoiles d’infâmes, il rugissait comme un lion qui a la fièvre. De ses mains impitoyables, il s’arrachait les cheveux, et déchirait sa poitrine rugueuse.

Au retour du paladin, les cris et les plaintes redoublent. Roland, s’étant approché du corps de Brandimart, reste un moment à le contempler sans prononcer une parole. Pâle comme le troène ou comme la molle acanthe cueillie au matin, il pousse un profond soupir. Puis, les yeux toujours fixés sur son ami, il lui parle ainsi :

«  — O brave, ô cher et fidèle compagnon, dont le corps est là, mort, tandis que ton âme, je le sais, vit au ciel d’une vie que tu as si bien gagnée et où tu n’auras plus jamais à souffrir du chaud ou du froid, pardonne-moi de pleurer ici sur toi. Si je me plains, c’est d’être resté, et de ne pas goûter avec toi une telle félicité, et non pas de ce que tu n’es plus ici-bas avec moi.

« Sans toi, je suis seul ; sans toi, il n’y a plus rien sur terre qui puisse me plaire désormais. Ayant été avec toi à la tempête et à la lutte, pourquoi ne suis-je pas aussi avec toi dans le repos et dans le calme ? Bien grandes sont mes fautes, puisqu’elles m’empêchent de sortir de cette fange en même temps que toi. Si j’ai partagé avec toi les angoisses, pourquoi maintenant n’ai-je point aussi ma part de la récompense ?

« C’est toi qui as gagné, et c’est moi qui ai perdu ; mais si le bénéfice est tout entier pour toi, la perte n’est pas pour moi seul : l’Italie, les royaumes de France et d’Allemagne partagent ma douleur. Oh ! combien, combien mon seigneur et oncle, oh ! combien les paladins ont sujet de s’affliger ! Combien doivent pleurer l’Empire et l’Église chrétienne, qui ont perdu leur meilleure défense !

« Oh ! comme ta mort va enlever de terreur et d’épouvante aux ennemis ! Combien la race païenne va être plus forte ! Quel courage, quelle ardeur elle en va reprendre ! que va devenir ton épouse dont je vois ici les pleurs, et dont j’entends les cris ? Je sais qu’elle m’accuse et qu’elle me hait peut-être, car je suis cause que toute espérance est morte pour elle avec toi.

« Mais, Fleur-de-Lys, il nous reste du moins une consolation, à nous qui sommes séparés de Brandimart, c’est que tous les guerriers, aujourd’hui vivants, doivent l’envier d’être mort avec tant de gloire. Les deux Décius, et celui qui se précipita dans le forum romain, ce Codrus si loué par les Grecs, n’acquirent pas plus de gloire, en se vouant à la mort, que n’en a acquis ton seigneur. —  »

C’était ces paroles, et d’autres encore, que disait Roland. Entre temps les moines gris, blancs, noirs, et tous les autres clercs, marchaient à la suite, deux par deux, sur une longue file, priant pour l’âme du défunt, afin que Dieu lui accordât le repos parmi les bienheureux. Les torches qui étaient répandues à profusion devant le cortège, au milieu et tout autour, semblaient avoir changé la nuit en jour.

On enleva le cercueil, et tour à tour les comtes et les chevaliers le portèrent sur leurs épaules. Il était recouvert d’un drap de pourpre et de soie, tout brodé d’or et de perles précieuses. Sur des coussins non moins beaux et non moins richement ouvragés, gisait le chevalier, revêtu d’un habit de même couleur et d’un travail exquis.

Le cortège était précédé de trois cents individus, pris parmi les plus pauvres de la ville, et tous couverts de vêtements noirs et retombant jusqu’à terre. Derrière le corps suivaient cent pages, montés sur autant de chevaux choisis, et bons pour le combat. Chevaux et pages marchaient balayant le sol de leurs habits de deuil.

Devant et derrière le catafalque se déployaient de nombreuses bannières aux couleurs éclatantes. Elles avaient été enlevées au milieu de mille escadrons vaincus, et conquises sur César et sur Pierre par le vaillant dont les forces gisaient maintenant éteintes. On voyait aussi une multitude d’écuyers, portant les insignes des illustres guerriers auxquels ces bannières avaient été enlevées.

Puis venaient cent et cent autres personnages, préposés aux diverses cérémonies des funérailles. Ils portaient, comme les autres, des torches allumées. Ils disparaissaient, plutôt qu’ils n’en étaient vêtus, sous leurs vêtements noirs. Roland les suivait ; par moments, ses yeux rouges et abattus se noyaient de larmes. Renaud venait, non moins triste. Olivier avait été retenu sur son lit de douleur par son pied brisé.

Il serait trop long de vous décrire, dans ces vers, toutes les cérémonies qui eurent lieu, et de vous dire la quantité de vêtements noirs ou de couleur sombre qui y furent employés, ainsi que le nombre de torches allumées qui s’y consumèrent. En se rendant à l’église cathédrale, le cortège, partout où il passait, arrachait des larmes de tous les yeux. Tant de beauté, tant de bonté, tant de jeunesse, émouvaient de pitié tous les sexes, tous les rangs, tous les âges.

On plaça le corps dans l’église. Puis, quand les femmes eurent versé sur lui des larmes impuissantes ; quand les prêtres eurent chanté l’ eleison ; quand toutes les autres saintes prières eurent été dites, on le déposa sur un cercueil porté sur deux colonnes, et que Roland fit recouvrir d’un riche drap d’or, en attendant qu’on pût le mettre dans un sépulcre d’un plus grand prix.

Roland ne quitta point la Sicile avant d’avoir envoyé chercher les porphyres et les albâtres, et fait faire sous ses yeux le dessin du monument par les meilleurs maîtres de l’art qu’il paya grandement. Puis, après le départ de Roland, Fleur-de-Lys fit dresser les plaques commémoratives, et les grands pilastres qu’elle fit transporter des rivages africains.

Voyant que ses larmes ne s’arrêtaient point, et que ses soupirs continuaient plus que jamais à s’exhaler de son sein ; sentant que les offices et les messes qu’elle faisait constamment ne parvenaient point à calmer ses regrets, elle résolut de ne plus quitter ces lieux, jusqu’à ce que son âme se séparât de son corps. Elle fit construire une cellule dans le sépulcre même, s’y renferma, et y passa sa vie.

Outre les messagers et les lettres qu’il lui envoya, Roland vint en personne pour l’emmener, lui proposant, si elle voulait revenir en France, de lui donner pour compagne Galerane, et de lui servir une riche pension ; si elle voulait retourner auprès de son père, il l’accompagnerait jusqu’à Lizza ; enfin, si elle avait l’intention de se consacrer à Dieu, il lui ferait bâtir un monastère.

Mais elle resta auprès du sépulcre, et là, consumée de regrets, priant jour et nuit, elle vit avant peu le fil de sa vie coupé par les Parques. Cependant les trois guerriers de France avaient quitté l’île où les Cyclopes avaient creusé leurs antiques cavernes, affligés et chagrins d’y avoir laissé leur quatrième compagnon.

Ils ne voulurent point partir sans emmener un médecin chargé de prendre soin d’Olivier dont la blessure, mal soignée dans le principe, était devenue très dangereuse. Le blessé poussait de tels gémissements, qu’ils avaient tous de grandes craintes à son sujet. Comme ils en parlaient entre eux, une idée vint au pilote qui la leur communiqua, et cette idée leur plut à tous.

Il leur dit que, non loin de là, sur un écueil solitaire, vivait un ermite auquel on n’avait jamais eu recours en vain, qu’il s’agît d’un conseil à demander ou d’un secours à recevoir ; que cet ermite accomplissait des actes surhumains ; qu’il rendait la lumière aux aveugles, la vie aux morts, arrêtait le vent d’un signe de croix, et apaisait la mer au plus fort de la tempête ;

Et qu’ils ne devaient point douter que, s’ils allaient trouver cet homme si cher à Dieu, il ne leur rendît Olivier sain et sauf, car il avait donné des signes plus merveilleux de son pouvoir. Ce conseil plut tellement à Roland, que lui et ses compagnons se dirigèrent immédiatement vers le saint lieu, et naviguant sans détourner un instant la proue du droit chemin, ils aperçurent l’écueil au lever de l’aurore.

A peine le navire eut-il été aperçu, que des marins expérimentés l’abordèrent résolument, et aidèrent les serviteurs et les matelots à descendre le marquis dans leur barque. Les chevaliers, portés sur les ondes écumeuses, furent débarqués sur le rude écueil et conduits à l’hôtellerie sainte, à la sainte hôtellerie où demeurait ce même vieillard, par les mains duquel Roger avait reçu le baptême.

Le serviteur du maître du paradis reçut Roland et ses compagnons d’un air joyeux, les bénit, et s’informa de leurs désirs, bien qu’il eût eu avis de leur arrivée par les célestes héraults. Roland lui répondit qu’il était venu pour réclamer des secours pour son cher Olivier,

Qui, en combattant pour la Foi du Christ, avait été mis en grand danger de mort. Le Saint lui enleva toute inquiétude, et lui promit de guérir entièrement Olivier. Se trouvant dépourvu d’onguent, ignorant du reste l’art de la médecine tel que le pratiquent les hommes, il alla à l’église ; puis, après avoir prié le Sauveur, il en ressortit plein de confiance ;

Et, au nom des trois Personnes éternelles, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, il donna la bénédiction à Olivier. O pouvoir que donne le Christ à qui croit en lui ! le vieillard fit cesser complètement les souffrances du chevalier, et lui remit le pied en bon état et plus vigoureux, plus alerte que jamais. Sobrin fut témoin de ce miracle.

Sobrin souffrait tellement de ses blessures, que chaque jour il se sentait plus mal. A peine a-t-il vu le grand et manifeste miracle du saint moine, qu’il se décide à laisser de côté Mahomet et à confesser le Christ comme le Dieu vivant et tout-puissant. D’un cœur consumé par la foi, il demande à être initié à notre rite sacré.

L’homme juste le baptise et, par ses prières, lui rend toute sa vigueur première. Roland et les autres chevaliers ne montrent pas moins de joie d’une telle conversion, que de voir Olivier hors de péril. Roger en eut plus de joie que les autres, et sa foi et sa dévotion ne firent que s’en accroître.

Roger était resté sur cet écueil depuis le jour où il y avait abordé à la nage. Au milieu de ces guerriers, le pieux vieillard allait et venait plein de douceur, et les réconfortait entre temps dans le désir de traverser, purs de toute fange et de toute souillure, ce défilé mortel du monde qu’on appelle la vie, et qui plaît tant aux sots. Il leur disait d’avoir sans cesse les yeux fixés sur le chemin du ciel.

Roland envoya un de ses gens sur le navire, et en fit rapporter du pain, du bon vin, du fromage et du jambon, et à l’homme de Dieu qui en avait oublié le goût, habitué qu’il était à ne se nourrir que de fruits, on fit manger par charité de la viande, boire du vin, faire en un mot comme tous les autres. Quand ils se furent restaurés, il causèrent entre eux de beaucoup de choses.

Et comme il arrive souvent qu’en parlant, une chose en amène une autre, Roger finit par être reconnu par Renaud, par Olivier, par Roland, pour être ce Roger si excellent sous les armes, et dont la vaillance était l’objet des éloges de tous. Renaud ne l’avait pas reconnu, bien qu’il se fût déjà mesuré avec lui dans la lice.

Le roi Sobrin l’avait bien reconnu dès qu’il l’avait vu venir avec le vieillard, mais, de peur de le compromettre, il avait cru devoir rester muet. Mais quand chacun eut appris que c’était lui ce Roger dont l’audace, la générosité et la grande vaillance étaient renommées dans le monde entier,

Quand ils surent qu’il était déjà chrétien, ils vinrent tous à lui, le visage joyeux et ouvert ; qui lui serre la main, qui le baise, qui le serre dans ses bras. Le seigneur de Montauban lui fait plus de caresses, et lui témoigne plus de considération que tous les autres. Je me réserve de vous dire pourquoi dans l’autre chant, si vous voulez bien venir m’écouter.

CHANT XLIV.

Argument. — Les cinq guerriers se lient d’une fraternelle amitié. Renaud, tenant Roger en grande estime, et sur les conseils de l’ermite, lui promet la main de sa sœur Bradamante. De là, ils s’en vont à Marseille, où arrive en même temps Astolphe, qui a licencié son armée de Nubiens, et rendu sa flotte à son premier état de feuilles. Les paladins et Sobrin sont magnifiquement accueillis par Charles dans Paris, mais la joie générale est troublée par le refus du duc Aymon et de sa femme Béatrice de consentir à l’union de Roger et de Bradamante, celle-ci ayant été déjà fiancée par eux à Léon, fils de l’empereur des Grecs. Roger prend ses armes et, plein de haine contre Léon, il se transporte au camp des Bulgares qui sont en guerre avec les Grecs. Il défait ces derniers, puis va loger dans une hôtellerie qu’il ignore être située sur les terres de l’empire grec. Il y est dénoncé comme l’auteur du désastre éprouvé par les Grecs.

Souvent dans les pauvres demeures et sous le toit des petits, au milieu des calamités et des disgrâces, les âmes se lient plus étroitement d’amitié qu’au sein des cours et des palais splendides, d’où les richesses envieuses et les intrigues pleines d’embûches et de soupçons ont complètement banni la charité, et où l’on ne voit jamais qu’amitié feinte.

De là vient que les conventions et les traités entre les princes et seigneurs sont si fragiles. Aujourd’hui, rois, papes et empereurs font alliance ; demain, ils seront ennemis mortels. Ils n’ont en effet que l’apparence extérieure de l’amitié ; leurs cœurs, leurs âmes ne battent pas à l’unisson. Peu leur importe d’avoir tort ou raison ; ils ne considèrent uniquement que leur intérêt.

Cependant, bien qu’ils soient peu capables d’amitié, habitués qu’ils sont à tout traiter avec dissimulation, les choses graves aussi bien que les choses légères, si la fortune acerbe et félonne les a par hasard rassemblés dans un lieu modeste, ils éprouvent en peu de temps les bienfaits de l’amitié, ce qui ne leur était jamais arrivé pendant de longues années.

Le saint vieillard eut bien moins de peine à enserrer d’un nœud d’amitié solide les hôtes de sa pauvre demeure, que s’ils eussent été à la cour d’un roi. Le lien dont il les unit fut tellement fort, qu’il ne se brisa qu’à leur mort. Le vieillard les trouva tous bons, et put comparer la blancheur de leur âme à la blancheur extérieure des cygnes.

Il les trouva tous affables et courtois, et fort éloignés de ce vice, dont je viens de vous parler, habituel à ceux qui ne disent jamais leur pensée véritable, mais vont toujours dissimulant. Le souvenir de toutes les offenses qu’ils avaient pu se faire jusque-là les uns les autres fut effacé entre eux, et ils auraient eu la même mère, qu’ils n’auraient pu s’aimer tous davantage.

Par-dessus tous les autres, le seigneur de Montauban était celui qui comblait le plus Roger de louanges et de caresses. Non seulement il avait déjà éprouvé les armes à la main sa force et sa vaillance, mais il le trouvait affable et bon plus que chevalier qui fût au monde. Il n’ignorait pas surtout qu’il lui avait de grandes obligations.

Il savait qu’il avait délivré d’un grave péril Richardet surpris la nuit par le roi d’Espagne dans le lit de sa fille ; il savait aussi, comme je vous l’ai déjà raconté, qu’il avait tiré les deux fils du duc de Beuves des mains des Sarrasins et des malandrins aux ordres du Mayençais Bertolas.

Cette dette lui faisait un devoir de l’aimer et de l’honorer, et il avait un vrai chagrin de ne pas avoir pu le faire déjà quand ils étaient l’un à la cour du roi d’Afrique, l’autre au service du roi Charles. Maintenant qu’il l’a retrouvé, et qu’il est devenu chrétien, Renaud est heureux de faire ce qu’il n’a pu faire encore.

Le paladin courtois combla Roger d’offres et de caresses. L’ermite avisé saisit avec empressement l’occasion de cette affection naissante ; il leur dit : «  — Il reste encore quelque chose à faire entre vous, et j’espère l’obtenir sans difficulté, maintenant que vous êtes amis. Les liens doivent encore se resserrer entre vous,

« Afin que de deux races illustres, et qui n’ont pas leur égale dans le monde, naisse une lignée qui jette encore plus d’éclat que le soleil quand il poursuit son cours, et qui, brillant toujours d’un lustre de plus en plus vif, durera — selon ce que Dieu, qui ne veut rien vous céler, me le dévoile — tant que les cieux rouleront dans leur orbite habituel. —  »

Le saint vieillard poursuit son discours, et fait si bien qu’il persuade à Renaud de donner Bradamante à Roger, bien que ni l’un ni l’autre ne l’en ait prié. Olivier et le prince d’Anglante louent beaucoup ce projet ; ils espèrent qu’Aymon et Charles l’approuveront ; ils ajoutent que l’intérêt de la France entière l’exige.

Ils parlaient ainsi, ignorant qu’Aymon, avec l’assentiment du fils de Pépin, avait écouté ces jours derniers les propositions de l’empereur grec Constantin, qui lui avait fait demander la main de sa fille pour son fils Léon, héritier de ses vastes États. Le jeune homme, ayant entendu parler de la vaillance de Bradamante, s’en était épris sans l’avoir vue.

Aymon avait répondu qu’il ne pouvait pas conclure seul cette affaire, et qu’il voulait auparavant en parler à son fils Renaud, alors absent de la cour. Il ne mettait pas en doute que Renaud ne se montrât flatté d’une telle alliance ; cependant, à cause de la déférence profonde qu’il lui portait, il ne voulait rien résoudre sans lui.

Pendant ce temps, Renaud loin de son père, et ignorant la démarche de l’empereur d’Orient, promit sa sœur à Roger, sur les instances de l’ermite, et après avoir pris l’avis de Roland et de ses autres compagnons. Il croit que cette alliance ne peut qu’être très agréable à Aymon.

Pendant tout ce jour-là, et une grande partie du jour suivant, ils restèrent auprès du sage anachorète, oubliant presque de regagner leur navire, bien que le vent fût propice à leur voyage. Mais le nocher, qu’un tel retard commençait à inquiéter, leur ayant envoyé messager sur messager pour presser leur départ, force leur fut enfin de se séparer de l’ermite.

Roger, qui avait passé tout le temps de son exil sans mettre les pieds hors de l’écueil, prit congé du maître vénérable qui lui avait enseigné la vraie Foi. Roland lui ceignit lui-même son épée, et lui rendit les armes d’Hector, ainsi que le bon Frontin, autant pour lui donner un témoignage de son amitié, que parce qu’on lui avait appris que ces objets avaient appartenu auparavant à Roger.

Et bien qu’il eût des droits plus légitimes sur l’épée enchantée, attendu qu’il l’avait jadis enlevée au risque de grands périls, dans le redoutable jardin de Falérine, tandis qu’elle avait été simplement cédée à Roger en même temps que Frontin par celui qui la lui avait dérobée, il la lui donna volontiers avec les autres armes, quand celui-ci la lui demanda.

Ayant reçu la bénédiction du saint vieillard, ils retournèrent enfin au navire, et mirent les rames à l’eau et les voiles au vent. Le temps leur fut si favorable, qu’ils n’eurent besoin ni de vœux ni de prières pour aborder au port de Marseille. Ils doivent y rester assez longtemps pour que j’aie moi-même le temps d’y conduire le glorieux duc Astolphe.

Quand Astolphe eut appris la victoire sanglante et douloureuse de Roland, il comprit que la France pourrait désormais être à l’abri des attaques de l’Afrique, et il songea à renvoyer le roi des Nubiens, avec son armée, par le même chemin qu’il avait suivi pour venir avec elle assiéger Biserte.

Le fils d’Ogier avait déjà renvoyé en Afrique la flotte avec laquelle il avait mis en pièces l’armée païenne. Astolphe avait alors produit un nouveau miracle. Aussitôt que l’armée mauresque eut quitté les navires, le duc remit chaque carène, chaque proue et chaque poupe dans son premier état, c’est-à-dire qu’il les changea en feuilles. Puis vint le vent qui les emporta dans les airs comme une chose légère, et les fit promptement disparaître.

Qui à pied et qui à cheval, tous les escadrons nubiens quittèrent l’Afrique. Mais auparavant, Astolphe remercia vivement Sénapes de lui être venu en aide de sa personne et avec toutes ses forces. Astolphe lui donna à emporter le terrible vent d’Austral, renfermé dans l’outre.

Je veux parler du vent du midi qui d’habitude soulève avec une telle rage les sables du désert, qu’il les fait se dresser comme des vagues jusqu’au ciel où il fait monter une fine poussière. Il le leur donna prisonnier dans l’outre, afin qu’ils l’emportassent avec eux, et qu’il ne pût leur nuire. Une fois arrivés dans leurs pays, ils pourraient rendre la liberté à leur prisonnier.

Turpin raconte comment, arrivés aux défilés de l’Atlas, tous les chevaux des Nubiens redevinrent en un instant des rochers, de sorte que l’armée dut s’en retourner comme elle était venue. Mais il est temps désormais qu’Astolphe passe en France. Dès qu’il eut pourvu à la sûreté des principales villes du pays maure, il fit déployer les ailes de l’hippogriffe.

D’un battement d’ailes il vola en Sardaigne ; de Sardaigne, il passa en Corse ; puis il plana sur la mer, appuyant légèrement à main gauche. Il arrêta enfin la course de sa légère monture sur les bords marécageux de la riche Provence, où il fit ce que le saint évangéliste lui avait recommandé au sujet de l’hippogriffe.

Le saint évangéliste lui avait ordonné, une fois arrivé en Provence, de ne plus lui faire sentir l’éperon, et de ne pas le soumettre plus longtemps à la selle et au frein, mais de lui donner la liberté. Déjà, depuis son retour du divin lieu qui s’enrichit de tout ce que nous perdons, Astolphe avait vu son cor perdre tous ses sons rauques, du moment où il avait quitté le paradis terrestre pour rentrer dans un air plus lourd, et devenir muet.

Astolphe vint à Marseille, juste le jour de l’arrivée de Roland, d’Olivier, du sire de Montauban, du brave Sobrin et du non moins brave Roger. Le souvenir de leur compagnon défunt empêchait les paladins de se réjouir de leur victoire comme ils auraient dû le faire.

Charles avait reçu, de Sicile, avis de la mort des deux rois, et de la prise de Sobrin. Il avait appris aussi la perte de Brandimart, ainsi que le retour de Roger. Il avait le cœur joyeux, et éprouvait un grand soulagement de sentir ses épaules allégées du grand poids qui les avait fait si longtemps ployer.

Pour faire honneur aux cinq guerriers, le meilleur appui du saint empire, Charles convoqua sur les bords de la Saône toute la noblesse du royaume, à la tête de laquelle il voulut les recevoir. Il sortit hors des murs, avec sa plus belle bannière, entouré de rois et de ducs, et accompagné de son épouse qui était escortée d’une suite nombreuse de belles et nobles damoiselles.

L’empereur aborda d’un air joyeux et ouvert les paladins, leurs amis et leurs parents. La noblesse et le peuple les comblèrent de marques de respect et de sympathie ; et l’on acclamait les noms de Montgraine et de Clermont. Après les premiers embrassements, Renaud, Roland et Olivier présentèrent Roger à leur maître.

Ils lui racontèrent qu’il était fils de Roger de Risa, et l’égal de son père par la vaillance. Nos escadrons connaissaient du reste sa force et son courage. En ce moment parurent Bradamante et Marphise, les deux nobles et belles compagnes. Marphise courut embrasser son frère Roger ; l’autre damoiselle l’aborda avec plus de retenue.

L’empereur fit remonter à cheval Roger qui en était descendu par respect, et le fit marcher à ses côtés, ne laissant échapper aucune occasion de l’honorer. Il savait bien qu’il s’était rangé à la vraie Foi ; il en avait eu l’assurance par les chevaliers dès leur arrivée.

Ils rentrèrent tous ensemble dans la ville où les attendait un véritable triomphe ; les rues étaient jonchées de verdure, et tendues de riches tapis ; une pluie de fleurs retombait de toutes parts sur les vainqueurs, jetées à pleines mains par les dames et les damoiselles, du haut des balcons et des fenêtres.

A chaque carrefour, des chœurs célébraient leur gloire ; ils passèrent sous des arcs de triomphe et des trophées improvisés, où était représentée la prise de Biserte, ainsi que d’autres faits d’armes. En d’autres endroits, on avait dressé des théâtres en plein vent où l’on se livrait à divers jeux de mimique et de spectacles variés ; partout se voyait cette inscription : Aux libérateurs de l’empire !

Ce fut au son des trompettes retentissantes, des clairons, et de toutes sortes d’instruments, au milieu des rires et des applaudissements, de la joie et de la faveur du peuple dont le cortège avait peine à percer la foule, que le magnanime empereur descendit au palais. Là, pendant plusieurs jours, les tournois, les spectacles, les danses et les banquets partagèrent les loisirs de l’illustre compagnie.

Un jour Renaud fit savoir à son père son intention de donner sa sœur à Roger. Il lui dit qu’il lui en avait fait la promesse en présence de Roland et d’Olivier, qui étaient comme lui d’avis qu’on ne pouvait trouver, en fait de noblesse de race et de vaillance, une alliance non seulement égale, mais meilleure.

Aymon écouta son fils avec quelque dédain ; il s’étonna de ce qu’il eût osé marier sa fille sans en conférer avec lui. Il lui dit qu’il avait décidé qu’elle serait la femme du fils de Constantin, et non de Roger, lequel non seulement ne possédait pas de royaume, mais n’avait chose au monde dont il pût dire : Ceci est à moi. Il ajouta qu’il prisait peu la noblesse et le courage sans la richesse.

Béatrix, la femme d’Aymon, blâma bien davantage son fils, et le traita d’insolent. Elle s’opposa ouvertement et secrètement à ce que Bradamante devînt la femme de Roger, car elle poussait de tout son pouvoir à en faire une impératrice du Levant. Renaud, de son côté, s’obstinait, ne voulant pas manquer d’un iota à sa parole.

La mère, qui croyait que sa magnanime fille n’aurait d’autre volonté que la sienne, l’engage à dire hautement qu’elle aimerait mieux mourir que de devenir la femme d’un pauvre chevalier ; elle ne la reconnaîtrait plus jamais pour sa fille, si elle supportait l’injure que lui fait son frère. Qu’elle ne craigne donc pas de dire non, et qu’elle se rassure ; Renaud ne pourra la forcer.

Bradamante se tait ; elle n’ose pas contredire sa mère, car elle a pour elle un tel respect, qu’elle ne pourrait songer un instant à lui désobéir. D’un autre côté, il lui semblerait commettre un crime si elle avait l’air de consentir à ce qu’elle ne veut pas faire. Elle ne veut pas parce qu’elle ne peut pas. Aymon lui a enlevé le pouvoir de disposer peu ou prou d’elle-même.

Elle n’ose ni dire non, ni se montrer satisfaite. Elle se contente de soupirer sans répondre. Mais quand elle est seule, et que personne ne peut la voir, ses yeux répandent des torrents de larmes. Elle se frappe la poitrine, et déchire sa belle chevelure blonde, et se parle ainsi tout en pleurant :

«  — Hélas ! puis-je vouloir le contraire de celle qui doit posséder tout pouvoir sur ma volonté ? J’aurais la volonté de ma mère en si petite estime, que je la ferais passer après ma propre volonté ? Ah ! quelle faute plus grave une damoiselle peut-elle commettre ? quel blâme plus grand peut-elle encourir, que de prendre un mari contre la volonté de ceux auxquels elle doit obéissance ?

« Ah ! malheureuse ! la piété filiale pourra-t-elle m’amener à t’abandonner, ô mon Roger, et faire que je me livre à de nouvelles espérances, à de nouveaux désirs, à un nouvel amour ? Ou bien, oubliant le respect et la soumission que les bons fils doivent aux bons parents, ne dois-je considérer que mon bien, que ma joie, que mon affection ?

« Je connais, hélas ! ce que j’ai à faire ; je sais quel est le devoir d’une honnête fille ; je le sais, mais à quoi cela me sert-il, si la raison a moins de pouvoir que mes sens ; si Amour la repousse et lui impose silence ; s’il ne me laisse pas disposer de moi autrement que selon son bon plaisir, et s’il ne me laisse dire ou faire que selon ce qu’il fait ou dit lui-même ?

« Je suis la fille d’Aymon et de Béatrice, et je suis, malheureuse, esclave d’Amour. Si je viens à faillir, je puis espérer trouver pardon et pitié auprès de mes parents. Mais si j’offense l’Amour, qui pourra détourner de moi sa juste fureur ? Voudra-t-il seulement écouter une seule de mes excuses, et ne me fera-t-il pas promptement mourir ?

« Hélas ! j’ai longtemps cherché à amener Roger à la vraie Foi, et je l’y ai enfin amené. Mais à quoi cela me sert-il, si ma bonne action ne profite qu’aux autres ? Ainsi l’abeille renouvelle chaque année son miel, mais non pour elle, car elle n’en jouit jamais. Mais je mourrai plutôt que de prendre pour mari un autre que Roger.

« Si je n’obéis pas à mon père, ni à ma mère, j’obéirai à mon frère qui est beaucoup plus sage qu’eux, car l’âge n’a pas affaibli sa raison. Il y a encore Roland qui approuve Renaud. Je les ai l’un et l’autre pour moi. Le monde les honore et les craint plus que tous nos autres chevaliers ensemble.

« Si chacun les regarde comme la fleur, comme la gloire et la splendeur de la maison de Clermont ; si chacun les met autant au-dessus de tous que le front est supérieur au pied, pourquoi souffrirais-je qu’Aymon disposât de moi, plutôt que Renaud et le comte ? Je ne dois pas y consentir ; d’autant plus que tout n’est encore qu’un projet avec le prince de Grèce, tandis que j’ai été promise à Roger. —  »

Si la dame s’afflige et se tourmente, l’esprit de Roger n’est pas plus tranquille. Bien que la nouvelle ne soit pas encore connue dans la ville, elle n’est pas un secret pour lui. Il s’en prend à la fortune qui s’oppose à son bonheur. Elle ne lui a cependant donné ni richesse, ni royaume, alors qu’elle s’est montrée si large envers des milliers de gens indignes de ses faveurs.

De tous les autres biens que la nature donne ou que l’on acquiert par le travail, il se voit aussi bien partagé que qui que ce soit au monde. Sa beauté l’emporte sur toutes les autres ; il est rare qu’il trouve quelqu’un capable de résister à sa force ; à nul autre que lui n’est dû le prix de la magnanimité et de la grandeur d’âme.

Mais le vulgaire, qui est en somme l’arbitre des honneurs, les refuse ou les donne comme il lui plaît. Et sous ce nom de vulgaire je ne veux excepter personne, si ce n’est les hommes de bon sens, car ce n’est pas d’eux que les papes, les rois et les empereurs obtiennent leur sceptre. Mais la prudence et le bon sens sont des grâces que le ciel n’accorde qu’à peu de gens.

Le vulgaire, pour dire toute ma pensée, qui n’honore absolument que la richesse, ne voit rien de plus admirable au monde ; il n’estime, il n’apprécie aucune autre chose, ni la beauté, ni la vaillance, ni la force corporelle, ni l’adresse, ni la vertu, ni l’esprit, ni la bonté, et plus encore dans le cas dont il s’agit ici que le reste du temps.

Roger disait : «  — Bien qu’Aymon soit disposé à faire de sa fille une impératrice, la chose ne sera pas terminée de sitôt avec Léon. J’ai bien encore un an devant moi. J’espère d’ici là avoir détrôné Léon et son père, et quand je leur aurai pris leur couronne, je ne serai plus un gendre indigne d’Aymon.

« Mais si, comme il l’a dit, il donne sans retard sa fille au fils de Constantin ; s’il n’a aucun égard pour la promesse qui m’a été faite par Renaud et par son cousin Roland, promesse faite en présence du saint vieillard, du marquis Olivier et du roi Sobrin, que ferai-je ? Souffrirai-je une si grave offense, ou mourrai-je plutôt que de la souffrir ?

« Hélas ! que ferai-je ? Est-ce contre le père de Bradamante que je me vengerai de cet outrage ? Je ne vois pas que je sois prêt à le faire, et je suis à me demander si je serai sage ou fou en le tentant. Mais supposons que je mette à mort l’inique vieillard et toute sa famille, non seulement cela ne m’avancera pas beaucoup, mais cela sera au contraire un nouvel obstacle à mon désir.

« Mon intention a toujours été et est toujours de me faire aimer par ma belle dame, et non de me rendre odieux à ses yeux. Mais si je tue Aymon, ou si je trame quelque chose contre son frère ou les siens, ne lui donnerai-je pas le droit de me traiter d’ennemi, et de ne plus vouloir être ma femme ? Que dois-je donc faire ? Dois-je souffrir ce mariage ? Ah ! non, par Dieu ! plutôt mourir !

« Mais je ne veux pas mourir ; il est bien plus juste que ce soit ce Léon qui meure, lui qui est venu troubler toute ma joie. Je veux qu’il meure, lui et son injuste père. La belle Hélène n’aura pas coûté autant à son amant troyen, ni Proserpine à Pirithoüs, que mon ressentiment ne coûtera au père et au fils.

« Est-il possible, ô ma vie, qu’il ne t’en coûte rien d’abandonner ton Roger pour ce Grec ? Ton père pourra-t-il te décider à l’accepter, même quand il aurait tous tes frères pour lui ? Mais je tremble que tu préfères contenter Aymon plutôt que moi, et qu’il te paraisse plus agréable d’avoir un César pour mari, qu’un simple chevalier.

« Quoi ! il serait possible qu’un nom royal, qu’un titre d’impératrice, que la grandeur et la pompe des cours en vinssent à corrompre assez l’âme élevée, la grande vaillance, la haute vertu de ma Bradamante, pour que j’aie à craindre qu’elle manque à sa promesse, à sa foi donnée ? Hésiterait-elle à rompre avec Aymon, plutôt que de démentir ce qu’elle m’a juré ? —  »

Roger se parlait ainsi souvent à lui-même, et parfois il parlait assez haut pour que ses paroles fussent entendues par ceux qui passaient près de lui. De sorte que plus d’une fois elles furent rapportées à celle pour qui il souffrait si cruellement, et Bradamante ne souffrait pas moins de l’entendre ainsi se plaindre, que de ses propres tourments.

Mais ce qui l’afflige encore plus que la douleur de Roger, c’est d’apprendre les craintes qu’il a d’être abandonné par elle pour ce prince grec. Afin de le réconforter, et pour lui enlever cette erreur de l’esprit, elle lui fait transmettre ces paroles par une de ses fidèles suivantes :

«  — Roger, telle j’ai toujours été, telle je veux être jusqu’à la mort et au delà, s’il est possible. Qu’Amour me soit favorable ou ennemi, que la Fortune m’élève ou m’abaisse sur sa roue, ma fidélité sera comme l’écueil battu de tous côtés par les vents et la mer ; jamais la bonace ou la tempête ne pourront l’ébranler ; elle restera éternellement debout.

« Le ciseau de plomb ou la lime pourront tailler le diamant en formes variées, avant que les coups de la Fortune, ou que la colère de l’Amour, aient dompté mon cœur constant, et l’on verra les fleuves troublés et bruyants remonter vers leur source au sommet des Alpes, avant que mes pensées, quoi qu’il arrive de bon ou de mauvais, aient changé de direction.

« C’est à vous, Roger, que j’ai donné le souverain empire sur mon âme, et cet empire est plus fort qu’on ne croit. Quant à moi, je sais bien que jamais foi plus sincère ne fut jurée à l’avènement d’un prince ; je sais bien que roi ni empereur au monde ne peut compter sur une plus grande fidélité ; vous n’avez pas besoin de faire creuser un fossé, ni de faire élever des tours, pour être sûr que personne ne viendra vous l’enlever.

« Sans que vous ayez à payer des gardiens pour la défendre, elle résistera à tous les assauts. Il n’y a pas de richesse capable de la faire capituler, et un cœur noble ne s’achète pas à vil prix. Je ne connais pas de couronne royale sur laquelle je voulusse seulement abaisser mes yeux, ni de beauté assez puissante sur mon âme, pour me plaire plus que la vôtre.

« Vous n’avez pas à craindre que mon cœur puisse recevoir une nouvelle image. La vôtre y est si profondément gravée, qu’elle ne peut en être effacée. Je n’ai pas un cœur de cire, et j’en ai donné la preuve. Amour peut le frapper cent fois pour une, avant d’en enlever une parcelle, alors que votre image y est peinte.

« L’ivoire, les pierreries et les pierres qui résistent le mieux à la taille peuvent être brisés, mais ne peuvent recevoir une autre forme que celle qu’ils ont primitivement reçue. Mon cœur est aussi résistant que le marbre, et le fer ne peut l’entamer. Amour le briserait plutôt que d’y graver d’autre image que la vôtre. —  »

Elle ajoutait à ces douces protestations d’autres paroles pleines d’amour, d’assurances de fidélité, et de nature à le réconforter et à le rendre mille fois à la vie s’il l’eût perdue mille fois. Mais au moment où ses espérances semblaient devoir toucher au port, elles furent ressaisies par une nouvelle tempête plus impétueuse et plus sombre, et rejetées au large, loin du rivage.

Bradamante, désireuse de faire encore plus qu’elle n’a dit, et rappelant dans son cœur sa fermeté habituelle, laisse de côté tout respect des convenances. Elle se présente un jour à Charles, et dit : «  — Si jamais j’ai accompli quelque action qui ait paru bonne et utile à Votre Majesté, je la prie de ne pas me refuser une grâce.

« Et avant que je lui exprime plus expressément ce que je désire d’elle, je veux qu’elle m’engage sa parole royale de m’accorder cette grâce ; elle verra ensuite combien ma demande est juste et loyale. —  » Charles lui répondit : «  — O jeune fille que j’aime, ta vertu doit te faire obtenir ce que tu demandes. Je jure de te satisfaire, quand bien même tu me demanderais la moitié de mon royaume. —  »

«  — La grâce que je réclame de Votre Altesse — dit la damoiselle — c’est de ne pas permettre qu’on me marie à quiconque n’aura pas montré qu’il est plus vaillant que moi sous les armes. Celui qui me voudra pour femme, devra d’abord se mesurer avec moi, l’épée ou la lance à la main. Le premier qui me vaincra, m’obtiendra ; quant à ceux qui seront vaincus, ils iront chercher compagne ailleurs. —  »

L’empereur, le visage joyeux, répond que la demande est bien digne d’elle. Il lui dit de se rassurer, qu’il sera fait comme elle le désire. Cette entrevue ayant eu lieu en public, le bruit ne tarde pas à s’en répandre, et parvient le jour même aux oreilles de Béatrix et du vieux Aymon.

Tous deux sont saisis d’une grande indignation, d’une grande colère contre leur fille ; ils voient bien, par cette demande, qu’elle songe plus à Roger qu’à Léon. Aussi, pour l’empêcher de mettre son projet à exécution, ils usèrent de ruse pour l’entraîner loin de la cour, et la conduisirent avec eux à Rochefort.

C’était une forteresse que Charles avait donnée quelques jours auparavant au duc Aymon, et située entre Perpignan et Carcassonne, sur un point important du littoral. Là, ils la retinrent prisonnière, dans l’intention de l’envoyer au bout de quelque temps dans le Levant. De cette façon, qu’elle le voulût ou non, elle serait forcée de renoncer à Roger et de prendre Léon.

La vaillante dame, qui n’était pas moins modeste que forte et courageuse, bien qu’il n’y eût pas de gardes autour d’elle pour l’empêcher de franchir les portes du castel, se tenait soumise aux ordres de son père. Mais elle était fermement résolue à souffrir la prison et la mort, à supporter toutes les tortures, plutôt que de renoncer à Roger.

Renaud, qui voit que sa sœur lui a été enlevée des mains par ruse, et qui comprend qu’il ne pourra plus disposer d’elle, et que c’est en vain qu’il aura engagé sa promesse à Roger, se plaint à son père, et lui adresse de vifs reproches, oubliant jusqu’au respect filial. Mais Aymon se soucie peu de ses paroles, et veut disposer de sa fille selon sa volonté.

Roger, informé de tout cela, craint de perdre sa dame, et de la voir tomber, par force ou autrement, au pouvoir de Léon, si ce dernier reste plus longtemps vivant. Sans en parler à personne, il prend la résolution de le faire périr, et d’Auguste qu’il est déjà, de le rendre Divin. Si rien ne vient tromper son espoir, il compte enlever, à son père et à lui, la vie et le trône tout ensemble.

Il se revêt des armes qui ont appartenu jadis au Troyen Hector, et tout récemment à Mandricard. Il fait mettre la selle au brave Frontin, et change lui-même de cimier, d’écu et de soubreveste. Il répugne à prendre, pour tenter cette entreprise, l’aigle blanche sur fond d’azur. Il fait mettre sur son écu une licorne, blanche comme lys, sur champ de gueule.

Parmi ses écuyers, il choisit le plus fidèle, et ne veut pas permettre que d’autres l’accompagnent. Il lui fait jurer de ne jamais révéler à qui que ce soit qu’il est Roger. Il passe la Meuse et le Rhin, franchit l’Autriche et la Hongrie, et chevauche le long de la rive droite du Danube, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à Belgrade.

Il descend le fleuve jusqu’à l’endroit où la Sarre vient s’y jeter pour se précipiter avec lui dans la mer. Là, il aperçoit de nombreuses troupes campées sous des tentes où flotte l’étendard impérial. C’est l’armée de Constantin qui veut reprendre Belgrade que les Bulgares lui ont enlevée. Constantin commande en personne ; il a près de lui son fils, et la plus grande partie des forces de l’empire grec.

L’armée des Bulgares occupe Belgrade ; une partie est campée hors la ville, sur la colline dont le pied est baigné par le fleuve, et fait front aux troupes grecques. Les deux armées vont boire dans la Sarre. Au moment où Roger arriva, les Grecs s’apprêtaient à jeter un pont sur le fleuve, et les Bulgares se tenaient prêts à les en empêcher. Une escarmouche très vive était engagée entre les deux armées.

Les Grecs étaient quatre contre un, et avaient des bateaux et des ponts pour jeter sur la rivière. Ils avaient fait semblant de vouloir passer de force sur la rive gauche. Pendant ce temps, Léon, se dissimulant, avait remonté le fleuve, après avoir fait un grand détour, avait jeté des ponts à la hâte, et était passé sur l’autre rive.

A la tête d’une nombreuse troupe de gens à pied et à cheval — il n’en avait guère moins de vingt mille — il avait redescendu la rivière, et était tombé impétueusement sur le flanc des ennemis. Aussitôt que l’empereur voit paraître son fils sur la rive gauche du fleuve, il fait à son tour jeter des ponts et des bateaux, et passe de l’autre côté avec toute son armée.

Vatran, roi des Bulgares, guerrier prudent et courageux, s’efforce en vain de repousser une attaque si imprévue. Soudain, Léon, le saisissant dans sa robuste main, le fait tomber de cheval, et comme il ne veut pas se rendre prisonnier, il est tué de mille coups d’épée.

Jusque-là, les Bulgares avaient tenu tête à l’ennemi ; mais quand ils se virent privés de leur chef ; quand ils se sentirent pressés de toutes parts, ils se hâtèrent de tourner les épaules au lieu du visage. Roger qui s’avançait mêlé aux Grecs, et qui voit cette défaite, sans plus réfléchir, se dispose à secourir les Bulgares, par la seule raison qu’il hait Constantin et plus encore Léon.

Il éperonne Frontin, qui semble courir comme le vent, et dépasse tous les autres cavaliers. Il arrive parmi les fuyards qui, délaissant la plaine, se réfugiaient sur la colline. Il en arrête un grand nombre, les fait revenir contre l’ennemi, et, baissant sa lance, il fond sur les Grecs avec un air si terrible, que Mars et Jupiter en tremblent jusque dans les profondeurs du ciel.

Il aperçoit en avant de tous un chevalier, dont les riches vêtements tout brodés d’or et de soie annoncent un prince illustre. C’était le neveu de Constantin, par sa sœur, et il ne lui était pas moins cher que son fils. Roger brise son écu et son haubert comme du verre et sa lance ressort d’une palme derrière son dos.

Il le laisse mort, et tire Balisarde. Il se précipite sur la troupe la plus rapprochée ; il frappe indifféremment tout ce qui se trouve devant lui ; à l’un il tranche, à l’autre il fend la tête ; il plonge son épée dans la poitrine de celui-ci, dans le flanc de celui-là, dans la gorge de cet autre. Il taille les bustes, les bras, les mains, les épaules, et le sang, comme un ruisseau, court dans la vallée.

A la vue des coups qu’il porte, personne ne lui oppose plus la moindre résistance, tellement chacun en est épouvanté. Aussi la face du combat change soudain. Les Bulgares, retrouvant leur ardeur, cessent de fuir et donnent la chasse aux Grecs. En un moment le désordre est au comble parmi ces derniers, et l’on voit fuir leurs étendards.

Léon, César-Auguste, voyant les siens fuir, s’était réfugié sur une éminence du haut de laquelle il pouvait tout voir. Triste et surpris, il arrête ses regards sur le chevalier qui avait occis tant de ses gens, qu’à lui seul, il aurait détruit tout le camp. Bien qu’il soit la cause de son désastre, il ne peut s’empêcher de l’admirer, et de lui accorder le prix de vaillance.

A son enseigne, à sa soubreveste, à ses armes brillantes et enrichies d’or, il comprend bien que si ce guerrier est venu en aide à ses ennemis, ce n’est point par intérêt pour eux. Cloué par l’admiration, il regarde ses gestes surhumains, et parfois il pense que Dieu, si souvent offensé par les Grecs, a détaché de ses chœurs célestes un ange chargé de les châtier.

En homme de cœur généreux et élevé, loin de le prendre en haine comme beaucoup d’autres l’auraient fait à sa place, il s’enthousiasme de sa vaillance ; il regretterait de le voir blesser ; il aimerait mieux voir mourir six des siens, ou perdre une partie de son royaume, que de voir tomber un si digne chevalier.

De même que l’enfant, lorsque sa mère irritée le bat et le repousse loin d’elle, ne va pas demander appui à sa sœur ni à son père, mais revient à sa mère et l’embrasse doucement, ainsi Léon, bien que Roger lui ait anéanti ses premiers escadrons, et menace d’anéantir les autres, ne peut le haïr, car la haute vaillance du chevalier l’invite bien plus à l’aimer que ses funestes exploits ne le portent à le haïr.

Mais si Léon admire Roger et se sent porté à l’aimer, il ne me paraît pas qu’il soit payé de retour, car Roger le hait et ne désire qu’une chose, lui donner la mort de sa main. Il le cherche longtemps des yeux, et demande à chacun de le lui montrer ; mais le Grec, en homme avisé et prudent, ne se hasarde pas à l’affronter.

Léon, pour ne pas laisser périr complètement ses gens, fait sonner la retraite ; il envoie un message à l’empereur pour le prier de faire repasser le fleuve, alors que la retraite n’est pas encore coupée. Lui-même, avec tous ceux qu’il peut rassembler, se hâte de regagner le pont sur lequel il était passé.

De nombreux prisonniers restèrent au pouvoir des Bulgares, sans compter les morts qui couvraient la colline jusqu’au fleuve. L’armée des Grecs y serait restée tout entière, si le fleuve n’avait servi à protéger leur retraite. Un grand nombre tombèrent de dessus les ponts, et se noyèrent ; beaucoup, sans retourner la tête, s’en allèrent jusqu’à ce qu’ils eurent trouvé le gué. Beaucoup furent conduits prisonniers à Belgrade.

Ainsi finit la bataille de ce jour, dès le commencement de laquelle les Bulgares, après la perte de leur chef, auraient éprouvé une honteuse défaite, si le guerrier à la licorne blanche peinte sur son écu n’avait vaincu pour eux. Tous se précipitent sur ses pas ; tous reconnaissent qu’ils lui doivent la victoire, et ils lui font joyeuse fête.

L’un le salue, l’autre se prosterne devant lui ; celui-ci lui baise la main, celui-là lui baise le pied. Chacun cherche à se rapprocher le plus possible de lui, et s’estime heureux de le voir de près et de le toucher, car il leur semble voir et toucher un être divin et surnaturel. Tous le prient, avec des cris qui montent jusqu’au ciel, d’être leur roi, leur capitaine, leur chef.

Roger leur répond de choisir pour leur capitaine et pour leur roi celui d’entre eux qui leur conviendra le mieux ; quant à lui il ne veut ni bâton de commandement ni sceptre ; il ne veut pas non plus entrer dans Belgrade. Ce qu’il veut, c’est poursuivre Léon Auguste, avant qu’il se soit éloigné davantage, et qu’il ait repassé le gué. Il ne veut point perdre sa trace, qu’il ne l’ait rejoint et mis à mort.

Il est venu de plus de mille milles pour cela seul, et non pour autre chose. Après leur avoir dit cela, il quitte l’armée, et prend sans retard le chemin par lequel Léon cherche à regagner le pont, dans la crainte que le passage ne lui soit intercepté. Roger marche sur ses traces avec une telle rapidité, qu’il part sans prévenir et sans attendre son écuyer.

Léon a une telle avance dans sa fuite — car c’est bien plutôt une fuite qu’une retraite — qu’il trouve le passage ouvert et libre. Une fois passé, il rompt le pont et brûle les bateaux. Roger n’arrive qu’après le coucher du soleil, et ne sait où se loger. Il continue sa route, à la clarté de la lune, mais il ne trouve ni castel, ni villa.

Ne sachant où s’arrêter, il chemine toute la nuit sans quitter un seul instant les arçons. Au lever du jour, il aperçoit à main gauche une cité où il se propose de s’arrêter toute la journée, afin de laisser reposer son bon Frontin, à qui il a fait faire, sans le laisser se reposer, ou sans lui retirer la bride, un si grand nombre de milles dans la nuit.

Le gouverneur de cette cité était Ungiard, sujet de Constantin qui l’aimait beaucoup. En prévision de cette guerre, il avait rassemblé un grand nombre de cavaliers et de fantassins. L’entrée de la ville n’étant point interdite aux étrangers, Roger y pénètre, et la trouve si à son gré, qu’il estime n’avoir pas besoin de pousser plus avant pour trouver un endroit meilleur et plus commode.

Vers le soir, arrive à la même auberge que lui un chevalier de Romanie qui avait assisté à la terrible bataille où Roger était venu en aide aux Bulgares, et qui avait eu grand’peine à s’échapper de ses mains. Il avait éprouvé une telle épouvante, qu’il en tremblait encore, et qu’il croyait voir partout le chevalier de la licorne.

A peine a-t-il vu l’écu, qu’il reconnaît le chevalier qui porte cette devise pour celui qui a causé la défaite des Grecs, et qui leur a tué tant de monde. Il court au palais, et réclame une audience du gouverneur pour une communication importante. Il est introduit sur-le-champ, et il dit ce que je me réserve de vous dire dans l’autre chant.

CHANT XLV.

Argument. — Roger, saisi pendant son sommeil, devient le prisonnier de Théodora, sœur de l’empereur Constantin. — Entre temps, Charles, à la requête de Bradamante, a fait publier que quiconque voudra l’avoir pour femme devra se battre avec elle et la vaincre. — Léon, qui a conçu de l’amitié et de l’estime pour Roger, sans le connaître, le tire de prison et l’engage à combattre en son nom contre Bradamante. Roger, portant les insignes de Léon, se bat contre la guerrière. Survient la nuit ; Charles fait cesser le combat et donne Bradamante à celui qu’il croit être Léon. Roger, désespéré, veut se tuer ; mais Marphise va trouver Charles et empêche ce mariage.

Plus l’on voit l’homme misérable au faîte de la roue mobile de la Fortune, et plus on est près de le voir les pieds où il avait la tête, et d’assister à sa chute profonde. Nous en avons pour exemples Polycrates, le roi de Lydie, Denys et d’autres que je ne nomme pas, et qui sont passés en un jour du sommet de la Fortune à l’extrême misère.

Par contre, plus l’homme est au bas de cette même roue, et plus il se trouve près de remonter et de se trouver au faîte. On en a vu qui, après avoir la tête presque sur le billot, ont donné, quelques jours après, des lois au monde. Servius, Marius et Ventidius l’ont montré dans l’antiquité, et, de notre temps, le roi Louis [16] ;

Le roi Louis, beau-père de mon duc, qui, mis en déroute à Saint-Albin, tomba entre les griffes de son ennemi, et fut près d’être décapité. Quelque temps auparavant, le grand Mathias Corvin échappa à un péril semblable. Cependant, une fois le danger passé, le premier devint roi des Français, et le second roi des Hongrois.

On voit par ces exemples, dont fourmille l’histoire ancienne et moderne, que le bien suit le mal et que le mal suit le bien ; que le blâme ou la gloire sont la conséquence l’un de l’autre ; et que l’homme ne doit pas se reposer sur ses richesses, sur son royaume, sur ses victoires, pas plus qu’il ne doit désespérer dans la fortune contraire, car la roue tourne toujours.

La victoire que Roger avait remportée sur Léon et sur l’empereur son père l’avait rendu tellement confiant dans sa fortune et dans sa grande vaillance, que, sans compagnons pour lui venir au besoin en aide, il pensait pouvoir traverser seul plus de cent escadrons de cavaliers et de fantassins, et occire de sa main le fils et le père.

Mais celle qui ne permet pas que l’on escompte ses faveurs, ne tarda pas à lui montrer qu’elle abat aussi vite qu’elle élève, et qu’elle devient contraire ou amie avec la même promptitude. Elle le fit reconnaître précisément par le chevalier qu’il avait forcé à fuir en toute hâte et qui, pendant la bataille, avait eu grand’peine à s’échapper de ses mains.

Ce dernier fit savoir à Ungiard que le guerrier qui avait mis en déroute les gens de Constantin, et qui les avait détruits pour de longues années, était dans la ville depuis le matin, et qu’il devait y passer la nuit. Il lui dit qu’il fallait saisir par les cheveux la Fortune qui lui permettait, sans peine et sans lutte, de rendre un grand service à son roi ; et qu’en faisant le chevalier prisonnier, il permettrait à Constantin de subjuguer les Bulgares.

Ungiard, par les fuyards qui s’étaient réfugiés dans la ville — et il en était arrivé une grande quantité, tous n’ayant pas pu passer sur les ponts — savait quel carnage il avait été fait de l’armée des Grecs qui avait été à moitié détruite, et comment un seul chevalier avait causé la déroute d’une des deux armées et le salut de l’autre.

Il s’étonne que ce chevalier soit venu donner lui-même de la tête dans ses filets, et sans qu’il ait eu la peine de lui donner la chasse. Il témoigne de sa satisfaction par son air, par ses gestes et par ses paroles joyeuses. Il attend que Roger soit endormi ; puis il envoie sans bruit des gens chargés de saisir dans son lit le brave chevalier qui n’avait aucun soupçon.

Roger, accusé par son propre écu, resta prisonnier dans la cité de Novengrade, aux mains d’Ungiard, homme des plus cruels, et qui se réjouit fort de cette aventure. Que pouvait faire Roger qui était tout nu, et qui fut chargé de liens avant même d’être réveillé ? Ungiard dépêche en toute hâte un courrier en estafette, pour annoncer la nouvelle à Constantin.

Pendant la nuit, Constantin avait fait entièrement évacuer les bords de la Save par ses troupes, et les avait ramenées avec lui à Beltech, ville appartenant à son beau-frère Androphile, père du chevalier que Roger, maintenant prisonnier du féroce Ungiard, avait transpercé de part en part, comme s’il eût été de cire.

L’empereur avait fait fortifier les remparts et réparer les portes, car il redoutait une nouvelle attaque des Bulgares, et il craignait qu’ayant à leur tête un guerrier si redoutable, ils ne fissent plus que de lui faire peur, et ne détruisissent le reste de son armée. Mais, dès qu’il apprend que ce guerrier est prisonnier, il ne redoute plus les Bulgares, quand bien même le monde entier serait avec eux.

L’empereur nage dans une mer de lait ; dans sa joie, il ne sait plus ce qu’il fait. Il affirme d’un air satisfait que les Bulgares sont défaits d’avance. L’empereur, dès qu’il a appris la capture du guerrier étranger, est aussi sûr de la victoire que celui qui irait au combat après avoir fait rompre les bras à son ennemi.

Le fils n’a pas moins sujet que son père de se réjouir ; outre qu’il espère reconquérir Belgrade, et subjuguer tout le pays des Bulgares, il forme aussi le projet de gagner l’amitié du guerrier étranger et de l’attacher à son service. Une fois qu’il l’aura pour compagnon d’armes, il n’enviera ni Renaud ni Roland à Charlemagne.

Mais Théodora est bien loin d’approuver les mêmes sentiments. Roger a tué son fils en lui plongeant, sous la mamelle, sa lance qui est ressortie d’une palme derrière l’épaule. Elle se jette aux pieds de Constantin, dont elle est la sœur, et par les larmes abondantes qui coulent sur son sein, elle cherche à l’attendrir et à gagner son cœur à la pitié.

«  — Seigneur — lui dit-elle — je ne me lèverai point que tu ne m’aies accordé de me venger du félon qui a tué mon fils, maintenant que nous le tenons prisonnier. Outre que mon fils était ton neveu, tu sais combien il t’aimait, et quelles actions d’éclat il avait accomplies pour toi. Ne serais-tu pas coupable de ne point tirer vengeance de son meurtrier ?

« Prenant notre deuil en pitié, Dieu a permis que ce cruel quittât les champs et vînt, comme un oiseau, se prendre au vol dans nos filets, afin que, sur la rive du Styx, mon fils ne reste pas plus longtemps sans vengeance. Donne-moi ce prisonnier, seigneur, et permets que j’apaise ma douleur par son supplice. —  »

Ainsi elle pleure, ainsi elle se lamente, ainsi elle supplie. Et, bien que Constantin ait voulu à plusieurs reprises la relever, elle ne veut point le faire avant qu’il ne lui ait accordé ce qu’elle demande. Ce que voyant, l’empereur ordonne qu’on aille chercher le prisonnier, et qu’on le remette aux mains de Théodora.

Pour ne pas la faire attendre, on va, le jour même, chercher le guerrier de la licorne, et on le remet sans plus de retard aux mains de la cruelle Théodora. Celle-ci estime que le faire écorcher vif, et le faire mourir publiquement au milieu des opprobres et des outrages, est une peine trop douce ; elle cherche un supplice plus nouveau et plus atroce.

En attendant, la cruelle femme le fait jeter, les mains, les pieds et le cou pris dans une lourde chaîne, au fond d’une tour obscure, où n’entrait jamais le moindre rayon de soleil. Elle lui fit donner pour toute nourriture un peu de pain moisi ; elle le laissa même pendant deux jours privé de tout aliment. Elle le donna à garder à des gens qui étaient encore plus disposés qu’elle à le maltraiter.

Ah ! si la belle et vaillante fille d’Aymon, si la magnanime Marphise avaient su que Roger était en prison, torturé de cette façon, l’une et l’autre auraient risqué leur vie pour le sauver. Pour voler à son secours, Bradamante aurait fait taire tout respect pour Béatrix et Aymon.

Cependant Charles, se rappelant la promesse qu’il a faite à Bradamante de ne pas lui laisser imposer un mari sans que celui-ci ait prouvé qu’il est supérieur en vaillance et en vigueur, fait annoncer sa volonté à son de trompe, non seulement à sa cour, mais sur toutes les terres soumises à son empire. De là, la renommée répand la nouvelle par le monde entier.

Le ban impérial contient l’avis suivant : quiconque prétendra devenir l’époux de la fille d’Aymon devra lutter contre elle, l’épée à la main, depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Ce délai passé, si l’adversaire de Bradamante n’a pas été vaincu, la dame se déclarera, sans plus de contestation, vaincue par lui, et ne pourra refuser de le prendre pour mari.

La dame accorde le choix des armes sans s’inquiéter de savoir quels seront ceux qui le réclameront. Elle pouvait en effet le faire sans danger, car elle maniait admirablement toutes les armes, soit à cheval, soit à pied. Aymon, qui ne peut ni ne veut s’opposer à la volonté royale, est enfin forcé de céder ; après avoir longtemps hésité, il retourne à la cour avec sa fille.

Bien que Béatrix éprouve encore un vif ressentiment contre sa fille, elle lui fait cependant, par orgueil, revêtir de riches et beaux vêtements, aux broderies et aux couleurs variées. Bradamante revient donc à la cour avec son père, mais, n’y retrouvant pas celui qu’elle aime, la cour est loin de lui paraître aussi belle qu’avant.

De même que celui qui, après avoir vu, en avril et en mai, un beau jardin tout resplendissant de feuillage et de fleurs, le revoit à l’époque où le soleil incline ses rayons vers le pôle austral et raccourcit les jours, et le trouve désert, horrible et sauvage, ainsi, au retour de Bradamante, la cour, où Roger n’est plus, lui paraît tout autre que lorsqu’elle l’a quittée.

Elle n’ose demander des nouvelles de Roger, de peur d’augmenter les soupçons. Mais, sans interroger personne, elle prête l’oreille à tout ce qu’elle entend dire à ce sujet. Elle apprend qu’il est parti, mais elle ne peut parvenir à savoir quelle voie il a prise, car en partant il n’a pas dit un mot à d’autres qu’à l’écuyer qu’il a emmené avec lui.

Oh ! comme elle soupire ; oh ! comme elle tremble en apprenant qu’il s’est enfui ; comme elle a peur qu’il ne s’en soit allé afin de l’oublier ! Voyant qu’il avait Aymon contre lui, et ayant perdu tout espoir de l’avoir pour femme, ne s’est-il pas éloigné dans l’espérance de se guérir de son amour ?

Peut-être aussi a-t-il formé le projet de chercher une autre dame, dont l’empire chasse plus vite de son cœur son premier amour. Ne dit-on pas que c’est ainsi qu’un clou chasse l’autre ? Mais en y songeant davantage Bradamante revoit Roger tel qu’il est, c’est-à-dire plein de la foi qu’il lui a jurée.

Elle se reproche d’avoir un seul instant prêté l’oreille à cette supposition injuste et absurde. Ainsi Roger est tour à tour accusé et défendu par ses propres pensées. Elle écoute l’une et l’autre, et se livre tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là, sans pouvoir se résoudre à en adopter une. Cependant elle penche vers celle qui est la plus douce à son cœur, et elle s’efforce de repousser l’autre.

Parfois aussi, se rappelant ce que Roger lui a dit tant de fois, elle s’accuse et se repent, comme si elle avait commis une faute grave, de sa jalousie et de ses soupçons. Comme si Roger était présent, elle se reconnaît coupable et frappe sa poitrine. «  — J’ai commis une faute — disait-elle — et je le reconnais. Mais celui qui en est la cause a causé bien plus de mal encore.

« C’est Amour qui en est cause ; c’est lui qui m’a imprimé au cœur ta belle et ravissante image. C’est lui qui t’a donné la vaillance, l’esprit et la vertu dont chacun parle. Aussi me paraît-il impossible qu’en te voyant toute dame ou damoiselle ne se sente pas éprise de toi, et ne mette tout en œuvre pour t’enlever à mon amour et te soumettre au leur.

« Hélas ! qu’Amour n’a-t-il imprimé tes pensées dans les miennes, comme il y a imprimé ton visage ! Je suis bien sûre que je les trouverais telles que je les crois sans les voir, et que je serais si éloignée d’en être jalouse, que je ne me ferais pas, comme en ce moment, une pareille injure, une peine qui non seulement me brise et m’abat, mais qui finira par me tuer.

« Je ressemble à l’avare dont les pensées sont tellement tournées vers le trésor qu’il a enfoui, qu’il ne peut vivre en paix, et tremble toujours qu’on le lui ait dérobé. Maintenant que je ne te vois plus, que je ne te sens plus auprès de moi, ô Roger, la crainte a sur moi plus de pouvoir que l’espérance. J’ai beau traiter cette crainte de menteuse et la croire vaine, je ne puis m’empêcher de m’y abandonner.

« Mais ton visage joyeux, maintenant caché à mes regards en je ne sais quel lieu du monde, ô mon Roger, n’aura pas plus tôt frappé mes yeux de sa vive lumière, que mes fausses terreurs disparaîtront, ne laissant plus de place qu’à l’espérance. Ah ! reviens à moi, Roger, reviens et rends-moi l’espérance que la crainte a quasi tuée en mon cœur !

« De même qu’après le coucher du soleil l’ombre s’épaissit et inspire la terreur, et que, lorsqu’il resplendit de nouveau, les ténèbres diminuent et toute crainte s’envole ; ainsi sans Roger j’éprouve de la peur, et si je vois Roger la peur s’efface aussitôt. Ah ! reviens à moi, Roger ; reviens avant que la crainte n’ait complètement chassé l’espérance !

« De même que, la nuit, la moindre étincelle brille d’une vive lueur, et s’éteint subitement dès que le jour paraît, ainsi, quand je suis privée de mon soleil, la peur me montre son spectre hideux. Mais dès qu’il reparaît à l’horizon, la crainte fuit et l’espérance revient. Reviens, reviens à moi, ô chère lumière, et chasse la peur malsaine qui me consume !

« Lorsque le soleil s’éloigne de nous et que les jours se raccourcissent, la terre perd toutes ses beautés. Les vents frémissent, et portent à leur suite les glaces et les neiges. Ainsi quand tu détournes de moi tes doux rayons, ô mon beau soleil, mille terreurs funestes s’abattent sur moi, et font dans mon cœur un âpre hiver plus d’une fois dans l’année.

« Ah ! reviens vers moi, ô mon soleil ; reviens, et ramène le doux printemps si désiré ! Viens fondre les glaces et les neiges et rasséréner mon esprit troublé par de sombres vapeurs ! —  » Semblable à Progné qui se lamente, ou à Philomèle qui était allée chercher de la pâture pour ses petits et qui retrouve le nid vide, ou bien encore à la tourterelle qui pleure sa compagne perdue,

Bradamante se plaint et se désespère. Elle craint que son Roger ne lui ait été ravi. Son visage est la plupart du temps baigné de larmes, mais elle se cache le plus qu’elle peut pour pleurer. Oh ! combien elle se plaindrait davantage si elle savait ce qu’elle ignore ; si elle savait que son époux est en prison, où il endure de cruels tourments, et où il attend une mort affreuse !

La cruauté dont la méchante vieille use envers le brave chevalier qu’elle tient prisonnier et qu’elle se prépare à faire mourir au milieu de tourments nouveaux et de supplices inouïs, parvient enfin, grâce à la Bonté suprême, aux oreilles du généreux fils de César. Celui-ci ne peut consentir à laisser périr un guerrier si vaillant, et il forme le projet de lui venir en aide.

Le généreux Léon qui aime Roger, sans savoir encore que c’est Roger, et simplement parce qu’il a été touché de cette vaillance qu’il proclame unique au monde et qui lui semble surhumaine, cherche le moyen de le sauver. Il ourdit enfin une trame fort habile, et qui lui permettra de sauver Roger, sans que sa cruelle tante puisse s’en offenser et lui faire de reproches.

Il va trouver en secret le geôlier de la prison, et lui dit qu’il voulait voir le chevalier avant que la sentence capitale prononcée contre lui n’ait reçu son exécution. La nuit venue, il prend avec lui un de ses plus fidèles serviteurs, plein de force et d’audace, et tout à fait apte à un coup de main ; il s’arrange ensuite de façon que le geôlier, sans dire à personne qu’il est Léon, vienne lui ouvrir.

Le geôlier, sans prendre aucun de ses acolytes avec lui, conduit secrètement Léon et son compagnon à la tour où est gardé le malheureux condamné au dernier supplice. Arrivés dans la tour, et comme le geôlier leur tourne le dos pour ouvrir la trappe, Léon et son compagnon lui jettent un nœud coulant autour du cou, et l’étranglent sur l’heure.

Ils ouvrent la trappe, et Léon y descend, suspendu à une corde qu’ils avaient apportée à cette intention, et tenant à la main une torche allumée. Il trouve Roger plongé dans une obscurité profonde, enchaîné et couché sur un grabat baignant à moitié dans l’eau. Ce lieu infect l’aurait à lui seul fait mourir au bout d’un mois, et même en moins de temps.

Léon, saisi de grande pitié, embrassa Roger et lui dit : «  — Chevalier, ta haute vaillance m’a lié indissolublement à toi d’une volontaire et éternelle amitié. Tes intérêts me sont plus chers que les miens, et pour te sauver j’expose ma propre vie. L’amitié que je porte à mon père et à toute ma famille passe après ton affection.

« Tu me comprendras mieux quand tu sauras que je suis Léon, fils de Constantin, et que je viens te sauver, comme tu vois, en personne, bravant le danger d’être chassé à jamais par mon père, s’il vient à savoir ce que je fais pour toi. Tu as mis ses gens en déroute et tu lui en as tué la plus grande partie devant Belgrade ; c’est pourquoi il te hait. —  »

Il poursuit en lui disant tout ce qu’il pense de nature à le rappeler à l’amour de la vie. Pendant ce temps, il le débarrasse de ses chaînes. Roger lui dit : «  — Je vous ai une reconnaissance infinie ; cette vie que vous me donnez, j’entends qu’elle vous soit rendue à quelque heure que vous la demandiez, et toutes les fois que vous aurez besoin que je l’expose pour vous. —  »

Roger une fois hors de ce cachot obscur, on descendit à sa place le cadavre du geôlier, sans que Roger ni ses compagnons fussent reconnus par personne. Léon conduisit Roger dans ses appartements, où il lui conseilla de rester caché quatre ou cinq jours. Pendant ce temps, il essaierait de ravoir les armes et le vaillant destrier qu’Ungiard lui avait enlevés.

Le jour venu, on trouva la prison ouverte, le geôlier étranglé, et l’on constata la fuite de Roger. Chacun parlait de cet événement ; tous donnaient leur avis, mais pas un ne devina juste. On aurait pensé à tout le monde, hormis à Léon, qui avait, aux yeux du plus grand nombre, des motifs pour détruire Roger, et non pour lui venir en aide.

De tant de courtoisie Roger reste si confus, si rempli d’étonnement, et tellement revenu de la pensée qui l’avait poussé là à une si grande distance, que, comparant sa nouvelle pensée à la première, il trouve qu’elles ne se ressemblent aucunement l’une à l’autre. La première n’était rien que haine, colère, venin ; la seconde est pleine de pitié et d’affection.

Il y pense souvent la nuit, il y pense souvent le jour ; il n’a d’autre souci, d’autre désir que de se libérer de l’immense obligation qu’il a contractée, par une courtoisie égale sinon plus grande. Il lui semble que, quand même il consacrerait à servir Léon sa vie tout entière, longue ou courte, quand même il s’exposerait à mille morts certaines, il ne pourrait encore assez faire pour s’acquitter.

Cependant la nouvelle du ban qu’avait fait publier le roi de France, et par lequel il ordonnait que quiconque prétendrait à Bradamante, aurait à lutter contre elle l’épée et la lance à la main, était parvenue en Grèce. Cette nouvelle fut si désagréable à Léon, qu’on le vit pâlir en l’apprenant. Il connaissait en effet sa force, et il savait bien qu’il ne pourrait pas lutter les armes à la main contre Bradamante.

Après avoir réfléchi, il pensa qu’il pourrait suppléer par une ruse à la vigueur qui lui faisait défaut. L’idée lui vint de faire combattre, couvert de ses armes, le guerrier dont il ne savait pas encore le nom, mais qui lui paraissait pouvoir lutter avantageusement contre n’importe quel chevalier de France. Il est persuadé que s’il lui confie cette entreprise, Bradamante sera vaincue par lui et faite prisonnière.

Mais, pour cela, il lui faut deux choses : d’abord faire consentir le chevalier à cette entreprise, puis le faire entrer dans la lice à sa place, sans que personne puisse soupçonner la ruse. Il fait appeler Roger, lui expose le cas, et le prie avec instances de consentir à combattre sous le nom d’autrui et sous une devise menteuse.

L’éloquence du Grec avait grand pouvoir sur Roger, mais l’obligation que ce dernier avait à Léon avait plus de puissance encore, car il ne devait jamais s’en délivrer. Aussi, quoique l’entreprise lui parût dure et presque impossible, il lui répondit, le visage joyeux mais le cœur brisé, qu’il était prêt à tout faire pour lui.

A peine a-t-il fait cette promesse, qu’il se sent le cœur frappé d’une atroce douleur. Elle le ronge jour et nuit ; elle le tourmente et l’afflige, et la mort est sans cesse devant ses yeux. Cependant, il ne se repent pas de l’avoir faite, car, avant de désobéir à Léon, il mourrait mille fois pour une.

Il est bien assuré de mourir, car, s’il lui faut renoncer à sa dame, il doit renoncer aussi à la vie. D’un autre côté, la douleur et l’angoisse lui viendront en aide pour mourir, et si la douleur et l’angoisse ne sont pas suffisantes, il s’ouvrira la poitrine de ses propres mains et s’en arrachera le cœur. Tout lui semble facile, excepté de voir sa dame n’être pas à lui.

Il est résolu à mourir, mais il ne sait pas encore quel genre de mort il choisira. Il songe parfois à dissimuler sa force, et à présenter sa poitrine nue aux coups de la damoiselle ; pourrait-il trouver mort plus heureuse, que celle qu’il recevrait de cette main ? Mais il comprend que s’il ne fait pas tout ce qu’il pourra pour qu’elle devienne la femme de Léon, il n’aura point payé sa dette de reconnaissance.

Car il a promis d’entrer en champ clos, et de s’y battre contre Bradamante, mais non pas d’une manière feinte et seulement pour la forme, ce qui ferait paraître Léon inférieur à son adversaire. Il tiendra donc ce qu’il a promis ; et bien que toutes sortes de pensées viennent l’assaillir, il les repousse toutes, et ne veut s’arrêter qu’à une seule, celle qui l’invite à ne point manquer à la foi jurée.

Léon, avec l’autorisation de son père, avait déjà fait préparer ses armes, ses chevaux, et était parti, emmenant avec lui une suite selon son rang. Il avait à côté de lui Roger auquel il avait fait rendre ses armes et Frontin. De journée en journée, ils marchèrent si bien, qu’ils arrivèrent en France, sous les murs de Paris.

Léon ne voulut pas entrer dans la ville. Il fit dresser ses tentes dans la campagne, et, le jour même, il fit prévenir par ambassade le roi de France de son arrivée. Le roi en témoigna sa satisfaction en lui faisant force présents, et en allant à plusieurs reprises lui rendre visite. Léon lui exposa le motif de sa venue, et le pria de hâter le combat.

Il le pria de faire descendre au plus tôt dans la lice la damoiselle qui ne voulait pas avoir un mari moins vigoureux qu’elle, car il était venu dans l’intention de la conquérir pour femme, ou de recevoir la mort de sa main. Charles y consentit, et décida que le combat aurait lieu le jour suivant, hors des portes de la ville, dans une enceinte que l’on prépara en toute hâte pendant la nuit, sous les remparts.

La nuit qui précéda le jour du combat fut pour Roger semblable à celle que passe un homme condamné à mourir le lendemain matin. Il avait choisi de combattre armé de toutes pièces, afin de ne pas être reconnu. Il ne voulut prendre ni lance, ni destrier, et se contenta de son épée pour toute arme offensive.

Il ne choisit pas la lance, non qu’il craignît la lance d’or qui avait appartenu d’abord à l’Argail, puis à Astolphe et que possédait actuellement Bradamante. C’était cette lance qui faisait vider les arçons à tous ceux qui en étaient touchés. Personne ne connaissait du reste ce pouvoir surnaturel ; on ignorait même qu’elle fût l’œuvre de la nécromancie ; seul le roi qui l’avait fait faire et qui l’avait donnée à son fils, l’avait su autrefois.

Astolphe et la dame qui l’avaient portée après l’Argail, ne savaient pas qu’elle était enchantée ; ils attribuaient ses coups merveilleux à leur propre vigueur, et ils croyaient qu’ils en auraient fait autant avec toute autre lance. La seule raison qu’eût Roger pour ne pas jouter avec la lance, fut la crainte de voir son bon Frontin reconnu.

La dame aurait pu facilement le reconnaître en le voyant, car elle l’avait longtemps monté, et elle l’avait gardé avec elle à Montauban. Roger qui n’avait d’autre souci, d’autre préoccupation que de n’être pas reconnu par elle, ne voulut pas prendre Frontin, ni conserver aucune marque extérieure qui eût pu donner le moindre soupçon.

Il voulut même prendre une autre épée que son épée ordinaire. Il savait trop bien que, pour résister à Balisarde, toute armure serait comme une pâte molle, et qu’aucune trempe ne pouvait l’arrêter. Il eut soin encore d’enlever avec un marteau le tranchant de sa nouvelle épée, afin de la rendre moins dangereuse. C’est armé de la sorte que Roger, aux premières lueurs qui pointèrent à l’horizon, entra en champ clos.

Afin qu’on le prît pour Léon, il avait endossé la soubreveste que ce dernier portait la veille. Sur son écu, peint en rouge, s’étalait l’aigle d’or à deux têtes. On pouvait d’autant plus facilement s’y méprendre, que tous deux étaient de même taille et de même grosseur. Tandis que l’un se montrait avec ostentation, l’autre se dissimulait avec mille précautions.

Les dispositions de Bradamante étaient bien différentes de celles de Roger ; si ce dernier avait pris la peine de frapper sur le tranchant de son épée afin de la rendre moins dangereuse, la dame au contraire avait aiguisé la sienne et n’avait qu’un désir, celui de la plonger dans le sein de son adversaire, et de lui arracher la vie. Elle aurait voulu que chaque coup de taille ou de pointe pût pénétrer jusqu’au cœur.

De même qu’en deçà de la barrière, le cheval sauvage et plein de feu, qui attend le signal du départ, ne peut se tenir tranquille sur ses pieds, gonfle les narines et dresse les oreilles, ainsi l’impatiente dame qui ignore qu’elle va combattre contre Roger, attend le signal de la trompette ; elle semble avoir du feu dans les veines, et ne peut rester en place.

Souvent, après un coup de tonnerre, un vent violent s’élève soudain, soulevant les vagues de la mer et faisant voler jusqu’au ciel des tourbillons de poussière ; on voit alors fuir les bêtes féroces, les pasteurs et leurs troupeaux, tandis que les nuées se résolvent en grêle et en pluie. Ainsi la damoiselle, à peine a-t-elle entendu le signal, saisit son épée et se précipite sur son Roger.

Mais le chêne antique ou les épaisses murailles d’une tour, ne cèdent pas davantage sous les efforts de Borée ; l’écueil impassible n’est pas plus ébranlé par la mer en courroux dont les vagues l’assaillent jour et nuit, que le brave Roger, en sûreté sous les armes que Vulcain donna jadis à Hector, ne ploie sous la tempête de haine et de colère qui fond sur ses flancs, sur sa poitrine, sur sa tête.

La damoiselle frappe de taille et d’estoc ; elle n’a d’autre préoccupation que de plonger son fer dans le sein de son adversaire, afin d’assouvir sa rage. Elle le tâte d’un côté et d’autre, tournant de çà, de là. Elle se plaint, elle s’irrite de voir qu’elle ne peut aboutir à rien.

De même que celui qui assiège une cité forte et bien pourvue de fossés et de murailles épaisses, redouble ses assauts, essaye tantôt d’enfoncer les portes, tantôt d’escalader les tours élevées, tantôt de combler les fossés, et voit ses gens tomber morts autour de lui sans qu’il puisse pénétrer dans la place ; ainsi, malgré tous ses efforts, la dame ne peut ouvrir une seule pièce, une seule maille de son adversaire.

Mille étincelles jaillissent de l’écu, du casque, du haubert, sous les coups terribles qu’elle porte aux bras, à la tête, à la poitrine, plus rapides et plus pressés que la grêle qui rebondit sur les toits sonores des grandes cités. Roger se tient sur la défensive et détourne les coups avec beaucoup d’adresse, sans riposter jamais.

Tantôt il s’arrête, tantôt il bondit de côté ; tantôt il recule, se couvrant de son écu ou de son épée qu’il oppose sans cesse à l’épée de son ennemie. Il ne la frappe point, ou s’il la frappe, il a bien soin de ne l’atteindre que là où il pense lui nuire le moins. La dame, avant que le jour ne s’achève, n’a d’autre désir que de mettre fin au combat.

Elle se rappelle le ban publié, et s’aperçoit du danger qu’elle court, si, à la fin du jour, elle n’a pas tué ou fait prisonnier celui qui l’a provoquée. Déjà Phébus est prêt à plonger sa tête dans les flots par derrière les colonnes d’Hercule, lorsqu’elle commence à se défier de ses forces, et à perdre l’espérance.

Mais plus son espérance décroît, plus sa colère augmente, et plus elle redouble ses bottes furieuses. Elle voudrait mettre en pièces d’un seul coup ces armes dont elle n’a pu, pendant tout un jour, détacher une seule maille. C’est ainsi que l’ouvrier en retard pour un travail qu’il doit livrer, et qui voit venir la nuit, se dépêche en vain, s’inquiète et se fatigue, jusqu’à ce que les forces viennent à lui manquer en même temps que le jour.

O malheureuse damoiselle ! si tu connaissais celui à qui tu veux donner la mort ; si tu savais que c’est Roger, auquel la trame de ta vie est attachée ; tu voudrais j’en suis sûr te tuer plutôt que d’essayer de le faire périr, car je sais que tu l’aimes plus que toi-même. Et quand tu sauras que c’est Roger, tu regretteras, je le sais, les coups que tu lui portes maintenant.

Charles et la plupart de ceux qui l’entourent, croyant que c’est Léon et non Roger qui combat, et voyant combien il a déployé de force et d’adresse contre Bradamante, sans jamais lui porter un coup qui pût la blesser, changent de sentiment à son égard, et disent : «  — Ils se conviennent bien tous deux, car il est digne d’elle, et elle est digne de lui. —  »

Dès que Phébus s’est tout entier caché dans la mer, Charles fait arrêter le combat ; il décide que la dame doit prendre Léon pour son époux, et qu’elle ne peut plus refuser. Roger, sans prendre le moindre repos, sans ôter son casque ou s’alléger d’une seule pièce de son armure, monte sur une petite haquenée, et se hâte de regagner la tente où Léon l’attend.

Léon se jette à plusieurs reprises au cou du chevalier qu’il accueille comme un frère. Il lui retire lui-même son casque, et l’embrasse avec de grands témoignages d’affection : «  — Je veux — dit-il — que tu fasses compte de moi comme de toi ; sans jamais me lasser, tu peux disposer de ma personne et de mes États selon ton désir.

« Je ne vois pas de récompense qui puisse jamais m’acquitter de l’obligation que je viens de contracter envers toi, quand même je m’ôterais la couronne de la tête pour la poser sur la tienne. —  » Roger, sous le coup d’une angoisse amère, et maudissant la vie, lui répond à peine. Il rend à Léon ses insignes, et reprend la devise de la Licorne.

Feignant d’être fatigué et las, il prend congé de lui le plus tôt qu’il peut, et rentre tout armé dans sa tente, un peu après minuit. Aussitôt il selle son destrier, et sans se faire accompagner, sans prévenir personne, il monte à cheval, et prend le chemin qu’il plaît à Frontin de suivre.

Frontin s’en va tantôt droit devant lui, tantôt faisant de longs détours. Il franchit les forêts et les champs, emportant son maître qui passe toute la nuit à se plaindre. Roger appelle la mort, et n’a plus d’espérance qu’en elle, pour s’affranchir de la douleur qui l’obsède. Il ne voit que la mort qui puisse mettre fin à son insupportable martyre.

«  — Hélas — disait-il — à qui dois-je m’en prendre de la perte de mon unique bien ? contre qui faut-il venger mon injure ? mais je ne vois personne qui m’ait offensé ; c’est moi seul qui suis coupable et qui me suis rendu malheureux. C’est donc contre moi-même que je dois me venger, car c’est moi qui ai fait tout le mal.

« Cependant si je n’avais nui qu’à moi seul, j’aurais pu peut-être me pardonner, bien que difficilement. A vrai dire, je ne le voudrais pas. Mais lorsque Bradamante ressent l’offense autant que moi, je le voudrais encore moins. Quand je serais assez faible pour me pardonner à moi-même, je ne puis laisser Bradamante sans être vengée.

« Pour la venger, je dois et je veux de toute façon mourir. Ce n’est pas cela qui me pèse, car je ne vois pas d’autre soulagement à ma douleur, si ce n’est la mort. Je regrette seulement de n’être pas mort avant de l’avoir offensée. Heureux, si j’étais mort alors que j’étais prisonnier de la cruelle Théodora !

« Si j’avais péri dans les supplices que sa cruauté me destinait, j’aurais du moins espéré que mon malheureux sort inspirerait quelque pitié à Bradamante. Mais quand elle saura que j’ai aimé Léon plus qu’elle, et que j’ai, de ma propre volonté, renoncé à elle pour la lui donner, elle aura raison de me haïr, mort ou vivant. —  »

Tout en exhalant ces plaintes et bien d’autres, entrecoupées de soupirs et de sanglots, il se trouve, au lever du soleil, au milieu d’un bois sombre, dans un endroit désert et inculte. Désespéré, voulant mourir et cacher sa mort le plus possible, ce lieu reculé lui paraît propice à son dessein.

Il pénètre au plus épais du bois, là où l’obscurité est plus profonde et le taillis plus enchevêtré. Mais auparavant il délivre Frontin de la bride et lui rend la liberté. «  — O mon Frontin — lui dit-il — si je pouvais te récompenser selon tes mérites, tu n’aurais rien à envier à ce destrier que l’on voit courir dans le ciel parmi les étoiles.

« Cillare et Arion, je le sais, ne furent pas meilleurs que toi, ni plus dignes de louange. Aucun destrier dont il est fait mention chez les Grecs et les Latins ne t’a surpassé. Si, en quelques circonstances, ils t’ont égalé, pas un d’eux ne peut se vanter d’avoir jamais joui de l’honneur que tu as eu.

« Tu as été cher à la plus gente, à la plus belle, à la plus vaillante dame qui fût jamais ; elle t’a nourri de sa main et t’a mis elle-même le frein et la selle. Tu étais cher à ma dame. Hélas ! pourquoi l’appeler ainsi, puisqu’elle n’est plus à moi ; puisque je l’ai donnée à un autre ? Ah ! qu’attends-je plus longtemps pour tourner cette épée contre moi-même ? —  »

Si, dans ce lieu, Roger s’afflige et se tourmente, et émeut de pitié les bêtes et les oiseaux de proie, seuls témoins de ses cris et des larmes qui baignent son sein, vous devez bien penser que Bradamante n’est pas moins malheureuse à Paris, où rien ne peut plus empêcher ou retarder son mariage avec Léon.

Mais plutôt que d’avoir un autre époux que Roger, elle est résolue à tenter l’impossible, à manquer à sa parole, à braver Charles, la cour, ses parents et ses amis. Et quand elle aura tout essayé, elle se donnera la mort par le poison ou par le fer, car elle aime mieux mourir que de vivre séparée de Roger.

«  — O mon Roger — disait-elle — où es-tu ? Es-tu donc allé si loin, que tu n’as pas eu nouvelle du ban publié par Charles ? Tout le monde le connaît-il donc, excepté toi ? Si tu l’avais connu, je sais bien qu’aucun autre ne serait accouru avant toi. Ah ! malheureuse, que dois-je croire, sinon ce qui serait pour moi le pire des malheurs ?

« Est-il possible, Roger, que toi seul n’aies pas appris ce que tout le monde a su ? Si tu l’as appris et si tu n’as pas volé vers moi, se peut-il que tu ne sois pas mort ou prisonnier ? Mais qui connaît la vérité ? Ce fils de Constantin t’aura sans doute retenu dans les fers ; le traître t’aura enlevé tout moyen de partir, dans la crainte que tu ne sois ici avant lui.

« J’ai imploré de Charles la faveur de n’appartenir qu’à celui qui serait plus fort que moi, dans la croyance que toi seul pourrais me résister les armes à la main. Hors toi, je ne craignais personne. Mais Dieu m’a punie de mon audace, puisque Léon, qui jamais de sa vie n’a accompli d’action d’éclat, m’a faite ainsi prisonnière.

« A vrai dire, je ne suis sa prisonnière que parce que je n’ai pu ni le tuer, ni le faire prisonnier lui-même. Mais cela ne me paraît pas juste, et je ne veux pas me soumettre au jugement de Charles. Je sais que je me ferai accuser d’inconstance si je reviens sur ce que j’ai promis ; mais je ne serai pas la première ni la dernière qui aura paru inconstante.

« Il me suffit de garder la foi que j’ai jurée à mon amant, et de me garer de tout écueil. En cela, j’entends laisser bien loin derrière moi tout ce qui s’est fait dans les temps anciens et de nos jours. Que pour tout le reste on me traite d’inconstante, je n’en ai nul souci, pourvu que je retire les profits de l’inconstance. Pourvu que je ne sois pas contrainte à épouser Léon, je consens à passer pour plus mobile que la feuille. —  »

C’est en se plaignant de la sorte, et en poussant des soupirs mêlés de larmes, que Bradamante passa la nuit qui suivit ce jour fatal. Mais quand le dieu de la nuit se fut retiré dans les grottes cimmériennes où il renferme ses ténèbres, le ciel, qui avait résolu dans ses décrets éternels de faire de Bradamante l’épouse de Roger, lui apporta un secours inattendu.

Il poussa Marphise, l’altière donzelle, à se présenter le matin suivant devant Charles. Elle lui dit qu’on faisait la plus grande injure à son frère Roger ; qu’elle ne souffrirait pas qu’on lui ravît sa femme, ni qu’on prononçât une parole de plus à ce sujet. Elle s’offrit à prouver, contre quiconque le nierait, que Bradamante était la femme de Roger.

En présence de tous, elle s’offrit à combattre contre quiconque serait assez hardi pour le nier. Elle affirma que Bradamante avait, en sa présence, dit à Roger les paroles sacramentelles qui engagent dans les liens du mariage. Ces paroles avaient été plus tard consacrées par les cérémonies d’usage, de sorte que ni l’un ni l’autre ne pouvait plus se délier de son serment, et contracter une nouvelle union.

Que Marphise dît vrai ou faux, je l’ignore, mais je crois qu’elle parlait ainsi pour arrêter les projets de Léon, bien plus que pour dire la vérité. Elle ne voyait pas de moyen plus prompt et plus loyal pour dégager la parole de Bradamante, écarter Léon et la rendre à Roger.

Le roi fort troublé par cette déclaration, fait sur-le-champ appeler Bradamante. En présence d’Aymon, il lui fait savoir ce que Marphise offre de prouver. Bradamante tient les yeux baissés vers la terre, et dans sa confusion, ne nie ni n’avoue rien, et les assistants en concluent que Marphise pouvait bien avoir dit vrai.

Renaud et le chevalier d’Anglante sont heureux de cet incident, qui leur paraît devoir arrêter les projets d’alliance déjà presque conclus avec Léon. Roger obtiendra la belle Bradamante malgré l’obstination d’Aymon, et quant à eux, ils n’auront pas besoin de l’arracher de force des mains de son père, pour la donner à Roger.

Car si les paroles susdites ont été prononcées entre Roger et Bradamante, l’hymen est chose arrêtée et ne tombera pas à terre. De la sorte, ils rempliront leur promesse envers Roger, sans être obligés de soutenir une nouvelle lutte. «  — Tout cela — disait de son côté Aymon — tout cela est une ruse ourdie contre moi. Mais vous vous trompez. Quand même ce que vous avez imaginé entre vous tous serait vrai, je ne m’avouerais pas encore vaincu.

« Je suppose — et je ne veux pas encore le croire — que Bradamante se soit liée secrètement à Roger, comme vous le dites, et que Roger se soit lié à elle. Quand et où cela s’est-il passé ? Je voudrais le savoir d’une manière plus expresse et plus claire. Le fait est faux, je le sais ; en tout cas, il ne pourrait s’être produit qu’avant le baptême de Roger.

« Mais si la chose a eu lieu avant que Roger fût chrétien, je n’ai pas à m’en préoccuper, car Bradamante étant alors chrétienne et lui païen, j’estime que ce mariage est nul. Léon ne doit pas, pour un motif si vain, risquer le combat, et je ne pense pas non plus que notre empereur le trouve suffisant pour revenir sur sa parole.

« Ce que vous me dites maintenant, il fallait me le dire quand rien n’était encore décidé, et avant que Charles, sur les prières de Bradamante, n’eût fait publier le ban qui a fait venir ici Léon, et qui l’a fait affronter la bataille. —  » C’est ainsi qu’Aymon raisonnait contre Renaud et contre Roland, pour prouver la fausseté de la promesse contractée par les deux amants. Quant à Charles, il se bornait à écouter, et ne voulait se prononcer ni d’un côté ni de l’autre.

De même que, lorsque l’austral et l’aquilon soufflent, on entend les feuilles frémir dans les forêts profondes, ou de même que l’on entend mugir les ondes sur le rivage, quand Éole se dispute avec Neptune, ainsi, par toute la France, court et se répand une rumeur immense. A force de se propager de côtés et d’autres, la nouvelle finit par se dénaturer tout à fait.

Les uns prennent parti pour Roger, les autres pour Léon. Cependant le plus grand nombre est pour Roger. Aymon a à peine une voix sur dix en sa faveur. L’empereur ne se prononce pour aucune des deux parties, mais il renvoie la cause à son parlement. Marphise, voyant que le mariage est différé, s’avance et propose un nouveau moyen.

Elle dit : «  — Comme je sais que Bradamante ne peut appartenir à un autre, tant que mon frère sera vivant, si Léon le veut, qu’il se montre assez hardi et assez fort pour arracher la vie à Roger. Celui des deux prétendants qui plongera l’autre dans la tombe restera sans rival, et possédera l’objet de ses désirs. —  » Aussitôt Charles transmet cette proposition à Léon, comme il lui avait transmis les autres.

Léon est tellement assuré de vaincre Roger, tant qu’il aura avec lui le chevalier de la Licorne, qu’aucune entreprise ne lui paraît à craindre. Ignorant que le chagrin a poussé le chevalier jusqu’au fond d’un bois solitaire et sombre, et croyant qu’il est allé se promener à un mille ou deux, et qu’il reviendra bientôt, il accepte la proposition.

Il ne tarde pas à s’en repentir, car celui sur lequel il compte ne reparaît pas, ni ce jour, ni les deux jours suivants, et l’on n’a de lui aucune nouvelle. Entreprendre sans lui de lutter contre Roger, paraît dangereux à Léon. Désireux d’échapper au péril et à la honte, il envoie messager sur messager à la recherche du chevalier de la licorne.

Il envoie par les cités, les villas et les châteaux, aux environs et au loin, afin de le retrouver. Non content de cela, il monte lui-même en selle et part à sa recherche. Mais il n’en aurait pas eu de sitôt des nouvelles, non plus que les messagers envoyés par Charles, si Mélisse ne s’était pas trouvée là pour accomplir ce que je me réserve de vous faire entendre dans l’autre chant.

CHANT XLVI.

Argument. — Le poète, se sentant arriver au port, nomme les nombreux amis qui l’attendent pour fêter son retour. — Mélisse va à la recherche de Roger, et lui sauve la vie avec le concours de Léon qui, ayant appris le motif du désespoir de Roger, lui cède Bradamante. Tous vont à Paris, où Roger, élu déjà roi des Hongrois, est reconnu pour le chevalier qui a combattu contre Bradamante. On célèbre les noces avec une splendeur royale ; le lit nuptial est préparé sous la tente impériale que Mélisse, grâce à son art magique, a fait venir de Constantinople. Pendant le dernier jour des fêtes, survient Rodomont qui défie Roger ; le combat a lieu, et Rodomont reçoit la mort de la main de Roger.

Maintenant, si ma carte dit vrai, je ne serai pas longtemps à découvrir le port. C’est pourquoi j’espère, en abordant au rivage, accomplir les vœux de ceux qui m’ont suivi sur la mer dans ce long voyage, pendant lequel la crainte de voir mon vaisseau brisé, ou de m’égarer à tout jamais, m’a fait pâlir bien souvent. Mais il me semble apercevoir, mais j’aperçois certainement la terre, et je vois le rivage à découvert.

J’entends comme un cri d’allégresse qui fait frémir les airs et frappe les ondes. J’entends un bruit de cloches et de trompettes qui se confond avec les acclamations du peuple. Voici que je commence à distinguer ceux qui remplissent les deux jetées du port. Tous semblent se réjouir de me voir revenu d’un si long voyage.

Oh ! comme je vois le rivage orné de dames belles et sages, et de chevaliers illustres ! Que d’amis, et combien je suis touché de la joie qu’ils montrent de mon retour ! je vois sur l’extrémité du môle, Mamma et Ginevra, et les autres dames de Corregio. Véronique de Gambera, si chère à Phébus et au cœur sacré d’Aonie, est avec elles.

Je vois une autre Ginevra, issue du même sang. Près d’elle se tient Julie. Je vois Hippolyte Sforce, et Trivulzia, la damoiselle élevée dans l’antre sacré. Je te vois, ô Émilia Pia, et toi, Marguerite, qui as auprès de toi Angela Borgia et Graziosa. Avec Ricciarda d’Este, voici les belles Bianca et Diana, ainsi que leurs autres sœurs.

Voici la belle, mais plus sage encore et plus modeste Barbara Turca, qui a Laure pour compagne. Des Indes aux plus lointains rivages maures, le soleil n’éclaire pas un couple plus parfait. Voici Ginevra dont la maison de Malatesta tire un éclat tel, que jamais palais impériaux ou royaux ne possédèrent pierre plus précieuse.

Si elle se fût trouvée à Rimini, à l’époque où César, tout glorieux de la Gaule domptée, hésitait à passer le Rubicon pour marcher sur Rome, je crois qu’il aurait ployé à tout jamais sa bannière, et, se dépouillant de ses riches trophées, il les aurait mis à la disposition de Ginevra, et n’aurait plus songé à étouffer la liberté.

Voici la femme, la mère, les sœurs et les cousines de mon seigneur de Bozzolo, avec les Torella, les Bentivoglio, les Visconti et les Palavicini. Parmi toutes les dames de nos jours, parmi celles que la renommée a rendues illustres chez les Grecs, les Barbares ou les Latins, aucune n’a eu et n’a la grâce et la beauté

De Giulia Gonzaga. Partout où elle porte ses pas, partout où elle tourne ses regards sereins, non seulement toutes les autres beautés s’effacent, mais on l’admire comme une déesse descendue du ciel. Près d’elle est sa cousine, dont la fortune en courroux n’a jamais pu ébranler la fidélité. Voici Anna d’Aragon, flambeau de la maison du Guast,

Anna, belle, gente, courtoise et sage, sanctuaire de chasteté, de fidélité et d’amour. Sa sœur est avec elle ; partout où rayonne son altière beauté, toutes les autres sont éclipsées. Voici celle qui, donnant un exemple unique au monde, et bravant les Parques et la mort, a arraché aux sombres plages du Styx, et a fait resplendir au ciel son invincible époux.

Là sont les dames de Ferrare et celles de la cour d’Urbino. Je reconnais celles de Mantoue, et toutes les belles que possèdent la Lombardie et le pays toscan. Si mes yeux ne sont point éblouis par l’éclat de visages si beaux, le chevalier qui s’avance au milieu d’elles, et qu’elles entourent de tant de respect, est la grande lumière d’Arezzo, l’unique Accolti.

Je vois aussi dans ce groupe Benedetto, son neveu, qui porte le chapeau et le manteau de pourpre ; il est, avec le cardinal de Mantoue et celui de Campeggio, la gloire et la splendeur du saint consistoire. Si je ne me trompe, chacun d’eux paraît si content de mon retour, qu’il ne me semble pas facile de jamais m’acquitter de tant d’obligation.

Avec eux je vois Lactance, Claude Toloméi, Paulo Pansa, et le Dresino qui me fait l’effet du Juvénal latin, et mes chers Capilupi, et le Sasso, et le Molza, et Florian Montino, et celui qui, pour nous guider vers les rives poétiques, nous montre un chemin plus facile et plus court que tous les autres, je veux dire Giulio Camillo. Je crois distinguer encore Marc-Antoine Flaminio, le Sanga, le Berna.

Voici mon seigneur Alexandre Farnèse. Oh ! quelle docte compagnie l’entoure ! Fedro, Capella, Porzio, le Bolonais Philippe, le Volterrano, le Madalena, Blosio, Pierio, Vida de Crémone, à la veine intarissable, et Lascari, et Musuro, et Navagero, et Andrea Marone, et le moine Severo.

Voici deux autres Alexandre dans le même groupe ; l’un est de la maison des Orologi, l’autre est le Guarino. Voici Mario d’Olvito ; voici le flagellateur des princes, le divin Pierre Arétin. Je vois deux Jérôme, l’un est celui de Verita, l’autre est le Cittadino. Je vois le Mainardo, je vois le Leoniceno, le Pannizzato, et Celio et le Teocreno.

Là je vois Bernardo Capello, là Pierre Bembo, qui a délivré notre pur et doux idiome des langes du parler vulgaire, et qui nous a montré, par son exemple, ce qu’il devait être. Celui qui le suit est Gaspard Obizi, qui admire et observe si bien ses excellentes leçons. Je vois le Fracastorio, le Bevazzano, Trifon Gabriele, et plus loin le Tasso.

Je vois Niccolo Tiepoli, et, avec lui, Niccolo Amanio, qui ont les yeux fixés sur moi ; Anton Fulgoso, qui se montre étonné et joyeux de me voir si près du rivage. Celui qui s’est mis à l’écart des dames est mon cher Valerio ; sans doute il cause avec Barignano, qui est près de lui, du mal que n’ont cessé de lui faire les femmes, bien qu’il ait toujours été fort épris d’elles.

Je vois, esprits sublimes et surhumains, le Pico et le Pio, unis par les liens du sang et de l’affection. Je n’ai jamais vu celui qui vient avec eux, et devant qui les plus illustres s’inclinent ; mais, si mes pressentiments ne me trompent pas, c’est l’homme que j’ai tant désiré connaître, c’est Jacob Sannazar, qui, faisant déserter l’Hélicon aux Muses, les a attirées sur le rivage de la mer.

Voici le docte, le fidèle, le diligent secrétaire Pistofilo qui se réjouit avec les Acciaiuoli, et mon cher Angiar, de ne plus craindre pour moi les dangers de la mer. Je vois avec l’Adoardo, mon parent Annibal Malaguzzo, qui me fait espérer que le nom de ma ville natale retentira des colonnes d’Hercule aux rivages de l’Inde.

Victor Fausto, Tancrède, se font une fête de me revoir, et cent autres se réjouissent avec eux. Je vois toutes ces dames, tous ces hommes illustres se montrer joyeux de mon retour. Aussi je ne veux plus mettre de retard à parcourir le peu de chemin que j’ai encore à faire, maintenant que le vent m’est propice. Revenons à Mélisse, et disons comment elle s’y prit pour sauver la vie au brave Roger.

Mélisse, comme je crois vous l’avoir dit souvent, avait le plus grand désir de voir Bradamante s’unir à Roger dans les liens étroits du mariage. Elle prenait tellement à cœur ce qui pouvait arriver de bon ou de mauvais à l’un et à l’autre, qu’elle ne les perdait pas une heure de vue. C’est dans ce but qu’elle entretenait sans cesse de nombreux esprits sur tous les chemins, en en faisant partir un dès qu’un autre était revenu.

C’est ainsi qu’elle vit Roger dans un bois obscur, en proie à une douleur forte et tenace, et fermement résolu à se laisser mourir de faim. Mais voici qu’aussitôt Mélisse lui vient en aide. Quittant sa demeure, elle prit le chemin par où Léon s’avançait.

Celui-ci, après avoir envoyé l’un après l’autre tous ses gens, afin de fouiller les environs, était parti en personne à la recherche du guerrier de la Licorne. La sage enchanteresse, montée sur un esprit auquel elle avait donné la forme d’une haquenée, vint à la rencontre du fils de Constantin.

«  — Seigneur — lui dit-elle — si la noblesse de votre âme répond à celle de votre visage, si votre courtoisie et votre bonté sont telles que l’indique votre physionomie, venez en aide au meilleur chevalier de notre temps. Si vous ne vous hâtez de le secourir et de lui rendre le courage, il ne tardera pas à mourir.

« Le meilleur chevalier qui ait jamais porté épée au côté ou écu à son bras ; le plus beau, le plus accompli qui ait jamais existé au monde, est sur le point de mourir des suites d’un acte de générosité, si personne ne vient à son aide. De par Dieu, seigneur, venez vite et essayez, si vous pouvez, quelque chose pour le sauver. —  »

Il vint sur-le-champ à la pensée de Léon que le chevalier dont parlait son interlocutrice était celui qu’il avait fait chercher partout et qu’il cherchait lui-même. Aussi s’empressa-t-il de la suivre. Mélisse lui montrant le chemin, ils ne tardèrent pas à arriver à l’endroit où Roger était près de mourir.

Lorsqu’ils le trouvèrent, il n’avait pris aucune nourriture depuis trois jours, et il était si abattu, que, s’il s’était à grand’peine levé, il serait vite retombé, s’il n’avait pas expiré. Il était étendu, tout armé, sur le sol, le casque en tête et l’épée au côté. Il s’était fait un oreiller avec l’écu sur lequel était peinte la licorne blanche.

Là, pensant à l’offense qu’il a faite à sa dame, et combien il a été ingrat envers elle, il s’abîme dans sa douleur. Son affliction est telle, qu’il se mord les mains et les lèvres, et ne cesse de répandre des torrents de larmes. Il est tellement absorbé dans sa pensée, qu’il ne voit venir ni Léon, ni Mélisse.

Il n’interrompt point ses lamentations ; il ne cesse de soupirer et de verser des pleurs. Léon s’arrête un instant pour l’écouter, puis il descend de cheval et s’approche de lui. Il voit bien qu’Amour est cause d’un tel martyre, mais il ne sait pas le nom de la personne qui en est l’objet, car Roger n’a point encore fait entendre son nom.

Léon s’approche doucement, doucement, jusqu’à ce qu’il soit face à face avec Roger ; il l’aborde avec l’affection d’un frère, s’incline vers lui et lui jette les bras autour du cou. Je ne saurais dire si l’arrivée imprévue de Léon est agréable à Roger ; il craint qu’il ne vienne le troubler dans ses projets, et qu’il ne veuille pas le laisser mourir.

Léon, du ton le plus doux, le plus affable qu’il peut trouver, de l’air le plus affectueux qu’il peut prendre, lui dit : «  — Ne crains pas de m’apprendre le motif de ta douleur. Il y a bien peu de maux sur la terre dont l’homme ne puisse se guérir, alors qu’on en connaît la cause. On ne doit point désespérer, tant qu’il reste un souffle de vie.

« Je vois avec beaucoup de peine que tu as voulu te cacher de moi ; tu sais cependant que je suis pour toi un ami véritable. Non seulement depuis que je te connais, je n’ai jamais manqué aux devoirs de l’amitié, mais je t’en ai donné des preuves, alors même que j’aurais dû voir en toi un ennemi à jamais mortel. Sois persuadé que je suis tout disposé à employer pour toi ma fortune et mes amis, à donner ma vie s’il le faut.

« Ne crains donc pas de me confier ton chagrin ; laisse-moi voir si la force, la ruse, les richesses, l’astuce, pourront te tirer de peine. Si tout cela ne réussit pas, tu pourras toujours avoir recours à la mort. Mais tu ne dois pas en venir à cette extrémité, avant d’avoir fait tout ce qu’il faut pour l’éviter. —  »

Il poursuit en lui adressant de si touchantes prières, en lui faisant entendre un langage si doux, si affectueux, que Roger ne peut se défendre d’en être ému, car son cœur n’est ni de fer, ni de marbre. Il comprend que, s’il refuse une réponse, il commettra un acte de discourtoisie et de grossièreté. Il va pour répondre, mais à deux ou trois reprises, les mots lui rentrent dans la gorge avant de pouvoir sortir de sa bouche.

«  — Mon seigneur — dit-il enfin — quand tu sauras qui je suis — et je vais te le dire sans plus tarder — je suis certain que tu ne seras pas moins désireux que moi de me voir mourir. Sache que je suis celui que tu hais tant ; je suis Roger, qui t’ai également haï autrefois. C’est dans l’intention de te donner la mort que j’avais, il y a quelque temps, quitté cette cour.

« Je voulais t’empêcher de m’enlever Bradamante, car je voyais bien qu’Aymon s’était prononcé en ta faveur. Mais l’homme propose et Dieu dispose ; ta générosité envers moi me fit changer de sentiments, et non seulement je dépouillai la haine que je t’avais d’abord portée, mais je me fis pour toujours ton fidèle.

« Ne sachant pas que j’étais Roger, tu m’as prié de te faire avoir Bradamante ; c’était m’arracher le cœur de la poitrine et me voler mon âme. Je t’ai fait voir si j’ai hésité à satisfaire ton désir plutôt que le mien. Bradamante est à toi ; possède-la en paix. Ton bonheur m’est plus cher que mon propre bonheur.

« Mais puisque je suis séparé d’elle, laisse-moi quitter la vie, car j’aime mieux mourir que vivre sans Bradamante. Du reste, tu ne saurais la posséder légitimement tant que je vivrai ; nous sommes, elle et moi, unis déjà par les liens du mariage, et elle ne peut avoir deux maris en même temps. —  »

Léon est resté si pétrifié d’étonnement, quand Roger s’est fait connaître à lui, que, la bouche ouverte, les yeux fixes, il est immobile sur ses pieds, comme une statue. Il ressemble en effet beaucoup moins à un homme qu’à ces statues que l’on place en ex-voto dans les églises. L’acte de Roger lui semble si grand, si généreux, qu’il ne croit pas qu’on en ait jamais vu, ni qu’on en voie jamais de semblable.

Non seulement cette découverte ne change pas son amitié pour Roger, mais elle l’accroît au point qu’il ne souffre pas moins des maux de Roger, que Roger lui-même. Pour le lui témoigner, pour lui montrer qu’il est digne fils d’empereur, il ne veut pas être vaincu en générosité par lui, s’il doit lui céder pour le reste.

Il dit : «  — Roger, bien que j’eusse dû te haïr le jour où mon armée fut défaite par ton étonnante vaillance, si ce jour-là j’avais appris, comme je l’apprends maintenant, que tu étais Roger, ta vertu ne m’aurait pas moins séduit qu’elle ne le fit alors que j’ignorais ton nom. Elle ne m’en aurait pas moins chassé la haine du cœur, et inspiré l’amitié que je te porte depuis ce jour.

« Que j’aie haï le nom de Roger, avant de savoir que tu étais Roger, je ne le nierai pas ; mais maintenant, ne te préoccupe pas de la haine que j’ai eue pour toi. Sois persuadé que le jour où je te tirai de prison, si j’avais su la vérité, j’aurais agi de même en ta faveur.

« Et si j’eusse volontiers agi ainsi, alors que je n’étais pas, comme maintenant, ton obligé, quelle ingratitude ne montrerais-je pas en me conduisant autrement aujourd’hui ? N’as-tu pas renoncé à ton propre bien pour me le donner ? Mais je te le rends, et j’éprouve plus de plaisir à te le rendre, que je n’en ai eu à le recevoir de toi.

« Bradamante te convient bien plus qu’à moi ; je l’aime, il est vrai, pour ses grandes qualités, mais la pensée qu’un autre doit la posséder ne saurait me pousser à mourir. Je ne veux pas, au prix de ta mort qui la délivrerait des liens du mariage contracté avec toi, avoir le droit de la prendre légitimement pour femme.

« Non seulement je renonce à elle, mais j’aimerais mieux me dépouiller de tout ce que je possède au monde, et même perdre la vie, que de m’entendre accuser d’avoir causé la mort d’un chevalier tel que toi. Je me plains seulement de ta défiance ; alors que tu pouvais disposer de moi comme de toi, tu as mieux aimé mourir que me demander aide. —  »

Ces paroles et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, et qui allaient au-devant de toutes les objections de Roger, firent tant, qu’à la fin celui-ci dut se rendre et dit : «  — Je consens à vivre. Mais comment m’acquitterai-je jamais envers toi, à qui je dois deux fois la vie ? —  »

Mélisse fit apporter sur-le-champ des mets exquis et des vins généreux, grâce auxquels Roger, prêt à tomber de faiblesse, put se réconforter. Pendant ce temps, Frontin qui avait entendu hennir les chevaux, était accouru. Léon le fit prendre par ses écuyers, lui fit mettre la selle, et l’amena à Roger.

C’est avec beaucoup de peine que ce dernier, bien qu’aidé par Léon, put se mettre en selle. Il avait perdu cette vigueur dont, quelques jours auparavant, il avait donné des preuves si éclatantes sous des armes d’emprunt, et qui lui aurait permis de vaincre toute une armée. Ils quittèrent enfin ces lieux, et arrivèrent en moins d’une demi-heure à une abbaye

Où ils passèrent le reste de la journée et les deux jours suivants, jusqu’à ce que le chevalier de la Licorne eût retrouvé sa vigueur première. Puis, accompagné de Mélisse et de Léon, Roger revint dans la cité royale où était arrivée la veille au soir une ambassade des Bulgares.

Cette nation, après avoir élu Roger pour son roi, avait envoyé des ambassadeurs à Paris, croyant qu’il était en France auprès de Charlemagne. Ils étaient chargés de lui jurer fidélité, de le mettre en possession de leurs États, et de le couronner. L’écuyer de Roger, les ayant rencontrés, leur avait donné des nouvelles de son maître.

Il raconta la bataille que Roger avait livrée à Belgrade en faveur des Bulgares, et dans laquelle Léon et l’empereur avaient été vaincus, après avoir vu leur armée défaite et en partie massacrée. En reconnaissance de ce fait d’armes, les Bulgares, à l’exclusion de tous ceux de leur race, l’avaient pris pour leur roi. Puis il dit comment il avait été fait prisonnier à Novigrade par Ungiard, et livré à Théodora,

Et qu’il était venu la nouvelle certaine qu’on avait trouvé le geôlier étranglé, la porte de la prison ouverte et le prisonnier enfui. Depuis, on n’en avait pas eu d’autre nouvelle. Roger entra dans la ville par un chemin ouvert, et sans être vu de personne. Le lendemain matin, accompagné de Léon, il se présenta devant Charlemagne.

Ainsi qu’il était convenu entre Léon et lui, Roger se présenta avec l’oiseau d’or à deux têtes sur champ de gueule, la même soubreveste et les mêmes insignes qu’il avait lors de son combat avec Bradamante, et qui étaient encore toutes tailladées, toutes percées de coups, de sorte qu’on le reconnut tout de suite pour le chevalier qui avait combattu contre Bradamante.

Léon se tenait à ses côtés sans armes, revêtu de ses riches habits royaux, et entouré d’une suite nombreuse et choisie. Il s’inclina devant Charles, qui s’était déjà levé pour venir à sa rencontre, et, tenant par la main Roger, sur lequel tous les regards étaient fixés, il s’exprima ainsi :

«  — Celui-ci est le brave chevalier qui s’est défendu depuis le lever de l’aurore jusqu’à la chute du jour. Puisque Bradamante n’a pu le mettre à mort, le faire prisonnier, ou lui faire abandonner la place, je crois, magnanime seigneur, si j’ai bien compris votre ban, qu’il l’a gagnée pour femme. Aussi vient-il pour qu’on la lui donne.

« Outre que les termes du ban sont précis, aucun autre guerrier ne saurait lui disputer Bradamante. Si elle doit être le prix de la vaillance, quel chevalier est plus digne d’elle que lui ? Si elle doit appartenir à celui qui a le plus d’amour pour elle, il n’est personne qui l’aime plus ardemment. Il est, du reste, prêt à soutenir ses raisons par les armes, contre quiconque les contredira. —  »

Charles, ainsi que toute la cour, resta stupéfait en entendant ces paroles. Tout le monde avait cru que c’était Léon, et non pas ce chevalier inconnu, qui avait combattu contre Bradamante. Marphise, qui était au nombre des assistants, et qui avait eu grand’peine à se taire jusqu’à ce que Léon eût fini de parler, s’avança soudain, et dit :

«  — Quoique Roger ne soit pas ici pour disputer sa femme à ce nouveau venu, celle-ci n’en sera pas moins défendue, et on ne l’aura point sans tapage. Moi, qui suis sa sœur, je me charge de répondre à quiconque prétendra avoir des droits sur Bradamante, ou qui niera que Roger ait des droits antérieurs sur elle. —  »

Elle prononça ces paroles avec tant de colère, d’un air si hautain, que la plupart des assistants crurent qu’elle allait commencer l’attaque sans attendre l’autorisation de Charles. Ce voyant, Léon ne crut pas devoir cacher plus longtemps Roger. Il lui ôta son casque, et, se tournant vers Marphise : «  — Le voici — dit-il — tout prêt à vous tenir tête. —  »

Le vieil Égée, en reconnaissant à l’épée que portait Thésée, que c’était à son fils que son épouse criminelle avait versé le poison — et s’il eût tardé plus longtemps à le reconnaître il aurait été trop tard, — le vieil Égée, dis-je, ne fut pas plus stupéfait que Marphise, quand elle reconnut que le chevalier qu’elle haïssait était Roger.

Elle courut se jeter dans ses bras et ne pouvait se détacher de son cou. Renaud, Roland, et Charles tout le premier, l’embrassèrent avec effusion. Dudon, Olivier, le roi Sobrin ne pouvaient se rassasier de lui prodiguer leurs caresses. C’était à qui, des paladins et des barons, ferait le plus fête à Roger.

Quand les embrassements eurent cessé, Léon, très savant à bien dire, recommença, en présence de Charles, à rappeler à tous ceux qui l’écoutaient, comment la vaillance, l’audace, déployées par Roger à Belgrade, avaient effacé en lui le ressentiment qu’il eût dû éprouver du dommage souffert par son armée.

Il avait été pris d’une telle amitié pour Roger, qu’aussitôt qu’il eut appris que ce dernier avait été fait prisonnier et livré à sa plus cruelle ennemie, il l’avait tiré de prison malgré toute sa famille. Il dit comment le brave Roger, pour le récompenser de ce dévouement, avait déployé à son égard une générosité qui dépassait tout ce qu’on avait jamais vu, et tout ce qu’on verrait jamais.

Poursuivant, il narra de point en point ce que Roger avait fait pour lui, et comment, désespéré d’être obligé de renoncer à sa femme, il avait résolu de mourir. Il dit comment l’infortuné était près de rendre l’âme quand il put venir à son secours, et le détourner par ses affectueuses paroles de sa fatale résolution ; et il exprima tout cela en termes si doux, si affectueux, qu’il n’y avait pas un œil qui restât sec.

Puis il s’adresse d’une manière si efficace à l’obstiné duc Aymon, que, non seulement il l’émeut, l’entraîne et le fait changer de sentiment, mais qu’il le fait consentir à aller lui-même supplier Roger de lui pardonner et de l’accepter pour beau-père, lui promettant enfin la main de Bradamante.

Pendant ce temps, celle-ci, doutant de sa propre existence, pleurait sur ses malheurs au fond de sa chambre la plus retirée. Soudain des cris joyeux se font entendre ; on accourt en toute hâte lui annoncer l’heureuse nouvelle. Tout son sang, qui s’était porté au cœur sous le coup de sa douleur intense, reflue subitement aux extrémités, et la donzelle reste quasi morte de joie.

La force l’abandonne tellement, qu’elle ne peut se tenir debout, elle, si renommée pour sa vigueur corporelle et pour son énergie. Elle n’éprouve pas plus de joie que le criminel condamné au gibet ou à la roue, et qui, ayant déjà les yeux recouverts du bandeau fatal, entend proclamer sa grâce.

Les maisons de Montgraine et de Clermont se réjouissent de voir deux de leurs rameaux s’unir dans de nouveaux liens. Par contre, Ganelon, le comte Anselme, Falcon, Gini et Ginarni en sont fort marris. Mais ils cachent sous un front joyeux leurs pensées d’envie et de haine. Ils attendent l’occasion de se venger, comme le renard attend le lièvre au passage.

Renaud et Roland avaient déjà, à plusieurs reprises, occis un grand nombre de ces traîtres. Bien que leurs querelles eussent été sagement assoupies par le roi, elles s’étaient de nouveau réveillées depuis la mort de Pinabel et de Bertolas. Mais les traîtres dissimulaient leurs projets félons, et faisaient semblant d’ignorer la vérité.

Les ambassadeurs bulgares, venus, comme je l’ai dit, à la cour de Charles, dans l’espoir d’y trouver le brave chevalier de la Licorne, auquel ils avaient donné la couronne, apprenant qu’il y était en effet, s’applaudirent de l’heureux destin qui avait réalisé leur espoir, et, courant se jeter respectueusement à ses pieds, ils le supplièrent de revenir en Bulgarie,

Où étaient conservés dans Andrinople le sceptre et la couronne royale. Ils le pressèrent de venir défendre ses États, menacés d’une nouvelle invasion plus nombreuse que la première, et conduite par Constantin en personne ; ajoutant que, s’ils avaient leur roi avec eux, ils étaient certains d’enlever l’empire grec à ce dernier.

Roger accepta le trône et consentit à leurs prières ; il promit de se rendre en Bulgarie dans trois mois au plus tard, si la Fortune n’avait pas autrement disposé de lui. Léon Auguste, ayant appris cette résolution, dit à Roger qu’il pouvait se fier à sa parole, et que, puisqu’il était roi des Bulgares, la paix était faite entre eux et Constantin.

Il n’aurait donc pas besoin de se hâter de quitter la France pour aller se mettre à la tête de ses troupes, car Léon s’engageait à faire renoncer son père à toutes les terres des Bulgares déjà conquises. Aucune des qualités qu’on admirait chez Roger n’avait pu émouvoir l’ambitieuse mère de Bradamante, et lui faire aimer le généreux chevalier ; il n’en fut pas de même quand elle l’entendit appeler du titre de roi.

Les noces furent splendides et royales, et comme il convenait à celui qui s’en était chargé. C’était Charles qui avait voulu en faire les apprêts, et il n’aurait pas mieux fait les choses, s’il eût marié sa propre fille. Les services de Bradamante étaient tels, sans compter ceux de toute sa famille, que l’empereur n’aurait pas cru faire trop s’il avait dépensé la moitié des trésors de son royaume.

Il fit publier dans tous les environs que chacun pouvait venir librement à sa cour, accordant toute sûreté pendant neuf jours francs à quiconque voudrait s’y rendre. Par ses ordres, on dressa dans la campagne des tentes ornées de feuillage et de fleurs, tapissées d’or et de soie, et plus agréables à voir que n’importe quel lieu du monde.

Jamais Paris n’aurait pu contenir l’innombrable quantité d’étrangers, pauvres ou riches, de tous rangs, Grecs, Barbares, Latins, qui y étaient accourus. Les grands seigneurs et les ambassades venues de toutes les parties du globe, ne cessaient d’affluer. Tous ces hôtes furent très commodément logés sous les pavillons et sous les tentes de verdure.

La nuit qui précéda les noces, la magicienne Mélisse avait fait superbement et très originalement orner l’appartement nuptial. Elle avait du reste tout préparé de longue main, car, dans sa science de l’avenir, elle avait depuis longtemps prévu que ce beau couple serait enfin uni ; elle savait que leurs douloureuses épreuves se termineraient heureusement.

Elle avait fait placer le lit nuptial, — ce lit qui devait être si fécond — au milieu d’un vaste pavillon, le plus riche, le plus orné, le plus agréable qu’on eût jamais élevé pour faire la guerre ou pour célébrer la paix. On n’en vit plus de pareil depuis, dans tout l’univers. Mélisse l’avait fait transporter des rivages de Thrace, après l’avoir enlevé à Constantin qui en avait fait sa tente sur le bord de la mer.

Mélisse, du consentement de Léon, ou plutôt pour jouir de son étonnement et lui montrer à quel point elle avait dompté les esprits infernaux et comment elle pouvait commander à son gré à la grande famille ennemie de Dieu, avait fait transporter le pavillon, de Constantinople à Paris, par des messagers du Styx.

Elle l’avait enlevé à l’empereur grec Constantin, en plein jour, avec les cordes et les filets et tous ses ornements extérieurs et intérieurs. Elle l’avait fait transporter par les airs, et en avait fait la chambre de Roger. Une fois les noces terminées, elle le renvoya de la même façon là où elle l’avait pris.

Il y avait près de deux mille ans que ce riche pavillon avait été construit. Une damoiselle du royaume d’Ilion, qui joignait à la fureur prophétique une science acquise dans de longues veillées, l’avait fait tout entier de sa main. Elle s’appelait Cassandre, et elle avait donné ce pavillon à son frère, l’illustre Hector.

Elle y avait retracé en riches broderies de soie et d’or, l’histoire du plus généreux chevalier qui dût jamais sortir de la race de son frère, bien qu’elle sût que ce chevalier naîtrait sur des rameaux fort éloignés de leur tige. Pendant tout le temps qu’il vécut, Hector conserva précieusement ce pavillon, auquel il tenait beaucoup à cause de son beau travail et de celle qui l’avait fait.

Mais, après sa mort, arrivée par trahison ; après que les Grecs se furent emparés de Troie, dont le traître Sinon leur ouvrit la porte, et eurent fait un carnage de la nation troyenne, le pavillon échut à Ménélas qui l’emporta en Égypte, où il le céda au roi Prothée, en échange de sa femme que ce tyran retenait captive.

La dame, en échange de laquelle le pavillon fut cédé à Prothée, s’appelait Hélène. Le pavillon passa plus tard entre les mains de Ptolémée, pour arriver à Cléopâtre. Il fut enlevé à cette dernière avec d’autres richesses, par les gens d’Agrippa, dans la mer de Leucade. Puis il tomba entre les mains d’Auguste et de Tibère, et resta à Rome jusqu’à Constantin.

Je veux parler de ce Constantin dont la belle Italie aura à se plaindre tant que les cieux tourneront sur eux-mêmes. Constantin, lassé d’habiter les bords du Tibre, emporte le précieux pavillon à Byzance. Mélisse l’enleva à un autre Constantin. Les cordes étaient en or, et le mât en ivoire. Les parois étaient ornées de belles peintures, belles, comme jamais le pinceau d’Apelles n’en produisit.

Ici les Grâces aux vêtements légers, venaient en aide à une reine sur le point d’accoucher. Un enfant recevait le jour, si beau, qu’on n’en vit point un pareil du premier au quatrième siècle. On voyait Jupiter, l’éloquent Mercure, Vénus et Mars répandre à pleines mains sur son berceau les fleurs éthérées, l’ambroisie céleste et les célestes parfums.

Le nom d’Hippolyte était inscrit au-dessous en lettres minuscules. Plus loin, ce même enfant, parvenu à un âge plus avancé, était conduit par la Fortune, précédée de la Vertu. La peinture montrait une nouvelle troupe de gens aux longs habits et aux longs cheveux, et qui étaient venus de la part de Corvin demander le tendre bambin à son père.

On voyait l’enfant prendre respectueusement congé d’Hercule et de sa mère Léonora, et arriver sur les bords du Danube, où les habitants accouraient pour le voir et l’adoraient comme un dieu. On voyait le sage roi des Hongrois admirer un savoir précoce dans un âge si tendre, et l’élever au-dessus de tous ses barons.

On le voyait remettre entre ses mains d’enfant le sceptre de Strigonie. Le jeune Hippolyte le suivait partout, dans le palais, comme sous la tente. Dans toutes les expéditions entreprises par ce roi puissant contre les Turcs ou les Allemands, Hippolyte était toujours à ses côtés, attentif aux moindres gestes de ce héros magnanime, et s’inspirant de ses vertus.

Là, on le voyait passer dans la discipline et l’étude la fleur de ses premières années. Il avait près de lui Fusco, chargé de lui expliquer le sens des chefs-d’œuvre de l’antiquité, et qui semblait lui dire : «  — Voici ce qu’il faut éviter, voici ce qu’il faut faire pour acquérir la gloire et l’immortalité, —  » tant on avait bien rendu les gestes des personnages qui y étaient peints.

Puis il allait s’asseoir, quoique bien jeune encore, au Vatican, en qualité de cardinal. Il y révélait son éloquence et son intelligence hors ligne. Autour de lui ce n’était qu’un cri : que sera-t-il dans l’âge mûr ? semblaient se dire entre eux ses collègues remplis d’étonnement. Oh ! si jamais il met sur ses épaules le manteau de Pierre, quelle ère fortunée, quel siècle de merveilles !

D’un autre côté, étaient retracés les récréations libérales et les jeux de l’illustre jeune homme. Tantôt il affrontait les ours terribles des cimes alpestres, tantôt il chassait les sangliers au sein des marais, des vallées profondes. Ici, monté sur un genêt, il semblait dépasser les vents, à la poursuite du chevreuil ou du cerf antique, qu’il atteignait sans peine et partageait en deux d’un seul coup d’épée.

Ailleurs, on le voyait au milieu d’une illustre compagnie de philosophes et de poètes. Les uns lui démontraient le cours des planètes ; les autres lui dépeignaient la surface de la terre ; d’autres lui dévoilaient les mystères des cieux. Ceux-ci lui faisaient entendre de plaintives élégies, ceux-là des strophes joyeuses, des chants héroïques ou quelque ode sublime. Ici, il prêtait l’oreille aux accords variés de la musique ; là, il exécutait, non sans grâce, un pas de danse.

Dans cette première partie, Cassandre avait peint la jeunesse de cet enfant sublime. Dans l’autre, elle avait rappelé ses actes marqués au coin de la prudence, de la justice, du courage, de la modestie et de cette vertu étroitement unie à toutes les autres, je veux parler de la générosité qui éclaire et illumine tout.

Ici, on voyait le jeune homme, à côté de l’infortuné duc des Insubriens, tantôt lui prodiguer ses conseils dans la paix, tantôt déployer avec lui l’étendard portant les couleuvres. Il lui restait fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Il le suivait dans sa fuite, le réconfortant par ses paroles et l’aidant de son bras, à l’heure du péril.

Ailleurs, on le voyait consacrer ses hautes facultés au salut d’Alphonse et de Ferrare. A force de chercher, il découvrait et faisait voir à son frère, ce prince très juste, la trahison de ses plus proches parents. En cela, il héritait du titre que Rome, rendue libre, donna à Cicéron.

Plus loin, recouvert d’armures brillantes, il courait prêter son aide à l’Église ; à la tête d’un petit nombre de gens, il ne craignait pas d’affronter une armée aguerrie. Sa seule présence était d’un tel secours pour les troupes du pape, que le feu de la guerre était éteint, pour ainsi dire, avant d’avoir brûlé ; de sorte qu’il pouvait dire : Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu.

Plus loin enfin, sur le rivage natal, il résistait à la plus grande flotte que les Vénitiens eussent jamais équipée, même contre les Turcs et les Génois. Il la mettait en déroute, et rapportait à son frère un butin immense, ne gardant rien pour lui, si ce n’est l’honneur qu’on ne peut céder à d’autres.

Les dames et les chevaliers regardaient ces peintures sans en comprendre le sens, car ils n’avaient auprès d’eux personne pour les prévenir que toutes ces choses devaient arriver dans l’avenir. Ils prenaient plaisir à contempler tous ces beaux personnages aux formes élégantes, et à lire les inscriptions. Seule, Bradamante, instruite par Mélisse, se réjouissait en elle-même, car elle connaissait toute cette histoire.

Roger, bien qu’il fût moins avancé sous ce rapport que Bradamante, se rappelait cependant que, parmi ses descendants, Atlante lui avait souvent parlé de cet Hippolyte. Quel poème serait assez vaste pour qu’on pût y relater toutes les munificences dont Charles entoura ses hôtes ? Ce n’étaient que fêtes continuelles, jeux de toutes sortes, tables constamment chargées de mets délicats.

On put voir, à cette occasion, ceux qui étaient bons chevaliers, car, chaque jour, il se rompait plus de mille lances. On combattait à pied, à cheval, deux par deux ou en troupes plus ou moins nombreuses. Roger surpassait tout le monde en vaillance ; il joutait jour et nuit, et était toujours vainqueur. A la danse, comme aux luttes et à tous les autres jeux, il remportait sans cesse le prix à son grand honneur.

Le dernier jour, au moment où un banquet solennel venait de commencer, Charles ayant à sa gauche Roger et Bradamante à sa droite, on vit accourir du côté de la campagne un chevalier armé. Son armure et celle de son destrier étaient entièrement noires. Il était de haute stature, et s’avançait d’un air hautain.

C’était le roi d’Alger. Après la chute honteuse que lui avait fait faire Bradamante du haut du pont, il avait juré de ne pas revêtir d’armure, de ne pas toucher une épée et de ne pas remonter en selle, avant un an, un mois et un jour accomplis. Puis il s’était retiré dans une cellule comme un ermite. C’est ainsi qu’à cette époque les chevaliers se punissaient eux-mêmes de s’être laissé battre.

Bien qu’il eût appris les succès remportés par Charles et la mort de son prince, il n’avait pas voulu manquer à sa parole, ni prendre les armes pour des faits qui ne le touchaient pas personnellement. Mais, au bout du terme fixé, c’est-à-dire après un an, un mois et un jour accomplis, il endossa des armes neuves, remonta à cheval et, reprenant l’épée et la lance, il s’en revint droit à la cour de France.

Sans mettre pied à terre, sans incliner la tête, sans donner aucun signe de respect, il s’arrêta devant la tente de l’empereur, montrant, par ses gestes hautains, combien il méprisait Charles et tous les illustres seigneurs qui l’entouraient. Chacun resta étonné de tant d’audace, et s’arrêta de manger ou de parler pour écouter ce que le guerrier allait dire.

Quand il fut bien en face de Charles et de Roger, le nouveau venu d’une voix forte et dédaigneuse : «  — Roger — dit-il — je suis le roi de Sarze, Rodomont, qui viens te défier au combat. Avant que le soleil ne se couche, je veux te prouver ici que tu as été infidèle à ton prince, et qu’en ta qualité de traître, tu ne mérites pas d’être à la place d’honneur parmi ces chevaliers.

« Quoique ta félonie soit chose connue — et tu ne peux la nier puisque tu t’es fait chrétien, — je suis venu ici pour la prouver. Si tu as quelqu’un qui veuille combattre pour toi, je l’accepterai. Si un seul champion ne te paraît pas suffisant, j’accepte de combattre contre cinq ou six. Je maintiendrai, envers et contre eux tous, ce que je t’ai dit. —  »

A ces mots, Roger se leva, et, avec la permission de Charles, il lui répondit qu’il mentait et que personne n’avait le droit de l’appeler traître ; qu’il s’était toujours conduit loyalement envers son roi sans qu’on pût le blâmer en rien. Il ajouta qu’il était prêt à soutenir qu’il avait toujours fait son devoir.

Il n’avait besoin de solliciter l’aide de personne pour défendre sa propre cause, et il espérait lui montrer qu’il aurait assez, et peut-être trop, d’un adversaire. Renaud, Roland, le marquis, ses deux fils, aux armes blanches et noires, Dudon, Marphise s’étaient levés pour prendre, contre le fier païen, la défense de Roger,

Prétendant qu’en sa qualité de nouveau marié, il ne devait pas troubler ses propres noces. Roger leur répondit : «  — Tenez-vous tranquilles ; une pareille excuse serait honteuse pour moi. —  » Puis il se fait apporter les armes qu’il a enlevées au comte Tartare, et les endosse pièce par pièce. Le fameux Roland lui chausse les éperons, et Charles lui attache l’épée au flanc.

Bradamante et Marphise lui avaient lacé sa cuirasse et ses autres armes. Astolphe lui tient son destrier et le fils d’Ogier le Danois lui présente l’étrier. Renaud, Naymes, et le marquis Olivier lui font faire place, et font évacuer en toute hâte la lice toujours prête pour pareille besogne.

Les dames et damoiselles, toutes pâles d’effroi, tremblent comme des colombes surprises dans un champ de blé par l’orage, et que la rage des vents chasse vers leur nid, au milieu du fracas du tonnerre, des éclairs qui sillonnent la nue obscure, à travers la grêle et la pluie qui portent le ravage dans les campagnes. Elles tremblent pour Roger, qui ne leur semble pas de force à lutter avec le fier païen.

La foule et la plupart des chevaliers et des barons partageaient la même crainte ; on n’avait pas oublié ce que le païen avait fait dans Paris assiégé ; on se souvenait qu’à lui seul il avait détruit une grande partie de la ville par le fer et par le feu. Les traces de son passage existaient encore et devaient exister longtemps ; jamais le royaume n’avait subi plus cruel désastre.

Plus que tous les autres, Bradamante se sentait le cœur troublé ; elle ne croyait pas, il est vrai, que le Sarrasin eût plus de force que Roger, et surtout plus de vaillance, car c’est du cœur seul que vient le courage. Elle ne croyait pas au bon droit de Rodomont. Cependant, en digne amante qu’elle était, elle ne pouvait bannir ses craintes.

Oh ! combien volontiers elle aurait voulu courir les chances de ce combat incertain, eût-elle été assurée d’y laisser la vie ! Elle aurait accepté de mourir mille fois, plutôt que de savoir son amant exposé à périr.

Mais sachant qu’aucune prière ne saurait faire renoncer Roger à son entreprise, elle regarde le combat, le visage triste, et le cœur tremblant. Roger et le païen se précipitent au-devant l’un de l’autre, le fer baissé ; au choc terrible, les lances semblent être de verre ; leurs éclats font l’effet d’oiseaux volant vers le ciel.

La lance du païen, frappant l’écu de Roger au beau milieu, ne produit qu’un faible effet, tellement parfaite est la trempe de l’acier forgé par Vulcain pour le célèbre Hector. Roger frappe également son adversaire sur l’écu et le traverse net, bien qu’il ait près d’une palme d’épaisseur, et qu’il soit fait d’os doublé d’acier au dedans et au dehors.

Si la lance de Roger avait pu supporter ce rude choc, et si, au premier coup, elle ne s’était pas rompue en mille morceaux qui volèrent jusqu’au ciel comme s’ils eussent eu des ailes, elle aurait percé le haubert, ce dernier eût-il été plus dur que le diamant, et le combat aurait été fini. Mais elle se rompit. Les deux destriers allèrent toucher la terre avec leur croupe.

Cependant les cavaliers relèvent promptement leurs destriers de la bride et de l’éperon ; jetant leurs lances, ils tirent leur épée, et reviennent l’un sur l’autre pleins de fureur et de rage. Faisant caracoler de côté et d’autre, avec beaucoup d’adresse, leurs chevaux dociles et légers, ils cherchent de la pointe de l’épée le défaut de leurs cuirasses.

La poitrine de Rodomont n’était plus protégée par la rude écaille du serpent ; il n’avait plus à la main l’épée tranchante de Nemrod, et son front n’était plus armé de son casque ordinaire. Il avait laissé les armes qu’il portait d’habitude, suspendues au monument d’Isabelle, après avoir été vaincu sur le pont par la dame de Dordogne, comme il me semble vous l’avoir dit plus haut.

Il avait une nouvelle armure fort bonne, mais qui était loin d’être aussi parfaite que la première. Mais pas plus l’ancienne que la nouvelle n’aurait arrêté Balisarde, à laquelle ne résistait ni enchantement, ni finesse d’acier, ni dureté de trempe. Roger s’escrime si bien de çà et de là, qu’il a déjà percé les armes du païen en plus d’un endroit.

Quand le païen voit son sang rougir ses armes de tous côtés, et qu’il ne peut éviter que la plus grande partie des coups qu’on lui porte arrivent jusqu’à sa chair, il est saisi d’une rage plus grande, d’une fureur plus intense que la mer un jour de tempête au cœur de l’hiver. Il jette son écu, et prenant son épée à deux mains, il frappe de toutes ses forces sur le casque de Roger.

La machine qui est supportée sur le Pô par deux bateaux, et dont le marteau relevé au moyen d’hommes et de roues, retombe sur les poutres aiguisées en pointes, ne frappe pas des coups plus formidables que celui que le fier païen asséna de toutes ses forces sur la tête de Roger. Ce dernier fut protégé par son casque enchanté ; sans cela, lui et son cheval auraient été fendus d’un seul coup.

Roger s’incline à deux reprises ; il ouvre les bras et les jambes comme s’il allait tomber. Avant qu’il ait eu le temps de se remettre, le Sarrasin lui porte un second coup plus terrible, suivi d’un troisième. Mais son glaive trop faible ne peut supporter une si rude besogne ; il vole en éclats, et laisse la main du cruel païen désarmée.

Rodomont ne s’arrête point pour cela. Il s’approche de Roger qui est encore privé de sentiment, tellement les coups qu’il a reçus sur la tête lui ont troublé la cervelle. Mais le Sarrasin ne tarde pas à le réveiller de ce lourd sommeil ; de son bras puissant, il lui enlace le cou et le serre avec une telle force, qu’il l’enlève des arçons, et le jette à terre.

Roger n’a pas plus tôt touché la terre, qu’il se redresse plein de colère et de vergogne. Il jette les yeux sur Bradamante. Il la voit si troublée de sa chute, que son beau visage pâlit et que la vie est prête à l’abandonner. Roger, désireux d’effacer promptement cette honte que Rodomont lui a fait subir, saisit son épée et fond sur le païen.

Celui-ci le heurte de son destrier, mais Roger l’esquive adroitement en se rejetant en arrière. Au moment où le destrier passe devant lui, il le saisit à la bride de la main gauche, et le force à tourner sur lui-même, tandis que, de la main droite, il cherche à frapper le cavalier soit au flanc, soit au ventre, soit à la poitrine. Il finit par lui porter deux coups de pointe, l’une au flanc, l’autre à la cuisse.

Rodomont, qui tenait encore à la main le pommeau de son épée brisée, en assène un tel coup sur le casque de Roger, qu’il aurait dû l’étourdir de nouveau. Mais Roger qui devait vaincre, ayant le bon droit pour lui, le saisit par le bras, et joignant sa main droite à la première, tire son adversaire tant et si bien, qu’il finit par l’arracher de selle.

Soit force, soit adresse, le païen tombe de façon qu’il n’a plus d’avantage sur Roger ; je veux dire qu’il retombe à pied. Mais Roger qui a encore son épée, est mieux partagé. Il s’efforce de tenir le païen à distance, afin d’éviter une lutte corps à corps avec un adversaire d’une taille si gigantesque.

Il voit le sang couler de son flanc, de sa cuisse et de ses autres blessures. Il espère que, peu à peu, les forces lui manqueront, et qu’il pourra achever de le vaincre. Le païen avait encore à la main le pommeau de son épée ; réunissant toutes ses forces, il en porte un coup qui étourdit Roger plus qu’il ne le fut jamais.

Roger, frappé à la visière de son casque et à l’épaule, vacille et chancelle sous le coup, et a toutes les peines du monde à se tenir debout. Le païen veut s’élancer sur lui, mais le pied lui manque, affaibli qu’il est par sa blessure à la cuisse. Dans sa précipitation à s’élancer sur Roger, il tombe sur un genou.

Roger ne perd pas de temps ; il lui porte de grands coups à la poitrine et à la figure ; il le martelle, et le tient en respect en le maintenant à terre avec la main. Mais le païen fait si bien, qu’il réussit à se relever ; il saisit Roger, et l’enlace dans ses bras. L’un et l’autre, joignant l’adresse à la force, cherche à ébranler, à étouffer son adversaire.

Rodomont, blessé à la cuisse, et le flanc ouvert, avait perdu une grande partie de ses forces. Roger, depuis longtemps rompu à tous les exercices du corps, possédait une grande adresse. Il comprend son avantage et ne s’en dessaisit pas. La où il voit le sang sortir avec le plus d’abondance des blessures du païen, il pèse de tout le poids de ses bras, de sa poitrine, de ses deux pieds.

Rodomont, plein de rage et de dépit, a saisi Roger par le cou et par les épaules. Il le tire, il le secoue, il le soulève de terre et le tient suspendu sur sa poitrine. Il le serre étroitement, l’ébranle de çà de là, et cherche à le faire tomber. Roger, ramassé sur lui-même, fait appel à toute son adresse, à toute sa vigueur, pour garder l’avantage.

Le franc et brave Roger finit par saisir Rodomont. Il pèse avec sa poitrine sur le flanc droit de son adversaire, et le serre de toute ses forces ; en même temps, il lui passe la jambe droite sous le genou gauche, tandis que son autre jambe enlace la jambe de Rodomont. Il le soulève ainsi de terre, et le renverse la tête la première.

Rodomont va frapper le sol de la tête et des épaules. La secousse est si violente, que le sang jaillit de ses blessures comme de deux fontaines, et rougit au loin la terre. Roger qui sent que la Fortune est pour lui, redouble d’efforts. Afin d’empêcher le Sarrasin de se relever, il lui porte d’une main le poignard à la visière, de l’autre il le tient à la gorge ; avec ses genoux, il lui presse le ventre.

Parfois, dans les mines d’or de la Pannonie ou de l’Ibérie, un éboulement subit vient ensevelir ceux que leur avarice y a fait descendre ; les malheureux sont tellement étouffés, que leur souffle peut à peine s’exhaler. Il en est de même du Sarrasin, oppressé sous le poids de son vainqueur et renversé par terre.

Roger a tiré son poignard ; il en porte la pointe à la visière de Rodomont et lui crie de se rendre, en lui promettant de lui laisser la vie. Mais celui-ci, qui redoute moins de mourir que de montrer un seul instant de faiblesse, s’agite, se secoue et, sans répondre, cherche à mettre Roger sous lui.

De même qu’un mâtin, renversé par un dogue féroce qui lui a enfoncé ses crocs dans la gorge, s’agite et se débat en vain, les yeux ardents et la gueule baveuse, et ne peut se débarrasser de son redoutable adversaire qui le surpasse en force mais non en rage, ainsi le païen finit par perdre tout espoir de se délivrer de l’étreinte de Roger victorieux.

Cependant, il se tord et se débat de telle sorte qu’il réussit à dégager son bras droit et à tirer son poignard. Il cherche à frapper Roger sous les reins ; mais le jeune homme s’aperçoit du danger qu’il court s’il tarde plus longtemps à donner la mort à cet indomptable Sarrasin.

Levant le bras le plus qu’il peut, il plonge deux ou trois fois tout entier le fer de son poignard dans le front horrible de Rodomont, et se dégage ainsi de tout péril. Vers les affreuses rives d’Achéron, délivrée du corps plus froid que glace, s’enfuit, en blasphémant, l’âme dédaigneuse qui fut si altière et si orgueilleuse au monde.

FIN DU TOME QUATRIÈME ET DERNIER

NOTES DU TOME QUATRIÈME

CHANT XXXVII.

[1] Page 2, ligne 27. — Arpalice. — Fille du roi de Thrace, qui défendit le royaume paternel contre Pyrrhus, fils d’Achille.

[2] Page 2, ligne 27. — Tomyris. — Reine des Massagètes, dont Hérodote raconte la victoire sur Cyrus, roi de Perse.

[3] Page 2, ligne 27. — Celle qui secourut Turnus. — Camille, fille du roi des Volsques, qui aida Turnus contre Énée. ( Énéide , liv. 10 et 11.)

[4] Page 2, ligne 28. — Celle qui vint en aide à Hector. — Pentésilée, reine des Amazones.

[5] Page 2, lignes 28, 29 et 30. — Celle qui, suivie des gens de Sidon et de Tyr, et longeant le rivage d’Afrique, s’établit en Libye. — Didon, fondatrice de Carthage.

[6] Page 2, ligne 30. — Zénobie. — Reine de Palmyre, faite prisonnière par l’empereur Aurélien, après avoir opposé une longue résistance.

[7] Page 2, ligne 31. — Celle qui sauva par ses victoires les Assyriens, les Perses et les Indiens. — Sémiramis.

[8] Page 5, lignes 14 et 15. — S’abreuver avec les Muses à la fontaine d’Aganippe. — Cette fontaine jaillissait sur l’Hélicon, et était consacrée à Apollon et aux Muses. Ses eaux avaient la vertu d’inspirer les poètes.

[9] Page 24, lignes 16 et 17. — Le grand fleuve qui sort du Vésale. — Le Pô qui descend du mont Viso, dans les Alpes liguriennes.

CHANT XXXVIII.

[10] Page 43, ligne 28. — Le désert où l’armée de Cambyse fut détruite. — Cambyse, roi de Perse, ayant envoyé une armée contre les Ammons, peuple de la Libye, vers les confins de la Cyrénaïque, cette armée fut engloutie par les sables soulevés par le vent du désert. (Hérodote.)

CHANT XL.

[11] Page 78, lignes 5 et 6. — Le jour où vous lui montrâtes la flotte ennemie écrasée à l’embouchure du Pô. — Allusion à la défaite des Vénitiens sur le Pô, par le cardinal d’Este.

[12] Page 85, lignes 19 et 20. — S’ouvre un âpre sentier dans les champs d’Ocnus. — Le poète entend par là, la campagne autour de Mantoue, parce que cette ville avait eu, croyait-on, pour fondateur Ocnus, fils de la nymphe Manto.

[13] Page 88, lignes 6 et 7. — Ludovic le More, remis aux mains d’un autre Ludovic. — Ludovic le More, trahi par les Suisses qu’il avait pris à son service, fut livré à Louis XII, roi de France.

CHANT XLII.

[14] Page 146, ligne 17. — Par ce Camille, dont le Reno et Felsina écoutent les chants. — Camille Paleotto, de Bologne, attaché au cardinal de Bibbiena, et qui, de concert avec Guido Postumo, dont il est parlé quelques lignes plus loin, chanta les louanges de Lucrezia Bentivogli, fille naturelle du duc de Ferrare.

CHANT XLIII.

[15] Page 165, lignes 23 et 24. — Personne ne voudrait plus entendre parler de la patrie de Nausica. — L’île de Corfou, renommée dans l’antiquité pour la beauté des jardins d’Alcinoüs, père de Nausica.

CHANT LXV.

[16] Page 229, lignes 3, 4 et 5. — Servius, Marius et Ventidius l’ont montré dans l’antiquité, et, de notre temps, le roi Louis. — Le roi de France Louis XII.

FIN DES NOTES DU TOME QUATRIÈME

TABLE DES MATIÈRES DU TOME QUATRIÈME

Pages.
ROLAND FURIEUX
Chant XXXVII. — Passant en revue les écrivains divers qui ont employé leur plume à chanter les louanges du beau sexe, le poète en prend occasion pour louer Vittoria Colonna et les nobles vers consacrés par elle à la mémoire du marquis de Pescaire, son époux. Puis il introduit sur la scène Ullania, messagère de la reine de l’île Perdue, qui raconte à Roger, à Bradamante et à Marphise l’indigne coutume établie par Marganor dans son propre château à l’encontre des femmes. Les deux guerrières et Roger infligent à Marganor le châtiment qu’il a mérité.
Chant XXXVIII. — Roger, fidèle à l’honneur qui l’appelle auprès d’Agramant, s’en va à Arles. Bradamante et Marphise se présentent à la cour de Charles. Marphise reçoit le baptême. — Astolphe, à la tête d’une armée de Nubiens, saccage l’Afrique et menace Biserte. Agramant, instruit de ces événements, obtient de Charles de décider de la guerre entre eux par le combat singulier de deux champions élus dans chaque camp.
Chant XXXIX. — Mélisse, au moyen d’un enchantement, fait qu’Agramant viole le pacte juré. Les deux armées en viennent aux mains, et les Maures ont le dessous. — Astolphe accomplit des prouesses en Afrique, et y crée une flotte. Ses compagnons et lui s’emparent de Roland, et Astolphe lui rend la raison. — Agramant, s’étant embarqué avec ses troupes, rencontre la flotte chrétienne qui l’attaque.
Chant XL. — La flotte d’Agramant ayant été battue et brûlée, les chrétiens assiègent Biserte, qui est prise d’assaut, mise au pillage et livrée aux flammes. Agramant se réfugie à Lampéduse avec Sobrin. Ayant trouvé Gradasse dans cette île, ils arrêtent tous les trois le projet de défier Roland et deux autres chevaliers chrétiens au combat. Roland accueille volontiers cette offre, et choisit pour compagnons Brandimart et Olivier. — Entre temps, Roger, retournant à Arles, délivre sept rois africains que Dudon conduisait prisonniers, et en vient aux mains avec ce dernier.
Chant XLI. — Roger et Dudon cessent leur combat, après être convenus que les sept rois païens prisonniers seront rendus à la liberté. Roger s’embarque avec eux pour l’Afrique. Pendant la traversée, ils sont engloutis par une tempête, excepté Roger, qui est porté sain et sauf près d’un ermite, lequel lui prédit diverses choses. — Le navire, abandonné par son équipage, est poussé par le vent jusqu’à Biserte. Il y avait à bord l’épée, l’armure et le cheval de Roger. Roland prend l’épée pour lui, donne l’armure à Olivier et le cheval à Brandimart, et ils vont tous les trois à Lampéduse pour combattre les trois païens. Le combat s’engage ; Sobrin et Olivier sont blessés, et Brandimart est tué.
Chant XLII. — Le combat de Lampéduse se termine par la mort de Gradasse et d’Agramant, occis par la main de Roland, qui accorde la vie à Sobrin. — Bradamante se désole du retard de Roger. — Renaud, en allant sur les traces d’Angélique, trouve un remède qui le guérit de son amoureuse passion. S’étant remis en chemin pour rejoindre Roland, il fait la rencontre d’un chevalier qui le reçoit dans un magnifique palais orné de statues représentant diverses dames de la maison d’Este. Son hôte lui propose un moyen de s’assurer de la fidélité de sa femme.
Chant XLIII. — Renaud entend raconter deux nouvelles, l’une contre les femmes, l’autre contre les hommes qui se laissent vaincre par l’ignoble passion de l’avarice. Après un long chemin sur terre et sur mer, Renaud arrive à Lampéduse, au moment où venait de se terminer le combat entre les paladins et les païens. Ils descendent tous en Sicile et, sur la plage d’Agrigente, ils rendent les derniers honneurs aux dépouilles mortelles de Brandimart. De là, ils vont à l’ermitage où est Roger, devenu déjà chrétien. L’ermite rend la santé à Olivier et à Sobrin, qui se fait aussi baptiser.
Chant XLIV. — Les cinq guerriers se lient d’une fraternelle amitié. Renaud, tenant Roger en grande estime, et sur les conseils de l’ermite, lui promet la main de sa sœur Bradamante. De là, ils s’en vont à Marseille, où arrive en même temps Astolphe, qui a licencié son armée de Nubiens, et rendu sa flotte à son premier état de feuilles. Les paladins et Sobrin sont magnifiquement accueillis par Charles dans Paris, mais la joie générale est troublée par le refus du duc Aymon et de sa femme Béatrice de consentir à l’union de Roger et de Bradamante, celle-ci ayant été déjà fiancée par eux à Léon, fils de l’empereur des Grecs. Roger prend ses armes et, plein de haine contre Léon, il se transporte au camp des Bulgares qui sont en guerre avec les Grecs. Il défait ces derniers, puis va loger dans une hôtellerie qu’il ignore être située sur les terres de l’empire grec. Il y est dénoncé comme l’auteur du désastre éprouvé par les Grecs.
Chant XLV. — Roger, saisi pendant son sommeil, devient le prisonnier de Théodora, sœur de l’empereur Constantin. — Entre temps, Charles, à la requête de Bradamante, a fait publier que quiconque voudra l’avoir pour femme devra se battre avec elle et la vaincre. — Léon, qui a conçu de l’amitié et de l’estime pour Roger, sans le connaître, le tire de prison et l’engage à combattre en son nom contre Bradamante. Roger, portant les insignes de Léon, se bat contre la guerrière. Survient la nuit ; Charles fait cesser le combat et donne Bradamante à celui qu’il croit être Léon. Roger, désespéré, veut se tuer ; mais Marphise va trouver Charles et empêche ce mariage.
Chant XLVI. — Le poète, se sentant arriver au port, nomme les nombreux amis qui l’attendent pour fêter son retour. — Mélisse va à la recherche de Roger, et lui sauve la vie avec le concours de Léon qui, ayant appris le motif du désespoir de Roger, lui cède Bradamante. Tous vont à Paris, où Roger, élu déjà roi des Hongrois, est reconnu pour le chevalier qui a combattu contre Bradamante. On célèbre les noces avec une splendeur royale ; le lit nuptial est préparé sous la tente impériale que Mélisse, grâce à son art magique, a fait venir de Constantinople. Pendant le dernier jour des fêtes, survient Rodomont qui défie Roger ; le combat a lieu, et Rodomont reçoit la mort de la main de Roger.
Notes

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME QUATRIÈME ET DERNIER.

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE TRENTE AVRIL MIL HUIT CENT QUATRE-VINGT-UN
PAR A. QUANTIN
POUR
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
A PARIS