The Project Gutenberg eBook of Rêve blanc

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Title : Rêve blanc

Author : Henri Ardel

Release date : February 19, 2024 [eBook #72992]

Language : French

Original publication : Paris: Plon

Credits : Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RÊVE BLANC ***

HENRI ARDEL

RÊVE BLANC

PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET C ie , IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE , 10

Tous droits réservés

L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en juin 1895.

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE :

Cœur de sceptique. 3 e édit. 1 vol. in-18. Prix
3 fr. 50
(Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.)
Au retour. 3 e édit. 1 vol. in-18. Prix
3 fr. 50

PARIS. TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET C ie , 8, RUE GARANCIÈRE. — 471.

A GENEVIÈVE

Très affectueusement,
H. A.

RÊVE BLANC

I

Sa haute taille courbée devant l’autel superbement illuminé, Monseigneur achevait les dernières prières de la grand’messe, car il ne manquait jamais d’officier en ce jour de Pâques ; et le chant sonore des orgues monta sous les voûtes aériennes de la cathédrale, qui s’élevaient d’un seul jet vers le ciel invisible.

Mais on le devinait tout bleu, ce ciel printanier, d’un bleu délicat et fin sous le ruissellement de soleil qui l’emplissait de clarté blonde ; et, trouant les antiques verrières dont il avivait l’éclat, un large rayon sillonnait l’ombre du chœur, allumant des éclairs sur les ors de l’autel, sur la gloire qui flamboyait dans la lumière frémissante des cierges, sur les chapes rutilantes des prêtres qui sortaient maintenant en une procession lente. Précédé de son clergé, Monseigneur s’en allait, inclinant sur son passage les fronts qu’il bénissait d’un geste à peine esquissé de sa longue main pâle, sa marche rythmée par l’hymne triomphal jailli des grandes orgues qui chantaient l’éternel Alleluia du jour de la Résurrection…

Alors Agnès Vésale redressa son blanc visage de dix-huit ans, encore incliné sur ses mains jointes, et elle se leva. En cette minute, toute droite dans la grâce indécise de son être trop svelte, elle avait un air de jeune vierge de vitrail, avec son col long et mince, son buste un peu étroit, ses yeux très doux, couleur de fleur de lin, son visage clair nimbé par les cheveux d’un blond d’argent tordus simplement sur la nuque.

— Viens-tu, Agnès ? murmura sa mère.

Elle eut un signe de tête ; et, après la rapide prosternation dont on lui avait donné l’habitude au Sacré-Cœur, elle suivit Mme Vésale, — Mme la commandante Vésale, — qui évoluait à travers le flot des fidèles avec son adresse de petite femme active. Par toutes les portes large ouvertes, la foule sortait, se répandait sur la vaste place ouverte devant le portail principal, l’animant d’une vie fugitive, ainsi que les rues paisibles au milieu desquelles se dressait la vieille basilique, sous le couronnement de son merveilleux clocher que les hirondelles enlaçaient de courbes folles, bien haut dans l’espace limpide.

Un groupe des officiers de la garnison s’était arrêté sur la place, considérant la sortie de la messe ; encore que, d’ordinaire, les offices de la cathédrale ne fussent point suivis par les élégantes de Beaumont, qui leur préféraient la messe de midi, accordée à leur indolence en certaines églises de la ville. Mais, en ce jour de Pâques, l’usage était que chacun se rendît à sa paroisse ; et le quartier de Notre-Dame était assez bien habité pour que la curiosité des brillants chasseurs à cheval ne fût point dépensée en pure perte.

Telle était, à coup sûr, l’opinion de Mme Vésale, tandis qu’elle descendait les marches, cherchant du regard les visages amis, répondant de loin aux saluts et sourires qui accueillaient son approche, examinant d’un œil investigateur les toilettes des femmes réunies devant l’église ; car, selon l’antique usage, presque toutes avaient arboré, pour la fête de Pâques, leurs nouvelles robes de la saison. Et la commandante, en son for intérieur, jugea Agnès, qui descendait devant elle, l’une des mieux habillées ; ayant un air de jeune fille tout à fait comme il faut dans sa robe de crépon beige, œuvre de la meilleure faiseuse de Beaumont. Elle ne soupçonnait guère que ce chef-d’œuvre eût été jugé par une vraie Parisienne aussi « province » que possible ; pas plus qu’elle ne sentait combien la nuance blonde de la robe était en délicate harmonie avec le teint et les cheveux d’Agnès.

Elle, la fillette, ne songeait à rien de pareil. Une exclamation charmée venait de lui échapper à la vue d’une jeune femme qui causait au milieu d’un groupe.

— Oh ! maman, vois donc Cécile ! Elle est de retour, enfin ! Comme elle a l’air gaie et contente !… Son mari cause avec le capitaine de Boynet.

Une amie de couvent que cette Cécile Auclerc, mariée aux premiers jours du carême avec un grand garçon un peu quelconque, officier consciencieux et joyeux camarade, et qui depuis lors avait voyagé en Italie. Elle aussi avait tout de suite aperçu Agnès et venait au-devant d’elle, les deux mains tendues, laissant, après lui avoir adressé des paroles de politesse, Mme Vésale se répandre en exclamations et compliments avec les femmes qui l’entouraient.

— Cécile, est-ce bien toi ?… Vraiment ?… Depuis quand es-tu de retour ? interrogeait Agnès, de sa voix de cristal. Pourquoi ne m’as-tu pas écrit pour m’annoncer ton arrivée ?…

— Je suis à Beaumont depuis hier soir seulement.

— Alors, tu ne m’avais pas oubliée ?… Tu m’as si peu écrit pendant ton voyage. Et des lettres tellement courtes !… La Mère Supérieure s’est plainte de ton silence, elle aussi. Tu ne lui as pas donné de tes nouvelles, malgré ta promesse…

Cécile eut un léger sourire, tout plein d’une foule de choses qui échappèrent à sa petite amie.

— C’est que…, vois-tu, Agnès, ne te scandalise pas, mais vrai, bien vrai, depuis six semaines, je n’ai guère eu de loisirs pour penser au couvent ni à la chère Mère Supérieure !

— Ni à moi !

— A toi, si…, puisque je t’ai écrit… Ne m’en veux pas, vilaine jalouse, d’avoir écourté ma correspondance. Dans les voyages de noces, le temps passe si vite ! On n’oublie pas ses amies, seulement…

— Seulement ? répéta Agnès, ses yeux candides levés vers la jeune femme.

— Seulement, tant de choses vous absorbent ! On n’en a pas l’idée avant d’être mariée, quand on est encore une belle petite oie blanche !

Agnès sourit du qualificatif que Mme Auclerc, qui connaissait ses auteurs contemporains, appliquait alertement aux jeunes filles. Mais elle n’eut pas le temps de chercher à en démêler l’origine, car Mme Vésale, ayant achevé son papotage dominical, appelait :

— Agnès, il faut rentrer, sans quoi nous nous trouverons en retard pour le déjeuner, et ton père s’agitera. Cécile, ne faites-vous pas un bout de chemin avec nous, puisque nous allons du même côté ?

La jeune femme eut une imperceptible hésitation. Elle aurait mieux aimé s’en aller conjugalement ; mais elle devina une timide prière dans le regard d’Agnès, et, en même temps, son mari disait :

— C’est cela, pars avec ces dames, Cécile. Je vais jeter ma lettre à la poste.

— Et tu nous rejoindras vite ?

— Oui, très vite.

Ils échangèrent un sourire dont l’expression frappa Agnès. Comme ils paraissaient s’entendre, Cécile et son mari !… Et, sans réfléchir, elle jeta avec une pointe de malice :

— On dirait que vous ne pouvez pas vous séparer !

— C’est que nous n’en avons pas l’habitude, avoua Cécile, dont les joues se rosèrent davantage.

Mme Vésale marchait un peu en arrière avec une bonne vieille dame, la mère du colonel. Et Agnès questionna encore :

— Alors, tu es contente de ton voyage ? Tu ne t’es pas ennuyée, loin de tout ton monde ?

— Ennuyée !… Est-ce que j’en ai l’air ?

— Non, pas du tout…; au contraire… Non, tu as seulement changé de figure… Je ne retrouve plus tes yeux du Sacré-Cœur…

La jeune femme eut un sourire indéfinissable sur ses lèvres rondes et fortes ; et, d’un ton de plaisanterie, une flamme courte au fond du regard, elle dit :

— C’est que j’ai vieilli !… Je porte le poids de la vie conjugale… Tu verras cela plus tard, Agnès, ma mie.

Une rougeur courut sous la peau transparente d’Agnès.

— Oh ! j’ai encore du temps devant moi !

— Du temps…, hum !… A dix-huit ans ! Agnès, ton heure sonnera peut-être bientôt… N’aie pas l’air si effrayée… Je t’assure qu’on n’est pas malheureuse du tout quand on est mariée !… A distance, on s’effarouche un peu…, parce qu’on ne sait pas…; mais le mariage est, en somme, plus terrible de loin que de près… Tu le comprendras toi-même un jour ou l’autre, mon cher cœur…, quand tu aimeras !

— Oh ! Cécile, ne parle pas de moi. Raconte-moi plutôt ton voyage…

Cécile ne demandait qu’à parler. Par nature, elle était expansive, et l’épanouissement de son jeune bonheur n’était pas fait pour la rendre silencieuse. Pêle-mêle, les anecdotes, les souvenirs lui montèrent aux lèvres, joyeux, alertes, racontés au hasard de leur évocation, tout imprégnés de cette allégresse qui semblait la pénétrer tout entière. Agnès, elle, l’écoutait, ainsi qu’elle écoutait, enfant, les contes merveilleux qui la charmaient. Mais le conte, cette fois, était une histoire vraie, et ce n’étaient pas des lèvres tremblantes d’aïeule qui la disaient. La voix de Cécile montait très gaie, dans le silence des rues à peu près désertes, bordées de grandes maisons dont les fenêtres s’entr’ouvraient, au souffle de l’air attiédi, sur de vastes pièces rangées avec un soin minutieux, — le soin particulier aux ménagères de province. Par-dessus les murs des jardins, jaillissaient les branches gonflées de sève sous la jeune verdure, sous les panaches mauves des lilas, distillant au soleil leur parfum que l’air emportait et dont il jetait aux lèvres la caresse grisante.

Et cette éclosion de la saison printanière semblait tellement exquise à Agnès, qu’elle ne s’étonna pas d’entendre Cécile conclure joyeusement :

— Enfin, ne me demande pas, ma chérie, de te parler des musées. Nous ne les avons pas autrement fréquentés, Édouard et moi… Nous aimions beaucoup mieux les promenades en voiture, dans la campagne, autant que possible…

Mais ici les récits de la jeune femme se trouvèrent brusquement interrompus ; le lieutenant Auclerc revenait… Et d’instinct, Agnès sentit que son amie lui échappait. D’ailleurs, Mme Vésale appelait sa fille, afin qu’elle dît adieu à la mère du colonel, qui prenait congé, arrivée devant sa porte, s’inclinant en des révérences vieillottes et cérémonieuses. Il y eut aussi force saluts et paroles amicales entre Cécile et sa petite amie ; puis, tandis que la jeune femme s’éloignait, le bras glissé sous celui de son mari, Mme Vésale et Agnès continuèrent leur chemin, hâtant le pas ; midi sonnait à toutes les églises de Beaumont, et le commandant attendait pour déjeuner.

Un peu impatient, car il était la ponctualité faite homme, il arpentait la galerie longeant le salon, pareille à une serre avec ses caisses de camélias et de jacinthes aux tons délicats de porcelaine.

— Eh bien, eh bien !… on ne rentre pas aujourd’hui ? fit-il d’un ton mi-grondeur, mi-souriant.

Il était de grande taille, solide et musclé, large d’épaules ; ses cheveux tout blancs hérissés en brosse comme ses sourcils qui surmontaient de petits yeux bleu clair, très bons et très francs.

— Elle n’en finissait donc pas, cette grand’messe ? Le déjeuner va être trop cuit. Mesdames, vous avez causé plus que de raison en sortant de l’office…

Mais la commandante n’aurait jamais admis qu’on pût la prendre en faute ; et prestement, elle répliqua :

— Mon ami, si, au lieu de passer ta matinée à promener tes chiens sur les boulevards, comme un païen, tu nous avais accompagnées à la grand’messe, tu aurais pu voir qu’elle venait de finir. Seulement, nous sommes rentrées sans nous précipiter comme des folles talonnées par la crainte de manger un rôti brûlé !

— Allons, Sophie, du calme et pas de calomnie ! Je ne suis pas aussi païen que tu veux bien le dire. Moi aussi, je suis entré à la cathédrale. J’y ai même entendu un bout d’office, mais les oremus de Monseigneur étaient un peu longs, et je suis venu ici en attendre la fin. Eh bien, petite Agnès, on n’embrasse pas son père ?… On ne se sert de ses yeux que pour contempler les jacinthes ?

Elle releva son blanc visage qu’elle avait penché vers les fleurs, et, se rapprochant de lui, d’un mouvement caressant, elle tendit son front.

Lui, soulevant un peu le bord du chapeau, posa ses lèvres sur le jeune visage :

— J’espère, mademoiselle, que vous êtes contente de votre père, aujourd’hui. Il s’est conduit en bon catholique, et vous devez l’en récompenser.

— C’est très bien, père… Je suis très contente, répéta-t-elle avec un sourire sérieux et reconnaissant, ses yeux arrêtés sur lui, pleins d’affection.

Elle aimait, en effet, son père avec une tendresse profonde. D’instinct, elle se sentait bien plus en harmonie morale avec lui qu’avec sa mère, toujours affairée, occupée de tout et de chacun, discrètement, mais absolument pénétrée de sa haute sagesse personnelle.

De la fenêtre de sa chambre, Mme Vésale cria :

— Eh bien, Agnès, tu ne viens pas ôter ton chapeau ? Qu’est-ce que tu as donc à bavarder ainsi avec ton père ? Charles, tu te plains de notre retard, et tu retiens Agnès !

Docilement, le père et la fille, qui avaient fait quelques pas dans le jardin, revinrent vers la maison, où le déjeuner, — le fameux déjeuner, — les attendait, servi avec une recherche inaccoutumée en l’honneur de Pâques, selon la tradition familiale. Puis, le repas fini, tout en dégustant son café, le commandant prit les journaux et, à son ordinaire, se mit à les lire à demi-voix, marmottant les phrases sur un accent monotone, sans désirer d’ailleurs que sa lecture fût écoutée. Tout à coup, pourtant, une exclamation sonore lui échappa :

— Ah ! çà, très bien, très bien !

— Quoi ? fit Mme Vésale, volontiers curieuse.

Mais le commandant répéta seulement de plus belle, les yeux toujours fixés sur la feuille, sa bonne figure tout épanouie de satisfaction :

— Très bien…, parfait !

— Voyons, Charles, réponds… Qu’est-ce qui est très bien ?

— Le discours que vient de prononcer André Morère, l’écrivain, le conférencier, tu sais bien !… à un banquet d’étudiants. Ce garçon a une justesse et une clairvoyance de pensée…, une noblesse de sentiments… Oui, c’est bien ainsi qu’il faut parler à la jeunesse… On le dit jeune, lui aussi, ce Morère… Il connaît son monde… Il crie les dangers du dilettantisme… Il prêche l’action bien comprise, inspirée par… Sapristi ! que je regrette donc de ne pas l’avoir entendu… Cela m’aurait fait du bien…, après toutes les horreurs qui se disent et qui s’impriment !

— Mon Dieu ! Charles, quelle exubérance ! Tu t’enthousiasmes comme si tu avais quinze ans ! déclara Mme Vésale, mollement intéressée par le mérite du conférencier.

— Enthousiaste, parce que j’approuve un homme qui tâche de rendre meilleurs ses contemporains, de donner à la jeunesse le goût de l’idéal ? Vraiment, les femmes sont inouïes… Si c’était un révérend père quelconque qui parlât de la sorte, tu n’aurais pas assez de mots pour le louer…; mais un laïque !

— Je te prierai, Charles, de ne pas attaquer la religion !

— Voyons, je ne l’attaque pas, tu le sais bien, fit, d’un ton conciliant, le commandant qui aimait la paix avant tout…

Et pour la rétablir plus aisément, il revint à son journal. Mais presque aussitôt une exclamation nouvelle lui échappait :

— Tiens, tiens, cet André Morère doit faire une conférence dans huit jours, chez la marquise de Bitray, en faveur d’une œuvre de bienfaisance… On peut se procurer des billets… Eh bien, ma parole ! j’irai l’écouter, ce jeune homme, et s’il m’est possible, lui dire tout le bien que je pense de lui…

— Charles, tu n’y songes pas… Aller à Paris pour cela !

— Et pourquoi non ?

— Mais parce que…, parce que la chose n’en vaut pas la peine !

Les gros sourcils du commandant se rapprochèrent tout hérissés.

— Pas la peine ! Oh ! les femmes ! Enfin, Sophie, ne m’as-tu pas dit toi-même, hier, que tu avais besoin à Paris ces temps-ci ?

— Oui…, mais pour une cause sérieuse, moi ! J’ai des achats à faire au Bon Marché .

— Alors rien n’est plus simple… Tu t’occuperas de tes achats, et Agnès et moi, nous irons écouter la conférence.

— Tu n’emmèneras pas Agnès entendre ce monsieur ?

— Parce que ?… C’est une demoiselle maintenant que cette petite… Il faut bien jeter quelques idées sérieuses dans sa jeune cervelle. Et ce monsieur, comme tu dis, est un homme de très grande valeur !

Mme Vésale haussa les épaules sans cérémonie. Comme elle vivait absolument enfermée dans le cercle de sa paisible vie de province, occupée des soins de son ménage, et lisant peu ou point, elle trouvait assez singulier l’intérêt que son mari témoignait en toute occasion pour l’état moral de la société et pour les efforts tentés par plusieurs afin de l’améliorer. Et elle ne fut pas trop contente de l’entendre demander à Agnès, qui disposait dans les vases du salon une énorme gerbe de lilas :

— Et toi, enfant, qu’est-ce que tu dirais d’un petit voyage à Paris ? Nous irions entendre la bonne parole… Et puis, en même temps, nous te ferions visiter la grande ville que tu ne connais guère… La proposition te séduit-elle ?

— Beaucoup, père, dit-elle, une légère flamme courant dans ses yeux limpides à cette perspective soudaine.

— Je t’en prie, Charles, ne monte pas ainsi la tête d’Agnès à propos de ce voyage. Si tu tiens absolument à écouter ta conférence, vas-y… Mais ne nous entraîne pas à ta suite… J’ignore tout à fait s’il me serait possible d’aller à Paris la semaine prochaine… Il faudra que je voie…

Mais pour le moment, Mme Vésale n’eut le temps de rien voir, car la femme de chambre venait prendre ses ordres pour l’après-midi ; et, tout de suite affairée, afin de les lui donner plus librement, elle sortit de la pièce, laissant son mari et sa fille. Le commandant reprit son journal, mais il ne lut pas. Il songeait à la conférence annoncée, à cet André Morère, avec lequel il se trouvait en si parfaite communion d’esprit ; et, distrait, il regardait Agnès finir d’arranger les grappes mauves, quand brusquement il se frappa le front :

— Comment, diable ! n’ai-je jamais fait une pareille remarque ! Ce nom de Morère…, mais c’est celui d’un vieux camarade de promotion à moi… Nous nous sommes trouvés en garnison ensemble à Châteauroux… Ah ! cela remonte loin. Et il y a déjà un bon nombre d’années qu’il est mort… A Châteauroux, il avait un gamin d’une douzaine d’années… Ce pourrait bien être cet André Morère !… Il est incroyable que je n’aie pas encore fait ce rapprochement ! Et maintenant plus j’y pense… Dans son discours aux étudiants, Morère a des allusions qui pourraient à merveille se rapporter à son père. Il faut que j’en aie le cœur net… Je serais enchanté de faire connaissance avec ce garçon que j’ai vu enfant et qui montre aujourd’hui, bien qu’il n’ait pas beaucoup plus de trente ans, ce me semble, la sagesse d’un vieux moraliste. Ah ! si tous les jeunes gens étaient ainsi, nos filles auraient de meilleurs maris… Alors les pessimistes ne pourraient plus traiter de vain mot la vertu des hommes !

— La vertu des hommes ? Une pure question d’âge ! jeta ici une voix masculine.

Le commandant tourna vivement la tête. Tout à ses idées, il n’avait pas entendu entrer ; et il se mit à rire à la vue de son vieil ami, le docteur Darcel.

— Eh ! eh ! docteur, quelle théorie !

— Dame, mon brave camarade… Avouez qu’il nous est facile à nous de condamner, puisque…

Le docteur ne continua pas. Il venait d’apercevoir Agnès qui s’apprêtait à sortir, emportant ses fleurs.

— Ah ! mademoiselle Agnès ! tous mes hommages. J’espère que tantôt mon fils Paul aura l’honneur de vous présenter les siens à la musique. Ma femme m’a bien chargé de demander à Mme Vésale si vous iriez après les vêpres.

— Agnès va s’en informer, dit le commandant, qui aimait à causer à l’aise avec son ami et se méfiait un peu de sa langue, souvent trop longue pour de jeunes oreilles. Vois ta mère, mon enfant, et fais-lui la commission du docteur.

Agnès disparut et s’acquitta de son ambassade auprès de Mme Vésale, qui, même en ce jour de fête, trouvait moyen de se livrer à l’une de ses occupations favorites, ranger ses armoires, fleurant bon la lavande. Puis, libre de disposer de son temps, l’enfant rentra dans sa chambre et s’assit devant sa fenêtre large ouverte, avec un plaisir inconscient de se sentir toute seule chez elle.

Oui, c’était vraiment son « chez-elle », plus encore qu’elle ne le supposait, le sanctuaire intime fait pour son âme candide, que cette pièce tendue d’un papier très clair, fond bis, sillonné de grandes fleurs d’un bleu lavé. Toute blanche était la couverture du lit étroit ; blanche comme le bénitier de porcelaine pendu au chevet, comme les rideaux qui l’enveloppaient d’une ombre chaste et ceux qui tombaient aux fenêtres, comme les lis de fine batiste dressant leur tige élancée vers la statue d’albâtre de la Vierge ; blanche comme l’était l’âme de cette enfant très douce, délicatement tendre, pétrie d’ignorances et de pureté, à l’aube exquise de sa vie de jeune fille.

Les mains jointes sur ses genoux, elle regardait au loin, dans l’infini bleu de ce ciel d’avril ; elle aspirait à pleines lèvres le souffle chaud qui courbait les jeunes frondaisons et agitait de frissons la neige rose des pommiers en fleur qu’elle apercevait dans les jardins à perte de vue, dès qu’elle détournait les yeux du ciel insondable. Car il y en avait des jardins et encore des jardins, dans ce quartier un peu éloigné du centre de la ville, quelques-uns pareils même à de vrais parcs, délicieusement noyés dans la brume verte dont le renouveau baignait les branches… Et puis, par delà les jardins, c’étaient, hors de la ville, les champs où s’épandait librement la clarté blonde du soleil printanier.

Ah ! la belle fête de Pâques ! Et comme elle en jouissait, la petite Agnès, les yeux autant que le cœur, pleins de lumière… Comme elle en jouissait, après avoir vécu, toutes les journées précédentes, dans la tristesse des offices de la sainte semaine ; un peu lassée aussi physiquement par les maigres scrupuleux que la commandante faisait observer dans sa maison ! Maintenant tout son être juvénile semblait se dilater dans cette joie fraîche de la nature ressuscitée, elle aussi.

Son livre de prières était encore là, sur la table où elle l’avait posé le matin même, en rentrant de la messe. Mais le moment n’était pas venu de le reprendre. Dans une demi-heure seulement allait retentir l’éclatante sonnerie des cloches qui annoncerait l’instant des vêpres… Autour d’elle, dans la maison comme au dehors, c’était encore le grand silence des après-midi de dimanche. Elle entendit son père demander au domestique qui sortait « si le cheval avait bien tout ce qu’il lui fallait ». Puis rien ne vint plus la distraire de sa songerie capricieuse qui évoquait des souvenirs de sa jeune vie.

Tout unie et toute blanche, cette vie qui, pendant dix années, n’avait guère connu d’autre horizon que celui des jardins du Sacré-Cœur, dans les différentes villes où l’avait conduite la carrière de son père. Maintenant, sa démission donnée au grand regret de Mme Vésale, le commandant, qui n’avait jamais montré d’ambition, était revenu vivre dans la maison familiale où il avait joué petit garçon. Et autant que lui, Agnès l’aimait, cette grande maison dans laquelle, jadis, l’accueillaient avec tant de joie les grands-parents qui, l’un après l’autre, s’en étaient allés dans la sérénité de leur foi, avec un vœu suprême de bonheur pour leur petite Agnès.

Ah ! qu’ils l’avaient gâtée, ces chers vieux dont elle gardait un souvenir tout palpitant d’affection émue, en dépit du temps enfui… Voici qu’en cette minute, il lui revenait la vision d’autres fêtes de Pâques, dans sa petite enfance passée auprès d’eux. Alors, quand les cloches sonnaient, le samedi saint, elle s’en allait, le cœur battant, chercher, parmi le buis, les œufs déposés, « par les cloches, à leur retour de Rome », dans de menus paniers d’osier bleu et blanc, qu’elle conservait, rangés sur une planche de son étagère… Et comme ils la regardaient, trottinant pour cette bienheureuse recherche, la grand’mère encore toute jolie sous ses papillotes neigeuses, le grand-père solide et fort, avec de gros sourcils, une grosse voix, pas effrayante du tout, même quand il voulait gronder !

Car alors, le couvent ne l’ayant pas assagie, elle n’était pas trop raisonnable, la petite Agnès ; et, en compagnie de Cécile, — un vrai garçon, — elle avait commis, en ce temps-là, bien des sottises qui la faisaient sourire, à cette heure, d’un sourire indulgent de grande personne… Elle avait changé… et Cécile aussi…

Cécile !… Ce nom qui traversait le souvenir d’Agnès fit dévier sa pensée, y évoquant soudain l’image de la jeune femme, telle qu’elle lui était apparue le matin. Non, décidément, elle n’était plus la même, Cécile… Depuis leur rencontre, cette idée la poursuivait, presque obsédante… Certes, elle avait toujours ses joues fraîches, ses yeux rieurs, sa bouche joyeuse aux lèvres très rondes. Et pourtant, Agnès ne retrouvait plus en elle son insouciante compagne. Était-ce le mariage qui l’avait transformée ainsi, lui mettant au regard cet éclair rayonnant ?

Vraiment, jusqu’à la minute où la jeune femme lui avait parlé avec ce visage nouveau, Agnès n’avait jamais imaginé que ce pût être une telle source de joie d’être mariée. Même, elle s’était étonnée de l’exubérante satisfaction de Cécile pendant ses fiançailles ; exubérance qui la choquait un peu dans sa réserve de petite fille très pure… Et maintenant, comme si elle eût deviné ses muettes questions, Cécile venait de lui dire : « Tu comprendras quand tu aimeras à ton tour ! »

Quand elle aimerait… Mais elle avait aimé déjà ! Elle avait eu pour des religieuses, pour quelques-unes de ses compagnes, une affection dont la douceur ardente lui pénétrait toute l’âme, y éveillant des joies si intenses qu’elles en devenaient douloureuses… Alors, que voulait dire Cécile ?…

Et soudain, dans son esprit songeur, une interrogation jaillit, l’agitant toute d’un frémissement sourd. Ce sentiment si fort qui transfigurait sa rieuse amie, était-ce donc celui qu’on appelait l’amour ?… L’amour, un mot que ses lèvres seules connaissaient et ne prononçaient jamais que dans sa prière ; ou, encore, quand elle lisait certains chapitres de son Imitation . Et dans sa pensée, montèrent les paroles de passion mystique tant de fois prononcées par sa bouche d’enfant innocente : C’est quelque chose de grand que l’amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul, il rend léger, ce qui est pesant… et doux ce qu’il y a de plus amer… Rien n’est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux… Celui qui aime, court, vole, il est dans la joie… Que l’amour me ravisse et m’élève au-dessus de moi-même par la vivacité de ses transports…

Jusqu’alors, elle avait pensé que Dieu seul pouvait ainsi attirer l’âme, défaillante dans l’extase. Pour la première fois, elle se demandait, presque effrayée, s’il était possible que le cœur pût avoir le même élan vers une créature humaine ; si le mot troublant, répété presque à chaque ligne dans le livre de prières, avait un autre sens plus terrestre, que son amie connaissait maintenant…

Depuis qu’elle était sortie du couvent, Agnès avait souvent entendu ces phrases sortir de la bouche de son père : « Quand nous marierons Agnès », ou : « Quand Agnès sera mariée. » Et elle n’y avait pas pris garde. Se marier lui paraissait une chose toute naturelle, un événement qui devait nécessairement se produire dans la vie d’une femme. Ainsi, toute petite, elle avait été baptisée et, plus tard, elle avait fait sa première communion. Et pourtant, tout à coup, ce mot de « mariage » lui apparaissait revêtu d’un sens inconnu, mystérieux et charmeur… Cela, pour quelques paroles échappées à cette rieuse Cécile, parce qu’elle avait vu la jeune femme serrer son bras contre celui de son mari, avec cette attitude de confiance heureuse qu’on a seulement auprès de ceux qui vous sont chers par-dessus tout…

Un jour arriverait-il donc où elle aimerait ainsi un inconnu, venu elle ne savait d’où, qui l’emmènerait comme ce grand officier avait emmené son amie, et, sans qu’elle pût prévoir comment, lui éclairerait le regard de cette allégresse étrange ?…

Une rougeur courut sur son visage à cette évocation trop précise. Et elle secoua la tête pour fuir ce flot de pensées qui lui montaient au cerveau, prise d’une crainte, dans sa conscience délicate, d’avoir fait mal en rêvant ainsi. D’instinct même, elle se leva, prête à prendre un livre pour échapper à elle-même. Mais elle s’arrêta ; et seulement, très résolue, elle obligea sa pensée à se porter vers ce voyage à Paris, dont l’annonce, une heure plus tôt, l’avait ravie ; à cette conférence, qui excitait sa curiosité ; aussi, à celui qui la ferait et que son père paraissait tenir en si haute estime… Une minute, elle chercha à se le figurer tel qu’elle le concevait d’après les paroles du commandant,… un peu comme une sorte de missionnaire laïque prêchant le bien aux hommes.

Puis, aussi, elle songea, amusée, aux exclamations qui s’élèveraient à la musique, quand, à la sortie des vêpres, Mme Vésale annoncerait à ses amies qu’elle partait pour Paris, et aux commissions sans nombre dont les dames de Beaumont trouveraient aussitôt à les charger. Mais une ombre passa sur son visage quand elle se rappela qu’à la musique, elle allait rencontrer non seulement la bonne Mme Darcel, lui chantant à tout propos les louanges de son fils Paul, mais encore le docteur Paul lui-même. Or, il intimidait beaucoup Agnès, ce docteur Paul, un garçon sérieux, grave même d’aspect, qu’elle savait être un savant. Sa mère disait avec fierté que, s’il l’avait voulu, il aurait pu devenir un médecin célèbre à Paris. Mais il avait l’amour exclusif de sa province ; il y était revenu poursuivre la carrière de son père, et déjà il tenait une place importante dans la société de Beaumont ; encore qu’il n’eût rien de très séduisant, avec ses traits un peu durs, ses yeux gris, sévères et calmes, sa légère gaucherie d’allures dans le monde qu’il n’aimait pas ; se plaisant seulement dans la compagnie des hommes, trouvant celle des dames d’une insignifiance parfaite, semblait-il. Au demeurant, très bon et d’un dévouement sans limites pour ses malades.

Mais ces qualités ne suffisaient point pour rendre Agnès moins intimidée par sa seule présence, et, dans un souhait fervent, elle murmura :

— S’il pouvait n’être pas à la musique, tantôt !

Même, elle était toute prête à faire une petite prière à cette intention. Elle n’en eut pas le temps. La porte de sa chambre s’ouvrait, et Mme Vésale apparaissait en tenue de sortie.

— Comment, Agnès, tu n’as pas encore ton chapeau ?… Mais il va être trois heures… Tu n’entends donc pas les vêpres sonner ?

Toute rose, Agnès se dressa. Enfermée dans sa songerie, elle n’avait rien entendu… Pourtant tout l’air vibrait maintenant de carillons sonores… Très vite, avec un mot d’excuse, elle mit son chapeau, prit son livre de prières, puis descendit pour rejoindre sa mère, déjà dans le vestibule.

II

— Eh bien, Charles, es-tu prêt, enfin ? Il est l’heure de partir, sans quoi nous manquerons le train ! cria, du vestibule, la commandante, que les voyages avaient le privilège de jeter dans un état d’agitation exceptionnelle.

Depuis le matin, elle trottait dans la maison, accablait les domestiques de recommandations, leur enjoignant de bien veiller sur toutes les bêtes de la basse-cour, de se livrer à des époussetages quotidiens dans les appartements, d’arroser les fleurs bien régulièrement, de ne pas mettre les palmiers dans les courants d’air, etc. Et elle n’interrompait la série de ses ordres que pour presser le commandant, qui, faisant toute chose avec méthode, se rebiffait devant les injonctions répétées de sa femme, sûr d’être prêt à l’heure voulue. Aussi l’appel impatient qu’elle lui jetait, du rez-de-chaussée, n’eut-il pas le don de l’émouvoir beaucoup. Il réunit ses bagages, en vérifia le nombre ; puis, après un coup d’œil d’homme soigneux autour de sa chambre, se mit enfin en devoir d’aller gagner la voiture où sa femme était déjà installée, s’agitant de plus belle auprès d’Agnès, qui gardait sagement le secret de son plaisir. En effet, la commandante n’était point pour le moment d’humeur à voir sa fille ravie de partir ; avec des gestes nerveux, elle fourrageait dans son sac de voyage.

— Agnès, j’ai oublié la clef de mon armoire au linge. Vite, cours la chercher…; Julie ne la trouverait pas.

Agnès sauta hors de la voiture, mais elle n’avait pas traversé le trottoir que sa mère la rappelait :

— Reviens, Agnès… Je me trompais… La clef est là dans ma sacoche. Viens vite… ou plutôt non…, va presser ton père. C’est incroyable la mauvaise volonté qu’il met à se dépêcher !… Et Dieu sait pourtant que c’est bien à cause de lui que nous nous mettons en route aujourd’hui ! Si sa maudite conférence n’avait pas lieu demain, j’aurais attendu, pour aller à Paris, l’exposition annoncée au Louvre pour lundi prochain… C’eût été beaucoup mieux… Mais les hommes sont égoïstes jusqu’aux moelles !

Depuis longtemps, Agnès était dans la maison, et la commandante monologuait ainsi affairée, très rouge, tirant sa montre à toute minute, irritée de ne pas voir reparaître la jeune fille. Tout juste, elle se calma le temps de répondre au salut de M. le vicaire général qui passait, lui demandant :

— Vous partez, madame ? Vous ne nous quittez pas pour longtemps, j’espère ?

— Non, pour quelques jours seulement, monsieur l’abbé. Et ce m’est, je vous assure, un rude sacrifice de quitter ma maison si bien installée pour aller camper dans un hôtel. Mais mon mari était très désireux de se rendre à Paris cette semaine, et…

— Et vous lui faites le sacrifice de vos goûts personnels, en vraie femme de devoir. J’espère, madame, que vous serez récompensée de votre dévouement. Je vous présente tous mes respects, et vous souhaite un bon voyage.

Et M. le vicaire général, après un profond salut, reprit son chemin dans la grande rue calme où il était, en cet instant, le seul passant. Aussitôt la commandante se retrouva dans son état d’ébullition ; et, penchée désespérément à la portière, elle appelait à pleine voix : « Agnès ! Agnès ! » quand la jeune fille reparut toute rose d’avoir couru à la recherche de son père, qui était allé jusqu’aux écuries jeter le dernier regard du maître. Elle fut, d’ailleurs, assez mal reçue :

— Eh bien, Agnès, toi non plus tu ne reviens pas ? Vous vous moquez du monde, ton père et toi ! Qu’est-ce que tu as fait ? Tu savais bien que je t’attendais.

— Je cherchais père… Le voici.

— Oui, me voici ! Voyons, Sophie, un peu de calme, que diable ! Nous avons encore près de vingt-cinq minutes devant nous, et nous sommes à deux pas de la gare. Regarde toi-même l’heure.

Mais la commandante se garda bien de faire une pareille constatation qui eût ôté tout prétexte à son agitation ; et, le nez à la portière, la mine inquiète, les sourcils froncés, elle atteignit la gare, se répandant en phrases impatientes auxquelles ni son mari ni Agnès ne répondaient prudemment.

A la gare, elle se tourmenta de plus belle. En effet, le commandant, ayant rencontré sur le quai son ami, le docteur Darcel, se mit à faire les cent pas avec lui, sans paraître se douter que le train de Paris allait bientôt arriver, écoutant le docteur qui lui expliquait le motif de sa présence. Il était venu attendre son fils qui, ayant eu un malade à voir dans les environs, allait revenir dans quelques minutes.

— Voilà son train justement…, et le voici lui-même !

Il approchait, saluant avec un soupçon d’embarras Mme Vésale et Agnès, mais avec beaucoup plus d’aisance le commandant dont il serra la main. Puis, sur une réflexion navrée de Mme Vésale, il lui exprima toute sa sympathie pour l’ennui qu’elle éprouvait à se rendre à Paris, d’un ton si convaincu qu’elle en tressaillit d’aise et le trouva tout à fait charmant.

— Ah ! que je suis enchantée, monsieur Paul, de vous voir une horreur égale à la mienne pour la capitale !

— Une horreur, vous avez raison, madame ; je déteste Paris ! Je suis un provincial endurci, incapable de s’acclimater hors de son vieux Beaumont… Et c’est vraiment une joie pour moi d’en avoir bien fini avec Paris !

Il s’arrêta sur cette déclaration que soulignait l’accent de sa voix un peu rude. Mais, tournant à demi la tête, il rencontra les yeux d’Agnès arrêtés sur lui pleins d’une muette protestation contre ses paroles. Et, sans doute, ce joli regard clair de jeune fille avait une magie particulière, car la sévère expression des traits du docteur Paul s’adoucit, et il demanda en souriant :

— Vous n’êtes pas de mon avis, n’est-ce pas, mademoiselle ? Et vous n’êtes pas, non plus, aussi désolée que madame votre mère de quitter Beaumont ?

— Oh ! non, je suis, au contraire, ravie de ce voyage. Je connais si peu Paris ! C’est presque, aujourd’hui, comme si j’y allais pour la première fois !

Elle avait parlé spontanément, mais elle s’arrêta court, les joues tout de suite empourprées, en s’apercevant qu’elle livrait ainsi ses impressions à un étranger.

Le jeune homme n’en avait nullement paru étonné, et son visage s’éclaira d’un nouveau sourire.

— Je comprends alors, mademoiselle, que vous ne puissiez partager les sentiments de nous autres, qui sommes tous plus ou moins blasés.

— Blasés ! Parlez pour vous, jeune homme, interrompit le commandant d’un ton de bonne humeur ; pour mon compte, je ne le suis pas du tout. Croyez-moi, mon ami, je suis un vieux grognard bien moins sceptique que le premier gamin de dix-huit ans, tout frais échappé du collège… Et j’en suis transporté d’aise ! Vous allez vous moquer de moi… Eh bien, ça m’est égal… Écoutez ceci… Je m’en vais à Paris pour entendre un garçon, dont les idées m’intéressent, parler en faveur d’une bonne œuvre… Rien que pour cela… Vous m’entendez ?

— Je vous entends et je vous comprends très bien, commandant. Qui allez-vous écouter ?

— André Morère… Vous savez, l’écrivain, le critique dramatique.

— Oui, je le connais. C’est, en effet, un merveilleux conférencier… et un homme de grande valeur dont on pourrait dire… bien des choses…

Le docteur Paul avait un ton un peu singulier en prononçant ces derniers mots, mais le commandant n’eut pas la possibilité de le questionner, car Mme Vésale se rapprochait fulminante :

— Charles, le train est en gare ; à quoi penses-tu de causer ainsi ? Et l’on accuse les femmes d’être bavardes ! O sainte Patience ! Docteur, adieu. Monsieur Paul, à bientôt. Vite, Agnès !

Cette fois, il n’y a pas à tergiverser, la commandante était dans le vrai, et les employés annonçaient :

— En voiture pour Paris ! En voiture !

Ils s’engouffrèrent dans un compartiment, reçurent une dernière fois les saluts du docteur et de son fils, qui souhaita un très grand plaisir à Agnès… Et le train s’ébranla.

Alors Mme Vésale respira, et daigna revenir peu à peu à son état normal ; puis, tandis que son mari prenait les journaux, elle se mit à étudier la longue liste des courses qu’elle avait en perspective. Agnès, elle, n’ouvrit pas de livre ; par la glace ouverte, elle regardait, et elle s’amusait de la fuite incessante des villages, des bouquets d’arbres, des ruisselets, des champs où palpitaient sourdement les germes féconds. Et dans sa jeune pensée, flottait de nouveau une rêverie imprécise. Des souvenirs de la veille lui revenaient ; l’amabilité excessive de la bonne Mme Darcel, à la musique, et celle du docteur Paul, à la gare. Elle repensait aussi à cet inconnu qu’elle allait entendre, et dont on disait tant de bien… Elle songeait surtout de nouveau à l’étrange transformation de Cécile ; le matin même, elle avait aperçu la jeune femme marchant sur le Cours auprès de son mari, et tellement absorbée dans sa causerie avec lui qu’elle n’avait pas remarqué la présence de son amie Agnès. Ainsi, quand on aimait, on oubliait tout, — gens et choses, — tout ce qui n’était pas l’être cher par-dessus tous les autres… Confusément, Agnès sentait qu’un jour viendrait où, peut-être, elle aussi aimerait de la sorte, mais elle fuyait cette pensée qui la révoltait presque : elle était heureuse, sans regret ni désir, dans l’heure présente, attendant l’avenir avec la simplicité confiante et exquise des êtres très jeunes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, un peu avant l’heure indiquée pour la conférence, le commandant, suivi de sa femme et d’Agnès, arrivait devant l’hôtel de la marquise de Bitray. Au fond, Mme Vésale se souciait de la conférence et d’André Morère beaucoup moins que de la plus humble pelote de fil achetée par elle. Mais elle tenait à pouvoir, en rentrant à Beaumont, raconter qu’elle était allée chez la marquise de Bitray, et parler de l’hôtel qu’on disait splendide.

Il lui apparut tel, en effet, quand elle pénétra dans le haut vestibule revêtu de boiseries aussi belles que celles de la cathédrale de Beaumont, éclairé par des vitraux où flamboyaient les armes des marquis de Bitray ; quand elle monta l’escalier de marbre blanc, qui menait à l’immense hall où devait avoir lieu la conférence, si somptueusement décoré, qu’il évoquait le souvenir de quelque salle de fêtes d’un château royal.

— Plaçons-nous ici, dit le commandant. Nous serons très bien et nous entendrons parfaitement.

Il avait parlé sans mettre de sourdine à sa voix sonore. Quelques personnes se retournèrent, et Agnès s’assit bien vite, vaguement intimidée. En revanche, sa mère était aussi à l’aise que dans son propre salon de Beaumont, et, d’un œil admiratif, examinait le hall ouvert sur de petits salons, et sur une serre où de gigantesques palmiers abritaient des formes blanches de statues. Sur une estrade, élevée de quelques marches, était placé le fauteuil du conférencier, devant une table revêtue d’un tapis de velours fleurdelisé. Mais l’estrade était vide encore. Parfois, seulement, la lourde portière qui en fermait le fond se relevait un peu, et un invisible regard enveloppait l’ensemble de la salle qui se remplissait de minute en minute. Un auditoire s’y formait, tout à la fois très aristocratique et très parisien, excitant fort la curiosité de Mme Vésale.

Vraiment, jamais, à Beaumont, elle ne voyait de femmes vêtues comme celles-là, même parmi les dames les plus élégantes de la ville. Seulement, en sa rigidité de provinciale innée, elle décréta vite que toutes, ou presque toutes, avaient une tenue trop peu réservée. Avec une aisance incroyable, elles parlaient aux beaux messieurs qui les accompagnaient, la boutonnière fleurie, habillés, eux aussi, d’après une autre mode que celle connue à Beaumont. Et puis, quelles robes peu modestes elles portaient toutes ! Jamais, à Beaumont, une couturière ne se fût permis de faire des costumes accusant de la sorte les lignes de la gorge, de la taille, et même des hanches. Était-il possible qu’on habillât pareillement jusqu’aux jeunes filles !… Oh ! ce Paris !… Grâce au ciel, Agnès ne leur ressemblait point ! Et, en son for intérieur, Mme Vésale se félicita d’avoir aussi bien élevé sa fille.

Ignorante des réflexions maternelles, Agnès, d’un regard jeté par-dessus l’épaule de son père, lisait à demi la brochure concernant l’œuvre, sujet de la conférence, dans laquelle s’absorbait le commandant. Mais elle releva la tête, en entendant sa mère s’exclamer :

— Ah ! voici sans doute un grand personnage ! Tout le monde regarde… Tiens, c’est une jeune femme. Vraiment, une princesse régnante ne ferait pas plus d’effet !

Agnès tourna ses yeux limpides vers l’inconnue qui suscitait ces propos. Elle était grande, la taille menue, le buste superbe sous l’étoffe légère d’un gris de sable, ourlée de vieilles guipures. Mais ce ne fut point la perfection de ce corps féminin, hardiment révélée par la robe étroite, qui frappa Agnès. A peine eut-elle la sensation fugitive d’un harmonieux ensemble, et ses yeux demeurèrent à contempler le seul visage de la jeune femme. Un visage inoubliable, songea-t-elle, comme elle n’en avait jamais vu de pareil ; coiffé de cheveux ondés couleur des feuilles roussies d’automne, auréolant les traits dessinés d’une ligne souple et fine ; les yeux bruns large ouverts sous l’ombre noire des cils, pleins d’une indéfinissable expression, caressante et dominatrice, charmeuse comme l’étaient les lèvres un peu lourdes, chaudement pourprées.

— Qu’elle est belle ! murmura Agnès, dans un juvénile élan d’admiration.

— Oui, mais elle a mauvais genre et elle attire l’attention d’une façon inconvenante, riposta, non sans une pointe d’aigreur, Mme Vésale, qui n’avait jamais pris son parti de ne pouvoir être comptée parmi les femmes séduisantes.

Qu’elle eût mauvais genre, le jugement était parfaitement injuste ; car elle avait, au contraire, un air irréprochable de femme du vrai monde. Mais qu’elle attirât l’attention d’une façon très marquée, le fait, pour le coup, était indéniable. Tous les yeux se portaient sur elle et y demeuraient attachés, comme ceux d’Agnès, tandis qu’elle avançait, causant avec le cavalier qui l’escortait, s’arrêtant pour serrer des mains amies, chemin faisant.

— C’est Mme de Villerson, n’est-ce pas ? chuchota, devant Agnès, une jeune femme qui, arrivée depuis un moment, papotait sans relâche avec sa voisine, et accommodait d’importance la réputation de son prochain.

— Oui, la nièce favorite de la marquise de Bitray. Vous la connaissez ?

— Un peu ; je la rencontre dans le monde. Mais je ne suis pas en relations avec elle… Et j’aime autant cela.

— Parce qu’on potine sur elle ? Avec une beauté comme la sienne, vous comprenez que c’est inévitable… Et puis, entre nous, ma chère, quand elle userait vraiment de cette beauté… capiteuse pour son plaisir et la damnation du sexe fort, je ne lui en voudrais pas autrement !… Elle est veuve, en somme, et Jacques de Villerson n’a rien fait, au contraire ! pour lui donner le goût de tenter une seconde fois l’aventure conjugale… officiellement !

— Officiellement ? répéta l’autre, une question expressive dans les yeux.

— Chère, prenez le mot comme je vous le donne… sans malice.

— Oh ! sans malice… Enfin !… Elle est vraiment séduisante !

Et la face-à-main de la jeune femme s’arrêta sur Mme de Villerson qui causait à quelques pas, immobilisée un instant par des amis.

— C’est, en effet, l’avis de tout le monde et, en particulier, de tous les hommes qui l’approchent ; à commencer par notre ami Morère, qui est au nombre de ses intimes ; et un favori parmi les intimes !

Elle donna au dernier mot un accent qui alluma un éclair subit dans les yeux de son amie.

— Ah ! vraiment !… Est-ce que…?

Mais elle s’interrompit, et toutes deux éclatèrent d’un petit rire gourmand de scandale.

— Oh ! ma chère amie, vous comprenez que, sur ce chapitre, il faudrait être le diable lui-même pour affirmer quelque chose… Et encore !… Dame ! elle est assez intelligente, et artiste, et originale, et par-dessus tout féminine, pour emballer un raffiné comme Morère… Les gens bien informés prétendent qu’elle ressemble d’assez près à l’héroïne de sa dernière pièce du Vaudeville, mais…

Elle ne poursuivit pas. L’objet de leurs appréciations passait justement de son allure souveraine pour gagner les places réservées au premier rang, où venait de s’asseoir une grande vieille dame en cheveux blancs, sous une mantille de dentelle, que quelqu’un nomma auprès du commandant :

— C’est la marquise de Bitray.

Sans doute, le conférencier attendait son arrivée pour commencer. Dès qu’elle fut installée, la portière, qui fermait l’entrée de l’estrade, fut soulevée, et André Morère parut. Des applaudissements, aussitôt, éclatèrent dans la salle maintenant comble. Il s’inclina légèrement et parcourut du regard son très élégant auditoire où le murmure des conversations s’était fondu dans un silence attentif. Le commandant mit son lorgnon et s’installa confortablement dans son fauteuil. Mme Vésale murmura :

— Il a très bon air ! l’aspect d’un garçon tout à fait comme il faut…

Agnès ne l’entendit pas, absorbée par une surprise inconsciente… Ce n’était pas ainsi qu’elle s’était figuré cet homme que les paroles enthousiastes de son père lui avaient fait entrevoir comme une façon d’apôtre parti pour une croisade ayant pour but la conversion de ses contemporains. Tous les jours précédents, quand on prononçait devant elle ce nom de Morère, son imagination aussitôt lui montrait le preux chevalier aux yeux clairs, brillants d’une foi inspirée, qui était sur l’un des vitraux de la cathédrale. Mais André Morère n’avait rien de l’apparence d’un apôtre, ni même d’un vaillant chevalier des siècles passés. Loin d’en avoir la robuste carrure, il était bien de son temps ; de taille mince et nerveuse découplée par l’habit, le visage pensif, le front haut dominant un regard tout ensemble très vif et très pénétrant, l’allure d’une distinction un peu hautaine accusée encore par l’irréprochable et élégante correction de sa tenue d’homme du monde.

Il attendit quelques secondes, tenant sous son regard son brillant public, puis il commença à parler… Et alors Agnès oublia tout ce qui n’était pas les mots que disait cet inconnu d’une voix étrangement harmonieuse et chaude, résonnant avec des vibrations profondes. Tout simplement, il racontait d’abord ce qu’était l’œuvre en faveur de laquelle il venait demander protection. Mais, à mesure qu’il parlait, une flamme semblait jaillir de son âme même, pour aller échauffer celle de son auditoire mondain, dont il s’emparait en maître, dont il emportait la pensée comme d’un coup d’aile, évoquant le rêve d’une communion de tous les hommes, croyants et incrédules, en l’amour de ceux qui souffrent.

A peine, en l’écoutant, pouvait-on soupçonner en lui le dilettante sceptique et inguérissable, à certains mots qui raillaient sourdement le vol de sa pensée, dans le retour mélancolique qu’il faisait sur l’état moral des hommes de son temps, dont il analysait les inquiétudes d’âme et d’esprit avec une perspicacité douloureuse. A peine pouvait-on discerner l’amertume et l’ironie décevantes, dans la façon dont il disait l’inanité presque fatale de la croisade nouvelle entreprise pour ressusciter parmi les hommes le désir d’une vie intérieure très haute ; dans la clairvoyance aussi avec laquelle il constatait les contradictions que les plus courageux mêmes mettaient entre leur idéal et leurs actions.

Agnès, elle, était bien trop jeune, trop naïve, pour saisir ces nuances que remarquaient aisément ceux qui savaient quel être compliqué, subtil, ondoyant, tout à la fois sceptique et vibrant, était André Morère. Elle, ne voyait en lui qu’un homme d’âme très généreuse. Tout son cœur battait d’enthousiasme en l’écoutant ; et une sympathie ardente et juvénile la jetait vers lui, qui parlait de ceux qui souffrent avec une pitié frémissante dont l’écho résonnait profondément en elle-même.

Dans ses paroles, elle voyait la seule expression d’une infinie compassion pour toutes les misères, le désir passionné de les alléger ; et une soif l’envahissait de devenir meilleure, plus dévouée, plus détachée d’elle-même, pour se mieux donner aux autres… Un regret aussi, presque un remords, la troublait, de n’avoir peut-être pas fait encore assez pour eux… Son âme tendre se dilatait dans cette atmosphère d’amour pour toutes les créatures humaines dont il semblait l’envelopper… Sans en avoir conscience, elle transfigurait et simplifiait sa pensée, sans soupçonner que le véritable sens lui en échappait parfois, orientée vers des horizons à elle inconnus, évoquant des impressions, des sentiments dont elle n’avait jamais senti l’atteinte, qu’elle ignorerait peut-être toujours…

Et, palpitante d’émotion, elle lui jeta tout bas le merci de son jeune cœur quand il se tut, ses derniers mots étouffés par un formidable bruit d’applaudissements.

Un peu plus pâle qu’en entrant, une lumière plus intense encore dans les yeux, il demeurait aussi maître de lui-même devant cet enthousiasme qu’il excitait, s’inclinant avec la même aisance dominatrice, les nerfs détendus pourtant. Et personne ne remarqua que son regard s’était une seconde perdu dans deux prunelles sombres, — celles d’une belle jeune femme blonde, — arrêtées brûlantes sur lui. Puis il se détourna et sortit, sans retour, malgré les acclamations qui le rappelaient encore.

Le commandant exultait. Son âme très simple ne lui avait guère plus qu’à sa fille fait pénétrer les dessous sceptiques de cet ardent appel à la charité humaine. Et, la face épanouie, il se répandait en exclamations enthousiastes :

— Quel talent de parole a ce garçon ! Quelle hauteur d’esprit ! Quelle nature élevée !… Je ne m’attendais pas encore à tant… Il faut absolument que je le voie… J’ai besoin de causer avec lui… Certainement, il est le fils de mon vieil ami Morère… Il lui ressemble d’une façon étonnante quand il parle ! Je suppose que maintenant on peut l’approcher.

— Qu’est-ce que tu veux à ce monsieur ? Laisse-le donc se reposer, fit tout de suite Mme Vésale, qui avait l’esprit de contradiction sensiblement développé.

Agnès ne dit rien. Mais tout bas, elle souhaitait que son père exécutât sa résolution, car un désir obscur s’agitait en elle de se retrouver en présence de cet inconnu dont les paroles vibraient encore dans son âme même. Et elle fut contente d’entendre le commandant déclarer nettement :

— Ce que je veux ? Mais causer avec lui, tout simplement. Suivez-moi toutes les deux, pour que nous ne nous perdions pas dans la foule.

En vérité, un flot humain envahissait les galeries, les escaliers ; un flot bavard, souriant, parfumé, qui s’arrêtait de-ci de-là sur les marches, obstruait les portes, et que le commandant traversa non sans peine, suivi de Mme Vésale mécontente et d’Agnès un peu étourdie de tant de mouvement autour d’elle.

— Ne pourrais-je parler à M. Morère ? demanda-t-il au domestique galonné qui semblait garder l’entrée des appartements non livrés au public.

— Je ne crois pas. M. Morère est dans le salon de Mme la marquise. Je ne pense pas qu’il reçoive en ce moment.

— Eh bien, informez-vous-en, ordonna la commandante de plus en plus courroucée.

Et le commandant ajouta, mais avec sa bonne humeur habituelle :

— Veuillez dire à M. Morère qu’un vieil ami de son père désire lui serrer la main. Voici ma carte Remettez-la-lui, je vous prie.

Le domestique obéit, laissant le commandant au seuil de la terre promise, mais il reparut bientôt, invitant M. le commandant Vésale et ces dames à le suivre. Il souleva la lourde portière de tapisserie et les introduisit dans une sorte de somptueuse bibliothèque, qui éveilla chez Agnès la sensation de pénétrer dans un musée. La pièce était, pour l’instant, pleine du monde des intimes de la marquise de Bitray comme du conférencier, réunis par groupes, animant le silence du bourdonnement des conversations multiples. Au moment même où la portière s’entr’ouvrait, le regard d’Agnès tomba sur l’un de ces groupes et s’y attacha. Sous la pleine lumière d’une fenêtre, André Morère et Mme de Villerson causaient, imperceptiblement isolés des autres personnes présentes ; elle, debout comme lui, son buste souple un peu cambré en arrière, ses cheveux fauves s’éclairant de tons d’or rouge sous la clarté de soleil qui les nimbait.

Était-il surprenant qu’André Morère la regardât, — comme s’il avait dû ne pouvoir jamais détacher les yeux de son visage ? songea candidement Agnès. Elle aussi fût volontiers demeurée à contempler cette jeune femme si belle… Mais le commandant n’avait pas, à ce point, le sens esthétique développé, et déjà, entraînant sa famille à sa suite, il traversait la pièce d’un pas décidé, se confondant en saluts, avec la politesse excessive dont il était coutumier. Puis, tendant la main au jeune homme, tandis que Mme de Villerson reculait un peu, une lueur curieuse dans le regard, il dit de sa voix sonore :

— Monsieur, je suis le commandant Vésale. J’ai beaucoup aimé votre père, et je suis charmé d’avoir l’occasion de vous dire aujourd’hui tout le bien que je pense de vos efforts pour moraliser un peu notre jeunesse contemporaine… qui en a si grand besoin !

Un indéfinissable sourire avait couru sous la moustache d’André Morère. Très courtois, il s’inclina :

— Je suis heureux, commandant, d’avoir en quelque chose pu mériter votre approbation… Mais vous donnez, je le crains bien, plus de valeur à ma tentative qu’elle ne le mérite, et j’imagine que ma faible voix ressemble bien souvent à celle de Jean, prêchant au désert.

Le commandant protesta vivement.

— Ne doutez pas de votre mission, monsieur, sans quoi vous êtes perdu… Rappelez-vous que tous les honnêtes gens sont avec vous et vous entourent de leur sympathie, d’autant plus vive, qu’il est rare de voir un homme de votre âge prendre aussi à cœur le perfectionnement moral de ses contemporains… Et nous avons tous, hélas ! besoin de perfectionnement, mais c’est dans l’âme des jeunes surtout qu’il faut jeter le désir d’une vie noble, guidée par les principes qui font les hommes vraiment forts… Vous avez bien raison, monsieur, de prêcher à haute voix la vertu ; elle seule empêche les cataclysmes qui bouleversent un pays…

Le commandant était parti sur le sujet qui lui était cher, et il avait totalement oublié le lieu où il était, le cercle qui l’entourait. Il ne s’apercevait pas qu’au son de sa voix vibrante, — sa voix de commandement, — un demi-silence s’était fait dans le salon, que des yeux curieux l’examinaient, que, sur bien des lèvres, un sourire flottait.

Mais Agnès le remarqua soudain, et une ondée pourpre envahit son visage. Elle se sentait d’ailleurs très intimidée dans ce milieu si différent de celui qu’elle connaissait ; dans une glace, elle s’aperçut justement, toute droite et rougissante à côté de sa mère, ayant un air de petite pensionnaire effarouchée qu’accentuait l’aisance élégante des femmes qui causaient autour d’elle à demi-voix, tout en les examinant, elle et ses parents. L’idée fugitive lui traversa l’esprit que son père se donnait en spectacle ; et elle éprouva un irrésistible désir de s’enfuir, ainsi qu’autrefois quand, au couvent, elle se trouvait sous le regard de Monseigneur pour lui réciter un compliment de bienvenue.

Pourtant, quelqu’un écoutait sans sourire, avec une attention marquée, les jugements du commandant ; c’était le conférencier lui-même. Il y avait bien, dans les yeux qu’il attachait sur lui, une expression dont Agnès ne pouvait démêler le sens, car elle ne savait pas ce que c’est qu’une curiosité de dilettante. Mais enfin, lui demeurait très sérieux, paraissant trouver un réel intérêt aux paroles de son père et même aux réflexions de sa mère, qui jugeait à propos de se mêler à la conversation, ayant horreur du rôle de personnage muet. Et Agnès en éprouva pour lui une reconnaissance ardente ; telle, qu’elle ne se troubla pas quand son père se décidant à prendre congé, elle sentit sur elle le regard pensif du jeune homme, auquel M. Vésale la présentait, — ainsi que l’on présente les humbles mortels aux personnages illustres.

Très bas, il s’inclina devant elle, après avoir salué Mme Vésale, intérieurement très flattée d’avoir conversé avec un homme célèbre. Et elle éprouva une sensation de plaisir bizarre et irraisonné, quand elle entendit son père dire au jeune homme :

— Il y a, monsieur, différentes questions dont j’aimerais à vous entretenir… Serais-je très indiscret en vous demandant s’il y a un jour où je pourrais vous rencontrer sans vous déranger ?

Courtoisement, André Morère répliqua :

— Mais, commandant, c’est moi qui irai vous…

— Non, non, du tout… A l’hôtel, nous ne pourrions causer tranquillement.

— Alors, commandant, je suis à vos ordres pour le jour que vous préférez.

Et Morère donna sa carte au commandant, qui, après une courte délibération avec le jeune homme, y inscrivit la date et l’heure choisies pour le bienheureux rendez-vous. Alors seulement, il s’avisa qu’il y avait longtemps qu’il retenait André Morère et se décida à lui permettre d’aller présenter ses hommages à la marquise de Bitray, qui, d’ailleurs, le faisait discrètement demander.

III

Si le commandant avait été ravi, à peu de frais, de sa conversation avec André Morère chez la marquise de Bitray, il le fut bien davantage encore de la visite qu’il fit le lendemain au jeune homme. Poursuivant une idée germée soudainement dans son cerveau à la suite de la conférence, il était allé lui demander de vouloir bien venir à Beaumont, — dont il était une des autorités, — afin d’y répandre davantage encore la bonne parole. Certes, ses concitoyens la connaissaient ; mais en fin de compte, ils ne pourraient jamais que gagner à l’entendre hautement commenter par un orateur tel qu’André Morère.

Et le jeune homme n’avait pas repoussé la proposition, tout en faisant certaines réserves. Il avait écouté, avec une bonne grâce parfaite, les appréciations de son interlocuteur sur la nouvelle génération, sur les progrès de l’anarchie, conséquence fatale de la déplorable éducation donnée à la jeunesse des classes pauvres ; sur l’action démoralisatrice exercée par les écrivains dans les hautes classes…

D’où nécessité de réagir…, etc., etc.

Tous deux, sur bien des points, étaient tombés d’accord, cherchant au mal des remèdes à l’efficacité desquels le commandant croyait avec tout l’optimisme de son honnête nature, — le commandant seul… Et, finalement, André Morère l’avait, comme il le désirait, conduit auprès de sa mère, à qui M. Vésale souhaitait présenter ses hommages ainsi qu’à la veuve d’un vieux compagnon d’armes.

C’est en déjeunant que le commandant faisait ce récit, tout rempli d’aise encore au seul souvenir de sa visite, écouté à demi par Mme Vésale, toujours absorbée par l’idée de ses courses, et très attentivement par Agnès, silencieuse toutefois par un reste d’habitude de sa petite enfance, où elle n’avait pas permission d’élever la voix à table ni de questionner son père ni sa mère.

— C’est une femme charmante que Mme Morère ! expliquait le commandant, tout en dévorant allégrement sa côtelette, tout à fait bien…, de visage et de manières !

Les lèvres de Mme Vésale se plissèrent un peu.

— Toujours enthousiaste, Charles ! Enfin c’est entendu, Mme Morère est une merveille, comme son fils !

— Allons, allons, Sophie, ne t’irrite pas. Mme Morère a les cheveux tout blancs !… Une vraie douairière, très douce, très calme et très grande dame, malgré sa simplicité… Elle porte toujours le deuil de son mari… Et pourtant il y a des années qu’elle est veuve ! Elle avait les larmes aux yeux en parlant de lui, pendant que nous réveillions ensemble les vieux souvenirs… Elle m’a exprimé le désir de renouveler connaissance avec toi, Sophie.

— Elle est bien aimable. Mais ce ne sera toujours pas pendant notre séjour actuel à Paris… Je n’ai pas plus le temps de faire des visites que celui d’en recevoir. Je suis accablée de courses… Il me faut encore retourner au Bon Marché pour les rideaux que j’ai achetés et que l’on ne m’envoie pas. Les administrateurs de ces magasins sont incroyables ! Ils n’ont pas l’air de se douter que leurs clients ont autre chose à faire que de réclamer les achats non livrés !

La commandante commettait-elle un jugement téméraire ?… Toujours est-il qu’elle fut interrompue dans l’expression de son mécontentement par l’entrée de la femme de chambre qui apportait les fameux rideaux, cause de son irritation. De nouveau, elle gronda pourtant :

— Ah ! comme ils arrivent bien !… Juste au milieu du déjeuner ! Il faut maintenant que j’aille voir s’il n’y a pas d’erreur !…

Et la commandante, se levant très nerveuse, disparut dans la pièce voisine. Son mari eut un discret soupir d’allégement, et, bien vite revenu à son sujet favori pour l’heure, il reprit :

— Mme Morère m’a demandé, Agnès, si j’avais des enfants. Je lui ai dit que j’étais père d’une jeune personne pas trop mal tournée, ma foi !

Et doucement, il caressa la joue d’Agnès.

— Alors, elle m’a bien vite témoigné le désir de connaître cette jeune fille accomplie…

— Oh ! père…

— Eh bien, mademoiselle, ne trouvez-vous pas que vous méritez d’être appelée une jeune fille accomplie ? Je le regrette de tout mon vieux cœur alors… Enfin, tant pis, j’ai promis à Mme Morère de te présenter à elle… Nous irons tous les deux la voir, Agnès, si ta mère tient à demeurer la proie des magasins… D’ailleurs, il faut que je m’entende avec son fils pour savoir à quelle époque il pense pouvoir venir à Beaumont. Ça va-t-il, Agnès ? Un sourire aux lèvres, elle dit gaiement :

— Cela va, père.

Une ondée de sang avait rosé sa peau délicate. Elle rougissait ainsi à la moindre impression, mais elle eût, pour le moment, été bien en peine de dire pourquoi cette flamme lui était montée au visage ; peut-être parce qu’elle éprouvait un plaisir inconscient à l’idée de connaître la maison de celui dont la parole était vivante encore dans son souvenir…

Le commandant continuait :

— J’ai encore une autre proposition à te faire, petite Agnès… Tout à l’heure, comme je rentrais à l’hôtel, je me suis trouvé devant l’Opéra, et l’idée m’est venue que, peut-être, ma fillette ne serait pas fâchée d’y passer sa soirée… Hein, Agnès, qu’en dis-tu ?

— Je dis, père, que tu as eu une pensée délicieuse. Mais maman ?…

— Eh, bien…, quoi, ta mère ?… Elle ne peut pas trouver mauvais que tu ailles écouter de la musique. Que diable, tu es sortie du couvent, et je t’assure, ma petite fille, que tu peux sans scrupule aller au spectacle…

— Qui parle de spectacle ? fit la commandante qui rentrait, vérifiant les notes qu’elle venait de recevoir.

— Moi !… Je vous offre à toutes les deux une soirée à l’Opéra.

— Charles ! tu ne penses pas à conduire Agnès au théâtre ?

— Eh ! pourquoi pas ?

— Mais parce que ce n’est pas un lieu convenable pour une jeune fille !

Le commandant se prit à mordiller sa moustache, signe de grande impatience chez lui.

— Ah çà, Sophie, tu déraisonnes… Si tu trouves qu’une fille de dix-huit ans, bonne à marier, ne peut pas aller entendre un opéra sous peine d’être compromise, il n’y a qu’à la reconduire au couvent pour l’en sortir juste le jour de ses noces ! Ta mère, ma chère amie, n’était pas d’humeur aussi farouche, et tu pourrais te souvenir que notre première entrevue a eu lieu, jadis, au Théâtre-Italien…

La commandante ne s’attendait pas à cet argument direct. Elle ne répondit pas, ayant deviné, d’ailleurs, à l’accent de son mari, qu’il serait habile à elle de ne pas entrer en discussion avec lui ce jour-là, si elle voulait s’éviter une défaite… Et, au bout de quelques secondes, elle reprit :

— Alors tu tiens à donner à Agnès le goût du théâtre ? Soit ! Que joue-t-on ce soir ?

Roméo et Juliette .

Mais ces deux noms ne disaient absolument rien à la commandante, qui n’avait guère plus de sympathie pour la musique que pour la poésie. Et, encore hérissée, elle continua :

— Qu’est-ce que ce Roméo et cette Juliette ? Quel est le sujet de l’opéra ? Je ne m’en souviens pas…

Le commandant lui-même ne s’en souvenait que vaguement, et très sincère, il expliqua :

— C’est l’histoire d’une haine entre deux vieilles familles qui rendent leurs enfants très malheureux par leur désunion. Le livret est un peu triste, si je me rappelle bien… mais la musique est très agréable. Il y a de fort jolis airs dans cet opéra.

— Il ne renferme pas de ballets, au moins ?

— Oh ! je ne pense pas… Comment veux-tu qu’on danse dans les circonstances lamentables où se trouvent les personnages ?… Ce serait tout à fait déplacé !…

La commandante ne releva pas cette explication. Elle avait protesté bien plus par esprit de contradiction qu’en vertu de principes très arrêtés, comme elle en avait sur certains chapitres. Ayant reçu du ciel une nature tout le contraire de rêveuse, pourvue d’un esprit net et pratique, elle n’eût jamais pensé qu’une soirée à l’Opéra, — qui lui eût paru, à elle, carrément ennuyeuse, — pût avoir une influence morale quelconque sur Agnès, jugeant sa fille créée à sa ressemblance.

Aussi, satisfaite d’avoir fait montre de son autorité, ayant décliné pour son compte l’offre du commandant, elle ne fit plus de grandes objections à ce qu’il emmenât sa fille écouter l’histoire d’une haine entre deux vieilles familles nobles…

… Le commandant et Agnès éprouvaient toujours un extrême plaisir à sortir tous les deux ensemble, sans un tiers entre eux ; et, ce même soir, ils s’en allèrent au théâtre aussi allégrement que deux écoliers en liberté ; Agnès, tout amusée de voir s’éclairer les magasins, d’une somptuosité inconnue à Beaumont, qui charmaient ses yeux peu blasés, comme des visions de contes de fées. Et ainsi lui apparut aussi l’Opéra sous le flamboiement des globes de lumière blanche, sa grande silhouette, découpée sur un ciel clair.

Pour la première fois, elle pénétrait dans une salle de spectacle, et une sensation d’éblouissement envahit son jeune cerveau, quand, assise auprès du commandant, ses yeux errèrent sur la scène encore close, sur le lustre scintillant, sur ces espèces de petits salons que son père appelait des loges et où étaient assises, devant des messieurs cravatés de blanc, — qui la firent penser à André Morère, — des femmes en robes pâles, ennuagées de dentelles, de vaporeuses draperies, d’où émergeaient leurs épaules nues.

Oh ! ces épaules offertes ainsi à tant de regards d’hommes ! Elles amenèrent une rougeur sur les joues d’Agnès, qui jamais n’avait vu de bal et tressaillait d’une sorte de honte devant cette nudité dont s’offensait sa délicatesse de vierge. Et vite, elle ramena ses yeux vers la scène, tandis que le commandant, n’ayant pas les mêmes scrupules, promenait sa lorgnette dans la salle, sur le public qu’attirait, dès le début de la représentation, la rentrée d’un chanteur célèbre. Et soudain, une exclamation lui échappa à la vue de deux jeunes femmes qui venaient d’entrer dans une loge et s’asseyaient lentement, leur cavalier restant dans la pénombre.

— Eh ! eh ! Agnès, regarde donc cette dame blonde, près de nous, n’est-ce pas celle qui causait avec André Morère, quand nous sommes entrés dans le salon particulier de la marquise de Bitray ? Il me semble bien la reconnaître.

— Où cela, père ? fit Agnès avec un effort pour reprendre possession d’elle-même.

— Là, à ta gauche, dans cette loge !… Et ce monsieur qui y entre aussi, qui la salue, qui s’assied derrière elle… Mais, sapristi ! c’est Morère lui-même. Ne penses-tu pas ?

Et dans sa moustache, le commandant finit :

— Ah ! le gaillard ! Il ne doit pas s’ennuyer avec de pareilles épaules sous les yeux !

Agnès, tout de suite, s’était tournée vers le point indiqué par son père, agitée d’un inconscient désir de voir André Morère, mais elle n’aperçut que des formes masculines dans la profondeur de la loge. La jeune femme avait fait un mouvement qui masquait son interlocuteur, et elle seule apparut au regard d’Agnès, délicieusement blonde dans le velours noir de sa robe tout unie dont le corsage, très décolleté, dégageait la gorge d’une pâleur laiteuse, le col svelte qui soutenait la tête nimbée par les cheveux fauves relevés très haut sous la flamme d’un large croissant solitaire. Et elle avait ainsi un tel éclat de fleur humaine, exquise et capiteuse, une telle splendeur de beauté physique, qu’Agnès, instinctivement, détourna la tête, ainsi qu’elle eût fait devant une statue sans voiles.

D’ailleurs, l’orchestre commençait à jouer, et une harmonie l’enveloppait toute, l’emportant bien loin de la foule qui l’entourait ; puis, lentement, le rideau se leva, et alors elle entra dans un monde à elle inconnu où, pendant quelques heures, elle allait vivre une existence enchantée…

Mais une surprise toutefois la domina d’abord ; il lui semblait si bizarre de voir ces hommes et ces femmes exprimer de la sorte des sentiments qu’ils n’éprouvaient point, pour le plaisir d’autres hommes et d’autres femmes ! Puis, sans même qu’elle s’en aperçût, cette impression première s’effaça et, devant elle, vécurent réellement un Roméo superbe, une idéale Juliette, dont elle se prit à suivre avec un intérêt ardent l’immortelle histoire.

Une histoire riante et charmeuse, douce autant qu’une caresse d’abord ; puis sitôt assombrie, de venue si vite d’une indicible tristesse, palpitante de toutes les angoisses, des élans désespérés et vains qui torturent les pauvres cœurs, avides d’un impossible bonheur… Une histoire que la petite Agnès écoutait grisée insensiblement par la musique enveloppante qui chantait le douloureux récit et faisait vibrer toutes les fibres de son âme aimante pour y éveiller des accents nouveaux… Une histoire qui, tout ensemble, la séduisait, l’étonnait et l’effarouchait un peu dans sa pureté de petite fille très innocente ; la troublait aussi sourdement, car elle agitait la mystérieuse énigme que son amie mariée lui avait, sans le savoir, jetée dans l’esprit…

Combien ils s’aimaient ce Roméo et cette Juliette ! dès leur première rencontre, attirés l’un vers l’autre par un irrésistible élan !… Avec quelle simplicité forte ! quel emportement passionné, dont la violence la choquait comme une faute commise et, en même temps, chose bizarre ! l’attirait… A les voir, à les entendre, elle avait la sensation d’une grande flamme brûlant près d’elle, dont la chaleur était d’une douceur pénétrante… Était-ce donc cette invisible flamme qui éclairait son amie, la faisait autre ; et se pourrait-il qu’un jour, elle aussi, la petite Agnès, dût la connaître et comprît ce qu’était ce bonheur que Roméo comme Juliette voulaient atteindre, malgré toutes les défenses, les difficultés, les douleurs, malgré leur devoir, malgré tout !

Ce mystère la faisait rêver, et elle tressaillit, ramenée brusquement en pleine réalité, quand son père lui dit :

— Agnès, veux-tu venir faire un tour au foyer ? Je serais content que tu le connusses. Il vaut la peine d’être visité !…

Pour lui faire plaisir, elle accepta, indifférente, et se laissa docilement conduire à travers la cohue qui encombrait les couloirs… Comme ils passaient devant la loge de Mme de Villerson, pleine de visiteurs, quelqu’un en sortait, André Morère.

— Ah ! j’étais bien sûr de vous avoir aperçu ! s’exclama le commandant tout de suite enchanté. Et cette petite fille qui ne vous voyait pas ! Les yeux des vieux sont décidément meilleurs que ceux des jeunes !

— La vérité est surtout, je crois, commandant, que je n’ai pas l’honneur d’être connu de mademoiselle… Si vous voulez bien me faire la faveur de me présenter à elle…

— Ah ! mon cher ami, vous traitez tout à fait cette petite fille en grande personne… Mais il n’est nullement nécessaire que je vous présente… Vous êtes, ma foi, presque une vieille connaissance pour Agnès, tant elle m’avait entendu parler de vous avant de venir vous écouter. Et maintenant votre conférence a fait d’elle l’une des plus sincères admiratrices de votre talent !

André Morère eut un sourire imperceptiblement sceptique qui le révélait assez peu sensible à l’enthousiasme prononcé du commandant, et gaiement, il dit :

— Commandant, vous m’accablez ! Mademoiselle, permettez-moi de vous assurer… que je ne mérite, hélas ! pas autant…

— Je ne crois pas que mon père soit trop indulgent, puisque vos paroles donnent à ceux qui vous écoutent le désir d’être meilleurs, de mieux aimer les pauvres…

André Morère eut vers elle un coup d’œil surpris, sa curiosité d’observateur, éveillée par cette réponse inattendue, qui sonnait d’étrange façon dans le milieu où elle tombait… Par aventure possédait-elle donc une personnalité morale, cette mince et blonde créature qui avait un air mystique de sainte de vitrail, habillée par une couturière de petite ville ?… Et il interrogea, afin de pénétrer plus avant dans sa pensée :

— Me permettez-vous, mademoiselle, d’espérer un peu que vous ne parlez pas ainsi seulement parce que vous êtes infiniment bonne et daignez donner la meilleure des récompenses à mes faibles efforts ?

Avec la même simplicité, levant vers lui ses prunelles d’enfant, elle répliqua :

— Ce que je vous ai dit est bien la vérité… Je l’ai éprouvé…

— Alors, mademoiselle, je vous remercie profondément du très précieux encouragement que vous voulez bien me donner de la sorte. J’y suis très sensible…

Et il l’était vraiment, car il avait deviné cette enfant si sincère, que sa juvénile approbation l’avait touché.

Le commandant intervint de son accent de bonne humeur :

— Vous ne vous croyiez pas un prédicateur aussi éloquent, n’est-il pas vrai, monsieur Morère ?… Maintenant, vous voilà édifié… Mais puisque, pour le moment, il ne peut être question de transformer tout à fait en une sainte Élisabeth cette jeune enthousiaste, voulez-vous venir tout simplement faire un tour avec nous au foyer que je désire montrer à Agnès ?

André Morère eut une légère hésitation. Il redoutait un peu de nouvelles considérations du commandant sur la société contemporaine ; et, d’autre part, une rapide exploration dans une pensée neuve de jeune fille le tentait. Son dilettantisme d’observateur fut le plus fort, et, s’inclinant, il accepta la proposition du commandant. D’ailleurs, en cet instant, une loge où il venait de passer des minutes exquises était envahie par des visiteurs importuns, auxquels il jugeait sage d’échapper.

A la suite du commandant qui avait pris Agnès à son bras, il entra donc dans le foyer, envahi par une foule dans laquelle dominait l’élément masculin. Les seules femmes y avaient des allures de petites bourgeoises ou de provinciales en droite ligne arrivées de leur province… Aucune capable d’attirer l’attention d’un raffiné comme André Morère… Agnès seule l’intéressait ; et la voyant demeurer silencieuse, intimidée par les regards qui l’examinaient au passage, il interrogea, au hasard, pour l’obliger à sortir d’elle-même :

— Êtes-vous, mademoiselle, contente de la représentation de ce soir ?

— Ah ! cher monsieur Morère, comment ne le serait-elle pas ? riposta tout de suite le commandant. Ce n’est pas une blasée que ma petite Agnès ! Pour la première fois, elle va à l’Opéra !

— Vraiment ?… Je vous en félicite, mademoiselle, puisque vous avez ainsi le plaisir de goûter une impression neuve, régal que beaucoup vous envieraient… Est-il permis, sans trop de curiosité, de vous demander comment vous jugez ce genre de distraction ?

— Je pense que je n’avais jamais rien imaginé de semblable et que je sortirai de l’Opéra avec un grand désir d’y revenir…

— Ainsi, vous vous intéressez beaucoup aux aventures du pauvre Roméo et de la malheureuse Juliette ?

Elle inclina la tête, les lèvres entr’ouvertes par son sourire sérieux.

— Oui, beaucoup… Je crois qu’ils vont être bien durement punis…

— Punis ?… De quoi ?…

— Mais de s’être fiancés, puis mariés, contre la volonté de leurs familles !

— En effet, vous avez raison… Ils étaient de parfaits révoltés… Et cependant, bien que, au point de vue où vous vous placez, ils aient mérité leur malheur, vous leur faites l’aumône de votre compassion ?

— Je les plains parce qu’ils souffrent… Et puis, je crois que leur devoir devait être bien douloureux à remplir !

Pour la mieux connaître, il continua, trouvant piquante cette conversation un peu austère dans le foyer de l’Opéra, non accoutumé à en entendre de pareilles.

— Alors, vous pensez, mademoiselle, que quand le devoir se présente cruel à accomplir, l’homme est excusable de le jeter de côté et de passer outre pour aller là où son cœur le pousse ?

— Oh ! je ne pense pas cela ! protesta-t-elle vivement. Je n’excuse ni Roméo ni Juliette, mais leur situation était si difficile !… Ils en étaient tellement innocents !… Et puis…

— Et puis ?

D’un indéfinissable ton, la voix soudain assourdie et plus lente, elle finit :

— Et puis, ils s’aimaient tant !

— Ah ! ah ! la belle raison, ma fillette ! s’exclama le commandant, qui écoutait la conversation, ravi de voir sa petite Agnès causer avec un homme comme André Morère… Alors, tu trouves comme Pascal que « le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas » ?

Le jeune visage s’empourpra. Mais pourtant, rencontrant une interrogation dans les yeux d’André Morère, elle expliqua d’un ton d’excuse :

— Je suppose que, quand on s’aime, ce doit être une telle souffrance de se séparer, de se perdre, qu’il n’est pas étonnant que le courage manque parfois pour accomplir ce sacrifice…, et c’est pourquoi je plains Roméo et Juliette, même en ne les comprenant pas bien…

Curieux, André Morère interrogea encore, de ce ton d’intérêt discret qui la rendait confiante et dissipait sa timidité :

— Vous ne les comprenez pas ? Pourquoi ?

— Parce qu’ils peuvent être heureux sachant qu’ils n’ont pas le droit de l’être et que leur bonheur est coupable !

André Morère songea à ceux-là chez qui la conscience du péché commis avive la jouissance ; et la réponse d’Agnès lui donna la sensation d’un parfum idéalement frais, jailli de quelque fleur immaculée, éclose loin des hommes. A une autre qu’à cette enfant, que de choses il eût répondues ! Mais à elle, il dit simplement, avec un sourire indulgent, où frémissait une mélancolie :

— Il faut leur pardonner leur bonheur, il a été si court !… Et c’est parce qu’eux-mêmes le savaient devoir être bien fragile qu’ils oubliaient tout, pour en savourer l’ivresse fugitive… D’ailleurs, ils l’ont bien expié… Vous allez en avoir la preuve dans quelques instants.

Et l’accent d’André Morère devint légèrement sceptique et railleur :

— La loi morale violée par eux sera vengée sur le coup de minuit ; et, de toutes leurs pauvres joies, il ne restera plus qu’un souvenir, mis en drame par le vieux Shakespeare et chanté par la musique d’un illustre compositeur français. Des mots et des sons !

— De très jolis sons… Cette musique est vraiment tout à fait gentille ! appuya le commandant.

Le qualificatif n’était pas celui qui, à coup sûr, flottait dans le cerveau d’André Morère. Mais il ne releva pas les paroles du commandant. Il observait le visage pensif d’Agnès qui, arrêtée près d’une fenêtre du foyer, regardait loin devant elle, — vers ce Paris agité d’une vie fiévreuse, — ainsi qu’elle faisait quand elle réfléchissait. Et il reprit doucement :

— Voulez-vous me permettre d’être très indiscret, mademoiselle ?

Elle releva la tête, une petite anxiété dans ses prunelles limpides.

— Comment cela ?

— En vous adressant une question… Ainsi, à la place de Juliette, vous n’auriez pas agi comme elle ?

— Oh ! non ! fit-elle avec une spontanéité si vraie qu’André Morère comprit qu’elle serait de ces femmes qui se donnent à leur devoir sans hésiter, au prix même de leur bonheur.

Il lui était déjà arrivé de rencontrer de vraies jeunes filles, mais aucune, candide d’âme et d’esprit autant que celle-ci, se mouvant dans une telle atmosphère de pureté morale, aucune à qui fût, à ce point, familière la constante pensée du bien à faire, du mal à redouter. Et la voyant de nouveau songeuse, il craignit d’avoir involontairement fait naître en son jeune esprit d’inutiles pensées, capables d’en troubler l’innocence. Alors, changeant de ton, il reprit gaiement :

— Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, que nous abordons là des sujets trop graves pour le lieu où nous sommes ? Vous allez penser que les conférenciers devraient se borner à faire des conférences… Je vous ai empêchée de visiter le foyer. Voulez-vous bien m’autoriser à réparer un peu mon tort en vous faisant les honneurs de l’Opéra, dans la mesure de mes moyens ?

Le commandant, transporté d’aise, s’exclama pourtant :

— Mais, monsieur Morère, ce serait abuser de votre complaisance ?

— Ce serait me procurer un plaisir, commandant !

— Alors, mon cher ami, nous vous suivons !

Maintenant, Agnès était devenue pour André Morère une vraie petite fille, adorablement jeune ; et, avec la bonne grâce qu’il eût apportée à distraire une enfant charmante, il lui fit voir tout ce qui, dans le foyer, dans la partie de l’Opéra appartenant au public, pouvait l’intéresser ; lui disant des anecdotes, dignes de ses jeunes oreilles, sur les grands artistes, les compositeurs dont les noms étaient liés à celui de l’Opéra, l’amusant et la charmant ainsi.

Mais une sonnerie éclata et le commandant décréta, en vertu de sa ponctualité militaire :

— Allons, il faut regagner nos places. L’acte va commencer.

— Déjà ! pensa Agnès, saisie d’un obscur regret.

Pour elle, l’entr’acte avait passé avec une rapidité de songe… Son père prenait congé, se répandant en remerciements pour la très grande amabilité de M. Morère, sa complaisance, etc. Alors, comme le jeune homme s’inclinait devant elle très profondément, elle osa lui répéter, après son père, un « Merci, monsieur », un peu timide, mais tout palpitant de reconnaissance, qu’André Morère, d’ailleurs, se défendit d’accepter.

Le cœur léger, elle regagna sa place, d’où, instinctivement, tout de suite, elle jeta un coup d’œil sur la loge de Mme de Villerson. Morère y était rentré ; et, assis derrière la jeune femme, il lui parlait… Et Agnès ne sut pas qu’il lui racontait spirituellement sa promenade au foyer avec une naïve petite provinciale, curieuse à étudier.

Le rideau se relevait… Alors, de nouveau, elle fut reprise toute par le drame passionné qui se jouait sur la scène, et qui résonnait en elle avec une intensité étrange. De nouveau, l’harmonie poignante des chants l’emportait dans l’atmosphère d’amour désespéré où se mouvaient les deux amants immortels…

Et voici que, tout à coup, il lui semblait entre voir le sens caché des paroles de son amie… Cécile avait raison, il y avait plusieurs manières d’aimer ; mais jamais, avant ce soir, elle n’eût pensé que deux créatures humaines pouvaient le faire avec cette passion, ce mépris orgueilleux de tout ce qui n’était pas eux. Dans sa pensée d’enfant pieuse, flottaient obscurément les mots du livre saint : L’amour souvent ne connaît point de mesure ; mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts… Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté du bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que d’aimer… Et trouvant un sacrilège de les détourner de leur sens mystique, elle s’efforçait de les fuir… Maintenant, elle savait… Oui, des créatures humaines pouvaient s’aimer comme, jusqu’alors, elle avait pensé que Dieu seul devait l’être. Palpitante d’angoisse, elle écoutait l’adieu poignant que se faisaient les deux pauvres êtres que l’amour jetait vers la mort et qui lui donnait envie de sangloter, de s’enfuir, de les oublier ; surtout d’échapper à la pensée défendue, croyait-elle, qu’un jour viendrait où, peut-être, elle aussi entendrait de pareils accents…

Le bon commandant ne se doutait guère du sourd travail qui s’accomplissait dans le cœur de sa petite Agnès.

Il écoutait très satisfait, ayant des exclamations discrètes, mais approbatrices, sur les artistes, leurs voix, les décors, sur les chœurs, un peu surpris seulement qu’Agnès ne lui répondît point. Un instant cependant, frappé du jeu expressif des deux héros, il eut l’idée fugitive que la commandante n’eût pas jugé le spectacle convenable pour une jeune fille ; et, un peu inquiet, il regarda Agnès, s’imaginant, dans son inexpérience, que l’attitude de la fillette serait révélatrice.

Or, il fut tout de suite rassuré. A peine un peu plus rose que de coutume, les mains correctement jointes sur son éventail, elle écoutait toute droite, ses yeux couleur d’une fleur de lin, obstinément arrêtés sur la scène… Alors, tranquillisé, il oublia ses scrupules et laissa l’enfant jouir en paix du spectacle qui s’achevait, sans remarquer la flamme inaccoutumée de ses prunelles bleues, ni le battement plus rapide des cils sur les yeux humides. Il ne savait pas qu’elle pensait, troublée : Aimer, et puis mourir…

Aimer ! aimer ! Le mot bourdonnait sans relâche à son oreille, tandis que se perdaient les dernières notes échappées des lèvres de Roméo, alors que, déjà, Juliette ne pouvait plus l’entendre… Lentement, le rideau commençait à descendre au milieu des acclamations enthousiastes du public. Et le commandant, pressé, disait :

— Eh bien, Agnès, c’est fini… Qu’est-ce que tu attends donc, ma petite fille ? Dépêchons-nous de sortir avant la foule. Viens vite.

Oui, le rideau s’était abaissé sans retour. Il fallait partir. Tout en l’enveloppant de son manteau, le commandant lui demanda :

— Eh bien, es-tu contente de ta soirée ?

De sa voix douce, elle répondit :

— Oh ! oui, bien contente, père.

— Allons, tant mieux, si tu es satisfaite, petite. Les chanteurs étaient, en effet, excellents ; et cette Juliette, une bien jolie créature. On comprend que ce diable de Roméo n’ait pas prétendu renoncer à elle ! C’était un vrai artiste aussi que ce garçon qui faisait Roméo !

Agnès ne répondit pas. Apercevant le foyer, elle repensait aux minutes qu’elle y avait passées… Elle entendait la voix d’André Morère lui parler de Roméo et de Juliette, et elle aurait voulu encore être à ce moment-là qui avait été l’un des meilleurs de sa soirée.

Emportés par le flot qui se dirigeait vers les sorties, elle et son père passèrent devant la loge de Mme de Villerson. La porte en était ouverte, et sur le seuil apparaissait la jeune femme dont André Morère plaçait, sur les épaules nues, la pelisse de soie rose tendre, le capuchon ourlé de dentelle voilant les cheveux de lumière. Avec un soin extrême, il l’enveloppait, et ne vit ni le commandant ni Agnès, qui pourtant le frôlèrent presque.

IV

Sous l’ombrage des grands arbres du Cours, le tout Beaumont, en ses atours du dimanche, était réuni autour du kiosque, où l’harmonie municipale s’évertuait à rendre les beautés d’une suite d’airs variés sur Faust . Le commun des mortels, c’est-à-dire la petite bourgeoisie et le menu peuple, écoutait debout, massé derrière les haies de l’enceinte réservée, applaudissant avec chaleur les musiciens, que leurs accords fussent ou non tombés d’aplomb. Mais la « société » de Beaumont, confortablement assise en cercles sympathiques, se montrait plus sévère et témoignait une indulgence dédaigneuse pour les efforts, — assez peu récompensés d’ailleurs, — de l’orchestre qu’elle n’écoutait guère.

On causait beaucoup dans les différents groupes formés par les divers clans de la ville, qui s’examinaient les uns les autres, se jugeant avec une bienveillance discutable. Mais la plupart de ces groupes étaient tout féminins, car les « messieurs » de Beaumont avaient pour habitude d’arpenter les allées du boulevard durant la musique, tout en devisant sur les affaires de la ville, voire même sur celles de leurs concitoyens, échangeant de plus, à l’occasion, leurs réflexions sur les femmes présentes. Mais c’était surtout l’élément militaire qui se permettait, avec le plus de désinvolture, d’apprécier les dames de Beaumont, lesquelles ne lui en voulaient pas d’ailleurs, et voyaient, sans nul ennui, la note claire des uniformes jetée dans la monotonie du costume des civils.

Autour de Mme Vésale, l’une des personnes les mieux posées de la ville, s’étaient assises quelques-unes de ses amies : l’excellente Mme Darcel, femme du docteur, l’optimisme incarné en une ronde petite créature, aux joues vermeilles sous des papillotes grises, cernant les tempes ; Cécile Auclerc, un peu assombrie par l’absence d’Agnès, et surtout par celle de son mari, retenu par un camarade ; la femme du colonel Télart, une estimable dame d’intelligence moyenne et de curiosité supérieure, suivant toujours sa mère, vieille dame qui ne sortait de son silence que pour s’écrier, enchantée, que les musiciens « jouaient comme des anges » ; enfin Mme Salbrice, la femme du conseiller à la cour, tenue dans Beaumont pour un esprit transcendant, mais redoutée pour son humeur mordante, sa critique aisée, sa façon de donner son avis sans qu’on le lui demandât, dans la conviction de sa compétence universelle. Elle et la commandante ne s’entendaient pas toujours très bien, étant également d’humeur autoritaire ; mais, en apparence, elles étaient fort aimables l’une pour l’autre. Et ce fut avec le plus agréable sourire que Mme Salbrice demanda :

— Eh bien, elle aura donc lieu, cette fameuse conférence ? Souhaitons de ne pas dire après l’avoir écoutée : « Beaucoup de bruit pour rien ! »

Les lèvres de la commandante se pincèrent légèrement, et d’un ton acidulé, elle répliqua :

— Mais, chère madame, pourquoi en serait-il ainsi, je vous prie ? Je connais, moi, ce jeune homme ; et je puis vous certifier que c’est un véritable orateur, un homme de beaucoup d’esprit et de cœur que nous gagnerons tous à entendre !

— Pan ! marmotta entre ses lèvres Cécile, distraite par cette ombre d’escarmouche.

Puis tout haut, elle interrogea, assez indifférente :

— A quelle époque aurons-nous cette conférence ?

— Mais dans quelques semaines, en même temps que l’exposition d’horticulture. Mon mari s’est arrangé avec nos autorités, et a servi d’intermédiaire entre elles et M. Morère. Il fera sa conférence dans la salle des Concerts, à quatre heures.

— Ce sera parfait ainsi ! approuva Mme Darcel. Mon fils Paul pensait, en effet, qu’il ne parlerait pas au théâtre, mais plutôt dans la rotonde de la place Boutteville… Et c’est au cher commandant que nous devons la bonne fortune de voir venir ce M. Morère, qui est tout à fait célèbre comme conférencier ? Mon fils Paul me le disait encore ces jours-ci… Mais comment le commandant a-t-il pu l’amener dans notre petite ville ?

Mme Vésale, charmée de voir son importance reconnue, fit d’un ton détaché :

— Son père était un ami du commandant, et il s’est mis tout de suite à la disposition de mon mari, quand celui-ci lui a demandé de venir se faire entendre à Beaumont… C’était après que nous avions pu juger de sa très haute valeur chez la marquise de Bitray.

— Peste ! ma chère amie, quelle belle connaissance vous avez là à Paris ! interrompit Mme Salbrice. Vous nous l’aviez toujours cachée… Mais, après tout, la marquise de Bitray, n’est-ce pas cette noble dame qui fait payer l’entrée de son hôtel à ceux qui veulent écouter les conférenciers qu’elle y invite ?

— Oui, quand le conférencier parle pour une bonne œuvre, riposta Mme Vésale.

L’excellente Mme Darcel intervint doucement selon sa coutume, quand elle apercevait un nuage à dissiper.

— Est-ce aussi en faveur d’une œuvre de bienfaisance que M. Morère fera son discours ? Mon fils Paul ne m’a pas renseignée à ce sujet.

— Mais, chère madame, je ne puis vous le dire au juste. M. Morère a prié mon mari de garder le silence sur ce point, voulant se conserver toute sa liberté encore quelques jours.

La commandante était forcément discrète. Elle eût été bien en peine, et pour cause, de dire quel serait le sujet choisi par André Morère. Elle ne fut pas autrement fâchée que l’on n’insistât pas sur ce point, et que Mme Darcel conclût très aimable :

— Ce sera sûrement fort intéressant… Et le commandant a eu là une excellente idée. Nous passerons, grâce à lui, une heure charmante !

— Espérons-le tout au moins, jeta Mme Salbrice avec un petit rire railleur. Les journalistes sont si forts pour se faire mousser les uns les autres ! L’ Écho de Beaumont , en nous annonçant votre célèbre conférencier, a déjà publié sur son compte une biographie élogieuse à outrance. Il aurait dû y joindre un portrait du personnage. C’eût été complet ! Est-ce un beau garçon au moins, ce Morère ?

— Oui, est-il bien ? répéta en écho la colonelle. On aime toujours mieux, n’est-ce pas ? voir quelqu’un de bien plutôt que quelqu’un de mal !

Mme Vésale approuva avec indulgence :

— Évidemment. M. Morère a un peu plus d’une trentaine d’années. Il est plutôt grand, mince, distingué…

— Comment sont ses cheveux, ses yeux ? lança Cécile un peu maligne.

— Ma chère, les femmes de mon âge ne se préoccupent pas de pareilles bagatelles ! Interrogez sur ce sujet, s’il vous intéresse, Agnès ou le commandant.

Le rire mordant de Mme Salbrice résonna.

— Tiens, tiens… Elle le connaît aussi, le beau conférencier, la petite Agnès ! Est-elle aussi charmée de lui que ses parents ? Nous allons le lui demander tout à l’heure quand elle arrivera…

Mme Vésale, sans paraître avoir entendu, continua :

— Enfin, c’est absolument un homme du monde dans sa façon de s’habiller, de causer…

— Ah ! vous avez causé avec lui ? questionna la colonelle avec un vif intérêt.

Mme Vésale, sûre de produire son effet, dit négligemment :

— Après la conférence, nous avons été le voir dans les salons particuliers de la marquise de Bitray. Et il a été charmant, ce jour-là, de même qu’il l’a été quand mon mari lui a rendu visite chez lui et, en même temps, a présenté ses hommages à Mme Morère.

Toutes ces dames s’exclamèrent :

— Comment, il est marié ?

— Non…, non…, Mme Morère est sa mère… Une femme parfaite, qui a reçu Agnès de la façon la plus affectueuse ! Mon mari en a été touché, ainsi que de la courtoisie délicate de son fils envers notre Agnès.

— Qu’est-ce qu’Agnès allait bien faire chez ce monsieur ? interrogea Mme Salbrice, railleuse. Est-ce qu’elle le suppliait aussi de venir faire une conférence pour l’édification des mécréants de Beaumont ?

— Chère amie, croyez que le commandant n’a nullement supplié M. Morère, et n’avait pas besoin de le faire. Non, Agnès n’allait pas supplier (elle appuya sur le mot) M. Morère de venir à Beaumont… Elle allait voir sa mère, qui avait manifesté le désir de la connaître…

— Est-il bien logé, ce monsieur ? jeta fort à propos la colonelle, évitant ainsi une prompte riposte à Mme Salbrice.

— Oh ! à merveille ! Il a de la fortune… Il habite avec sa mère un très joli hôtel à Auteuil, entouré d’un jardin, et Agnès en a rapporté des roses ravissantes.

— Une perle enfin que votre Morère ! conclut Mme Salbrice. Eh ! eh ! je comprends que vous cultiviez sa connaissance… S’il est beau, riche, jeune, pénétré des idées chères au commandant, savez-vous, chère madame, qu’il serait un mari accompli pour Agnès !

Mme Vésale dressa la tête, franchement courroucée. Elle aimait assez à se mêler des affaires des autres ; mais il lui déplaisait fort qu’on se mêlât des siennes ; et, vertement, elle répliqua, la voix brève :

— Dieu merci ! nous n’en sommes pas réduits à la triste nécessité de faire la chasse au mari, et de donner notre fille au premier Parisien venu, fût-il célèbre !

Ici, il y eut un léger silence, durant lequel s’entendirent, très sonores, les furieux accords des musiciens aux prises avec la Chevauchée des Walkyries . La vieille mère de la colonelle le rompit à propos, en s’écriant à la vue d’une grosse jeune femme qui passait en robe de soie :

— Oh ! regardez… N’est-ce pas la femme de Poquel, l’épicier de la rue du Centre ?… Vraiment, aujourd’hui, ces petites boutiquières ne doutent plus de rien ! Elles sont d’une élégance !

Toutes ces dames regardèrent et, d’un œil clairvoyant, détaillèrent la toilette de la trop pimpante épicière, qui, ignorante de son méfait, marchait, solennelle comme une châsse, auprès de son mari en gants jaune blé, suivie d’une nourrice qui voiturait leur héritier.

Puis elles se répandirent en phrases convaincues sur les inconvénients de la confusion, chaque jour plus accentuée, des diverses classes de la société ; confusion à laquelle ne contribuaient point les habitants de Beaumont. Pour leur part, ils pratiquaient l’usage des lignes de démarcation infranchissables ; la noblesse demeurant soigneusement à l’écart de la bourgeoisie ; l’élément civil ne frayant point avec l’élément militaire, et surtout avec le monde des commerçants, à moins que ceux-ci ne fussent de richesse notoire, ce qui, naturellement, leur ouvrait toutes les portes.

Mme Salbrice eut à ce propos quelques mots à l’emporte-pièce ; puis la conversation, ayant encore dévié, s’égara vers de nouveaux sujets, à savoir : les faits divers racontés dans les journaux de Paris, les nouvelles de Beaumont, morts, naissances, mariages en perspective ou accomplis, prix exorbitant des primeurs ; succès incontestable, — quoi que prétendissent les libres penseurs, — des sermons du P. Sidoine, au mois de Marie.

Mais, ici, un jeune officier ayant passé, — de très haute mine sous son dolman bleu clair, — Mme Salbrice déclara que ce M. de… avait une conduite déplorable ! Elle le savait pertinemment (c’était son mot). Et comme tout le groupe féminin tendait l’oreille avec curiosité, Mme Salbrice voulut bien confier à ses « amies » l’aventure tout simplement « scandaleuse » dont M. de… avait été le héros, ainsi que le lui avait raconté une personne autorisée ; ce qui eut pour effet d’amener des exclamations de vertueuse indignation de la part de la commandante, en particulier. Cécile, seule, prit bravement la défense du jeune chasseur, camarade de son mari, au risque de s’attirer les foudres de Mme Salbrice. Mais elle interrompit son plaidoyer en voyant apparaître le lieutenant en compagnie du docteur Paul.

— Ah ! enfin ! dit-elle, essayant de prendre un air fâché. — Mais ses yeux ravis parlaient malgré elle. — C’est gentil, Édouard, de me laisser ainsi ! Monsieur Paul, il est bien heureux que vous me le rameniez, sans quoi, il m’aurait abandonnée toute l’après-midi !

— C’est que je te savais en trop bonne compagnie pour t’ennuyer de moi ! fit le lieutenant très aimable, s’asseyant auprès d’elle. Et puis tu écoutais la musique.

— Elle est, en effet, délicieuse à écouter… Juges-en !

Et Cécile éclata de rire, voyant son mari froncer les sourcils au bruit aigrelet d’une polka, jouée par les seize clarinettes municipales.

— Monsieur Paul, cette harmonie vous fait fuir ?… Vous ne restez pas ? ajouta-t-elle, voyant que le jeune homme demeurait debout, contemplant le groupe des dames d’un œil peu ravi. Ne vous sauvez pas si vite. Le concert va finir. Nous attendons Agnès et nous partirons avec elle.

— Mlle Vésale va venir ? interrogea-t-il ; et il prit une chaise.

La commandante expliqua, très gracieuse :

— Elle est allée avec son père voir les premiers préparatifs de l’Exposition d’horticulture. Elle ne peut tarder maintenant.

Le docteur s’inclina et dit de sa voix un peu rude :

— Je crois que cette Exposition sera fort agréable. Elle coïncidera, paraît-il, avec la conférence d’André Morère. Nous allons donc entendre à Beaumont la bonne parole ! Car j’aime à croire que M. Morère traitera son public de Beaumont comme il a traité les étudiants, et non comme ses lecteurs et spectateurs parisiens, réservant à ceux-ci le piment.

La commandante regarda le jeune homme, cherchant à le comprendre. Elle qui lisait tout juste l’ Écho de Beaumont et les Annales des Missions n’avait pas la moindre idée du bagage littéraire d’André Morère, dont elle ignorait même le nom avant la fameuse conférence ; et, à tout hasard, elle répliqua doctement :

— M. Morère ne dira, soyez-en sûr, que d’excellentes choses, ainsi qu’il en a dit chez la marquise de Bitray… D’ailleurs, mon mari aura l’occasion d’aborder cette question avec lui, puisque nous attendons sa visite… C’est un homme très sérieux, d’une grande hauteur de pensée et de sentiment ! Le commandant l’apprécie beaucoup.

M. Paul eut un geste vague — doute ou approbation, — tandis que Mme Salbrice s’exclamait :

— Eh ! docteur, prenez garde ! Ne touchez pas à la reine !… Ah ! voilà notre petite Agnès… Je suis curieuse de savoir son opinion sur l’illustre Morère !

Agnès arrivait, en effet, toute fraîche dans sa robe de batiste à fines raies bleu pâle et blanches, marchant entre son père et le vieux M. Detreilles, une des gloires de Beaumont, tant il promenait alertement ses quatre-vingts ans partout où il trouvait quelque chose à voir. Pour l’instant, il était ravi de la seule perspective de l’Exposition d’horticulture et se mit à en raconter les merveilles futures, tout en s’excusant d’en avoir si longuement entretenu Mlle Agnès, au risque de l’ennuyer.

— Mais ne croyez pas cela, protesta-t-elle tout de suite avec son limpide sourire, j’aime trop les fleurs pour me lasser jamais d’en entendre parler !

— C’est trop juste. Cette petite affectionne ses sœurs… Rien de plus naturel ! déclara Mme Salbrice, qui avait une sympathie particulière pour la jeune fille. Et maintenant, faites-moi donc la grâce, Agnès, ma mie, de me dire comment votre jeune sagesse juge André Morère ?

Le blanc visage se rosa jusqu’à la racine des cheveux, ce qui fit passer une ombre sur les traits sévères du docteur Paul. Et un imperceptible frémissement tremblait dans sa voix quand elle répondit, très simple :

— Je suis trop ignorante pour me permettre de donner mon opinion sur M. Morère. Mais j’ai trouvé sa conférence trop courte !

— Tiens…, tiens…, voyez-vous cela !… un vrai charmeur alors qu’André Morère ! Mesdames, méfions-nous.

Là-dessus, le commandant, sans remarquer les signes de sa femme, les sourcils froncés du docteur, la mine un peu assombrie de Mme Darcel, recommença son éternel dithyrambe en l’honneur d’André Morère. Toutes les dames répétèrent les phrases déjà faites sur lui, tandis qu’Agnès répondait aux questions de « mon fils Paul » sur l’Exposition d’horticulture ; et la conversation aurait pu se poursuivre longtemps ainsi, avec la même parfaite monotonie, si l’harmonie municipale n’avait enfin clos son concert par une suite d’accords retentissants… Il y eut alors échange de saluts, de paroles aimables, de sourires à l’avenant, et le groupe sympathique se dispersa lentement, le docteur Paul accompagnant sa mère, après s’être incliné très bas devant la petite Agnès.

Celle-ci revenait au logis, marchant devant sa mère, auprès de Cécile, sans s’apercevoir que son amie l’observait ; et elle tressaillit quand la jeune femme, à brûle-pourpoint, lui demanda :

— Qu’est-ce que tu as, Agnès ?

— Ce que j’ai ?… mais rien…

Elle levait, étonnée, vers Mme Auclerc ses yeux où, cependant, flottait peut-être le reflet d’un rêve.

— Si ! tu as quelque chose… Tu as un air de jeune fille qui songe à son amoureux.

— Oh ! Cécile ! fit Agnès, scandalisée, les joues tout de suite brûlantes.

— Allons, petite fille, ne rougissez pas pour cela… Il est vrai que les couleurs vous vont très bien. Depuis quelque temps, tu es jolie comme un Amour… J’ai presque envie de dire comme une petite fiancée !

— Cécile, je t’en prie…

— Alors tu ne veux rien me dire ?

D’une voix plus lente, Agnès fit :

— Mais je n’ai rien à te dire…

— Ah ! vilaine mystérieuse ! Tu crois donc que je ne m’aperçois pas de la conquête que tu as faite !

— Une conquête ? Moi !!!

— Voyons, Agnès, il est impossible que tu ne te sois pas aperçue que tu étais en train d’apprivoiser tout à fait « mon fils Paul » ?

— Je l’apprivoise ! répéta-t-elle, saisie ; et dans sa surprise, il y avait une déception.

— Dame !… ça m’en a tout l’air… J’imagine que ce n’est pas pour mes beaux yeux qu’il a daigné, tout à l’heure, s’asseoir parmi nous à la musique, lui qui déteste les papotages féminins, comme il dit.

— C’est justement pourquoi, Cécile, il ne peut faire attention à moi !

Quelle idée avait Cécile de l’entretenir de ce docteur Paul, dont elle se souciait autant que des vieilles neiges…

— Mais, petite Agnès, il n’a pas l’air de s’ennuyer du tout quand il t’écoute parler, et il cause avec toi comme avec aucune autre jeune fille à Beaumont !

Naïve, elle questionna :

— Alors, je ne suis donc pas trop ennuyeuse ?

— Mais pas trop ! répéta Cécile en riant. Quand tu consens à sortir de ta coquille, petite perle, personne ne s’en plaint !

Agnès ne répondit pas. Elle ne songeait pas au docteur Paul, mais à un autre qui, à Paris, avait paru très volontiers causer avec elle. Et une sensation de joie lui traversa le cœur… Hésitante, elle interrogea encore :

— Alors, vraiment, Cécile, tu crois que… même un homme sérieux…, bien supérieur aux autres…, peut faire un peu attention à moi ?

— Oui, je crois la chose possible ! répliqua Cécile, rieuse.

Agnès continuait de son même accent, les joues plus roses encore :

— Alors… quand on plaît à quelqu’un, ce quelqu’un-là vous écoute causer, vous regarde avec des yeux qui lisent en vous !…

— Justement… Ah ! la maligne enfant ! Comme elle sait reconnaître les symptômes significatifs… Tu as très bien deviné, Agnès. Les hommes animés de bonnes intentions au sujet des jeunes personnes telles que toi commencent par les regarder, par les écouter, puis leur parler, et pour finir…, ils les épousent !!!

— Tais-toi, Cécile, oh ! tais-toi !

Le mot jaillit de ses lèvres tellement pareil à un cri que son amie la regarda étonnée, et que la commandante gronda mécontente :

— Eh bien, qu’est-ce donc qui te prend, Agnès ?

— Elle proteste parce que je la taquine ! expliqua Cécile en hâte, pour détourner de son amie la semonce déjà toute prête dans le cerveau de la commandante.

Celle-ci, d’ailleurs, n’insista pas, et Cécile, sans crainte d’être entendue, put glisser à l’oreille d’Agnès une affectueuse question :

— Tu ne m’en veux pas ?…

— Oh ! non, pas du tout !

Et une telle lumière luisait dans les prunelles bleues, que Cécile partit sûre de n’avoir fait nulle peine à sa petite amie.

Ah ! non certes, Agnès n’en voulait pas à la jeune femme. Au contraire même, avec une bizarre impression de reconnaissance, elle songeait encore à ses paroles, un peu plus tard, quand sa mère lui ayant donné toute liberté, elle descendit dans le jardin dont la solitude l’attirait.

Lentement, le soleil s’effaçait derrière les cimes verdoyantes des arbres qui fermaient l’horizon. Un reflet rose emplissait l’infini clair à travers lequel se dressait la flèche ajourée de la cathédrale ; et ce même reflet charmant baignait les allées droites, poudrées de sable, les bordures de buis soigneusement taillées, les plates-bandes fleuries, distillant leurs parfums dans la brise chaude. Agnès s’assit à sa place favorite, dans le repli discret d’une allée d’où la vue s’allongeait loin vers les perspectives riantes des massifs ; et, n’ouvrant pas son livre, elle demeura doucement songeuse, son regard de petite vierge perdu dans le bleu mourant du ciel où flottait la forme neigeuse d’un frêle nuage.

— Ah ! qu’il fait bon ! murmura-t-elle.

Vraiment, jamais comme cette année elle n’avait joui du renouveau, de ce rayonnement qu’il épandait sur toute chose, et qui semblait avoir pénétré en elle-même pour illuminer un rêve mystérieux et tout blanc qu’elle n’eût pu préciser, qu’elle ne s’avouait pas, mais qui lui faisait l’âme divinement légère, joyeuse, ouverte à toutes les tendresses… Jamais elle n’avait trouvé plus belles les nuits de mai, dont elle pouvait contempler la splendeur paisible quand elle sortait chaque soir pour aller, avec sa mère, assister à l’office du mois de Marie. Oh ! cette cérémonie quotidienne, comme elle en aimait le retour !… Tandis que sa mère causait avec des amies, elle marchait, la pensée errante, les yeux attirés par les profondeurs bleues du ciel obscurci ; sentant, avec toutes les fibres de son être jeune, la poésie de ces nuits tièdes où flambaient d’innombrables étoiles ; prenant un plaisir d’enfant à voir une blanche clarté de lune monter peu à peu derrière les sombres masses des maisons, alors dessinées d’un trait plus net ; derrière les cimes onduleuses des arbres, dont les têtes feuillues dominaient les murs des jardins bien clos.

A aucune époque de sa vie, non plus, même dans ses moments de plus grande ferveur religieuse, il ne lui avait paru aussi facile d’être douce et bonne, docile à obéir aux ordres multiples de sa mère. A aucune époque, elle n’avait été plus ardemment pieuse. Durant l’office, de toute son âme, elle priait afin que tous fussent heureux, comme elle l’était elle-même. Elle priait pour les êtres qui lui étaient chers, pour ceux qui goûtaient aux joies humaines ; et, plus longuement encore, pour les autres auxquels la vie était lourde et cruelle. Et, songeant à ceux-là, elle priait pour l’étranger qui, à Paris, venait de lui apprendre à aimer les créatures humaines, non plus seulement d’une affection lointaine, par devoir, pour obéir au précepte divin, mais à les aimer avec une pitié sincère, frémissante et chaude, à leur donner vraiment quelque chose d’elle-même dans son aumône.

Elle priait pour lui sans démêler qu’elle trouvait une douceur à le nommer devant Dieu ; sans s’apercevoir aussi qu’il était singulièrement entré dans sa vie.

Comment l’eût-elle oublié ? A tout instant, elle entendait parler de lui. Quand, l’office terminé, elle sortait de la cathédrale, un peu grisée d’odeurs d’encens, et revenait aux côtés de sa mère et de quelques amies de celle-ci, elle entendait inévitablement tomber d’une bouche ou d’une autre le nom de cet André Morère, dont la venue prochaine occupait si fort les habitants de Beaumont.

— Il ne tardera pas à arriver… Vous verrez, c’est un homme charmant…, et de tant de valeur ! si bien pensant !

Et la conversation s’élevait ainsi, sans cesse ramenée vers le même sujet, troublant le calme des rues désertes, jetant à toute minute, à l’oreille d’Agnès, un nom qu’elle n’eût pas oublié, quand même nul ne l’aurait prononcé devant elle…

Combien il avait été aimable et bon pour elle, humble petite fille, cet étranger qui était célèbre et que tous reconnaissaient un homme supérieur !

Voici que maintenant, dans le silence du jardin où montaient les brumes bleues du crépuscule, elle égrenait de nouveau les souvenirs de son séjour à Paris, depuis l’après-midi où elle l’avait rencontré la première fois… D’abord le hall superbe où il allait parler, la foule élégante du public, et, plus belle qu’aucune des autres femmes présentes, une jeune femme blonde, habillée de gris, qui causait en riant, la main appuyée sur la pomme de Saxe de son ombrelle… Ensuite, c’était son entrée à lui…

Mais aujourd’hui, Agnès ne pouvait plus le revoir tel qu’il lui était apparu ce jour-là, très loin d’elle, de par son intelligence, sa célébrité, la souveraine autorité que son talent lui donnait sur le public… Maintenant, chose bizarre ! il était devenu pour elle presque un ami très indulgent, à qui elle ne redoutait point de laisser un peu pénétrer sa pensée.

En fermant les yeux pour mieux regarder dans son souvenir, elle le revoyait parlant à cette brillante société qui faisait un silence absolu pour suivre la haute envolée de son esprit. Elle l’entendait encore prononcer les mots qui venaient tomber dans son âme, à elle, toute frémissante de compassion, devant cette évocation des misères de la pauvre humanité. Elle entendait l’accent de sa voix chaude où vibrait parfois une sourde mélancolie…

Et cette voix charmeuse s’était élevée pour elle seule, la petite Agnès, durant cette soirée à l’Opéra, restée dans sa mémoire pareille à un plaisir de rêve que deux images pourtant troublaient un peu : André Morère dans la loge de Mme Villerson, penché vers la nuque dorée de la jeune femme, lui parlant de tout près… Et plus tard, lui encore, mettant, avec un soin délicat, la pelisse soyeuse sur les belles épaules nues dont le seul souvenir envoyait une flambée pourpre aux joues d’Agnès.

Et, même en cette minute où la vision fugitive l’effleurait, elle agita la tête d’un mouvement vif comme pour la chasser bien loin… Elle voulait se rappeler seulement leur première causerie le même soir…, et surtout, elle souhaitait revivre cette visite qu’elle avait faite chez sa mère, à lui, où le commandant l’avait conduite, afin de remplir sa promesse à la veuve d’un ami.

Mme Vésale, toute à ses courses, avait absolument refusé d’aller, comme elle le disait, perdre son temps en visite, jugeant beaucoup plus utile de poursuivre la série de ses achats ; et Agnès était partie seule avec son père pour Auteuil, où Mme Morère habitait un paisible petit hôtel ayant un air de maison de province, grâce au jardin très fleuri qui le séparait de la rue silencieuse, autant que les rues mêmes de Beaumont.

A l’avance, Agnès se sentait très intimidée à l’idée de faire cette nouvelle connaissance ; et son cœur battait vite dans sa poitrine, quand, guidée par un valet de chambre, elle avait, auprès de son père, traversé un vestibule meublé de vieux bahuts sculptés supportant des faïences bizarres ; de sièges pareils aux stalles du chœur de la cathédrale ; les murs tendus d’une tapisserie à grands ramages d’un ton doucement éteint…

Puis une portière avait été soulevée devant elle, et, dans un petit salon, meublé comme au siècle dernier, ouvrant sur le jardin, elle avait vu se lever, pour les recevoir, une vieille dame, mince et pâle, qui avait un air charmant d’aïeule sous ses cheveux blancs voilés de dentelle. Et tout de suite, Agnès s’était sentie rassurée et séduite par le sourire très doux des lèvres à peine rosées dans la pâleur ivoirine du visage, par le regard bienveillant des yeux gris, un peu mélancoliques, par le geste accueillant avec lequel la vieille dame lui avait tendu sa main fine, à peine ridée, tandis que le commandant présentait : « Ma fille ! »

Sans embarras aucun, vraiment, elle avait causé avec cette femme si aimable et si simple, qui avait le même son de voix que son fils, mais féminisé, moins vibrant, voilé même par instants, quand la conversation effleurait quelque souvenir du passé… Et, comme elle en était fière, de son fils, parlant de lui avec une joie attendrie, sans dissimuler qu’elle était heureuse de le voir jugé aussi favorablement par un vieil ami de son père ; racontant son caractère, ses goûts, ses habitudes, en menus détails qui étaient autant d’éloges, — oubliant le sourd regret qu’il lui donnait en écrivant parfois des livres et des pièces dont elle condamnait, de toutes ses forces, les hardiesses…

Et Agnès l’écoutait, tout ensemble surprise et charmée d’entrevoir quelque chose de la vie intime de cet homme que sa jeune pensée plaçait si haut. A entendre ainsi parler familièrement d’André Morère, elle se sentait rapprochée de lui, elle simple petite fille, et elle en éprouvait une sorte de plaisir singulier. Elle écoutait, les yeux arrêtés sur un portrait de lui, posé sur la cheminée devant elle ; un portrait si vivant que, par instants, elle croyait réellement sentir tomber sur elle le regard de ses yeux pénétrants faits pour lire dans les âmes. Il était représenté debout, les bras croisés sur sa poitrine, sa tête intelligente et nerveuse rejetée un peu en arrière, de ce mouvement dominateur qu’il avait quand il parlait…

Et c’était de cet homme, si puissant sur la pensée de ses contemporains, que la vieille dame, aux manières de marquise, disait au commandant, un sourire attendri flottant sur ses lèvres fanées :

— Vous ne pouvez vous imaginer ce qu’il est attentif pour moi ! Sachant combien il est recherché, occupé, absorbé par ses travaux, par ses amis, par le monde, je lui suis reconnaissante de ne pas négliger sa vieille mère, de ne pas lui échapper complètement ! Bien entendu, il a un pied-à-terre à Paris, car il lui serait trop incommode de rentrer toujours ici, où nous sommes bien loin du centre. Mais, régulièrement, chaque jour, j’ai sa visite, une vraie visite ! pour moi seule ! Je l’attends même d’un moment à l’autre… Sachant que je vous espérais, il m’a dit qu’il serait ici à l’heure que vous m’aviez indiquée, car il tenait à présenter ses hommages à mademoiselle et à vous parler, commandant.

Comme en cette minute Agnès revoyait nettement la vieille dame disant ces choses de sa voix fine, tout en caressant d’un geste distrait son anneau nuptial ! Et il lui semblait l’entendre répondre à une réflexion du commandant :

— Oui, certes, c’est mon désir de voir mon fils marié… Et cependant je n’ose le presser… Dans le milieu très parisien où il vit, il rencontrerait si difficilement la belle-fille de mes rêves… C’est que j’ai grandi en province ; j’y ai longtemps vécu par suite de la carrière de mon mari, et je ne puis m’habituer au genre de la plupart des jeunes Parisiennes. Ce qui me rassure un peu, c’est qu’André sait à merveille reconnaître les vraies jeunes filles et leur rendre hommage. J’ai été heureuse de le constater, quand il m’a parlé de votre fille, commandant.

Oh ! ces phrases, combien elles étaient demeurées gravées dans la mémoire d’Agnès, dont les joues se rosaient à leur souvenir comme elles s’étaient rosées dans le petit salon tendu de vieille soie à bouquets !

Et à ce moment même, lui , André Morère, était entré, la saluant avec une courtoisie d’homme du monde, qui était pour elle une révélation ; témoignant à sa mère une sollicitude affectueuse, et se mettant, avec une bonne grâce entière, à la disposition du commandant pour prendre avec lui des arrangements au sujet de la fameuse conférence de Beaumont. Mme Morère, alors, avait offert à Agnès de venir, pendant que les hommes causaient, visiter son petit jardin… Un jardin charmant, dessiné et fleuri pour un goût d’artiste, et qui avait paru délicieux à Agnès, au moment surtout où son père et André Morère les y avaient rejointes…

Et alors voici que lui était venu se placer auprès d’elle, pour lui faire, disait-il, connaître leur modeste domaine… Tout en suivant les allées blondes de sable, il s’était pris à causer avec elle, ainsi qu’à l’Opéra, lui reparlant même de ce Roméo et de cette Juliette dont l’histoire la troublait toujours un peu, si bien que, par scrupule de conscience, elle n’osait trop se permettre d’y penser… Puis il l’avait interrogée sur les impressions de son séjour à Paris, l’étonnant par la rapidité avec laquelle il pénétrait sa pensée, presque avant qu’elle l’eût exprimée, et démêlait les idées, même confuses, qu’éveillaient en elle les gens et les choses. Il l’avait fait parler de son couvent, des amies qu’elle y avait eues, des livres qu’elle avait lus, voulant savoir pourquoi les uns et les autres l’attiraient ou lui déplaisaient ; provoquant ses récits d’un mot discret, mais sûr, l’écoutant avec une attention dont elle était confuse et heureuse. — N’était-elle pas incapable, la petite Agnès, de démêler que sa pensée et son âme immaculées étaient un régal sans prix pour un insatiable observateur tel qu’André Morère…

Maintenant quand elle repensait, — comme en ce moment, — à leur conversation, elle se demandait comment elle avait osé causer aussi familièrement avec cet inconnu, lui ouvrir avec une pareille spontanéité joyeuse l’intimité de son être moral dont elle était si jalouse… Peut-être qu’il l’avait trouvée très hardie, mal élevée, autant que ces jeunes filles de Paris que sa mère blâmait ?… Mais non pourtant, elle ne pouvait croire cela ! S’il avait eu d’elle une semblable idée, il se serait montré autre. Il n’aurait pas longuement causé avec elle, l’enveloppant d’un sourire d’ami, de ce regard qu’elle avait plusieurs fois rencontré et qu’elle ne pouvait oublier.

Et Cécile venait de lui dire que les hommes étaient ainsi quand…

Elle n’acheva pas. Ses lèvres n’osaient répéter les dernières paroles de la jeune femme. Mais elles éveillaient dans son cœur de dix-huit ans une musique divine dont elle entendait l’écho à travers le murmure caressant de son jeune rêve…

V

— A quelle heure, Charles, arrive tantôt M. Morère ? demanda la commandante à son mari qui s’apprêtait à conduire ses chiens faire leur promenade de chaque matin.

— Par le train de deux heures trente. J’irai l’attendre à la gare.

— Et vous reviendrez ici tout de suite ?

— Je ne sais. Ce sera comme il le préférera. Ne faisant à Beaumont qu’une simple apparition, il voudra peut-être voir tout de suite ces messieurs du Comité pour s’entendre avec eux. Sa chambre sera prête, n’est-ce pas, Sophie, au cas où il se déciderait à coucher ici ?

Mme Vésale eut un léger haussement d’épaules devant l’inutilité de cette question.

— Quelle demande !… Mais naturellement la chambre de M. Morère est toute disposée pour qu’il s’y trouve le mieux possible, s’il a la sagesse de renoncer à prendre un train du soir ! Ce serait beaucoup mieux de toutes les façons… Mais ces jeunes gens ont parfois des idées si bizarres !… Dieu merci, nos chambres de province valent leurs chambres de Paris ! Enfin !!! Puisque tu sors ce matin, Charles, veux-tu dire en passant au pâtissier qu’il n’oublie pas de m’envoyer pour dix heures les trois douzaines de briochettes que je lui ai commandées.

M. Vésale dressa la tête tout surpris :

— Trois douzaines de briochettes ! Tu prends donc Morère pour Gargantua lui-même ! Nous serons étouffés, s’il nous faut engloutir à quatre une pareille abondance de gâteaux.

La commandante prit son temps ; puis, très posément, elle déclara :

— Sois tranquille. Nous ne courons aucun risque de ce genre, car nous ne serons pas seuls ce soir avec M. Morère… J’ai fait quelques invitations à dîner.

— Comment, des invitations !!! Ah çà, Sophie, que diantre me racontes-tu là ? Tu fais maintenant des invitations sans m’en prévenir ?… C’est incroyable, ma parole, ce sans-gêne des femmes ! Et des invitations justement un soir où je désirais être du libre de causer !… Non…, mais… c’est inouï !!! Sans compter que j’aurais, moi, joué un personnage idiot si j’avais rencontré l’un des fameux invités dont j’ignore même les noms !

Le commandant était tout rouge, et, d’un pas agité, il arpenta la galerie vitrée, enveloppant d’un coup d’œil courroucé les innocents massifs du jardin. Mme Vésale, en femme d’expérience, sûre de son triomphe définitif, laissait passer, sans obstacle, le gros de l’averse. Et, de sa voix nette, elle déclara, les sourcils froncés :

— Quand tu voudras bien te calmer, Charles, je te donnerai les motifs de ma conduite. J’ai demandé à quelques amis de venir ce soir, parce que j’ai jugé qu’il serait beaucoup plus agréable à M. Morère de ne pas se trouver réduit à notre seule société et, en même temps, beaucoup plus poli pour nos amis de les faire profiter de la présence de M. Morère.

— Et tu te figures qu’il sera charmé d’être exhibé à la façon d’un animal curieux et qu’il trouvera le moindre plaisir à écouter vos histoires de femmes, qui rendent impossible toute conversation sérieuse !

La bouche de la commandante se pinça. Elle commençait à trouver que son mari outrepassait le droit d’exprimer son sentiment, et, très rouge à son tour, elle riposta :

— Tu ferais mieux, Charles, d’avouer sincèrement que tu voulais accaparer M. Morère, le garder en égoïste pour toi seul ! Ce n’est pas pour une autre raison que tu fulmines depuis dix minutes !

Le commandant, cette fois, ne répondit pas, Mme Vésale devinait juste. Il aurait de beaucoup préféré jouir paisiblement de la présence fugitive d’André Morère à Beaumont ; et si sa femme lui eût annoncé à l’avance de ses projets d’invitation, il y eût répondu par un veto très net. C’est pourquoi elle s’était bien gardée de lui en dire un mot. Très flattée de recevoir un « homme célèbre », comme elle appelait Morère en son for intérieur, elle tenait à ce que cet homme célèbre fût vu chez elle, mais par un petit cercle choisi qui ferait des jaloux, étant donnée la curiosité de la société de Beaumont à l’égard du conférencier annoncé.

Et, triomphante devant le silence du commandant, elle continua, redevenue très maîtresse d’elle-même :

— J’ai invité Cécile et son mari ; le docteur, sa femme et M. Paul…

— Et le ménage Salbrice ? dit le commandant, dont l’irritation s’apaisait devant l’inévitable, à la façon d’un orage qui s’éloigne.

— Non, pas les Salbrice…

— Madame sera furieuse !

Vertement Mme Vésale répliqua :

— Eh bien, tant pis !… Avec elle, on a toujours à craindre des mots malsonnants à tous égards, et elle a une conversation si libre, croyant de la sorte montrer son esprit, que je crains toujours ses paroles devant Agnès !

Le commandant ne discuta pas. Il était assez rigoriste par nature et ne prisait pas l’indépendance d’esprit et de langage de Mme Salbrice. Aussi laissa-t-il sa femme accomplir en paix la petite vengeance qu’elle exerçait contre la très curieuse Mme Salbrice. Il demanda seulement, presque de son accent habituel, tant il lui était impossible de rester longtemps courroucé :

— Où est Agnès ?

— Tu ne veux pas l’emmener promener les chiens avec toi ? j’imagine. J’ai besoin d’elle absolument pour m’aider dans les préparatifs de la réception de M. Morère. En ce moment, je l’ai envoyée s’assurer qu’Augustine choisissait bien les œufs les plus frais pour le gâteau qu’elle fait pour le dîner.

Puisqu’il s’agissait de bien recevoir André Morère, le commandant n’avait pas à protester ; il tourna sur ses talons sans un mot de plus, tourmentant sa moustache, victime habituelle de ses mécontentements, et s’en alla chercher les chiens dont Mme Vésale entendit presque aussitôt les aboiements sonores.

Un léger sourire de contentement flottait sur les lèvres de la commandante qui se félicitait d’avoir aussi bien manœuvré, cette fois encore, avec son seigneur et maître. A travers les rideaux, elle le vit s’arrêter devant l’office ; et, dans le cadre de la fenêtre, se montra aussitôt la blanche figure d’Agnès. Même, la jeune fille sortit pour aller l’embrasser ; et elle était si souriante, dans sa fraîcheur d’aurore, que sa mère en fut frappée. De plus en plus satisfaite, elle murmura entre ses dents :

— Agnès a décidément embelli d’une façon étonnante, ce printemps. Je comprends que le docteur Paul…

Elle acheva mentalement sa phrase, dont la conclusion paraissait lui être fort agréable, et s’en alla inspecter la chambre de son hôte.

Oh ! cette chambre ! sûrement, jamais André Morère n’avait dû en occuper une qui eût été davantage frottée, époussetée, préparée avec un soin plus minutieux ! Bien qu’il n’eût pas accepté de passer la nuit chez le commandant, sous la couverture du lit, faite d’une antique perse à grands ramages, s’allongeaient les draps fleurant l’iris, choisis parmi les plus beaux que possédât Mme Vésale, en toile d’une finesse merveilleuse et ourlés de broderies savantes. Aux fenêtres tombaient des rideaux de tulle décoré de riches arabesques, dont une Parisienne eût pu être jalouse…

Et, de haut en bas, les préparatifs étaient les mêmes dans toute la maison, qui, pour cette mémorable visite, avait été astiquée de plus belle, d’une façon qui eût fait l’admiration de Mme Morère, mais risquait de n’être pas appréciée à sa valeur par son illustre fils. Et cependant, nulle part il n’aurait pu voir cuivres plus reluisants, appartements et escaliers plus cirés, à tel point qu’il semblait dangereux de s’y aventurer.

Mais les petits pieds d’Agnès ne connaissaient point une pareille crainte, et, alertement, ils volaient sur la glace des parquets, le matin du jour solennel où André Morère allait honorer de sa présence la demeure du commandant Vésale. Autant que sa mère, vraiment, elle tenait à ce que la maison se fît très belle pour le recevoir, et elle s’y employait avec un entrain joyeux.

— Ah ! mademoiselle, en voilà bien des affaires pour ce Parisien ! marmotta, la voyant revenir du jardin, avec une moisson d’œillets splendides, le vieux domestique, baptisé du nom poétique de Zéphire, qui depuis vingt ans était au service du commandant.

Elle eut un petit rire léger :

— Mais, Zéphire, songez donc qu’il faut soutenir l’honneur de notre province !

— Bah ! mademoiselle, il n’est pas en danger, allez ! Notre Beaumont vaudra toujours mieux que leur Paris, un endroit plein d’assassins et d’anarchistes ! Au moins, à Beaumont, nous n’avons pas de cette engeance-là !

Mais Agnès était déjà loin, emportant la gerbe odorante destinée à fleurir le salon.

« C’est aujourd’hui qu’il vient !… » Ç’avait été la première idée, jaillie au réveil, de sa pensée flottante, alors qu’elle demeurait la tête abandonnée sur l’oreiller, les paupières closes encore à la triomphante clarté du jour qui trouait l’ombre blanche des rideaux. Et elle avait tressailli délicieusement, sans nul trouble dans sa pureté d’enfant, heureuse qu’il vînt ; si heureuse même que ses lèvres n’en disaient rien, car, d’instinct, elle enfermait en elle ses impressions les plus précieuses.

« Il va arriver !… » Pendant qu’elle allait et venait dans la maison pour exécuter les ordres de sa mère, ces trois mots bourdonnaient sans relâche à son oreille avec une sonorité joyeuse d’ Alleluia , transfigurant si bien pour elle le monde extérieur, qu’elle ne s’aperçut pas même de l’absence de soleil au ciel, jusqu’au moment où elle entendit Zéphire remarquer « qu’il pourrait bien pleuvoir pour l’arrivée du monsieur de Paris » !

Alors, elle demanda naïvement :

— Pleuvoir ? Pourquoi pleuvrait-il ?

— Mais parce que le temps est couvert, mademoiselle. Regardez-le.

Oui, c’était vrai, il était d’un gris doux et humide, alors qu’Agnès l’aurait voulu baigné de lumière, comme l’était son âme…

Mais le ciel favorisait ses désirs, car un premier rayon dispersa les brumes mélancoliques qui erraient sur Beaumont, à l’heure même où le commandant allait à la gare au-devant de son hôte.

Il avait dit :

— Je vous le ramènerai sans doute pour qu’il dépose son bagage ici. Ensuite, il ira voir ces messieurs au Comité de la conférence, afin de prendre avec eux les derniers arrangements.

Mais, pour une raison ou une autre, ce programme ne pouvait être réalisé, car ni le commandant ni André Morère ne parurent à l’heure indiquée. Si bien que Mme Vésale, qui était tout le contraire de patiente, s’en alla, lasse d’attendre, faire des courses, emmenant Agnès, qui, tout bas, eût bien préféré rester paisiblement au logis. Quand elles revinrent, ni le commandant ni son hôte ne s’étaient encore montrés, quoique André Morère fût arrivé par le train convenu ; Mme Vésale l’avait su dans la ville, le pâtissier ayant vu passer le commandant Vésale avec un monsieur étranger. Mais au moment même où elle commençait à déclarer que son mari se moquait d’elle de la tenir ainsi en suspens, la sonnette d’entrée vibra… Puis, dans le vestibule, monta la voix sonore du commandant, à laquelle répondit une autre, d’un timbre plus grave, qui fit tressaillir Agnès… Ensuite ce furent des pas dans la galerie… Enfin la porte du salon s’ouvrit.

— Ah ! je commençais à désespérer de vous voir ! fit Mme Vésale, qui s’avançait avec le plus charmant sourire à la rencontre de son hôte.

Instinctivement, Agnès s’était levée aussi, son ouvrage glissé par terre, blanche comme un lis, un sourire palpitant sur ses lèvres et dans ses prunelles limpides. Enfin, elle était arrivée, la minute tant désirée tout bas !… Il était là, près d’elle, cet étranger entré mystérieusement dans sa jeune vie sans qu’elle en eût conscience. Et chose à peine croyable, il était là, dans leur maison, reçu comme un ami longtemps attendu. Il venait de s’incliner devant elle, serrant la main qu’elle lui avait tendue d’un geste machinal. Elle entendait parler sa mère, qui, selon l’ordinaire, se répandait en questions et en exclamations, voulant absolument que M. Morère prît quelque chose, quelques gouttes de malvoisie ou de madère, s’il préférait… Mais vaguement elle entendait leurs paroles, car une seule pensée bruissait dans tout son être :

— Il est là… C’est bien vrai… Je ne rêve pas…

Était-ce vrai aussi que, le commandant ayant parlé de conduire M. Morère visiter la cathédrale de Beaumont, peut-être la plus belle de France ! Mme Vésale déclarait aussitôt :

— Si tu veux, Charles, que M. Morère voie bien la cathédrale, il faut que tu emmènes Agnès afin de la lui faire visiter, car tu ne la fréquentes, hélas ! pas assez souvent pour la bien connaître. Ah ! monsieur Morère, vous qui êtes si éloquent, vous devriez bien engager mon mari à ne pas vivre ainsi en païen !

Certes, la petite Agnès était trop fervente chrétienne pour ne pas désirer de toutes ses forces que le commandant devînt un parfait catholique… Mais ce jour-là, elle entendit à peine le vœu de sa mère, et elle ne souhaitait nullement qu’André Morère entreprît sur-le-champ la conversion de son père, quand une demi-heure plus tard, elle se trouva sur le Cours de Beaumont, marchant entre lui et Morère, pour la grande curiosité des paisibles promeneurs qu’ils croisaient.

— Quel était donc cet étranger avec le commandant Vésale ?… Un Parisien ?… Peut-être bien un « prétendu » pour Mlle Agnès ?

— Mais non ! le conférencier attendu bientôt à Beaumont, expliquaient quelques personnes bien informées.

Et partout sur leur passage, c’étaient les mêmes investigations, les mêmes chuchotements, les mêmes coups d’œil chercheurs que le commandant ne remarquait même pas, tant il était absorbé, dans l’heure présente, par le seul plaisir de recevoir le jeune homme.

Ah ! combien elle semblait exquise à Agnès, cette heure présente, exquise comme la voûte ombreuse, pailletée de soleil, que faisaient, sur sa tête, les arbres du boulevard ; comme le bleu délicat du ciel et la douceur chaude de cette après-midi de juin… Eût-elle jamais osé même espérer qu’elle aurait ainsi André Morère presque tout à elle ! Il marchait à ses côtés. Rien qu’en tournant un peu la tête, elle apercevait son visage intelligent et pensif, l’éclair de ses yeux vifs. De même qu’à Paris, il causait avec elle si simplement qu’elle ne songeait pas du tout à sa grande réputation, la questionnant cette fois avec le même intérêt, qu’elle sentait bien réel, sur Beaumont et aussi sur la cathédrale, dont, à l’avance, il se faisait décrire par elle les beautés. Bien vite, il remarqua qu’elle les lui détaillait toute vibrante d’enthousiasme contenu, et, souriant, il dit :

— Comme vous aimez votre cathédrale !

Le commandant aussitôt s’exclama avec bonhomie :

— Si elle l’aime ! Dites plutôt qu’elle l’adore… Elle est bien douce, ma petite Agnès ; mais je crois que vous seriez capable de la transformer en une jeune lionne, si vous vous permettiez de critiquer même une aile de la cathédrale de Beaumont… comme Beaumont lui-même, d’ailleurs.

Gaiement, il dit :

— Ainsi, mademoiselle, Beaumont a votre cœur entier ?

— Oui, avoua-t-elle, tout de suite rougissante… C’est peut-être ridicule, mais je suis attachée à ses rues, à ses maisons, qui sont pour moi de vieilles amies ; qui me semblent, elles aussi, avoir un visage ! Je m’imagine qu’elles me reconnaissent au passage, et je me sens protégée par elles, qui m’ont vue toute petite.

— D’où je peux conclure que vous nous plaignez fort, nous autres Parisiens, qui ne pouvons, en général, être aussi privilégiés ?

— A Paris, je me sentirais perdue… Pour quelques amis, on a tant d’étrangers autour de soi ! Dans Beaumont, je me crois au milieu d’une grande famille !

— Oh ! la jolie chose que la jeunesse et les illusions ! n’est-ce pas, monsieur Morère ? remarqua au passage le commandant, sur qui la société de Beaumont ne produisait pas un effet aussi avantageux.

Mais Morère ne répondit pas à ces paroles, devinant Agnès interdite de la réflexion de son père. D’ailleurs, tous trois, ils débouchaient sur la grande place nue, où se dressait la basilique dans la splendeur de ses arches aériennes, de ses longues théories de saints gothiques, de ses clochetons, de ses sveltes ogives, sous le jet de sa flèche, véritable dentelle de pierre, de ses tours hautaines, d’où s’élançait, dans l’espace infini, l’essaim grimaçant des gargouilles.

— Ah ! mademoiselle, que je vous comprends d’avoir l’amour et la fierté de votre cathédrale ! fit Morère, trop sensible à toute beauté pour n’être pas enthousiasmé par cette superbe création des vieux siècles de foi.

Agnès eut dans les yeux un éclair ravi.

— N’est-ce pas qu’elle est admirable ?… Et si noble !… Quand j’étais enfant, elle m’inspirait tant de respect qu’il m’était impossible d’y demander moins que de très grandes grâces !

— Et maintenant ?

— Maintenant, j’y viens pour les petites comme pour les grandes.

— Avec la certitude d’être exaucée ? interrogea-t-il presque malgré lui, instinctivement confus de fouiller ainsi dans l’âme de cette enfant, qu’il prenait plaisir à étudier comme une délicate fleur humaine.

Mais, très simple, elle dit, vibrante d’une absolue confiance :

— Quand c’est pour mon bien, je suis toujours exaucée.

Il ne répondit pas, savourant, lui, le sceptique en vain altéré de foi, l’effleurement d’une vraie croyance. De nouveau, il la trouvait exquise, parce qu’elle incarnait un type à part, cette douce petite fille, façonnée par l’éducation religieuse et la vie de province ; dont la forme frêle et blonde semblait avoir été créée, non pour éveiller le désir, mais seulement pour envelopper l’âme immatérielle qui était vraiment tout son être ; une âme très simple et toute neuve, d’une délicieuse candeur, close à l’idée même du mal, ouverte spontanément à la compréhension des choses divines, faite pour ne goûter que les plus pures des tendresses humaines et aimer les joies très hautes du complet oubli de soi.

A sa suite, il venait de pénétrer dans la cathédrale, et, avec son sens d’artiste, il goûtait une véritable jouissance à la voir marcher d’un pas qui effleurait les dalles, sous la lumière adoucie tombée des antiques vitraux dans les chapelles gothiques où, sur les fresques naïves, se profilaient de jeunes saintes, sveltes et blanches comme elle. Ah ! qu’elle était bien en harmonie avec le temple austère et mystique qu’avaient élevé, des siècles auparavant, des êtres croyants comme elle, où étaient venues prier les vierges innocentes à qui elle ressemblait d’âme comme de visage…

Pieusement, au passage, elle venait de s’agenouiller devant un Christ miraculeux, émacié sous une longue robe couleur d’or, son œil limpide levé vers la statue qui se dressait dans le flamboiement des cierges.

Et tandis qu’il la contemplait, bouleversé d’un étrange sentiment d’envie, lui qui, tout bas, ne croyait même pas au bien qu’il prêchait, dans son cerveau amoureux des contrastes, jaillit soudain la pensée de ces femmes, de ces Parisiennes délicieusement perverses qu’il rencontrait chaque jour ; de celle-là surtout dont le blanc visage sous des cheveux de lumière, dont les yeux, le sourire, affolaient comme des caresses ; charmeuse indéchiffrable dont il adorait l’esprit autant que l’âme insaisissable et la forme charmante ; toujours désirée et toujours fuyante, qui cependant le possédait tout entier, aiguisant et endormant ses curiosités d’observateur, ébranlant tous ses nerfs par la seule évocation qu’il faisait d’elle une seconde… Et, analyste toujours, il se donna le plaisir de scruter l’abîme qui s’étendait entre cette exquise et troublante incarnation de l’être féminin et la petite fille blonde agenouillée à quelques pas de lui, ses mains jointes vers l’autel ; abîme que rien ne comblerait jamais, même quand l’enfant serait devenue femme, parce qu’elles différaient l’une de l’autre dans l’essence même de leurs deux natures.

Pensif, il laissait les minutes couler. Mais Agnès crut qu’il l’attendait ; et, un peu confuse, elle se leva vite, après un signe de croix. Alors ils reprirent leur marche.

De sa voix pure, assourdie par le respect du temple, elle lui expliquait, ne doutant guère de leur exactitude, les vieilles légendes que racontaient les bas-reliefs du chœur, d’une saisissante intensité de vie dans leur gaucherie naïve, et les boiseries ouvragées qui dominaient les stalles du Chapitre. Elle lui disait l’origine des précieux reliquaires, des statues couchées dans leur sommeil de bronze sur les pierres tombales… Et lui, le dilettante charmé, souhaitait autant qu’elle, l’innocente petite fille, que cette visite, pour tous deux inoubliable, ne s’achevât pas encore. Aussi, d’instinct, pour en prolonger la jouissance, ils allaient lentement, très lentement, s’arrêtant au moindre prétexte, sous les hautes voûtes envolées vers le ciel.

Mais le commandant n’était pas à l’unisson. Consciencieusement, il suivait sa fille et André, ajoutant des commentaires de sa façon aux paroles d’Agnès, donnant des chiffres quand Morère n’eût voulu que des impressions d’art ; disant qu’un Anglais avait offert son pesant d’or de l’ Enfant en marbre qui pleurait sur le tombeau du premier évêque de Beaumont, précisant le nombre de mètres de la flèche et des voûtes de la cathédrale… Il finissait par s’étonner de cette contemplation obstinée d’André Morère, jugeant, pour son compte, plus que suffisante la visite de la cathédrale. De plus, il se souvenait que Mme Vésale lui avait recommandé de ne pas garder Agnès trop longtemps, parce qu’elle avait besoin de sa fille… Aussi se décida-t-il à glisser enfin, un peu embarrassé :

— Si vous désirez, monsieur Morère, examiner encore un peu la cathédrale, je puis vous y laisser, tandis que j’irai reconduire Agnès que sa mère attend…

— Mais je suis tout à vos ordres, commandant, et confus de vous avoir ainsi retardé. Mademoiselle, veuillez me pardonner d’avoir autant abusé de votre bonne grâce… Mais votre cathédrale…

Et il appuya en souriant sur le mot votre .

— Mais votre cathédrale m’avait conquis à tel point, grâce à vous, qui avez si bien su me la faire comprendre, que j’en oubliais la notion de l’heure…

— Tant mieux, fit-elle doucement. Je suis aussi fière que contente de vous voir apprécier ainsi la cathédrale de Beaumont.

Contente ! Ah ! de quoi ne l’eût-elle pas été durant cette lumineuse après-midi, qui ne lui laissait que le seul regret de s’enfuir trop vite ?…

Rentrée au logis, pendant que le commandant infatigable infligeait à André Morère la visite de Beaumont, elle s’occupa allègrement des soins divers dont sa mère la chargeait, ravie de l’air de fête qu’avait le salon ; ravie du coup d’œil que présentait la salle à manger très éclairée et très fleurie, quand, un peu plus tard, les convives y pénétrèrent, après que Zéphire, solennel à souhait, eut annoncé : « Madame est servie. »

Très rouge, toute frémissante, « Madame » ressemblait à un général qui s’apprête à livrer une bataille décisive. Sa réputation de maîtresse de maison impeccable n’exigeait-elle pas que ce Parisien emportât un souvenir sans ombre de sa réception chez le commandant Vésale ? Dieu sait qu’elle avait fait tout son possible pour obtenir un pareil résultat ! Ses plus belles porcelaines, ses fragiles cristaux chiffrés, les réchauds de famille avaient vu le jour pour la circonstance, en même temps que les vieux vins remontés par le commandant, en personne, des profondeurs de la cave ; et elle-même avait veillé à ce qu’Augustine se surpassât en tant que cordon bleu.

Après avoir regardé la table, si élégamment servie, elle regarda les convives, satisfaite de voir les invitées féminines en grande toilette : Cécile, épanouie à son ordinaire, en sa robe de visites de noces ; la bonne Mme Darcel, très majestueuse, habillée de satin noir perlé de jais et aimable pour tous, en particulier pour Agnès… Puis les hommes, le docteur fort gai, le lieutenant Auclerc très décoratif dans son dolman bleu pâle ; « mon fils Paul », un peu sombre, mais causant beaucoup, toutefois, avec André Morère, qui remplissait au gré de tous son personnage d’homme célèbre.

— Il n’a pas l’air de s’ennuyer du tout ! remarqua Mme Vésale triomphante. Et si j’avais écouté Charles, pourtant, je l’aurais réduit à notre seule société !

Madame la commandante voyait très juste. André Morère ne s’ennuyait pas du tout. Il était d’esprit trop souple, trop avide de nouveau, pour ne pas profiter pleinement de son passage dans ce milieu provincial qu’il observait avec une attention amusée, étudiant les types divers réunis par hasard autour de lui, si différents, — les types féminins surtout, — de ceux qu’il observait chaque jour à Paris.

— Monsieur Morère, encore un peu de chaud-froid.

Et la commandante fit signe à Zéphire de présenter de nouveau le plat à son hôte. Un chef d’œuvre que ce chaud-froid ! Vraiment, André Morère était un peu agaçant de déguster avec cette inattention les plats choisis qu’on lui servait. Quel besoin avait-il d’entraîner ces messieurs vers toutes ces questions de socialisme, d’ouvriers, de politique, d’anarchie même, de discuter avec le docteur Paul les causes du pessimisme et, en même temps, de la démoralisation de tant d’individus dans toutes les classes, à l’heure présente ? N’imaginait-il pas aussi, maintenant, de se déclarer l’adversaire absolu de la peine capitale ? Elle bondit, oubliant, du coup, de faire les honneurs du chaud-froid :

— Comment, monsieur Morère, vous ne trouvez pas tout naturel qu’on fasse mourir ceux qui ont tué ? tous ces misérables anarchistes ?

— En un mot, qu’on pratique rigoureusement la peine du talion ? Mon Dieu, madame, si je ne craignais de vous scandaliser beaucoup, et mal à propos, je vous dirais que je ne trouve pas le procédé « très naturel », particulièrement quand il s’agit d’esprits faussés, exaltés, fanatisés, et qui, par suite, n’ont pas l’entière responsabilité de leurs actes. Ah ! savons-nous, mon Dieu, ce que nous aurions fait à leur place, dans leur condition, leur milieu, entraînés par toute sorte de circonstances, par mille influences diverses, par…, que sais-je ?

— Monsieur, lança gaiement Cécile, est-ce que par hasard vous seriez anarchiste ?

— Madame, je n’ai aucun droit de l’être… Je me contente de m’intéresser à ceux qui le sont pour chercher à les comprendre comme une manifestation… violente d’une pensée de notre époque, et l’une des plus graves ! J’avoue que je plains ces pauvres diables, quand ils sont sincères, et…, comment dirai-je pour ne choquer personne ? et je ne puis… mépriser le dévouement avec lequel ils se sacrifient à une cause mal comprise…

— Ce qui vous mène tout droit à l’indulgence envers eux, n’est-il pas vrai, monsieur ? conclut le docteur Paul. Mais ne croyez-vous pas que la société se trouverait assez mal de cette compassion pour ceux qui l’attaquent sans merci ? Un dilettante peut se la permettre, mais un homme politique doit s’en garder, car il a charge de vies ; et il lui faut songer d’abord au bien de tous, avant de se préoccuper du sort de quelques-uns, qui ont, eux-mêmes, préparé leur malheur. Avouez, monsieur, que si vous vous trouviez en présence d’une bête enragée qui fera le mal partout où elle passera, vous n’hésiteriez pas à la supprimer ?

Sur les lèvres d’André Morère passa son indéfinissable sourire, sceptique et imperceptiblement ironique.

— Il est probable, en effet, que je tuerais le chien enragé par nécessité, par raison… Mais j’ai toute sorte de préjugés ; et je n’en suis pas encore venu à considérer de même un homme, fût-il criminel, et un animal furieux qui m’attaque, poussé par un instinct aveugle et exaspéré, sans avoir conscience de son mouvement !

— Eh bien, monsieur, s’écria la commandante, je n’ai pas les mêmes préjugés que vous ! Et si j’étais quelque chose dans le gouvernement, je ferais arrêter tous les anarchistes ; je les enfermerais dans un endroit isolé, je lancerais une bombe au milieu d’eux, et, de la sorte, ils sauteraient comme ils ont fait sauter des innocents ! Alors nous serions tranquilles. Voilà mon opinion.

Des sourires répondirent à cette déclaration énergique de la commandante, qui, faute de pouvoir disperser les anarchistes aux quatre coins du ciel, éparpillait nerveusement ses petits pois sur son assiette.

Et la bonne Mme Darcel, un peu effrayée d’un moyen si radical, proposa aimablement :

— Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux les conduire tous dans une île déserte ?… Il doit y en avoir encore, de ces îles ! Là, ils ne pourraient faire mal à personne, et vivraient à leur goût !

— Ce serait, en effet, à merveille, approuva, au hasard, le lieutenant Auclerc qui était demeuré assez silencieux pendant la discussion, dont il trouvait le sujet trop austère pour son goût.

Et il finit, jugeant utile toutefois de faire acte de présence :

— Oui, l’idée est excellente, sans compter que ces intéressants personnages auraient ainsi tout le temps, dans leur île déserte, de déplorer les idées pernicieuses qui les y auraient conduits !… Car ils ne s’y amuseraient pas follement, sans aucune distraction, sans théâtre… Peut-être, du coup, se convertiraient-ils à des opinions plus saines…

— Mais cela pourrait très bien arriver ! fit doctement la commandante. S’il y a aujourd’hui tant de gens pervertis, même dans les classes supérieures, il faut s’en prendre…, monsieur Morère, excusez-moi…, à la détestable influence des romans et des pièces de théâtre que notre génération lit et voit représenter.

Mme Darcel s’exclama avec conviction :

— Oh ! oui ! vous dites bien vrai, chère madame. Mon fils Paul a beau me choisir mes livres, je n’en ouvre pas un sans y trouver l’occasion d’être scandalisée ! Aujourd’hui, une honnête femme ne peut plus lire de romans.

— Et pourquoi donc, madame ? interrogea Morère, une lueur amusée dans le regard.

— Mais, monsieur, parce que tous les auteurs, et surtout les meilleurs, ne savent mettre en scène que des héroïnes qu’on ne voudrait même pas coudoyer dans la rue ! Ce sont de vilaines personnes, quoique les romanciers aient l’immoralité de les dire charmantes ; aussi vilaines que les aventures qui leur arrivent !

— Ne croyez-vous pas, madame, que vous êtes un peu sévère ?

— Je ne pense pas, monsieur, fit Mme Darcel très convaincue… Enfin, par bonheur, des créatures comme celles-là sont bien rares, et existent surtout dans l’imagination des auteurs. Avouez-le, monsieur… Pour ma part, je suis déjà vieille pourtant ! je n’ai jamais rencontré de femme qui ressemblât à l’héroïne de votre dernière belle pièce que mon fils Paul vient de me donner à lire…

Une expression étrange passa dans les yeux du jeune homme.

— Ce sont un peu des êtres d’exception, en effet, que ces femmes-là, des… fleurs très rares…

— Dites des fleurs dangereuses, malsaines.

— Oui, dangereuses, vous avez raison, madame, je le trouve comme vous, tout en ajoutant humblement que ce sont aussi des fleurs adorables à respirer et telles qu’on n’en peut jamais oublier le parfum…

Il parlait d’un ton de badinage, mais sa voix avait des vibrations chaudes qui donnaient à son accent une sourde passion… Et soudain, dans la pensée d’Agnès, qui l’écoutait attentive, une image se dessina d’un seul trait, sans qu’elle sût pourquoi, celle de la belle Parisienne blonde auprès de qui elle l’avait vu chez la marquise de Bitray, et puis à l’Opéra.

— Enfin, monsieur, demandait Cécile, expliquez-moi ce que vous autres écrivains entendez par la « femme moderne », dont vous nous parlez sans cesse dans vos œuvres.

Il se mit à rire, et du même accent à la fois ironique et caressant, il dit :

— La femme moderne ?… Figurez-vous, madame, une créature que nos mères et grand’mères auraient, j’imagine, considérée comme un monstre, ni plus ni moins…; sceptique, de sensibilité très incertaine, pétrie de curiosités changeantes, fine, intelligente, tourmentée, coquette… Que vous dirai-je encore ? Une créature complexe et charmeuse… Un bibelot de luxe fait pour les raffinés, attirant, exquis et redoutable pour la faiblesse et l’inconséquence des pauvres hommes… C’est tout cela… et bien autre chose encore ! la « femme moderne »…, pour employer l’expression consacrée.

Cécile dut répondre par un mot drôle, car elle souleva le rire général des convives. Mais Agnès ne l’entendit pas, saisie de la bizarre certitude qu’en parlant comme il venait de le faire, il définissait la belle jeune femme qui ne ressemblait à aucune autre, et une angoisse sourde lui étreignit le cœur. Pourquoi ? Tout à l’heure, déjà, en entendant Morère causer avec son père et avec le docteur Paul, elle avait éprouvé une impression pareille, entrevoyant soudain, dans une lueur aveuglante, l’étendue de cette pensée d’homme ; ramenée à la conscience nette de ce qu’il était intellectuellement, comparé à elle, pauvre petite pensionnaire ! Tout à coup, elle ne retrouvait plus en lui l’André Morère qui, quelques heures plus tôt, marchait auprès d’elle dans la cathédrale et sous les arbres de Beaumont. Oh ! Dieu, est-ce qu’elle ne le reverrait plus ainsi ? Est-ce qu’elle ne l’aurait plus à elle, à elle seule, un instant même ?

Comme le dîner avait été long ! Enfin, voici pourtant qu’il s’achevait… Le champagne moussait dans les coupes transparentes, et le commandant, fidèle aux vieux usages, portait courtoisement un toast à la santé de son hôte… Lui, répondait en quelques mots non moins aimables, et les verres s’étant choqués à l’antique mode, Mme Vésale déclara, se levant de table :

— Nous allons laisser fumer ces messieurs.

Docilement, les dames la suivirent ; et seules entre elles, comme si nul autre sujet de conversation ne leur eût été possible, elles parlèrent d’André Morère, qu’elles appréciaient toutes très favorablement, mais dont, au fond, les idées et les opinions dérangeaient la routine de leurs jugements tout faits.

Seule, Agnès restait silencieuse, le regard distrait, indifférente au cercle formé autour de sa mère. Une mélancolie étrange l’envahissait, noyant lentement, mais avec une sûreté de flot qui monte, l’allégresse divine qui, tout le jour, l’avait faite si heureuse…

D’où venait-il donc, ce poids soudain et mystérieux qui lui oppressait le cœur et dont elle avait subi la première meurtrissure pendant le dîner ?… Était-ce donc d’avoir entendu Morère causer avec d’autres hommes d’une façon qui lui avait rappelé soudain sa supériorité reconnue qu’elle avait oubliée, tant il apportait de simplicité dans sa manière d’être avec elle ? Voici que, maintenant, elle s’étonnait d’avoir pu, même une minute, se croire digne d’attirer sérieusement l’attention d’un homme comme lui, dont à peine, de loin, elle était capable de suivre la pensée !

Et cette intuition brutale qu’elle venait d’avoir tout à coup d’une infinie distance morale entre eux, — infranchissable autant qu’un abîme, — se réveillait en elle, aiguë et douloureuse, lui donnant une envie folle de pleurer !… Sans savoir pourquoi, elle se revit tout à coup toute petite, sur le Cours de Beaumont, secouée de sanglots, regardant fuir dans l’espace bleu un léger ballon, couleur d’or, dont ses mains d’enfant avaient lâché le fil. Elle l’appelait naïvement, avec des mots suppliants, comme s’il pouvait l’entendre, lui épargner le chagrin de le perdre. Mais, insensible, il continuait de monter, devenant de seconde en seconde plus lointain, jusqu’au moment où ses yeux désespérés n’avaient même plus distingué la tache d’or qu’il faisait dans l’atmosphère transparente… Et, chose bizarre, en elle, après toutes ces années écoulées, se réveillait un sourd écho de son chagrin de petite fille voyant son trésor lui échapper. Était-ce donc qu’elle entre voyait confusément tout à coup que, aux grands comme aux petits, de précieuses bulles d’or échappent sans retour, leur laissant l’infinie tristesse des rêves irréparablement enfuis…

Qu’avait donc dit Cécile, que les hommes causent avec les seules femmes qui leur plaisent ? Avec elle, il avait causé… Il lui avait témoigné, en l’écoutant, un intérêt qui semblait vrai… Ah ! qu’elle se sentait donc loin de lui, séparée de lui par tout ce qu’il savait, pensait, aimait, par tant de choses qu’il connaissait et qu’elle ne connaissait pas et ne connaîtrait peut-être jamais !… Pourquoi ne ressemblait-elle pas, même un peu, à cette belle Mme de Villerson, qu’on disait si bien faite pour le comprendre et le charmer…

Une voix à son oreille la fit tressaillir :

— Eh bien, Agnès, à quoi rêves-tu, si grave ?

C’était Cécile, très gaie, les prunelles brillantes sous l’action combinée du champagne et de la conversation. Agnès eut un frêle sourire.

— Je ne rêve pas, je réfléchis à mon insignifiance.

— Ton insignifiance ?… Mais tu n’es pas du tout insignifiante !… Qu’est-ce que cette lubie ? Est-ce que, par hasard, tu serais jalouse ?…

— Jalouse, moi ? Et de qui ?

Encore cette vision de Mme de Villerson qui lui traversait l’esprit et la secouait d’un sourd frémissement.

— Je ne sais… Des femmes modernes qu’admire si fort, quoiqu’il ne l’avoue pas, le sage Morère lui-même… Vois-tu, ma petite chérie, il faut en prendre notre parti, nous ne pourrons jamais être à leur hauteur aux yeux de tous ces écrivains ! Mais comme, par bonheur, le monde n’est pas uniquement composé d’écrivains, nous n’avons pas à envier autrement leurs fameuses femmes modernes, qui pourraient bien ne pas valoir grand’chose, toutes séduisantes qu’elles sont !… Ah ! voilà ces messieurs qui reviennent… Ils ont enfin achevé de fumer.

Ils rentraient en effet ; et comme ni les uns ni les autres n’avaient le goût du jeu, la commandante, qui ne comprenait point qu’on pût passer son temps à causer, s’empressa de dire à Agnès :

— Mon enfant, joue-nous donc un peu de musique !

Pauvre petite Agnès ! Les bonnes Mères du Sacré-Cœur lui avaient donné de nombreux enseignements pour la conduite de la vie, mais elles ne l’avaient guère armée pour sortir avec succès des difficultés de la musique. Aussi une irrésistible protestation jaillit-elle de son cœur même, aux paroles de sa mère :

— Oh ! maman, tu sais bien que je joue trop mal pour me faire entendre !

— Mais non, mais non, tu ne joues pas mal… M. Morère, si c’est lui qui t’intimide, ne s’attend pas à te voir un talent égal à celui des Parisiennes qu’il connaît. Va vite au piano. Il n’y a rien de si ridicule qu’une jeune fille qui se fait prier.

Agnès, à l’accent de sa mère, se sentit vaincue. Comment, d’ailleurs, se dérober, quand tous se mêlaient d’insister ? Non pas lui , cependant, qui, après un mot de politesse, se taisait, ayant sans doute pitié d’elle…, ni le docteur Paul non plus… La lutte était tellement impossible, qu’elle s’assit au piano, et un silence lourd s’abattit sur le salon, d’autant plus absolu que le commandant ayant émis une réflexion, sa femme lui avait lancé d’un ton courroucé :

— Mais, Charles, ta fille va jouer !

Oui, il fallait bien qu’elle jouât. Sa main tremblante frappa une première note, qui résonna à son oreille autant qu’un formidable bruit au milieu du recueillement général. Alors une émotion folle l’envahit, paralysant son humble talent, brouillant les notes sous ses yeux, précipitant ses doigts nerveux, ne lui laissant plus que le seul irrésistible désir d’en finir à n’importe quel prix. Et les uns sur les autres, les sons se précipitaient, éperdus, haletants, comme l’enfant elle-même, qui était blanche jusqu’aux lèvres quand elle se leva, ayant fébrilement jeté au hasard ses derniers accords.

Des applaudissements cependant y répondirent, la plupart très sincères, car le goût musical était tout le contraire de développé dans le petit cercle de Mme Vésale. Mais que faisait à Agnès cette banale approbation ? Lui , André Morère, ne pouvait pas s’illusionner comme les autres… Et quel jugement il devait porter sur elle ! Une anxiété lui serra le cœur à cette pensée, si forte que ses paupières s’alourdirent de larmes contenues, qu’elle refoula bravement. Mais pourtant le courage lui manquait pour se mêler à la conversation, même pour écouter Cécile, qui, sans nul embarras, campée au piano, chantait à l’aventure un duo d’opérette avec le lieutenant, pourvu d’une voix aussi sonore que son talent était inexpérimenté… Pas plus, elle ne remarquait le regard sérieux du docteur Paul, attaché sur elle qui demeurait assise un peu à l’écart, dans l’embrasure de la fenêtre ouverte, le souffle de la nuit soulevant de petits cheveux autour de son jeune visage pâli, les yeux sans cesse attirés vers la pendule, dont les aiguilles lui semblaient avancer avec une rapidité dévorante… Près de dix heures et demie déjà !… A peine une demi-heure, André Morère avait encore à passer à Beaumont, chez le commandant…

Mais était-ce possible ? Un mouvement s’était opéré dans les groupes, parce que la commandante faisait offrir des sirops, et voici qu’il venait la chercher dans sa solitude, avec ce regard d’ami qu’elle trouvait si bon de sentir tomber sur elle…

— Mademoiselle Agnès, je vais, je crois, vous paraître bien indiscret… Mais ne pensez-vous pas que vous abusez un peu du droit d’être absente, de vous dérober à ceux qui vous entourent ?

Avec son habituelle simplicité, elle dit, secouant un peu la tête :

— Je n’étais pas absente… J’étais bien ici, honteuse d’avoir si mal joué… Mais il faut m’excuser, j’avais tellement peur !…

— Étions-nous donc si effrayants ?

Aussi sincères que sa pensée, ses lèvres avouèrent avant qu’elle les eût closes, par un effort de volonté :

— Les autres, non… Mais vous , oui !

Il eut pour elle un chaud sourire qui l’enveloppa comme un souffle apaisant :

— Si vous saviez quelle parfaite nullité j’ai toujours été devant un piano, vous ne me feriez certes pas l’honneur immérité de me considérer comme un juge redoutable… D’ailleurs, je vous assure que vous êtes beaucoup trop sévère pour vous-même, probablement parce que vous êtes de l’élite qui voit toujours un « mieux » à atteindre ! Mais, pour ma part, je suis désolé de vous avoir été une semblable cause d’émotion. Je sais si bien, par expérience, ce que sont ces terreurs paniques qui saisissent quand on se sent écouté et qui font perdre toute possession de soi-même… J’ai ainsi le souvenir désastreux de l’une de mes premières conférences… Maintenant je suis aguerri… Soyez bien sûre que vous vous aguerrirez aussi.

Il lui parlait d’un ton si délicatement amical, si encourageant avec le même bon sourire, que sa détresse s’engourdissait à l’entendre. Et puis elle le retrouvait tel que jusqu’alors elle l’avait vu à ses côtés ! Elle oubliait le brillant causeur, le penseur, l’écrivain qui étaient en lui et dont elle avait eu la révélation pendant le dîner… De nouveau, il lui redisait tout son plaisir d’avoir été guidé par elle dans sa visite à la cathédrale qui lui laissait un souvenir enthousiaste, et il se plaisait à en rechercher, avec elle, les merveilles, qu’elle l’avait si fort aidé à bien pénétrer, ajoutait-il avec une sincérité bien plus absolue qu’elle ne l’eût jamais supposé.

Et tout bas, elle se prenait à faire inconsciemment le souhait irréalisable qu’il demeurât longtemps auprès d’elle, occupé d’elle, la tenant sous l’éclair pensif de son regard. Elle ne voulait plus songer que les minutes passaient, que l’heure allait sonner où il devrait partir pour ne revenir peut-être jamais dans l’intimité de leur demeure…

Et déjà cette heure était arrivée. Le commandant approchait, disant :

— Mon cher ami, si vraiment vous ne voulez pas accepter notre hospitalité cette nuit, il est malheureusement l’heure que nous nous mettions en route vers la gare, afin de ne pas manquer votre train.

— Merci de me le rappeler. Il faut absolument que je sois demain matin à Paris.

Les lèvres d’Agnès eurent un frémissement. Allons, c’était bien fini !… Il partait… Alors elle s’aperçut que, jusqu’à la dernière minute, elle avait espéré contre toute vraisemblance qu’il consentirait à rester. Que lui avait-il donc fait, cet étranger, pour lui rendre sa présence ainsi précieuse, pour qu’elle éprouvât ce chagrin parce qu’il s’éloignait ?…

Avec son aisance d’homme du monde, il prenait congé de tous les hôtes de Mme Vésale, un peu en hâte, parce que le commandant le pressait à cause de l’heure avancée. Il s’inclinait devant Mme Vésale, la remerciant de son accueil en quelques paroles qui la remplirent de plaisir ; puis il s’arrêta devant Agnès, lui disant, à elle aussi, merci… Merci de quoi ? De l’avoir rendue bien heureuse durant quelques heures ?… Et comme elle lui avait tendu la main, respectueux, il se pencha très bas et l’effleura de ses lèvres, faisant ainsi monter une fugitive lueur rose au blanc petit visage.

— Allons, Morère, partons ! appelait le commandant. Nous serons en retard…

Il répéta :

— Partons !…

Il eut un dernier salut… Et la portière du salon retomba derrière lui. Agnès entendit décroître le bruit de son pas… Puis, lourdement, retomba la grand’porte qui se refermait. Il n’était plus là…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure plus tard, le train l’emportait vers Paris.

Ah ! il pouvait, André Morère, parler de la faiblesse et de l’inconséquence humaines. Qu’était-il, lui qui avait de la vie une conception si haute et comprenait si bien le devoir de la faire moralement belle ? Un homme plus intelligent que la plupart, il est vrai, mais autant que les autres pétri de passion, faible devant la toute-puissance de la femme aimée.

Est-ce qu’à cette heure, dans le wagon qui le ramenait vers Paris, il n’était pas dominé tout entier par l’idée qui allumait une fièvre dans son être nerveux, qu’il la verrait le lendemain, Elle ? Est-ce qu’il n’avait pas déjà soif de sa présence, la désirant comme un altéré soupire après la source d’eau vive ?… Est-ce qu’il ne tressaillait pas d’une impatience douloureuse à la seule vision d’elle flottante en lui, à la seule pensée de la visite qu’il lui ferait, de leur causerie, des mots qui tomberaient des lèvres tentatrices, pareilles à un fruit savoureux au parfum grisant…

Ainsi qu’on rejette en arrière un vêtement inutile, il laissait fuir de son cerveau le souvenir des heures qu’il venait de passer loin de la ville où elle était, oubliant le milieu provincial qui avait distrait son esprit d’analyste, oubliant même la candide petite vierge dont l’âme l’avait charmé.

Il ne soupçonnait guère qu’à cette même heure, l’enfant, sa prière du soir terminée, demeurait agenouillée, le visage dans ses mains, les prunelles obscurcies par une buée de larmes, tandis qu’elle revoyait comme un songe très doux, irrémédiablement fini, leur lente visite dans la cathédrale.

Et pas plus, il ne soupçonnait que le docteur Paul, retiré dans son cabinet de travail, l’arpentait d’un pas machinal, se répétant qu’il était fou d’espérer attirer à lui une chère petite fille qui paraissait tout juste remarquer son existence…

VI

— Voyons, monsieur Paul, avouez-le : André Morère ne vous plaît point !

Et Cécile Auclerc se pencha, malicieuse, vers le docteur Paul, venu en visite chez elle, à son jour de réception, fait tellement exceptionnel, qu’elle avait une seconde douté de l’excellence de ses yeux en le voyant entrer. Il est vrai que cette après-midi-là, sa petite amie Agnès l’aidait à recevoir, ainsi que, la veille même, le commandant l’avait annoncé par hasard à la bonne Mme Darcel.

Depuis un moment déjà, le docteur Paul était là, et la conversation, — comme de juste ! — s’était portée sur André Morère, qui allait venir, trois jours plus tard, prononcer enfin la conférence tant attendue.

— Il ne vous est pas sympathique, n’est-ce pas ?

— Mais qui peut vous faire supposer pareille chose, madame ? répliqua le docteur, les sourcils légèrement froncés.

— Oh ! ce n’est pas bien difficile à découvrir, et je n’ai pas eu à faire une grande dépense d’imagination pour arriver à cette conclusion ! Depuis un moment, nous parlons de lui, et, vrai ! vous ne paraissez pas éprouver à son égard des sentiments bien chauds ! N’es-tu pas de mon avis, Agnès ?

Les deux petites mains qui tordaient distraitement les rubans de la ceinture eurent un léger frémissement, tandis qu’Agnès répondait :

— Non, je ne sais trop ce qui te fait supposer cela…

Le docteur Paul la regarda. Mais il ne rencontra pas ses yeux arrêtés au dehors sur les lointaines perspectives du jardin. Et il reprit :

— Je vous assure, madame, que je rends pleine justice à M. Morère. Je le tiens pour un homme de très grande intelligence ; je reconnais qu’il a l’esprit très délicat, très pénétrant, subtil et volontiers paradoxal, qu’il est un remarquable écrivain et un conférencier de non moins de talent…

— Mais !… fit Cécile, voyant qu’il s’arrêtait.

— Mais je trouve qu’il devrait s’en tenir là et ne point imaginer de se présenter comme un apôtre de la régénération morale, prêcher la vie intérieure, ses beautés, ses bienfaits, etc., quand il n’a vraiment pas qualité pour le faire ; moins encore, peut-être, que bien d’autres !

— Pourquoi ? Est-ce que cet homme sage le serait moins en actions qu’en paroles ?

Une curiosité luisait dans les yeux de Cécile.

Le docteur resta impassible.

— Je l’ignore, madame. Je ne connais nullement la vie privée de M. Morère, qui ne me regarde pas et que je n’ai aucun désir de connaître. Mais, enfin, quand on a lu ses livres, ou ses pièces, ou ses articles, il est permis de penser que, pour définir aussi bien les femmes modernes, avec tant de sûreté et de justesse, il faut qu’il ait eu l’occasion de les étudier de près… et avec un intérêt tout particulier…

Cécile mordit ses lèvres que relevait une petite moue, et, maligne, elle dit :

— Peut-être, en effet, les a-t-il consciencieusement observées. Pour être un apôtre, on n’en est pas moins un homme… Mais, dites-moi, monsieur Paul, vous qui avez longtemps habité Paris et y avez des amis, vous devez savoir bien des secrets parisiens. Est-il vrai que l’original de l’héroïne de M. Morère, dans sa dernière pièce, soit une certaine Mme de Villerson, qui est une femme du monde très en vue ? A tout instant, je lis son nom dans les comptes rendus du Figaro .

— Madame, sur ce point encore, je dois vous avouer mon ignorance. Je sais tout au plus que Mme de Villerson a la réputation d’être une femme fort belle, très intelligente, et faisant tout ce qui lui plaît avec une indifférence parfaite pour l’opinion publique.

— Elle est, en effet, très belle ! dit la voix d’Agnès un peu assourdie.

— Comment, tu la connais ?

— Je l’ai vue chez la marquise de Bitray et aussi à l’Opéra. Oui, elle est très belle et très différente des autres femmes… Il n’est pas étonnant que M. Morère s’occupe d’elle, l’admire et désire la prendre pour modèle !

De quel singulier accent Agnès venait de parler, d’un accent qui faisait songer à une plainte d’oiseau blessé… De nouveau, le docteur Paul eut vers elle un coup d’œil rapide. Mais il n’aperçut encore que son profil, dont la peau s’empourpra un peu quand Cécile s’écria :

— Ah ! ah ! entendez-vous cette petite fille, monsieur Paul ? Prenez garde ! A sa voix, je devine qu’elle est tout émue et prête à se révolter si vous touchez à son dieu. Car, au cas où vous l’ignoreriez, je vais vous l’apprendre, M. Morère nous a mises, elle et moi, sous le charme !…

Un pli profond creusa le front du docteur Paul.

— Vraiment ?… Et m’est-il permis, mademoiselle, de vous demander ce qui a valu à M. André Morère une telle sympathie de votre part ?

Sérieuse et douce, elle dit :

— Je l’ai entendu parler des pauvres, de tous ceux qui souffrent, comme personne encore ne m’en avait parlé, de façon à me donner, bien plus grand que je ne l’avais éprouvé, le désir de leur témoigner toute ma pitié… Et je lui suis très reconnaissante du bien qu’il m’a fait ainsi !

La voix du docteur Paul s’éleva, âpre et mordante :

— Je ne m’étonne pas qu’il ait été fort éloquent sur un pareil sujet ! Il appartient à la génération nouvelle qui s’est imprégnée toute de tolstoïsme , qui rêve une religion nouvelle dont l’altruisme serait la base et l’aliment principal… D’ailleurs, tous les problèmes de la vie sociale doivent l’intéresser, puisqu’ils fournissent des sujets d’étude à son esprit toujours en quête d’aliments nouveaux et variés. C’est un parfait dilettante qu’André Morère !

— Un dilettante ? De quel ton farouche vous prononcez ce mot ! fit, en riant, Cécile, pour qui ledit mot n’avait pas grand sens. Vous n’êtes pas animé, non plus, d’un immense enthousiasme pour les personnages de cette catégorie !

— Non, c’est vrai, je n’aime pas les dilettantes, et je les considère comme beaucoup plus malfaisants qu’on ne le fait généralement. Pour peu qu’une idée, ou un fait, ou un caractère encore flatte leur sens esthétique, leur curiosité, leurs goûts raffinés, ils se jugent satisfaits et ne se préoccupent guère de la valeur morale de ce fait, de cette idée, de ce caractère… Est-ce qu’ils font autre chose que… jongler sans cesse avec leurs pensées et celles des autres, s’amusant à en considérer les diverses faces, dès qu’elles les attirent pour un motif ou un autre, mettant au-dessus de toute autre considération les jouissances artistiques ou intellectuelles qu’elles peuvent leur procurer ?… Eh bien, je dis, moi, qu’à ce jeu-là, non seulement ils perdent, — ce qui est leur affaire, après tout ! — la notion saine du bien et du mal, pour employer la vieille distinction, la remplaçant par le seul sentiment de ce qui est beau ou ne l’est pas ; mais, encore, pour peu qu’ils aient du talent, ils communiquent fatalement à quelques-uns, peut-être même à beaucoup, parmi les jeunes , intelligents, qui les lisent ou les écoutent, leur scepticisme aimable, spirituel, séduisant, mais dangereux et démoralisateur. M. Morère peut célébrer devant eux les vies orientées vers un idéal très haut,… il détruit par ses livres le bien qu’il peut faire par sa parole !

Le docteur Paul avait parlé avec une espèce de violence contenue, inaccoutumée chez lui, sans remarquer la stupéfaction de Cécile, déroutée par cette parole vibrante et rude dont le sens complet lui échappait un peu. Agnès, elle, avait écouté le jeune homme, cherchant à le bien comprendre et découragée de ne pas mieux pénétrer toute sa pensée, devinant seulement, avec une sorte d’angoisse, qu’il jugeait mal André Morère, sans qu’elle saisît bien pourquoi. Et d’irrésistibles questions lui jaillirent des lèvres :

— Que reprochez-vous donc à M. Morère ? Pourquoi le placez-vous parmi ces dilettantes qui, dites-vous, ne croient à rien de ce qu’il faut croire ? Est-ce qu’il n’était pas sincère quand il nous enseignait une charité si belle ?

Elle s’arrêta. Une inconsciente prière tremblait dans son accent. Et le docteur Paul hésita à lui répondre. Certes, profondément, il souhaitait voir la douce petite fille, qu’il désirait faire sienne, détachée de cet André Morère qu’elle admirait tant…

Mais il n’était pas homme à altérer ce qu’il jugeait être la vérité pour abaisser un rival !…

Elle répétait :

— Pourquoi cherchez-vous une réponse ?… Je voudrais avoir votre opinion vraie !…

Et, loyal, il dit :

— Je pense que M. Morère était absolument sincère en vous parlant. S’il est d’esprit sceptique, il est aussi d’âme assez haute pour comprendre et plaindre les misères de notre pauvre humanité, avec un réel désir de les soulager dans la mesure de ses moyens… Oui…, je le crois fort capable de se passionner, mais sans jamais perdre sa clairvoyance d’analyste… C’est un intellectuel que Morère ! un intellectuel… vibrant, mais, avant tout, un intellectuel !

— L’est-il autant que cela ? glissa Cécile, qui trouvait peu amusant le tour donné par le docteur à la conversation. D’après ce que j’ai entendu raconter, il ne se montrerait pas strictement « intellectuel » dans son enthousiasme pour Mme de Villerson. Un camarade de mon mari, qui est à tout instant à Paris et y va dans le grand monde, m’assurait qu’André Morère était tout à fait emballé pour elle, d’autant plus qu’on la dit une puissance difficile à prendre !

Le docteur Paul devina-t-il avec quelle anxiété douloureuse une enfant attendait sa réponse, ou obéit-il simplement à son mépris pour les potinages féminins, il écarta, d’un geste indifférent, l’insidieuse question de Cécile et fit simplement :

— Sur ce point, madame, je me récuse tout à fait. Ainsi que j’ai eu déjà l’honneur de vous le dire, je ne connais pas Mme de Villerson et guère plus André Morère, qui n’est pour moi qu’un écrivain de talent.

Cécile n’insista pas, en sachant l’inutilité, un peu dépitée, au fond, de cette réserve du jeune homme, qu’elle jugeait voulue ; et des visiteuses, parmi lesquelles Mme Vésale, arrivèrent à propos pour lui permettre de se lancer sur d’autres sujets moins délicats, tandis qu’Agnès, à sa prière, offrait des rafraîchissements à ses hôtes.

Avec sa grâce timide, la jeune fille s’acquittait de sa mission ; mais le docteur qui l’observait fut frappé de la mélancolie de son frêle sourire. Il avait bien remarqué, dès le début de sa visite, que les prunelles bleues n’avaient plus leur clarté d’étoile ; que dans l’expression de la bouche au repos, dans les gestes même, il y avait quelque chose de découragé. Pourtant, il craignit de l’avoir attristée par l’une de ses paroles ; et, comme un hasard venait de les rapprocher, il dit avec une douceur d’accent dont il n’était pas coutumier :

— Je crains de vous avoir peut-être froissée tout à l’heure, sans le vouloir, par le jugement que j’ai porté sur… une personne dont vous estimez le caractère… S’il en est ainsi, veuillez me le pardonner. J’en suis désolé.

— Non, vous ne m’avez pas froissée… Vous m’avez seulement enlevé quelques illusions…

— Parce que je suis un brutal qui ne sait point parler aux jeunes filles… De toute mon âme, je regrette mes malencontreuses réflexions !

— Ne regrettez rien, fit-elle doucement, d’un ton assourdi. J’aime toujours connaître la vérité.

Puis, comme sa mère l’appelait pour partir, après une imperceptible hésitation, elle tendit la main au jeune homme et s’éloigna.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pauvre petite Agnès ! qu’était-elle devenue, sa belle joie des semaines écoulées ? Jamais plus, d’ailleurs, elle n’en avait senti complètement la chaude clarté depuis le soir où il était parti de Beaumont, après qu’elle avait entrevu la distance morale qui les séparait l’un de l’autre. Cette distance, elle ne l’avait jamais oubliée ; même quand elle se rappelait les attentions dont il l’avait entourée, même quand sa mère lui avait remis une faible partie de la moisson de fleurs qu’il avait envoyée après sa visite à Beaumont ; fleurs qui s’étaient fanées aux pieds de la Vierge, où elle les avait sous son regard quand elle priait.

Maintenant, avec une espèce de superstition, elle attendait ce jour où elle le reverrait, quand il viendrait prononcer sa fameuse conférence, comme si sa présence dût écarter d’elle le poids mystérieux qui la meurtrissait, ce regret sourd et pénétrant d’un bonheur innomé. Elle avait pensé : « Il arrivera la veille de la conférence. S’il n’est pas trop tard ce jour-là, il viendra faire visite à maman ! »

Et une joie obscure palpitait en elle à cette seule idée.

Elle avait bien prévu, l’enfant. Dès son arrivée à Beaumont, le jour qui précédait celui où il devait parler, André Morère vint correctement se présenter chez le commandant Vésale. Mais personne ne se trouvait au logis pour le recevoir, et quand Agnès rentra avec sa mère, à l’heure du dîner, elle vit la carte déposée dans le plateau du vestibule. Alors une sensation aiguë de déception la bouleversa toute. Ainsi elle avait eu lieu, cette visite en laquelle elle espérait ! Espérer… quoi ? Ah ! elle n’aurait pu le dire, la pauvre petite fille. Son rêve était bien imprécis… et si blanc !

Mais, enfin, elle avait tant souhaité le revoir, lui , une fois encore dans l’intimité de leur maison ! Maintenant, s’il arrivait qu’elle se trouvât rapprochée de lui, ce serait sans doute au milieu de la foule. Peut-être ne la remarquerait-il même pas, ni ne lui parlerait ; et elle n’aurait pas le droit de faire un signe pour qu’il s’aperçût de sa présence. Ah ! pourquoi personne ne lui avait-il révélé comment on attire à soi les hommes qui sont ainsi au-dessus des autres par leur intelligence ? Et devant son impuissance, un découragement s’emparait d’elle en même temps qu’une fiévreuse impatience de voir enfin se lever le jour qui les mettrait en présence.

Il était déjà un peu tard quand, le lendemain, dans l’après-midi, la commandante et Agnès pénétrèrent dans l’enceinte de l’Exposition d’horticulture qui coïncidait avec la conférence d’André Morère. Le groupe des intimes de Mme Vésale était déjà là, au complet, parmi le tout Beaumont qui affluait en tenue de cérémonie, fier et ravi de l’aspect charmant que présentait son Exposition. Le jardinier en chef avait eu l’art de transformer en une sorte de parc admirablement fleuri, coupé d’allées capricieuses, animé du bruit clair des jets d’eau, une grande place, morne et monotone, sur laquelle se dressait une vaste rotonde qui avait pour mission d’offrir une indistincte hospitalité aux concerts, conférences, cirques, — quand il passait des cirques à Beaumont.

Sur une estrade champêtre, la musique de la garnison célébrait la fête par d’éclatantes fanfares dont les échos sonores arrivaient jusque dans les tentes cernant la place, sous lesquelles étaient abritées les plantes les plus fragiles.

— Quelle belle exposition ! n’est-ce pas ? s’écria, pour toute réponse, la colonelle enthousiasmée quand Mme Vésale lui demanda de ses nouvelles. On dirait un petit coin de Paris ! Quel dommage qu’il ne fasse pas plus beau !… Le temps est bien couvert…

— Eh bien, nous y gagnons d’avoir moins chaud, dit aussitôt Mme Darcel, incapable de n’être pas optimiste. Mademoiselle Agnès, avez-vous vu les rosiers ?… Ils sont splendides !

La commandante répondit pour Agnès :

— Non, nous n’avons encore rien admiré. Nous arrivons.

— Juste pour la conférence, remarqua Mme Salbrice. C’est à quatre heure, n’est-ce pas, qu’il parle, ce Morère ?

Cécile se jeta prudemment à la traverse pour éviter une riposte trop vive de Mme Vésale et dit, en riant, à Agnès :

— Puisque tu surgis à la minute, tu n’as pas contemplé la principale curiosité de l’Exposition ! Une fleur d’une espèce toute particulière, qui a des yeux, des cheveux, une taille à tourner la tête de tous ces messieurs, même d’Édouard.

Et elle désignait de la main son mari qui causait à quelques pas avec d’autres officiers, auxquels, par extraordinaire, s’était joint le docteur Paul.

— Cécile, quelle histoire racontes-tu là ?

— Une histoire vraie ! Demande à ces dames si, il y a un moment, nous n’avons pas vu entrer ici une fleur humaine, une charmante inconnue dont personne ne peut dire le nom… Elle est dans la serre, elle va repasser. Tu la verras… Qui est-elle ?… C’est intrigant… D’autant plus qu’elle est d’une beauté de premier ordre !

La commandante décréta :

— C’est quelque voyageuse arrêtée à Beaumont pour y visiter la cathédrale et qui aura entendu parler de notre Exposition.

— Hum !… une voyageuse en gants gris de perle, sans un atome de poussière sur sa toilette… et coiffée ! et habillée ! Si ces messieurs avaient suivi leur désir, au lieu de demeurer près de nous, en vertu des lois de la politesse, ils auraient tous, — oh ! discrètement, — emboîté le pas derrière elle… Maintenant, en attendant son retour, ils frémissent d’impatience… Avouez-le, monsieur d’Oriol. Tiens, la voilà ! Agnès, regarde !

Agnès tourna la tête, et une exclamation lui vint aux lèvres.

— Je connais cette dame…, c’est Mme de Villerson !

— Ah ! par exemple ! la maîtr…, l’amie d’André Morère ? Eh bien, je comprends qu’elle l’inspire. Édouard, écoute. Agnès sait le nom de notre inconnue, c’est la nièce de la marquise de Bitray, Mme de Villerson. Tu sais, le modèle d’André Morère pour son héroïne du Vaudeville !

— Peste ! un fameux modèle…, hein, Boynel ! Ces écrivains, tout moralistes qu’ils sont, savent joliment choisir !

Entre eux, les hommes continuèrent d’échanger leurs remarques, détaillant la jeune femme que considéraient avidement les dames de Beaumont. Elle, avec une indifférence tranquille, supportait le feu de tous ces regards, qu’elle ne remarquait même pas, songeant à la joie qu’elle allait causer à son ami, quand il la verrait soudain apparaître, alors qu’il la croyait à Paris. Distraite par les seules fleurs, elle avançait, ne se doutant guère non plus de la curiosité qu’éveillait, dans les cervelles féminines, sa toilette si sobre pourtant, une simple robe de foulard bleu sombre pointillé de blanc, un simple col de dentelle éclairant le visage, une simple petite toque fleurie de bleuets sur les cheveux d’or fauve. Mais, ainsi vêtue, elle était encore d’une élégance qui réduisait à bien peu les plus beaux atours des dames de Beaumont…

Agnès, plus encore que les autres, la contemplait, ayant la même sensation que si, sur son cœur, se fussent posés les fins talons de la jeune femme. Mais le commandant arrivait affairé :

— Sophie, je quitte André Morère, qui est désolé de ne pas t’avoir rencontrée hier, ainsi qu’Agnès. Aussi je lui ai dit que j’allais, pour vous conduire dans la salle, vous faire passer par le petit salon où il attend l’heure de parler. Seulement, il faut vous dépêcher de venir, car cette heure va bientôt sonner. Agnès, tu accompagnes ta mère… Morère s’est aimablement informé de toi…

— Allez, petite, allez adorer le dieu, lança en riant Mme Salbrice, mordante.

Mais heureusement le commandant n’entendit pas, car il redisait à la colonelle, qui s’en informait pour la vingtième fois au moins, le sujet de la conférence qu’elle oubliait toujours.

— Ah ! merci, commandant… Je me souviens à merveille maintenant. Oui, l’affiche porte en effet : Quelques mots sur l’âme et l’esprit contemporains.

Le commandant, déjà, se répandait en saluts, très pressé d’aller retrouver Morère, à cause de l’heure ; et Mme Vésale était debout, prête à le suivre, charmée en son for intérieur de montrer ainsi à la face de tout Beaumont que le héros du jour était de leurs amis et les accueillait, quand il demeurait invisible pour le commun des mortels. Agnès les suivit. A grands coups pressés, son cœur battait sous le mince corsage d’été, donnant soudain à son visage un éclat de belle fleur rose. Encore quelques minutes, quelques secondes, et, peut-être d’un mot, il allait lui faire du bien, comme le soir où il l’avait consolée après qu’elle avait mal joué…

Le commandant souleva la portière. André Morère, qui, debout, consultait des notes, releva la tête ; et sur Agnès tomba le regard pensif qui l’avait attirée dès leur première rencontre. Avec un sourire et des mots de bienvenue, qui réveillèrent en elle un lointain écho des jours heureux, il emprisonna dans la sienne la petite main frémissante qu’elle lui donnait… Mais il n’eut pas le loisir de lui dire une parole de plus ; Mme Vésale s’emparait vite de la conversation pour lui exprimer son regret de l’avoir manqué la veille et lui faire part de l’enthousiasme qu’il excitait à l’avance, pénétrée de l’idée qu’elle lui était ainsi fort agréable. Puis ce fut le commandant qui s’en mêla, tout en rappelant à sa femme qu’il serait indiscret d’abuser du temps de M. Morère, et déclarant bientôt à l’enfant forcément silencieuse :

— Allons, petite Agnès, viens… Il faut que nous nous dirigions vers nos places !

Elle murmura :

— Oui, père.

A quoi bon rester davantage ?… Il était mort maintenant, l’espoir bien frêle qu’elle avait mis en cette entrevue, et elle avait l’impression qu’une séparation sans retour allait s’accomplir entre elle et André.

Pourtant il commençait, échappant enfin au commandant et à Mme Vésale :

— Je vous remercie beaucoup, mademoiselle, de me procurer le plaisir de parler encore devant vous, qui m’avez si bien compris à Paris. Je…

Il n’acheva pas. Après un coup discret, la porte s’entr’ouvrait, et un huissier apportait une carte, la présentant au jeune homme. Il y jeta un regard, et une sourde exclamation lui échappa :

— Où est cette dame ?

— Là, monsieur, elle arrive derrière moi.

En effet, dans l’entre-bâillement de la portière une élégante forme féminine se montrait ; et Agnès, avant même de l’avoir reconnue, l’avait pressentie, devinée au seul éclair passé sur les traits d’André Morère, quand il avait vu le nom écrit sur la carte. C’était elle , cette belle jeune femme qu’il admirait tant…

— Vous ! madame ? Est-il possible ! Vous !

Et Agnès eut l’intuition qu’en cette minute, dans le monde entier, il n’existait pour lui que cette blonde apparition. Il allait au-devant d’elle, tandis que le commandant surpris reculait machinalement, se confondant en saluts profonds, tandis que Mme Vésale restait immobile, la mine pincée.

Souriante, la jeune femme disait :

— Oui, moi-même ! C’est bien le moins que vos amies viennent vous entendre et vous applaudir !

Elle lui tendait la main. Il se courba très bas, y appuyant ses lèvres en un baiser qui sembla interminable à Agnès. Pourtant, la durée avait dû en être tout à fait correcte, car ni le commandant ni Mme Vésale ne paraissaient étonnés.

D’où venait donc, à cette enfant, l’impitoyable clairvoyance qui lui révélait la passion fugitive allumée dans les yeux de Morère, quand il releva la tête et que son regard rencontra celui de la jeune femme, s’y perdit une seconde, enveloppant autant qu’une étreinte ?…

Comment entendit-elle ou plutôt devina-t-elle ces mots qu’il murmurait sans même remuer ses lèvres :

— O chère, chère adorée, quelle imprudence pour vous, d’être venue !

Alors elle détourna la tête, ne voulant plus les voir, tant elle les sentait l’un à l’autre… Ainsi l’étaient ce Roméo et cette Juliette qui lui avaient révélé comme peuvent s’aimer des créatures humaines, qui lui avaient fait naître au cœur l’obscur et timide désir de connaître un peu, elle aussi, la chaude saveur de l’amour…

Soudain elle n’avait plus qu’une pensée, s’enfuir loin d’eux, ayant conscience du désir qu’ils avaient d’être seuls, sans étrangers importuns autour d’eux. Et ce fut presque une joie pour elle d’entendre son père adresser les paroles d’adieu. Cette fois, elle ne tendit pas la main au jeune homme… Entre eux, un lien s’était brisé… Lui ne remarqua même pas qu’elle s’éloignait ainsi.

Déjà, la salle où il allait parler était presque comble. De loin, elle aperçut Cécile, qui, gaiement, lui faisait signe de venir prendre place près d’elle. Mais elle ne parut pas comprendre cette invitation ; une soif de silence et d’isolement la dominait toute. Un déchirement s’était fait en son jeune cœur, et la blessure était trop frémissante pour qu’elle ne craignît point le plus léger effleurement. Sans le savoir, la commandante lui procura un bien fugitif, en s’asseyant auprès de Mme Darcel, qu’accompagnaient son mari et le docteur Paul.

Quatre heures sonnèrent. André Morère parut ; de formidables applaudissements éclatèrent. Et dans l’esprit d’Agnès, s’éleva le souvenir de cette après-midi où, deux mois plus tôt, elle l’avait vu pour la première fois ; du hall superbement décoré, de l’estrade fleurdelisée où il parlait en maître, de la jeune femme blonde qu’elle avait trouvée si belle… Et cette dernière évocation l’agita d’un frisson d’angoisse…

Bien vite, dans la foule des auditeurs, elle avait découvert les cheveux de lumière sous la petite toque piquée de bleuets… D’ailleurs, en commençant ne s’était-il pas tourné de ce côté, comme s’il eût voulu faire hommage de son talent à cette jeune femme qui lui était chère…

Maintenant dans la salle résonnait sa voix chaude, coupée par les applaudissements fréquents, car à Beaumont, comme partout, il s’était emparé de son public !… Mais Agnès ne pouvait pas l’écouter ainsi que jadis… Et puis ce qu’il disait ne s’adressait plus à son cœur… il parlait de questions, de sentiments, d’idées, qui étaient pour elle lettres closes ; et, sans le savoir, lui faisait ainsi, plus profondément encore, mesurer la distance où ils étaient l’un de l’autre. Cet André Morère n’était pas celui qu’elle avait connu… Il était trop au-dessus d’elle, il ne pouvait remarquer qu’une femme telle que sa belle amie… Et les yeux arrêtés sur la tête charmante de la jeune femme, elle songea, sans pitié pour elle-même : « Seule, elle l’intéresse ici… Pour elle seule, il parle. Si la salle croulait et qu’elle fût épargnée, peu lui importeraient les autres !… »

Oh ! de quel regard il l’avait, une seconde, enveloppée tout à l’heure ! et quel nom il lui avait donné !… Un nom dont le souvenir brûlait l’âme d’Agnès, premier mot d’amour qu’elle eût jamais entendu prononcer par des lèvres d’homme… Ah ! qu’il devait l’aimer, cette jeune femme, pour la nommer ainsi ! Et pourquoi ne l’aurait-il pas aimée ? Elle était si séduisante, si bien faite pour être… l’adorée ! Puisqu’elle était veuve, bientôt, peut-être, il l’épouserait…

De nouveau, un frémissement l’ébranla toute. Une sensation d’irrémédiable s’abattait sur elle… Quel espoir insensé avait-elle eu donc ?… Comment avait-elle pu espérer être quelque chose pour lui ?… Elle avait cru que la sympathie appelait la sympathie… Eh bien, elle s’était trompée… Voilà tout… Le bonheur n’était pas si simple qu’elle l’avait naïvement imaginé… Une autre était plus digne de lui qu’elle-même… Et maintenant il lui fallait recommencer à vivre, sans qu’il fût en rien mêlé à son existence. Peut-être même, elle ne le reverrait jamais… Il allait repartir pour Paris ; elle demeurerait à Beaumont pour toujours, n’ayant pas le droit de songer à lui… Et une poignante impression de vide l’étreignit à cette idée qu’il ne devrait plus exister pour elle, qu’elle ne pourrait plus ni désirer sa présence, ni souhaiter son retour…

Des acclamations enthousiastes s’élevèrent de toutes parts dans la salle ; et Agnès eut, seulement alors, conscience que des instants nombreux avaient coulé et que la conférence était achevée. Debout, André Morère s’inclinait, remerciant son public. Elle le regarda, ainsi que l’on regarde ceux dont on se sépare pour toujours, avec son âme… Puis elle suivit le flot qui l’entraînait vers la sortie.

Une grosse averse tombait, qui fit refluer les femmes sous le péristyle. Mais la commandante, qui détestait la foule où sa petite taille se perdait, appela Agnès ; et, franchissant en hâte l’allée qui menait à l’une des tentes, elle s’y précipita. Cécile y était déjà réfugiée, contemplant la floraison des œillets et des grands lis tigrés, en compagnie de son mari, du docteur Paul et de quelques amis. Elle les salua de son joyeux sourire :

— Comme vous avez raison de chercher asile ici ! On y est parfaitement. Avez-vous vu la collection des œillets ?… Une merveille tout simplement ! Venez, que je vous les fasse admirer. Ils seraient dignes d’être offerts à André Morère, en remerciement des intéressantes choses qu’il vient de nous dire et qu’a écoutées très attentivement sa ravissante amie, Mme de Villerson…

D’instinct, Agnès fit quelques pas en avant pour fuir le gai bavardage de la jeune femme. A cette heure, le nom même d’André Morère lui était douloureux à entendre, et surtout rapproché de celui de Mme de Villerson…

A l’avance, elle s’était fait un plaisir infini de cette Exposition, elle qui aimait tant les fleurs !… Et, maintenant, voici qu’elle allait droit devant elle, sans rien voir, le regard absent, arrêté sur l’invisible monde de son âme. Près d’elle, en silence, marchait le docteur Paul, dont à peine elle remarquait la présence à ses côtés, sans soupçonner de quel œil clairvoyant il l’avait observée pendant la conférence et constatait le frémissement de ses lèvres, la marmoréenne blancheur du visage devenu grave, se demandant avidement quel secret chagrin avait ainsi pu l’atteindre tout à coup… Et, ni l’un ni l’autre, ils ne sentaient les parfums confondus des grands lis et des œillets qui montaient pénétrants dans la lumière adoucie de la serre.

— Voici la collection dont parlait Mme Auclerc, dit-il doucement pour l’arracher à sa rêverie triste.

Elle tressaillit, rappelée à la réalité ; et son regard erra sur les admirables fleurs soufre, pourprées, rose de corail, amarante, dont les pétales chiffonnés, tachetés, ourlés, teintés de tons exquis, imprégnaient l’air alourdi de leur senteur fine… Elle se souvenait de cette gerbe d’œillets qu’elle avait cueillie le matin du jour où il était venu dans leur maison.

— N’est-ce pas que ces œillets sont splendides ? insista du même ton le jeune homme, inquiet de son silence.

Elle rougit, prise d’une crainte qu’il ne devinât ce qui se passait en elle.

— Oui, ils sont superbes… Cécile avait raison. Et comme ces fleurs ont l’air heureux ! Ce doit être bon de vivre sans penser, ni se souvenir, ni espérer…

Il hésita à relever ces paroles qui s’échappaient douloureuses de son âme même, car il connaissait sa réserve de sensitive. Il fallait qu’elle eût été bien profondément frappée pour se trahir ainsi. Qu’avait-elle ?… Qui l’avait blessée ?… Était-ce cet André Morère ?… Et une colère sourde secoua toutes les fibres de son être. Parce qu’il l’aimait, cette douce petite fille blonde qu’il avait vue enfant, il avait deviné le frêle roman ébauché dans son âme de vierge, sans qu’elle en eût conscience, parce qu’à l’heure où naissait en elle la confuse intuition de l’amour, un homme s’était trouvé sur son chemin, lui parlant le seul langage qu’elle pût encore comprendre…

Et une pitié tendre le domina pour cette enfant qui se tenait triste auprès de lui, les yeux perdus vers la radieuse floraison. Alors, délicatement, cherchant à lui faire un peu de bien, il reprit d’un ton de badinage, afin qu’elle ne pénétrât pas son intention :

— Enviez-vous à ce point les fleurs ? Que savez-vous si elles n’ont pas, elles aussi, une âme, une âme très délicate et très sensible, qui leur donne la puissance de souffrir tout comme nous autres humains ? Hier, j’étais là quand les jardiniers ont apporté toutes celles-ci. C’était au moment où éclatait l’orage. La pluie ruisselait sur elles et les courbait comme pour les briser. Peut-être croyaient-elles, les pauvres petites, qu’elles ne résisteraient pas à cette rude tempête… Voyez-les aujourd’hui… Vous-même leur trouvez l’air riant… Les mauvais jours sont passés !

Il s’arrêta un peu, l’observant. Elle n’avait pas bougé. Mais, à l’expression de son visage, il vit qu’elle l’avait écouté. Et il reprit encore de la même voix profonde, toute vibrante d’une douceur contenue, qu’elle ne lui connaissait guère :

— Nous devrions vraiment, nous autres hommes, n’être pas moins vaillants que ces fleurs et ne pas nous laisser abattre quand la vie nous meurtrit un peu !…

— Oui…, ce serait très sage… Mais il est bien difficile quelquefois d’être sage !

— Moins qu’on ne croit… Il suffit souvent de vouloir, de toute sa volonté, atteindre cette sagesse, et se souvenir, devant les menus et inévitables chagrins de chaque jour, des vrais malheurs qui frappent tant de créatures…

— C’est vrai, fit-elle faiblement. Merci de me l’avoir rappelé. Ce que vous venez de me dire, personne ne devrait l’oublier…

Il ne répondit pas, et tous deux restèrent silencieux, elle, ayant peur de laisser jaillir de ses lèvres l’aveu de sa tristesse indicible ; lui, craignant qu’elle ne comprît pourquoi il lui avait ainsi parlé. D’ailleurs, Mme Vésale les rejoignait enfin, et avec elle tout le groupe ami qui la suivait.

Alors ce furent des exclamations, de banales formules admiratives sur la beauté des œillets, interrompues par l’apparition du commandant. Il arrivait exultant du triomphal succès d’André Morère, dont tout le monde lui parlait. Et, entre deux phrases laudatives, il dit à sa femme :

— Morère m’a chargé de te présenter tous ses hommages et ses adieux, puisqu’il ne pourra le faire lui-même. Il est obligé de repartir tout à l’heure, par l’express de six heures vingt, étant attendu ce soir à Paris.

Le commandant ajouta encore quelques mots. Agnès n’y prit pas garde. Tout était fini, bien fini !… Elle ne le reverrait pas… Il partait sans lui avoir fait même la charité d’un pauvre mot d’adieu… Et c’était naturel, puisqu’elle n’était rien pour lui…

— Agnès, il ne pleut plus… Nous rentrons… Viens vite. Qu’est-ce que tu regardes si fixement ?

C’était sa mère qui la questionnait. Au hasard, elle répondit :

— Je regardais ce lis du Japon.

Machinalement, elle dit adieu à ceux qui l’entouraient ; mais pourtant, d’un geste voulu, elle tendit la main au docteur Paul pour le remercier tout bas, sentant que, plus tard, quand la blessure serait un peu cicatrisée, elle trouverait une force dans les paroles qu’il lui avait dites. Puis elle suivit sa mère.

Devant la sortie, une voiture était arrêtée et une jeune femme s’apprêtait à y monter… Elle , encore elle ! Au cocher, elle disait :

— A la gare, pour l’express de six heures vingt. J’ai le temps, n’est-ce pas ?

Le train que lui aussi prenait… Ainsi, ensemble ils allaient se retrouver. Et le poids s’abattit, plus accablant encore, sur la pauvre âme d’Agnès…

Près d’elle, dans les rues paisibles, son père et sa mère causaient, par bonheur, tout en marchant, et elle avait ainsi le droit de demeurer silencieuse, enfermant son secret en elle… Les lèvres muettes, elle songeait, très humble : « Personne ne doit rien savoir… personne !… C’est ma faute si je souffre aujourd’hui… J’ai mal fait de penser si souvent à lui !… J’ai été orgueilleuse de m’imaginer qu’il pouvait faire attention à moi… Dieu me punit, et je l’ai mérité… Oh ! que je suis lâche de ne savoir pas mieux accepter ! »

Très sincère, elle songeait toutes ces choses ; mais peu à peu, sa gorge se remplissait de sanglots, et, ardemment, elle pria dans sa détresse :

— O mon Dieu, permettez que je ne pleure pas avant d’être seule !

Sa mère, étonnée de son silence, demandait :

— Qu’est-ce que tu as donc, Agnès, tu ne dis rien ?

Avec effort, elle murmura :

— Je suis un peu fatiguée, maman.

— Tu n’es pas malade, au moins ? questionna le commandant, tout de suite inquiet.

— Oh ! non, père.

Très lasse, elle montait l’escalier, et, enfin ! elle entra dans sa chambre… Là, en ce jour lumineux de Pâques, elle avait eu le pressentiment de tendresses à elle encore inconnues ; là, avait palpité son imprécise espérance, délicieuse et insensée !… Elle s’accouda, les mains jointes, à la fenêtre ; et, des yeux, elle chercha le ciel, vers lequel s’élançait son âme meurtrie. Une immense sérénité tombait de l’infini clair, rosé par le couchant et redevenu limpide. Un seul nuage, frêle, neigeux, y flottait, emporté par la brise.

Elle le regarda une seconde, qui s’éloignait sans retour, entraîné par l’irrésistible souffle, et de grosses larmes lui jaillirent brusquement des yeux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi, la vie avait emporté son beau rêve blanc…

AU COURS !

A MADAME MARCEL BEAURY

Son tout dévoué,
H. A.

Le Parc d’Embas (juillet).

AU COURS !

27 octobre 189.

Nous voici de retour à Paris, heureusement ! car il fait un temps épouvantable.

Les vilaines journées apparaissaient déjà quand nous étions encore à la Christinière ; aussi, nous n’avons pas attendu la rentrée des Chambres pour revenir à Paris.

Je commençais à trouver les heures d’une longueur mortelle. J’avais beau déchiffrer partitions, sonates et le reste, lire des romans anglais pleins de « flirtation », casser des aiguilles sur mon ouvrage de chez Henry, rien n’y faisait. Ce ciel gris, cette pluie qui tombait avec un petit bruit monotone me donnaient le spleen. J’en étais venue à jouer au loto avec les enfants.

Et le plus irritant, c’est que j’avais l’air d’être la seule à m’ennuyer ainsi… Entre deux grosses averses rageuses, Geneviève et Patrice reprenaient leurs courses dans les champs, avec leur Allemande Meta.

Maman se reposait de tous ses invités de l’été, et papa, enfermé dans son cabinet, passait ses journées avec M. Desbarres, son secrétaire, à préparer des discours, des rapports, des comptes rendus, etc., à répondre à ses électeurs…

Cela m’étonne toujours de voir papa si occupé, car j’entends répéter souvent que les députés n’ont rien à faire… Après tout, ce sont peut-être ceux de la gauche.

Papa, naturellement, est de la droite ; il est même un des hommes les plus remarquables de son parti.

Je ne parle pas ainsi parce que je suis sa fille ! Le duc de Blancas, M. Saint-Edme, tout le monde dit qu’il est un grand orateur ! Les jours où il doit prononcer un discours, maman peut à peine se faire réserver une carte ; du reste, elle n’en profite jamais, car l’émotion lui donne toujours la migraine le matin de la séance.

Autrefois, quand Mgr le comte de Paris a été exilé par ces affreux républicains, papa et maman se sont rendus à Eu, et ils y sont restés jusqu’au dernier moment. Ils sont allés en Angleterre aussi quand Monseigneur est mort, car papa était, paraît-il, un de ses derniers fidèles !

Aussi, j’ai son portrait dans ma chambre, à notre pauvre « Roy », entre ceux de papa et de maman, et puis, autour, ceux de mes meilleures amies, Jeanne Landry et Suzanne de Vignolles, de Geneviève et de Patrice, avec son costume marin, son premier costume d’homme.

Ainsi, je possède près de moi tous ceux que j’aime le plus !

8 novembre.

Si l’on ne s’amusait pas autant l’hiver, ce serait une saison détestable !

Mais l’on s’amuse !!!

Je ne sais trop, pourtant, si maman se décidera enfin à me laisser sortir, bien que je vienne d’atteindre mes dix-huit ans aux pêches, comme on dit dans les monologues… champêtres.

Maman me trouve encore trop jeune pour aller dans le monde, trop enfant…

Tout cela, parce que j’ai le malheur d’être petite : ce n’est pourtant pas ma faute !

Et encore, je ne suis pas si petite qu’on veut bien le dire, surtout quand je ne me trouve pas à côté de maman, qui est très grande, avec une vraie taille de reine…, une reine qui aurait une jolie taille !

… Je viens de m’interrompre pour me regarder dans la glace. Certainement, j’ai grandi depuis six mois ; j’arrive maintenant en haut de la statue de Notre-Dame des Victoires qui est sur ma cheminée… et sur un piédestal !…

Et puis, j’ai remarqué en même temps — je puis bien le mettre dans mon journal, puisque personne ne le verra, — que je deviens très jolie.

Autrefois, j’étais trop mince ; mais maintenant, ma taille s’est arrondie…, pas trop ! juste assez pour être très bien. Autrefois aussi, mes yeux noirs semblaient trop grands pour ma figure, comme si le bon Dieu s’était trompé en me les mettant ; aujourd’hui, ils sont tout à fait comme il faut, et ils paraissent toujours si noirs et si brillants, à côté de mes joues roses !

Cet été, il est venu à la Christinière un vieux monsieur très aimable et d’une extrême politesse, de cette vieille politesse française qui disparaît de plus en plus, assure grand’mère.

Je l’ai entendu dire un jour à maman que Diderot semblait m’avoir devinée, quand il écrivait d’une dame du dix-huitième siècle : « Son teint fait penser à une feuille de rose tombée dans une jatte de lait ! » J’ai trouvé la comparaison très jolie et je me la suis rappelée ;… et puis, aussi, j’étais flattée du compliment !

Il y a une chose, par exemple, que j’ai toujours beaucoup aimée dans ma personne, même quand je me trouvais laide : je veux parler de mes cheveux… Ils sont si charmants ! blonds, d’un blond lumineux comme si des rayons de soleil dansaient sans cesse à travers, floconneux, légers, frisants ! En ce moment, je les relève très haut, « à l’empire », et ils me font un petit chignon délicieux : on dirait une mousse dorée !…

Mais il me semble que je viens de faire là le portrait de mon « moi » extérieur…

Et celui de mon « moi » moral ?

Je ne l’essayerai pas, ce serait trop difficile ; et puis, une telle confession finirait peut-être par de venir compromettante.

Je puis bien dire, pourtant, que je suis un peu… — beaucoup ? — coquette ; un peu… volontaire ; un peu… enfant gâtée ! Mais je crois être aussi une honnête petite créature qui voudrait bien se transformer en une personne sage, raisonnable, ne disant ni ne faisant jamais de sottises.

Ah ! quand donc cet heureux temps viendra-t-il ?

1 er novembre.

Je suis fâchée, très fâchée, extrêmement fâchée !!!…

Depuis notre retour, je vivais dans un vrai paradis. Nous ne faisions pas de visites : je ne parle pas de mes stations auprès de Jeanne et de Suzanne, puisque quand je vais chez elle, c’est toujours avec le désir de les trouver… Alors ce ne sont plus de vraies visites !

Nous courions les magasins, une chose que j’adore et maman aussi, bien qu’elle ne veuille pas l’avouer, parce que c’est un goût un peu frivole… Je prévoyais un bon petit hiver charmant, sans cours, sans catéchisme de persévérance. Comme occupations sérieuses, je réservais la musique et la peinture : puisque j’ai dix-huit ans, maman m’aurait peut-être permis d’aller dans un vrai atelier, — un de ces ateliers où les parents ne vous accompagnent pas, — afin de faire de la vraie peinture.

Et au chapitre des distractions, je rêvais quelques soirées…

Non pas trop ! J’aurais été raisonnable ; je n’aurais pas demandé de grands bals, pourvu que maman les remplaçât quelquefois par le théâtre…

Hélas ! au lieu de voir mes jolies espérances prendre un corps, me voilà reléguée dans le clan des petites filles qui n’ont pas terminé leur éducation !…

Nous finissions de déjeuner. Papa avait été dans ses grands jours de distraction. Il s’était plaint de ce qu’on ne lui servait jamais de tomates farcies, juste au moment où il en mangeait. Si bien qu’au dessert, probablement dans l’intention de faire oublier sa malencontreuse remarque, il demande à maman d’un air aimable :

— Que comptez-vous faire aujourd’hui, Gabrielle ?

Je suis sûre que, dans la sincérité de son âme, rien ne lui était plus égal.

Maman devait penser comme moi, car elle regarde papa avec un petit sourire et lui dit :

— Nous irons, pour la dernière fois, je l’espère, essayer la robe de Paulette.

— Ah !… Et elle est jolie, cette robe ? me demande papa, qui, décidément, sortait tout à fait de la politique.

— Oh ! charmante ! vous la verrez… en drap vieux rouge, très collante, toute garnie de fourrure… Elle me donne si bien l’air d’une demoiselle !…

Ah ! pauvre demoiselle ! pauvre moi ! qui ne me doutais pas de ce qui allait suivre.

Maman nous avait écoutés en souriant toujours ; elle continue :

— Puis j’irai voir Mme de Simiane, à propos de ce cours dont elle m’a parlé pour Paulette.

Je regarde maman, stupéfaite :

— Un cours pour moi… Oh ! maman !…

J’avais dû parler d’un ton bien désespéré, car papa abandonne son café et répond :

— Un cours pour Paulette ?… Je croyais qu’elle en avait fini avec la science ?

Oh ! cher papa ! qui venait à mon secours.

Mais maman ne se laisse pas troubler pour si peu… hélas !

— Je trouve, répond-elle, que cette enfant est encore trop jeune pour ne plus rien faire de sérieux. Elle a bien le temps d’être frivole… D’ailleurs, le cours dont je parle est un cours de littérature qui s’annonce comme devant être très intéressant.

Je sentais ma cause perdue : tout ce que disait maman était si sage !

Papa n’écoutait plus que vaguement ; il avait regardé sa montre, et il était l’heure qu’il partît pour la Chambre, où il veut toujours être dès le commencement de la séance.

Le duc de Blancas assure que c’est là un goût très rare chez les députés.

Papa s’est levé et a dit à maman :

— Vous avez raison comme toujours, Gabrielle.

C’était très aimable pour elle ; mais pour moi, c’était dur !

Papa a dû deviner ce que je pensais, car il a passé sa main sur mes cheveux, et m’a embrassée en disant :

— Allons, fillette, soyons raisonnable !

Et il est parti.

J’aurais volontiers pleuré ! Je ne l’ai pas fait parce que je n’ai pas osé ; mais j’étais de très mauvaise humeur en dedans !

17 novembre.

Eh bien ! je ne suis plus aussi désolée de mon cours, car Jeanne et Suzanne le suivront aussi ; et quand nous sommes ensemble — trois inséparables ! — nous nous trouvons toujours bien. Et puis, Suzanne, avec son cher petit ton raisonnable, m’a un peu grondée, beaucoup encouragée ; si bien qu’en la quittant, j’avais fait ma paix avec la littérature.

Oh ! comme je t’aime, ma sérieuse Suzanne ! Si depuis quelque temps maman me trouve plus posée, c’est bien à toi que je le dois !

Pour en revenir à ce fameux cours, ce sera un cours tout à fait « select », une sorte de petite Sorbonne parisienne, rajeunie, mondaine, à l’usage des jeunes habitantes des Champs-Elysées et du parc Monceau.

Nous aurons tout ce qu’il y a de mieux en fait de maîtres, absolument le dessus du panier.

Pour mon compte, je m’intéresse seulement à M. Chambert, qui se charge des conférences littéraires ; car, par bonheur, je n’aurai rien à voir avec les autres professeurs. C’est, assure-t-on, un homme remarquable qui, bien sûr, sera un jour ministre de l’instruction publique ou membre de l’Institut… peut-être tous les deux ensemble… enfin, quelque chose dans ce genre. Il écrit des articles de fond que tout le monde lit, même les personnes qui n’y comprennent rien, parce que cela pose bien d’avoir l’air de les connaître.

C’est à maman que Mme de Simiane donnait tous ces détails ; mais j’écoutais.

Il paraît aussi que jamais, au grand jamais, il ne fait de cours de jeunes filles. Mais il condescend, cette fois, à s’occuper de nous autres, humbles petites personnes, en faveur de Mme Divoir, la dame qui organise nos conférences, parce que leurs deux familles se connaissaient depuis très longtemps.

Cette pauvre Mme Divoir a été si malheureuse ! Son mari était agent de change, très riche ; il s’est mis à jouer tant et si bien, ou plutôt si mal, qu’un jour il a été tout à fait compromis, et il s’est sauvé, laissant là sa pauvre femme, avec les petits enfants, s’arranger comme elle le pourrait… Combien les hommes sont lâches quand ils s’y mettent !

Mais je ne dois pas dire de mal de M. Divoir, puisqu’il est mort. Il a été puni tout de suite ; le train dans lequel il s’échappait a déraillé, et il a reçu une si terrible blessure qu’il est mort deux heures après l’accident. Aussi, c’est presque une bonne œuvre de « lancer » le cours de Mme Divoir.

Si j’avais su cela dès le commencement, je n’aurais pas même essayé de lutter pour ne pas le suivre. Les bonnes œuvres sont la passion de maman ; jamais elle ne refuse son offrande à une quête. Et de plus, elle donne de très grand cœur…, sans, gémir, comme bien des dames que je connais — je ne les nommerai pas ! — qui envoient leur aumône parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement, et avec des soupirs ! des plaintes ! des récriminations !

Je trouve, moi, que maman a bien raison, et je tâcherai toujours de l’imiter.

C’est si naturel de partager un peu !

24 novembre.

Germaine Roland a trouvé le seul vrai moyen de n’être plus envoyée au cours : elle se marie.

Elle épouse M. d’Auberive, capitaine de dragons ; elle va être obligée d’aller s’enfouir dans une garnison quelconque… et elle est enchantée.

Tant mieux ! mon Dieu, tant mieux ! mais je ne la comprends pas du tout ! En temps de paix, j’aime les militaires — les officiers, bien entendu — comme objets d’ornement , parce qu’ils sont très décoratifs dans un salon avec leurs uniformes… Quand je serai mariée, je tâcherai toujours d’avoir des généraux dans mes connaissances… Mais pendant les guerres, je les aime tous, les soldats et les officiers !… et pour de bon !

Maman avait l’air surprise de ce mariage.

Elle a dit à papa :

— Je n’aurais rien prévu de semblable à les voir ensemble, cet été, à la Christinière ; ils ne semblaient pas se rechercher beaucoup !

C’est étrange comme les parents oublient leur jeune temps !

Au contraire, Germaine et M. d’Auberive s’entendaient fort bien, tout en ne se parlant presque pas… Je l’avais remarqué plusieurs fois ; et surtout… j’avais vu…, la veille du départ de Germaine…

Maintenant qu’ils vont se marier, je peux bien raconter… dans mon journal…

Après le dîner, nous étions réunis sur la terrasse de la Christinière, car il faisait une soirée splendide, toute bleue et tout étoilée.

Une dame, je ne sais plus laquelle, inspirée par la beauté de la nuit, dit qu’il serait délicieux d’entendre à ce moment la marche du Songe d’une nuit d’été ; et comme Germaine est une véritable artiste, on lui demande naturellement si elle voudrait bien la jouer.

Germaine consent très volontiers, mais elle craignait de ne pas se la rappeler par cœur.

Maman répond aussitôt qu’elle a la partition du Songe à quatre mains ; et M. d’Auberive, qui est très bon musicien, — c’est rare pour un homme… drôle même pour un dragon — s’offre avec empressement à faire la seconde partie.

Maman nous envoie avec eux, Geneviève et moi, pour les installer, et puis aussi, je crois, parce que c’était plus convenable.

Ah ! ma présence a bien servi ! Comme j’avais mal à la tête, dès qu’ils commencent à jouer, je m’installe près de la fenêtre ouverte, dans un petit coin bien tranquille, d’où je les voyais parfaitement, et j’écoute…

C’était bien beau, cette marche dans la nuit, avec ce ciel transparent au-dessus de nous ! Aussi, quand ils ont fini, il y a un cri général :

— Encore ! encore !

De mon refuge, j’entends Germaine dire :

— Si nous jouions les airs de ballet du Cid ?

Bien sûr, il voulait tout ce qu’elle voulait, et il demande à Geneviève, qui était restée pour leur tourner les pages :

— Seriez-vous assez aimable pour nous donner la partition qui est dans le petit salon ?

Geneviève s’en va avec docilité.

J’étais sans défiance, et Germaine aussi, certes ! Elle restait assise au piano, son fin profil se détachant en sombre sur la lumière des bougies.

Lui était debout auprès d’elle.

Tout à coup, d’un brusque mouvement, il se penche… et je vois… oui, je vois !… son visage effleurer les cheveux de Germaine… près, près, près… et ses lèvres se poser là où ce n’était pas du tout leur droit…

Oh ! c’est ainsi que je le dis ! comme dans les histoires.

J’étais si intéressée que mon mal de tête disparaît du coup ! Si M. d’Auberive s’était comporté de la sorte avec moi, j’aurais été capable de lui lancer les flambeaux à la tête !… Germaine se lève toute droite ; elle était très digne ; on aurait dit une reine de tragédie offensée. Mais aussi c’était bien un peu de sa faute ! Elle avait poussé à bout ce pauvre garçon en paraissant toute la journée ne pas s’apercevoir de sa présence, et puis, pour finir, en lui jouant du Mendelssohn en tête-à-tête, pendant que tous les parents regardaient la lune !… Ils auraient bien mieux fait de regarder leurs enfants !… Si jamais je suis mère de famille, je me souviendrai comme c’est naïf, les parents !

Donc, Germaine s’était levée… Et je l’entends dire à M. d’Auberive d’une petite voix basse qui cinglait comme un coup de cravache :

— Ah çà, monsieur, quelle espèce d’homme êtes-vous donc ?

Du moment qu’elle le prenait sur ce ton, il était inutile que je vinsse à son secours ; elle était bien assez forte pour se défendre… Malgré tout, pour plus de sûreté, je regardais toujours !… et puis c’était très amusant !

M. d’Auberive, lui-même, avait l’air, maintenant, pétrifié de sa hardiesse. — Je crois qu’il avait un peu perdu la tête quelques instants plus tôt… — Il lui a murmuré quelque chose dans le genre de : « Pardon, je vous aime tant !… »

Mais je ne sais pas au juste, parce qu’il parlait trop bas ; et, en même temps, Geneviève revenait avec la musique : toute cette aventure n’avait pas duré trois minutes. Il allait s’asseoir auprès d’elle ; mais elle l’a écarté d’un geste très hautain, et lui a dit :

— Non, merci, je jouerai seule !

Il lui aura, probablement, continué ses excuses… ou elle aura été touchée de son air malheureux, car le lendemain, au moment du départ, ils paraissaient tout à fait réconciliés — à sa place, je n’aurais pas pardonné si vite ! — et huit jours plus tard, ils étaient fiancés !…

Ainsi finit la comédie !

1 er décembre.

Aujourd’hui a eu lieu notre premier cours.

Maman avait l’intention de m’accompagner, mais elle a dû faire quelques visites d’obligation, et je suis partie, chaperonnée comme toujours par miss Emely.

Je l’adore, miss Emely… C’est une si bonne âme ; quand je sors avec elle, c’est tout à fait comme si j’étais seule ; elle me répond quand je lui parle, et jamais elle ne me demande rien.

Maman nous avait fait atteler le coupé, car nous demeurons avenue de Messine, et notre cours a élu domicile rue de Verneuil. Un cours qui se respecte doit, paraît-il, être de l’autre côté de la Seine… Toujours l’influence de la vieille Sorbonne !

Il ne lui ressemble guère, en tout cas… Si j’étais Jeanne, je dirais « qu’il est du dernier bateau » ; mais maman a mis l’interdiction sur toutes les expressions de ce genre ; aussi, je me contente de le penser !… Son entrée m’a tout de suite rappelé celle du cercle Saint-Arnaud ; une belle grand’porte, un domestique en livrée qui la garde…

On nous a introduites dans un petit salon genre grave ; Mme de Simiane s’y trouvait, causant avec une grande et grosse dame en noir, qui riait…

Elle m’a présentée à cette dame : c’était Mme Divoir !

Ah ! quelle désillusion, mon Dieu ! Je me la figurais, puisqu’elle était malheureuse, petite, mince, pâle, avec de grands yeux tristes. Au lieu de cela, elle était grosse et elle riait !… Oui, elle riait !… et très gaiement !… Et elle avait une robe garnie de crêpe !…

Comme les veuves se consolent vite !…

C’est étrange… Mais c’est encourageant aussi !…

— Mlle Paule de Marsay, alors ? a demandé Mme Divoir, en me tendant la main.

Je me suis efforcée de lui répondre avec amabilité. Mais c’était plus fort que moi, je pensais toujours combien j’avais été naïve de la plaindre autant.

Elle a continué :

— Le cours n’est pas encore commencé, mademoiselle ; mais si vous voulez bien entrer, vous allez vous retrouver, je crois, tout à fait en pays de connaissance.

Elle m’a ouvert la porte, et je me suis vue en présence d’une quarantaine de jeunes filles, dont je connaissais en effet une bonne moitié, et qui causaient par groupes avec beaucoup d’exclamations et de sourires.

Jeanne m’avait gardé une place auprès d’elle. Aussi, nous avons vite commencé à bavarder, et elle me racontait que Germaine, décidément, commandait sa robe de mariée chez Worth, quand trois heures ont sonné. Trois gros coups solennels qui semblaient nous dire : « Petites filles frivoles, oubliez-vous donc que vous êtes ici pour étudier la littérature, et non pour causer chiffons ? »

Brave horloge, va !

Il s’est fait un silence subit, parce que le professeur entrait…

Ce n’est pas un vieux monsieur respectable, mais ce n’est pas non plus un jeune homme. Il a bien sûr plus de trente ans.

A la sortie, Jeanne m’a dit :

— Je ne le trouve pas beau !

Louise et Claire de Charmoy ont crié ensemble :

— N’est-ce pas qu’il paraît très bien ?

Je leur ai répondu que j’étais dans le doute.

Il m’a semblé grand, mince, avec des cheveux châtains ; mais je n’ai vraiment vu que ses yeux… Des yeux vifs et sérieux, intelligents, qui ont l’air de lire dans votre pensée d’une façon toute naturelle, sans hardiesse, et qui deviennent tout brillants dès qu’il parle !

Il nous a adressé un petit speech de bienvenue fort joliment tourné, très respectueux aussi, ce qui nous a bien disposées en sa faveur. Puis, il nous a annoncé son intention de prendre pour objet de ses conférences les principaux écrivains contemporains ; d’analyser quelques-unes de leurs œuvres, afin que nous puissions à l’occasion en parler en connaissance de cause.

Il est entré tout de suite dans son sujet d’une belle voix, chaude, vibrante, qui ne permet pas à l’attention d’aller vagabonder de droite et de gauche.

C’est étonnant comme le temps a passé vite ! J’ai été très fâchée quand j’ai entendu sonner quatre heures…

Pour commencer, comme il faut bien un peu remonter en arrière, nous aurons l’inévitable trinité : Lamartine, Victor Hugo et Musset.

J’ai tant entendu de leçons sur le compte des deux premiers, que je les aurais volontiers vu passer sous silence.

Mais je suis bien contente d’entrer un peu en relations avec Alfred de Musset… Papa, auquel je demandais un jour de me parler de ses poésies, m’a répondu qu’un sage critique avait appelé Musset « le poète qu’on lit le soir, quand les enfants sont couchés », et par conséquent…

Eh bien ! mon cher papa, vous voyez !!! Je ne suis plus une enfant ni même une petite fille, et moi aussi je vais connaître Musset !

… Les hommes qui ont les yeux de ce bleu foncé, presque noir, sont vraiment très rares. A peine en ai-je rencontré deux ou trois, en revenant à pied avec miss Emely…

Il faudra que je demande à Jeanne si elle en connaît.

5 décembre.

C’était le jour de maman.

La baronne de Charmoy est venue avec Louise et Claire.

J’avais commencé par me mettre en frais d’imagination pour distraire mes amies ; mais je me suis vite aperçue — chose peu flatteuse pour ma conversation — qu’elles aimaient bien mieux écouter ce qui se racontait autour de nous.

Je n’en ai pas été fâchée ; moi aussi je désirais écouter, car on parlait de notre cours de lundi.

Maman interrogeait Mme de Charmoy sur la manière dont il s’était passé : je ne lui avais presque rien raconté. Je ne pouvais pas lui dire tout de suite combien j’étais enchantée de ces conférences après avoir tant gémi pour y aller.

En général, je trouve « cette bonne baronne », comme l’appelle papa, froide, compassée, agaçante !… oh ! mais agaçante !!!… Chose extraordinaire, hier, elle ne m’a presque pas semblé ennuyeuse.

Elle a raconté à maman qu’elle connaissait très bien notre professeur, M. Chambert. « Il appartient à une famille riche et d’une rare honorabilité ; une de ces familles à l’antique, comme on en voit encore quelquefois dans le cœur de nos provinces, et qui semblent égarées dans le tourbillon parisien. »

Je répète la phrase de Mme de Charmoy. Ah ! jamais je ne serai capable d’en faire de semblables ! non, jamais !…

Le père de M. Chambert est médecin ; mais il n’exerce plus, parce qu’il s’occupe surtout de travaux scientifiques. Il cherche des microbes quelconques avec M. Pasteur, dont il est l’ami. Il est de l’Académie de médecine et de je ne sais combien de sociétés célèbres par leurs découvertes physiologiques…, etc. Il est décoré de plusieurs ordres.

Enfin, c’est tout à fait un savant, « une des lumières de notre temps », a dit encore Mme de Charmoy, qui a un faible pour les phrases toutes faites, les « omnibus de la conversation », comme les a appelées je ne sais quel écrivain.

Si ce respectable M. Chambert est aussi célèbre, il peut être sans inquiétude ; il aura un bel enterrement, avec beaucoup de discours, et l’on parlera de lui au moins pendant deux jours après cette imposante cérémonie.

Ce bon monsieur, qui est veuf, a trois fils. — Quelle généalogie ! — L’aîné, M. Raoul, est médecin comme son père, et un médecin très à la mode. On ne le trouve jamais chez lui — parce qu’il a beaucoup de malades à visiter, naturellement ! — Il est marié avec une femme charmante, pas jolie, mais très spirituelle, et qui sait fort bien s’habiller.

Le second fils, notre M. Chambert, est plongé dans les lettres, la philosophie, etc., etc. A côté de graves articles dans la Revue des Deux Mondes , il écrit aussi des romans… « mais qui ne sont pas pour les jeunes filles », a murmuré Mme de Charmoy à maman avec un sourire de mystère… C’est étonnant, il paraît si tranquille et si sérieux !… Enfin, c’est un homme occupé. Tant mieux pour sa femme future !

Quant au troisième fils, M. Maurice, sorti de Saint-Cyr, il y a quelques années, il est maintenant aide de camp d’un général à Orléans. Mme de Charmoy pense qu’il deviendra capitaine, colonel, général, de très bonne heure… Je ne sais pourquoi, en l’entendant parler d’un ton si pénétré de ce M. Maurice et de ses mérites, j’ai eu tout de suite l’idée qu’elle aimerait bien le donner à Louise, qui admire beaucoup les uniformes.

Pour notre M. Chambert (je n’ai pas entendu son petit nom), on le dit immariable . Il est si difficile que les plus intrépides ont renoncé à le mettre en ménage. Ne se prétend-il pas beaucoup plus heureux tel qu’il est maintenant ?…

Quel homme malhonnête !…

Et au cours, il nous regarde comme des petites filles !… Je ne l’aime pas du tout, ce dédaigneux professeur !

10 décembre.

Je peux, enfin, dire que j’ai fait mon entrée dans le monde… et une entrée solennelle !

C’était hier à la soirée de contrat de Germaine.

Quelle bonne idée Germaine a eue de se marier !… J’espère qu’elle sera très heureuse ! Je l’espérerais, même si je ne lui avais pas dû de quitter la classe des enfants qu’on laisse à la maison.

Ah ! il a été difficile d’obtenir le consentement de maman.

Elle répétait toujours la formule sacramentelle : « Paulette est encore trop jeune ! » Mais j’ai si bien pris des airs de victime, surtout devant papa — des airs tristes et résignés, — que maman a fini par me dire :

— Eh bien ! puisque tu le désires tant, tu iras à cette soirée ; mais je le crains, elle ne sera pas aussi amusante que tu l’espères. M. d’Auberive a perdu sa grand’mère il y a quelques mois, et l’on ne dansera pas…

Ah ! cela m’était bien égal, non pas que la grand’mère fût morte, mais de ne pas danser, si je n’étais pas laissée avec Patrice et Geneviève !

Maman m’avait fait faire une robe délicieuse, un rêve !…

Aussi, hier, quand je me suis vue dans mon premier corsage de bal décolleté, au milieu d’un petit fouillis de mousseline de soie bleu ciel, mes cheveux retroussés pour former un amour de chignon, il m’a semblé que j’apercevais, non plus Paulette, la folle Paulette, mais une apparition, une fée, la petite reine Mab, comme m’appelle quelquefois papa… Une reine Mab habillée à la mode de notre temps…

J’avais envie de m’écrier :

— Oh ! que je suis jolie !… Je suis contente d’être si jolie !…

Mais je ne l’ai pas fait parce que cela aurait été trop ridicule. Seulement, je ne pouvais pas m’empêcher de me regarder, et je crois bien que je m’adressais des sourires…

Si ce détestable M. Chambert m’avait vue ainsi, dans mon nuage bleu ciel, peut-être se serait-il aperçu que je ne suis pas une petite pensionnaire… Mais il n’était pas à cette soirée. C’est dommage ; j’aurais trouvé très amusant de le rencontrer dans le monde !

Anna, qui m’habillait, m’a demandé :

— Mademoiselle est-elle satisfaite ?

Si j’étais satisfaite !!!

Je lui ai répondu : « Oui » tout court ; j’avais peur d’en dire trop. Mais, au bout d’une minute, je n’ai pu m’empêcher d’ajouter :

— Est-ce que vous ne trouvez pas que le corsage fait des plis à la taille ?

Je savais bien le contraire ; mais c’était pour l’entendre me répéter qu’il m’allait bien, ce qui n’a pas manqué :

— Oh ! mademoiselle ! Ce corsage fait à mademoiselle une taille de nymphe !… (Elle devenait poétique, Anna.) Mademoiselle est ravissante !!!

Je ne sais trop ce que je lui aurais répondu pour la remercier de sa bonne parole si, heureusement, maman n’était entrée.

Elle m’a lancé un coup d’œil d’inspection ; et puis elle a dit en m’embrassant :

— Voilà une petite tête qui est toute à la coquetterie, ce soir. Il vaudrait bien mieux qu’elle fût tranquille sur son oreiller !

Comme les mères voient ces choses-là !

J’étais un peu honteuse d’avoir été si sotte, mais je sentais que, maintenant, mon accès de coquetterie était passé, et je commençais à m’habituer à être en apparition…

Papa déclare que la soirée a été très belle et très ennuyeuse ; moi, j’ai trouvé tout charmant !

M. et Mme Roland recevaient à la porte du premier salon ; c’étaient des saluts, des présentations, des compliments ! Cette pauvre Mme Roland devait être bien fatiguée d’avoir si longtemps le même sourire aimable sur les lèvres ! A sa place, quel plaisir j’aurais eu à me lâcher, une fois mon dernier invité disparu !

Germaine était rayonnante ; toujours au bras de son dragon à qui elle ne disait plus : « Ah çà ! monsieur, quelle espèce d’homme êtes-vous donc ? » et lui la regardait d’un air si heureux !

Une quantité de militaires à cette soirée. Ils étaient très meublants !… En général, c’était surtout le buffet qu’ils meublaient. Oh ! et les civils de même !

Les parents se parlaient avec des sourires vagues et du sommeil dans les yeux…

Mais nous, les jeunes filles, nous étions très réveillées ; nous causions, nous nous faisions présenter l’armée française, qui, elle, ne nous traitait pas en petites personnes insignifiantes !

Ainsi, un jeune sous-lieutenant, tout frais émoulu de Saint-Cyr, après m’avoir dit d’un accent convaincu qu’il enviait le sort de son ami, M. d’Auberive — aurait-il donc voulu aussi épouser Germaine ? — m’a demandé si je me plairais dans une ville de garnison autre que Paris. Et il m’a assuré qu’Amiens, où il est caserné, était une résidence charmante.

Je lui ai vite répondu que la vie de province me semblerait un « enterrement » !

Il a paru si consterné que j’ai eu un vague remords d’avoir été trop franche.

Sans compter mon « enterrement », qui était une métaphore — est-ce ainsi que cela s’appelle ? — bien hardie ! Qu’en aurait pensé M. Chambert ?

16 décembre.

Cette bonne Germaine goûte maintenant de la vie conjugale, depuis deux jours !

La cérémonie a été très brillante. Les fiancés sont arrivés un peu tôt : à midi trente-cinq. Comme j’avais beaucoup pressé maman, nous avons pu être avant eux à l’église, mais bien juste. Vraiment, ils n’étaient pas assez en retard : trente-cinq minutes sont insuffisantes pour laisser aux déjeuners le temps de s’achever…

Au moment où ils entraient, le ciel, gris toute la matinée, s’est éclairci, de sorte qu’ils ont fait leur apparition au milieu d’un rayon de soleil ; c’était très joli et très gai !

L’orgue a joué la marche nuptiale du Songe — qui devait leur rappeler un certain soir !… — tandis qu’ils s’avançaient vers l’autel étincelant de lumières, entouré de fleurs comme un reposoir.

Tout a très bien marché ! le sermon, qu’on n’a pas entendu ; la messe, qui n’a pas été longue ; les conversations dans l’église, qui n’ont pas trop dépassé les bornes ; les chants, superbes ; le défilé, à la sacristie, d’une heure pleine, pendant laquelle les suisses ont répété, sans se lasser :

— Prenez garde à vos poches, messieurs, mesdames !

C’était flatteur pour les invités !

Comme nous sortions de l’église, nous avons trouvé, sur les marches, tout un régiment de messieurs. Ayant découvert le moyen de s’échapper les premiers, ils étaient là, tranquilles, curieux, à examiner les pauvres dames qui descendaient. Oh ! les hommes !

Je regardais, moi aussi, innocemment, obligée de saluer à chaque minute, comme maman, quand tout à coup j’ai été très surprise d’apercevoir M. Chambert. Lui aussi m’a vue ; il m’a fait un profond salut…, pour moi surtout, puisqu’il n’avait jamais rencontré maman.

J’ai été très flattée qu’il m’ait reconnue, car nous n’avons encore eu que deux conférences, et il semble si peu faire attention à nous !…

Comme il ne mérite pas que je sois aimable avec lui, j’ai répondu seulement par une toute petite inclinaison de tête, bien digne.

Il était très distingué dans son pardessus à col de fourrure !

… Ce soir, j’écris solitairement dans ma chambre ; papa et maman sont aux Français, et il me vient beaucoup d’idées graves.

Je ne peux m’empêcher de songer à Germaine et à Mme Divoir. A Germaine, si radieuse avant-hier ; à Mme Divoir, sans doute aussi bien contente, il y a dix ou quinze ans, quand elle quittait l’église au bras de son mari, et qui, aujourd’hui, est veuve et consolée.

Consolée ! Il me semble maintenant que, au fond, c’est peut-être encore là le plus triste de toute son histoire…

Quand j’étais petite, je me figurais que les personnes mariées étaient toujours très heureuses. Aujourd’hui, je commence à m’apercevoir que le contraire arrive encore assez souvent…

Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Je ne peux pas demander là-dessus des explications à maman. Elle me dirait encore : « Tu es trop jeune ! » Et puis les demoiselles bien élevées ne doivent pas parler de ces questions qui… que… enfin ! C’est chose convenue, et même assez drôle ! puisque les demoiselles bien élevées se marient comme les autres !…

Donc je ne parle pas, mais je cherche, je réfléchis… Et je voudrais bien, plus tard, être comme maman.

Elle fait tout ce qu’elle veut ; jamais papa ne lui dit rien. Mais quand il prépare des discours, elle nous fait taire à table pour ne pas le distraire…, ce qui me semble même très ennuyeux ! Aussi je n’aimerais pas à avoir un mari député !

Il faudra pourtant bien que le mien s’occupe, car il n’y a rien de si honteux qu’un homme oisif ; et qu’il s’occupe sérieusement…; comme M. Chambert, par exemple.

Je ne me contenterais pas du tout de le voir dresser des chevaux ainsi qu’un écuyer de cirque, ou courir les salons à l’heure des five o’clock … ou aller au Cercle. D’autant plus que, paraît-il, les Cercles ne sont qu’un prétexte dont profitent messieurs les maris pour aller… Je n’ai pas compris où.

C’est Louise de Charmoy qui m’a fait mystérieusement cette déclaration un soir que nous causions sur la terrasse de la Christinière. J’allais lui demander des explications, mais elle a répondu à mes yeux étonnés par des signes désespérés pour que je me taise : sa mère venait de notre côté. Alors je n’ai pas su !…

Un jour je m’informerai, auprès de papa, quand je serai seule avec lui, sans les enfants.

Pour en revenir à mon mari, quand nous serons bien installés dans notre ménage, nous ne nous verrons plus guère qu’aux repas, car nous aurons nos occupations chacun de notre côté. Mais je lui raconterai tout ce que je deviendrai, pour lui donner le bon exemple.

A l’occasion, nous ferons des promenades, quelques visites, quelques courses tous les deux ; on jouit bien mieux du plaisir d’être ensemble quand on n’en abuse pas !

Nous sortirons généralement tous les soirs, car il faut toujours avoir beaucoup de relations.

Mais, une fois par semaine, nous resterons très paisibles chez nous, pour nous voir, pour causer, pour faire de la musique. Nous lirons ensemble. Je voudrais qu’il lût aussi bien que M. Chambert !

Et ainsi…, ainsi nous serons très heureux !

22 décembre.

Quelle bonne inspiration a eue maman de m’envoyer à ce cours ! Il est maintenant un des plus grands plaisirs de ma semaine.

D’abord, nous nous y retrouvons toutes : c’est notre Cercle !

Nous faisons en sorte d’arriver bien avant l’heure afin de pouvoir causer. Nous nous racontons les nouvelles du jour. Nous cataloguons nos soirées. Nous jugeons nos danseurs selon leurs mérites. Et Louise de Charmoy trouve toujours moyen de faire intervenir la question toilette, qui occupe beaucoup son existence…

Dès le premier cours, elle nous a demandé si nous ne pensions pas qu’il fût mieux de nous habiller pour assister à nos conférences. Nous n’y avions pas songé. Mais, pensant que le coup d’œil serait ainsi plus joli, nous avons accepté sa proposition, puisqu’elle le désirait tant. Aussi nous venons toujours en toilette, mais des toilettes sobres comme il convient à des jeunes personnes résolues à s’instruire sur le mérite des écrivains contemporains ;… à supposer que nous y soyons résolues !

Le clan des étrangères, la tour de Babel, comme nous l’appelons, a voulu nous imiter ; mais l’élégance s’y fait un peu tapageuse. Cette tour de Babel est représentée par quatre Américaines très exubérantes, quelques Espagnoles avec des tailles souples de créoles, une grosse Allemande, fille de je ne sais quel prince autrefois régnant, une Russe très distinguée et trois Anglaises qui se glorifient d’être grimpées dans l’Himalaya pendant que leur père était gouverneur de l’Inde ; un peu raides, des teints d’aurore et des cheveux blonds tordus sur la nuque pour le petit chignon traditionnel.

Toutes, excepté les Américaines, portent de vieux noms, d’une noblesse authentique ; celle des Américaines réside dans leur fortune. Mais nos mères sont tranquilles malgré cela, car Mme Divoir est très sévère pour les admissions à son cours.

Du reste, nous sommes six très liées ensemble : les deux de Charmoy, Jeanne, Suzanne, Thérèse de Lubières et moi ; aussi nous avons fort peu de rapports avec la tour de Babel et avec les autres jeunes filles du cours que nous connaissons plus ou moins.

Par droit de sagesse, c’est Suzanne qui préside notre groupe. Elle est tellement meilleure que nous !

Quand on la voit, on ne songe jamais à se demander si elle est jolie ou non, parce qu’on la trouve tout de suite charmante ; et ceux qui ont une fois rencontré son sourire un peu mélancolique, le regard clair, doux, profond de ses yeux bruns, éprouvent toujours le désir de les revoir encore. Suzanne n’est pas triste pourtant, mais elle a une gaieté sérieuse, tranquille, venue surtout de celle qu’elle rencontre chez les autres, et qu’elle partage pour leur faire plaisir, car elle pense à ceux qui l’entourent en premier lieu, et à elle en dernier… Et encore, quand elle y songe !

C’est aussi la perle des confidentes ; elle semble toujours s’intéresser aux récits qu’on lui fait, — alors même que, bien certainement, ils ne peuvent la toucher en rien, — sans parler jamais d’elle-même ; et avec une telle simplicité ! Comme si s’oublier ainsi était une chose tout aisée, toute naturelle !

Sa mère est veuve, toujours malade. Elle a ses deux frères au loin : l’un en ce moment au Tonkin, avec son navire la Conquérante , l’autre à Vienne, où il est attaché d’ambassade. Eh bien ! elle se fait leur correspondante assidue ; elle leur envoie des petits chefs-d’œuvre de lettres qu’elle me permet quelquefois de lire, car elle sait combien je suis heureuse de sa confiance, des lettres fines, spirituelles, pleines de cœur, disant toujours quelque chose, et qui apportent aux deux absents le bon parfum du « home ».

Et puis aussi, sans bruit, sans embarras, elle dirige tout dans la maison, pense à tout, distrait sa mère, lui fait la lecture en anglais (Mme de Vignolles est Anglaise), met à exécution des recettes admirables pour les confitures, et trouve encore le temps de broder des ornements pour l’église de Saint-Aubin et d’habiller je ne sais combien de petits misérables.

Suzanne est trop bonne. Quelquefois j’ai peur qu’elle ne veuille nous quitter pour devenir sœur de charité. Heureusement sa mère la retient parmi nous. Mais n’importe, quand je la vois par hasard au bal et dansant, cela me fait du bien, parce que je suis sûre qu’elle appartient encore aux profanes.

Elle devrait bien apprendre son secret pour être toujours contente à cette pauvre Thérèse de Lubières, qui, elle, a perpétuellement l’air de dire comme Louis XIII à ses courtisans : « Ennuyons-nous ! Ennuyons-nous ! »

Thérèse a deux millions de dot, ni frère ni sœur, une mère d’humeur un peu capricieuse, mais excellente ; un père général qui s’est battu comme un héros en 1870, et irait aujourd’hui au bout du monde sur le moindre désir de Thérèse. Et avec tout cela, elle est la personne la plus ennuyée qu’il soit possible de concevoir.

On dirait vraiment qu’elle est lasse d’être trop heureuse.

Peut-être au moment où elle s’en venait sur la terre, il y a vingt ans, a-t-elle rencontré sur son chemin l’âme d’un vieux misanthrope qui sortait de la vie, dégoûté de toute chose… Il y aura eu confusion ! Si bien que le petit bébé rose reçu par Mme de Lubières enfermait l’âme du vieux misanthrope ; et voilà pourquoi Thérèse est sceptique et blasée, comme si elle avait déjà vécu une fois !… Parce que nous sommes un peu cousines à la mode de Bretagne, nous nous rencontrons très souvent, en dehors du cours.

Mais j’ai soin de ne jamais parler devant elle des choses qui m’intéressent beaucoup, car elle a une manière de regarder les personnes enthousiastes ainsi que des êtres curieux, d’une espèce particulière, phénoménale, qui vous produit l’effet d’une douche d’eau glacée…

Pourtant, malgré mes précautions, à chaque instant, elle me dit : « Mon Dieu ! Paulette, que tu es jeune ! » Absolument comme si elle était Mathusalem en personne.

Son air de pitié m’humilie bien un peu sur le moment ; mais, malgré tout, j’aime encore mieux être jeune… Et Jeanne aussi pense comme moi ; toutes deux nous trouvons si amusant de vivre, quoi qu’en dise Thérèse !

Jeanne n’est certes pas ennuyée ! Elle est nerveuse, vibrante, parisienne, avec des yeux qui brillent « pareils à des étoiles », ainsi que le lui a écrit Robert de Saunier, un jour, en jouant « au jeu des portraits »…, une masse de cheveux noirs, découvrant le plus joli cou du monde ; des dents éblouissantes, et un beau rire qui sonne joyeux autant que les grelots d’une Folie.

Elle adore le bruit, le mouvement, le monde. Elle est capable d’apparaître à cinq bals dans une seule soirée, de danser dans tous et de « cotillonner » dans le dernier jusqu’à six heures du matin, pour être prête vers huit heures à aller faire son tour du Bois à cheval, être sur pied toute la journée et recommencer le soir…

Si maman voulait, je l’imiterais bien volontiers…

Jeanne est franche, caressante, un brin moqueuse, fort expérimentée, grâce à son frère qui fait son éducation mondaine ; mais elle ne veut jamais me repasser sa science tout entière, parce que, assure-t-elle, maman ne serait pas contente qu’elle agît ainsi. Coquette comme un démon, je sais bien qu’elle ne donnerait pas une feuille des roses de sa ceinture au plus séduisant de sa phalange d’adorateurs ; malgré sa conversation très indépendante, qui scandalise à chaque instant cette bonne Claire de Charmoy, le décorum fait jeune fille.

Enfin, toutes tant que nous sommes, nous bavardons le plus possible, jusqu’au moment où apparaît M. Chambert.

Alors le silence s’établit tout de suite, même dans les rangs des mères. Il adresse un salut général, nous lance à nous, modestes élèves, un coup d’œil calme et désintéressé — comme il regarderait de jeunes sauvages arrivées en ligne droite de l’Afrique équatoriale — et il commence…

Alors, oh ! alors, je lui pardonne d’être froid, intimidant, de nous juger indignes de son attention ! Ou plutôt, je ne songe même pas à lui pardonner, je ne fais plus qu’écouter et j’oublie tout le reste… C’est comme si mon esprit s’élargissait soudain, comme s’il lui venait des ailes mystérieuses pour suivre la parole de M. Chambert, là où il lui plaît de l’emporter.

Ce n’est, à proprement parler, ni un cours, ni une conférence qu’il nous fait ; il prend le meilleur des deux, et de cette union sort une causerie charmante, assaisonnée de beaucoup d’esprit et d’une petite pointe d’ironie drôle et très fine, entremêlée de lectures et de l’analyse de ces lectures.

Jamais je ne me serais doutée de toutes les choses qui peuvent se trouver dans une dizaine de vers !… Je commence à m’apercevoir que jusqu’ici j’ai toujours lu comme une petite sotte, sans me demander si je comprenais bien. Avec M. Chambert, je crois que Bossuet lui-même ne m’épouvanterait pas !… et pourtant j’ai conservé un souvenir… austère !… de l’Oraison funèbre du prince de Condé !!!

Quand M. Chambert parle, il n’est plus du tout froid. Il devient au contraire aussi vibrant que Jeanne, et il a une manière à lui de s’exprimer originale et vive, et si simple en même temps. Que les personnes posées, comme papa, parlent bien, voilà une chose toute naturelle ; c’est de leur âge… Mais il me semble si étrange d’entendre M. Chambert, quand je me rappelle la conversation de Georges Landry et des autres ! Je ne me le figure pas disant :

« Madame une telle est d’un chic épatant ! » ou quelque autre phrase plus accentuée encore, grâce à la présence d’une de ces expressions… pittoresques qui nous arrivent au passage, quand ces messieurs causent ensemble, nous croyant occupées ailleurs.

Si j’écoutais souvent parler M. Chambert, je suis sûre que je finirais par devenir une femme intelligente pour de bon. Il m’apprend à réfléchir. Il me fait penser à une foule de choses sérieuses auxquelles je n’aurais jamais songé à moi toute seule, dont j’avais à peine une idée vague, confuse, et qu’il me semble pourtant avoir toujours comprises, dès que je l’entends les exprimer.

Je suis très fière quand j’ai dans la pensée, en même temps que lui, le mot dont il se sert…

Il parle, et les de Charmoy écrivent toutes ses paroles. Jeanne griffonne capricieusement. Thérèse le considère avec surprise, un homme qui sent si vivement !…

Suzanne et moi, nous ne prenons presque pas de notes, car il n’y a pas à craindre que nous oubliions ce qu’il nous dit. Mais une fois de retour à la maison, je recherche les morceaux de prose ou de poésie qu’il nous a lus, afin de voir si mon impression est la même que la sienne ; et quand cela arrive, j’en suis très contente, parce que j’ai entendu vanter bien des fois la justesse de ses appréciations littéraires. La « justesse » !… Quel joli mot !… et je l’ai trouvé toute seule…

2 janvier 189.

Notre jour de l’an s’est passé comme tous les jours de l’an : avec des embrassements, des cartes de visite, des bonbons, des compliments, des étrennes ; le tout agrémenté de l’éternel « Je vous souhaite une bonne année ! »

A onze heures, maman nous avait envoyés à la messe, les deux petits, miss Emely et moi. Je n’étais pas trop fâchée qu’elle ne nous accompagnât pas, parce que sa présence m’aurait peut-être empêchée de mettre certain projet à exécution. Depuis le jour où Jeanne m’a dit « que le nom du premier pauvre auquel on fait l’aumône le jour de l’an est le nom de votre mari », je ne manque pas de tenter l’expérience.

La première année, mon pauvre s’appelait « Louis ». Louis…, je n’adore pas ce nom-là ; j’en aurais même mieux aimé un autre, mais enfin ! Louis de… quelque chose de bien sonnant… « Fils de saint Louis, montez au ciel !… » C’était encore possible.

L’année dernière, je recommence ma question, pour voir si j’aurai la même réponse. Et alors il ne s’appelait plus Louis, mon futur mari, il se nommait… c’était bien autre chose !… il se nommait… Antoine !!!

J’étais désolée, quand Jeanne m’a fait remarquer que la troisième fois seule comptait toujours. Aussi, cette année, le résultat de ma demande devait être sérieux.

Nous étions arrivés juste pour la messe, de sorte que je n’avais pu placer ma question avant d’entrer dans l’église. Mais, pendant la messe, ces noms : Louis, Antoine et… trois étoiles me trottaient dans la tête. S’il allait encore s’appeler Antoine !…

Nous sortons enfin, et je cherche tout de suite un pauvre convenable pour ce que je voulais en faire. C’était une fatalité : il n’y avait que des femmes, ou bien des vieux de mauvaise mine. Enfin, ô bonheur ! j’aperçois un petit garçon très laid, accroché à la robe de sa mère. Je me glisse de son côté, sans répondre aux femmes qui me répétaient en chœur :

— Ne m’oubliez pas, s’il vous plaît, ma chère dame ! La charité !

Et je demande au petit, très vite :

— Comment t’appelles-tu ?

Au lieu de me répondre, il me regarde effaré, et lui aussi me marmotte :

— Un petit sou, s’il vous plaît, ma bonne dame !

Et voilà Geneviève et Patrice qui m’appelaient, et miss Emely qui me faisait signe de venir. Je recommence :

— Dis-moi donc comment tu t’appelles !

Le petit nigaud continue à me regarder, et il reprenait son éternel refrain, quand je l’arrête désespérée, car Mme de Vignolles approchait avec Suzanne, et Geneviève remontait les marches pour voir ce que je faisais.

— Dis-moi ton nom, et je te donnerai cette belle pièce blanche.

Il devient tout de suite intelligent.

— Michel, ma bonne dame, Michel.

— Ah ! Michel ?…

Je donne la pièce promise, et je rejoins bien vite Germaine, qui me demande ce que je voulais à cet affreux petit garçon.

Je réponds au hasard :

— Je le questionnais parce que je le trouvais très gentil.

Nous descendons les marches, et nous retrouvons Suzanne, Mme de Vignolles, toute notre colonie habituelle de la messe de onze heures, sans oublier le petit sous-lieutenant, M. de Boynes, qui est devenu mon fidèle chevalier, depuis qu’il est en garnison à Paris.

Devant l’église, une fillette nous offre des bouquets de violettes et de narcisses jaunes venant de Nice, qui semblent tout frissonnants sous notre ciel de Paris… Et ces fleurs, et le beau soleil qui glisse sur les toits encore çà et là couverts de neige, et les messieurs chargés de paquets, et les femmes qui passent frileuses dans leurs fourrures, le visage rosé par l’air vif, tout a l’air de dire : « Bonne année ! Bonne année ! »

Mais Patrice, qui ne voit rien de tout cela, gémit qu’il a froid ; et nous voilà partis, moi répétant toujours ce nom de Michel.

— Michel ! Je ne connais pas de Michel. Je n’en ai vu que dans les romans de Mme Gréville : c’est un nom russe… Peut-être, alors, me marierai-je avec un prince russe… Ce serait assez bien s’il ne m’emmenait jamais en Russie !

En arrivant à la maison, dans l’antichambre, j’aperçois des cartes de visite sur un plateau. Je jette un coup d’œil, et sur l’une d’elles je lis : « Michel Chambert, rue de Lille. »

Il m’a semblé alors que mon cœur faisait un grand saut dans ma poitrine !… Ah ! il s’appelait Michel, notre dédaigneux M. Chambert !… Quelle drôle de chose !… Michel ! comme le petit garçon de l’église !

J’ai attendu que maman ait vu les cartes ; j’ai même fait des yeux étonnés quand elle a dit :

— Ah ! M. Chambert a envoyé la sienne.

Et je lui ai demandé d’un air tranquille si elle voulait bien me la donner ; car enfin, elle était un peu pour moi, cette carte, puisque c’est moi qui vais écouter les conférences !

Maman, ne sachant pas que j’avais trouvé un pauvre appelé Michel, a cru à une fantaisie, et, avec sa permission officielle, j’ai pris la carte.

Maintenant elle est à moi !… dans la boîte des souvenirs de cotillon.

Louis ?… Antoine ?… ou Michel ?… J’aimerais mieux Michel !

10 janvier.

Il n’est pas froid ! Il n’est pas dédaigneux ! Il n’est pas intimidant ! Je suis contente ! oh ! mais contente !… Comme tout s’arrange bien en ce monde sans que nous nous en mêlions !

Ce matin, à déjeuner, maman me dit de m’habiller pour trois heures, parce que nous irons faire des visites.

Dans le fond du cœur, je me mets à les maudire, car les visites de jour de l’an !… oh !… Je le regrette bien maintenant ; mais je ne pouvais pas deviner ce qui allait se passer.

Nous arrivons chez Mme de Simiane où il y avait, comme à l’ordinaire, beaucoup de monde.

Mme de Simiane est une des plus anciennes amies de maman ; elle est très bonne et fort intelligente ; elle connaît toutes les célébrités de Paris : artistes, écrivains, couturières, pâtissiers, prédicateurs, hommes politiques, etc. ; et elle laisse volontiers voir qu’elle les connaît…, surtout les célébrités que l’on reçoit.

Elle possède un fils dont elle est très fière, un grand garçon gauche qui a toujours des prix au concours général ; deux petites filles, jolies et fines comme des vignettes anglaises, et un mari très bon, mais dont le caractère varie avec le cours de la Bourse, « car il est un des rois de la finance », dirait la baronne de Charmoy.

J’aime beaucoup Mme de Simiane… Et encore plus depuis cette après-midi… bien qu’en réalité elle n’ait été presque pour rien dans mon plaisir.

On nous annonce donc dans le salon. Il se fait un mouvement, tous les hommes se lèvent, les dames saluent, car maman est une manière de grand personnage… Moi, je représentais le mari de la reine !

Mme de Simiane m’embrasse.

J’entrevois un monsieur qui m’avance un fauteuil ; je lève le nez pour le remercier, et je reconnais… M. Chambert, M. Michel Chambert !

Je sens que je deviens rouge comme une fraise ; heureusement le jour tombait, et les lampes n’étaient pas encore allumées… Il ne ressemblait plus du tout à un sévère professeur ; c’était un homme du monde distingué, élégant même ! Et puis, il avait l’air bien plus jeune, et ses yeux n’étaient plus ni si intimidants, ni si sérieux !

Mme de Simiane le présente à maman, qui est très aimable et lui dit combien elle regrette de n’avoir pu encore aller écouter ses conférences, etc.

Moi, j’étais dans le vague ; il me semblait rêver, et ce nom de Michel me bourdonnait aux oreilles… J’avais beau me gronder, me répéter que j’étais absurde, que c’était bien le moment de me montrer personne d’esprit pour relever les jeunes filles dans son estime ; rien, je ne trouvais rien ! Il ne me venait à la pensée que des phrases sottes !…

D’un mouvement machinal, je regarde en face de moi, comme si j’allais y rencontrer l’inspiration, et je m’aperçois dans la glace à côté de lui…

Eh bien ! vraiment, avec mon costume vieux rouge, mon grand chapeau Gainsborough, je n’avais plus l’air d’une petite fille ! J’étais même très… agréable !

Quand je vois cela, le courage me vient un peu ; et comme maman disait à M. Chambert qu’il m’avait réconciliée avec les cours, une belle phrase me traverse l’esprit. J’allais la placer. Par malheur, il se tourne de mon côté ; je rencontre ses yeux… voilà ma belle phrase envolée ! et, sans réfléchir, je m’écrie :

— Oh ! c’est vrai, monsieur. J’aime infiniment vos conférences parce qu’elles me rendent plus intelligente !

Ce que je venais de dire n’était pourtant pas extraordinaire, tout le monde se met à rire ; lui aussi. Mais il ne paraissait pas se moquer de moi, et il me répond avec ce sourire qui lui donne l’air très jeune, sourire dont il ne nous gratifie jamais ; au cours :

— Je serais fier de mériter un semblable compliment ; mais je n’ai vraiment pas le droit de l’accepter ! Tout au plus, puis-je vous apprendre, mademoiselle, à mieux jouir de votre intelligence.

J’ai secoué la tête, mais sans répondre, parce que j’avais peur de dire encore quelque chose de drôle.

La conversation est redevenue générale. On a félicité M. Chambert de son dernier roman, qui n’est pas pour les jeunes filles, mais qui a l’air fort au goût des parents ; car ils en parlaient avec une chaleur !… de ses « portraits de femmes » dans la Revue parisienne , qui sont, paraît-il, si bien dessinés et si ressemblants, que toutes les dames, ont à la fois grande envie et grand’peur d’être croquées.

Un monsieur bavard et curieux lui ayant demandé s’il comptait les faire suivre d’études sur les jeunes, filles, j’ai été prise de la crainte que nous ne lui servions de modèles au cours. Et, comme tout le monde causait, je lui ai dit, à lui seul, un peu bas, pour ne pas encore provoquer de rires :

— Je vous en prie, monsieur, ne nous imprimez, pas toutes vives !… Surtout, ne faites pas mon portrait !… je ne le veux pas !…

Il m’a regardée gaiement :

— Vous m’en voudriez beaucoup ? même si vous n’étiez pas assez ressemblante pour que vos amis vous reconnussent ?

Je crois qu’il se moquait un peu de moi sous son extrême politesse, et j’ai eu envie de lui dire des choses désagréables… Mais je n’ai pas osé :

— Ce serait très mal ! et je serais si fâchée que je ne vous pardonnerais jamais, jamais !

Il a souri ; et d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant :

— Eh bien, je vous promets, à mon grand regret, je vous assure, de ne jamais vous… peindre. Êtes-vous rassurée et avez-vous confiance dans ma parole ?

Je l’ai examiné une petite seconde pour voir s’il n’était pas trop moqueur ; mais son regard était si franc que j’ai été rassurée, et je lui ai répondu que je le croyais.

Juste à ce moment, comme je n’étais plus intimidée, comme nous commencions à bien causer, Mme de Charmoy est arrivée, suivie de ses deux filles. M. Chambert s’est levé pour partir… Nous sommes encore restées quelques minutes, le temps d’échanger des saluts et des compliments ; puis nous avons quitté Mme de Simiane.

En voiture, maman m’a dit :

— Il est très bien, M. Chambert.

J’ai répondu d’un air détaché :

— Vous trouvez, maman ?

Quand j’ai vu Jeanne, le soir, je lui ai raconté notre rencontre et notre conversation…

J’ai bien peur qu’il ne m’ait jugée sotte !…

Après tout, cela doit m’être égal !

18 janvier.

Je vais devenir une femme sérieuse. Je m’y suis décidée hier entre huit heures vingt et neuf heures moins le quart !…

Maman était montée voir Patrice, qui avait toussé deux fois pendant le dîner et pour qui elle craignait déjà une fluxion de poitrine. Geneviève, toujours raisonnable, fabriquait une de ses éternelles capelines pour les pauvres. Papa lisait.

Moi, j’errais dans le salon avec un très vif désir de ne rien faire…, du moins tant que maman ne serait pas là !

Je m’approche de la table et j’aperçois le dernier numéro de la Revue parisienne , qui venait d’arriver et était encore dans son enveloppe.

La Revue parisienne ! les fameux portraits de M. Chambert !… tout se tenait.

Je demande à papa :

— Voulez-vous que j’ouvre la Revue parisienne ? Papa est distrait ; le compte rendu de la Chambre l’absorbe.

— Si tu veux, mon enfant.

Je ne me le fais pas répéter. Je prends un coupe-papier, et je commence à couper bien lentement pour avoir le temps de jeter un coup d’œil sur chaque feuillet — je ne lisais pas !… Non ! je regardais seulement ! — et j’aperçois : « Portraits de femmes : La Femme de devoir. »

J’avais maintenant un désir fou de savoir ce qu’il avait écrit et comment il écrivait…

« La Femme de devoir ! » ce ne pouvait être que convenable ! Pourtant, je n’osais pas… Je trouve si honteux de lire quelque chose en se cachant, malgré les belles théories des de Charmoy qui assurent que cela se fait très bien, et que toutes les jeunes filles en sont là !

Enfin, je n’y tiens plus, et je demande à papa :

— Puis-je lire la « Femme de devoir » ?

Papa était toujours dans la politique ; il entend d’une manière vague et il me répond :

— « La Femme de devoir ?… » Certainement. Mgr Dupanloup a dû écrire de belles pages sur ce sujet. C’est une excellente lecture, Paulette.

Papa n’était pas du tout à la question ! Mais, tant pis ; c’était par trop tentant !

Je me dis :

— Si maman arrive, je lui raconterai tout.

Et je me plonge dans l’article en me répétant, pour tranquilliser ma conscience, que je le parcourrai seulement, et que, s’il n’est pas convenable, je m’arrêterai…

Eh bien, j’ai tout lu ! Mieux que convenable, il était si beau, que plus j’avançais, plus je me faisais l’effet d’un petit monstre — moi qui trouve la vie si facile et si charmante ! — comparée à cette femme que M. Chambert montrait simple, tendre, courageuse, toujours souriante dans une existence qui me ferait sécher d’ennui !

Et j’aurais voulu avoir aussi des responsabilités, des sacrifices, des dévouements en perspective ; je ne sais quoi enfin ! pour être aimée et estimée comme elle…

Je sais bien que l’on m’aime ! mais ainsi qu’une bonne petite créature amusante, incapable d’être prise au sérieux !… Et M. Chambert, lui-même, j’en suis sûre, me juge de la sorte.

C’est juste, mais c’est humiliant ! Et je ne veux pas rester une enfant toute ma vie comme Alfred de Musset, dont il était question dans notre dernière conférence ! Et je veux devenir, moi aussi, une femme sérieuse !

Et dans douze ou quinze ans, quand je serai une respectable mère de famille, mon mari et moi, nous prierons, un soir, M. Chambert, qui sera notre ami, de venir nous voir. Ce sera au mois de mai ; il fera très beau, le ciel sera tout étoilé ; et l’air chargé d’odeurs de violettes.

Et quand nous serons paisibles à causer sur le balcon — on cause si bien quand la nuit est venue ! — je lui dirai :

— Mon cher monsieur Chambert, je suis très heureuse aujourd’hui, et je vous en remercie de toute mon âme, car c’est à vous que je dois mon bonheur. Autrefois j’étais une petite fille folle et insouciante, et je serais peut-être restée ainsi toute ma vie, si vous ne m’aviez fait, sans le savoir, le plus beau sermon que j’aie jamais entendu… Et de ces pages lues en contrebande, — car papa les croyait de Mgr Dupanloup, — je vous serai éternellement reconnaissante !…

J’étais si bien emportée par mon enthousiasme, que j’ai lâché la Revue parisienne laquelle est tombée par terre avec un déchirement de papier qui m’a réveillée net… Je n’ai plus vu ni le balcon, ni le ciel étoilé, ni M. Chambert, ni mon mari inconnu ; mais bien papa qui lisait toujours et Geneviève qui me regardait étonnée.

Je voulais pourtant devenir une femme sérieuse ; seulement je ne savais trop par quel bout m’y prendre !…

J’ai commencé par relever la Revue parisienne ; je l’ai posée sur la table, bien pliée, comme l’aurait fait maman. Et puis, j’ai demandé à Geneviève, qui n’en pouvait croire ses oreilles, de me confier une de ses insipides capelines ; et quand maman est descendue, elle nous a trouvées travaillant toutes les deux ; moi, n’ayant pas encore cassé ma laine.

Elle m’a dit stupéfaite :

— Comment, tu travailles ?

— Oh ! oui, maman. Je veux devenir une femme sérieuse !

Maman s’est mise à rire, à rire de si bon cœur, que sa gaieté m’a gagnée. Papa est sorti de ses journaux et a demandé ce qu’il y avait. Maman lui a expliqué la chose.

— Ah ! c’est déjà l’effet de Mgr Dupanloup ! a-t-il dit.

Maman ne comprenait pas bien, mais je n’ai pas cru devoir trop l’éclairer sur les causes de ma conversion… Elle me verra à l’œuvre !

4 février.

L’ Épatant a ouvert ses portes.

Comme toute femme qui se respecte doit assister à « sa première », maman y est allée, moi aussi. Naturellement, elle n’a pas vu les tableaux ; ce n’est pas, du reste, pour cela que nous nous y trouvions. Et pourtant, il y a de bonnes gens consciencieux qui y viennent avec cette intention ; ils se pressent, ils s’étouffent, ils deviennent pourpres, afin d’entrevoir vaguement, pendus au mur, des dames de tous genres, des fleurs, des militaires, des bêtes, etc. Ils ne sont pas « dans le mouvement », ces bonnes gens, sans quoi ils sauraient qu’à l’ouverture de l’ Épatant , on ne va pas voir, mais se faire voir.

Nous avons fait pour la forme le tour de la salle, recrutant à chaque pas des personnes de connaissance. Puis nous avons été tous nous asseoir à l’entrée, pour regarder le coup d’œil qui est toujours le même : des petites femmes très gentilles, les yeux brillants sous une imperceptible voilette, les cheveux, en général, d’un blond… chaud qui contraste bien avec le velours sombre des chapeaux.

Elles circulent, le manteau à demi rejeté en arrière, de façon à dégager les épaules, escortées par de vieux diplomates à barbe grise, corrects et souriants, par de petits jeunes gens roides — genre anglais — et d’autres très gesticulants — genre français.

Et en haut, à leur balcon, les membres du Cercle regardent, comme les dieux de l’Olympe, tous ces simples mortels et mortelles qui tournent sur eux-mêmes dans un vague parfum de poudre de riz, au milieu du murmure des conversations où il est, quelquefois, question de peinture et plus souvent d’autres choses. Pourtant, de temps à autre, on entend :

— Oh ! regardez donc, ma chère, ce Flameng est adorable !

Ou bien :

— Et ce Besnard ! Il est inouï ! Quelle richesse de couleur !

Et d’autres exclamations du même genre.

Pendant que nous étions bien installées à regarder les arrivants, nous avons envoyé nos cavaliers faire une reconnaissance dans la salle afin que nous puissions, nous aussi, parler du Flameng « adorable » et du Besnard « inouï ».

Près de nous, se trouvait une famille qui, certainement, était venue pour toute autre chose que pour la peinture… Il s’agissait, bien sûr, d’une présentation ; car il y avait là — l’air solennel et pénétré — le père, la mère, la grand’mère, la petite sœur et la jeune personne en question ; tous en toilette, mais des toilettes du Marais. La jeune fille avait une plume blanche à son chapeau, comme Henri IV, et des gants marron… Oui ! elle avait des gants marron, marron foncé !… pour une présentation !

Ils se sont levés d’un commun accord en voyant arriver une respectable dame, suivie d’un gros monsieur très rouge, et appuyée sur le bras d’un jeune homme frisé, comme s’il allait faire sa première communion.

La jeune fille au panache blanc était devenue toute rose, elle adressait des saluts au père, à la mère, au fils… Après force cérémonies, ils se sont tous casés. Mais les deux jeunes gens paraissaient si intimidés qu’ils me faisaient pitié. Heureusement, elle a laissé tomber son manchon, il s’est précipité pour le ramasser, elle aussi : ce mouvement sympathique a rompu la glace…

Je n’ai pas pu continuer mes observations parce que nos éclaireurs revenaient avec des renseignements ; ils nous ont assuré que le succès du Salon était pour le portrait de Mme H… par Carolus Duran. Aussi, dès que Jeanne est arrivée, je lui ai dit de confiance :

— Tu sais, chérie, il faut que tu voies le Carolus Duran. Il est splendide !

Jeanne m’a demandé, en me regardant :

— Tu l’as vu ? de tes yeux vu ?

Je me suis mise à rire, tant son visage était malicieux.

— Ce sont les yeux de ces messieurs qui ont admiré pour moi…

Jeanne m’a lancé un coup d’œil triomphant, car elle était fière d’avoir deviné si juste.

A ce moment, comme je recommençais l’inspection des nouveaux venus, je vois entrer qui…? M. Chambert, avec un monsieur et deux jeunes femmes. L’une d’elles était sa belle-sœur ; je la reconnais tout de suite, d’après le portrait que j’ai vu chez Mme de Charmoy ; et tout de suite, aussi, je me rappelle que je veux devenir une femme sérieuse. Jeanne n’avait rien remarqué. Je lui dis :

— Demande à ton frère de nous accompagner au Carolus Duran.

(Son frère est un très gentil garçon qui a fait son droit au temps jadis et aujourd’hui conduit très bien les cotillons ; il ne plaide jamais, mais il joue très bien la comédie.)

Jeanne transmet ma requête. M. Landry se lève immédiatement, et, chose rare, les mamans ne font pas trop de « mais », sur notre promesse de revenir vite.

Rien ne m’était plus égal, une fois que M. Chambert m’aurait vue !…

Je regarde de quel côté il se dirige ; et, sans que ni Jeanne ni M. Landry s’en doutent, j’opère une si savante manœuvre, que nous arrivons à un tournant juste en face de lui…

Il nous reconnaît toutes les deux, Jeanne et moi ; il nous fait un grand salut très respectueux en me regardant, moi , plus qu’elle, — et pourtant Jeanne est très jolie ; — et nous passons…, quand j’aurais trouvé si agréable de m’arrêter !

J’ai vu le mouvement de Mme Raoul Chambert, demandant qui nous étions. J’aurais bien voulu entendre sa réponse… et bien voulu aussi être cette dame qu’il accompagnait et avec laquelle il causait.

Pourtant, j’étais déjà contente de l’avoir rencontré, et je l’ai été encore davantage quand M. Landry, qui connaît tout le monde, a dit :

— C’est un charmant garçon que Chambert !… Si intelligent, et pas du tout poseur !… Il est rudement lancé maintenant, il ira loin !…

Jamais je n’avais trouvé Georges Landry si agréable. Et j’étais mille fois plus joyeuse d’entendre ainsi parler de M. Chambert que de recevoir un compliment pour moi… Et pourtant j’aime bien les compliments quand ils ont l’air d’être sincères !…

Comme j’étais tout à fait redevenue une femme sérieuse, j’ai demandé à Jeanne si nous ne pouvions pas regarder un peu les tableaux par nous-mêmes. Elle a dit « oui » très volontiers ; d’autant plus que se promener sans nos mères, escortées seulement par son frère, l’amusait beaucoup aussi.

Par malheur, nous avons fait notre revue avec un peu trop de conscience, si bien que notre tour s’est prolongé, et, en revenant, nous avons été grondées.

Maman, surtout, paraissait très mécontente et n’a pas voulu comprendre que nous avions examiné toutes les toiles par raison, non pour notre plaisir.

12 février.

Jamais, non, jamais je ne deviendrai une femme sérieuse ! Quand je pense à ce qui s’est passé aujourd’hui au cours, j’ai envie d’aller me jeter dans un couvent… sombre et humide !…

Mais M. Chambert est bien de moitié dans ma sottise.

Au lieu de nous faire, comme à l’ordinaire, une conférence, n’imagine-t-il pas de nous demander d’analyser devant lui, séance tenante, des morceaux de poésie qu’il venait de nous lire ! C’était de Coppée, plusieurs scènes du Passant et une autre fort dramatique de Severo Torelli .

Je baisse la tête sur mon cahier de notes, faisant semblant d’être très absorbée, tant je craignais qu’il ne m’interrogeât. Mais il s’adresse à Charlotte Verly.

Pauvre Charlotte ! C’était terrible de répondre ainsi devant plus de cinquante personnes.

Aussi elle ne répondait rien. Lui essayait de la secourir.

— Voyons, mademoiselle, vous pensez certainement quelque chose des deux pièces de vers que vous venez d’entendre ?

Elle (très bas et très rouge) :

— Oh ! oui, monsieur !

— Eh bien ! mademoiselle, faites-nous part de vos impressions… Trouvez-vous qu’elles se ressemblent ?

— Oh ! non, monsieur !

— Quelle différence voyez-vous entre elles ?… Prenons d’abord Severo Torelli , si vous voulez bien.

— C’est très beau, monsieur.

— En effet, c’est très beau… Mais il y a bien des choses qui sont belles, des statues, des étoffes, des églises, etc. Précisez davantage, je vous prie.

Sa voix devenait un peu impatiente ; il avait absolument l’air de penser : « Quelle petite sotte ! »

Elle, qui s’en apercevait, se troublait de plus en plus.

— Aimez-vous mieux, mademoiselle, me parler du Passant ?… Voyons, ne vous imaginez pas que je vous demande une chose bien difficile… Dites tout simplement ce que vous pensez.

Je crois qu’elle ne pensait plus rien du tout… sinon que M. Chambert était insupportable…

J’avais bien le même avis ; je craignais toujours qu’il ne songeât à moi…

— Le Passant … c’est très joli !…

Severo Torelli très beau !… Le Passant très joli ! J’aurais aimé une appréciation moins vague… Si l’une de ces demoiselles voulait bien vous aider ?… Mlle de Marsay ?

C’était trop fort ! Mon cœur se met à battre vite dans ma poitrine, et, sans réfléchir, je m’écrie :

— Oh ! monsieur, ce n’est pas la peine de rien me demander. Si vous m’interrogez avec cet air agacé, je ne pourrai jamais vous répondre !

Ma phrase n’était pas achevée que j’avais la conscience d’avoir dit une énormité ! Et j’aurais voulu me voir à Pampelune, à Chandernagor, n’importe où !… pourvu que ce ne fût pas dans cette salle de cours, au milieu de ces cinquante personnes !… sous son regard à lui !

Il y eut d’abord un moment de stupeur ; puis, comme une traînée électrique, un rire fou courut dans toute la salle.

Je me hasardai à le regarder… lui ; il riait aussi, et si franchement que cela me mit un peu de baume dans l’âme… Son visage avait cette expression jeune et gaie que je lui avais vue chez Mme de Simiane. Il reprit son sérieux le premier et il dit à Charlotte :

— Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous avoir ainsi tourmentée… C’est moi qui ferai cette analyse que je vous demandais, en effet, d’une façon bien impromptue !

Il paraît qu’il l’a admirablement faite ; mais je n’en ai rien entendu, bien que j’aie écrit des pages de notes pour cacher ma confusion.

Quelle idée il devait avoir de moi !… Et maman, qu’allait-elle dire ?… Et cette histoire qui ne pouvait manquer de courir tout notre cercle !… Mon Dieu ! mon Dieu !

Si encore il m’avait été possible de m’excuser !… Mais non ! Je devais rester indifférente, tranquille à ma place.

A la sortie du cours, Charlotte s’est jetée à mon cou :

— Que vous avez été gentille de venir à mon aide ! Quelle idée de m’interroger ainsi ! Pour rien au monde, je ne lui aurais dit un mot… J’avais envie de le battre !

— Je n’ai pas été gentille du tout… C’est pour mon compte que j’ai répondu… et j’en suis même bien fâchée !

Toutes mes amies se sont écriées que je méritais beaucoup d’éloges pour ma bravoure… Mais j’étais au contraire bien honteuse d’avoir agi comme un bébé, moi une future femme sérieuse ! et quand je désire tant qu’il m’estime…

Nous étions sous la grand’porte, miss Emely et moi, attendant la voiture qui s’approchait. Il pleuvait. Je ne pouvais pas ouvrir mon parapluie ; tout allait mal dans ce jour néfaste.

A ce moment, apparaît M. Chambert qui sortait aussi. Il était tout près de moi, me saluant. Je ne sais quelle idée me vient ; j’abandonne mon parapluie, et je lui dis très vite — sinon je me serais aperçue que j’oubliais les convenances et je n’aurais plus osé :

— Monsieur, j’ai été très peu polie ! Ne m’en veuillez pas, je vous en prie ! Si j’avais réfléchi, je vous aurais adressé une phrase beaucoup plus convenable.

Il s’est mis à rire gaiement, et a répété :

— Une phrase plus convenable, mais qui aurait voulu dire la même chose, n’est-ce pas ?… J’avais donc l’air bien impatient ?… non, agacé ? J’en suis très fâché, je vous assure.

— Vous étiez détestable, ai-je répondu étourdiment.

Il avait toujours son beau sourire, à la fois brillant et sérieux :

— Alors, il me faut vous promettre de ne plus vous interroger ?… Chaque fois que nous nous trouverons ensemble, il est écrit que vous obtiendrez de moi une promesse !…

Je ne sais pourquoi, j’ai été tout à coup si contente de voir qu’il se souvenait de notre rencontre chez Mme de Simiane.

— Il ne faut jamais nous interroger, c’est trop effrayant !… En dehors du cours, c’est différent. Je vous analyserai tout ce que vous voudrez…

Miss Emely, ne comprenant rien à cette conversation, écoutait, enveloppée dans son caoutchouc.

— Paulette, here is the carriage .

J’ai encore fait une tentative pour ouvrir mon parapluie. M. Chambert l’a vu et m’a dit respectueusement :

— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous abriter jusqu’à votre voiture ?

J’ai un peu incliné la tête en signe de consentement. Je n’osais pas parler, j’avais peur qu’il ne devinât à ma voix comme j’étais contente…

Malheureusement, le trottoir a été traversé trop vite ; il me semblait si amusant de marcher ainsi à côté de lui, toute seule ! Miss Emely trottinait près de moi.

Comme le coupé partait, je me suis penchée un peu ; et il a répondu à mon petit signe de tête par un profond salut.

J’ai tout raconté à maman, aussitôt rentrée ; j’aimais encore mieux que ce fût par moi qu’elle apprît l’histoire…, au moins, je pouvais présenter les choses d’une manière favorable à mes intérêts.

J’ai dû être bien éloquente ; maman n’a pas semblé trop fâchée ; elle m’a grondée pour la forme, mais elle était plutôt amusée, je le voyais bien.

Elle m’a dit :

— M. Chambert ne voudra plus vous faire de cours.

Je n’ai pas peur de cela… Mais quand donc serai-je une femme sérieuse ?…

21 février.

Nous passons la soirée vendredi prochain chez Mme de Charmoy. Ce sera cordialement ennuyeux ! Mais il n’y a pas moyen d’échapper à cette réunion.

Nous voyons beaucoup les de Charmoy à la campagne, car leur propriété des Varennes se trouve voisine de la nôtre. Et puis, si Mme de Charmoy est un peu… soporifique, son mari est un homme très agréable, — je répète l’opinion de papa et de maman — et aussi bien physiquement que sa femme l’est peu.

Il ne semble pas beaucoup se plaire dans son « home », il n’y est pas souvent.

L’été, quand on demande à la baronne ce que devient son mari, elle répond invariablement selon l’époque :

— Il visite ses terres… Ou bien : Il chasse…

A Paris, il est au Cercle.

Pourtant, tous les vendredis, il s’ennuie consciencieusement en famille et au milieu des invités de sa femme ; une manière comme une autre de faire maigre !…

Il n’y a pas à s’illusionner, vendredi, nous ferons comme lui. Si seulement les Chambert pouvaient venir !

Oh ! c’est que je les connais, les soirées de Mme de Charmoy !

Dans le salon, riche, correct et banal, les messieurs sont bien tranquilles, trop tranquilles : ils jouent au whist.

Parfois, une voix s’élève :

— Vous venez de faire un mauvais coup… Vous avez joué carreau… C’est le roi que vous auriez dû abattre…

Et puis, ils rentrent dans le silence ; et, de nouveau, l’on dirait des automates perfectionnés qui se meuvent paisiblement dans la lumière rose des abat-jour.

Les dames sont assises autour de la table, travaillant, — ou tenant leur ouvrage, — en général, à de grandes tapisseries moyen âge aux couleurs passées, ou bien à des nappes d’autel destinées à une église de village.

Elles causent, comme elles travaillent, sans paraître s’intéresser beaucoup à ce qu’elles font. Elles parlent avec la même indifférence paisible et souriante : de toilettes, de littérature, d’art, de sermons, de politique. Et les propos s’échangent, toujours sur la même note endormante, douce comme une demi-teinte, qui vous donne l’envie de dire une grosse hérésie afin d’obliger tout ce monde nonchalant à s’indigner un peu.

Tout à coup, une dame demande, avec un sourire qui révèle indiscrètement combien cela lui est égal, « si l’une de ces demoiselles serait assez aimable pour faire un peu de musique »…

Louise et Claire, en jeunes filles bien élevées, vont s’asseoir au piano et jouent, avec conscience, une ouverture quelconque.

Un soir où je dînais chez Mme de Charmoy, elles ont entrepris celle de Poète et Paysan , qui a marché assez mal, car Louise, sans que l’on puisse savoir pour quoi, a été prise soudain d’une émotion terrible…

Elle avait bien tort de se troubler ; personne n’écoutait… C’est seulement quand le piano s’est tu que tous les invités, n’entendant plus de bruit, se sont aperçus qu’on venait de leur jouer le morceau demandé.

Ils ont alors dit de confiance : « Très bien !… Charmant !! Vraiment, elles font des progrès extraordinaires ! Une mesure !… Une sûreté de toucher !… » etc.

Mme de Charmoy rayonnait ; son mari avait l’air moqueur ; Claire et Louise, qui ne sont pas trop sottes, ne savaient que penser…

Un des joueurs s’est écrié tout à coup :

— Il y avait un bien joli passage… la, la la … Par malheur, il se trouvait que ces la… la… la appartenaient à la Mascotte et non à l’ouverture de Poète et Paysan .

Un demi-sourire discret a passé sur quelques lèvres ; mais personne ne s’est autrement ému de l’enthousiasme de ce connaisseur.

On m’a demandé de chanter, ce qui m’a réveillée et eux aussi ; mais pour un instant !…

Je n’avais pas fini depuis cinq minutes, que l’engourdissement général revenait à son niveau, la conversation reprenait son « train de sénateur ». Et elle a continué à se traîner ainsi piteusement, entrecoupée par des silences pendant lesquels chacun cherchait — ou ne cherchait pas — ce qu’il pourrait bien dire.

Et pourtant, ces dames qui causaient ainsi sont des femmes passant pour intelligentes ; qui lisent, qui reçoivent, qui suivent des cours avec leurs filles. Ah ! pauvres nous !…

Heureusement, vendredi maman sera là ! et elle a le génie de la conversation. Avec elle, je ne sais comment le miracle se fait, tout le monde a de l’esprit. Aussi ses mardis sont-ils très courus. Et c’est une bonne note d’y être reçu !…

Je ne comprends pas pourquoi M. Chambert n’y vient pas… Quoique maman ne me l’ait pas dit, je vois bien qu’il lui plaît…

Il va chez Mme de Charmoy, chez Mme de Simiane… Et avec nous, il se montre d’une réserve !… Quand je serais si heureuse de lui faire les honneurs de notre « home » !

S’il pouvait donc être vendredi chez les de Charmoy !

28 février.

Il y était ! Et maman savait que nous devions l’y rencontrer, et elle ne m’en avait pas parlé !…

Aussi, j’ai passé une soirée délicieuse.

Tous les Chambert, excepté l’aide de camp, étaient présents, M. Raoul et sa femme, notre M. Chambert et le vieux père savant.

C’est un grand vieillard maigre, avec un profil découpé comme celui d’une médaille ; des cheveux blancs qui découvrent un front large, lumineux ; et des yeux tout à la fois vifs et profonds pareils à ceux de M. Michel…

Ce bon vieux monsieur a été très aimable pour moi. Il avait salué maman et causait avec elle. Tandis que j’embrassais Jeanne et Suzanne, que je serrais la main de Thérèse, je l’entends dire à papa :

— Je serais très heureux de connaître mademoiselle votre fille, car je la connais beaucoup de réputation.

Je pense tout de suite que M. Chambert lui a raconté la scène du cours et je me sens devenir rouge.

Papa s’avance :

— Voici ma fille, commence-t-il.

Mais M. Chambert l’interrompt.

— Du tout, du tout… C’est moi qui désire être présenté à mademoiselle.

— Un bien grand honneur pour cette fillette, répond papa.

Et, se tournant vers moi :

— Paule, je te présente M. le docteur Chambert, qui, par ses découvertes scientifiques…

M. Chambert ne le laisse pas achever.

— N’ajoutez rien, je vous prie. Mon titre de docteur est celui auquel je tiens le plus… Voulez-vous, mademoiselle, me donner la main ?

Certes oui, je voulais bien, il avait une si bonne figure !

Il tenait ma main et me regardait sans un mot… Je commençais à être intimidée ; ses yeux ressemblaient tant à ceux de M. Michel !

Enfin il se tourne vers papa et lui dit avec un sourire :

— J’envie mon fils… et je comprends qu’il trouve beaucoup d’attraits à ses conférences !

Là-dessus, papa demande à M. Michel :

— Cette jeune fille n’est-elle pas une élève bien distraite, monsieur ?

Distraite ! Ah ! si j’avais pu l’être ce certain jour… Je lance, malgré moi, à M. Chambert un regard suppliant pour qu’il ne révèle pas mon aventure à papa.

— Mademoiselle Paule est, au contraire, une auditrice très attentive… Ce sont toujours ses yeux qui m’avertissent du degré d’intérêt que j’éveille dans mon public.

— Alors ils doivent vous dire que l’heure du cours passe trop vite !

Il s’est incliné, et je me suis aperçue que je venais de lui faire un compliment, en exprimant ma pensée toute sincère.

— Charles ! a appelé maman qui causait avec Mme Raoul ; n’êtes-vous pas très satisfait des conférences de M. l’abbé Dubors sur la « Bible devant la Science »…? Je disais à madame que, depuis un mois, Paulette s’en était enthousiasmée, et, à ma grande surprise, ne voulait plus en manquer une.

Depuis un mois ! c’est-à-dire depuis ma conversion, maman ne s’en est pas aperçue !…

Je n’ai rien compris au premier discours sur les « origines des Livres sacrés »… C’était trop savant.

Mais comme je voulais absolument devenir une femme sérieuse, j’ai persévéré ; et maintenant je commence à me reconnaître assez bien dans toute cette théologie !

Papa s’était rapproché avec le vieux M. Chambert ; et dans le coin des parents, on s’est mis à parler sermons, puis microbes, d’une façon si animée, que Mme de Charmoy ne devait plus reconnaître son salon.

Nous, les jeunes filles et les jeunes gens, nous étions installés tous ensemble à l’autre bout de la pièce. M. Michel était resté près de moi. Jeanne, son frère, Thérèse, Louise de Charmoy, le petit de Boynes, — que l’on trouve toujours partout, excepté dans son régiment, — se sont lancés dans une grande discussion sur les toilettes du bal costumé des Denans.

La conversation devenait générale, très animée. Comme personne ne faisait attention à moi, j’ai dit à M. Chambert :

— Ce n’est pas bien généreux de votre part d’avoir raconté à monsieur votre père ce… ce qui s’est passé au cours !… Vous savez que j’en étais très confuse !

Il m’a jeté un regard rapide, comme pour voir si je parlais sérieusement.

— M’en voulez-vous vraiment de l’avoir fait ?… Alors, je dois chercher une excuse à mon indiscrétion. Je croyais avoir été le premier coupable ; et comme mon père s’intéresse fort à votre cours, je lui avais fait ma confession… Il y a répondu en me déclarant qu’il trouvait…

Ici, M. Chambert s’est tout à coup arrêté avec un indéfinissable sourire.

— Que j’étais bien mal élevée, n’est-ce pas ? ai-je demandé très malheureuse.

— Oh ! comme vous êtes loin de la vérité ! Ma phrase est restée inachevée, parce qu’elle prenait l’allure d’un compliment si banal, que je n’ai pas osé vous l’offrir.

J’ai répondu trop vite comme à l’ordinaire :

— J’accepte toujours les compliments ! seulement, souvent je n’y crois pas… Mais j’aimerais beaucoup à en recevoir un de M. le docteur Chambert, car il ne peut jamais dire que la vérité !… Je suis si fière qu’il ait désiré connaître papa !

Le regard brillant de M. Michel est devenu très doux.

— Mon père, en venant ici, était fort désireux de s’y rencontrer avec M. de Marsay. Mais il souhaitait, je crois, tout autant, d’être présenté à Mlle Paule.

Je suis devenue rouge de plaisir. M. de Boynes me regardait ; il avait l’air impatienté de me voir ainsi causer avec M. Michel, et il a dit à Jeanne, qui soutenait avec ardeur la cause d’une coiffure Marie Stuart :

— Demandez à Mlle Paule ce qu’elle pense de la question.

Je ne savais pas du tout de quoi il s’agissait, mais j’ai répondu avec enthousiasme :

— Je trouve que c’est extrêmement joli.

Jeanne, enchantée, a continué la discussion.

M. Chambert et moi, nous avons repris notre causerie ; je m’efforçais d’être bien tranquille pour que maman ne songeât pas à m’appeler de son côté.

Il me paraissait si étrange et si charmant de pouvoir ainsi parler avec lui, mon maître, qui m’intimide tant au cours !

M. Chambert avait entendu maman dire que je m’intéressais à la « Bible devant la Science » ; et cet intérêt avait l’air de lui sembler très extraordinaire.

— Mais je suis beaucoup plus raisonnable que vous ne le croyez ! me suis-je écriée bien vite. Et même, je lis, en ce moment, un ouvrage très, très sérieux, un « Choix des lettres de Mme de Sévigné ».

Un éclair de gaieté malicieuse a passé dans son regard ; et il m’a semblé tout à coup le voir au cours, rendant compte de nos humbles résumés littéraires, qu’il dissèque impitoyablement avec une parfaite politesse.

— Pauvre Mme de Sévigné ! De quel ton vous parlez d’elle !… Il semble que vous l’ayez trouvée très, très ennuyeuse !

Il avait si finement imité mon accent, que je n’ai pu m’empêcher de rire.

— Que vous êtes moqueur ! lui ai-je dit, moitié fâchée, moitié amusée. Assistez une fois à l’une des conférences de l’abbé Dubors, et vous verrez si j’ai peur des sujets graves !… Tous nos amis y viennent. Nous nous retrouvons après la messe ; c’est très agréable !… J’aime presque autant ces sermons-là que vos cours… pas tout à fait, pourtant ! ai-je rectifié. Je sentais bien qu’à mes yeux les deux conférences n’avaient pas absolument le même intérêt.

Je ne sais pourquoi, au premier moment, il n’a pas paru flatté du rapprochement. Mais cette impression n’a pas duré ; et comme il me faisait compliment de ma sagesse, je lui ai raconté que je la lui devais et lui ai parlé de la « Femme de devoir ».

Mon récit l’a fait rire ; mais après, il m’a dit, presque gravement :

— Vous ne devez pas lire ainsi les articles de la Revue parisienne ; ils ne sont pas écrits pour vous !

C’était mon tour d’être un peu effarouchée ; pourtant, la première seconde d’étonnement passée, j’ai trouvé bon de sentir qu’il s’intéressait à moi ; et je lui ai expliqué que je ne lisais jamais rien sans la permission de maman. C’était par hasard, cette fois-là…

Jeanne, qui avait enfin fait triompher Marie Stuart, m’a glissé à l’oreille :

— Laisse-nous-le un peu !

— Quoi donc ?

— M. Chambert ! Tu l’as pris pour toi toute seule depuis le commencement de la soirée !

J’avais un peu envie de me fâcher. Mais je n’en ai pas eu le temps. Mme de Charmoy, qui n’avait plus son regard endormi, s’est précipitée de mon côté, me demandant : « Si je serais assez aimable pour dire une de mes délicieuses romances. »

En général j’adore chanter, surtout chez Mme de Charmoy, car personne ne fait attention, et c’est alors comme si j’étais seule.

Mais ce bienheureux soir, tout avait changé. Les travailleuses sortaient de leur engourdissement et ne travaillaient pas ; les joueurs ne ressemblaient presque plus à des automates, et M. de Charmoy paraissait aussi joyeux que lorsqu’il sort de sa maison pour aller au Cercle…

Mais chanter devant lui, M. Michel !

Ah ! si j’avais pu, au moins pour un instant, être une grande artiste !

Je n’avais pas la ressource de dire que je ne me rappelais rien par cœur, puisque toutes mes amies savent que j’ai une mémoire excellente. Aussi je me suis résignée ; j’ai accepté le bras de M. de Charmoy, et j’ai bravement commencé une mélodie suédoise, très originale, mon morceau favori.

Dès les premières notes, quand j’ai entendu ma voix monter claire et vibrante, toute ma frayeur s’est envolée.

Je ne regardais pas !… Et pourtant, j’ai vu que M. Michel se rapprochait de façon à être tout près du piano, à quelques pas de moi… Cela m’était égal ! J’ai été croquée, un jour que je faisais ainsi de la musique avec Suzanne : j’étais fort… passable ! Je ressemblais à sainte Cécile, une sainte Cécile parisienne, du dix-neuvième siècle, comme celles que fait Dubufe…

Malgré moi, je le sentais bien, je chantais pour lui seul.

Quand j’ai eu fini, tout mon auditoire a applaudi avec une chaleur qui a dû faire frissonner les échos du salon, habitués au calme.

Maman m’a murmuré :

— Jamais tu n’as mieux chanté !

M. Michel, qui s’est trouvé juste à point pour me ramener à ma place, m’a dit tout simplement : « Merci, mademoiselle. » Mais son « merci » à lui m’a semblé bien meilleur que les compliments de tous les autres.

Il ne m’a plus parlé pendant la fin de la soirée. Jeanne aura été contente !… Il causait avec les personnes respectables de la société ; mais, une ou deux fois, j’ai rencontré son regard qui me suivait… Et au moment du départ, c’est lui qui nous a mises en voiture, maman et moi.

15 mars.

J’ai mal lu ma messe, ce matin ; mais la faute en est pour beaucoup à M. Chambert !

Je me doutais bien qu’il viendrait à l’une des conférences de l’abbé Dubors, puisque je le lui avais demandé ! Seulement, comme je ne l’ai aperçu qu’à la fin de la messe, pendant tout le commencement, j’ai été très fâchée de ne pas le voir.

J’avais, cependant, bien surveillé l’entrée, qui était fort curieuse à regarder.

Ces conférences sont pour les messieurs ; mais les dames y vont beaucoup…, pour être à même de juger si les messieurs en profitent !

Il y avait les habitués de l’église, souvent un peu… mûrs, avec des calottes de velours et de gros livres sous le bras, qui allaient tout droit à leurs chaises. Et puis les indifférents amenés par leur femme ou par leur mère, mêlés aux croyants, ceux-là très sérieux. Et puis les curieux, qui venaient là… pour voir !… Les mondains renseignés — comme l’avoue Georges Landry — sur les jolies femmes que l’on peut rencontrer à cette messe… Les parvenus, auxquels on a dit qu’en temps de République, il est bien porté de montrer des opinions religieuses…

Et tous se pressaient pour entrer dans la nef, s’écartant, je l’ai bien remarqué, quand une jeune femme élégante ou une très vieille dame voulait passer ; — les « purs » offrant même leur chaise… — et restant impassibles quand la dame était laide ou sur le retour…

Tous pareils, les hommes ! Je suis très contente d’être jolie ; c’est beaucoup plus commode !

Mais dans toute cette abondance de messieurs, je ne voyais pas M. Michel. Aussi, je n’ai rien compris au sermon !

Comme la messe avançait, et que j’étais de plus en plus désappointée, je tourne un peu la tête, et je l’aperçois… enfin ! à demi caché par le pilier. Je me penche bien vite sur mon livre ; j’étais certaine qu’il m’avait vue ! J’ai tâché alors de lire attentivement ma messe… Mais je ne pouvais pas ! J’étais trop contente de le savoir dans mon église, à quelques pas de moi !… Et je songeais toujours à ce pauvre du premier janvier, qui s’appelait « Michel » comme lui…

Je regardais le chœur tout illuminé. J’écoutais l’ Ave Maria chanté par une voix d’enfant fraîche, cristalline. Je pensais que, dans cette même église, je me marierais peut-être bientôt… Et, tout à coup, il m’a semblé que si, ce jour-là, je me voyais, toute blanche sous mon voile, agenouillée auprès de lui, M. Michel, je n’aurais plus rien à désirer en ce monde…

Oh ! être aimée par lui !…

Mais l’orgue et la voix se sont tus, et mon rêve a disparu… Il était trop beau !…

Je craignais que nous ne le rencontrions pas, tant il y avait de monde à la sortie !

Alors, sans rien dire à papa, je me suis glissée dans la foule. Il a été obligé de se dépêcher pour me rejoindre. Puis, quand j’ai été bien sûre de ne pas manquer M. Michel, j’ai regardé d’un autre côté, et je me suis retournée seulement lorsque papa, qui n’y avait vu que du feu, m’a appelée :

— Paulette ! M. Chambert.

Je lui ai tendu la main à l’anglaise, comme papa… C’était la première fois… Et je lui ai demandé :

— N’est-ce pas, monsieur, que je ne vous ai pas trompé ?… Ces sermons ne sont-ils pas si intéressants qu’ils n’ont plus l’air d’être des sermons ?…

— Paulette ! quelle manière de parler ! s’est écrié papa.

J’ai vite corrigé ma phrase.

— Cet abbé n’est-il pas un orateur très distingué ?

— Très distingué, en effet, m’a répondu M. Chambert avec ce sourire jeune qui éclaire tout son visage.

Papa et lui ont descendu les marches en causant. Je marchais, très sage à côté d’eux ; mon rêve me revenait à la pensée !

Mais les Landry, les de Vignolles, les de Charmoy, etc., nous ont rejoints, et il m’a bien fallu revenir dans la sévère réalité.

M. de Boynes, qui, avec tout un groupe de messieurs, lorgnait la sortie de la messe, a eu un mouvement de contrariété que j’ai saisi au passage, quand il a aperçu M. Chambert auprès de nous.

Mon fidèle chevalier devient insupportable ; je suis bien libre d’aimer à causer avec M. Chambert !…

Jeanne et Georges Landry m’ont arrêtée pour savoir à quelle heure nous nous retrouverions aux courses.

Là-dessus, papa a demandé à M. Chambert s’il n’y allait pas aussi.

J’écoutais de tout mon cœur, en faisant semblant de m’intéresser à la description d’une robe neuve de Jeanne. Il a répondu qu’il avait promis d’accompagner son frère et sa belle-sœur à Lamoureux.

Cette raison m’a eu tout l’air d’un prétexte ! car, enfin, M. Raoul n’a pas besoin qu’on l’« accompagne », et Mme Raoul, étant pourvue de son mari, pouvait bien nous laisser son beau-frère !…

22 mars.

Nous sommes en plein carême en ce moment ! Aussi, les bals se succèdent… et mes maladresses aussi !

C’est désolant ! mais j’en fais beaucoup plus depuis que je suis résolue à devenir une femme sérieuse.

Si maman savait ce qui m’est arrivé, hier soir, au bal, chez Mme de Rally… Ah ! je crois bien qu’elle ne voudrait plus m’emmener nulle part !

Une très belle réunion, beaucoup de jolies femmes et de messieurs dans les embrasures de fenêtres et de portes. Ces derniers ne quittaient guère leur refuge ; passé l’âge du volontariat, plus ils sont jeunes, moins ils dansent : « C’est une règle inverse », comme on nous disait au cours ; de sorte que plusieurs jeunes filles restaient à leur place.

Mme de Rally, une grande et forte femme, avec des yeux charmants, trop de cheveux sur le front et des diamants superbes, allait de droite et de gauche, distribuant des sourires, et demandant aux jeunes filles, sans écouter la réponse :

— Eh bien ! mesdemoiselles… vous amusez-vous ?

Naturellement, toutes, même celles qui ne bougeaient pas, — et pour cause, — murmuraient un : « Oui, madame ! » souriant.

Jeanne et moi, nous n’avions que faire des présentations, car nous connaissions tous les danseurs. Pourtant, comme je revenais à ma place, après une valse avec M. de Boynes, Georges Landry s’approche, escorté d’un jeune homme, et me dit :

— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous présenter mon ami, M. Philippe de Rouvres ?

J’adresse un petit salut à M. de Rouvres et je le regarde. Je vois un visage très brun, avec des yeux très ordinaires, des cheveux très ondulés et un sourire satisfait… Oh ! très satisfait !!!

Il m’adresse la demande de rigueur :

— Puis-je espérer, mademoiselle, que vous voudrez bien me faire l’honneur de m’accorder une valse ?

J’examine mon carnet.

— La dixième, monsieur, si vous voulez bien.

On en était à la quatrième. Il prend un air presque froissé.

— Elle me semblera bien longue à venir. Ne pourriez-vous me donner autre chose avant cette valse, mademoiselle ?

Je réponds avec un faux air de regret :

— J’ai tout promis, monsieur.

Ce n’était pas rigoureusement vrai ! Mais ce M. de Rouvres me déplaisait avec ses cheveux trop ondulés et son sourire suffisant.

Il me fait un petit salut de tête bien raide, bien correct :

— Je regrette infiniment, mademoiselle. Alors, la dixième valse !

Ah ! cette dixième valse vint trop vite !… Je m’éloigne à son bras, très décidée à ne pas commencer de conversation.

Nous nous mettons à danser ; il valsait mal, très mal. Au bout de deux tours, j’étais édifiée sur son talent ; je l’arrête, et j’attends toute droite comme une petite pensionnaire qu’il se décide à dire quelque chose.

Je n’étais pas très charitable, je le sentais bien… Mais tant pis ! puisqu’il ne savait pas danser, il fallait au moins qu’il parlât.

Au bout d’une minute, il se hasarde :

— Vous aimez la valse, mademoiselle ?

J’ai sur le bout des lèvres : « Je l’adore ! mais pas avec vous ! »

En femme sérieuse — future ! — je m’arrête à un :

— Oui, monsieur, accompagné d’un petit sourire.

Il reprend :

— Il y a des jeunes filles qui restent sans danseur, parce que certains messieurs préfèrent regarder et ne les invitent pas.

Son raisonnement était si logique que je n’avais rien à y répondre.

Malgré moi, pourtant, il m’échappe :

— Ils ne sont pas ici pour regarder ! Les jeunes filles devraient danser entre elles, sans plus s’inquiéter d’eux !

Il me répond avec son sourire satisfait :

— Oh ! ce ne serait plus la même chose !

Sous-entendu : « Ce leur serait beaucoup moins agréable !!! »

Il était vraiment par trop agaçant.

Je prends le ton le plus indifférent, et je commence :

— Mon Dieu ! croyez-vous ?… Moi, ce me serait tout à fait égal !…

Mais je m’arrête brusquement, effrayée de l’air de stupeur avec lequel il me considérait. Il paraissait suffoqué.

— Oh ! mademoiselle !… Vous dites des choses !… ah ! des choses !… qui sont dures à entendre !…

Je m’apercevais bien maintenant que ma phrase n’était pas très polie !… Mais elle ne me semblait pas suffisante pour le mettre dans un tel état, quand l’idée me vient qu’il a interprété mon : « Cela m’est égal », par :

« Tous ces jeunes gens sont si stupides, que… etc. »

Bien sûr, il devait en être ainsi, car M. de Rouvres continuait du même ton bouleversé et vexé en même temps :

— Oh ! ne vous excusez pas, mademoiselle ! C’était un cri du cœur. Vous n’y pouvez rien !

Il avait raison : je n’y pouvais rien.

Plus je voulais réparer mon étourderie, plus je m’embrouillais. J’en arrivais à parler du plaisir que l’on peut éprouver quelquefois à danser avec des chaises !…

Lui, pendant ce temps, retrouvait ses esprits ; il s’est rappelé qu’il devait se montrer homme du monde et m’a demandé, d’un ton devenu irréprochable, si je voulais valser de nouveau.

Je n’avais pas même le courage de dire que j’étais fatiguée…, de trouver un prétexte. Je me suis laissé emporter au milieu du tourbillon.

Nous avons essayé de faire quelques pas, mais les danseurs étaient si nombreux qu’il nous a fallu arrêter…

Et je ne trouvais rien d’aimable à dire à ce M. de Rouvres pour lui faire oublier la réponse qui l’avait tant froissé. Il ne m’inspirait pas du tout !…

Nous étions près du petit salon où se trouvaient préparés les accessoires du cotillon, au milieu desquels trônait un superbe cor de chasse.

Je jetai sur eux des regards désespérés, cherchant un sujet de conversation, quand je m’aperçois tout à coup que les yeux de M. de Rouvres ont suivi les miens, et sont arrêtés sur le cor en question avec une complaisance des plus marquées.

Une idée lumineuse me vient. Il fallait être un fanatique hunter pour regarder un cor avec tant d’affection ! Et sans hésiter, je commence d’un air aimable, histoire de trouver une entrée en matière :

— Nous allons, je crois, tout à l’heure, pendant le cotillon, entendre sonner un hallali… N’êtes-vous pas, monsieur, très amateur de chasse ?

Ma phrase était pitoyable, et j’allais tout à fait à l’aventure, car une heure plus tôt, j’ignorais même l’existence de M. de Rouvres. Son visage s’éclaircit soudain.

— Oh ! extrêmement, mademoiselle. Oh ! extrêmement ! Chasser est un des plus grands plaisirs de ma vie !!!

Je retiens un soupir de soulagement. Comme j’étais bien tombée, mon Dieu !…

Je continue souriante :

— Je comprends ce goût, car j’ai vu une chasse à courre dans la forêt de Rambouillet ; et, la curée mise en dehors, j’ai conservé un charmant souvenir de ma journée.

Le visage de M. de Rouvres s’épanouissait de plus en plus.

— Je suis fier, mademoiselle, que vous compreniez mon enthousiasme. Oui, chasser est un des plus grands plaisirs de ma vie !!!

Je le savais bien, puisqu’il me l’avait déjà dit ! Mais j’étais décidée à être bonne jusqu’au bout, et je l’écoute avec attention.

Il s’en aperçoit, et poursuit enchanté :

— Il y a dans la chasse un imprévu qui lui donne ce charme irrésistible que les profanes ne peuvent pas comprendre. Ainsi, je me souviens : un jour, nous étions dans un petit bois de bouleaux, allant un peu à l’aventure. Nous n’avions guère rencontré que des lapins…

Je répète avec intérêt :

— Ah ! des lapins ?

— Oui, des lapins… Oh ! il y en avait beaucoup cette année… Beaucoup de faisans, aussi !…

Cela dit avec conviction, M. de Rouvres reprend, encouragé par mon air attentif :

— Tout à coup, nous entendons un bruissement dans les fourrés. Je regarde !… J’aperçois un chevreuil…, je tire…, l’animal tombe !… Je l’avais atteint à l’épaule… Et mes compagnons en étaient encore à se demander ce qui arrivait, a conclu M. de Rouvres, plein d’enthousiasme au souvenir de son exploit.

La valse allait finir. Je pouvais être aimable sans crainte de voir arriver après le chevreuil la biche, le cerf, les faons, toute la famille.

J’ai dit à M. de Rouvres avec mon plus gracieux sourire :

— Ce sont là, monsieur, de ces coups que les bons tireurs rencontrent seuls !

Il s’est incliné, en grand seigneur cette fois, et m’a répondu sur un ton qui n’était plus suffisant :

— Peut-être suis-je, en effet, d’une certaine habileté à la chasse ; mais, en tout cas, je suis un bien mauvais valseur !… Jamais, avant ce jour, mademoiselle, je ne l’avais ainsi regretté !…

Ce n’était vraiment pas mal tourné pour un jeune homme qui a les cheveux si ondulés. Aussi, nous sommes revenus à ma place bien réconciliés.

J’étais à peine assise, que Jeanne m’a chuchoté, en me montrant M. de Rouvres qui s’éloignait :

— Tu sais, ma chère, tu lui as tourné la tête !… Il a déclaré à Georges que tu étais la plus ravissante jeune fille qu’il ait jamais vue.

En moi-même, j’ai ajouté : « Et la plus malhonnête, sans doute ! » Mais j’ai répondu seulement à Jeanne :

— Il danse bien mal.

— Cela ne m’étonne pas, a-t-elle riposté ; il est surtout un grand chasseur devant l’Éternel !… (Ah ! je le savais !…) Mais tu lui apprendras… C’est une très belle conquête que tu as faite là !

Et elle a continué, comme si elle lisait un catalogue :

— Marquis de Rouvres ! Vieille noblesse ! Fortune princière ! Plus de père ! Une mère parfaite ! Un des plus fidèles défenseurs du trône et de l’autel !… Revient d’Angleterre, quittant ton nouveau « roy » !… Très en faveur auprès du prince de Galles !… Personnage à la cour d’Angleterre…

Jeanne aurait pu aller plus longtemps encore, j’étais trop saisie pour l’arrêter…

Il me trouvait « ravissante » ; il était défenseur « du trône et de l’autel » ; il était l’ami du futur roi d’Angleterre… Et moi, je lui avais laissé croire que je le trouvais un « stupide jeune homme » !…

Mon Dieu ! si maman l’apprenait ! Je la cherche des yeux, et je l’aperçois qui causait avec une dame très distinguée, aux cheveux gris encadrant un visage pâle.

— Mme de Rouvres, m’a murmuré Jeanne.

A ce moment, papa s’approche. Il venait… il venait m’avertir que Mme de Rouvres désirait me connaître !… Ah ! cela tombait bien !

La présentation s’est accomplie dans toutes les règles.

— J’avais remarqué dès mon arrivée cette petite tête blonde, m’a dit aimablement Mme de Rouvres ; et j’ai été très fière pour mon fils qu’il ait pu obtenir une valse.

Ah ! pauvre dame !… elle ne se doutait guère combien j’avais été peu polie avec son fils !

Sur un signe de Mme de Rouvres, il s’est approché ; et, pendant que les mères causaient, il m’a demandé respectueusement de lui accorder le cotillon.

Par bonheur, je l’avais déjà promis…

Eh bien, il ne l’a pas dansé ; il s’est assis derrière moi ; il m’a offert tout ce qu’il pouvait m’offrir : fleurs, décorations…, etc.

Par exemple, il parlait un peu trop du prince de Galles !…

Comme nous partions, il a demandé à maman la permission « d’aller lui présenter ses hommages ».

Cette demande était à mon adresse ; je l’ai bien deviné à la manière dont il m’a dit adieu.

Ce marquis de Rouvres m’inquiète. Il a un air de prétendant.

Pourquoi me trouve-t-il ravissante ?… Et pourquoi maman a-t-elle été si aimable avec lui ?…

2 avril.

Fini mon cher, cher cours ! Maman était venue pour la dernière conférence.

Il me semblait que l’heure passait plus vite encore que toutes les fois… Quand j’aurais tant voulu retenir les minutes !

M. Michel nous parlait d’une manière très élevée, si j’en jugeais par le regard profond de Suzanne, de l’influence morale des écrivains. Mais je ne pouvais pas bien l’écouter. Trop d’idées se pressaient dans mon esprit.

Je songeais que lui, le premier, m’avait inspiré le désir d’être autre chose qu’une poupée frivole, et révélé d’autres livres intéressants que les romans. Il m’avait appris à penser un peu par moi-même, donné cette jouissance de savoir comprendre un homme vraiment intelligent… Et pour cela, j’aurais voulu lui dire : « Merci » devant tout le monde, comme il avait parlé devant tout le monde !

Mais les sages convenances étaient là, impitoyables, à me répéter que je devais rester indifférente, bien que le cœur me battît d’émotion.

Oh ! quels mensonges elles vous font faire !

Quatre heures moins dix !… Quatre heures moins cinq !… Quatre heures !… C’était fini.

Il s’est levé, disant quelques mots d’adieu…

Toute l’assistance sortait. J’ai embrassé Mme Divoir, que j’aime bien depuis que je l’ai vue si tourmentée, cet hiver, de la maladie de sa petite fille. J’avais été trop sévère pour elle. Après tout, son mari ne méritait pas d’être beaucoup regretté !…

Quand j’ai rejoint maman, elle causait avec lui … je veux dire avec M. Michel. Et il racontait qu’il allait partir pour le Tyrol, comptant y passer quelques mois.

Il ne manquait plus que cela ! Avec M. de Rouvres qui est d’une amabilité insupportable et que nous rencontrons partout, mon malheur était complet !

La conversation a continué quelques instants.

— Paule va être bien privée de ne plus avoir vos conférences, monsieur, a dit maman.

Je n’ai pu m’empêcher de m’écrier :

— Oh ! oui ! je suis si fâchée qu’elles soient finies !

Il m’a comme enveloppée de ce regard clair et profond que j’aime tant à sentir sur moi.

— Me croirez-vous si je vous avoue qu’à moi aussi les séances du lundi vont bien manquer ?… Mais nous continuerons l’année prochaine, n’est-ce pas ?

— C’est bien loin, l’année prochaine ! ai-je répondu la gorge serrée… Malgré moi, je pensais à cet insipide M. de Rouvres.

— En attendant, a repris maman très gracieuse, je compte absolument sur votre visite… C’est chose convenue… Paulette, d’ailleurs, sera contente de vous exprimer encore le plaisir qu’elle avait à vous entendre.

Il s’est incliné.

Ma gorge n’était plus serrée, et la perspective de M. de Rouvres me devenait tout à fait indifférente.

— Je vous remercie beaucoup, lui ai-je dit, de tout le plaisir et de tout le bien que vous m’avez fait cet hiver !… Je suis un peu plus sérieuse qu’au commencement de la saison… n’est-ce pas, maman ?

Maman a fait une imperceptible petite grimace ; par bonheur, M. Michel n’a pas vu son sourire de doute.

— Et moi, je vous remercie de toute votre attention, m’a-t-il répondu simplement.

Maman lui a tendu la main ; moi aussi !… Et nous sommes parties… si vite !

Il viendra enfin !!… Cela m’est égal maintenant de dîner jeudi chez la marquise de Rouvres.

16 avril.

Il est venu… et je n’y étais pas !

Nous avions une matinée au cours de chant, et maman m’y avait envoyée.

Mon Dieu ! j’aurais été si heureuse de le voir ici !

Pendant le dîner, maman parlait à papa de cette visite. Il paraît que M. Michel et M. de Rouvres se sont trouvés en même temps à la maison, tous deux se connaissant déjà.

M. Chambert est parti le premier. Et alors Philippe de Rouvres a fait de lui un éloge enthousiaste ; puis il a demandé à maman s’il était vrai que M. Michel fût fiancé à la très belle Espagnole, Mlle d’Alvaro, qu’il admirait beaucoup l’automne dernier, à Biarritz.

Jusque-là, j’avais écouté avec un tel intérêt que j’oubliais de dîner. Mais quand maman a répété la question de M. de Rouvres, il m’a semblé tout à coup que je ne la voyais plus que de très loin, comme à travers un voile… et ses paroles m’arrivaient ainsi qu’un murmure confus, n’ayant pas de sens…

Le dîner m’a paru interminable.

Aussitôt que maman s’est levée, j’ai couru dans ma chambre ; je me suis réfugiée près de la fenêtre — mon asile préféré quand je suis très gaie ou très triste — répétant cette malheureuse phrase qui me brûlait les lèvres : « N’est-il pas fiancé à une très belle Espagnole, Mlle d’Alvaro ?… »

Le ciel était tout gris, chargé de nuages ; une hirondelle volait bas autour du jardin. J’entendais le piano de Geneviève qui jouait à papa la Sérénade de Schubert, et la petite voix claire de Patrice qui montait entrecoupée par des éclats de rire parce que maman lui disait un conte.

La pluie s’est mise à tomber, une pluie chaude, pressée

Le vent éparpillait les gouttes sur mes cheveux, sur mon visage, sur mes mains. J’avais le cœur serré à me faire mal, mais je ne voulais pas, je ne pouvais pas pleurer : nous passions la soirée chez Mme de Lubières.

Pourtant, à mesure que la pluie tombait sur moi, on aurait dit qu’elle calmait mon angoisse.

Je me rappelais ses yeux, à lui, quand il me disait adieu, là-bas, chez Mme Divoir… S’il eût aimé Mlle d’Alvaro, il ne m’aurait pas regardée ainsi !…

Et plus j’étais mouillée, plus je réfléchissais, plus aussi j’étais certaine qu’on le fiançait à tort à cette « très belle Espagnole ».

Et puis s’il en avait été ainsi, il ne serait pas parti pour le Tyrol…

Toute cette histoire ne devait être qu’un bavardage de cet insupportable M. de Rouvres que je déteste parce qu’il est amoureux de moi. — Je le vois bien tout en n’ayant pas l’air de remarquer ses yeux langoureux. — Quand je serais tellement, tellement heureuse d’être rien qu’un peu aimée par… lui !

Mais il ne songe guère à me donner cette joie… Il est bon pour moi, comme Suzanne l’est pour Patrice ; cela ne tire pas à conséquence avec les enfants !…

C’est toujours ainsi ; les personnes dont on ne se soucie pas — M. de Rouvres, par exemple, — on les voit chaque jour… Et celles dont la présence est très douce… s’en vont dans le Tyrol…

Pourvu qu’il n’y rencontre pas cette Mlle d’Alvaro !

Pourvu aussi qu’il n’y ait pas trop de jeunes filles dans le Tyrol !

24 avril.

Jeanne dînait ici.

Elle était arrivée un peu à l’avance afin que nous pussions causer.

Nous avions pris place sur mon petit canapé bas, près de la cheminée, le canapé des épanchements, comme nous l’appelons, à cause des confidences que nous y échangeons les lendemains de bal, en regardant le feu, quand le jour baisse.

Tout à coup, Jeanne se lève brusquement, va se poser devant la glace, fait semblant d’arranger ses cheveux et me demande :

— Que diras-tu, Paulette, si je te raconte qu’un beau jeune homme, le prince Charmant tout à fait, s’occupe beaucoup de toi ?

Je ne sais pourquoi, je m’imagine follement qu’elle pense à lui …, à M. Michel. Je détourne la tête pour que, dans la glace, elle ne me voie pas rougir, et je tâche de répondre d’un air détaché :

— Un beau jeune homme ?

Elle continuait à relever ses petites boucles, un peu froissées par son chapeau.

— Tu rougiras d’abord…, tu feras des cérémonies !… et puis tu finiras par l’épouser ; et… tu seras une charmante marquise de Rouvres !

Je répète désolée :

— Marquise de Rouvres ?… C’est de M. de Rouvres que tu parlais ?… Je l’ai en horreur, entends-tu ? ton marquis de Rouvres !

— Mon… mon… mon ! il n’est pas à moi, puisque je te le laisse !… riposte Jeanne. De qui donc croyais-tu que je voulais parler ?

Elle le savait bien, cette maligne Jeanne !…

Comme je ne répondais pas, elle continue avec une petite mine innocente qui manquait de conviction :

— Ah ! j’ai encore une nouvelle à t’apprendre. Mme de Charmoy a dit hier à maman que M. et Mme Raoul Chambert lui avaient promis leur visite, cet été, aux Varennes ; et…

Ici Jeanne s’arrête et arrange le ruban de sa ceinture ; puis elle reprend :

— Et… M. Chambert, le nôtre, ira les y retrouver.

Lui aux Varennes ! A quelques pas de la Christinière ! Alors, il viendrait, je le verrais !

C’était trop beau ! Je me lève d’un bond et je crie à Jeanne :

— Oh ! Jeanne ! Est-il possible que ce soit vrai ?…

Elle me lance un petit regard de côté et commence gravement :

— Je ne croyais pas que tu t’intéressasses (l’imparfait y était !) autant à M. Chambert.

Puis elle s’interrompt, éclate de rire et se jette à mon cou :

— Ah ! chérie, il y a longtemps que j’ai deviné ton secret !

J’étais un peu honteuse de m’être ainsi trahie ; mais je ne pouvais pas me fâcher ; je trouvais tellement bon de parler de lui !

— Jeanne ! il se soucie de moi comme d’une pauvre noisette !

— Peut-être aime-t-il beaucoup les noisettes ; tu ne sais rien de ses goûts, m’a répondu Jeanne malicieusement.

— Je t’en prie, Jeanne, sois sérieuse.

— Sérieuse comme lui, n’est-ce pas ?

Nous nous sommes mises à rire toutes les deux, et nous avons été reprendre nos places sur le canapé des épanchements.

— Écoute, Paulette ! Je vais te raconter quelque chose. Tu sais que Georges est un connaisseur ?… eh bien, pas plus tard qu’hier, il m’a confié : « Chambert est tout à fait emballé sur le compte de Mlle de Marsay ; il ne prononce presque jamais son nom, mais il trouve toujours moyen de savoir tout ce qu’elle fait !… » Je suis bonne de te raconter cela ?

Je l’ai embrassée avec effusion.

— Tu es excellente ! Cherche quelque chose encore.

— J’ai peur que tu ne te montes trop la tête, m’a glissé Jeanne maternellement.

— Jeanne, ne sois pas méchante !

— Eh bien, il a dit une fois à Mme de Charmoy — c’est Claire qui l’a entendu — que tu étais une délicieuse enfant !

— Délicieuse ! C’est bien… Mais enfant !… toujours enfant !!

— Sois tranquille, Paulette, vous serez très heureux, a conclu Jeanne comme dans les contes de fées. Je te le donne bien volontiers ; il est trop sérieux, et aussi, par instants, un peu trop moqueur.

— Il ne l’est jamais avec moi !

— Je crois bien, il n’oserait pas. Tu lui as si bien répondu une fois au cours… Tu l’as secoué !!!…

— Heureusement nous sommes réconciliés, ai-je dit avec un soupir de soulagement. Comme il a dû me trouver ridicule !

— Paulette, ne sois donc pas si naïve. Tu ne lui as jamais paru plus charmante que ce jour-là… Tu sais bien, les hommes aiment ce qui les sort de l’ordinaire.

Involontairement, j’ai pensé à M. de Rouvres…

— Jeanne, j’ai peur que maman ne veuille me faire épouser le marquis de Rouvres…

— C’est probable, m’a-t-elle répondu paisiblement.

— Oh ! comme tu dis cela ! On voit bien que tu n’es pas intéressée dans la question !

— Mais, chérie, réfléchis un peu… Il est marquis ; il est très riche ; il est joli garçon…

— Oh ! non !

— Il est un peu bête, c’est vrai…

— Oh ! oui ! oh ! oui !! Très bête, même !

— Non, pas plus que la plupart des jeunes gens que nous rencontrons dans le monde, a continué Jeanne sans se troubler. Tu sais, les intelligences supérieures, on ne les trouve pas à la douzaine comme les petits pâtés !

— C’est pour cela, Jeanne, que je désirerais tant avoir M. Chambert !

— Tu l’auras, ne te tourmente pas… Tu livreras une petite bataille pour l’obtenir, parce que dans les mariages, vois-tu, c’est comme dans les pralines : il y a l’amande et le sucre ! Et les parents pensent tout de suite à l’amande, autrement dit, au côté sérieux de la question, pendant que nous ne songeons qu’à croquer le sucre…

Quelle sagesse a cette Jeanne, presque autant que feu le roi Salomon !… Je l’écoutais très satisfaite ; elle a repris son petit discours :

— Ton M. Chambert est pourvu d’un vieux père très célèbre ; d’un frère en passe de le devenir ; d’une fortune qui lui permettra de t’offrir au moins, pour le commencement, ton coupé ; il écrit des romans qui passionnent nos familles. Alors, tu peux être tranquille, M. de Rouvres en sera pour ses soupirs… et tu auras ta praline !

La confiance de Jeanne me gagnait. J’ai repris bien vite pour oublier M. de Rouvres :

— Ils sont tous si sages, dans cette famille Chambert ! Jamais ils ne voudront d’une petite folle comme moi.

Je disais cela pour que Jeanne me rassurât.

— Eh bien ! ils te rendront sage comme eux. Tu as déjà des dispositions, puisque tu veux toujours devenir une femme sérieuse. Ils s’y mettront tous, et ils feront de toi une vraie perfection.

Moi, transformée en perfection ! Cette perspective nous a semblé si problématique et si drôle, que nous avons recommencé à rire.

La cloche du dîner sonnait, nous sommes descendues.

Je marchais en plein ciel, et j’avais tout à fait oublié Mlle d’Alvaro.

1 er mai.

Je ne me doutais guère, en partant pour le Vernissage , de tout le plaisir qui m’y attendait.

Maman devait venir. Mais, en entendant Patrice pousser des cris d’aigle parce que Meta l’empêchait de renverser l’encrier par terre, elle s’est tellement effrayée qu’elle a attrapé la migraine, et a dû rester tranquillement sur sa chaise longue.

Je suis donc allée avec papa, qui, par extraordinaire, abandonnait la Chambre. Il fallait vraiment que les dernières séances eussent tout à fait épuisé son fonds de patience, qui est grand pourtant !…

… Nous avions traversé presque toutes les salles, papa examinant les tableaux ; moi, les regardant à peu près autant que les visiteurs, qui, pourtant, étaient très amusants à voir ! mais je commence à oublier moins souvent ma résolution de devenir une femme raisonnable.

Nous avions rencontré M. de Rouvres qui avait fort envie de nous accompagner. Maman l’y aurait autorisé… Papa n’en a même pas eu l’idée, et j’ai eu bien soin de ne pas comprendre ses allusions.

Il était quatre heures et demie. Nous commencions à être fatigués. Papa, plein d’attentions pour moi, — comme pour une dame, — m’offre de passer au buffet.

Nous arrivons, un monde fou ! Pas une table !

Papa voulait s’en aller, mais j’avais une soif d’Arabe au milieu d’un désert et je m’écrie :

— Qu’importe qu’il n’y ait pas de place ! Demandez une glace, papa, je la prendrai debout.

Je ne sais si j’avais parlé un peu haut ; mais, à ce moment, deux messieurs qui s’installaient à quelques pas de nous se retournent ; l’un était le jeune député de la Vendée, ami de papa, M. de Ternau, et l’autre, lui ! M. Michel !

Je me demande encore comment j’ai fait pour conserver mon apparence correcte et indifférente, en le reconnaissant…

Il salue.

Comme je répondais, papa, qui, hors de la politique, est toujours distrait, me demande :

— Qui est-ce donc ?

Je lui murmure :

— M. Chambert, de l’Institut ! Vous vous rappelez bien…

Il n’est pas du tout de l’Institut ; mais j’avais pris la première recommandation qui m’était venue à l’esprit :

— Ah ! oui !… fait papa avec conviction.

Il s’approche ; ces deux messieurs aussi. Papa reconnaît M. de Ternau. Échange de poignées de main, saluts. Moi, je pensais à ce que m’avait dit Jeanne…

— N’avez-vous pas de table ? demande M. de Ternau.

Papa répond que « non » ; mais il ajoute que « bien certainement nous allons en trouver une ».

Et cela d’un ton si assuré que je regarde autour de nous. Pourtant personne ne bouge.

M. de Ternau se tourne vers moi.

— Voulez-vous, mademoiselle, nous faire l’honneur d’accepter celle que nous possédons, M. Chambert et moi ?

J’étais un peu embarrassée. Je trouvais toute naturelle sa manière d’agir, car il est absolument dans l’ordre que les messieurs se dérangent pour les dames ; mais je ne pouvais pas le lui déclarer…

— Je vous en prie, me dit M. Michel.

J’avais une envie folle de lui crier :

— Mais je ne demande pas mieux !

Heureusement, papa vient à mon secours :

— Paule accepte, à la condition que vous voudrez bien partager avec nous cette précieuse table.

J’ai vu à l’expression du visage de M. Michel qu’il allait s’excuser. Alors, j’ai continué très vite :

— A mon tour, je vous prie d’accepter.

— Il est impossible de vous dire « non », mademoiselle, m’a répondu M. de Ternau avec un sourire qui ressemblait à un compliment.

Nous nous sommes tous assis.

Je me trouvais près de papa ; mais lui aussi était près de moi !

Nous avions vraiment un petit air de famille ainsi… C’était bon ! Tout me paraissait charmant : le buffet, les garçons, les tables, le public ! Et j’ai mangé ma glace sans m’apercevoir qu’elle était au citron… Et je le déteste à l’ordinaire…

M. Michel ne me parlait presque pas ; il causait surtout avec papa et avec M. de Ternau. Mais cela m’était bien indifférent, puisqu’il promettait de venir au dernier mardi de maman ; qu’il n’était pas avec Mlle d’Alvaro et ne partait pas encore pour le Tyrol…

Je tâchais aussi de voir si Georges Landry avait dit vrai ; si réellement il s’intéressait un peu à moi… Mais je ne découvrais pas grand’chose !

Papa s’est levé et m’a demandé si je désirais faire un tour dans la sculpture…

Certes oui, je voulais ! puisque M. Michel et M. de Ternau allaient nous accompagner.

Au lieu de regarder, papa s’est lancé dans une grande conversation politique à propos d’une maladresse que vient de faire un ministre. Je ne vois pas pourquoi il s’indignait autant ; il y a toujours ainsi une certaine somme de sottise qui flotte dans l’air ; chacun en prend sa part, les ministres comme les autres.

Mais j’ai très volontiers laissé papa à son indignation, parce que, pendant ce temps-là, je possédais M. Michel pour moi seule.

Nous nous sommes mis à causer tous les deux comme chez Mme de Charmoy. Il se montre si simple, si jeune avec moi, que j’oublie toujours, pour ma grande tranquillité, qu’il est un homme célèbre.

Je voyais bien que l’on me regardait beaucoup, car je portais un amour de robe de printemps, gris très pâle. Déjà je l’avais remarqué quand je circulais avec papa ; et « mon succès », selon l’expression traditionnelle, m’avait alors laissée fort indifférente. Mais maintenant, à cause de lui , je me sentais contente d’être jolie.

Jeanne assure que les hommes — même les meilleurs — aiment toujours à être vus avec une femme que l’on remarque…, pour le bon motif, bien entendu, comme dit Louise de Charmoy.

Nous avions commencé par causer sculpture ; mais j’ai été étonnée de m’apercevoir tout à coup que je lui parlais de nous, des enfants, de ce que je pensais, de mes livres préférés, lui demandant son opinion « comme à un vieil ami ».

— C’est cela ! comme à un vieil ami, a-t-il répété, répondant à mon exclamation.

Il y avait une ombre sur son visage ; mais il me regardait très doucement.

A ce moment, nous avons croisé un groupe de dames fort élégantes, des Espagnoles avec des yeux superbes.

Aussitôt, le souvenir de Mlle d’Alvaro m’est revenu à la pensée. Un petit frisson m’a secouée, et presque malgré moi, — soudain, à tout prix, je voulais savoir, — je me suis écriée :

— Est-ce que vous connaissez Mlle d’Alvaro ?

Il a paru un peu surpris de ma brusque question.

— Je l’ai rencontrée l’année dernière à Biarritz.

Ainsi, il l’avait rencontrée, c’était vrai ! Et si le reste allait être vrai aussi !…

— Et vous la connaissez beaucoup, n’est-ce pas ?… ai-je continué bravement ; mais je sentais que ma voix tremblait. Elle est très belle ?

— Il me semble, en effet, qu’elle est fort jolie. Mais je l’ai peu vue… Mon frère Maurice pourrait mieux vous renseigner que moi ; elle l’avait enthousiasmé.

Je comprenais maintenant ! Philippe de Rouvres avait confondu les deux messieurs Chambert !…

Oh ! comme c’était délicieux de ne plus avoir cette terrible crainte !!!

Mes yeux devaient être bien rayonnants, car il m’a demandé :

— Est-ce l’admiration de mon frère qui vous amuse ainsi ? S’adressait-elle donc à une fausse Mlle d’Alvaro ?

— Oh ! non ! c’était bien la vraie ! Je ris parce que… parce que je suis si contente de ma journée !

Nous étions devant la sortie. Par la porte grande ouverte, j’apercevais la pleine lumière de cette belle journée de printemps, le ciel d’un bleu très doux, les marronniers en fleur, le soleil qui semait les jets d’eau de petites étoiles éblouissantes… Oh ! comme il était bon de vivre, d’être jeune, de pouvoir espérer !…

M. de Rouvres sortait avec Georges Landry, M. de Boynes et d’autres messieurs.

J’étais si heureuse, qu’en réponse à son salut, je lui ai envoyé un sourire comme jamais il n’en avait reçu de moi.

M. de Ternau et lui ont attendu, pour s’éloigner, que nous soyons en voiture. C’est à M. Michel que j’ai dit adieu en dernier.

Ils sont restés quelques instants, regardant la voiture prendre la file.

Une minute, j’ai eu la tentation folle de laisser tomber mon ombrelle, mon gant, n’importe quoi, afin de lui donner une raison pour se rapprocher de nous… Papa m’aurait, bien sûr, dit que j’étais maladroite, mais lui m’aurait encore parlé !

Que c’est donc bon qu’il n’épouse pas Mlle d’Alvaro !!!

5 mai.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureuse ! Comment tout cela finira-t-il ?…

En rentrant avec miss Emely, je trouve maman dans le petit salon ; elle paraissait très gaie.

J’étais surprise de la voir là ; ordinairement, elle fait à cette heure son tour du Bois.

Je ne sais si elle devine mon étonnement, mais elle me dit en souriant :

— Je ne suis pas sortie parce que j’ai eu des visites…

Elle s’arrête, et puis continue, en hésitant un peu :

— Il paraît que ma petite Paulette a eu tant de succès au Vernissage que l’on désire… nous l’enlever…

Je regarde maman toute saisie :

— Maman ! maman !… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je veux dire que moi, qui espérais garder encore longtemps mon enfant auprès de moi, je crains bien d’être obligée… de la donner à… un mari…

Le Vernissage !… Un mari !… Il n’était pas fiancé à Mlle d’Alvaro !…

Toutes ces pensées passent en éclair dans mon esprit…

Je me lève avec un cri, folle de joie, mon cœur battant à grands coups pressés.

— Maman ! allez-vous dire qu’il veuille m’épouser ?…

— Tu en serais donc bien heureuse ? me demande maman avec un sourire très bon.

— Si je serais heureuse ?… Oh ! maman…

L’émotion me coupait la voix.

Maman avait l’air un peu étonnée.

— Quel enthousiasme, ma chérie !… Tu le connais à peine depuis six semaines !

— Depuis six semaines ?… Mais je l’ai vu tout l’hiver…

Maman répète :

— Tout l’hiver ?

Elle paraissait ne plus rien comprendre.

Une crainte terrible me saisit ; j’aurais dû me taire, mais je ne pouvais pas !

— Maman, n’est-ce pas de M. Chambert que vous voulez parler ?

Elle me regarde stupéfaite.

— M. Chambert !!! Mais il n’est question que du marquis de Rouvres… M. Chambert !… Tu veux épouser M. Chambert ?…

Cette perspective semblait lui paraître aussi monstrueuse que si j’avais souhaité d’épouser l’empereur de Chine !

Et moi, je ne trouvais même pas une larme ! Pourtant, toute mon âme me faisait mal ; et je restais immobile, regardant le tapis comme si j’allais y voir les débris de mes malheureuses espérances !

Maman répétait :

— Épouser M. Chambert !… Mais c’est ridicule !… Où as-tu pris une semblable idée ?… Tu es une enfant auprès de lui !…

Ah ! elle disait trop vrai ! Aussi, mes larmes se sont mises à couler…

Bonnes larmes qui arrivaient si à point ! D’abord elles faisaient du bien à mes pauvres nerfs ; et puis, elles étaient le seul moyen d’attendrir maman, qui répétait toujours machinalement :

— C’est absurde ! c’est absurde !…

Je ne voyais pourtant pas en quoi mon désir était absurde !

Au bout de quelques minutes, maman reprend comme involontairement :

— Paulette, il n’est pas possible que tu aimes M. Chambert ?

J’essuie un peu mes yeux :

— Je ne sais pas… je ne connais rien à ces sortes de choses !… Mais si j’apprenais maintenant son mariage, il me semble que tout me deviendrait égal, même d’épouser M. de Rouvres !

Maman avait le visage bouleversé. Elle m’a attirée près d’elle.

— Écoute, ma chérie ; ni ton père, ni moi, ne désirions te voir mariée toute jeune. Mais la recherche de M. de Rouvres étant particulièrement honorable, j’ai tenu à t’en parler ; car une telle union nous paraîtrait réunir bien des conditions de bonheur… Philippe de Rouvres est un excellent garçon, plein de…

— Plein de lui-même ! Oh ! oui, maman, ai-je interrompu, incapable d’en écouter davantage. Il est si ennuyeux !… Il n’a une conversation possible que lorsqu’il parle de ses succès à la chasse ou du prince de Galles !…

— Eh bien, ma Paulette, tu lui enseigneras comment on cause d’une façon intéressante à ton gré.

— Alors, maman, c’est toute une éducation à faire. Il ne sait pas danser, il faut que je le lui apprenne ; il ne sait pas causer, il faut que je le lui apprenne !… Ce n’est plus un mari que vous me donnez, c’est un élève…

Et je me suis penchée suppliante vers maman :

— Autrefois, vous répétiez toujours que j’aurais besoin d’un mari très sage !… Je vous en supplie, donnez-moi M. Chambert !… J’ai tellement confiance en lui !… Lui seul me rendra tout à fait raisonnable !…

Les larmes m’ont empêchée de continuer. Maman paraissait toujours perplexe.

— Je ne comprends plus rien à tout cela. Mme de Rouvres sort d’ici. Elle me dit que son fils est fort épris, que toi-même, au Vernissage , as été charmante pour lui ! Et maintenant…

— Oh ! maman, laissez-le en être pour son espérance… Je n’ai pas été charmante pour lui, je l’ai simplement salué avec un sourire aimable parce que j’étais contente de savoir que M. Chambert n’était pas fiancé à Mlle d’Alvaro…

J’ai craint tout à coup que maman ne me demande comment je l’avais appris. Mais elle était trop préoccupée pour y songer. Elle a murmuré seulement comme à elle-même :

— M. Chambert ! Toujours M. Chambert !… Certes, il y a peu d’hommes que j’estime autant…

Elle s’est tue encore… J’écoutais de toute mon âme, espérant un peu ; mais elle a repris à haute voix :

— Enfin, mon enfant, M. Chambert ne pense peut-être pas le moins du monde à toi… Nous ne pouvons cependant aller lui adresser une demande en mariage !

— Oh ! non, ai-je dit, sortant la tête de mon mouchoir ; je ne le voudrais pas ! Mais si vous le faisiez interroger sans avoir l’air de rien par Mme de Simiane ?

Il me venait étonnamment d’idées depuis que je voyais maman s’adoucir un peu.

— Je vous en supplie, demandez à Mme de Simiane… Je le sens bien, jamais, tant que je ne serai pas sûre qu’il ne songe pas à moi, je ne pourrai accepter un autre mariage !

Maman ne répondait rien. Elle était si absorbée qu’elle n’entendait même pas Patrice galoper dans la serre, en criant : « Maman ! » sur l’air de Marlborough .

J’avais une frayeur terrible d’en être pour mes frais d’éloquence.

A la fin, elle m’a dit pensivement :

— Nous tâcherons que tu sois heureuse, ma Paulette ; calme-toi… Mais n’oublie pas qu’en ce monde, ma chérie, il faut toujours regarder les choses, non pas seulement avec les yeux de l’imagination, mais aussi avec ceux de la raison.

Maman disait cela facilement, du haut de sa sagesse de mère ; mais moi !… Je ne pouvais pas le penser !

Elle ne semblait plus trop fâchée. Pourtant, je crois qu’au fond du cœur, elle regrettait bien de m’avoir conduite au cours.

Ce n’est certes pas moi qui lui avais demandé de m’y envoyer !

11 mai.

Ah ! quelle semaine ! Papa est grave. Maman, nerveuse. Geneviève, toujours raisonnable. Patrice, subissant l’influence générale, devient presque tranquille… et moi, je suis malheureuse ! Pauvre moi qui déteste tant l’indécision !

J’ai tout raconté à Jeanne et à Suzanne, et je leur ai bien dit qu’avant l’explication de mercredi, je ne me doutais pas à quel point je tenais à lui

Jeanne est pleine d’une confiance superbe :

— Ne te tourmente donc pas, Paulette ; il ne demande pas mieux que de t’épouser, seulement il n’ose pas le dire, parce qu’il est trop discret… On parle sans cesse de ton mariage avec tel ou tel grand personnage !… Georges m’a raconté qu’hier soir encore, chez lady Oakburn, on te fiançait au comte de Luninges. M. Chambert causait en ce moment avec je ne sais quel homme célèbre ; dès qu’il a entendu ton nom, il s’est arrêté brusquement, et Georges prétend que, s’il l’avait pu, il aurait pulvérisé la dame qui te mariait ainsi.

Jeanne est une personne bien sensée, en général… Combien je voudrais que cette fois, elle eût raison encore ! Il me semblerait si dur d’être obligée de l’oublier, lui ! Car certainement, s’il ne se soucie pas de moi, je ferai tout mon possible pour arriver à ne plus penser à lui, jamais ! Je trouve trop ridicule une femme éprise d’un homme qui ne songe pas à elle !

Alors, j’épouserai M. de Rouvres ; autant lui qu’un autre, après tout !

Nous serons extrêmement riches. Comme, par bonheur, il se passionne pour la chasse et les courses, j’espère qu’il ira beaucoup — sans moi ! — Son Cercle l’occupera aussi… Et puis, je l’engagerai souvent à se rendre auprès du prince de Galles pour se distraire ; et pendant qu’il goûtera aux grandeurs, peut-être la pensée lui viendra-t-elle de se faire attacher à la personne de Mgr le duc d’Orléans.

De cette façon, je ne l’aurai pas trop !

Moi, je serai marquise ! je me livrerai à de longues séances chez les couturiers ! Je m’arrangerai pour avoir à faire une douzaine de visites par jour, et le tour du Bois, les expositions, les magasins aidant, les journées passeront… Je me lancerai au plus fort du tourbillon pour oublier que j’avais rêvé une autre vie !… Je serai frivole, coquette, inutile ; je me contenterai d’être une femme à la mode, ne pouvant être une femme heureuse !

Mais au moins, puisque je serai mariée, je pourrai enfin lire ses ouvrages, à lui ; ce sera une compensation, — si faible !

Je me répétais toutes ces choses, hier soir, regardant les nuages qui couraient vite dans le ciel. Papa, seul dans le salon, tenait un journal ; mais il ne lisait pas, car je voyais toujours la même page sous son regard. Tout à coup, il m’a appelée :

— Paule !

Je suis venue, j’ai pris un petit pliant, et je me suis assise tout près de lui. Il caressait mes cheveux sans rien dire, tandis que je restais immobile, les mains croisées sur mes genoux, ayant peur de ce qu’il pensait…

Au bout d’un instant, il a commencé, et sa voix était pleine de tendresse :

— Alors, ma petite Paule veut avoir un mari sage pour elle et pour lui ?

— Oh ! oui, papa ! ai-je murmuré.

— Et ce pauvre marquis de Rouvres qui était si épris…

J’ai mis mes bras autour du cou de papa.

— Ne vous tourmentez pas pour lui. Je suis sûre qu’il se consolera… Il chassera huit jours de suite ; et après, il sera incapable de regretter quelque chose, à commencer par moi !

— Chut, Paulette ! a dit papa, tu ne dois pas parler ainsi !

Je me suis tue volontiers. Mes craintes devenaient moins vives, car je sentais que, malgré tout, papa était bien disposé pour moi ; il me fallait absolument le gagner à ma cause !

Avec maman, je ne peux jamais bien m’expliquer ; nous sommes très vives toutes les deux ; comme elle est la mère, je dois la laisser parler, et ensuite elle ne me donne pas le temps de lui répondre… Tandis qu’avec papa, c’est moi qui parle…

La nuit tombait toute grise.

Nous étions toujours seuls dans le salon… J’ai appuyé ma tête sur son épaule et je lui ai dit bien bas :

— Est-ce que vous trouvez ridicule, papa, que je désire épouser M. Chambert ?

— Ridicule ?… Oh ! non, mon enfant, M. Chambert est un homme d’une intelligence remarquable, et, ce qui vaut mieux encore, un homme de grand cœur.

J’ai fermé les yeux pour mieux savourer cette joie d’entendre parler ainsi de lui… Et puis, j’ai repris toujours bas :

— Une honnête femme, n’est-ce pas, est celle qui aime son mari ?

Papa était si surpris de ma question qu’il m’a répondu simplement :

— Oui, mon enfant.

Je me suis soulevée et l’ai regardé bien en face.

— Eh bien ! papa, je n’épouserai pas M. de Rouvres, car je veux être une honnête femme !… Je veux estimer mon mari, avoir confiance en lui, sentir qu’il m’est supérieur, afin qu’il me garde contre moi-même… Je ne veux pas craindre en l’épousant de rencontrer ensuite un homme qui me plaise plus que lui !…

Je me suis arrêtée hors d’haleine.

La nuit était presque entièrement venue ; mais je sentais sur moi le regard de papa, son beau regard loyal…

Il a murmuré comme se parlant à lui-même :

— Qui aurait cru qu’il y avait tant de sagesse dans cette petite tête ?

Et il m’a attirée tout contre lui.

J’étais si bien là, avec cette chère espérance qui me montait au cœur… Et j’aurais voulu rester encore longtemps dans ce silence qui me laissait faire toutes sortes de rêves doux et bons !…

Mais au bout d’un instant, papa m’a dit :

— Si pourtant ce mariage n’était pas possible, Paulette, tu serais raisonnable ?

J’ai relevé la tête.

— Oui, papa, je serais… je serais très malheureuse !

Le domestique entrait avec les lampes ; je me suis sauvée bien vite… Mais je me sentais moins tourmentée : papa prend mon parti !…

15 mai.

Je m’habillais pour le dîner. Anna est venue me dire que maman me demandait.

Je n’ai pas été longue pour aller la trouver. Elle ôtait son chapeau. Aussitôt que je suis entrée, elle a renvoyé la femme de chambre ; et puis elle a commencé :

— Je reviens de chez Mme de Simiane, Paule ; elle a vu M. Chambert.

J’aurais dû être rassurée par le bon sourire de maman ; mais c’était plus fort que moi !… je suis devenue toute blanche, si blanche qu’elle a eu peur :

— Paule, ma chérie ! ne te trouble pas ainsi ! Je t’apporte de bonnes nouvelles !

— De bonnes nouvelles ?… Oh ! maman, dites, dites-moi tout !

Je n’étais plus pâle, au contraire ; je sentais mon sang courir très vite dans mes veines ; et la chambre me semblait pleine de soleil.

Alors, maman m’a tout raconté.

M. Michel dînait lundi chez Mme de Simiane. D’une façon bien naturelle, elle s’est arrangée, dans la soirée, pour avoir un moment de tête-à-tête avec lui, et a mis la conversation sur moi, me critiquant un peu… (chère Mme de Simiane, qu’elle était bonne !) pour savoir ce qu’il répondrait…

Alors, il m’a défendue si bien, avec tant de chaleur, que Mme de Simiane, qui voyait ce qu’elle désirait, lui a dit soudain avec sa franchise terrible :

— Mais, mon cher ami, vous êtes amoureux de cette enfant !!… Pourquoi ne la demandez-vous pas ?…

Il se défendait, répondant par des phrases vagues ; et puis, brusquement, comme elle insistait, il lui a avoué qu’elle avait deviné juste, que bien des fois, cet hiver, il avait fait ce rêve… — Ce « rêve », quel joli mot !… Éveillé, on rêve seulement aux choses que l’on désire…

Mais il savait bien, a-t-il ajouté, qu’il souhaitait là une chose impossible ! Il comprenait que papa et maman eussent le désir d’un brillant mariage pour moi… D’ailleurs, lui-même ne voulait pas abuser de la confiance qu’on lui avait montrée en nous laissant suivre ses conférences… Et il aimait mieux partir afin de s’ôter la tentation de faire une demande inutile qui nous séparerait complètement… etc., etc.

Mon Dieu ! Comment un homme d’esprit peut-il dire tant de sottises !…

Heureusement, je ne l’entendais pas, car j’aurais eu bien peur qu’il ne refusât jusqu’au bout.

Mme de Simiane, le voyant si résolu, lui a demandé tout à coup si ce n’était pas mon propre bonheur qu’il renonçait à faire… Il a un peu hésité… Et ensuite, n’a-t-il pas répondu qu’il serait coupable de profiter d’un enthousiasme de jeune fille ! car il savait bien qu’en réalité je le considérais seulement comme un ami, un vieil ami, a-t-il répété.

Oh ! comme il avait retenu cette phrase que j’avais dite sans réfléchir, sans y attacher d’importance, pour mieux exprimer toute la confiance qu’il m’inspirait ! Et c’était bien mal à lui de parler de la sorte, de m’accuser d’être enthousiaste, quand, au contraire, je m’efforce sans cesse d’être raisonnable, posée, calme !…

Enfin, Mme de Simiane, électrisée par la résistance, a dû être bien éloquente, car elle a triomphé de toutes les objections :

— Et, m’a dit maman, avec un sourire de tendresse comme les mères savent en trouver…, si tu veux toujours…

Ah ! si je voulais !!!…

J’avais écouté haletante, incapable de trouver un mot pour questionner ; mais quand maman m’a parlé ainsi, j’ai retrouvé toute ma voix pour lui crier :

— Oh ! que vous êtes bonne, maman ! Oh ! oui !… je veux !…

J’ai écrit à Jeanne et à Suzanne tout de suite. Mon bonheur m’étouffait ; je ne pouvais le garder pour moi seule.

17 mai.

Il est en bas, avec maman et papa ! Je l’ai entendu arriver, et je ne puis plus rester en place.

Pour passer le temps, je suis allée dans la chambre des enfants.

J’ai dû ouvrir la porte d’un coup bien nerveux, car Geneviève, plongée dans ses tricots, m’a regardée tout effarée :

— Comme tu as un air extraordinaire ! s’est-elle écriée.

Patrice, qui attelait ensemble un lion et un âne, les a quittés pour venir m’examiner :

— Elle n’a pas du tout une figure drôle, Gina. Elle est très jolie, seulement, et ses yeux sont tout brillants comme des étoiles !

Jamais je n’ai reçu un compliment qui m’ait fait tant de plaisir. Ah ! j’aurais voulu être dix fois plus jolie, pour qu’il me trouvât bien… lui !

J’avais mis ma petite robe grise du Vernissage parce que tout le monde dit qu’elle me va parfaitement ; mais il me semblait que mes cheveux ne faisaient pas bien comme à l’ordinaire…

Pour remercier Patrice, j’ai fini d’atteler le lion et l’âne qui ne voulaient absolument pas se laisser attacher, et je suis revenue dans ma chambre.

Maintenant, j’essaye d’écrire ; mais je ne sais pas ce que je mets… Que peuvent-ils dire tous en bas ?…

On monte !… Maman m’envoie chercher, j’en suis sûre !…

Mon Dieu !… Mon Dieu !…

17 mai, 11 heures du soir.

Je suis entrée… Ils étaient là tous les trois, maman, papa, et lui … Michel !

En me voyant, ils se sont levés, et maman lui a dit :

— Alors, voilà l’enfant que nous allons vous confier…

Sa belle voix toujours pleine était comme assourdie.

Lui avait fait un mouvement pour venir à moi ; mais il s’est arrêté parce que je demeurais immobile.

J’étais tout à coup si saisie de penser que toute ma vie se décidait en ce moment, qu’il n’est arrivé sur mes lèvres qu’un stupide : « Bonjour, monsieur ! »

Il avait l’air aussi troublé que moi.

Maman a jeté un coup d’œil à papa et a murmuré :

— Laissons-les seuls !

Et ils sont sortis sans que j’aie pensé à faire un mouvement pour les retenir…

Le bruit de la porte qui se fermait m’a réveillée. Nous étions restés près de la fenêtre, à côté des grands vases pleins de lilas rosé,… lui me regardant sans me parler, comme s’il craignait de m’effrayer… Mais ses yeux avaient une telle expression de tendresse que, tout à coup, il m’a semblé qu’un grand souffle de joie passait sur moi, m’enveloppant tout entière… Mon cœur s’est mis à battre si fort qu’il me faisait mal, et c’était un mal délicieux…

Je n’avais plus peur ; j’ai osé parler.

— Je craignais tant d’apprendre que vous ne vouliez pas de moi !

— Que je ne veuille pas de vous !… ô mon enfant chérie !…

Il avait dit ces mots presque bas, avec un accent que je ne lui avais jamais entendu, tout à la fois si vibrant et si doux que les larmes me sont montées aux yeux, et ont commencé à tomber comme une pluie d’orage.

J’étais un peu fâchée de pleurer, car je pensais, que je devais être laide ainsi !… Je voulais prendre, au moins, mon mouchoir pour me cacher, et je me suis aperçue alors qu’il tenait mes deux mains dans les siennes… Je les ai bien vite dégagées.

Il me demandait d’une voix suppliante ce que j’avais ; mais je ne pouvais pas lui répondre… Enfin, j’ai fini par murmurer :

— Je suis trop contente !… N’ayez pas l’air si bon, c’est ce qui me fait pleurer !…

Je ne le voyais pas, car j’étais occupée à tamponner mon mouchoir sur ma figure ; mais j’ai senti que ma réponse l’avait rassuré, et il m’a demandé :

— Il vaut mieux alors que j’aie l’air impatienté comme ce certain jour…

Il n’a pu achever ; je m’étais mise à rire de tout mon cœur au souvenir de ce fameux jour qui, maintenant, me paraissait loin… si loin !!

Mes larmes étaient séchées. Mais je lui ai recommandé de ne pas me regarder encore, parce que je ne devais pas être bonne à voir ; et j’ai continué :

— C’est pourtant moi qui vous ai demandé en mariage ! en dehors de toutes les règles !…

Il a repris mes mains et m’a tout doucement attirée vers lui.

Oh ! comme cela était divinement bon de sentir qu’il me donnait toute sa vie !… Il me semblait qu’auprès de lui, aucun malheur ne saurait m’atteindre…

— Je ne pouvais pas espérer que la petite Paulette voudrait bien se laisser aimer par le « détestable » M. Chambert !…

— Et vous m’auriez laissée épouser M. de Rouvres ou n’importe quel autre !… Et ensuite, vous seriez venu me faire des visites de cérémonie, dans les grandes circonstances, n’est-ce pas ?…

Malgré moi, ma voix tremblait ; et je n’osais pas faire un mouvement, car je croyais être dans un rêve délicieux et j’avais peur de me réveiller !

— Si vous aviez épousé M. de Rouvres, jamais je ne vous aurais revue, parce que…

Il s’est arrêté un peu… et puis, tout bas, pour moi seule, il a achevé :

— … Parce que je vous aimais follement, Paulette !

Oh ! j’étais trop heureuse !!… J’ai levé la tête, cherchant son regard… et j’ai rencontré les yeux, les yeux bleus, qui m’ont prise le premier jour où je les ai vus, là-bas au cours, et qui brillaient, comme s’ils étaient pleins de larmes !…

Et j’aurais voulu rester toujours ainsi à me sentir aimée par lui, mon maître, qui allait être mon mari !

Est-ce que c’était possible, un pareil bonheur ?…

Je me rappelle vaguement qu’il m’a demandé les violettes que je portais à ma ceinture…

Ah ! ce n’étaient pas seulement les fleurs que je lui donnais !… mais encore la folle petite Paulette, et aussi la sage Paule de l’avenir :

Car je ne peux pas manquer de devenir enfin une femme sérieuse, une femme de devoir ! avec lui !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maman est rentrée. On causait ; moi aussi, je parlais, mais sans savoir ce que je disais, car j’entendais toujours sa voix me murmurer :

« Paulette, je vous aime follement !… »

… Ce soir, il est encore venu m’apporter une vraie botte de fleurs, « en échange de mes violettes », m’a-t-il dit, avec cet accent qui me fait battre le cœur.

Et maintenant, je suis toute seule à écrire dans ma chambre. Maman m’a recommandé de dormir ; mais je ne peux pas !

Il fait une si admirable nuit, lumineuse, et veloutée, pleine d’étoiles… Et ses roses, les premières fleurs qu’il m’ait données, sont là tout près de moi et sentent si bon !

Je suis presque honteuse de mon bonheur en pensant qu’à cette heure, pendant que j’écris, il y a de pauvres gens qui souffrent !… Je voudrais pouvoir donner de la joie à tous les malheureux qui sont sur la terre ; et je suis sûre que Michel pense comme moi !…

Papa est rayonnant. Geneviève et Patrice aussi. — Patrice, sans savoir au juste pourquoi ! — Miss Emely ne cesse de me répéter :

— Oh ! my dear, dear child !

Et rien de plus…

Maman, ce soir, en m’embrassant, m’a demandé :

— Ma Paulette est contente, alors ?

Je me suis jetée à son cou pour toute réponse, lui disant mon meilleur merci…

Demain il viendra, de très bonne heure, il me l’a promis…

Je vais essayer de dormir pour que ce demain arrive plus vite.

Mon Dieu ! que nous allons être heureux !!…

FIN

PARIS
TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET C ie
RUE GARANCIÈRE , 8.