The Project Gutenberg eBook of Meta Holdenis

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Title : Meta Holdenis

Author : Victor Cherbuliez

Release date : April 7, 2024 [eBook #73349]

Language : French

Original publication : Paris: Hachette

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK META HOLDENIS ***

META HOLDENIS

PAR
VICTOR CHERBULIEZ
De l’Académie française

SEPTIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C ie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN , 79

1899
Droits de traduction et de reproduction réservés.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE VARIÉE
PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET C ie

Prix de chaque volume, format in-16, broché, 3 fr. 50

Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 924-98.

META HOLDENIS

On m’avait prévenu, madame, que vous aviez le goût de marier vos amis. Vous m’écrivez des bords du Rhin que j’ai beaucoup de talent, un délicieux caractère ; vous m’apprenez du même coup que vous tenez à ma disposition une charmante fille qui serait bien mon fait, attendu qu’elle est Allemande et musicienne comme vous, qu’elle adore la peinture et surtout la mienne, qu’elle joint une imagination poétique à la science du pot-au-feu ; qu’enfin elle possède toutes les qualités requises pour faire le bonheur de Tony Flamerin votre serviteur. Le portrait que vous m’en faites est parlant. Je la vois d’ici avec ses cheveux blonds et son grand tablier de cuisine noué autour de son cou, tenant de la main droite une cuiller à pot, de la main gauche un joli in-dix-huit doré sur tranche, et d’un œil surveillant une casserole, tandis que l’autre verse des larmes sur les infortunes d’Egmont et de Clara. Je vous suis vraiment fort obligé de vos bonnes intentions ; mais d’abord êtes-vous bien sûre que je ne sois pas déjà marié, ou presque marié, ou quasi marié ? car il y a bien des nuances dans tout cela. Et puis voici le point : vous m’assurez que votre jeune amie a des yeux d’un bleu céleste. Ah ! madame, les yeux célestes ! C’est toute une histoire qu’il faut que je vous raconte ; vous êtes discrète, vous la garderez pour vous.

I

J’avais vingt-cinq ans ou peu s’en faut, et il y en avait trois que j’étudiais la peinture dans l’atelier d’un maître que vous connaissez, quand je reçus une lettre de mon père, brave tonnelier bourguignon retiré des affaires depuis peu, une lettre, vous dis-je, écrite de bonne encre, qui m’obligea de partir pour Beaune en grande hâte. J’eus bientôt fait de boucler ma valise. A la vérité j’étais inquiet, mal édifié de ma conduite ; je redoutais le visage et les sourcils paternels. Non que j’eusse sur la conscience de bien lourds méfaits ; j’aimais la peinture avec fureur : il m’arrivait de travailler d’arrache-pied trois semaines durant, sans m’accorder la moindre distraction ; mais de temps en temps je rompais ma gourmette, et je faisais tout d’une haleine trois ou quatre grosses folies. Ce qui rend coûteux les plaisirs de la jeunesse, c’est la vanité, quand elle s’en mêle. J’avais la rage de faire parler de moi et d’étonner la galerie ; les étonnements de mes amis me revenaient bien cher, et mes finances étaient bien courtes. Je n’avais pas encore médité le mot du sage « qu’il y a une différence si immense entre celui qui a sa fortune toute faite et celui qui la doit faire, que ce ne sont pas deux créatures de la même espèce. »

En arrivant, je trouvai mon père dans une petite cour pavée où il aimait à fumer sa pipe. Les bras croisés, il examina quelque temps en silence ma toilette flambante, qui n’était pas celle d’un rapin, et il secoua trois fois sa grosse tête bourguignonne, plus luisante que les douves de ses futailles. Puis, s’étant juché sur un tonneau : — Tony Flamerin, mon fils unique, me dit-il, mettez-vous là, devant moi, au soleil, et regardez à terre ; vous y verrez l’ombre d’un fou.

— Il est des folies heureuses, lui répondis-je avec assez d’assurance. La mienne finira bien.

— Sur la paille ! répliqua-t-il d’un ton bref, et il tira coup sur coup trois bouffées de sa pipe, après quoi il reprit en enflant sa voix : — Tony Flamerin, tu as voulu devenir peintre. Tu t’es mis sottement dans l’idée que tu étais un homme de talent ; le seul que je te connaisse est de manger ton blé en herbe. C’est la faute de ta pauvre mère, Dieu lui fasse paix ! Elle avait décidé que tu avais la taille trop fine, les mains trop blanches, pour être tonnelier comme ton bonhomme de père. Soit ! on envoie monsieur en apprentissage chez un commerçant en gros de Lyon ; il se fait mettre à la porte au bout d’un an, parce qu’il barbouillait des paysages sur les bordereaux de son patron. Sur ces entrefaites, la digne femme vient à mourir, laissant au polisson que voici sa fortune personnelle, soit vingt-huit mille cinq cents francs, et, de guerre lasse, j’autorise ce rare génie à s’en aller étudier la peinture à Paris… Tony, regardez votre ombre, et dites-moi si ce n’est pas l’ombre d’un fou ! Tony, je vous prie, calculez dans votre tête ce qui peut bien vous rester des vingt-huit mille cinq cents francs que vous laissa feu votre mère.

Je regardais mon ombre ; ce n’était pas l’ombre d’un fou, elle avait l’air contrit et de grands embarras de conscience.

— Tony, poursuivit-il, vous avez passé trois ans à Paris, vous n’y avez pas gagné un rouge liard ; en revanche, vous y avez dépensé seize mille francs, sans parler des centimes.

— Deux mille la première année, lui dis-je, quatre mille la seconde, huit mille la troisième. Cela fait une progression géométrique. Je conviens que c’est aller trop vite, mais aussi !…

A ce mot, je passai involontairement ma langue sur mes lèvres, et je ne pus m’empêcher de sourire ; je me souvenais en ce moment de certain minois émérillonné… Je hochai la tête, le minois disparut par une trappe, et je ne vis plus que les gros yeux ronds de mon père, qui s’étaient enflammés de courroux.

— Je crois vraiment que tu plaisantes ! s’écria-t-il en jetant sa pipe à terre, où elle se brisa en morceaux.

— Je n’aurais garde, je ne suis jamais plus sérieux que quand j’ai l’air de rire, lui répondis-je. — Et je m’approchai de lui pour l’embrasser. Il me renvoya bien loin. Cependant je confessai mes torts avec tant d’humilité, je lui fis tant de promesses d’amendement, qu’il finit par se radoucir.

— Il s’agit bien de grimaces et de serments ! me dit-il. J’ai une proposition à te communiquer ; si tu la refuses, tout est rompu entre nous, et je ne te revois de ma vie.

Je le priai de s’expliquer, je fus bientôt éclairci. Mon oncle Gédéon Flamerin avait émigré depuis douze ans en Amérique ; il y avait fait son chemin, et fondé une maison de banque, dont les affaires prospéraient, — il était devenu une façon de personnage. Ne s’étant jamais marié, sa solitude commençait à lui peser, et il avait écrit à mon père pour lui offrir de me prendre chez lui, se chargeant de ma fortune, déclarant qu’il me considérait d’avance comme son fils, son associé et son successeur, trois qualificatifs qui me firent venir la chair de poule. Il exigeait seulement qu’avant de m’embarquer pour New-York j’allasse passer quelques mois à Hambourg et à Londres, où j’apprendrais l’allemand et l’anglais. Le post-scriptum de sa lettre me parut encore plus étonnant que le reste ; il était conçu en ces termes : « Mon neveu Tony est, paraît-il, un écervelé. Le mal n’est pas grand, il faut bien que jeunesse se passe ; mais trop est trop. Marie-le, il n’est rien de tel pour mettre au pas un jeune homme. Si Tony trouvait à Beaune ou à Hambourg une gentille fille qui consentît à devenir ma bru, ma maison se ferait de fête pour la recevoir. »

Je ne pus me contenir davantage, tant ce mot de bru m’avait exaspéré. — Vouloir faire de moi un mari, ah ! c’en est trop ! m’écriai-je. La lettre est désagréable, le post-scriptum est odieux. Que diable ! quand on offre aux gens un vin qui ne leur revient pas, on s’arrange au moins pour qu’il n’y ait pas de mouche au fond du verre.

« Je te livre à tes réflexions, me cria mon père, dont l’indignation s’était rallumée. Ton oncle t’offre la fortune, libre à toi de la sacrifier à la peinture à l’huile. Je t’avertis seulement d’une chose : ne compte plus sur moi. J’ai commencé avec rien ; à force de peines et de sueurs, j’ai amassé quatre mille francs de rente. Foi de Bourguignon, j’entends vivre commodément et longuement, je suis taillé pour cela. Tu n’auras rien de moi que tu ne m’aies enterré. Table là-dessus, cela est écrit là ! — Et, parlant ainsi, il se frappa le front. Le geste était expressif, et il me parut qu’en effet l’écriture était en règle. — Dès demain, ajouta-t-il, je te rendrai mes comptes, et je te remettrai le reliquat de la succession de ta mère, soit douze mille et tant de francs, car je n’entends plus être ton caissier, ni avoir à défendre tes sous contre toi. Puisses-tu en faire une bouchée ! Quand tu n’auras plus à choisir qu’entre New-York et l’hôpital, tu te résigneras à tâter du vin de ton oncle ; le verre et la mouche, tu avaleras tout. Ainsi soit-il !

Si je m’étais écouté, je serais retourné tout courant à Paris ; mais, quoi qu’en pût dire mon oncle, je n’étais point un écervelé. J’estimais qu’il n’est pas permis à un artiste d’être médiocre, que c’est un sot personnage que celui d’un peintre sans talent. Bien que j’eusse foi en mon génie, les convictions les mieux assises ont leurs jours de défaillance. Après avoir ruminé le cas dans ma tête : — Il est, me dis-je, des accommodements avec le ciel et avec notre oncle Gédéon. Allons, puisqu’on le veut, étudier l’allemand en Allemagne ; cela ne m’empêchera pas d’y faire de la peinture. Dans un an d’ici, je saurai qui je suis et ce que je vaux. — Par suite de ce raisonnement, je résolus d’aller faire mes études non à Hambourg, mais à Dresde, car il me fallait à toute force un musée.

Je ne fus pas long à me décider ; ma vivacité naturelle ne se prêtait pas aux attermoiements. Je communiquai à mon père ma détermination, sans lui faire part de mes arrière-pensées. Il me récompensa de mon bon mouvement en m’allongeant un vigoureux coup de poing dans le dos, et, pendant les quinze jours que je passai encore avec lui, il mit sa cave à sec pour m’entretenir en gaîté. Un matin, je lui fis mes adieux, et je partis emportant sa bénédiction dans mon cœur et treize mille francs dans ma poche, assez émue de cette aventure.

Le ciel avait décrété que j’apprendrais l’allemand avant d’être en Allemagne. Je fis route de Beaune à Genève, tête à tête avec un homme de poids, entre deux âges, au teint frais et vermeil, de figure avenante et respectable, qui se nommait M. Benedict Holdenis. Il s’exprimait avec onction sur toutes choses, et particulièrement sur l’amélioration du sort des classes souffrantes, sur les jardins d’enfants et sur la nécessité de développer de bonne heure chez les petites filles la réflexion morale et le sentiment de l’idéal. Je me figurai d’abord que ce philanthrope était quelque ecclésiastique protestant ; il m’apprit lui-même qu’il était négociant, qu’il avait quitté Elberfeld depuis dix ans pour s’établir à Genève, où il dirigeait une grande maison de quincaillerie.

Sa conversation, je l’avoue, était un peu relevée pour moi ; je me donnai pourtant l’air de la goûter, — je lui savais un gré infini de m’avoir pris, sur la foi de ma bonne mine et de ma cravate, pour un fils de famille qui faisait un voyage d’agrément. Il me demanda d’un ton discret où étaient situées les terres de mon père. Je lui répondis sans mentir, mais il y eut de l’art dans mes explications, qui ne diminuèrent point l’opinion avantageuse qu’il avait de moi. Pour tout vous dire, je cherchai et je trouvai l’occasion d’ouvrir devant lui mon portefeuille, dont l’embonpoint lui arracha une exclamation qui me fut flatteuse ; il ne se doutait point que, comme le philosophe, je portais tout avec moi. Oh jeunesse ! que vous êtes sotte ! Enfin nous devînmes si bons amis qu’en descendant de wagon il m’offrit ses services, me donna son adresse, et me fit promettre que je l’irais voir, si je m’arrêtais quelques jours à Genève.

Mon intention était de brûler l’étape. Fait-on jamais ce qu’on veut ? En sortant du buffet de la gare, je me rencontrai nez à nez avec un vrai fils de famille, Américain haut de six pieds, nommé Harris, dont j’avais fait à Paris l’oiseuse connaissance. Il venait de loin en loin à l’atelier, étudiant la peinture à ses moments perdus, mais sa principale occupation était de manger ses rentes et de chercher à s’amuser sans y réussir. Genève ne l’amusait guère ; en m’apercevant, il leva ses grands bras au ciel et bénit la Providence de la proie inespérée qu’elle envoyait à son ennui. Persuadé par son éloquence, je fus retenir une chambre à l’hôtel des Bergues, où il était descendu, — et nous voilà, pendant deux semaines, occupés de l’aube au soir à courir des bordées sur le lac, où nous fûmes plus d’une fois en péril de chavirer. Nos nuits se passaient à jouer d’interminables parties de piquet, à vider des pots et souvent à nous les jeter à la tête.

Nous fîmes un jour une longue promenade à cheval. Je montais un alezan plein de courage et de feu, et Harris, qui avait de l’école et qui était avare de ses éloges, ayant daigné louer mes talents d’écuyer, je me flattais de faire quelque figure dans le monde. Sur le soir, nous nous arrêtâmes dans une auberge de village pour nous rafraîchir, nous et nos montures. A l’extrémité de la tonnelle où nous prîmes place, une famille attablée achevait un champêtre repas. Debout en face de moi, une jeunesse de dix-huit ans, l’aînée de la famille, qui remplissait l’office de majordome, était en train de découper une volaille. Elle avait posé un fichu sur sa tête pour se garantir d’un rayon de soleil qui, glissant à travers le feuillage, lui donnait dans les yeux. Ce fichu était d’un beau ton et attira mon regard ; mais le visage qui était dessous m’occupa plus longtemps. Harris me demanda en ricanant à qui j’en avais de lorgner ainsi un laideron ; je lui répondis qu’il ne s’y connaissait pas.

Ce laideron était une brune, plutôt petite que grande, aux cheveux d’un châtain foncé, avec des yeux du bleu le plus clair et le plus doux, deux vraies turquoises, et un grain de beauté à la joue gauche. Elle n’était ni belle ni jolie, ayant le nez trop fort, le menton carré, la bouche trop grande, les lèvres trop épaisses. En revanche, elle avait le charme, le je ne sais quoi, un teint de brugnon, des joues pareilles à ces fruits où l’on a envie de mordre, une physionomie qui ne ressemblait à rien, l’air ingénu, le regard caressant, un sourire angélique et une voix chantante. Elle découpait à ravir les volailles. Ses quatre jeunes sœurs et ses deux petits frères lui présentaient leur assiette à la ronde, ouvrant le bec comme des poussins qui attendent leur pâtée ; ils eurent tous contentement. Son père, qui me tournait le dos, lui cria d’une voix mielleuse et avec un accent germanique qui ne m’était pas inconnu : — Meta ! tu ne gardes rien pour toi ! — Elle lui répondit en allemand, et cette réponse fut sans doute adorable, car il s’écria : allerliebst ! ce que je compris sans être allé à Dresde.

Au même instant, il se retourna de mon côté ; je reconnus la figure vénérable de mon compagnon de voyage, M. Holdenis, lequel avait désormais à mes yeux le mérite d’être le père de la plus délicieuse laide qui se soit jamais rencontrée sous la calotte des cieux. Je fus à lui, il m’accueillit à bras ouverts, me demanda la permission de me présenter à M me Holdenis, grosse femme replète, ronde comme une boule, et fort laide sans être charmante. Je m’excusai de n’être pas allé le voir, et je ne le quittai pas avant qu’il m’eût prié à dîner pour le lendemain.

— Or çà ! me dit Harris en remontant en selle, m’expliquerez-vous ce que vous comptez faire de ces Holdenis ?

— Je veux faire le portrait de leur fille, lui répondis-je ; je n’ai jamais eu l’imagination si allumée que ce soir.

— C’est une véritable insanité, s’écria-t-il en sanglant un grand coup de cravache à son cheval. Pour être juste, je conviens que cette Meta a une jolie main, une jolie taille, de beaux bras, que la transparence de sa guimpe m’a laissé apercevoir de superbes épaules, et j’ajoute, pour vous faire plaisir, que sa gorge tiendra un jour toutes ses promesses ; mais je vous déclare que le reste ne vaut pas le diable.

— Et moi, je vous déclare, mon pauvre ami, lui répliquai-je, que vous n’avez pas des yeux d’artiste, que la beauté est un préjugé, et que M lle Meta Holdenis ne mourra pas sans avoir fait de grandes passions.

M. Holdenis habitait une confortable maison de campagne à cinq minutes de la ville. L’endroit s’appelait Florissant, la maison Mon-Nid ; vous verrez que j’ai eu des raisons particulières de ne pas oublier ce nom. Je fus exact au rendez-vous malgré Harris, qui avait juré de me le faire manquer. M. Holdenis me souhaita la bienvenue avec la plus aimable cordialité. Ayant réuni ses sept enfants, il les disposa sur une ligne, par rang d’âge et de taille ; cela faisait un fort joli buffet d’orgue. Il me les nomma tous, et j’essuyai le récit de leurs gentillesses, de leurs précoces exploits, de leurs bons mots. J’en parus charmé ; M me Holdenis riait aux anges. — Ce sont bien les enfants de leur mère ! disait son mari, — et, la regardant amoureusement, il lui baisait les deux mains, qu’elle avait fort rouges.

Pendant ce temps, l’alerte Meta allait et venait, allumant les lampes, faisant des bouquets dont elle décorait la cheminée, se glissant dans la salle à manger pour aider la femme de chambre qui mettait le couvert, et de là faisant un saut dans la cuisine pour donner un coup d’œil au rôti. Son père m’apprit qu’on l’appelait dans la maison la petite souris, das Maüschen , parce qu’elle trottait menu sans qu’on l’entendît marcher : elle avait le secret d’être partout à la fois.

Le repas me parut exquis ; elle y avait mis la main. Ce qui me parut plus admirable encore, c’est l’appétit de mon excellent amphitryon ; je craignais un accident, je lui faisais tort. Nous prîmes le café sous la vérandah, à la clarté des étoiles ; le chèvrefeuille et le jasmin nous embaumaient de leurs parfums. — Qu’importe qu’on habite un palais ou une chaumière, me dit M. Holdenis, pourvu qu’on ait une lucarne ouverte sur un pan de ciel bleu ?

Ayant rappelé sa progéniture, il la rangea en cercle et lui fit chanter en parties des cantiques. Meta marquait la mesure aux jeunes concertants, et par intervalles leur donnait la note ; elle avait une voix de rossignol, limpide comme un cristal.

Nous rentrâmes dans le salon. Aux cantiques succédèrent les jeux innocents, jusqu’à ce que, dix heures ayant sonné, le digne pasteur de ce troupeau fit un geste qui fut compris. Quand les rires eurent cessé, il ouvrit une énorme Bible in-folio, sur laquelle il inclina son front de patriarche. Il se recueillit quelques instants, puis il improvisa une homélie sur ce texte de l’Apocalypse : « Ce sont les deux oliviers, les deux chandeliers qui se tiennent toujours en présence du Seigneur. » Je crus comprendre que dans sa pensée les deux chandeliers étaient M. et M me Holdenis ; les petits Holdenis n’étaient encore que des lumignons ; mais, quand ils s’appliquent, les lumignons deviennent des chandelles.

Dès qu’il eut refermé sa grande Bible, je me levai pour partir. Il me prit les deux mains, et me regardant avec des yeux humides : — Voilà, me dit-il, notre vie de tous les jours. Vous avez rencontré l’Allemagne en ce pays welche, et, sans vouloir vous offenser, l’Allemagne est le seul endroit du monde qui connaisse la vraie vie de famille, l’union intime des âmes, le sentiment poétique et idéal des choses. Je ne crois pas me tromper, ajouta-t-il avec un aimable sourire ; vous me paraissez digne de devenir Allemand.

Je l’assurai, en regardant Meta du coin de l’œil, qu’il ne se trompait point, que je sentais en moi je ne sais quoi qui ressemblait à un appel de la grâce. C’est ce que je répétai une demi-heure plus tard à mon pauvre Harris, qui m’attendait avec une furieuse impatience entre deux flacons de rhum et les cartes en main. — De quel bénitier sortez-vous ? s’écria-t-il en me voyant paraître ; vous sentez la vertu à crever. — Et s’emparant d’une brosse, il m’épousseta de la tête aux pieds. Il voulut m’arracher la promesse que je ne retournerais pas à Florissant ; il y perdit ses peines. Pour me punir, il essaya de me griser ; mais, quand on pense à Meta, on ne se grise pas de rhum.

Si j’avais pris Mon-Nid en goût, Mon-Nid, madame, me le rendait bien ; on m’y voyait de bon œil, on m’y choyait. M’étant ouvert à M. Holdenis de mon projet d’apprendre l’allemand, il s’offrit avec une rare obligeance à me donner leçon tous les jours, et comme je lui témoignai par la même occasion un vif désir de faire le portrait de sa fille, il m’octroya ma demande sans trop se faire prier. Il en résulta que le neveu de mon oncle Gédéon passait chaque jour plusieurs heures dans le sanctuaire de la vertu. Celles que je consacrais à la grammaire d’Ollendorf n’étaient pas les plus agréables, — non que M. Holdenis fût un mauvais maître, mais il avait des litanies qui me semblaient longues. Il me répétait trop souvent que le Français est un peuple frivole, que l’idéal est lettre close pour ses poètes et ses artistes, que Corneille et Racine sont de froids rhéteurs, que La Fontaine manque de grâce et Molière de gaîté. Il me démontrait trop longuement aussi que l’allemand est la seule langue qui puisse exprimer les profondeurs de la pensée et l’infini du sentiment.

Je trouvais trop courtes au contraire les séances que m’accordait Meta. Le portrait que j’avais entrepris était pour moi la plus attrayante, mais la plus laborieuse des tâches. Je désespérais souvent de m’en tirer à mon honneur, tant j’avais peine à exprimer ce que je voyais et ce que je sentais. Est-il rien de plus difficile que de reproduire par le pinceau le charme sans beauté, que de fixer sur la toile une figure sans lignes et sans traits, qui ne vaut que par le mouvement naïf de l’expression, par sa rougissante candeur, par les caresses du regard de la grâce lumineuse du sourire ?

Ce n’est pas tout : il y avait dans cette angélique figure autre chose encore que j’aurais bien voulu rendre. Il y a, madame, anges et anges. Ceux qu’on voit en Allemagne ne ressemblent point aux autres ; leurs yeux, qui sont souvent de la couleur des turquoises, ont ceci de particulier que, sans qu’ils s’en doutent, ils promettent dans une langue mystique des plaisirs qui ne le sont pas. Quiconque a voyagé dans votre pays comprendra ce que je veux dire ; il y a sûrement rencontré d’adorables candeurs qui respirent la volupté qu’elles ignorent, de virginales innocences capables de convertir un libertin au mariage et à la vertu, parce qu’il lui semble qu’il y trouvera son compte, et, pour tout dire, des anges qui ne savent rien, mais que rien n’étonnera. En voilà trop ; je voulais seulement vous expliquer pourquoi je désespérais de mener à bonne fin le portrait de Meta.

Elle posait complaisamment et ne paraissait point s’ennuyer avec moi. Elle avait tour à tour l’humeur très-sérieuse ou très-enjouée. Quand elle était grave, elle me questionnait sur le Louvre ou sur l’histoire de la peinture. Dans ses heures de gaîté, elle s’amusait à me parler allemand, et m’obligeait de répéter dix fois ses mots l’un après l’autre. Je lui répondais comme je pouvais, faisant flèche de tout bois ; mes coq-à-l’âne la faisaient rire aux larmes. Ce que j’y gagnais, c’était le droit de l’appeler par son petit nom de Maüschen , que je fourrais dans toutes mes phrases ; comme il était difficile à prononcer, c’était pour moi le plus utile des exercices. A la fin de chaque séance, et pour me récompenser, elle me récitait le Roi de Thulé . Elle le disait avec un goût exquis ; quand elle arrivait aux derniers vers :

Die Augen thäten ihm sinken,
Trank nie einen Tropfen mehr,

ses yeux se remplissaient de larmes, et sa voix, légère et tremblante, semblait mourir. Elle m’a chanté si souvent cette adorable antienne, que je la sus bientôt par cœur, et je la sais encore.

Tels étaient nos passe-temps. J’en avais un autre qui m’était particulier. Je me demandais, en la regardant, si j’aimais cette aimable fille en artiste ou en amoureux. Je sus bientôt à quoi m’en tenir. Elle se coiffait avec une grâce négligée. Un matin qu’elle avait eu le fâcheux caprice de lisser ses bandeaux et de cacher certaines boucles follettes qui voltigeaient sur son front, je la chapitrai là-dessus et lui représentai que la froide correction est la mort de l’art. Elle se mit à rire, défit par un mouvement brusque son épaisse chevelure, qui retomba comme une pluie sur son visage. Elle resta quelques minutes son coude posé sur ses genoux, et ses yeux couleur de ciel me regardaient fixement au travers de ses cheveux bruns. Je vous ai marqué plus haut ce qu’on lit quelquefois dans les yeux des anges allemands. Je ne sais trop ce que disaient ceux-ci ; mais je sentis clairement que je ne les aimais pas en artiste, et ce même jour, en rentrant à l’hôtel, je tins des propos si baroques à mon ami Harris, qu’il me déclara du ton le plus méprisant que j’étais un homme fini. A l’entendre, j’étais en train de me noyer dans une jatte de lait, ce qui est pour un artiste la plus honteuse des fins.

Il est certain qu’à mon vif étonnement des idées très-bourgeoises commençaient à germer dans ma romantique cervelle ; prenant ma tête dans mes deux mains, je demandais si elle était encore à moi. De jour en jour, de séance en séance, je sentais diminuer l’aversion que j’avais conçue pour le mariage ; il me semblait qu’il y avait quelque sens dans le post-scriptum de mon oncle Gédéon. Je me disais que c’est une grande ressource et un précieux agrément dans l’existence d’un artiste qu’une ménagère accomplie, qui joint à l’innocence du cœur un esprit orné, le goût des belles choses et cette grâce qui fleurit la vie, une ménagère qui pleure en récitant le Roi de Thulé et s’entend à effeuiller sur les plaisirs de ce monde des roses cueillies dans le ciel. Bref, M. Holdenis me vanta un soir l’usage germanique des longues fiançailles. « Voyez ce jeune homme qui part ! s’écria-t-il d’un ton lyrique ; il s’en va courir le monde. Il coudoiera, en les méprisant, les plaisirs bruyants des capitales et les dérèglements des enfants du siècle. Qui donc le protége contre les tentations ? Quel talisman, quelle amulette le préserve de toute souillure ? Il porte gravée dans son cœur la douce et pudique image de sa blonde ou brune fiancée. Elle l’attend, il lui a promis de lui rapporter une âme et des mains pures. L’ange des chastes amours veille sur lui et tient le tentateur à distance. » Vous le confesserai-je ? ce discours, qui pouvait bien être une harangue ad hominem , me parut éloquent. C’est vous dire où j’en étais.

Le plus fort aiguillon de l’amour est la jalousie. Or, depuis deux semaines, j’avais le déplaisir de voir arriver tous les jours à Florissant un hôte de mauvais augure, un certain baron Grüneck, que j’aurais renvoyé de grand cœur au fond de sa Poméranie. C’était un vieux garçon qui frisait la soixantaine, petit homme cacochyme et toussotant, sec comme une allumette, le chef orné d’un faux toupet, le dos voûté, les jambes raides et tout d’une pièce. J’aime à croire qu’il souffrait d’un rhumatisme articulaire ; peut-être aussi avait-il avalé dans le temps un sabre de cavalerie qu’il n’avait pu digérer.

Ce qui me désolait, c’est qu’on faisait fête à ce magot. Quelques propos lâchés à la volée joints à ses assiduités, à ses empressements, me mettaient martel en tête. Il s’asseyait toujours à côté de Meta et il avait une façon singulière de la regarder, les yeux dans les yeux. Il lui débitait des madrigaux, lui offrait des bouquets emblématiques ornés de longs rubans noirs et blancs où l’on voyait Potsdam et le roi de Prusse passant une revue de cavalerie. Pendant qu’elle posait, il lui parlait à voix basse en allemand ; ces longs papotages, où je n’entendais goutte, me portaient furieusement sur les nerfs. Un jour qu’elle avait soif, il fut lui chercher un verre d’eau. Elle en but la moitié ; il le lui prit des mains et avala le reste d’un seul trait en s’écriant : C’est un nectar ! J’en voulais à Meta de tolérer ses familiarités et de permettre par exemple qu’il jouât sans façon avec les rubans de sa ceinture. Il est vrai qu’elle échangeait par instants avec moi des sourires qui accommodaient de toutes pièces M. le baron Grüneck. C’est égal, sa bonté d’âme me semblait excessive.

Il me parut prudent de ne pas attendre davantage à me déclarer. Je décidai en honnête garçon que mon premier devoir était de dissiper par une franche explication les illusions que l’excellent M. Holdenis semblait se faire sur mon état civil et ma situation de fortune ; non-seulement je ne les avais pas combattues, mais j’avais bien pu l’y confirmer par mon train de dépense et par ma fureur pour les alezans. Il se trouva justement qu’un matin il vint me voir à l’hôtel. Il m’aborda avec son aménité accoutumée ; toutefois je crus apercevoir un nuage sur son beau front penché, et cela me fit souvenir que depuis quelque temps il était préoccupé et soucieux. — Il a quelque chose à me dire, pensai-je, et il m’en veut de ne pas encourager ses confidences.

Cependant il ne parla d’abord que de sujets indifférents. Je rompis la glace, et partant de la main je lui racontai ma jeunesse, mes rêves et mes ambitions de rapin, mon dernier entretien avec mon père le tonnelier, et la lettre de mon oncle Gédéon. Il eut un moment de surprise, l’air d’un homme qui se réveille ; ce moment fut court, il se remit aussitôt. Il me questionna sur plusieurs points que j’avais touchés trop légèrement, et mit une extrême obligeance à entrer dans le détail de mes petites affaires. Il me représenta que la carrière d’un artiste est bien chanceuse, que sans doute j’avais un grand talent, que le portrait de sa fille en faisait foi, que cependant je ne devais pas rejeter à l’étourdie les propositions de mon oncle Gédéon, que le sentiment de l’idéal ennoblit tous les métiers, et, que la banque ne m’empêcherait pas de peindre à mes moments perdus.

— Nous reparlerons plus tard de tout cela, poursuivit-il ; mais permettez-moi de vous gronder un peu. Oserai-je vous le dire ? il me semble que vous ne prenez pas assez sérieusement la vie, qui est pourtant une chose très-sérieuse, que la dépense que vous faites n’est pas en rapport avec vos ressources, et que vous poussez trop loin l’imprévoyance de la jeunesse… Puis, après une pause : — Vous allez me renvoyer bien loin, me traiter d’ennuyeux et d’indiscret mentor. Voyons, m’autorisez-vous à vous imposer une épreuve ? N’est-il pas dangereux pour un garçon de votre caractère d’avoir plus de douze mille francs dans son portefeuille, sans compter que c’est sottise de laisser dormir son argent ? Gardez-en deux mille, et confiez-moi les dix mille autres, que je placerai chez moi. Dieu soit béni ! mon commerce va si bien que je puis vous en servir un gros intérêt ; laissez-moi faire, y compris le dividende, cela pourrait bien être du dix pour cent, et vous aurez une petite rente assurée. Est-ce trop vous demander ? L’effort est-il trop grand ? Il y a commencement à tout, à la fortune comme à la sagesse. Vous devriez consentir à cette épreuve.

Et, parlant ainsi, il me faisait mille caresses pour me donner du courage et m’appelait son cher enfant. Il me paraissait clair et certain qu’il ne se serait pas intéressé si fort à ma vertu, s’il n’avait vu en moi le futur fiancé de Meta. Je pris un grand parti, je courus à mon bureau, j’en retirai les dix billets. Je ne vous cacherai pas que je les contemplai un instant avec quelque perplexité, eux-mêmes semblaient émus. Je les remis à M. Holdenis, qui m’en signa aussitôt une reconnaissance. S’étant levé et fixant sur moi des regards attendris : — C’est bien, me dit-il, je gagerais que votre conscience est contente ; croyez-moi, c’est le vrai bonheur. — Et il me serre dans ses bras.

Je ne sais si ma conscience était contente, je ne pris pas la peine de l’interroger. Je me trouvais, quant à moi, très-heureux du marché que je venais de conclure. J’avais troqué mes dix mille francs contre une permission en règle d’ouvrir mon cœur à Meta. Restait à saisir une occasion favorable ; je la guettai plusieurs jours sans la trouver. L’insupportable baron Grüneck ne démarrait pas de la place. Enfin, grâces soient rendues à son rhumatisme, qui le contraignit de garder la chambre, je l’obtins, ce cher tête-à-tête que j’attendais. Ce soir-là, Meta portait un nœud de ruban cerise dans ses cheveux, une ceinture de la même couleur, et une jolie robe blanche dont les manches très-évasées laissaient voir à nu la beauté de ses bras. C’était un de ses jours de gravité ; elle berçait dans sa tête je ne sais quel rêve, qui par intervalles apparaissait au fond de ses yeux et se dérobait aussitôt comme un fantôme qu’effarouche la lumière.

Après le dîner, elle s’en fut toute seule dans le jardin. Je l’y suivis et la trouvai assise sur un banc où je pris place à côté d’elle. La nuit était tiède, le le rossignol chantait. Le crépuscule avait laissé à l’horizon une vague lueur qui s’effaçait d’instant en instant ; les étoiles s’allumaient l’une après l’autre, et Meta, qui savait tout, me disait leur nom à mesure qu’elles émergeaient de l’ombre. Elle en vint à parler de l’autre monde, de l’éternité ; elle me dit que pour elle le paradis était un endroit où l’âme respire Dieu sans plus d’effort que les plantes ne respirent l’air ici-bas. Après l’avoir écoutée longtemps : — Mon paradis à moi, lui dis-je à l’oreille, c’est le banc que voici et les yeux que voilà. — A ces mots, enlaçant mon bras autour de sa taille, je soulevai le sien à la hauteur de mes lèvres, et j’y déposai un long baiser. Elle se dégagea lentement, sans colère, et avant de retirer sa main de la mienne elle lui permit, je crois, de se presser un peu contre ma bouche ; cette main était brûlante. Tout à coup on l’appela ; elle s’enfuit, et je me vis forcé de remettre à une autre fois la conclusion de mon discours.

Je dormis cette nuit d’un sommeil d’empereur ; mes rêves furent délicieux, mon réveil le fut davantage encore. On ne m’attendait à Florissant que dans l’après-midi ; j’y courus dès le matin, tant pesait à mes lèvres le mot que je n’avais pu dire, tant j’avais hâte de me lier par un irrévocable serment ! J’entrai sans sonner, et ne trouvai personne au salon. Comme j’allais me retirer, j’avisai Meta assise sous la vérandah. Elle me tournait le dos, je l’appelai ; un jet d’eau qui menait grand bruit ne lui permit pas de m’entendre. J’avançai sur la pointe des pieds. Elle était accoudée sur une table ronde, devant une grande feuille de papier, et paraissait plongée dans une sorte d’extase. J’allongeai le cou ; sur ce papier, elle avait dessiné à la plume une couronne de violettes et de vergissmeinnicht , et au milieu elle avait écrit en lettres majuscules ces quatre mots : « Madame la baronne Grüneck. »

Voilà ce qu’elle contemplait dans un béat recueillement.

Avez-vous jamais pris, madame, une douche écossaise ? Savez-vous ce qu’éprouve l’infortuné baigneur qu’on vient d’inonder d’eau chaude et qui soudain sent ruisseler sur ses épaules les premières gouttes d’une eau glacée ? C’est une surprise de ce genre qu’éprouva en cet instant mon amoureux délire. Je m’éloignai à pas de loup, avant de sortir du salon, je me glissai jusqu’au chevalet sur lequel était posé le portrait presque achevé de Maüschen ; j’écrivis au crayon sur le cadre : « Elle adorait les étoiles et le baron Grüneck. » Et je détalai comme un voleur.

Je fus cinq jours sans remettre les pieds à Mon-Nid ; je les employai à faire avec Harris un voyage en chaloupe sur le lac. Le lendemain de notre retour à Genève, je le vis entrer dans ma chambre comme un coup de canon.

— Savez-vous la nouvelle du jour ? me cria-t-il. Un commissionnaire la contait tout à l’heure au portier de l’hôtel. La maison du vertueux Holdenis a suspendu ses paiements, on a mis les scellés chez lui, et une poursuite est commencée. Le digne homme jouait à la bourse et n’a pas été heureux dans ses spéculations. L’affaire est très-véreuse ; on parle d’un découvert énorme, et on assure que les créanciers ne toucheront pas le dix pour cent de leur argent. Heureusement vous n’en êtes pas ; où il n’y a rien, le diable ne trouve rien à prendre.

A ce discours je demeurai muet comme un marbre, et sûrement j’en avais la pâleur. Il recula de deux pas : — Eh quoi ! Tony, mon fils, reprit-il, doux enfant de la Bourgogne, cet onctueux aigrefin aurait-il trouvé le secret d’exploiter votre indigence ? — Il partit d’un prodigieux éclat de rire, et se roulant sur le parquet : — Candeur primitive, s’écriait-il, union intime des cœurs, sentiment poétique des choses, royaume du bleu, je vous adore ! O vertu des patriarches ; voilà de vos traits !

Il en aurait dit davantage ; mais j’étais déjà au bas de l’escalier, courant à toutes jambes. La rage au cœur, tout en cheminant, je comptais et recomptais dans ma tête les délicieux plaisirs qu’on peut se procurer pour deux mille écus, et je jetais des regards furibonds aux passants.

J’arrivai hors d’haleine à Mon-Nid ; je m’élançai dans le cabinet de M. Holdenis. Il y était seul, sa grande Bible in-folio ouverte devant lui ; posant sa main sur le saint livre : — Voilà, me cria-t-il, le grand, l’unique consolateur.

Madame, quand les Bourguignons sont en colère, ils n’ont pas l’habitude de mâcher leurs mots. — Il est possible, lui repartis-je d’une voix essoufflée, mais tonnante, que les fripons trouvent des consolations dans la Bible. Je vous prie, qui se chargera de consoler les dupes ?

Il ne se fâcha point, il se contenta de lever les yeux au ciel comme pour lui demander pardon de mon blasphème, qui n’était irrespectueux que pour sa tartuferie. Venant à moi, malgré ma résistance il s’empara de mes deux mains. A mes reproches, à mes invectives, il répondait par de filandreuses, doucereuses et larmoyantes explications. Il attesta les quatre évangélistes qu’en m’empruntant dix mille francs il n’avait songé qu’à mon bien et à mettre mes écus en sûreté ; il convint toutefois qu’accessoirement il s’en était servi pour payer une échéance pressante ; il me parut très-versé dans la casuistique, très-ferré en matière de direction d’intention. Puis il entama un verbeux et obscur récit de ce qu’il appelait son malheur : de mystérieux ennemis avaient tramé sa perte, il s’était laissé berner par un chevalier d’industrie, un débiteur insolvable avait consommé sa ruine, — après quoi il se répandit en lamentations sur le sort de sa sainte femme et de ses pauvres enfants. J’entendis des sanglots dans la pièce voisine ; je crus reconnaître la voix de Meta, de celle qui n’était plus pour moi que la baronne Grüneck.

Je tirai de ma poche la reconnaissance que M. Holdenis m’avait signée, je la déchirai en quatre, j’en jetai les morceaux sur le plancher. — Je ne veux pas ajouter à vos embarras, m’écriai-je sur un ton d’ironie amère. Vous n’avez plus envers moi qu’une dette d’honneur ; ou, si vous l’aimez mieux ainsi, vous ne me devez plus rien. Votre conscience et l’Évangile en décideront.

A ces mots, je sortis du sanctuaire de la vertu, bien décidé à n’y jamais rentrer. Quelques heures plus tard, j’avais réglé ma dépense à l’hôtel et je partais pour Bâle.

Comme le train se mettait en mouvement, un petit homme, qui marchait tout d’une pièce, parut sur le quai de la gare, et malgré les objections des employés s’élança dans un compartiment voisin du mien ; il est des cas où les rhumatismes ont des ailes. Ce petit homme était le baron Grüneck. On a beau ne pas s’aimer, on se rencontre quelquefois dans la même pensée et dans le même wagon.

II

Vous savez, madame, comme on s’y prend pour dégorger les poissons : on leur fait perdre, en les mettant dans l’eau pure, le goût qu’ils ont contracté dans le limon. Je voulais me dégorger, moi aussi, mais par un traitement tout contraire. J’avais conçu tant d’horreur pour la vertu, que j’éprouvais le besoin de me débarrasser en pleine bourbe du peu qui m’en restait. Je m’arrêtai à Baden, où je fus servi à souhait. J’y rencontrai certaines femmes qui s’occupaient très-peu des étoiles et ne s’étaient jamais piquées de définir le paradis. Elles eurent pour moi des complaisances ; la fortune n’en eut point. En vain me flattai-je de rattraper au jeu mes deux mille écus ; j’y perdis les dernières plumes de mon aile, déjà si dégarnie. Plus enragé que jamais, je partis pour Dresde, où j’arrivai dans un état voisin du dénûment, si près de mes pièces que je fus forcé de vendre mes breloques et une partie de mes hardes, sombre d’humeur, dégrisé du vice, mais gardant toujours rancune à la vertu, me défiant de tous les yeux couleur de ciel, de toutes les voix de cristal et de tous les sourires onctueux.

Cette sottise me passa bientôt ; je ne tardai pas à m’apercevoir que le monde tout entier est fait comme notre famille, qu’il y a partout du blé et de l’ivraie. Le hasard me fit trouver un logement chez les plus braves gens de la terre, qui, à vrai dire, parlaient fort peu de l’idéal. Je leur payais d’avance une modique pension ; le second mois je fus à court, je leur confiai mon embarras. Ils m’avaient pris en amitié : non-seulement ils me mirent à l’aise et m’accordèrent toutes les facilités de paiement, ils m’offrirent de me nourrir et même de m’avancer de l’argent pour remonter ma garde-robe, ce que je n’eus garde d’accepter. Pendant plusieurs semaines, je ne dînai que de trois jours l’un, les deux autres je vivais de pain et d’eau claire. Ce triste régime ne prenait point sur ma santé ; j’étais robuste et vigoureux, et la gaîté m’était revenue avec la confiance dans l’avenir. Bien que la faim me tînt parfois éveillé toute la nuit, je sifflais comme un pinson. Mes journées se passaient au musée ; j’y copiais le portrait de Rembrandt que vous connaissez, dans lequel il s’est représenté un verre à la main, sa femme sur ses genoux. Je m’étais mis en tête que le jour même où j’aurais achevé ma copie, quelque heureuse rencontre m’en ferait trouver défaite ; — la foi transporte les montagnes.

Je me souviens de ces semaines de détresse où j’ai connu la faim, la vraie faim, comme d’un temps heureux qui a fait époque dans ma vie. C’est une bonne nourrice que la misère, et ses maigres mamelles versent à ses nourrissons un lait sain et fortifiant. Je travaillais avec délices ; je ne doutais plus de ma vocation. Il me semblait que je m’étais révélé à moi-même, que j’avais découvert ma volonté, et qu’elle valait quelque chose. En sortant du musée et me retrouvant sur le pavé de la rue au milieu d’inconnus qui sûrement avaient déjeuné et qui s’en allaient dîner, je me disais qu’il n’y avait de sérieux dans tout l’univers que Rembrandt et son clair-obscur. Mon estomac criait-il famine, je lui déclarais fièrement que ses fringales comme les dîners des autres étaient de vaines chimères, que mon oncle Gédéon n’existait point, bien qu’il en eût la sotte prétention, et que dans ce monde d’illusions les ombres les plus heureuses sont celles qui n’ont pas la peine de digérer.

La durée de mon épreuve n’excéda pas mes forces. Un soir, en rentrant dans mon taudis, je trouvai sur ma table deux lettres et un paquet cacheté. L’une de ces lettres était de M. Holdenis. Il avait eu mon adresse par Harris, à qui j’avais écrit, et il me mandait dans le style le plus solennel qu’à l’éternelle confusion des esprits légers, qui ne se font pas scrupule d’attenter par leurs soupçons au véritable honneur et à la vraie piété, sa parfaite honorabilité avait été universellement reconnue. Il m’apprenait ensuite qu’un concordat avait été souscrit par ses créanciers, lesquels avaient consenti que leurs créances fussent réduites momentanément au vingt pour cent, assurés qu’ils étaient qu’avec l’aide de Dieu M. Holdenis rétablirait ses affaires, et que tout leur serait remboursé avec les intérêts des intérêts. Il ajoutait que, n’ayant pas deux mille francs disponibles, il avait permis à sa fille de se dépouiller en ma faveur d’un bijou de famille qui valait cette somme ou plus encore, si grande était sa hâte de me prouver son antique probité. Cet homme antique et sa façon d’entendre le paiement des dettes d’honneur me parurent plaisants, et j’estimai que me rembourser par les mains de sa fille était le procédé d’une âme peu délicate.

J’ouvris la seconde lettre, l’écriture en était tremblée. Elle contenait ceci : « Monsieur, mon pauvre père m’apprend qu’il est votre débiteur. Il m’assure que le bracelet que vous trouverez dans le coffret ci-joint vaut la somme qu’il vous doit. A tout hasard, je vous envoie à son insu tous mes bijoux, en vous suppliant d’en disposer comme il vous plaira et de me garder le secret. Je vous souhaite le bonheur ; il est à jamais perdu pour nous. »

Ce billet, qui me parut touchant, me réconcilia un peu avec le souvenir de Maüschen . Je portai aussitôt les bijoux à un honnête orfèvre qui m’avait donné un bon prix de mes breloques. Il me déclara que le bracelet valait tout au plus cinq cents francs, et il estima au double le collier, la bague et le médaillon qui l’accompagnaient. Je lui vendis le bracelet pour le prix qu’il m’en offrait, je rempaquetai le reste et le renvoyai à Meta avec ces mots : « Merci, c’était beaucoup trop. » A son cafard de père, j’adressai les lignes suivantes : « Monsieur, j’ai fait estimer le bijou que vous m’avez envoyé. Vous ne me devez plus rien. Ma légèreté tient votre probité quitte du reste. » Cela fait, après avoir acquitté à mes braves hôtes mon quartier arriéré, je demandai à ma philosophie la permission d’aller faire bombance au Belvédère, une fois n’est pas coutume. En sortant de table, je me promenai longtemps sur la belle terrasse de Brühl, qui borde la rive gauche de l’Elbe. Je me disais en marchant : Qui donc est cette Meta ? Et je cherchais à me définir son caractère. J’y pensai plusieurs heures de suite, le lendemain je n’y pensai plus. J’étais artiste et j’étais né à Beaune.

Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé. A l’heure même où, ma palette en main, je donnais les dernières retouches à ma copie, je vois entrer dans la galerie un homme d’assez haute taille, dont le visage me frappa. Il approchait de la cinquantaine, mais sa chevelure noire et touffue, où ne se mêlait pas un poil gris, lui gardait bien le secret. Il avait grand air, grande tournure, les manières et le ton du meilleur monde, le regard pénétrant, acéré, une figure grave, presque sévère, qu’illuminait tout à coup le plus séduisant des sourires.

Je ne m’occupai pas longtemps de lui ; je contemplais ma toile, la comparant au modèle et causant avec ma conscience ; il nous restait quelques inquiétudes. Soudain j’entends une voix qui dit derrière mon dos : — Si cette copie est à vendre, je l’achète. — Je me retourne vivement ; ce discours s’adressait bien à moi, et l’acheteur imprévu que m’envoyait la Providence des gueux était cet homme à la figure grave, qui savait si bien sourire. Il s’appelait M. Mauserre, et n’était autre que le ministre de France à Dresde. Nous nous liâmes si vite que le lendemain déjà je dînai chez lui. Huit jours après, je commençais son portrait, que j’achevai en six semaines, et en l’honneur duquel il donna un dîner de gala au corps diplomatique. J’aurais bien voulu que ce jour-là le tonnelier de Beaune pût apercevoir du fond de sa Bourgogne son écervelé de fils caressé, fêté, complimenté. Le printemps suivant, j’envoyai ce fameux portrait au Salon ; le gros public le goûta peu, mais il fut remarqué des artistes, qui prédirent que j’irais loin. Comme le disait l’intelligent M. Holdenis, il y a commencement à tout.

Béni soit mon oncle Gédéon, qui fut cause que j’allai à Dresde pour y apprendre l’allemand et que j’y rencontrai M. de Mauserre ! Quand cet homme distingué ne serait pas un personnage principal dans l’histoire que je vous raconte, je m’arrêterais encore à vous parler de lui, tant je lui ai d’obligations. Je crois que les longues et bonnes amitiés naissent moins de la ressemblance des situations ou des caractères que d’une certaine conformité dans la manière de sentir et de juger. Nous sommes, madame, très-bons amis, vous et moi, et nous nous ressemblons bien peu. Je me suis demandé comment M. de Mauserre avait pu prendre en goût et admettre dans son intimité un petit garçon à peine dégauchi, très-ignorant de tout ce qui n’était pas de son métier, qui vivait et pensait à l’aventure, et n’avait réfléchi sur rien. Quand je lui ai posé la question, il m’a répondu que, sans parler de mon talent, dont il avait bien auguré, il m’avait trouvé ce qu’il appelait un bon esprit. Il entendait par là, je suppose, un peu de ce gros bon sens qui préserve des sots mépris et des imbéciles fatuités. Il possédait, lui, un esprit supérieur ; il avait beaucoup voyagé, beaucoup observé, beaucoup lu, et ses expériences comme ses lectures étaient au service de sa finesse et de son jugement naturels. On sentait en lui une intelligence fortement nourrie, qui avait tout digéré.

L’homme supérieur est celui qui fait bien son métier tout en sachant faire autre chose. M. de Mauserre s’acquittait du sien à merveille ; il en avait le goût et le culte. Il avait coutume de dire que la diplomatie est un art qui en comprend quatre : l’art de s’informer, lequel demande des yeux et des oreilles ; l’art de renseigner, dont la première condition est de savoir se mettre à la place des autres ; l’art de conseiller, le plus délicat de tous, et enfin l’art de négocier, où le caractère doit venir en aide à l’esprit. Je crois qu’il excellait également dans ces quatre parties. Ses dépêches étaient fort appréciées au ministère ; il m’en a lu plusieurs qui me parurent des chefs-d’œuvre.

Soit timidité, soit préoccupation de faire leur cour, beaucoup de diplomates ne disent à leur gouvernement que ce qui lui peut être agréable ; ils aiment mieux tromper que déplaire. M. de Mauserre aurait cru se déshonorer en dissimulant des vérités désagréables qui pouvaient être utiles ; mais il les présentait avec tant d’art qu’il les faisait accepter. Il portait dans ses négociations avec les ministres étrangers le même respect de lui-même et des autres ; il estimait que la fourbe est un moyen bientôt usé et la marque d’un mince génie, qu’à la longue elle tue l’autorité, et que le grand secret est de persuader sans recourir au mensonge, qui était selon lui le pont aux ânes. Rien ne rétrécit plus l’esprit que la peur d’être dupe, et c’est la maladie de beaucoup de politiques à qui l’excès de défiance fait manquer de précieuses occasions. M. de Mauserre ne croyait pas légèrement ; mais il était capable de confiances promptes et généreuses, dont il ne s’est presque jamais repenti. Cette générosité qu’il avait dans les sentiments se communiquait à ses façons de penser. Il voyait les choses de haut ; il avait foi aux idées générales et à leur puissance. Sans méconnaître ce qu’il y a de fortuit dans les vicissitudes d’ici-bas, il estimait assez l’espèce humaine pour croire que les petits accidents et les petites intrigues n’expliquent pas toute son histoire, que l’opinion est la vraie souveraine du monde, que tous les grands événements sont la victoire ou la défaite d’une idée : aussi méprisait-il les empiriques autant que les hommes à utopies. Il se plaisait à les prendre à partie les uns comme les autres dans ses entretiens, qui m’ont dérouillé l’esprit, donné des clartés de bien des choses et le goût de décrasser un peu par la lecture ma honteuse ignorance.

Peu à peu nos conversations prirent un caractère plus intime ; elles ne roulèrent plus seulement sur la politique ou la peinture, et M. de Mauserre en vint à me parler souvent de ses propres affaires. J’étais flatté de devenir le confident d’un homme que ses talents, la supériorité de son esprit, aussi bien que sa situation et sa fortune, mettaient en passe d’arriver à tout. Et je ne fus pas médiocrement étonné en découvrant que les plus expérimentés et les plus avisés, ceux qui donnent les meilleurs conseils dans les affaires des autres, se conseillent souvent fort mal eux-mêmes.

M. de Mauserre était veuf depuis sept ou huit ans, et son veuvage lui pesait. Si recherché et entouré qu’il fût, il éprouvait le besoin de se refaire un intérieur. Il avait manqué volontairement plusieurs occasions de se remarier, parce que son cœur n’y trouvait pas son compte. Heureux les ambitieux à qui leurs succès tiennent lieu de tout ! heureux aussi les hommes de plaisir qui ne demandent qu’à se distraire ! Ceux qui cherchent dans la vie des affaires ou des amusements sont sûrs de les rencontrer ; mais malheur à qui a de l’âme ! c’est la chose qui trouve le moins son emploi dans le monde. M. de Mauserre n’était ni un homme de plaisir, ni un pur ambitieux. Il unissait à un esprit grave un cœur chaud, ce qui est une grande complication. Sérieux dans ses attachements, la passion fut plus forte que sa prudence, et finit par le pousser à un coup de tête qui, en brisant sa carrière, lui attira le blâme universel : tant il est vrai que ce que nous avons de meilleur est souvent la source de nos plus grands embarras.

Il y avait trois mois que je le connaissais et que je le voyais presque tous les jours, quand je crus remarquer quelque altération dans son humeur. Au milieu de nos entretiens, il tombait dans de longs silences, d’où il ne sortait qu’avec effort. J’attribuai d’abord ses préoccupations à une affaire d’État qui ne cheminait pas à son gré ; il me tira lui-même d’erreur. Il m’emmena un soir dans son cabinet, dont il referma d’un air de mystère la double porte ; là il me dit qu’il avait une entière confiance dans mon amitié, et qu’étant sur le point de prendre la plus grave des déterminations, il désirait la discuter avec moi.

Puis, ayant arpenté la chambre en poussant de gros soupirs, il me confessa qu’il était éperdument amoureux de la meilleure, de la plus charmante des femmes, laquelle était au pouvoir d’un mari brutal dont elle était fort maltraitée. Il avait la certitude d’en être aimé, mais jusqu’à ce jour il n’avait rien obtenu, parce qu’elle avait (ce fut son mot) une âme droite comme un jonc : le mensonge lui inspirait une invincible horreur, et, quelques sujets qu’elle eût de se plaindre de son tyran, elle répugnait à le tromper. Il ajouta qu’il l’aimait lui-même trop passionnément pour consentir à la partager avec un mari ; il entendait l’avoir tout entière à lui, et il ne lui restait d’autre parti à prendre que de l’enlever. Heureusement, me dit-il, l’homme qui l’a épousée et qui fait son malheur est d’un pays où la loi autorise le divorce. Après l’éclat d’un enlèvement, il s’empressera de revendiquer sa liberté, et ma maîtresse deviendra ma femme.

— M. de Mauserre sera heureux, lui dis-je ; mais que deviendra le ministre de France ?

Il baissa la tête, la garda quelques instants dans ses mains. — Eh bien ! oui, reprit-il, je me vois condamné à renoncer pour quelque temps à une carrière que j’aime. Je demanderai un congé indéfini. Les raisons ne manqueront pas ; j’alléguerai l’état de ma santé. La vérité est que j’ai été malade l’an dernier, et les médecins m’ont déclaré que le climat de l’Allemagne ne me convenait point, que, si je restais à Dresde, j’étais menacé d’une rechute. Pourquoi ne peut-on tout concilier ? La vie est ainsi faite qu’il faut choisir. Le bonheur ne se donne pas, il s’achète.

Là-dessus il me vanta dans les termes les plus chaleureux la beauté, les agréments, les qualités d’esprit et de cœur de l’idole à laquelle il se disposait à immoler sa situation et son avenir. Il ne la nomma pas ; mais, au portrait qu’il en fit, je n’eus pas de peine à reconnaître une créole d’origine française, M me de N…, mariée à un diplomate qui, blasé sur ses charmes, la sacrifiait à d’indignes liaisons et s’affichait avec des créatures. J’avais rencontré au théâtre cette belle victime, que tout le monde à Dresde admirait et plaignait. M. de Mauserre m’avait présenté à elle. Il me parut qu’il exagérait un peu la portée de son esprit, qu’elle avait médiocre. Pour ce qui était de sa beauté, on ne la pouvait surfaire : elle avait un éclat vraiment merveilleux, accompagné de grâces paresseuses et nonchalantes, capables d’ensorceler un ministre plénipotentiaire de cinquante ans dont le cœur n’en avait que vingt.

Je parlai ce soir-là, madame, comme l’un des sept sages de la Grèce. Il est si facile d’être avisé pour le compte d’autrui ! Je remontrai à M. de Mauserre qu’il allait faire une folie ; que les folies traînent après elles les longs regrets et les cuisants repentirs ; que la passion n’a qu’un temps ; que, quand la sienne se serait refroidie, il s’étonnerait de lui avoir tant sacrifié ; que, du caractère dont il était, une vie désœuvrée et sans but lui deviendrait à la longue insupportable ; que ses facultés inoccupées feraient son supplice ; que les solitaires, les rêveurs et les poètes peuvent trouver le bonheur dans une situation irrégulière, mais que les hommes nés pour l’action et le gouvernement doivent se soumettre aux règles de la société, de même qu’un joueur de whist, sous peine d’être exclu de la partie, est tenu de respecter les règles du jeu. — Vous serez heureux un an, deux ans au plus, lui dis-je : la troisième année, vous découvrirez que votre bonheur est un boulet attaché à votre pied, et que votre loyauté vous condamne à le traîner jusqu’au bout en le maudissant.

Il m’interrompit pour me représenter qu’il n’entendait pas dire un éternel adieu aux affaires, que je raisonnais comme s’il allait s’enchaîner à jamais à une situation irrégulière, qu’il aurait hâte au contraire de la régulariser, et qu’une fois marié, on oublierait son coup de tête pour ne plus se souvenir que des services qu’il avait rendus et de ceux qu’il pouvait rendre encore.

— Mais qui vous dit, monsieur, lui repartis-je, que tout arrivera comme vous aimez à le croire, et que les circonstances et les hommes seront aussi complaisants pour vos projets que vous le supposez ? Ce sont de terribles gens que les maris. Êtes-vous bien sûr que celui-ci vous fera le plaisir de réclamer son divorce ? Il pourrait se faire qu’il fût d’humeur contrariante, et qu’il préférât à sa liberté les douceurs d’une vengeance longuement savourée.

Il combattit pied à pied toutes mes objections, non sans pousser encore quelques soupirs, — et, comme j’insistais, il mit fin à mes discours en me déclarant que les passions de l’âge mûr sont les plus violentes de toutes, qu’il ne se sentait pas la force de résister à la sienne, et qu’il avait écrit le matin même au ministre pour le prier de lui désigner un successeur. C’est ainsi qu’en usent tous les demandeurs de conseils. Ils savent ce qu’ils feront et n’en démordront pas ; il ne vous reste qu’à les approuver.

M. de Mauserre avait si bien pris son parti que tous les efforts pour l’en faire revenir se brisèrent contre une volonté dévoyée, charmée de son égarement, entêtée de sa chimère. Le ministre combattit vivement une résolution dont il était loin de pressentir les motifs ; comme il croyait aux raisons de santé qui lui étaient alléguées, il conjura ce démissionnaire obstiné d’avoir un peu de patience, l’assurant que, puisque le climat de Dresde ne convenait pas à sa santé, on ne tarderait pas à lui donner un poste important dans une des capitales du midi. De mon côté je revins à la charge ; je fus repoussé avec perte.

Cependant tout faillit manquer par les résistances de M me de N…, qui était retenue par son devoir, tourmentée par ses scrupules, sans compter que cette âme délicate et modeste se jugeait indigne du sacrifice qu’on lui voulait faire. Elle dut enfin se rendre à des supplications désespérées qui refusaient d’entendre raison. Le moyen qu’une femme résiste longtemps à un homme qu’elle aime, lorsqu’il la menace de se brûler la cervelle et qu’elle le sait capable de tenir parole ! M. de Mauserre m’annonça un jour d’un air rayonnant que sa démission était agréée et que toutes ses mesures étaient prises. Une semaine après, il partit pour les eaux de Gastein, où M me de N… ne tarda pas à le rejoindre, et, deux mois plus tard, une lettre datée de Sorrente m’apprit qu’il y avait sous le ciel de Naples un couple heureux de plus. Cette même lettre m’invitait à me rendre avant peu à Florence pour y faire le portrait de la plus adorable et de la plus adorée des femmes. Vous jugez du bruit que cette aventure fit à Dresde ; elle fut condamnée impitoyablement par le bon sens des uns, par la jalousie des autres.

Les folies des sages sont la meilleure école pour les fous. Si les entretiens de M. de Mauserre m’avaient ouvert l’esprit sur bien des choses, son équipée me fit faire les plus salutaires réflexions. Je pris à tâche de prouver que dans l’occasion un artiste s’entend mieux à conduire se vie qu’un diplomate. Jusqu’alors, j’avais été à la merci de mes fantaisies ; ma volonté leur montra tout à coup un visage royal et leur parla en souveraine : tel Louis XIV, éperonné, le fouet en main, réduisant son parlement à la raison. Je quittai Dresde à la fin de l’hiver, me promettant d’y revenir ; c’est une ville que j’aime et où j’ai laissé quelques bons amis. Aussitôt après mon retour à Paris, j’écrivis à mon oncle Gédéon qu’il eût à se chercher un autre fils et un autre successeur ; puis je me mis en route pour l’Italie, non sans faire étape à Beaune, où je passai deux jours avec mon père. Il me traita d’imbécile ; mais la vue de mon escarcelle bien garnie lui fit ouvrir de grands yeux. Il ne laissa pas de me rabrouer pour l’acquit de sa conscience. C’est une sage institution que les pères grondeurs ; l’homme qui n’a jamais mangé chez lui que du pain blanc trouvera toujours amer le pain de l’étranger.

M. de Mauserre avait eu raison de se fixer à Florence. C’est la ville du monde la plus tolérante pour les aventures, la plus hospitalière pour les situations extra-légales ; — on y respire encore les douceurs et les miséricordes du Décameron. Je trouvai mes pigeons voyageurs dans le délire de leur lune de miel. Cependant j’avais été meilleur prophète que je n’aurais voulu. Le mari était demeuré sourd à toutes les propositions dont on l’avait circonvenu ; insinuations, menaces, promesses, les ressorts qu’on avait fait jouer avaient été en pure perte. Ce Ménélas entêté était fermement résolu à ne point demander son divorce. A la vérité, il ne songeait point comme l’autre à reconquérir sa femme ; il lui suffisait de l’empêcher d’épouser Pâris. — Grand bien lui fasse, me dit M. de Mauserre, il ne nous empêchera pas d’être heureux. — Le portrait de M me de N…, qu’avec votre permission j’appellerai désormais M me de Mauserre, fut bientôt en bon chemin. Ne m’en veuillez pas de le vanter ; il m’a porté bonheur. Il eut au Salon un succès d’engouement : commandes, fortune, réputation, je lui dois tout ; mais je confesse que la beauté miraculeuse du modèle eut plus de part encore dans ce succès triomphant que le talent du peintre.

Tout en étudiant, pour les mieux rendre, les beautés de ce modèle, nous nous prîmes l’un l’autre en amitié. Je vous ai dit que M me de Mauserre avait une intelligence assez ordinaire ; c’était une terre en friche, qui, cultivée, n’eût pas été, je crois, d’une fertilité merveilleuse. Son orthographe était bizarre, et elle n’avait guère lu que la bibliothèque bleue et l’ Imitation de Jésus-Christ , livres qui lui étaient toujours nouveaux ; elle pouvait les relire pour la centième fois en s’imaginant que c’était la première. Cet aveu lui fera tort auprès de vous, madame, qui avez beaucoup d’acquis et de lecture et ne goûtez guère les femmes qui ne lisent point. Je vous assure pourtant que, si elle avait peu d’esprit, en la connaissant mieux on lui en trouvait assez. Elle avait le cœur inventif ; la délicatesse et la vivacité de ses sympathies la rendaient ingénieuse à pénétrer les désirs secrets de ceux qui l’entouraient. Il me semble que ce genre d’esprit suffit à une femme, quand par surcroît elle est belle comme le jour. Sa sincérité était admirable ; son âme, franche comme l’osier, était incapable de rien dissimuler, de rien déguiser. Elle se donnait tout naïvement pour ce qu’elle était, et ne s’en targuait point comme d’une vertu, car elle s’imaginait que tout le monde en usait comme elle. Aussi a-t-elle été souvent dupe ; mais j’ai appris à ne pas aimer les femmes qui ne se laissent jamais tromper.

Son seul défaut était sa paresse de créole, qu’elle poussait à un degré incroyable. Je vous ferai frémir en vous disant qu’il lui en coûtait de se lever avant midi, et que, hormis un peu de tapisserie, tout travail des doigts ou de l’esprit effarouchait son indolence ; la moindre promenade lui était une affaire. Il n’y a de vraiment condamnables que les paresseux qui s’ennuient. Elle ne s’ennuyait jamais ; elle pouvait demeurer des heures entières pelotonnée dans le coin d’un sofa, son éventail à la main, parlant ou ne parlant pas (cela lui était bien égal), amoureuse de son oisiveté, qui lui permettait de s’occuper de ses pensées. Exister lui suffisait, heureuse qu’elle était de se sentir vivre et d’être aimée. Un jour, une plume échappée de l’aile d’une tourterelle flottait dans l’air bercée par les brises du printemps ; quelque fée eut l’étrange fantaisie d’en faire une femme, et ce fut M me de Mauserre. De cette plume, elle avait gardé la mollesse et la douceur, et, comme autrefois par le vent, elle se laissait bercer par la vie.

J’ajoute que dans les occasions son exquise bonté triomphait de sa nonchalance ; s’agissait-il d’être agréable ou d’obliger, il lui venait des forces inattendues, elle ne plaignait ni ses paroles ni ses pas. Elle savait aussi se remuer et même s’agiter pour les malheureux. Je l’ai vue à Florence grimper tout essoufflée, deux fois en un jour, au galetas d’un soi-disant aveugle très-effronté, qui avait su capter sa bienveillance, sans que j’aie pu la convaincre qu’il y voyait aussi bien qu’elle. Il y avait dans ses accès intermittents de fiévreuse charité comme un besoin d’expier ; elle semblait dire aux gens qu’elle secourait : — Vous ne me devez point de reconnaissance ; ne savez-vous pas que j’ai beaucoup à me faire pardonner ? — J’ai réussi, je crois, à rendre un peu tout cela dans son portrait.

M. et M me de Mauserre auraient voulu me retenir auprès d’eux ; ce n’était pas une chose à me proposer. Je m’engageai en les quittant à leur faire chaque année une visite, et je leur tins parole. Je les trouvai, le printemps suivant, fiers et ravis de la naissance d’une petite fille qui promettait d’être aussi belle que sa mère. La joie de M. de Mauserre était pourtant mêlée de quelque mélancolie ; il lui était cruel de penser que la loi lui interdisait de reconnaître cette enfant. A la fin de cette même année, M me de Mauserre fut atteinte de la petite vérole, qui faillit l’enlever ; son mari passa plusieurs jours dans des transes mortelles. Je la vis dans sa convalescence. La maladie lui avait été clémente ; elle était encore une des plus jolies femmes de l’Europe. Toutefois son teint de lis et de roses avait perdu cet éclat incomparable, cette fleur unique de beauté qui faisait crier au miracle, et justifiait toutes les folies qu’elle avait pu inspirer. Je ne sais ce qu’en pensait M. de Mauserre ; il s’efforça de lire au fond de mes yeux, qui furent discrets.

L’année d’après, je quittai Florence moins content ; j’appréhendais que M. de Mauserre, dont l’humeur s’était assombrie, ne commençât à se repentir du marché qu’il avait passé avec la destinée. De grands événements se préparaient en Europe ; il s’en préoccupait vivement, et sa clairvoyance en discernait les conséquences. Il blâmait la politique du gouvernement français, que ses agents, pensait-il, informaient mal et conseillaient plus mal encore. C’était l’unique thème de toutes ses conversations ; il s’échauffait en le traitant, et tout à coup il s’écriait d’un ton amer : — Mais j’oublie que je n’ai pas voix au chapitre, j’oublie que je ne suis plus rien. — Je le comparais à un brave cheval de trompette qu’on a mis avant l’âge à la retraite et qui entend gronder le canon ; il rue contre son brancard qui le retient.

M me de Mauserre ne se doutait point de ce qui se passait en lui ; il affectait en sa présence une gaîté à laquelle elle se laissait prendre. L’été suivant, il me parut réconcilié avec son sort. Pour faire diversion à ses regrets, il avait entrepris d’écrire l’histoire politique de Florence, et il employait ses journées à faire des recherches aux archives ; ce travail lui rendait sa sérénité. Je n’oserais affirmer qu’il fût encore amoureux de sa femme ; mais il se sentait uni par un lien indissoluble à la mère de son enfant. De son côté, elle lui avait voué un profond attachement, mêlé d’admiration et d’une confiance absolue, qui ne devait mourir qu’avec elle. Bref, jamais gens ne furent plus mariés que cet homme et cette femme qui ne l’étaient pas, — ce qui n’empêche pas que les maires et leur écharpe n’aient quelque utilité. On a beau dire, ceux qui ont inventé le mariage ont bien su ce qu’ils faisaient.

Quelques mois plus tard, nous nous donnâmes rendez-vous en Espagne, où je me proposais d’étudier le dieu de la peinture, Velazquez, le peintre le plus complétement peintre qu’il y ait jamais eu. J’ébauchai à Madrid un tableau dont il a été beaucoup parlé, et qui représente le dernier roi maure, Boabdil, faisant ses adieux à Grenade. Au moment de nous quitter, M. de Mauserre s’ouvrit à moi de son désir de revoir la France et de s’établir dans une terre qu’il possédait près de Crémieu ; cette admirable domaine s’appelle les Charmilles. Un seul point l’arrêtait. Il avait de son premier lit une fille unique, qui avait épousé sept ans auparavant le comte d’Arci, dont le château était situé à cinq kilomètres des Charmilles.

— Mon gendre est un homme fort estimable, me dit-il, mais un peu raide d’encolure, qui n’a pu me pardonner ce qu’il appelle mon escapade. Il a exigé longtemps que ma fille rompît toute relation avec moi ; si depuis il l’a autorisée à m’écrire, ce fut à la condition qu’elle ne nommerait jamais M me de Mauserre dans ses lettres et qu’elle paraîtrait ignorer son existence. Il me serait dur d’aller habiter dans leur voisinage sans les voir, et cela serait plus dur encore pour ma femme ; on prend son parti de la solitude, on ne se fait guère à l’isolement. Si vous parveniez à humaniser la vertu farouche de mon gendre et à ménager un rapprochement entre nous, vous rempliriez le plus cher désir de M me de Mauserre, et je vous aurais une vive reconnaissance.

Je partis chargé de cette délicate commission. Je trouvai dans M me d’Arci une digne personne, auprès de qui ma cause était gagnée d’avance. Elle tenait de son père, mais de son père au repos. M. de Mauserre était un sage qui avait l’imagination romanesque. Il avait communiqué sa sagesse à sa fille en gardant pour lui ses romans et ses échappées. C’est vous dire qu’elle n’avait ni les côtés brillants, ni les côtés dangereux de son esprit. L’humeur la plus égale, la raison la plus unie, un excellent cœur et une imagination froide, voilà M me d’Arci. Quoiqu’elle eût l’intelligence ouverte, elle était vouée à de perpétuels étonnements, attendu qu’il y a beaucoup de choses dans la vie qui ne se laissent pas raisonner. Les aventures étaient pour elle une énigme, un casse-tête chinois. Elle disait : — Est-ce bien possible ? comment donc ont-ils fait ? à quoi ont-ils pensé ? avaient-ils perdu la tête ? — Elle n’admettait pas qu’on la perdît ; mais elle avait si bon cœur qu’elle pardonnait sans comprendre. La conduite de son père était un abîme où elle ne pouvait se retrouver ; elle ne laissait pas de chérir ce père prodigue, elle se fût volontiers écriée avec l’Évangile : « Qu’on lui rende sa première robe ! » Toutefois en se mariant elle avait fait à M. d’Arci cadeau de sa volonté, et se gouvernait par ses conseils, qu’elle respectait comme des ordres. Ce fut à lui qu’elle me renvoya.

Il me reçut d’abord assez mal. Il avait l’esprit fin avec un air un peu épais, le ton brusque, l’humeur grondeuse, un bon sens caustique qui ne faisait grâce à rien, ni à personne, et l’habitude d’appeler les choses par leur nom ; au demeurant le meilleur fils du monde, il passait sa vie à faire le bien en grognant. Il commença par me déclarer que son beau-père était l’homme le plus absurde de l’univers et qu’il n’entendait pas que sa femme revît jamais un extravagant, qui apparemment la conseillerait aussi bien qu’il s’était conseillé lui-même. Je lui répondis qu’il connaissait mal M. de Mauserre, qu’on n’est pas un fou pour avoir fait une folie, que la sagesse consiste à n’en faire qu’une, et je lui représentai que, lorsqu’il est survenu sur une ligne de chemin de fer un déraillement suivi d’un gros accident, on y peut voyager longtemps en sûreté. Enfin je sus si bien le prendre, je lui parlai avec tant de chaleur de M me de Mauserre, qu’il finit par s’apprivoiser. Il me promit qu’aussitôt que M. de Mauserre serait aux Charmilles, il lui rendrait visite, et qu’on verrait après. Je n’en demandais pas davantage, bien certain que dès leur première entrevue M me de Mauserre et M me d’Arci se prendraient en amitié, que ces deux droitures se reconnaîtraient et s’estimeraient l’une l’autre. Je m’empressai d’annoncer le résultat de ma démarche à M. de Mauserre, et ce fut sa femme qui me répondit sans pouvoir assez me remercier.

D’Arci, je courus à Beaune, où m’appelait mon père, qui se sentait mourir. Il souffrait depuis longtemps d’une maladie de cœur, qui avait fait tout à coup d’alarmants progrès. Il ne me traita plus d’imbécile. — Tony, me dit-il en m’embrassant, je ne te demande pas si tu as du talent, je n’entends rien à ces histoires-là ; mais je te prie de m’expliquer un peu l’état de tes affaires. — L’exposé assez brillant que je lui en fis le contenta pleinement, et il convint qu’une fois dans ma vie j’avais eu raison contre lui. S’il était satisfait de moi, je ne l’étais guère de lui : ses forces déclinaient visiblement. Bientôt il ne quitta plus le lit, où son repos était troublé par d’insupportables oppressions. Quinze jours durant, je ne m’éloignai pas de son chevet. Il ne me grondait plus, il était devenu presque tendre, et comme il avait toute sa tête, serrant mes mains dans les siennes, il m’adressait de pressantes recommandations, dont la sagesse semblait supérieure à l’humilité de sa fortune. Il aimait à me répéter que nos entraînements sont nos plus grands ennemis, que l’essentiel est de savoir se commander, qu’il est aisé d’acquérir, très-difficile de conserver, et que la discipline de la volonté est le secret des conquêtes durables et des longs bonheurs.

Une nuit, comme il était sur ce thème, un coq du voisinage vint à chanter. — Tony, me dit mon père, j’ai toujours aimé le chant du coq. Il annonce le jour et met en fuite les fantômes de la nuit. Ce chant ressemble à un cri de guerre, il nous rappelle que nous devons passer notre vie à batailler contre nous-mêmes. Tony, toutes les fois que tu entendras chanter le coq, souviens-toi que c’était la seule musique que ton père aimât. — La nuit suivante, à la même heure, le même coq poussa un cri sonore. Mon pauvre père essaya de soulever sa tête, me fit un signe du doigt, et, s’efforçant de sourire, il expira. Madame, je n’ai jamais entendu chanter le coq sans me souvenir de mon père mourant et de ses derniers conseils ; vous verrez que je m’en suis bien trouvé.

On ne sent tout le prix de ce qu’on possède qu’après l’avoir perdu. Je donnai quelques jours à mon chagrin, qui était profond, et au soin de mes affaires, que je n’ai jamais trouvé plus rebutant, après quoi je retournai à Paris, où m’attendaient plusieurs tableaux commencés. J’avais le diable ou Velazquez au corps et des regrets à tromper ; je travaillai pendant tout l’hiver avec tant d’acharnement qu’au printemps j’étais à bout de forces. Dans le courant du mois d’avril, M. de Mauserre m’écrivit pour m’annoncer qu’il avait revu son gendre et sa fille. Le rapatriement était si complet que M. d’Arci, ayant résolu de faire de grandes réparations à son château, s’était laissé persuader de l’abandonner aux maçons et de passer tout l’été avec sa femme aux Charmilles. « Vous manquez seul à cette fête, ajoutait M. de Mauserre. Arrivez bien vite ; venez travailler ici à Boabdil et au portrait de M me d’Arci. »

J’acceptai l’invitation, et, pour me secouer un peu, je pris ma route par Cologne, les bords du Rhin et la Suisse, ce qui était assurément le chemin de l’école. Ce fut une heureuse idée, puisque à Bonn j’eus l’honneur de vous être présenté et de passer un jour avec vous sur la charmante terrasse où vous lirez ceci ; c’est une des journées de ma vie que j’ai marquées à la craie.

Je trouvai à Mayence une lettre de M. de Mauserre, qui me mandait que, puisque j’avais pris par le plus long, il désirait m’en punir en me chargeant d’une commission pour Genève. Sa chère petite fille Lulu (elle s’appelait Lucie comme sa mère), qui courait sa cinquième année, devenait de jour en jour plus volontaire. Elle avait grand besoin d’une gouvernante, que son père voulait très-honnête, très-instruite, très-sensée, à la fois douce et ferme, une vraie perfection. Il avait pensé trouver plus facilement cette merveille en pays protestant, et dans ce dessein il s’était adressé à un pasteur genevois dont il avait fait la connaissance à Rome. Il s’étonnait de n’en pas recevoir de réponse, et me priait d’aller lui demander compte de son silence.

Le cœur ne me battit point en traversant les rues de Genève ; c’est à peine s’il me souvenait qu’il y eût une Meta : six années vous changent un homme. Pour me punir de mes oublis, le hasard me fit rencontrer à quelques pas de la gare M. Holdenis. Son chapeau flétri et son habit étriqué me firent mal augurer de l’état de ses affaires ; il avait la mine basse d’un joueur décavé. Je le saluai, il n’eut pas l’air de me reconnaître. Je m’acquittai de la commission dont je m’étais chargé. Le pasteur, à qui on avait écrit deux fois et qui ne répondait pas, m’expliqua d’un ton embarrassé que, quel que fût son désir d’obliger d’aimables gens qu’il estimait, et si gros que fût le chiffre du traitement promis, il n’avait trouvé personne à envoyer à M. de Mauserre ; il ajouta, en me regardant du coin de l’œil, que sans doute j’en devinais la raison.

— Vous connaissez M. et M me de Mauserre, lui dis-je. Avez-vous rencontré dans votre carrière pastorale beaucoup de ménages plus honorables et plus unis ?

— C’est précisément la difficulté, me répliqua-t-il moitié sérieux, moitié souriant. Je me fais un scrupule d’envoyer une jeune fille honnête chez des gens qui s’aiment plus fidèlement que s’ils étaient mariés. Il est des vertus dont l’exemple est dangereux pour la jeunesse.

Il m’assura cependant que, si quelque bonne occasion se présentait, il ne la laisserait pas échapper ; mais je vis bien qu’il ne la chercherait pas. Je le quittai là-dessus, et qui rencontrai-je en sortant de chez lui ? Le plus ennuyé des Harris, lequel, n’ayant pas encore découvert l’endroit où l’on s’amuse et remettant chaque jour son départ au lendemain, n’avait pas démarré de l’hôtel des Bergues. Il m’embrassa en bâillant et bâilla en me félicitant de ce qu’il appelait mes étourdissants débuts. Il me déclara que son incurable ennui entendait boire deux bouteilles de vin de Champagne à la santé de ma jeune gloire. Nous entrâmes dans un café ; tout en faisant raison à ces toasts, je lui contai d’où je venais, où j’allais, et que j’étais en quête d’une gouvernante.

— Quels sont les appointements ? me demanda-t-il.

— Quatre mille francs, payables par quartiers, avec espérance d’augmentation. Avez-vous envie de vous présenter ?

— Non, me dit-il avec flegme ; mais j’aurais peut-être quelque bon sujet à vous proposer.

Je lui répondis que je le croyais compétent dans toutes les matières, particulièrement dans le choix d’une institutrice, et nous parlâmes d’autre chose. Comme je prenais congé de lui : — Vous ne m’avez pas demandé des nouvelles de la petite souris, me dit-il, et vous avez eu raison. La pauvre fille a succombé au chagrin d’avoir été traîtreusement abandonnée par vous. Peut-être aussi est-elle morte d’une indigestion de poésie, ou d’avoir trop récité le Roi de Thulé , ou d’avoir avalé une arête de poisson. Sait-on jamais de quoi meurent les femmes ?

— Plaisantez-vous à moitié ou tout à fait ? lui demandai-je avec un peu d’émotion.

— Je suis le moins plaisant des hommes, reprit-il. Quant au vieux renard, il porte des habits graisseux pour attendrir ses créanciers ; mais on affirme que depuis quelque temps il a enfoui beaucoup d’écus dans des bas de laine.

A ces mots, il bâilla encore et me tourna les talons.

Le surlendemain, j’étais aux Charmilles, où je trouvai des gens contents et des visages épanouis. M. d’Arci lui-même ne grognait plus ; il était sous le charme des grandes manières et de l’esprit élevé de son beau-père, que jusqu’alors il connaissait à peine et qu’il s’était représenté tout autrement. — Vous êtes le roi des amis, me dit M me de Mauserre dans notre premier moment de tête-à-tête. Je ne pouvais me pardonner d’avoir brouillé mon mari avec ses enfants. Vous avez mis ma conscience en paix. — Pour me témoigner sa reconnaissance, elle avait eu soin de me loger dans le plus bel appartement de son très-beau château ; mes fenêtres commandaient une admirable vue. M. de Mauserre avait fait réparer une vieille tour à demi ruinée, qui était au bout du jardin, et convertir le premier étage en un charmant atelier, orné de panoplies, de belles tentures, de vieux bahuts. Je me trouvais aux Charmilles comme un coq en pâte.

Cependant il y avait dans la maison un trouble-fête. Avec ses superbes yeux, noirs comme le jais, M lle Lulu était à de certains jours un cheval échappé, un vrai diable. Quand ses quintes la tenaient, elle devenait impérieuse, colère, violente à vous jeter à la tête tout ce qui lui tombait sous la main. On la gâtait indignement. M me de Mauserre la sermonnait beaucoup, la menaçait quelquefois, sans en venir jamais à l’exécution. Elle lui disait : — Lulu, si tu casses encore une vitre de la serre, on t’enverra coucher. — Lulu cassait trois vitres, et on ne la couchait pas. Essayait-on de la punir en lui ôtant un jouet, elle entrait dans des fureurs terribles, auxquelles succédaient des pâmoisons dont sa tendre mère était dupe. M me d’Arci avait trop de bon sens pour approuver tant de faiblesse ; mais ce même bon sens, très-discret, lui faisait une loi de ne pas se mêler des affaires des autres. Madame, si jamais j’ai des enfants, je ne leur promettrai pas souvent les verges ; mais quand ils les mériteront, Dieu les bénisse ! ils les auront. Donner et retenir ne vaut.

M. de Mauserre, qui sentait que l’éducation de Lulu laissait à désirer, fut très-mortifié des nouvelles que je lui apportais de Genève. Il était sur le point d’aller chercher lui-même une gouvernante à Paris, quand je reçus de Harris le billet suivant :

« Mon cher grand homme, je suis flatté de la confiance que vous m’avez témoignée. Je me suis piqué au jeu, et je crois avoir rencontré la pie au nid. C’est une personne charmante et très-capable, que vous pouvez recommander en sûreté de conscience. Comme vous m’aviez donné carte blanche, j’ai traité directement au nom de M. de Mauserre, et le marché est conclu. Ma protégée partira demain par le train de l’après-midi ; priez vos amis qu’ils envoient leur voiture l’attendre à Ambérieu, où elle arrivera vers six heures du soir. Inutile de me remercier. Vous savez que je suis tout à vous.

« Your old Harris. »

Cette lettre fort inattendue me mit dans un grand embarras. Un Américain qui s’ennuie est capable de tout ; je craignais que la prétendue institutrice de Harris ne fût quelque fille qu’il avait mise à mal, ou peut-être lui-même, étant homme à sacrifier sa moustache au plaisir de mystifier son prochain. Je regrettai de ne pas l’avoir instruit de la véritable situation de M me de Mauserre ; je tremblais qu’on ne vît dans sa plaisanterie une intention insultante. Par malheur, sa lettre m’était parvenue vers midi, et l’inconnue devait se mettre en route une ou deux heures plus tard ; impossible de parer le coup. Je me déterminai à tout dire à M. de Mauserre. Il prit la chose assez gaîment.

— Libre à votre ami, me dit-il, de s’amuser à nos dépens. S’il nous envoie une aventurière, nous saurons la recevoir.

— Mais si c’est une honnête fille, s’empressa de dire M me de Mauserre, tâchons de la reconnaître bien vite, et gardons-nous de la désobliger par des questions et des regards impertinents.

— Oh ! vous, ma chère, avez-vous jamais désobligé personne ? lui répliqua-t-il. Vous trouveriez du bon au diable en personne, pourvu qu’il eût la précaution de paraître devant vous avec des coudes percés. Je vous prédis une chose : c’est qu’aventurière ou non, la personne qu’on nous annonce sera embrassée par vous avant que vous lui ayez seulement demandé son nom. Je crois à l’instinct des enfants. C’est M lle Lulu qui se chargera de nous dire à qui nous avons affaire ; j’entends régler mon avis sur le sien.

Nous finîmes par plaisanter de la mystérieuse inconnue, et M. d’Arci, qui avait le crayon facile, fit une caricature qui représentait son entrée aux Charmilles. Une Colombine très-délurée s’élançait au milieu du salon en pirouettant et enlevait Lulu dans ses bras ; de la bouche de M me de Mauserre sortait une devise où on lisait : « Décidément elle a du bon ! »

La voiture partit à trois heures pour Ambérieu, et le soir nous étions réunis au salon, attendant son retour. Il faisait grand vent ; un orage se déclara, et nous entendîmes en même temps le grondement d’un tonnerre lointain et un piétinement de chevaux sur le pavé de la cour. La porte s’ouvrit. L’inconnue apparut, enveloppée d’un grand manteau brun qui lui tombait sur les talons ; elle en avait relevé le collet, qui cachait presque entièrement sa figure. Elle s’avança d’un pas mal assuré, et rabattit son capuchon. A ma vive surprise, j’en vis sortir un visage que je connaissais, deux yeux qui m’avaient coûté deux mille écus ou peu s’en faut.

Si les hommes étaient de bonne foi, ils conviendraient qu’en toute rencontre leur premier soin est de se mettre en règle avec leur amour-propre. Je questionnai le mien ; il me répondit que ma jeunesse n’avait pas à rougir de s’être éprise à l’âge des chimères de la personne qui était là, devant moi. Elle avait un peu changé ; ce n’était plus une jeune fille, la femme s’était formée. Ses joues étaient moins pleines, et je n’y trouvai point de mal. Son regard venait de plus loin et s’était comme imprégné d’une douce mélancolie. Elle avait vu beaucoup de choses tristes pendant six ans, elle les avait gardées au fond de ses yeux.

Elle ne me reconnut pas. J’étais assis dans l’ombre, masqué par un grand portefeuille où je dessinais je ne sais quoi. Elle était fort troublée ; soit l’émotion de l’orage, soit l’effarement d’une première rencontre avec des étrangers, elle tremblait comme la feuille. J’allais me lever pour lui venir en aide ; M me de Mauserre, dont le cœur allait vite en affaires, me prévint, et pour justifier la prophétie de son mari, s’élançant vers elle, de sa voix traînante elle lui dit : — Soyez la bienvenue dans cette maison, mademoiselle, et puissiez-vous la regarder comme la vôtre. — Puis, l’ayant prise par la taille, elle voulut l’emmener dans la salle à manger pour s’y refaire. Meta l’assura qu’elle n’avait pas faim.

— En attendant que l’appétit vous revienne, asseyez-vous là, lui dit M me de Mauserre. Il faut que je vous présente une petite fille qui aura besoin de toute votre indulgence.

Lulu était en ce moment de l’humeur la plus détestable. Elle s’était obstinée à veiller pour attendre sa gouvernante, et depuis une heure elle se débattait contre le sommeil ; vous savez à quel point sont aimables les enfants endormis qui ne dorment pas. En voyant paraître l’étrangère, elle avait reculé jusqu’au bout du salon, où elle se tenait appuyée au mur, les mains derrière le dos, d’un air qui disait : Voilà l’ennemi ! Sa mère l’appela en vain, elle ne bougea pas. M lle Holdenis, la tête penchée vers elle, lui tendit les bras : — Vous avez donc peur de moi ? est-ce que j’ai l’air bien terrible ? — Lulu se retourna vers la muraille. Meta ôta son manteau et ses gants, ouvrit le piano et attaqua les premières mesures d’une sonate de Mozart. Je n’ai connu que deux femmes qui comprissent Mozart, elle était l’une des deux ; je vous la donne, madame, pour une musicienne bien étonnante. Lulu ressentit le charme. Elle se coula pas à pas vers le piano ; quand sa gouvernante eut cessé de jouer : — Joue encore, lui dit-elle d’un ton de reproche.

— Non, je suis fatiguée.

— Joueras-tu demain ?

— Oui, si Lulu est sage, répondit Meta.

A ces mots, elle s’assit dans un fauteuil, sans paraître tenir autrement à l’approbation de l’enfant, qui, piquée de cette indifférence, lui dit : — Tu es ma gouvernante ; crois-tu par hasard que tu me gouverneras ?

— C’est ce que nous verrons.

— Crois-tu par hasard que je t’embrasserai ?

— Il s’est passé dans le monde des choses plus étonnantes.

De plus en plus intriguée, Lulu se rapprocha d’elle et la tira par sa robe. Meta tourna la tête, ouvrit ses bras, et l’instant d’après, comme vaincue par un doux magnétisme, l’enfant était couchée sur ses genoux et lui disait : — Qu’as-tu là, à la joue gauche ?

— Cela s’appelle un grain de beauté.

— Pourtant tu n’es pas belle comme maman, reprit Lulu ; mais tu as l’air bon.

Au bout de trois minutes, elle dormait à poings fermés, et sa gouvernante la regardait en souriant. C’était un joli groupe ; j’en ai conservé un croquis. Meta se leva pour transporter l’enfant dans son lit. M me de Mauserre voulut l’en empêcher, et lui représenta que cela regardait la bonne. — Permettez, madame, lui répondit-elle de sa voix douce ; on la réveillera en la déshabillant ; il est mieux que je sois là.

Elle sortit avec son fardeau, suivie de M me de Mauserre, qui me dit en passant : — Elle est charmante. Écrivez bien vite à votre ami pour le remercier du trésor qu’il nous a envoyé.

Après un quart d’heure, elle revint avec une lettre que M lle Holdenis avait apportée et qui était ainsi conçue :

« Très-honoré monsieur, des revers de fortune et la difficulté d’entretenir ma nombreuse famille m’obligent de me séparer de ce que j’ai de plus cher au monde. C’est une épreuve bien cruelle que Dieu m’impose. Je ne pensais pas qu’un jour ma pauvre Meta en serait réduite à gagner son pain ; j’avais rêvé pour elle un avenir plus doux. Permettez à un père de recommander chaudement à vos bontés et à celles de votre digne épouse cette pauvre chère enfant. Vous apprécierez, j’en suis sûr, la noblesse de son caractère et l’élévation de ses sentiments. Elle apprendra l’allemand à votre aimable petite fille, elle lui apprendra aussi à tourner ses regards en haut et à préférer à tous les biens de la terre cet idéal suprême qui est la nourriture du cœur et le pain de l’âme. Veuillez agréer, honoré monsieur, les respects de votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Benedict Holdenis. »

En me donnant cette lettre à lire, M. de Mauserre me souligna de l’ongle ces trois mots : votre digne épouse , et me dit à l’oreille : — Nous aurons d’ennuyeuses explications à donner ; votre ami aurait bien dû s’en charger.

— Pouvait-il expliquer, lui répondis-je, ce qu’il ignorait lui-même ?

— Je passai la lettre à M. d’Arci, qui fit la grimace et dit : — Elle est Allemande, elle se nomme Meta, et elle adore l’idéal. Sauve qui peut ! — Et se tournant vers M me de Mauserre. — Vous l’avez désobligée, madame, en lui offrant à souper. Vous imaginez-vous qu’elle mange et qu’elle boive ? C’est affaire aux Welches.

— Je vous répète qu’elle est charmante, lui répondit-elle, et que je l’aime déjà de tout mon cœur.

— Ce qui me plaît en elle, dit M me d’Arci, c’est qu’elle n’est pas coquette. Une autre aurait tenu à laisser son waterproof à la porte.

— Si on me demande mon avis, dit M. de Mauserre, je regrette Colombine et ses pirouettes. La charmante Meta me fait penser à cette femme dont on a dit que ses beaux yeux et son beau teint servaient à éclairer sa laideur.

— Êtes-vous bien sûr qu’elle soit laide ? interrompis-je. Il faut se défier du premier coup d’œil. J’ai connu des gens qui en arrivant à Rome trouvaient la ville affreuse ; ils y étaient encore huit mois après et ne pouvaient plus s’en aller.

— Il est certain, fit M. d’Arci de son ton narquois, que nous ne connaissons jusqu’à présent que les faubourgs. Avez-vous été admis à visiter le Colisée ?

— Pas de mauvaises plaisanteries, lui répliqua M me de Mauserre en lui donnant un coup sur la bouche avec son éventail, sinon nous prierons M lle Holdenis de vous donner quelques leçons d’idéalité.

— Mon gendre a raison, dit M. de Mauserre. Je crois comme lui que Tony a des lumières particulières sur les charmes de la gouvernante de Lulu. Tony, nous ferez-vous la grâce de nous expliquer en quoi consiste la plaisanterie de votre ami Harris ?

— En ceci, lui répondis-je, qu’il s’est piqué de me faire faire à mon insu une bonne œuvre dont j’aurais dû m’aviser de moi-même. M. Holdenis, dans un moment d’embarras, m’avait emprunté quelque argent, et sa fille a vendu un bracelet pour me le rembourser. Un si beau trait méritait récompense.

— Et depuis que vous voilà riche, vous lui avez rendu dix bracelets ?

— Oh ! que non pas ! Il est utile d’apprendre aux filles à payer les dettes de leur père.

— Je suis tout à fait rassuré, dit-il en riant, Voilà un propos qui ne sent pas l’amoureux.

— Pauvre petite ! reprit M me de Mauserre, qu’avait attendrie cette histoire. Quelle candeur il y a dans son regard ! comme on lit sa belle âme sur son visage ! Tout à l’heure je l’avais quittée un instant pour appeler la bonne, qui tardait ; je l’ai retrouvée à genoux sur le plancher, près de Lulu endormie. Elle priait avec une ferveur bien touchante. En m’apercevant, elle a rougi jusqu’à la racine des cheveux, comme si je l’avais surprise en péché mortel… Mais, j’y pense, elle est protestante ; quel catéchisme enseignera-t-elle à Lulu ?

— Mahométane ou bouddhiste, lui repartit M. de Mauserre, si son catéchisme porte qu’il est défendu de casser les vitres de mes serres et de jeter des assiettes à la tête des gens, sa religion est la mienne, et vive Bouddha !

Là-dessus chacun fut se coucher. Pour regagner mon appartement, je devais suivre dans toute sa longueur le corridor sur lequel s’ouvrait la nursery. La porte en était entre-bâillée ; je ne pus m’empêcher de la pousser un peu, et j’aperçus Meta occupée à vider ses malles et à ranger ses nippes dans ses armoires. Je la regardais depuis quelques minutes, quand elle s’avisa enfin de tourner la tête de mon côté.

— Eh bien ! lui dis-je en allemand, m’avez-vous reconnu cette fois ?

Elle recula d’un pas et s’écria en français : — Vous ici !

— On ne vous avait donc pas dit que j’étais de la famille ?

— Si M. Harris eût été moins discret, il est probable que je ne serais pas venue. — Elle ajouta : — Je serais bien malheureuse de penser que dans une maison qui me reçoit si bien j’ai rencontré un ennemi.

— Un ennemi ! A quel titre ? Je serai tout ce qu’il vous plaira ; disposez de moi. Voulez-vous que je me souvienne de tout ? Voulez-vous que j’aie tout oublié ?

— Je ne veux plus rien, je ne désire plus rien, répliqua-t-elle avec une tristesse amère. Heureusement j’ai trouvé ici une œuvre à faire, et je prie Dieu qu’il m’aide à y réussir, — et du doigt elle me montrait la couchette où reposait Lulu. Puis, avec un demi-sourire : — Mais que font dans cette chambre vos souvenirs ou vos oublis ? — Et doucement, ses yeux dans les miens, elle me referma la porte au nez.

J’écrivis le soir même à Harris : « Mon cher ami, vous avez tenu à me prouver que tôt ou tard les montagnes se rencontrent. Soyez tranquille, elles ne se battront pas. »

Cette nuit, les chiens de garde du château firent un affreux vacarme jusqu’au matin. Le lendemain à déjeuner, M me de Mauserre, qui avait été réveillée par leurs aboiements, nous demanda ce qui avait bien pu les exciter ainsi. Un domestique lui répondit qu’une bande de bohémiens avait campé dans le voisinage. Elle pria Meta de surveiller beaucoup Lulu pendant quelques jours, et de ne pas s’aventurer avec elle dans le parc. Madame, la vie serait plus facile, si nous n’avions à défendre notre bien que contre des visages basanés et des rôdeurs de grandes routes.

III

Si jamais vous passez à Crémieu, je vous conseille de vous y arrêter. Figurez-vous une vieille petite ville commandée d’un côté par une terrasse naturelle, aux murailles à pic, et par les restes d’un ancien couvent fortifié, de l’autre par un rocher qu’escaladent des vignes basses et que couronnent les ruines d’un château habillé de lierre de la tête aux pieds. Cette petite ville, dont les hôtels sont recommandables, occupe le centre d’un cirque de montagnes, lequel s’ouvre au couchant et donne vue sur la grande vallée onduleuse où le Rhône cherche son chemin pour aller à Lyon. Crémieu est un endroit charmant pour tout le monde, mais surtout pour les artistes. Ils peuvent s’y croire en Italie, tant les lignes du paysage affectent une majesté classique, tant les terrains sont chauds de couleur, tant la roche est blonde ou dorée, et semble s’écrier avec la Sulamite : « Vous voyez que le soleil m’a mordue ! »

Là, dans un étroit espace, se trouvent rassemblés les motifs les plus divers, les courts et les vastes horizons, les monts et la plaine : en haut des chênaies dans lesquelles serpentent des sentiers, parmi les ronces et le buis ; en bas la fraîcheur des noyers, la gaîté des treilles, les grandes routes et leurs longs rideaux de peupliers ; — tantôt des gorges encaissées où un clair ruisseau promène son murmure ; ailleurs, sous un ciel immense, des marécages, plantés d’aulnes, que baignent des eaux noires et paresseuses. Aimez-vous une campagne grasse, riante, des champs de trèfle ou de maïs que traversent des vignes en arcades ? Aimez-vous plus encore des landes arides, effritées, dominées par quelque vieille roche qu’épousent de jeunes verdures ? Vous verrez à Crémieu tout ce qui vous plaira. J’habitais aux Charmilles une tour qui faisait saillie ; l’une de mes fenêtres donnait sur le sauvage vallon dont le château occupe l’entrée, l’autre sur la plaine qui déroulait à mes yeux la savante composition de ses lignes harmonieuses et de ses plans successifs, et où je voyais par endroits scintiller le Rhône. Je n’avais qu’à traverser ma chambre pour passer de Poussin à Salvator, du style à la fantaisie.

Pendant que j’admirais et courais la campagne, Meta Holdenis faisait tranquillement la conquête de tous les habitants des Charmilles. Peu de jours lui suffirent pour mater l’indocile Lulu. Elle avait demandé que personne ne s’entremît entre elle et l’enfant, que personne ne levât les défenses qu’elle lui intimait, ni les punitions qu’elle jugerait à propos de lui infliger. Ce fut un point difficile à gagner sur M me de Mauserre ; elle se rendit pourtant aux représentations de son mari. A la première grosse peccadille que commit Lulu, sa gouvernante la condamna sans rémission à garder la chambre et s’enferma avec elle dans une grande pièce où il n’y avait rien à casser. Puis, prenant son ouvrage, elle se mit à coudre dans l’embrasure d’une fenêtre, la laissant tempêter tout à son aise. Lulu ne s’y épargna pas ; elle trépigna, bouscula les chaises, hurla ; ce fut pendant trois heures un sabbat à ne pas entendre Dieu tonner. Sa gouvernante cousait toujours, sans s’émouvoir ni s’irriter de ce grand tapage, jusqu’à ce qu’épuisée, à bout de forces et de poumons, Lulu s’endormit sur le plancher. Après deux ou trois épreuves de ce genre, elle se dit qu’elle avait trouvé son maître, et que, comme au demeurant ce maître paraissait l’aimer et ne lui demandait rien que de raisonnable, le mieux était de se soumettre de bonne grâce.

L’enfant est ainsi fait qu’il estime ce qui lui résiste, et que la raison tranquille qui ne raisonne pas agit sur lui comme un charme. Lulu, qui malgré ses fougues était une fille bien née, s’attacha peu à peu à sa gouvernante, au point de ne pouvoir plus la quitter et de préférer quelquefois à ses jeux les leçons qu’elle lui donnait. Cette habile institutrice s’entendait à éveiller ses curiosités, à tenir son esprit en haleine, assaisonnant toujours ses instructions de belle humeur et d’enjouement. Bref, il se fit une métamorphose si rapide dans les allures de cette fillette que tout le monde en fut étonné ; quand ses quintes la reprenaient, il suffisait souvent d’un regard de Meta pour la faire rentrer dans le devoir. On criait au miracle. Une fermeté douce, l’esprit de suite, le sang-froid, les longues patiences, feront toujours des merveilles ; mais il faut convenir, madame, que ces qualités sont bien rares.

Je ne sais où Meta prenait le temps de tout faire sans jamais avoir l’air affairé. L’éducation de Lulu n’était pas une sinécure ; elle y joignit bientôt l’office d’intendante. M me de Mauserre avait trop bon cœur pour savoir gouverner une maison. Son principal soin était de ne voir autour d’elle que des visages heureux. Je me souviens qu’un jour, dans un méchant cabaret des environs de Rome où la pluie nous avait fait chercher un refuge, elle s’imposa l’effort de manger jusqu’à la dernière bouchée une détestable omelette, pour ne pas humilier l’amour-propre du cabaretier. Elle-même avouait sa faiblesse. — Quand j’ai grondé ma femme de chambre et qu’elle me fait froide mine, disait-elle, je lui fais mes soumissions, e m’avvilisco .

Ses gens, qu’elle ménageait trop, en prenaient à leur aise. Meta ne fut pas longtemps à s’apercevoir que certains services étaient en souffrance, et qu’il y avait du gaspillage dans la maison. Sur l’observation qu’elle en fit, M. de Mauserre, qui tenait peu à l’argent, mais qui aimait l’ordre en toutes choses, pria sa femme de la mettre de part dans le gouvernement du ménage, lequel fut en peu de temps réformé comme Lulu. Elle avait l’œil partout, à la buanderie comme à l’office. On entendait sans cesse dans les escaliers son pas de souris, et on voyait flotter au bout des longs corridors la queue de sa robe grise, qui, sans être neuve, était si fraîche et si proprette qu’elle semblait sortir des mains de la couturière. Les subalternes n’agréèrent pas tout de suite son autorité, elle essuya plus d’une incartade ; elle réussit à désarmer les familiarités et les brusqueries par son inaltérable politesse. Elle avait des grâces d’état pour apprivoiser toutes les espèces d’animaux ; dès le premier jour, les dogues du château lui avaient présenté leurs révérences. C’était proprement sa vocation.

A six heures, la souris dépouillait son pelage cendré pour mettre une robe de taffetas noir qu’elle relevait à l’ordinaire d’un nœud ponceau ; elle en plaçait un autre dans ses cheveux, et c’est ainsi qu’elle paraissait au dîner, pendant lequel elle parlait peu, s’occupant de surveiller les vivacités de Lulu. Entre huit et neuf heures, elle allait coucher l’enfant et revenait aussitôt au salon, où elle était attendue avec impatience. Tout le monde aux Charmilles, M. de Mauserre surtout, raffolait de musique, et personne n’était musicien, hormis M me d’Arci, qui avait la voix juste et agréable, mais timide. Je ne sache pas d’exemple de mémoire musicale comparable à celle de Meta ; sa tête était un répertoire complet d’opéras, d’oratorios et de sonates. Elle jouait ou chantait tous les airs qu’on lui demandait, suppléant de son mieux à ce qui pouvait lui échapper, — après quoi, pour se faire plaisir à elle-même, elle terminait son concert par un morceau de Mozart. Aussitôt son teint s’animait, ses yeux jetaient des étincelles, et c’est alors que, selon le mot de M. de Mauserre, sa laideur devenait lumineuse ; mais il avait fini par me concéder que Velazquez et Rembrandt eussent préféré peut-être cette laideur à la beauté.

Trois semaines après son arrivée aux Charmilles, Meta Holdenis avait si bien su s’y faire sa place qu’elle semblait avoir toujours été de la maison, et qu’on aurait eu peine à se passer d’elle. Si aux heures où l’on se réunissait au salon elle était retenue dans sa chambre, chacun disait en entrant : — M lle Holdenis n’est pas ici ? où donc est M lle Holdenis ? — M. d’Arci lui-même, dans ses bons jours, ne se faisait pas faute d’avouer qu’il commençait à se réconcilier avec l’idéal, que jusqu’alors il ne l’avait pas cru si facile à vivre. M me de Mauserre ne se lassait pas de célébrer les louanges de la perle des gouvernantes ; elle l’appelait son ange, et souvent elle bénissait l’Américain Harris de lui avoir fait cadeau de cette bonne, de cette aimable fille, de ce cœur innocent et pur comme un ciel de printemps. Ainsi s’exprimait son enthousiasme ; je n’y trouvais rien à redire.

Un jour, elle me prit à part et me dit d’un ton pénétré que sa conscience lui faisait un devoir de tout expliquer à Meta, qu’elle me suppliait de m’en charger. — Je ne sais, ajouta-t-elle, comment on parle de nous hors d’ici ; mais je serais désolée que M lle Holdenis apprît par d’autres que nous qui je suis et le malheur attaché à la naissance de ma fille. J’aime à croire que cette révélation ne changera rien à l’affection qu’elle nous a vouée et dont elle nous donne de si précieux témoignages. Dût-il, en être autrement, la loyauté nous commande de ne pas lui laisser plus longtemps ignorer ce qu’elle aurait dû savoir avant d’entrer dans cette maison. — Je lui répondis que j’approuvais ses scrupules, et je lui promis de faire ce qu’elle me demandait.

J’en trouvai l’occasion dès le lendemain. Je sortis vers quatre heures de l’après-midi et poussai jusqu’à un village heureusement situé, qu’on appelle Ville-Moirieu. M lle Holdenis était allée faire avec son élève un tour de promenade en calèche découverte ; le hasard voulut que la calèche me croisât au haut de la côte qui précède le village. Je proposai à Meta de mettre pied à terre, de se laisser conduire par moi à quelques pas de là dans un joli cimetière, attenant à une église rustique et qui commande le plus beau point de vue. Elle se laissa tenter et me suivit, tenant Lulu par la main. Le cimetière dont je lui faisais fête mérite en effet d’être visité ; je n’en ai jamais vu de plus herbu, ni de plus fleuri. Au moment où nous y entrâmes, un grand saule pleureur lui versait une ombre douce où le soleil s’amusait à dessiner des lacis d’argent. Partout des roses et des asters en fleurs ; partout des insectes errants et bourdonnants, dont la musique devait distraire les morts sans les déranger : n’est-il pas agréable à un mort d’entendre au-dessus de lui, du fond de l’éternel repos, un vague bourdonnement de vie qui procure des rêves à son sommeil ?

Nous nous assîmes sur un petit mur en pierres sèches. Comme Lulu ne trouvait pas assez de champ pour ses ébats, je lui montrai dans la pelouse joignante au mur un beau papillon, et je l’engageai à lui donner la chasse, à quoi sa gouvernante finit par consentir.

Je m’étais procuré un tête-à-tête avec Meta pour lui donner les explications que vous savez ; il se trouva pourtant que je commençai par lui parler de tout autre chose. Il est des jours, madame, où, sans avoir bu une goutte de vin, je suis en pointe d’ivresse ; c’est un méchant tour que me joue mon imagination : elle se grise du plaisir de vivre comme un loriot d’avoir mangé trop de cerises. Ce jour-là, je venais d’expédier un tableau à celui qui me l’avait commandé, et en le clouant dans sa caisse j’avais déclaré, comme le bon Dieu quand il eut créé le monde, que mon œuvre était correcte. Notez aussi que le temps était superbe et la chaleur tempérée par un vent frais ; quelques nuages qui se promenaient dans l’azur du ciel faisaient courir leur ombre sur les prairies ; ces ombres voyageuses ressemblaient à des messagers affairés et hâtifs qui portaient à je ne sais qui d’heureuses nouvelles de je ne sais quoi. Ajoutez que depuis quatre semaines des juges désintéressés louaient à outrance devant moi une personne qui jadis me récitait le roi de Thulé et m’avait permis de l’appeler Maüschen ; vous étonnerez-vous que chemin faisant j’eusse fait certaines réflexions, agité dans ma tête certains si, certains peut-être, auxquels je répondais : Eh ! mon Dieu, pourquoi pas ? Ajoutez encore que Meta portait une robe neuve, que M me de Mauserre lui avait fait faire par sa femme de chambre ; elle était d’un brun marron et lui allait à ravir. Enfin daignez considérer que nous étions assis vis-à-vis l’un de l’autre dans le plus aimable des cimetières, et qu’en levant le nez j’apercevais juste en face de moi un grand pot de myrte. Madame, ce myrte, ces nuages, cette robe et le reste furent cause qu’à peine Lulu s’était éloignée, la montrant du doigt, je m’écriai brusquement :

— Pourtant, si Tony Flamerin avait épousé, il y six ans, Meta Holdenis, ils auraient aujourd’hui pour s’amuser une poupée encore plus jolie que celle-ci.

Le chevet de l’église faisait écho, et cet écho répéta l’un après l’autre tous mes mots. Ne s’attendant à rien moins, Meta tressaillit comme si un pétard venait de lui crever dans la main. Elle pencha par-dessus le mur son visage rougissant. — Lulu, ma mignonne, cria-t-elle, vous feriez mieux de revenir. — Occupée de son papillon, Lulu fit la sourde oreille.

— Aurais-je été inconvenant ? lui demandai-je. Il me semble que ce que je dis est assez raisonnable.

— Est-il jamais raisonnable, répliqua-t-elle d’une voix brève, de regretter un bonheur douteux dont on n’a pas voulu ?

— Ah ! permettez, qui de nous deux n’en a pas voulu ? repris-je. — Et du bout de ma canne je dessinai sur le sol une couronne de violettes, au milieu de laquelle je traçai ces mots : « Madame la baronne Grüneck. » Elle nous regardait d’un air interdit, ma canne et moi. Enfin il se fit une lueur dans son esprit.

— Et c’est pour cela, s’écria-t-elle en joignant les mains, que vous avez écrit au-dessous de mon portrait : « Elle adore les étoiles et le baron Grüneck ! » Cette couronne, cette inscription… Vous n’aviez donc pas reconnu l’écriture de ma sœur Thecla ? C’est une espièglerie qu’elle m’avait faite, connaissant mon aversion pour mon beau prétendant. Quand vous m’avez surprise, la tête dans mes mains, je n’étais pas en extase, monsieur, je méditais une vengeance. Ainsi vous avez pu croire sérieusement ?…

Elle s’interrompit, des larmes lui vinrent aux yeux. Elle promena son doigt le long d’une fissure de la muraille ; la grattant avec son ongle, elle en arrachait la mousse. Puis elle reprit : — Voulez-vous que je vous dise la raison sérieuse que vous avez eue de ne pas épouser Meta Holdenis ? C’est que la pauvre Maüschen était la fille d’un homme ruiné.

A mon tour, je bondis sur place. — M. Holdenis, lui demandai-je vivement, a-t-il refait sa fortune ?

— Quelle question ! Aurait-il consenti, sans une nécessité pressante, à m’éloigner de lui ?

— Fort bien, tout peut se réparer, et un jour l’histoire racontera que, Tony Flamerin que voici ayant retrouvé au bout de six ans Meta Holdenis que voilà, et l’ayant amenée dans un joli cimetière tout plein de roses et près d’une église où il y avait un écho, il lui demanda sa main, qu’elle lui accorda par pure charité.

Elle se leva et cria aussi fort qu’elle put : — Lulu, il est temps de nous en aller. — L’émotion assourdissait sa voix, Lulu n’entendit pas.

Je la forçai de se rasseoir. — Laissez donc tranquilles Lulu et ses papillons, lui dis-je, et écoutez-moi. Que diable ! s’expliquer honnêtement, à la façon bourguignonne, n’a jamais fait de mal à qui que ce soit. Je ne vous dirai pas que je vous adore, je ne vous décrirai pas le martyre de mon amoureuse flamme. D’abord cela vous ennuierait beaucoup, et ensuite je mentirais. Je me suis cru plusieurs fois amoureux ; je ne l’ai été qu’une fois l’an dernier, à Madrid : ma maîtresse était une grande toile de Velazquez qu’on appelle le tableau des Lances . Après l’avoir vue, cette coquine de toile, j’ai eu dix jours de fièvre et dix nuits d’insomnie. C’est alors que j’ai connu le dieu ; mais la divine folie ne remplit pas l’existence ni le cœur. Il est des maisons où l’on fait un jour par semaine un festin d’empereur ; le reste du temps, on s’y nourrit de pain sec et de rogatons. Vivent les banquets ! mais un bon ordinaire a son prix, et l’ordinaire du cœur est une chère compagnie dont il ne peut plus se passer, une amitié partagée, tendre et fidèle, accompagnée d’un impérieux besoin de vivre ensemble. Or, je vous le déclare en toute franchise, je n’ai jamais rencontré qu’une femme qui m’ait inspiré le désir de vivre avec elle, — c’est la personne qui est assise sur ce mur, à côté de moi, et qui a tout, l’intelligence, la sagesse, la douceur des forts, le charme des humbles, sans compter qu’elle aime le gris, le rouge et le marron, qui sont mes couleurs. Comme on n’a jusqu’à présent inventé qu’un moyen honnête de vivre avec une femme, qui est de se marier avec elle, du premier jour que je vous ai vue, j’ai eu, le diable m’emporte ! le désir de vous épouser. Cette idée m’a paru d’abord très-bête, elle me paraît aujourd’hui pleine d’esprit. Maudit soit le baron Grüneck ! Sans lui, vous seriez ma femme. Bah ! ce qui ne s’est pas fait peut se faire. Et après tout il nous est bon d’avoir attendu. Autrefois, comment vous dirai-je ? je vous désirais plus que je ne vous aimais ; à cette heure, je vous aime plus que je ne vous désire. D’ailleurs, dans ce temps-là je n’étais rien, et je n’avais rien à vous offrir qu’une tête pleine de vent et deux mains vides. Aujourd’hui nous ne sommes pas le Grand-Mogol, mais nous sommes quelqu’un ; nous avons un nom, un avenir assuré. La bête est lancée, tayaut ! ma femme aura des rentes.

Elle m’écoutait en silence avec recueillement, la tête basse, les yeux attachés à la terre. Ses mains tremblaient légèrement, et je voyais par instants se renfler son fichu, ce qui me donnait bon espoir. Au mot de rentes, il lui échappa un geste d’indignation. Elle me montra du bout de son ombrelle, gravés en lettres d’or sur une pierre tumulaire, ces quatre vers, composés par l’auteur de Jocelyn pour un de ses amis qui dort sous ce marbre :

Tout près de son berceau, sa tombe fut placée.
Peu d’espace borna sa vie et sa pensée ;
Content de son bonheur, il sut le renfermer
Autour des seuls objets qu’il eût besoin d’aimer.

— La poésie est une belle chose, m’écriai-je, un peu de fortune n’y gâte rien, et je vous garantis que ma femme… Allons ! j’oublie que ma femme n’est pas encore à moi. — Et allongeant le cou : — Chère petite souris de mon cœur, voulez-vous de moi ? Si vous dites non, je repartirai demain pour Paris, où je me pendrai ou ne me pendrai pas selon les caprices de mon humeur. Si vous dites oui, j’éprouverai un transport de joie qui se traduira par des cabrioles et des turlutaines, et tout à l’heure j’irai enseigner à Lulu comment on s’y prend pour marcher sur la tête. Peut-être demanderez-vous du temps. Une fois que j’aurai en poche une promesse authentique signée et paraphée en bonne forme, j’attendrai tant qu’il vous plaira ; j’ai l’espérance patiente.

Elle releva la tête et me dit : — Les Allemandes ont la fâcheuse habitude de parler sérieusement des choses sérieuses ; aussi éprouvent-elles souvent en France de grands embarras. Il est si difficile de savoir quand un Français plaisante et quand il est sérieux !… Je ne dis ni oui ni non ; je me défie.

— Regardez-moi, lui dis-je. Me voilà sérieux comme un âne qu’on étrille, et je vous affirme très-pertinemment que vous ne sortirez pas de ce cimetière avant de m’avoir répondu.

A ces mots, je lui pris la main. Elle tâcha de la dégager ; mais je la tenais ferme. Elle chercha des yeux Lulu, et ouvrit la bouche pour l’appeler. Lulu était dans les espaces. Elle venait de se coucher sur le dos et regardait courir les nuages ; elle causait tout haut avec eux, et du bout d’une grande gaule dont elle gesticulait elle leur indiquait leur route.

— Point de défaites, poursuivis-je. Vous me répondrez. J’entends vous prouver qu’un Bourguignon est plus têtu qu’une Allemande. — Et j’ajoutai : — Douce main que je tiens dans la mienne, toi qui m’as révélé Mozart et qui un jour m’as montré toutes les étoiles du ciel en les appelant par leur nom, tu as la sagesse de ne rien mépriser, ni l’aiguille, ni le tricot, ni le fer à repasser. Tu as toutes les grâces, toutes les perfections, toutes les sciences, et je te déclare que ta destinée est de m’appartenir, que tu as été créée pour mon bonheur, pour montrer à ma vie son chemin et pour me recoudre mes boutons de guêtre. Que si jamais je fais rien qui te déplaise, je te livrerai ma joue, tes soufflets me seront délicieux. Petite main souple et moite, qui te tords dans la mienne comme une couleuvre, veux-tu être à moi ? Parle, dis-moi ton secret.

Elle leva sur moi ses grands yeux candides et me dit : — Vous êtes Français, vous êtes artiste, et vous m’avez oubliée pendant six ans. Je demande à réfléchir. Si dans deux mois… Tenez, j’ai la superstition des anniversaires. Le 1 er septembre 1863, nous étions assis le soir sur un banc ; la nuit était belle, et vous m’avez dit des folies. Le 1 er septembre de cette année, nous reviendrons ensemble dans ce cimetière. Les roses que voici seront mortes, peut-être y en aura-t-il d’autres. Nous nous assiérons sur ce mur comme nous voilà, et je vous dirai oui ou non.

— Tôpe ! repartis-je en lui rendant sa liberté.

— Et vous me permettez cette fois de rappeler Lulu ?

— Un moment encore, m’écriai-je. Lulu n’a pas fini de causer avec les nuages, et je n’ai pas même commencé de m’acquitter d’une commission dont on m’a chargé. C’est une aventure que je dois raconter et qui sans doute vous intéressera.

Elle écouta mon récit jusqu’au bout avec une extrême attention. Dès les premiers mots, elle changea de visage et d’attitude. Par intervalles, elle fronçait le sourcil ou mordillait ses lèvres, ou fouillait la terre avec son ombrelle, ou, prenant son menton dans sa main, elle regardait fixement l’horizon comme pour y chercher quelque chose.

Quand j’eus fini : — Vous me paraissez très-affectée de mon histoire, lui dis-je.

Elle me répondit que, si elle l’avait sue plus tôt, elle ne serait sans doute jamais venue aux Charmilles, parce qu’elle n’aurait pu triompher des scrupules de son pauvre père. Je fis à part moi la réflexion que son pauvre père était un drôle d’homme pour se donner le luxe d’avoir des scrupules, et que, quand je serais en ménage, je ne permettrais pas à sa conscience de fréquenter chez moi. Puis elle me cita le proverbe allemand qui dit : « Qui me donne le pain je chanterai sa chanson, wess’ Brod ich esse, dess’ Lied ich singe . » — Il est difficile de persuader au monde, ajouta-t-elle, qu’on désapprouve les principes des gens qu’on aime et qu’on sert. — Je lui répondis que le soin de sa réputation regardait avant tout Tony Flamerin, qu’elle n’avait rien à craindre de ce côté, qu’au surplus M. et M me de Mauserre n’avaient point péché par principe, qu’une cruelle fatalité les empêchait seule de s’épouser, et que le jour où la mairie leur ouvrirait sa porte serait le plus beau de leur vie.

Elle était en humeur de sermonner, ce qu’elle faisait d’un petit ton docte et convaincu qui n’était point désagréable. — C’est une tâche bien délicate, me dit-elle, que d’élever un enfant qui doit sa naissance à une faute. Comment lui apprendre à concilier le respect de la loi divine et celui qu’il doit à ses parents ? — Je lui représentai que Lulu était fort jeunette encore, que je ne voyais pas l’urgente nécessité de lui expliquer le septième commandement.

Après être demeurée quelques instants silencieuse, elle s’écria : — Je voudrais m’en aller, que je ne le pourrais plus. Un mois m’a suffi pour m’attacher si fort à cette enfant qu’il m’en coûterait beaucoup de la quitter. Il me semble que je suis responsable devant Dieu de sa chère petite âme.

— Responsable, lui dis-je, jusqu’au 1 er septembre. Au reste, il y a manière de s’arranger, et si le cœur vous en dit, vous pourrez après notre mariage vous occuper encore de cette demoiselle. Elle passera les hivers à Paris, nous viendrons passer l’été aux Charmilles. Voyez si je suis un mari complaisant.

Elle n’eut pas l’air de m’entendre ; elle continuait de fouiller la terre avec son pied. Elle me questionna sur certains détails de mon histoire que j’avais passés légèrement et qui l’intéressaient fort. — C’est un vrai roman, fit-elle ; mais les seules aventures qui me plaisent sont celles où le héros et l’héroïne sont pauvres ; M. et M me de Mauserre sont tous les deux riches, très-riches, n’est-ce pas ?

— M me de Mauserre a laissé sa dot entre les griffes de son premier mari, mais depuis elle a hérité de son père.

— A qui appartiennent les Charmilles ?

— A M. de Mauserre, qui possède en outre deux maisons à Paris. Au risque de lui faire perdre à jamais votre estime, je dois vous confesser que le pauvre homme a deux cent mille livres de rente.

— Vous prononcez le mot de rente avec quelque emphase, dit-elle en souriant ; il vous remplit la bouche. Je vous le répète, toute petite je ne goûtais déjà que les romans où la faim épouse la soif. Celui que vous m’avez conté m’agréerait davantage, si M. et M me de Mauserre s’étaient enfuis ensemble pour aller vivre dans un méchant taudis où ils auraient travaillé en s’aimant. Sainte pauvreté ! s’écria-t-elle avec une certaine exaltation, vous purifiez tout ! vous remplacez l’innocence ! vous êtes la poésie et le bonheur !

J’allais lui répliquer ; Lulu nous rejoignit sans qu’on l’eût appelée. Meta fit quelques pas au-devant d’elle, et, l’enlevant dans ses bras, la pressa contre son cœur avec une impétuosité de tendresse qui eût charmé M me de Mauserre. Nous regagnâmes la voiture, où on me fit une place. L’enfant ne tarda pas à hocher la tête et à s’endormir ; Meta la coucha sur ses genoux. A plusieurs reprises, j’essayai de renouer l’entretien ; elle me répondit d’un air distrait. Elle regardait vaguement dans la campagne ; décidément elle était rêveuse.

Quand nous atteignîmes la grille du château : — Croyez-vous, me demanda-t-elle tout à coup, que M. et M me de Mauserre soient heureux ?

— Ils le seraient davantage, s’ils pouvaient s’épouser ; mais on s’accoutume à tout.

— L’homme est né pour l’ordre, repartit-elle, et, quand il l’oublie, l’ordre se venge.

Il me parut qu’elle tournait trop au grave. Je lui chatouillai les lèvres avec la pointe d’une bardane que j’avais rapportée du cimetière. — Ce qui me rassure pour cette maison de désordre, lui dis-je, c’est que vos armoires lui feront trouver grâce devant le Seigneur. Elles sont si bien rangées que du plus haut des cieux l’armée des chérubins prend un plaisir extrême à les contempler.

Elle m’arracha des mains ma bardane et me répliqua : — Si vous voulez me plaire, tâchez d’être moins Français et moins artiste. — Elle ajouta : — Promettez-moi que vous ne parlerez à personne de ce qui s’est passé aujourd’hui entre nous, et que vous ne m’en reparlerez pas à moi-même avant le 1 er septembre.

Je lui répondis par un des quatre vers qu’elle avait admirés. — N’ayez crainte, lui dis-je ;

Content de son bonheur, il sut le renfermer.

A table et pendant toute la soirée, elle redoubla d’attentions respectueuses pour M me de Mauserre ; elle semblait vouloir lui prouver que, bien qu’elle sût tout, elle ne la considérait et ne l’aimait pas moins. Elle en fit trop ; en lui souhaitant une bonne nuit, elle lui prit la main et la porta humblement à ses lèvres. — Ah ! ma chère, lui dit M me de Mauserre, depuis que vous êtes ici, voilà la première fois que vous faites quelque chose qui me déplaît ; je veux vous apprendre comment on s’embrasse entre amies. — Et elle la baisa tendrement sur les deux joues.

IV

Quoique Meta Holdenis fût si savante dans l’emploi du temps qu’elle en avait de reste pour tout, elle ne trouva pas en six semaines le moment de causer une seconde fois tête à tête avec votre serviteur. Elle n’avait pas l’air de m’éviter ; mais elle ne me cherchait pas. Une institutrice ne saurait trop s’observer.

D’ailleurs il lui était venu un surcroît d’occupation. M. d’Arci nous quitta pour aller passer quelque temps dans une terre qu’il avait héritée en Touraine, et M me d’Arci fut l’y rejoindre quelques jours après. Son père la vit partir avec regret. Il avait presque terminé les deux premiers volumes de son histoire de Florence, et il songeait à les faire imprimer dès qu’il aurait achevé la mise au net. Comme on lui ordonnait de ménager ses yeux, qu’il avait fort délicats, sa fille s’était chargée de recopier son manuscrit plein de ratures, de surcharges et d’apostilles ; elle savait se reconnaître dans ce grimoire. Après son départ, il voulut prendre un secrétaire. Meta lui offrit ses services ; il les refusa d’abord, finit par les accepter. Il fut bientôt dans l’enchantement de son nouveau copiste. Meta avait une plus belle main et plus d’intelligence encore que M me d’Arci, — et ce qui le toucha davantage, elle prit tant de goût pour sa noble besogne qu’elle avait peine à s’en arracher. Elle trouvait l’histoire de Florence admirable et l’historien un très-grand homme. Ce sont des choses qu’un auteur ne craint pas de s’entendre répéter : on en connaît qui regrettent de ne pouvoir faire des rentes à tous ceux qui les admirent ; mais tout le monde n’a pas au même degré le talent de l’admiration. La voix, le geste, ne suffisent pas ; il faut que le regard s’en mêle, qu’il accentue l’éloge, et que ses caresses infligent à la modestie du patient un délicieux supplice. Le regard de Meta était parlant. Saint-Simon a dit d’une grande dame de son temps, qui s’est mêlée de très-grandes affaires, qu’elle était « brune avec des yeux bleus qui disaient sans cesse tout ce qui lui plaisait. » Meta Holdenis ressemblait beaucoup à cette grande dame.

Elle rendit à M. de Mauserre un autre service plus essentiel encore : elle lui sauva la vie ou à peu près. Ses nerfs le tourmentaient par intervalles. Le remède dont il usait pour se soulager était de sortir le soir à cheval et de s’en aller courir la campagne ; la fatigue amenait le sommeil. Dans une de ses promenades nocturnes, il se refroidit, et ce refroidissement dégénéra en une pleurésie qui devint alarmante. M me de Mauserre voulut d’abord le soigner et le veiller seule ; ses forces furent bientôt épuisées, elle dut se faire aider par Meta. Le mal empirant, elle fut dévorée d’inquiétudes qu’elle ne savait ni maîtriser ni dissimuler, et le médecin lui enjoignit de ne plus approcher le malade. Il fut question de rappeler M me d’Arci ; Meta assura qu’elle suffirait à tout et tint parole. Quand il eut connu le charme d’être soigné par elle, M. de Mauserre, qui dans ses maladies était un véritable enfant gâté, ne voulut plus prendre de remèdes que de sa main ni souffrir que personne autre pénétrât dans sa chambre. Non-seulement elle possédait quelques lumières en médecine et le génie des potions, des lochs et des juleps, ayant traité ses frères et ses sœurs dans plusieurs cas assez graves, — elle avait aussi la douceur, la patience, le pied léger, la main souple et l’infatigable sourire d’une garde-malade accomplie. Ses lassitudes étaient courtes. Après une nuit blanche, elle s’endormait sur une chaise et se réveillait au bout d’une heure, fraîche, alerte, aussi dispose, aussi allante que devant. Voilà ce que c’est que d’aimer Dieu et le prochain : ces sentiments opèrent des miracles.

Tant de peines furent récompensées. M. de Mauserre entra en convalescence et se rétablit rapidement, comme il arrive aux natures nerveuses, lesquelles tombent et se relèvent tout d’un coup. Un matin, après déjeuner, appuyé sur le bras de M lle Holdenis, qui portait à son autre bras un pliant, et précédé de Lulu, qui avait promis d’être sage comme un enfant de chœur, il réussit, moyennant quelques haltes, à faire le grand tour du parc. M me de Mauserre ne pouvait assez remercier Meta de ses soins et de son dévoûment. Voulant lui donner une faible marque de sa gratitude, elle pria M me d’Arci, qui à son retour devait passer par Lyon, d’y acheter la plus jolie montre qu’elle pourrait trouver, enrichie de brillants, pour remplacer l’humble petite montre d’argent qui marquait à cette aimable fille les heures d’une vie si utilement occupée.

Le jour même où M. et M me d’Arci arrivèrent aux Charmilles, je dus partir à mon tour ; j’étais rappelé à Paris par un tableau que l’acheteur réclamait et que je ne voulais pas livrer sans y avoir fait les dernières retouches. Meta, que je vis un instant avant mon départ, me souhaita un heureux voyage ; elle ne me demanda pas quand je reviendrais, et je la trouvai un peu trop discrète. J’étais depuis huit jours dans mon atelier de la rue de Douai quand M me d’Arci m’écrivit pour me charger d’une commission. La dernière ligne de sa lettre était ainsi conçue : — « Nous avons des raisons particulières, mon mari et moi, de souhaiter que vous reveniez le plus tôt possible. » — Ce post-scriptum me surprit ; je ne me savais pas si nécessaire au bonheur de M me d’Arci. Je m’étais proposé de ne retourner aux Charmilles qu’à la fin du mois. J’avançai mon départ de quelques jours, et en arrivant au château je rencontrai sur le perron M me d’Arci, qui me dit à demi-voix : — Il se passe ici certaines choses qui nous déplaisent.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

— N’en croyez que vos yeux, me répondit-elle. Je souhaite que nous nous trompions.

A la vérité, il ne se passait rien aux Charmilles qui fût digne de remarque ; mais quoi qu’en dise l’arithmétique, des riens additionnés finissent quelquefois par être quelque chose. M. de Mauserre, tout à fait remis, s’occupait de son histoire de Florence, et malgré le retour de sa fille il ne l’avait pas rétablie dans sa charge de copiste ; — je vous ai dit que Meta avait une plus belle main que M me d’Arci. J’observai encore qu’il avait l’habitude de faire chaque jour après son déjeuner une grande promenade dans le parc, qui durait quelquefois deux heures. Meta seule et Lulu l’accompagnaient ; quelque indiscret se mettait-il de la partie, il faisait sentir à l’intrus par son air froid et préoccupé qu’il était de trop. Il faut convenir que son caractère était plus inégal qu’avant sa maladie ; il était souvent sombre, taciturne ; à ses mélancolies succédaient des gaîtés un peu forcées. Quand un homme a eu la pleurésie, il est tout simple que son humeur s’en ressente, et il faut pardonner beaucoup à un historien qui s’évertue à éclaircir quelques points controversés de la conjuration des Pazzi. Meta elle-même n’était pas dans son assiette ordinaire. Elle avait des absences pendant lesquelles, laissant trotter ses yeux, elle regardait voler les mouches. A d’autres moments, on remarquait en elle quelque chose d’agité, d’un peu tendu, et des longueurs de respiration à faire croire qu’il n’y avait pas assez d’air dans la chambre pour ses poumons ou pour ses espérances ; — mais il fallait être M. d’Arci pour se figurer qu’elle espérait quelque chose. Il était plus naturel de penser que ses fatigues de garde-malade et ses nuits blanches avaient pris sur sa santé.

Le soir de mon arrivée, comme elle chantait d’une manière ravissante je ne sais plus quel air de Don Juan , elle eut une attaque de nerfs. Elle devint très-pâle, se renversa brusquement en arrière. Par bonheur, M. de Mauserre se trouva juste à point derrière son escabeau pour la recevoir et l’emporter dans un fauteuil. Le moyen de transporter une femme sans la prendre par la taille ? Peut-être, après avoir déposé son fardeau, fut-il un peu long à dégager ses bras ; à cinquante ans, on n’a pas l’agilité d’un jeune homme. Le lendemain, l’impitoyable M. d’Arci se permit de plaisanter Meta sur son évanouissement ; son beau-père releva vertement ses brocards.

Ce qui me parut certain, c’est que M me de Mauserre n’entendait malice à rien de tout cela ; elle avait son visage, sa beauté, son sourire de tous les jours. Elle croyait en son mari comme vous pouvez croire en Dieu, madame ; elle le tenait pour un être surnaturel, supérieur à toutes les communes faiblesses, dont la loyauté était aussi inviolable que la parole de Jupiter quand il avait juré par le Styx. Et puis cette âme de cristal s’imaginait que tout le monde était transparent comme elle, et que ce qu’on lui cachait n’existait pas ; — mais lui cachait-on quelque chose ? J’étais disposé à croire que M me d’Arci épousait trop aveuglément les préventions de son mari. M. de Mauserre lui avait dit un jour devant moi : — Oh ! vous, ma chère, si M. d’Arci vous affirmait de son ton décisif qu’il aperçoit les astres en plein midi, après une courte hésitation vous verriez distinctement toute la voie lactée sans qu’il y manquât une étoile.

Le 29 août, dans l’après-midi, je me rendis à mon atelier, qui, comme vous le savez, était au premier étage d’une tour isolée et à quelques centaines de pas du château. Je m’étais remis avec ardeur à mon tableau de Boabdil. Pour être sûr que personne ne viendrait me déranger dans mon travail, je fermai au verrou la porte du donjon, et je retirai la clé de la serrure. Je peignais depuis une demi-heure lorsque le vent m’apporta par ma fenêtre entr’ouverte un murmure de voix et de pas. C’étaient M. de Mauserre et Meta, qui, accompagnés de l’enfant et de sa bonne, revenaient de leur promenade accoutumée. La tour occupait le milieu d’un terre-plein qui avait vue sur le château ; à l’un des bouts, il y avait un hamac et une escarpolette. Lulu pria sa bonne de la balancer ; je n’entendis d’abord que ses bruyants éclats de rire. Bientôt il me parut que deux personnes s’approchaient. Elles frappèrent à la porte, tâchèrent d’ouvrir ; je demeurai coi. On se retira, jugeant que l’atelier était vide : il renfermait pourtant une paire d’oreilles très-attentives et qui pensaient avoir le droit de l’être.

Pendant que Lulu se balançait, les deux personnes qui n’avaient pu s’introduire dans la tour commencèrent d’arpenter l’esplanade. Comme elles revenaient sur leurs pas, j’attrapai à la volée quelques bribes de leur conversation. Ce ne furent d’abord que des mots décousus, puis une phrase tout entière prononcée par une voix très-douce : « Jamais personne n’a si bien connu les hommes. »

On se rapprocha encore, et on fit une halte juste sous ma fenêtre. La même voix douce se prit à dire : — Ah ! monsieur, vous êtes né non-seulement pour écrire l’histoire, mais pour en faire. Que ne suis-je reine ou impératrice ? C’est aux Charmilles que je viendrais chercher mon premier ministre. Je l’arracherais à sa retraite en lui disant que les hommes supérieurs se doivent à la société, que Dieu ne leur permet pas d’enfouir les talents qu’il leur a donnés.

M. de Mauserre répliqua vivement : — Vous êtes cruelle. Ne voyez-vous pas que vous rouvrez une plaie mal fermée ?

— Pardonnez-moi, répondit-elle avec un accent de contrition. J’ai parlé trop vite, j’avais oublié…

— Vous avez le droit de me faire souffrir, interrompit-il. Ne vous dois-je pas la vie ?

Il y eut un silence, après lequel M. de Mauserre parla longtemps à voix basse. Son discours fut perdu pour moi, hors la conclusion, qu’il prononça d’un ton appuyé : — Quand j’ai fait ce sacrifice, je n’en avais pas mesuré l’étendue.

Là-dessus, ils se remirent on marche. — Voilà donc de quoi l’on s’entretient quand on se promène dans le parc ! pensai-je en ramassant mon pinceau, que j’avais laissé tomber.

Quelques minutes après, ils étaient de nouveau sous ma fenêtre, et de nouveau je prêtai l’oreille. — Vous parlez de compensations, disait M. de Mauserre. Je n’en connais qu’une, c’est qu’on finit par vieillir, et qu’il arrive un temps où on ne se juge plus digne de ses propres regrets.

— N’y comptez pas, monsieur ; ce temps ne viendra pas de sitôt.

— Oh ! bien, quel âge me donnez-vous donc ?

— Je ne sais… Vous devez avoir, M me de Mauserre et vous, elle un peu moins, vous un peu plus de quarante ans.

Il se mit à rire d’un petit rire qui partait d’un cœur épanoui. — Vous ne vous y connaissez pas ; ôtez-lui-en dix et ajoutez-m’en douze, et vous aurez notre compte à tous les deux.

— Que votre visage est menteur ! fit-elle ; mais je l’accuse à tort, il dit vrai. Vous avez l’éternelle jeunesse du cœur et de l’esprit, et jamais vous n’aurez d’âge. — Elle s’interrompit pour crier à la bonne, qui balançait Lulu : — Prenez garde ! pas si haut ! — Puis elle reprit : — La voici, la vraie compensation. Vous revivez dans cette chère enfant, qui vous ressemble, qui ne tient que de vous. Hélas ! je touche à une autre plaie. Puisse-t-elle bientôt se fermer, celle-là, et le jour venir où Lulu sera tout à fait votre fille !

Il assena un grand coup de sa canne contre le seuil de la tour et répondit d’un ton bref : — Si vous connaissiez le code, vous sauriez que c’est impossible.

Ils restèrent si longtemps hors de portée de mes oreilles, que je crus que je n’entendrais plus rien. C’eût été dommage ; leur conversation m’intéressait. Heureusement Lulu ne s’intéressait pas moins à son escarpolette ; il en résulta qu’ils eurent le temps de faire encore un tour, et que cinq minutes plus tard j’ouïs une voix grave qui disait : — Vous croyez qu’elle souffre, elle aussi ?

— Elle est si bonne, monsieur, repartit une voix filée, qu’elle vous cache ses regrets, son ennui, son chagrin. Elle était faite pour le monde, pour y briller, pour y être admirée. A en juger par son portrait, elle a dû être merveilleusement belle.

Je fus sur le point de courir à la fenêtre et de leur crier : — Ne vous en déplaise, c’est encore la plus jolie femme de France. — Je n’en fis rien, et M. de Mauserre eut le loisir d’adresser à Meta je ne sais quelle question. Elle répondit : — Vous m’embarrassez, monsieur. L’amour est si exigeant, si égoïste, qu’il fait rarement le compte des sacrifices qu’il impose. Il me semble pourtant que, si j’avais l’affreux malheur d’être un empêchement à la carrière de l’homme que j’aimerais, Dieu me donnerait la force de me séparer de lui, de me sacrifier, heureuse si sa reconnaissance et son affection venaient quelquefois me chercher dans ma solitude.

Cette fois il m’échappa de dire à demi-voix : — Voyez la langue de serpent !

— Je crois qu’on a parlé, fit M. de Mauserre, — et il cria : — Tony, êtes-vous ici ? — Je ne soufflai mot. — Vous vous êtes trompé, je n’ai rien entendu, lui répondit Meta.

Peu après, elle appela Lulu et lui représenta qu’il était temps de retourner au château. Comme l’enfant ne faisait pas mine de quitter son jeu, elle courut la chercher et donna l’ordre à la bonne de l’emmener ; puis elle vint retrouver M. de Mauserre, qui l’avait attendue, assis, je crois, sur un banc de pierre à quelques pas de la tour.

— Monsieur, lui dit-elle, j’ai une confidence à vous faire, un conseil à vous demander. Je ne sais si j’en aurai le courage.

Il repartit du ton le plus gracieux : — Je n’ai rien de caché pour vous, et je serais heureux de penser que je possède toute votre confiance comme vous avez la mienne.

Elle s’embarrassa dans un long préambule qu’il la supplia d’abréger. — Que signifie ce tortillage ? Arrivons au fait, je vous prie, lui disait-il. — Enfin elle se résolut à entamer son récit, parlant si bas qu’à grand’peine quelques syllabes parvenaient à mon oreille. Il me parut qu’à plusieurs reprises elle prononçait mon nom. M. de Mauserre était fort ému de son histoire ; il s’écriait de temps en temps : — Est-ce bien possible ? j’étais à mille lieues de me douter d’une chose pareille.

Quand elle eut fini, comme il gardait le silence, elle lui demanda si à son insu elle avait laissé échapper quelque mot qui pût le chagriner ou l’offenser. Il lui répliqua brusquement : — Que vous conseille votre cœur ?

— Que sais-je ? répondit-elle ; je crains de le mal comprendre.

Après une nouvelle pause : — Aimez-vous Tony ou ne l’aimez-vous pas ? reprit-il avec la même vivacité où perçait la colère.

La réponse fut si indistincte qu’à mon vif regret je ne pus la saisir.

— Vous voulez donc que je vous conseille ? fit-il d’un ton radouci. A mon tour, je suis embarrassé. Vous parliez tout à l’heure de l’égoïsme de l’amour ; l’amitié a le sien. Il n’y a que trois mois que nous nous connaissons, et votre société m’est devenue une si douce habitude que je frémis à l’idée d’y renoncer, si vif est pour moi le charme de nos chères causeries. Pourtant je veux m’oublier pour ne consulter que votre intérêt. Je suis très-attaché à l’homme dont vous parlez ; il m’a rendu des services que je n’oublierai pas. Quel que soit son mérite, je doute que vous fussiez heureuse avec lui. Il est artiste, il l’est dans l’âme ; la peinture et la gloire sont ses deux maîtresses, sa femme ne passera qu’après. Souffrez que je vous dise toute ma pensée : vous seriez quelque temps son joujou, pour ne plus être ensuite que sa ménagère. Mon amitié vous souhaite un mari qui ait avec vous une parfaite conformité de goûts et de sentiments, qui sache tout ce que vous valez, un homme capable d’apprécier votre rare intelligence, votre caractère à la fois si solide et si souple, cette charmante complaisance de votre esprit qui sait entrer dans les pensées qui vous sont le plus étrangères et vivre, pour ainsi dire, dans l’esprit d’autrui. Ce mari, vous le rencontrerez un jour, et il fera de vous sa compagnie favorite, la confidente de toutes ses pensées, sa conseillère et son amie dans le sens le plus intime et le plus doux de ce mot.

Ces dernières paroles furent prononcées avec tant de chaleur que Meta parut s’attendrir.

— Ainsi vous m’engagez à refuser ? s’écria-t-elle. Je n’ai plus que trois jours pour me décider.

— Voulez-vous m’en croire ? le 1 er septembre n’allez pas à Ville-Moirieu. Ce sera le mieux. Il vous est facile d’éviter ici tout tête-à-tête avec M. Flamerin ; s’il devenait trop pressant, vous me chargeriez de m’expliquer avec lui.

— Qu’il soit fait comme vous l’entendrez ! répondit-elle du ton soumis d’une carmélite qui prononce ses vœux.

La curiosité étant la plus forte, je m’étais coulé jusqu’à ma fenêtre, j’avais soulevé un coin du rideau. Ou j’eus la berlue, ou M. de Mauserre prit la main de Meta et lui baisa légèrement le bout des doigts. Elle avait le visage à demi tourné de mon côté ; son front était radieux, ses lèvres entr’ouvertes respiraient l’émotion de la joie. Ainsi sourit l’homme des champs lorsque, après de pénibles semailles et les rigueurs d’un hiver opiniâtre, il voit lever le grain, et contemple en espérance la moisson qu’il se promet d’engranger.

L’instant d’après, je ne vis plus rien ; ils étaient partis.

Je me plongeai dans un fauteuil où je demeurai quelque temps immobile, les bras engourdis, la tête lourde et, je pense, l’œil morne. Tout à coup, par un effort de ma volonté, je me retrouvai sur mes pieds, me tâtant le corps comme un homme qui est tombé d’un balcon sans se tuer et qui s’assure qu’il a tous ses membres. Après ce rapide examen, je fis deux fois le tour de l’atelier en sifflant, et je fus heureux de découvrir que je savais encore siffler. Je me souvins que c’était à Dresde que j’avais cultivé ce talent ; je pensai au portrait de Rembrandt, et Rembrandt me fit rêver à Velazquez. Je crus entendre une voix qui disait : — C’est le seul dieu qui ne trompe pas. — J’ouvris le tiroir d’une table, j’en tirai une vieille pipe d’écume que j’avais héritée de mon père, je la bourrai, je l’allumai, et je me surpris à m’écrier : — Tonnelier de Beaune, votre fils se porte bien ! — Puis je me rassis devant mon chevalet, je retouchai la draperie de mon Boabdil. Je dois confesser toutefois que ma brosse tremblait un peu, que jamais mon appui-main ne me fut si nécessaire.

Au bout d’une heure, on frappa de nouveau à la porte de la tour. Ce n’était cette fois ni M. de Mauserre, ni Meta ; — je me trouvai face à face avec la plus effrontée, avec la plus basanée des gitanilles. Elle avait des yeux pareils à des taches d’encre et l’air sournois d’un oiseau de nuit que la lumière effare. Ayant rencontré le matin cette beauté parmi les traînards de la bande de bohémiens qui avaient tant fait aboyer nos dogues, je m’étais féru de sa diablerie, de ses grâces scélérates, et je l’avais invitée à venir poser dans mon atelier. Je m’empressai de l’introduire, enchanté qu’elle fût de parole. Le ciel m’envoyait en sa personne un modèle et une compagnie dont j’avais grand besoin. Tout en troussant mon croquis, je pris plaisir à causer avec elle. Je vous ai déjà dit, madame, que, quand j’ai rencontré dans le monde certaines vertus, il me vient au cœur de saintes tendresses pour la canaille. A la vérité, ce sont des transports assez dangereux.

Le soleil déclinait lorsque je levai la séance et sortis avec mon modèle. Comme nous traversions le terre-plein, j’aperçus au pied de l’escarpolette un objet brillant : c’était le médaillon de Lulu, qui l’avait perdu en se balançant. Je le ramassai, et au même instant j’avisai Meta au bout de la grande charmille. Elle s’avançait de notre côté, la tête penchée, promenant ses yeux autour d’elle et s’arrêtant par intervalles pour fureter dans les buissons. Je dis quelques mots à l’oreille de la bohémienne et je lui glissai une pièce d’or dans la main. Je n’eus pas besoin de m’expliquer tout au long ; outre qu’elle avait de l’école, la pièce qu’elle tenait dans ses doigts crochus et qu’elle contemplait en souriant lui allumait le regard et l’intelligence. En la payant grassement, madame, on lui aurait fait apprendre le chinois en huit jours.

Nous étions, elle et moi, à demi masqués par un massif, Meta, que sa recherche absorbait, arriva jusqu’à dix pas de nous sans nous apercevoir. — Je me suis oublié dans ma promenade, dis-je tout haut à la gitanille. Il se fait tard ; il faut remettre notre séance à demain.

La gouvernante de Lulu s’arrêta court, l’air interdit, évidemment ce n’était pas moi qu’elle cherchait dans les buissons. Elle parut peu charmée de la rencontre et se disposait à battre en retraite. — Lulu a perdu son médaillon, lui criai-je, le voici. — Elle me remercia et vint le prendre. Avant de le lui remettre : — Souffrez, lui dis-je, que je vous présente une fille de l’Égypte ; n’est-elle pas charmante ?

Cette figure moricaude ne lui revint pas. Elle la regarda d’un œil sévère et un peu inquiet ; on eût dit une colombe à qui on demande son avis sur un corbeau.

— C’est une fille, repris-je, qui a tous les vices, mais qui ne manque pas d’honneur à sa façon. Si elle est menteuse comme un laquais de grande maison, elle n’est pas fausse, elle se donne à peu près pour ce qu’elle est. Elle ne croit ni Dieu ni diable ; aussi ne les prend-elle jamais l’un pour l’autre. Quand elle les rencontrera dans l’autre monde, elle aura le plaisir de la surprise, et le bon Dieu lui dira : Gitanille, viens à ma droite ; je m’accommode mieux des gens qui m’ignorent que de ceux qui me compromettent. Je vous accorde qu’elle est gourmande comme un brochet, amoureuse comme une chatte ; remarquez pourtant qu’elle aime les hommes l’un après l’autre, que son cœur ne chante pas deux airs à la fois. Pour l’achever de peindre, elle a volé ce matin trois poules et deux canards ; mais je vous donne ma parole qu’elle n’est jamais allée en maraude dans le bonheur des autres, qu’elle ne leur a jamais escroqué ce qu’ils aimaient.

Puis, me tournant vers la bohémienne : — Devineresse de mon cœur, lui dis-je, tu n’as pas lu Jean-Paul, ni son traité de l’éducation des femmes. Tu seras toujours incomplète et d’un terre-à-terre déplorable ; mais je crois à ta sagacité dans les choses d’ici-bas. Tout à l’heure tu m’as annoncé ce qui doit se passer après-demain dans un cimetière où il y a des roses, maintenant fais-moi le plaisir de révéler sa destinée à la personne que voici.

Meta me lança un regard courroucé et essaya de s’enfuir. Je lui barrai le passage, je m’emparai de sa main gauche. — Gitanille, m’écriai-je, dis-moi le secret de cette main que je n’ai pas su deviner.

La fille de l’Égypte avança la tête, fit un geste de stupeur. Elle paraissait plongée dans une si vive admiration que Meta en fut frappée et que la curiosité la gagna ; elle consentit à poser sa main dans celle de la bohémienne, tout en détournant son visage et en souriant de pitié, comme si elle se fût prêtée par complaisance à un enfantillage qu’elle réprouvait.

Je vous assure, madame, que c’était une scène à peindre. De son regard sinistre et profond, le corbeau avait magnétisé la colombe. Il chantait en espagnol d’une voix rauque, triomphante : — Petite belle, petite belle, toi dont les mains sont d’argent, tu es une colombe sans fiel ; mais parfois tu deviens terrible comme une lionne d’Oran, comme une tigresse d’Ocagna. Tu as un signe au visage, qu’il est charmant ! Doux Jésus, je crois voir briller la lune. Petite belle, Dieu vous préserve des chutes ; il en est de dangereuses pour les dames qui veulent devenir princesses.

En ce moment, le soleil à son coucher éclairait vivement le château dont toutes les vitres étincellent. Les quatre tours à mâchicoulis et à échauguettes qui le flanquaient aux quatre coins, la terrasse bordée de balustres en marbre blanc et décorée de deux lions monumentaux qui vomissaient de l’eau par leurs mufles, le perron en fer à cheval, les baies cintrées de la façade traversées de larges meneaux en pierre, le grand attique à pilastres dont les arêtes se profilaient sur un ciel opale mêlé de vert, tout nageait dans une lumière éclatante et veloutée. La bohémienne chantait toujours :

Hermosita, hermosita,
La de las manos de plata,
Eres paloma sin hiel,
Pero a veces eres brava.
Un lunar tienes : qué lindo !
Ay Jesus, qué luna clara !

Tout à coup, changeant de voix, elle s’écria sur une note claire : — Señorita , vous vivrez cent ans ; il est des cœurs qui ne s’usent jamais.

Puis, faisant un geste grand comme le monde et embrassent dans le cercle que décrivait son index et le parc et le château, elle murmura doucement : — Ces chênes, ces charmilles, ces tours, ces girouettes, ces lions, tout cela, petite belle, sera un jour à vous.

Je contemplais fixement Meta. Je vis comme une longue flamme jaillir de ses yeux, sur lesquels elle se hâte d’abaisser ses paupières ; elle sentit que mon regard était sur elle, et, perdant contenance, elle me tourna brusquement le dos pour me dérober son trouble et sa rougeur.

La gitanille ne lâcha pas sa main, qu’elle continuait d’examiner. Soudain elle fronça le sourcil, promena lentement son doigt sur deux lignes qui se croisaient, et dit avec un ricanement sauvage : — Señorita , un petit conseil : ne courez jamais deux lièvres à la fois.

A ces mots, elle prit ses jambes à son cou et détala le long de l’avenue, emportant sa pièce d’or qu’elle avait bien gagnée.

Meta fut, je crois, sur le point de la rappeler ; mais, revenant à elle-même, elle surmonta son émotion en personne accoutumée à se commander, et, sans accepter le bras que je lui offrais, elle reprit le chemin du château. Je marchais à côté d’elle ; il y avait dans son regard un pétillement singulier, et elle allait si vite qu’on eût dit qu’elle partait pour le bout du monde.

— Eh bien ! lui dis-je, ma bohémienne n’est-elle pas gentille ?

— Je ne comprends pas, me répondit-elle avec sa douceur ordinaire, qu’un homme tel que vous s’intéresse à une diseuse de bonne aventure et à son sot métier.

— Il n’est pas prouvé, repartis-je, que ce métier soit sot. Les uns croient à la chiromancie, les autres aux grands et aux petits prophètes, car il faut bien croire à quelque chose. Vous savez mieux que moi ce qu’on entend par les sorts bibliques, et je suis sûr que vous les pratiquez. Si peu biblique que je sois, je me suis permis ce matin d’ouvrir le saint livre au hasard, et comme votre avenir, qui est un peu le mien, m’occupe beaucoup, j’ai décidé que le passage sur lequel je tomberais se rapporterait à vous. Or voici le verset qu’a rencontré mon premier regard : « Dieu dit à Abraham : J’ai fait alliance avec toi, et je te donnerai la terre de Chanaan, où tu demeures comme étranger. » N’êtes-vous pas frappée de cette coïncidence ? La Bible et les bohémiens semblent s’être donné le mot.

Elle me répondit sèchement : — Vous ne cherchez pas à me plaire, vous savez qu’il est un genre de plaisanterie que je ne puis souffrir.

Et, parlant ainsi, elle doubla le pas et arriva au château tout essoufflée. En gravissant le perron derrière elle, je fredonnais entre mes dents des vers de Henri Heine que vous connaissez : Sur les jolis yeux de ma bien-aimée, j’ai composé les plus belles romances, et sur sa petite bouche les meilleurs tercets, et sur ses petites joues les stances les plus magnifiques ; si ma bien aimée avait un petit cœur, je composerais là-dessus un joli sonnet. »

V

Le lendemain, vers le soir, un domestique m’annonça que M me de Mauserre m’attendait au salon. J’y trouvai une femme hors d’elle-même, qui dans son trouble ne pouvait rien dire, sinon : Ah ! Tony, mon cher Tony, si vous saviez !… Craignant qu’on ne la surprît dans cet état, elle m’entraîna dans une pièce voisine qui lui servait de salon particulier. Elle se laissa tomber sur un sofa, et tira de sa poche, pour me la faire lire, une lettre qu’elle venait de recevoir de sa mère et qui contenait ces mots : « J’espère, Lucie, pouvoir t’apprendre très-prochainement la plus heureuse des nouvelles. »

— Que pensez-vous que cela signifie ? me demanda-t-elle en attachant sur moi ses yeux, où se peignait le désordre de son esprit.

— Cela me paraît clair, lui dis-je, et me voilà aussi content que vous. Cela signifie ?…

— Ne le dites pas, Tony, interrompit-elle en posant sa main devant ma bouche. Et pourtant, oui, vous ne vous trompez point, cela veut bien dire cela… J’étais si loin de m’y attendre que j’ai éprouvé tout à l’heure une surprise et, s’il faut que je le confesse, un transport de joie… N’est-ce pas mal à moi de me réjouir ainsi de la mort prochaine d’un homme que je devrais en ce moment soigner ou pleurer ? Nous nous convenions peu, il m’a bien fait souffrir. Il fut gravement malade il y a trois ans ; je lui écrivis que je lui pardonnais tout et que je le suppliais de me tout pardonner. Je vous assure, Tony, qu’il y avait du cœur dans cette lettre ; il aurait dû se dire en la lisant : « Elle vaut mieux que je ne pensais. » Savez-vous de quoi il s’est avisé ? Il m’a fait répondre par une de ses maîtresses, et cette réponse était si dure, si insultante, que j’en ai pleuré pendant huit jours. Maintenant je pleure encore, mais il y a de la joie dans mes larmes. Vrai, Tony, ne suis-je pas bien coupable ?

— Je le suis plus que vous, car j’éprouve une joie sans mélange de ce qu’enfin ce vieux coquin a rendu à Dieu sa belle âme.

Elle m’adressa un geste suppliant. — Taisez-vous ! Il y a des paroles qui portent malheur. — Pour en effacer l’effet, elle fit, ou peu s’en faut, l’éloge de son brutal. — D’ailleurs, poursuivit-elle, ai-je le droit de rien reprocher à personne ? On pourrait me répliquer : Toi-même, qu’as-tu fait dans ta vie de si vertueux et de si rare ? Cela serait bien répondu, car enfin, Tony, l’homme que nous évitons l’un et l’autre de nommer, tous ses torts se réduisent à s’être rendu aussi heureux que possible, et à sa façon, qui en vérité n’était pas belle. N’en ai-je pas fait tout autant ? Un jour que j’étais triste, le bonheur a passé en chantant sous ma fenêtre, il m’a fait signe du doigt, et je l’ai suivi au fond de l’Italie, d’où il m’a ramenée aux Charmilles. Nous y voilà établis, lui et moi, chaque matin plus enchantés de vivre ensemble. Il y a des moments où je me demande ce que j’ai bien pu faire pour mériter mon cher bonheur, et il me vient des inquiétudes, ne trouvant pas dans mon passé une seule action méritoire.

— Il y avait quelqu’un, interrompis-je, qui se vantait de n’avoir fait durant sa vie qu’une méchanceté ; on lui répondit : Quand finira-t-elle ? Vous, madame, vous n’avez à votre compte qu’une bonne action, laquelle consiste à faire tous les jours le bonheur de tout ce qui vous entoure, sans parler des pauvres.

— Oh ! dit-elle, il n’y a d’actions vraiment bonnes que celles qui coûtent. Vous êtes trop indulgent, Tony. Je vous assure que, si Dieu ne consultait que sa justice, au lieu d’une heureuse nouvelle il m’enverrait l’un de ces jours quelque gros chagrin.

— Et moi, je soutiens qu’il y a une justice au ciel, puisque le coquin dont le nom nous déplaît à prononcer s’est décidé à crever. Un seul point m’inquiète, la chose n’est pas encore faite. Nous disposons de la peau de l’ours ; au diable, s’il s’avisait de ressusciter !

— Cela est vrai, fit-elle vivement. Ma pauvre mère n’est que trop sujette à prendre ses désirs pour des réalités ; elle m’a donné déjà plus d’une fois de fausses alertes, et je suis une folle de me monter la tête sur un mot en l’air, qui après tout ne dit rien. Je ferai mieux, n’est-ce pas, Tony ? de ne point parler de cette lettre à M. de Mauserre. Il serait fou de joie, et, s’il apprenait demain qu’il s’est réjoui trop tôt, son chagrin serait bien amer.

— Oh ! bien amer ! répétai-je en articulant et martelant chaque mot avec énergie.

Elle renversa sur le coussin sa charmante tête, et resta quelques secondes les yeux fermés, rongeant du bout des dents la dentelle de son mouchoir ; puis, s’étant redressée : — On m’accuse, continua-t-elle, vous tout le premier, de n’être qu’une paresseuse. On a raison, c’est un vice de naissance. Pourtant, dans mes longues paresses, ma tête ne chôme pas, mes pensées vont toujours. Allez, je suis moins étourdie, moins insouciante qu’on ne se l’imagine. Il n’est pas de jour où je ne dise : Étais-je digne qu’il me sacrifiât son avenir ? Ce qui me console un peu, mais bien peu, c’est qu’à Dresde je n’ai rien épargné pour le faire renoncer à moi. Il me jura qu’il n’aurait jamais de regrets, et en vérité je ne crois pas qu’il en ait. Mon grand défaut après ma paresse, c’est que je suis trop sensible aux jugements du monde. Bien souvent j’ai été tentée de dire à M. de Mauserre : Allons à Paris, vous y serez dans le centre de tout ce qui vous intéresse et de vos études favorites. Le courage m’a failli, Paris m’épouvante, il me semble que j’y lirais mon histoire dans les regards de celui-ci et de celui-là. Décidément mes yeux ont peur des yeux des autres. — Et, joignant les mains : — Ah ! Tony, si un jour j’étais sa femme ! Si un jour, mon bras autour du sien, il faisait sa rentrée dans le monde et bientôt après dans les affaires !…

— Ayez confiance, lui dis-je ; ce temps viendra.

Elle se leva, passa ses doigts dans son admirable chevelure d’un brun fauve. Ses cheveux, madame, frisaient si naturellement qu’à vrai dire elle n’avait pas besoin de se coiffer, elle secouait la tête et c’était fait. — Je voudrais être belle ce jour-là, reprit-elle, et que M. de Mauserre fût fier de moi, que tout le monde se récriât et dit : Il a fait une grande folie, mais cette folie n’était pas une sottise… Hélas ! c’est moi qui suis folle ! — Et me montrant son portrait, qui nous faisait face : — Ou bien vous m’avez indignement flattée il y a cinq ans, où bien j’ai beaucoup perdu. Qu’en pensez-vous ?

Tour à tour elle se regardait dans la glace ou levait les yeux sur le portrait en hochant la tête, ce qui ne l’empêcha pas de s’écrier : — Après tout, il me semble que je ne suis pas encore laide à faire peur.

— Vous êtes la plus candide, la plus innocente, la plus aimante et la plus jolie de toutes les femmes, lui dis-je en lui baisant la main avec une effusion dont elle ne soupçonna pas le motif.

Je m’aperçus, comme je relevais le menton, que la porte s’était ouverte, et que Meta venait d’entrer dans la chambre. Quand elle le voulait, elle avait le marcher si léger et si subtil qu’on ne l’entendait pas venir. En ce moment elle me parut laide. Il est des sites qui n’ont rien d’enchanteur par eux-mêmes et que rendent délicieux certains jeux de la lumière, à ce point qu’on les préfère à des paysages plus gracieux et plus riants. L’âme aussi a sa lumière qui transforme un visage, et c’est pour cela qu’à de certaines heures Meta me semblait ravissante ; mais j’avais remarqué qu’elle était rarement à son avantage auprès de M me de Mauserre, non par l’effet d’une comparaison impossible à faire, mais parce qu’elle ressentait en sa présence de la gêne, de la contrainte, un secret malaise dont elle était occupée à se cacher. J’en savais la raison depuis peu.

Elle nous regardait avec surprise, l’expression de sa figure était à la fois dure et embarrassée. — Savez-vous, lui demandai-je, de quoi nous parlions ? M me de Mauserre me soutient qu’elle est moins jolie que son portrait.

— Celui qui a fait le portrait est un grand artiste, répondit-elle ; celui qui a fait le modèle est plus qu’un artiste.

— C’est une affaire à débrouiller entre le bon Dieu et moi, repris-je ; mais les portraits ont l’avantage de ne pas vieillir, et M me de Mauserre prétend qu’elle est en train de devenir une vieille femme de trente ans.

— Ah ! madame, de nous deux, c’est moi qui suis la vieille femme, et je n’ai que vingt-quatre ans, répondit-elle avec un accent de mélancolie.

— Vous êtes l’un et l’autre de vils flatteurs, fit M me de Mauserre. Nous parlions, ma chère, d’autre chose encore ; j’ai reçu une lettre…

— Madame, interrompis-je en lui faisant de gros yeux, le roi Louis XIV avait coutume de dire qu’il ne faut pas se vanter trop tôt de l’avenir parce qu’on dérobe à l’événement la grâce de la nouveauté.

— Voilà ce que pensait le roi Louis XIV, repartit Meta ; mais l’opinion de M. Flamerin est qu’il est bon de ne pas se fier à tout le monde.

— Que dites-vous là ? s’écria M me de Mauserre. A qui me fierais-je si ce n’est à vous ? Tenez, lisez bien vite cette lettre ; je suis sûr que vous partagerez l’émotion qu’elle m’a causée.

Elle n’eut pas le temps de la lui remettre ni d’ajouter un mot ; la cloche du dîner sonna, et Lulu, qui avait faim, accourut nous appeler. Pendant le repas, M. d’Arci donna carrière à son humeur taquine et pointue. Soit distraction, soit renchérissement de modestie, Meta était venue à table dans sa robe grise du matin ; il lui en fit la guerre et lui demanda pourquoi elle aimait tant le gris, si c’était à titre de sœur grise. Elle le remercia de l’attention qu’il faisait à sa toilette et lui répondit que de tout temps on l’avait surnommée Maüschen , qu’elle était née souris, que souris elle mourrait, et qu’elle aimait à en porter la livrée. — Voilà, dit-il, qui m’explique bien des choses. J’ai toujours pensé qu’il y a deux sortes d’ambitieux, les dévorants et les rongeurs ; les premiers happent le morceau, les autres le grignottent à petits coups de dent.

— A l’application, monsieur ! lui dit-elle avec un peu d’impatience.

— Oh ! fit-il, votre ambition est fort louable, vous vous piquez de conquérir tous les cœurs ; depuis Lulu jusqu’à moi, il n’est personne ici qui ne vous adore.

— Son secret est bien simple, dit M me de Mauserre ; elle passe sa vie à s’oublier pour penser aux autres.

— C’est précisément ce que je voulais dire, répliqua-t-il en vidant son verre.

L’instant d’après, il critiqua le nœud de ruban brun que M lle Holdenis avait mis dans ses cheveux, il affirma que le brun et le gris n’allaient pas ensemble, que l’un est une couleur franche, l’autre une couleur sournoise, et il s’en remit à mon arbitrage. Je n’eus pas le temps de prononcer. M. de Mauserre lui reprocha d’être l’esprit le plus gloseur et le plus décisif qu’il eût jamais connu, et M. d’Arci rengaina son compliment ; il savait par expérience jusqu’où il pouvait aller.

Deux heures plus tard, nous étions au salon. Meta venait de sortir pour aller coucher Lulu. Un domestique entre, remet un pli à M me de Mauserre. Elle l’ouvre, pousse un grand cri ; elle pleurait d’un œil, riait de l’autre. Elle se leva, et d’un pas chancelant courut se jeter au cou de M. de Mauserre ; ses sanglots étouffaient sa voix. Enfin elle réussit à dire : — Alphonse, me voilà libre.

Il se dégagea un peu vivement, la curiosité rend impatient. Il se saisit de la dépêche et fit un haut-le-corps : la surprise produit de ces effets. Puis il ouvrit ses bras à sa femme en s’écriant : — Il nous a bien fait attendre.

Comme vous voyez, madame, il est faux que le premier mouvement soit toujours le meilleur. Sur ces entrefaites, Meta rentra au salon, M me de Mauserre s’élança vers elle, lui tendant le pli et lui criant : — Mais arrivez donc, mademoiselle !

Meta lut à son tour. Si elle était maîtresse de sa langue, elle l’était moins de son visage, et, pour employer un vieux mot, elle ne commandait pas toujours à ses petits esprits ; ils la trahissaient quelquefois. J’avais cru voir la veille une flamme jaillir de ses yeux ; je la vis en cet instant devenir pâle comme la mort, et je crus qu’elle allait se trouver mal. M. d’Arci la regardait comme moi, il avait aux lèvres un sourire noir. Elle eut la ressource de se jeter à corps perdu sur M me de Mauserre et de l’embrasser si longuement que M. d’Arci finit par lui dire : — Permettez, mademoiselle, on embrasse les gens, on ne les étouffe pas. — Puis, décrivant un quart de cercle. — Chère madame, ajouta-t-il, veuillez agréer les félicitations de votre gendre.

— Merci, lui répondit M me de Mauserre ; mais nous avons encore devant nous dix mois d’attente.

— Ainsi le veut la loi, dit M. de Mauserre d’un ton résigné.

La pauvre femme nous embrassa tous à la ronde et se sauva dans sa chambre, où elle s’enferma seule. Son bonheur lui donnait des scrupules, sa joie lui faisait peur ; elle éprouvait le besoin de la cacher, et, comme elle le disait, de n’en parler qu’à celui qui comprend tout.

M. d’Arci ne cachait pas la sienne ; elle était bruyante à ce point que pour une raison ou pour une autre elle devint importune à tout le monde. M. de Mauserre s’empara d’un journal ; je pris une feuille de papier et me mis à dessiner. Une ombre vint s’interposer entre la lampe et mon crayon. Je levai les yeux ; Meta était debout auprès de moi. Elle n’était plus laide ; elle avait le teint animé, l’air coquet, une langueur fiévreuse dans le regard.

— Ne peut-on savoir, me demanda-t-elle à voix basse, ce que vous a prédit la bohémienne ?

— A propos de quoi ?

— Sur ce qui doit se passer après-demain dans un cimetière où il y a des roses.

— Elle m’a prédit qu’il ne s’y passerait rien.

— Rien du tout ?

— Rien du tout.

— Par quelle raison ?

— Par une raison fort simple, c’est qu’après-demain ni vous ni moi n’y mettrons les pieds.

— Ni vous ni moi ? fit-elle. La bohémienne a menti de moitié ; j’y serai et je vous attendrai.

M. de Mauserre posa son journal, s’approcha de nous. Je ne sais ce qu’il avait pu saisir de notre conversation. Il dit à Meta de l’air le plus naturel : — Puisque nous sommes tous en joie, il me semble convenable que Lulu en ait sa part. Elle meurt d’envie depuis longtemps de voir le lac Paladru, qui, s’il m’en souvient, est un charmant lac. J’ai décidé, mademoiselle, que nous l’y mènerions après-demain 1 er septembre. — Il ajouta d’un ton plus dégagé qu’engageant : — Serez-vous des nôtres, Tony ?

— Assurément.

— Et moi de même, cher père, dit M me d’Arci.

— Puisqu’on ne m’invite pas, fit à son tour M. d’Arci, je m’invite.

J’écrivis en grosses lettres sur mon papier, que Meta n’avait pas cessé de regarder : « La chiromancie n’est pas un art menteur. »

Quand je me retirai, M. d’Arci courut après moi dans le corridor, et m’ayant tiré par la manche : — Monsieur Flamerin, murmura-t-il à mon oreille, j’aurai demain à vous parler d’une affaire très-sérieuse.

VI

Le lendemain, il plut toute l’après-midi ; M. de Mauserre et M lle Holdenis ne se promenèrent point dans le parc. Je profitai d’une éclaircie pour me rendre à mon atelier, où je devais commencer le portrait de M me d’Arci. Elle m’y rejoignit comme j’achevais de charger ma palette. Son mari l’accompagnait, il s’écria en refermant la porte avec fracas : — Monsieur Flamerin, jurons de ne pas sortir d’ici avant d’avoir avisé ensemble au moyen de nous débarrasser de cette intrigante !

Il avait l’accent si tragique que je lui demandai s’il se proposait d’employer le couteau ou le poison. — Pour expédier une souris, me répondit-il, je ne connais que la mort-aux-rats. Peut-être savez-vous des moyens plus doux, je consens à les examiner.

Il s’installa dans une fumeuse, j’avançai un fauteuil à M me d’Arci, je m’assis à ses pieds sur un tabouret, et la séance fut ouverte. On eût dit à notre gravité un conseil de guerre assemblé pour délibérer sur un plan de campagne.

— Comme elle s’est trahie ! disait M. d’Arci.

— Il est certain, lui répondis-je, qu’elle a pâli et perdu contenance.

— Elle avait l’air d’une âme en peine, ajoutait M me d’Arci, et pendant toute la soirée elle n’a fait que changer de place parce qu’aucune ne lui était bonne.

— C’est un bon point à lui marquer, elle n’est pas encore maîtresse dans l’art de feindre.

— Dès le premier jour que je l’ai vue, ses intentions m’ont été suspectes, et son museau tudesque m’a déplu.

— Cela prouve, monsieur, reprenais-je, que vous avez plus de clairvoyance ou plus de préventions que moi ; son museau tudesque ne m’a jamais déplu.

— Ce qui me confond, c’est qu’elle soit parvenue à ensorceler mon pauvre père.

— Cela prouve, madame, que vous ne comprenez rien aux sentiments qu’inspire la femme qui l’a soigné à un malade qui a le cœur sensible.

— Mais qu’a donc pour elle cette aventurière ? C’est un laideron.

— Eh ! monsieur, vous savez que je n’en crois rien.

— Lui trouvez-vous l’esprit si brillant ?

— Eh ! madame, elle n’a pas celui qui brille, elle a celui qui sert, et peut-être a-t-elle choisi la bonne part.

— Dites plutôt que son esprit consiste en patelinage et en cajoleries.

— Ah ! monsieur, les politiques les plus raffinés réussissent le plus souvent par des moyens grossiers, parce qu’ils prennent les hommes pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour de grands enfants.

— Je crois vraiment que vous nous faites son éloge !

— Ah ! madame, je n’aurais garde, mais il est d’un bon général de ne pas mépriser son ennemi.

M. d’Arci fit un geste d’impatience, et je crois qu’il lâcha un juron. — Nous battons l’eau et perdons notre temps, s’écria-t-il. J’accorde de grand cœur à M. Flamerin que l’ingénieux esprit de M lle Holdenis n’est pas un de ces arbustes inutiles qui sont l’ornement des jardins ; j’y reconnais, comme lui, un de ces bons petits arbres fruitiers qui, moyennant quelques soins, un peu de pluie et beaucoup de soleil, rapportent gros à leurs propriétaires. Dieu la bénisse, elle et ses espaliers ! Nous ne nous sommes pas réunis pour discuter ses mérites savoureux ni ses grâces virginales. Notre vœu commun est de la renvoyer le plus tôt possible à son cher Florissant, à son humble et vertueux foyer, à son tendre père qui se plaint qu’en son absence ses jambons de Mayence ont perdu toute leur poésie, à ses charmants petits frères dont les sarraux tombent en loques depuis qu’elle n’est plus là pour ravauder leurs nippes sous le regard du Seigneur. Sommes-nous dignes de posséder cette colombe mystique ? Et qu’est-elle venue faire dans le pays des Philistins ? Je confesse, monsieur Flamerin, que vous êtes beaucoup moins intéressé que nous dans la bonne œuvre que nous méditons ; nous combattons, nous autres, pro aris et focis , mais vous portez à M. de Mauserre une si fidèle amitié qu’elle doit vous tenir lieu d’intérêt. Sommes-nous d’accord ?… Bien, je continue. Sans vouloir vous faire de reproches, mon cher monsieur, vous m’aviez affirmé sur l’honneur que mon beau-père, qui a cinquante-trois ans sonnés, avait désormais jeté toute sa gourme, et qu’il serait jusqu’à la fin de ses jours le plus raisonnable des hommes. C’est sur la foi de cette belle assurance que je me suis prêté à un raccommodement dont je n’ai eu d’abord qu’à me féliciter. J’eus l’agréable surprise de découvrir dans la femme qui lui a fait faire jadis la plus impardonnable folie une personne dont les sentiments élevés et délicats m’ont inspiré dès le premier jour autant d’estime que d’affection. Il ne me reste plus qu’une chose à souhaiter, c’est qu’ils puissent légitimer par un mariage en forme une union qui leur promettait un heureux avenir à tous les deux. Depuis hier, tout obstacle légal a disparu ; mais une lune rousse s’est levée sur les Charmilles, et nous voilà menacés d’une effroyable catastrophe. Ne haussez pas les épaules, le cas est grave : nous sommes en danger de voir le père de ma femme se déshonorer par un lâche abandon et conduire à l’autel la gouvernante de Lulu, laquelle aspire à devenir la gouvernante des Charmilles et de tout ce qu’il y a dedans.

— Merci de moi ! interrompis-je ; c’est prévoir les malheurs de bien loin.

— Faites-moi la grâce de m’écouter jusqu’au bout, reprit-il. Je suis un homme rassis, monsieur, et je n’ai pas l’habitude de m’émouvoir pour des affaires de bibus. Je vous affirme que mon beau-père est entièrement dégrisé de ses premières amours ; que dis-je ? si belle que soit encore M me de Mauserre, elle a désormais pour lui une figure déplaisante, la figure d’une grosse sottise qui l’a empêché de devenir ambassadeur à Constantinople ou à Londres. Et voilà ce que c’est que de n’avoir pas la sincérité de se dire : Tu l’as voulu, George Dandin ! Pour son malheur autant que pour le nôtre, le ciel et M. Tony Flamerin ont attiré ici une de ces cafardes qui adressent des lorgnades aux nuages, et d’une main se palpent le cœur, tandis que l’autre interroge discrètement la poche du prochain. Sans parler de son talent pour préparer les tisanes et pour épousseter les placards d’une maison, cette bonne pièce a séduit notre diplomate en retraite par ses attentions, ses chatteries, ses flagorneries, ses propos sucrés, ses airs confits, les extases de son admiration et ses yeux de carpe pâmée, qui lui répètent du matin au soir, en haut allemand, qu’il est un grand homme. Libre à lui de lui déclarer sa flamme, libre à elle de se rendre à discrétion, ce sont leurs affaires, je n’y trouve rien à redire ; mais cette Maintenon au petit pied s’est mis en tête de se faire épouser. Elle jouera le dragon de vertu, elle le renverra toujours affligé, jamais désespéré, et vous verrez qu’irrité par ses rigueurs, si profond que soit le fossé, un jour ou l’autre il le franchira ; un peu de honte est bientôt bue. Accepter cette drôlesse pour belle-mère, serviteur ! C’est trop me demander, et je me propose d’aller trouver tantôt M. de Mauserre et de m’expliquer franchement et péremptoirement avec lui. De deux choses l’une : ou la donzelle quittera demain les Charmilles pour n’y plus revenir, ou dès ce soir nous aurons déguerpi, ma femme et moi. M. de Mauserre aime sa fille ; je me plais à croire que ma petite harangue lui fera quelque impression.

M me d’Arci avait écouté avec chagrin ce discours un peu brutal, mais elle n’avait eu garde d’en rien marquer ; si elle aimait son père, elle se fût plutôt pendue que de contredire son mari. Elle me remercia du regard, quand elle m’entendit lui riposter en ces termes :

— Mon cher comte, vos prémisses me semblent excessives et vos conclusions bien aventureuses. M. de Mauserre a le tempérament mélancolique ; c’est un hypocondre qui n’a pas obtenu de la destinée ce qu’il en espérait et qui croit avoir à se plaindre de son injustice. Considérons aussi qu’il est à l’âge où l’amour n’est plus guère pour la plupart des hommes que le besoin d’une société selon leur cœur ; les femmes qui leur plaisent sont celles qui les plaignent ou les admirent, les amusent ou les consolent. Or il a plu au ciel et à un Américain qui s’ennuyait, car Tony Flamerin s’en lave les mains, d’envoyer ici une personne qui n’est ni une donzelle ni une drôlesse ; les injures n’ont jamais rien prouvé, et M lle Holdenis est tout simplement une personne intelligente, adroite, insinuante, qui possède l’art d’entrer de plain-pied dans les sentiments des gens, dans leurs querelles avec la vie, et de les gratter où il leur démange. Je ne nie pas que le charme qui entraîne M. de Mauserre ne pût le mener très-loin, s’il s’y abandonnait, — ni que M lle Holdenis ne soit une ambitieuse dont l’imagination caresse certains rêves qu’absout sa religion. Disons tout : si M me de Mauserre venait à mourir d’ici à demain, peut-être auriez-vous peine à empêcher votre beau-père d’épouser la gouvernante de sa fille. Il a l’esprit trop libéral pour que les considérations de fortune et de naissance puissent le détourner de suivre ses penchants ; je ne connais pas d’homme plus affranchi de tout préjugé. Heureusement M me de Mauserre est vivante, très-vivante, et M. de Mauserre est un homme d’honneur à qui sa parole est sacrée. Ce que je crains, mon cher monsieur, c’est une intervention maladroite, qui l’irriterait et gâterait tout. Il est de la race des superbes ; s’il se rend quelquefois à ses propres réflexions, il a peu d’égards pour les réflexions des autres, et son orgueil n’accepte jamais de leçons de personne. Pour l’amour de Dieu, renoncez à lui en faire. Vos explications trop sincères le pousseraient à de redoutables emportements de déraison, et peut-être accorderait-il à sa colère ce qu’il refusera sûrement à sa passion, puisqu’il vous plaît d’appeler ainsi un goût très-vif pour une personne qui, par grâce d’état, s’entend mieux que nous à lui tenir compagnie.

— Je crois que M. Flamerin a raison, s’empressa de dire M me d’Arci en regardant son mari du coin de l’œil pour savoir ce qu’elle pouvait hasarder. Il est possible que nous voyions les choses trop en noir, mon cher Albert, et que le péril ne soit pas aussi imminent que nous le pensions. Cependant n’y a-t-il donc rien à faire, monsieur Flamerin ? Laisserons-nous la maladie suivre son cours sans essayer d’aucun remède ? Il nous en coûte de sentir l’ennemi installé dans la place, et il nous tarde de débarrasser mon pauvre père de sa demoiselle de compagnie, qui n’est pas une demoiselle d’honneur. Si l’intervention de M. d’Arci vous paraît dangereuse, adressons-nous à M me de Mauserre. J’ai la certitude que ses représentations seront écoutées ; on ne s’est pas aimé pendant six ans sans qu’il reste un peu de feu sous la cendre. Allons la trouver, ôtons-lui son bandeau, guérissons-la de son aveugle confiance, qui est le vrai danger, et recherchons avec elle le moyen d’éconduire sans bruit de funestes yeux bleus qui nous présagent des tempêtes.

— Ah ! madame, vous me faites frémir, m’écriai-je. Ne voyez-vous pas que cette confiance que vous traitez d’aveugle et que je trouve adorable sera notre salut ? C’est par là que M me de Mauserre tient en échec, sans s’en douter, les secrets manéges de M lle Holdenis, et met M. de Mauserre hors d’état de rien vouloir, de rien espérer et même de rien désirer. Un homme de cœur trahira-t-il une femme qui croit en lui comme au Père éternel ? La désabuser, c’est vouloir tout perdre. Au premier mot que vous lui direz, elle n’aura plus sa tête, elle sera comme affolée d’inquiétude et de chagrin. N’attendez d’elle ni prudence, ni mesure, ni habileté ; elle éclatera et fera le jeu de l’ennemi. Singulier moyen de sauver une place assiégée que d’y pratiquer soi-même la brèche !

— Vous repoussez tout ce qu’on vous propose, me répliqua M. d’Arci d’un ton bourru. Tâchez du moins de trouver quelque expédient ; sinon j’en reviens à mon grand remède, c’est-à-dire à la mort-aux-rats.

— Je vous supplie de me donner carte blanche, lui répondis-je.

— Et que ferez-vous ?

— Je prétends obtenir de l’assiégeant qu’il lève le siége.

— En faisant appel à son exquise sensibilité et à la délicatesse de sa belle âme ?

— Non, par d’autres moyens. Ne me demandez pas lesquels ; c’est mon secret.

— Et vous vous engagez à réussir ?

— Je m’y appliquerai ; promettez-moi de votre côté de ne parler de rien à M me de Mauserre, et même de faire bon visage à M lle Holdenis.

Il me répondit que c’était exiger beaucoup de lui, que cependant il consentait à se prêter à mon essai, après quoi il reprendrait sa liberté et procéderait à sa façon. Il sortit en retroussant sa moustache et chantonnant le refrain favori du grand Frédéric :

Je la traiterai, biribi,
A la façon de barbari,
Mon ami.

Vers le soir, la pluie cessa, le temps s’éclaircit. Le lendemain, à notre réveil, il n’y avait plus un nuage au ciel. Six heures n’avaient pas sonné que deux voitures, attelées l’une et l’autre de trois vigoureux percherons, nous attendaient devant la grille de la terrasse. Tout le monde fut exact au rendez-vous, sans excepter M me de Mauserre, à qui le bonheur faisait faire des prouesses. Quand elle nous rejoignit, les yeux gros de sommeil, emmitouflée de fourrures comme au fort de l’hiver, M. de Mauserre engagea cette belle frileuse à monter dans la calèche, dont la capote relevée la protégerait contre la fraîcheur du matin. Il monta lui-même dans le break, qu’il se proposait de conduire, et appela auprès de lui Lulu et sa gouvernante. Il avait compté sans son gendre, qui se fit un malin plaisir de s’adjoindre à eux, sous prétexte qu’il entendait profiter de l’instructive conversation de M lle Holdenis. Il fut sourd à toutes les objections, et affecta de ne point apercevoir les froncements de sourcils de son beau-père, qui dut s’accommoder de sa gênante société. Je pris place dans la calèche avec M me de Mauserre et M me d’Arci, et nous voilà en route.

Si vous désirez connaître le Viennois, madame, et que vous n’ayez pas le temps d’y aller, étudiez l’excellent guide de Joanne ; mais il me serait impossible de vous décrire exactement le pays qu’on traverse pour se rendre de Crémieu au lac Paladru. Quoique amateur de beaux paysages et par goût et par profession, l’avais laissé aux Charmilles mes yeux de peintre ; je n’étais plus que Tony Flamerin, lequel avait martel en tête. Dans l’inquiétude et je dirai presque l’effroi que me causaient les plans de campagne de M. d’Arci, j’avais payé d’audace, et, prenant tout sur moi, j’avais obtenu un vote de confiance. Qu’allais-je faire ?

Les moyens secrets que je m’étais vanté de posséder me paraissaient à l’examen d’un effet douteux, je n’étais pas bien décidé à m’en servir. Pour voir clair dans ma conduite, il aurait fallu que je visse clair dans mes sentiments. Je croyais par intervalles haïr comme la peste l’ennemi que je m’étais chargé de combattre, et je me promettais de le traiter sans miséricorde ; l’instant d’après, je me surprenais à douter de ma haine, où il entrait peut-être plus de ressentiment, plus de jalousie que d’aversion. Vous avez lu le Tasse et l’épisode de la forêt ensorcelée, que Tancrède s’était fait fort de désenchanter ; il aurait dû commencer par désenchanter son cœur, car vous savez ce qu’il advint de lui et de son épée quand l’arbre qu’il se disposait à pourfendre lui montra le visage de cette Clorinde qu’il se flattait sottement de ne plus aimer. Je me demandais si j’étais tout à fait dépris de Clorinde, si au moment décisif je ne sentirais pas trembler dans ma main le glaive de l’inexorable justice. Ma seule ressource était de compter sur l’imprévu, sur quelque incident qui m’inspirerait une résolution ; mais qu’est-ce qu’une habileté qui s’en remet aux incidents ? M. d’Arci se fût bien moqué de moi, s’il avait lu dans mes pensées.

Ainsi travaillait mon esprit, et vous me pardonnerez d’avoir visité sans le voir un des plus beaux pays du monde. Je me souviens cependant de longues suites de collines ombragées de chênes, qui servaient de cadre à des plaines fertiles, couvertes de riches cultures. Nous cheminâmes durant des heures sur un plateau mamelonné ; en atteignant la crête de l’un de ces mamelons, nous en apercevions d’autres qui se déroulaient en amphithéâtre autour de nous, couronnés de beaux villages, de clochers pointus et de châteaux massifs. Je me souviens également que nous traversâmes de jolis hameaux dont les maisons, blanchies à la chaux, nous regardaient passer ; je me rappelle que sous l’auvent de chacune de ces maisons pendait une claie à sécher les fromages, et qu’il sortait de chacune de leurs fenêtres un vague bruissement de rouets et de métiers à tisser. Il me semble qu’au sortir de ces hameaux il y avait de grands noyers dont l’ombre allongée dormait paisiblement dans la poussière du chemin, à droite et à gauche des meules de paille, puis à perte de vue des champs de trèfle, de maïs, de sarrasin fleuri, au milieu desquels couraient des treilles échevelées dont les pampres se tachetaient de rouge et qui toutes se tenaient par la main pour danser comme des folles. Qu’elles eussent un air de fête et de joie, je vous en donnerais ma parole d’honneur ; mais de vous dire précisément ce qui les mettait en gaîté, je ne le saurais.

Nos percherons s’étant mis au pas pour gravir une côte, mes idées s’éclaircirent et je considérai longtemps un frais vallon qui ressemblait à ces tableaux du Poussin où il s’est complu à réunir toutes les scènes diverses des champs. Dans le fond, une tourbière où deux hommes ouvraient une tranchée, tandis qu’un troisième assemblait les mottes en tas ; à quelques pas plus loin, un plantage et des femmes occupées à la cueillette des pois, d’autres qui lavaient du linge dans un ruisseau, des enfants qui taillaient des osiers, une prairie où pâturaient des vaches et un cheval blanc ; sur le revers du vallon, un champ labouré, bien gras, bien luisant, dans lequel se promenait une herse attelée de quatre bœufs. Hommes, femmes, enfants, tout ce monde causait et riait ; la tourbière interpellait les pois, la herse apostrophait les lavandières ; tout en paissant, les vaches disaient leur mot, et la gravité de l’animal portait un jugement sur les gaîtés de l’homme. Répandez sur cette scène une vapeur transparente et la douceur d’un soleil d’automne buvant goutte à goutte les sueurs de la terre ; non, Poussin n’eût pas mieux fait.

Je sais quelque chose de plus intéressant que les plus beaux paysages : c’est le spectacle d’une âme heureuse, quand cette âme, bien entendu, n’est ni celle d’un méchant, ni celle d’un sot. M me de Mauserre me donnait ce spectacle. Elle était le bonheur en personne ; il brillait dans ses yeux, dans son sourire ; elle en était enveloppée comme d’un fluide. On aurait pu croire qu’elle ne vivait que depuis deux jours ; le monde lui était une nouveauté charmante, les objets les plus insignifiants lui causaient des étonnements, des ravissements. En vérité, n’est-ce pas ce jour-là qu’elle découvrit le soleil ? Son regard lui disait : — A propos, tu sais qu’avant dix mois je serai sa femme ! — Cette âme tendre aurait voulu répandre sa joie autour d’elle, dépenser son ivresse en aumônes tout le long du chemin. Elle avisa une dindonnière assez dépenaillée qui paissait son troupeau dans un pré. Elle fit arrêter la voiture et courut embrasser l’enfant, avec qui elle s’entretint, assise sur une pierre ; les dindons en émoi gloussaient à l’entour et faisaient la roue. En la quittant, elle lui glissa dans la main deux pièces d’or. Un peu plus loin, elle vida le reste de sa bourse dans le chapeau d’un vieil aveugle. Nous nous regardions du coin de l’œil, M me d’Arci et moi ; ce regard disait beaucoup de choses.

Depuis le vallon qui m’avait fait penser au Poussin jusqu’au village des Abrets, où nous devions faire halte pour déjeuner, j’eus moins de distractions, et je puis vous certifier que la route que nous suivions n’a peut-être pas son égale. Elle court au travers des vergers les plus riants, les plus frais, tapissés d’une herbe si veloutée qu’il me prenait envie d’être mouton pour en manger ; les deux rangées d’arbres entre lesquelles nous passions entre-croisaient leurs branches, qui se recourbaient en berceaux au-dessus de nos têtes. Nous ne rattrapâmes le break qu’aux Abrets ; il avait cheminé comme le vent, sans s’arrêter à causer avec les dindonnières, étant conduit par un homme de mauvaise humeur qui était bien aise d’avoir trois percherons à fouetter à tour de bras.

Vous ne sauriez croire à quel point, selon les circonstances, M. de Mauserre se ressemblait peu à lui-même. Il y avait en lui deux hommes, dont l’un était aussi attentif à se commander que l’autre l’était peu. Pendant mon séjour à Dresde, il avait eu à traiter une affaire épineuse, et je l’avais vu opposer à toutes les contrariétés une figure impassible et unie ; — hors des affaires et dès qu’il ne s’agissait que de lui, incapable de dissimuler, ses dépits paraissaient naïvement sur son visage, où on les lisait à livre ouvert.

Il fut sombre pendant tout le déjeuner comme une porte de prison. M. d’Arci jouait la candeur et l’exaspérait par ses empressements. En sortant de table, il prit sa revanche. Il y avait dans le jardin de l’auberge un tir au pistolet ; M. de Mauserre, qui était de première force, mit son gendre au défi et fit mouche trois fois de suite. La galerie battit des mains, et la perle des gouvernantes s’écria : — Dites-nous donc, monsieur, une fois pour toutes, quel talent vous n’avez pas ! — M. d’Arci envoya sa première balle dans l’un des montants de la cible ; il s’en prit au pistolet, qu’il déclara détestable. Son second coup ne fut guère plus heureux ; il s’obstina jusqu’à ce qu’il eût mis dans le blanc, si bien qu’en quittant le jardin il eut le déplaisir de s’apercevoir que le break avait gagné les devants sans l’attendre. Force lui fut de monter dans la calèche avec nous. — Vous voilà bien attrapé, lui dit en riant M me de Mauserre ; — puis d’un ton plus sérieux : — M. de Mauserre se plaint que vous avez la mauvaise habitude de taquiner M lle Holdenis ; à la longue, vos plaisanteries pourraient lui faire tort dans l’esprit de son élève… Nous sommes si heureux de l’empire absolu qu’elle a su prendre sur notre indocile cabri ! — Il se mit à ricaner, je lui pinçai le bras, et il ravala sa réplique.

Au sortir des Abrets, on gravit pendant plus d’une heure une côte assez rapide ; après en avoir atteint le sommet, on quitte la grande route pour s’engager dans un chemin vicinal qui conduit en vingt-cinq minutes au village de Paladru, assis à quelques pas du lac, au pied d’une église perchée sur un tertre.

Je puis, madame, vous parler en expert du lac Paladru ; je l’ai vu de très-près, j’ai fait avec lui une connaissance plus intime que je ne l’aurais désiré. Si vous aimiez la statistique, je vous apprendrais qu’il est situé à quinze cents pieds au-dessus du niveau de la mer, qu’il a près de deux lieues de long sur une demi-lieue de large, qu’il est très-profond, que ses eaux sont minérales et fort actives contre plusieurs maladies, et qu’elles ont un léger goût savonneux, ce qui ne les empêche pas d’être poissonneuses. J’aime mieux vous dire qu’il n’est pas permis d’aller à Crémieu sans rendre visite à ce joli lac, que les environs en sont délicieux et qu’on y trouve de superbes frênes, que les monts qui encadrent ses deux rives sont les uns plus cultivés, les autres plus boisés et plus sauvages, que selon l’heure du jour et le caprice du vent il passe de la couleur de la nacre à un bleu d’azur et au gris du plomb, qu’enfin la nature s’est plu à rassembler sur ses bords les accidents les plus divers, des criques, des anses, des promontoires, ici des bouquets d’arbres qui se penchent sur l’eau et y trempent leur chevelure, là une grève courte que lave le flot, plus loin de petites falaises que fouette la vague. Vous aurez soin de vous arrêter sur une de ces falaises, à quelques pas du village, et de regarder à votre gauche. Au-delà du lac et de ses joncs, vous verrez au premier plan un rideau de saules aux feuillages argentés, — au-delà des saules, une hauteur ombragée de beaux noyers au travers desquels pointent un clocher et les tourelles d’un château, et, si le temps est clair, à la faveur de l’échancrure que laissent entre elles les collines, le Mont-Blanc vous apparaîtra dans toute la gloire de ses neiges éclatantes, découvrant à la fois ses deux versants, l’un qui s’abaisse par étages du côté de la France, l’autre, pareil à une gigantesque muraille, où il semble que les aigles eux-mêmes doivent gagner le vertige.

Le guide du voyageur vous donnera, madame, un aperçu des beautés du lac Paladru ; mais il ne vous dira pas que c’est un endroit où l’on fait des expériences désagréables. Celle que j’y fis m’a démontré clairement que le métier de prédicateur a ses dangers, et que les Allemandes ont parfois de bien étranges lubies.

VII

Deux heures après notre arrivée, M me de Mauserre, fatiguée de la route, rassasiée du lac et du Mont-Blanc, s’était assoupie sur un des canapés de l’hôtel des Bains, et Lulu, couchée sur un coussin, dormait à ses pieds. En attendant l’heure du dîner, M. de Mauserre, qui était aussi fort aux échecs qu’au pistolet, et qui cherchait une nouvelle occasion d’humilier son gendre, lui proposa une partie, et celui-ci l’accepta dans l’espoir d’une chimérique revanche.

Meta ne tarda pas à sortir ; elle alla promener ses pensées sur la grève où avait abordé un bateau tout fraîchement arrivé de l’autre bout du lac. Les bateliers qui le montaient venaient de l’amarrer à un pieu, après en avoir roulé la voile autour du mât. Elle eut la fantaisie d’y entrer ; je la vis s’asseoir près de la proue et y demeurer immobile, penchée sur l’eau, qui lui servait peut-être de miroir. L’occasion me semblant propice, quelques secondes après je l’avais rejointe, je détachais sournoisement l’amarre, et, prenant les rames en main, je gagnais le large avec elle.

D’abord elle parut effrayée de se trouver seule avec moi sur cette coque vacillante ; elle me supplia de la ramener à terre. Je n’eus pas l’air de l’entendre, je continuai de ramer. Peu à peu elle se rassura ou se résigna. Elle s’assit à l’arrière près du gouvernail. Quand nous eûmes dépassé le milieu du lac, je lâchai les avirons et laissai le bateau voguer à la dérive. Elle me regardait avec attention, interrogeant mon visage et mon silence.

Ayant trouvé la veille sur un des rayons de la bibliothèque du château une vieille édition des Provinciales , j’avais eu la curiosité d’y mettre le nez. Un passage m’avait singulièrement frappé et s’était incrusté dans ma mémoire. M’adossant contre le mât, et les bras croisés : « En vérité, mon père, m’écriai-je, il vaudrait autant avoir affaire à des gens qui n’ont point de religion qu’à ceux qui en sont instruits jusqu’à la direction d’intention, car enfin l’intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il ne s’aperçoit point de cette direction secrète, il ne sent que celle du coup qu’on lui porte. Et je ne sais même si on n’aurait pas moins de dépit de se voir tuer brutalement par des gens emportés que de se sentir poignarder consciencieusement par des dévots. »

J’ajoutai : — Ah ! que Pascal était un grand homme, et que la casuistique est une science dangereuse !

A qui parlez-vous ? me demanda-t-elle en souriant. Au ciel, aux poissons ou à moi ?

— A quelqu’un, repris-je, qui m’a reproché plus d’une fois d’être un homme léger, et je lui réponds : Grâce soit faite aux esprits légers, ils déferont demain le mal qu’ils ont fait hier. Je redoute davantage ceux qui le font par conviction ! C’est d’eux que Pascal a dit qu’on n’est jamais coquin si pleinement et si gaîment que quand on l’est par conscience.

Elle regarda autour d’elle : — Je ne vois pas ce jésuite à qui s’adresse votre discours, repartit-elle doucement. Vous devriez savoir que j’ai été élevée à ne pas aimer ces bons pères plus que vous ne les aimez vous-même.

Je repris les rames ; j’eus bientôt doublé un petit cap, dont les ombrages nous cachèrent le village et l’hôtel. Meta n’avait plus peur ; elle me dit d’un ton paisible : — Que répondra-t-on à Lulu si, à son réveil, elle demande sa gouvernante ? Est-ce un enlèvement ? dit-elle encore, Ah ! j’oubliais que nous sommes au 1 er septembre et qu’aujourd’hui nous devions avoir une explication ; mais un lac n’est pas un cimetière.

Puis elle détourna la tête et contempla le Mont-Blanc, qui se montrait vaguement derrière un massif de noyers.

J’abandonnai de nouveau les rames, et, m’adossant une seconde fois au mât, je fis une cigarette que j’allumai. — Les jésuites ont bon dos, repris-je. Il est possible qu’ils aient inventé le bel art de prévariquer en sûreté de conscience ; je me suis laissé dire pourtant que la casuistique est cultivée dans plus d’un pays où ils ne sont pas en faveur. On y voit des esprits qui emploient leur subtilité à trouver de bonnes raisons pour justifier les cas les plus injustifiables. On en voit d’autres qui méprisent la grosse morale terre à terre des honnêtes gens selon le monde ; ils la mettent à l’alambic, et leurs maximes quintessenciées les autorisent à s’accorder de petites licences que le commun des martyrs se refuserait. D’autres encore se servent de leur religion, qui est sincère, pour sanctifier leurs convoitises. Leurs actions les plus intéressées sont œuvres pies. Ces enfants de Dieu regardent toute la terre comme leur héritage, et, convaincus que le ciel leur a commis le soin d’obliger les méchants à restitution, ils font main basse, la larme à l’œil, sur leurs biens qu’ils s’appliquent .

Je lançai ma cigarette dans le lac. — On m’a parlé d’une pécheresse, poursuivis-je, qui, à vrai dire, n’avait péché qu’une fois ; la vie avait été si indulgente pour elle qu’elle avait trouvé le bonheur dans sa faute. Une sainte vint à passer, et, voyant cette heureuse coupable, elle s’écria : — Quel fâcheux exemple ! La loi divine de ce monde est l’ordre que cette femme a transgressé. Il y va de l’intérêt du ciel et des bonnes mœurs que je lui prenne son bonheur si mal acquis ; je lui prendrai sa maison, je lui prendrai son mari, je lui prendrai son enfant, je lui prendrai son passé et son avenir, ses souvenirs et ses espérances, je lui prendrai tout, et Dieu me dira : Bien travaillé, ange de lumière ! il y a un désordre de moins dans le monde.

Une flamme lui monta aux joues ; elle me cria : — Depuis quelques jours vous parlez par énigmes ; dites-moi une fois pour toutes ce que vous avez dans l’esprit et de quelle infamie vous me soupçonnez.

— Il y a là-bas, lui répliquai-je, dans une auberge de village, une femme qui dort paisiblement. Puisse-t-elle ne se point réveiller ! car un jour elle sera folle de désespoir en découvrant que M lle Meta Holdenis a conçu l’honorable et hardi projet d’épouser M. de Mauserre.

Son visage prit une expression colère et sèche que je ne lui avais jamais vue. Ce ne fut qu’un coup de théâtre, la scène changea bien vite. Le regard presque féroce que ses yeux dardaient sur moi, comme l’aiguillon d’une abeille, s’adoucit par degrés ; ses lèvres serrées se détendirent, son front crispé redevint uni comme une glace, elle baissa la tête, et il me sembla que des larmes roulaient sous sa paupière. J’attendis un moment qu’elle me parlât ; mais j’attendis en vain.

Les lacs des montagnes sont capricieux et fantasques. Quand nous nous étions embarqués, il n’y avait pas un souffle dans l’air ni une ride à la surface de l’onde, qui était d’un bleu argenté. Bientôt l’ombre portée de la côte avait pris une couleur d’émeraude ; le vert, gagnant peu à peu sur l’azur, avait envahi tout le lac, qui fut saisi d’un frisson et commença à clapoter. Le bateau avait dérivé au large. De plus en plus embarrassé du silence de Meta et du mien, je me décidai au retour. Je mis cap sur le village de Paladru, où la brise nous poussait en droiture, et je dépliai la voile en demandant à Meta si elle se chargeait du gouvernail, qu’il ne s’agissait que de maintenir droit. Elle me répondit par un signe des yeux, et saisit la barre d’une main déterminée. La voile s’enfla, le bateau prit sa course comme un cheval qui aurait senti l’éperon ; déjà les roseaux et les galets de la rive devenaient plus distincts.

Meta avait redressé la tête ; sa bouche entr’ouverte buvait le vent, et sa poitrine se gonflait. — Je veux vous dire une fois encore le Roi de Thulé , murmura-t-elle ; écoutez bien. — Et de la même voix que jadis elle me récita les vers que grâce à elle je savais par cœur :

Es war ein König in Thule
Gar treu bis an das Grab,
Dem sterbend seine Buhle
Einen goldnen Becher gab.

Le vent fraîchissait de seconde en seconde ; soudain une rafale secoua rudement la voile, qui tour à tour battit le mât et se tendit jusqu’à le faire craquer. Le lac avait passé du vert au gris, il se tachetait d’écume et se hérissait d’un air de méchante humeur. A un mouvement maladroit que fit Meta, le bateau, s’étant incliné brusquement, embarqua un paquet d’eau. — Prenez garde, lui dis-je ; il suffirait d’une distraction pour nous faire chavirer.

Elle était arrivée au dernier couplet :

Er sah ihn stürzen, trinken,
Und sinken tief ins Meer.
Die Augen thäten ihm sinken ;
Trank nie einen Tropfen mehr.

Elle répéta deux fois ces quatre vers ; puis elle me regarda, et sa figure me parut singulière. Elle ôta sa toque ; l’air jouait avec ses cheveux, qui voltigeaient sur son front ; elle avait les joues ardentes, et au fond de ses yeux braqués sur moi une mystérieuse folie agitait ses grelots.

— Votre bohémienne, s’écria-t-elle, était une menteuse ; ne m’a-t-elle pas prédit que je vivrais cent ans ? — Et, baissant la voix, elle ajouta : — Nous devions décider aujourd’hui si nous passerions notre vie ensemble ; puisque vous n’y pensez plus, je veux mourir avec vous.

A ces mots, elle imprima au gouvernail une si violente secousse que la seconde d’après notre bateau avait sa coque en l’air et votre serviteur six pieds d’eau au-dessus de la tête.

Madame, on ne sait dans ce monde ce qui sert et ce qui nuit. Je n’aurais jamais imaginé que le commerce de mon ami Harris pût avoir pour moi la moindre utilité. Cependant, lorsque je revins de mon étourdissement et du fond de l’eau à la surface, ma première pensée fut de me féliciter d’avoir passé avec lui trois mois à Genève, parce que, nous baignant tous les jours dans le lac, il avait fait de moi un habile nageur ; — soyez sûre que dans ce moment tous mes tableaux passés et futurs me semblaient bien peu de chose au prix de la faculté que je possédais de me tenir sur l’eau.

Mes idées se débrouillant, ma seconde pensée fut qu’il y avait près de moi une femme qui se noyait, et que j’étais résolu à la sauver ou à périr avec elle. Vous croirez ce qui vous plaira, madame ; mais ce n’était pas un mouvement d’humanité ni de compassion qui me poussait : je ressentais pour la première fois une sorte de fureur amoureuse. J’avais tout pardonné à Meta en faveur de la charmante et louable intention qu’elle avait eue de noyer Tony Flamerin ; il me semblait que la vie n’était pas possible sans elle. Ce sentiment vous paraîtra extravagant, et vous allez croire que l’eau du lac Paladru, dont j’avais avalé un grand coup, joint à ses autres vertus celle d’être plus capiteuse que le vin du Rhin. Madame, il n’est pas besoin de boire pour extravaguer ; il y a un peu de déraison dans toutes les passions humaines. C’est le cœur de l’homme qui est capiteux.

Je plongeai, et je n’aperçus pas Meta. L’épouvante me gagnait quand je m’avisai que, sa robe s’étant accrochée à la barre du gouvernail, elle se trouvait prise sous le bateau. Je l’eus bientôt dégagée. Elle avait entièrement perdu connaissance ; mais je ne pouvais avoir de sérieuses alarmes, elle n’avait pas demeuré plus d’une minute sous l’eau. Un léger mouvement qu’elle fit avec les doigts me rassura tout à fait. Lui soutenant la tête de ma main gauche, je m’escrimai si vigoureusement du bras droit et des deux jambes que le grand Harris lui-même eût été content de moi. Au bout de quelques instants que je trouvai longs, j’eus l’infini bonheur de prendre terre.

Mon premier soin fut de coucher Meta sur le côté ; elle rouvrit les yeux, les referma aussitôt. Je l’enlevai dans mes bras et me mis à courir vers l’auberge, qui n’était pas loin. Je fus accosté à mi-chemin par deux bateliers furieux, qui, m’accablant d’injures, me redemandaient leur bateau. Je le leur montrai du doigt, les assurant qu’il se portait bien, quoiqu’il n’y parût pas. Dans le fond, ils étaient débonnaires, et ma bourse, que je leur donnai, était si bien garnie, qu’ils changèrent de ton et voulurent m’aider à porter ma précieuse charge ; mais je n’entendais pas que personne m’en soulageât. M me de Mauserre, qui s’était réveillée, s’étonnant de ne pas nous voir, venait de sortir de l’hôtel avec Lulu pour nous chercher. Elles nous aperçurent, et, croyant à un irréparable malheur, elles poussèrent l’une et l’autre des cris perçants. J’avais eu facilement raison des bateliers qui me réclamaient leur bateau ; j’eus plus de peine à calmer Lulu, qui me demandait compte de sa gouvernante. Le pis est que ses hurlements furent entendus de M. de Mauserre. Il abandonna sa partie d’échecs, se précipita dans la cour, et je crus que j’aurais une affaire sérieuse avec lui. Il me regardait d’un air menaçant et furibond. Je me hâtai de dissiper son inquiétude en lui affirmant que Meta était vivante ; mais l’inquiétude le tourmentait moins que l’âpre chagrin de la voir étendue dans mes bras, qui la serraient étroitement, sa joue pressée contre la mienne, ses cheveux collés à mes tempes.

Il s’élança sur moi, les poings levés, et s’écria : — Vous êtes un misérable fou !

Ce cri me fit mesurer la profondeur de sa blessure. — Vous vous oubliez, monsieur, lui répondis-je froidement. — Et, le repoussant de l’épaule, j’entrai dans l’auberge, où je déposai mon fardeau. Il n’y a pas d’enthousiasme qui tienne, j’étais à bout de forces.

M. d’Arci était accouru ; il haussa les épaules en lorgnant Meta, qui était pâle comme la mort, et il me dit : — Quelle comédienne ! — Puis il grommela entre ses dents : — L’idée était ingénieuse ; mais le cœur vous a manqué.

VIII

Les soins empressés de M me de Mauserre, assistée de sa belle-fille et de l’hôtelière, eurent bientôt ressuscité la perle des gouvernantes. On la déshabilla, on la mit dans un lit bassiné, où elle ne tarda pas à reprendre tous ses esprits. Son premier mot fut pour appeler Lulu, qui se jeta sur elle avec des transports de joie.

Pendant ce temps, j’avais échangé mes habits mouillés contre des vêtements de paysan, et je descendis me chauffer à la cuisine. J’y trouvai M. de Mauserre debout devant la cheminée. — Vous avez des explications à me donner, me cria-t-il.

— Permettez, repartis-je d’un ton vif, il me semble que c’est à moi d’en réclamer.

Notre vieille amitié triompha de sa jalousie et de son orgueil, et il reprit de l’air le plus affectueux : — Vous avez raison ; les cris de Lulu m’avaient troublé l’esprit. Excusez-moi, je vous en prie, et embrassons-nous.

Je lui touchai dans la main sans lui donner au sujet de mon naufrage les éclaircissements détaillés qu’il désirait. Tout ce qu’il put tirer de moi fut que M lle Holdenis avait choisi le moment où le vent soufflait dans toute sa force pour lâcher imprudemment le gouvernail. — Cela prouve une fois de plus, ajoutai-je, que les femmes sont de mauvais pilotes ; ne nous laissons gouverner par elles ni sur eau ni sur terre.

Impatienté de ma réserve, il m’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre, et, m’ayant regardé dans le blanc des yeux, il me dit à brûle-pourpoint : — Avez-vous des vues sérieuses sur M lle Holdenis ?

— Que vous importe ? lui répondis-je.

— Je m’intéresse à elle et à vous, et je ne crois pas que vous soyez faits l’un pour l’autre.

— Pour qui donc est-elle faite ? lui demandai-je en le regardant fixement à mon tour.

— Pour ma fille, à qui elle est bien nécessaire. Soyez de bonne foi. Votre cœur est-il pris tout de bon ?

— Peut-être, lui dis-je ; mais je ne dois compte de mes sentiments qu’à elle seule.

Sur ces entrefaites, on nous annonça que le dîner était servi. Je me sentais un appétit bourguignon ; je l’avais bien gagné. Je fis honneur au repas et surtout à un ombre-chevalier qui avait été pêché le matin près de l’endroit où nous avions chaviré ; ce produit du lac Paladru me parut délicieux, tant j’ai l’âme peu rancunière. M. de Mauserre mangeait du bout des dents et ne prononça pas trois paroles. M me de Mauserre ne se lassait pas de me questionner sur mon aventure nautique et de me remercier d’avoir sauvé la vie à une personne qui lui était chère. M. d’Arci avalait morceau sur morceau pour se mettre dans l’impossibilité de parler. M me d’Arci me regardait avec son sourire tranquille, me disant tout bas : — Beau chevalier, il y a quelque chose là dessous.

Entre la poire et le fromage, M me de Mauserre nous quitta pour aller prendre des nouvelles de Meta. Elle revint nous dire que l’héroïne du jour se portait à merveille, qu’après avoir bu un bouillon elle voulait à toute force se lever, et que, ses vêtements n’étant pas encore secs, on s’occupait de lui en chercher d’autres. Lulu, qui ne pouvait se passer de sa gouvernante, demandait à se rendre auprès d’elle. On lui en refusa la permission ; elle se mit à pleurer et à trépigner comme dans son beau temps. Pour la calmer, M. d’Arci lui fit des cocottes en papier ; tout le monde s’en mêla, la table en fut bientôt couverte. Après avoir fourni mon contingent, je m’échappai pour aller fumer un cigare dans le jardin.

La lune à son second quartier argentait la moitié du lac ; l’autre était dans une ombre noire. Il n’était plus fâché, mais il lui restait comme une sourde émotion ; par intervalles, ses vagues balbutiaient des mots entrecoupés : on eût dit un enfant que le sommeil a surpris dans sa colère et qui gronde tout bas en rêvant. La pensée me vint d’aller trouver Meta ; il me semblait qu’après ce qui s’était passé nous avions à causer ensemble.

Je rentrai dans l’auberge par la porte de derrière. Je montai à pas de loup l’escalier, je me glissai le long du corridor, et j’allais frapper quand je m’avisai que Meta n’était pas seule. Elle disait à quelqu’un : — Donnez-moi des nouvelles de mon sauveur.

— Il est d’une humeur charmante, répondit une voix sombre que je reconnus pour celle de M. de Mauserre.

Mon premier mouvement fut de pousser brusquement la porte, le second de retenir mon souffle et de prêter l’oreille ; mais les bonnes consciences produisent des scrupules comme les bonnes terres portent de bon froment. Pour me dérober à la tentation, je rebroussai chemin, je gagnai en tapinois la chambre où j’étais entré pour me changer ; mes habits y séchaient auprès d’un grand feu. J’étais occupé à les retourner quand je m’aperçus qu’après une pause les deux voix avaient repris leur entretien. Rappelez-vous, madame, lorsque vous visiterez le lac Paladru, qu’à l’hôtel des Bains les lits sont tendres, les repas copieux et bien servis, les ombres-chevaliers délicieux, mais que les plafonds et les parois y sont minces comme une feuille de carton, que d’une pièce à l’autre on entend tout, et qu’il y faut murmurer ses secrets dans la langue des fourmis. Non bis in idem , disent les juristes, ce qui signifie qu’on n’est pas tenu d’avoir de la conscience deux fois de suite dans la même affaire. Cette fois j’écoutai, et j’entendis.

— Ne puis-je donc savoir qui de vous deux a eu la première idée de cette promenade sur l’eau ? disait M. de Mauserre d’un ton sec, presque impérieux.

— Je ne le sais pas moi-même ; il me semble que l’amarre s’est détachée toute seule.

— Et vous avez trouvé fort naturel cet aventureux tête-à-tête avec un homme que j’aime, que j’estime, mais qui est mauvais juge peut-être dans les questions de convenance ?

— J’ai eu tort, dit-elle humblement. J’ai oublié ma situation ; la gouvernante de votre fille vous en fait, monsieur, toutes ses excuses.

— Je ne suis pas en ce moment le père de ma fille, je suis un homme qui pensait avoir le droit… — Il n’acheva pas sa phrase ; il préféra en commencer une autre. — Ne sommes-nous pas le 1 er septembre ? C’est aujourd’hui que Tony devait vous demander votre main. Que lui avez-vous répondu ?

— Je n’ai pas eu de réponse à lui faire, monsieur, parce qu’il ne m’a rien demandé.

— C’est pourtant un endroit bien choisi qu’un bateau pour y faire une déclaration ; on ne risque pas d’y être dérangé. La sienne a-t-elle été brûlante ? A-t-il su profiter de la circonstance en habile homme ? a-t-il été entreprenant ?

— Songez-vous bien, monsieur, à qui vous parlez ?

— Je suis tenté de croire, poursuivit-il, que votre naufrage n’a point été un accident. M. Flamerin a voulu se procurer le plaisir de vous sauver, le plaisir plus doux encore de vous porter pendant dix minutes dans ses bras. Comme il vous tenait étroitement serrée contre son cœur ! Est-il certain que vous fussiez tout à fait évanouie ?

Elle enfla sa voix, et ce fut à son tour d’avoir le verbe haut : — Eh bien ! oui, s’écria-t-elle, M. Flamerin a pris aujourd’hui avec moi de grandes libertés. Ce qui me console, c’est qu’un jour peut-être je serai sa femme.

— Cela ne sera pas.

— S’il le veut, qui pourrait l’en empêcher ? Vous oubliez qu’il est libre, lui !

Ce mot l’accabla, et je crus l’entendre pousser un profond soupir. Il se pourrait aussi que ce fût une illusion ; dans certaines circonstances, les oreilles me tintent.

— Si vous méprisez mes conseils, reprit-il d’un ton plus doux, j’aime à croire que vous attachez quelque prix au consentement de votre famille. Je peux vous assurer que votre père n’autorisera jamais ce mariage.

— Vous lui avez donc écrit ? Comme vous abusez de mes confidences !

— Il m’a répondu courrier par courrier que M. Flamerin était sans doute un bon parti, mais qu’il n’agréerait pour son gendre qu’un homme d’un esprit sérieux et de principes sévères, et que les hommes à principes ne se rencontrent guère parmi les artistes. Une telle délicatesse lui fait d’autant plus d’honneur qu’il se trouve, paraît-il, dans une situation embarrassée.

— Il vous a parlé de ses affaires ? lui demanda-t-elle avec émotion.

— Je lui sais gré de sa confiance. Quelqu’un lui propose de le prendre pour associé dans une entreprise qui lui permettrait de relever en peu de temps sa fortune ; mais on exige de lui un apport de capital qu’il ne possède pas.

— Et qu’il vous prie de lui avancer ?

— Je serais heureux de pouvoir faire quelque chose pour le père de Meta Holdenis.

— Ah ! monsieur, pourquoi obligez-vous une fille à plaider pour vous contre son père, et à vous avertir que, si honnête, si loyal qu’il soit, il est homme à projets et à chimères, qu’il a la main malheureuse dans tout ce qu’il entreprend, que vous lui rendriez un service fatal en encourageant ses illusions, que vous ne reverriez jamais votre argent, et que ma fierté ne s’en consolerait pas ?… J’exige, monsieur, que vous ayez le courage de le refuser. Je suis prête, s’il le faut, à vous demander cette grâce à genoux.

— Calmez-vous. Je refuserai, puisque vous m’en priez. Laissez-moi vous dire que vous avez le cœur le plus noble et le plus délicat que je connaisse.

— Et vous, monsieur, vous êtes la bonté même… Pourtant vous m’avez fait tout à l’heure la plus injuste querelle.

Il me parut qu’il changeait de place pour se rapprocher d’elle. — Pour la dernière fois, l’aimez-vous ou ne l’aimez-vous pas ? lui dit-il.

— Quittons ce sujet, monsieur, il m’en coûte trop de me disputer avec vous.

— Vous refusez donc de rassurer mon inquiétude ? reprit-il d’un ton presque suppliant.

— J’ai peine à croire à votre inquiétude ; je croirais plutôt à votre despotisme, si vous n’étiez pas si bon.

— Et ma tyrannie vous paraît insupportable ?

— Je suis très-disposée, monsieur, à me laisser gouverner par vous ; mais nous vivons, ajouta-t-elle avec gaîté, dans un temps où les peuples les plus soumis demandent à leur gouvernement de s’expliquer.

— Vous voulez que je m’explique ? Vous voulez me contraindre à vous dire ce que je m’étais promis de vous taire à jamais ?… Oui, je suis un despote, et mon secret… Ah ! ne me forcez pas à parler, vous m’avez deviné !

Il y eut un long silence, du moins il me parut très-long. M. de Mauserre le rompit enfin en disant : — Je ne sais ce que vous penserez de moi ; mon aveu vous semble-t-il odieux ou ridicule ?

— Je ne vous juge pas, monsieur, répondit-elle, je crois rêver. Vous vous trompez, vous vous faites illusion. Qui suis-je, pauvre fille sans esprit et sans figure, pour m’être fait aimer d’un homme tel que vous ? Ce sera l’éternelle gloire de ma vie ; mais à cet honneur dangereux je préfère la paix que j’ai perdue. J’étais si heureuse auprès de vous !… Hélas ! me voilà condamnée à quitter dès demain les Charmilles. Monsieur, qu’avez-vous fait ? Que vous êtes cruel !

— Vous me quitteriez ? s’écria-t-il avec véhémence ; je ne le souffrirai point.

— Quand j’aurais la faiblesse de rester, quelle vie mènerais-je dans une maison où j’aimais à vous chercher, et où désormais la prudence, le devoir, tout me commandera de vous fuir ? Adieu cette douce liberté qui avait tant de charmes pour moi comme pour vous !

— Vous resterez, vous dis-je, et vous n’aurez pas besoin de me fuir. Je vous promets que vous n’entendrez plus de moi un seul mot qui puisse vous blesser ou vous effrayer. Ce jour est un jour néfaste, effaçons-le de notre mémoire. Que demain soit comme hier, oublions l’un et l’autre que nous sommes venus ensemble dans un lieu maudit où la jalousie m’a fait divaguer…

— Qu’exigez-vous de moi, monsieur ? L’oubli vous sera facile, mais je me défie de mes souvenirs.

— Je vous en supplie, reprit-il, traitez-moi comme un malade dont on ménage la raison, à qui l’on passe, crainte de pis, ses plus absurdes caprices. Soyez sûre que je condamne ma folie, mais elle me fait peur, et, si vous me refusiez, je ne réponds de rien, je serais capable de quelque éclat qui ferait notre malheur à tous. Jurez-moi que vous ne disposerez pas de votre main avant de m’avoir consulté, et que vous ne quitterez pas les Charmilles sans mon consentement.

— Vous m’épouvantez ! dit-elle d’une voix éperdue.

— Je ne sortirai pas d’ici que vous ne m’ayez donné votre parole.

— Vous l’avez, monsieur, je vous la donne dans l’espérance que vous me la rendrez.

Cette conversation, madame, m’agaçait horriblement, elle m’était insupportable, et j’avisais au moyen d’y mettre fin quand j’entendis une porte s’ouvrir. L’instant d’après, je reconnus la voix de M me de Mauserre qui disait : — Je vois avec plaisir, ma chère, que vous êtes en bonne compagnie. La voilà hors d’affaire, n’est-ce pas, Alphonse ?

— Grâce à vos bons soins, madame, dont je vous serai éternellement reconnaissante, lui répondit Meta. Je me félicite d’avoir vu la mort de si près, puisque j’ai eu l’occasion de me convaincre que vous voulez bien m’aimer un peu.

— En doutiez-vous ? La belle peur que vous m’avez faite ! — Et M me de Mauserre partit de là pour revenir sur le détail de ses émotions ; elle aimait à redire les choses.

Je m’esquivai discrètement. Je retournai dans le jardin, où je méditai longtemps sur ce que j’avais entendu. Je ne savais trop quel jugement en porter. Il y avait en moi un procureur-général qui requérait et un avocat très-retors qui trouvait réponse à tout. Le tribunal flottait dans le doute et réclamait un supplément d’enquête. Tout en consultant avec moi-même, je contemplais les étoiles, je n’en sus tirer aucun éclaircissement.

Des sons de piano m’arrachèrent à mes réflexions ; Meta, enveloppée dans la pelisse de M me de Mauserre, était descendue dans la salle commune, et jouait un nocturne de Chopin, qui assurément avait pensé à moi en le composant. Sa musique peignait les sentiments d’un homme qui est en train de se noyer avec la femme qu’il aime ; elle disait aussi : Puisque vous refusez de vivre avec moi, je veux mourir avec vous ! Le piano était une méchante épinette de village que Meta réussissait à faire parler ; le proverbe a raison : Il n’est point de mauvais outil, pour un ouvrier qui a le diable au corps. Il me parut qu’elle avait également le diable dans les yeux. J’étais allé m’accouder sur le rebord de la fenêtre, et je l’observai longtemps sans qu’elle pût m’apercevoir. La douceur habituelle de son regard avait fait place à une vivacité meurtrière ; mais il y a de bons diables, et, la musique aidant, je cherchais à me persuader que celui qui logeait dans ces prunelles bleues me promettait le bonheur. Par intervalles, cela me semblait évident ; quand Meta eut fermé le piano, je ne regardai plus la chose comme aussi sûre.

Je dormis très-mal cette nuit, d’abord parce que j’agitais dans mon esprit un problème de mathématiques transcendantes, ensuite parce que mon voisin de droite, M. de Mauserre, fut sur pied jusqu’au petit jour, allant et venant comme un ours en cage. Son insomnie consolait la mienne.

A la demande de Lulu, il fut décidé que nous déjeunerions à Paladru et ne partirions pour les Charmilles qu’après midi. Vers onze heures, je descendis dans la salle à manger. M me d’Arci était assise près d’une fenêtre et regardait M me de Mauserre, qui arpentait le jardin avec Meta. Elle me les montra du doigt l’une après l’autre en me disant : — Comment est-il possible de désirer ceci, quand on a le bonheur de posséder cela ?

— Il faut tout comprendre, lui répondis-je. La femme que voici n’a tout son prix que dans le monde, dans une fête, dans un bal ; mais on ne donne pas de bals aux Charmilles, et il faut convenir qu’à la campagne, un jour de pluie, la femme que voilà offre beaucoup de ressources.

— Ajoutez, reprit-elle, que l’une est aussi sincère, aussi vraie, aussi sûre que l’autre est secrète, tortueuse et sournoise, et il passe pour constant que les hommes n’ont jamais adoré que les femmes dangereuses.

— Beaucoup de gens, lui répliquai-je, n’aiment à voyager que dans les pays où il y a des précipices.

En ce moment, M me de Mauserre nous aperçut et nous cria : — Vous avez l’air de conspirateurs. Peut-on savoir ce que vous complotez ?

— Nous complotons, lui dis-je, de vous ramener ici dans dix mois et de vous donner sur le lac Paladru une fête vénitienne dont je me charge de rédiger le programme.

Elle me remercia d’un mouvement de tête et continua sa promenade.

Après avoir pris la précaution de refermer les fenêtres, M me d’Arci me fit subir un interrogatoire sans recevoir de moi que des réponses évasives. Je lui rappelai que j’avais obtenu d’elle et de M. d’Arci un vote de confiance et un crédit de temps.

— Vous finirez bien par nous rendre vos comptes, me dit M. d’Arci, qui nous rejoignit sur ces entrefaites. Vos intentions sont bonnes ; je vous reproche seulement de manquer d’esprit de suite et d’être un trop bon nageur.

— Je ne veux pas la mort du coupable ; je travaille à sa conversion.

— C’est bien à vous, reprit-il, de prêcher les gens ; ce serait mieux encore de ne pas les repêcher.

— Laissez-moi faire à mon idée, et souvenez-vous de votre promesse.

— Je ne dirai rien qui puisse irriter mon beau-père, je ne ferai rien qui puisse inquiéter M me de Mauserre. Êtes-vous content ?

— Je le serai tout à fait si nous réussissons à éviter une crise qui tournerait sûrement au profit de l’ennemi.

— Soyez tranquille, me dit M me d’Arci. Nous avons réfléchi à vos recommandations, et vous nous avez convaincus que, tant que M me de Mauserre ne se doutera de rien, elle sera invulnérable ; sa confiance fait sa sûreté.

Je lui fis signe de se taire ; je venais d’entendre à l’instant dans la pièce voisine, dont la porte était entr’ouverte, un léger piétinement de souris. Je m’assurai qu’en effet Meta n’était plus au jardin.

— Dieu veuille qu’elle ne nous ait pas entendus ! dis-je à M me d’Arci. Croyez-en mon expérience, les murs de cette auberge sont perfides.

Deux heures plus tard, nous étions en route. Je ne sais si ce fut par précaution contre son gendre ou contre lui-même que M. de Mauserre pria sa femme de monter dans le break. Je pris place dans la calèche avec mes deux alliés. En allant à Paladru, j’avais été pensif ; au retour, je fus rêveur. Quelques efforts que je fisse pour m’occuper du paysage, je revoyais toujours un lac qui moutonnait, un bateau ballotté et deux grands yeux un peu fous qui me regardaient fixement et semblaient me crier : l’amour ou la vie ! Voilà, madame, comment il se fait que j’ai parcouru deux fois un très-beau pays sans le voir.

IX

Je fus quelques jours sans pouvoir échanger deux mots avec Meta. Elle ne se ressentait point de son bain ; mais Lulu s’était refroidie à notre retour, et sa gouvernante l’avait condamnée à garder la chambre, où elle lui tenait fidèle compagnie du matin au soir. J’attendais impatiemment qu’elle sortît de sa prison volontaire, quand éclata la crise que j’appréhendais. Je dois rendre à M. d’Arci la justice qu’il n’y fut pour rien ; cette crise funeste qui selon ma prédiction devait favoriser les entreprises de l’ennemi, ce fut l’ennemi qui la provoqua. Décidément on ne saurait trop se défier des murailles de l’hôtel des Bains.

Un soir, peu avant le dîner, comme M me de Mauserre, qui ne pensait à rien moins, était seule dans son petit salon, elle vit entrer M lle Holdenis pâle, le visage défait, laquelle vint se jeter à ses pieds en pleurant. Elle se figura d’abord que Lulu était morte ou mourante ; Meta retrouva sa voix pour la rassurer.

— Mais qu’est-ce donc, ma chère ? Vous m’épouvantez. Avez-vous reçu quelque triste nouvelle ?

Meta secoua la tête.

— Vous a-t-on fait quelque chagrin ? M. d’Arci se serait-il permis… Contez-moi tout de suite vos peines. Je serai bien malheureuse si je ne réussis pas à vous consoler.

— Vos bontés m’accablent, répondit Meta, qui ne cessait de pleurer. Traitez-moi en ennemie, chassez-moi de cette maison ; il est bon pour vous et pour moi que je n’y reste pas un jour de plus.

Elle ne put en dire davantage, ses larmes lui coupèrent la voix. M me de Mauserre la pressa de questions, ses réponses étaient brèves, entortillées et obscures ; mais, quand on est demeuré quelque temps dans les ténèbres, on finit par s’y reconnaître, et M me de Mauserre entrevit tout d’un coup la cruelle vérité.

— Ah ! grand Dieu, s’écria-t-elle, M. de Mauserre… Il vous aime, et il a osé vous le dire. Où ? quand ? comment ? que s’est-il passé ? Je veux tout savoir.

— Je n’en ai déjà que trop dit, repartit Meta.

En ce moment, elle laissait reposer sa tête sur les genoux de M me de Mauserre, qui la repoussa de ses deux bras avec violence ; mais elle se repentit aussitôt de son emportement.

— Que je suis injuste ! lui dit-elle. Je m’en prends à l’amie courageuse qui est venue se confesser à moi et m’avertir.

— Ah ! madame, repartit Meta, ne vantez pas mon courage ; ayez plutôt pitié de ma faiblesse. M. de Mauserre m’a surpris la promesse de ne pas quitter les Charmilles sans son contentement. Il m’a parlé en maître, j’ai craint de lui déplaire, et j’ai juré. Dites-lui, je vous prie, que je suis venue le dénoncer à vous-même ; dans sa colère, il me rendra ma parole.

— Non certes, lui répondit M me de Mauserre, je n’abuserai pas de votre noble confiance. Je ne parlerai qu’en mon nom, et je le supplierai.

— Ne le suppliez pas, interrompit-elle. Ordonnez, exigez. Soyez sûre que je n’ai pu lui inspirer un sentiment sérieux, et qu’il n’a pour moi qu’une fantaisie d’un jour, dont vos reproches le feront rougir, et qu’il s’empressera de sacrifier. Qui suis-je pour vous disputer son cœur, à vous qui êtes aussi belle que vous êtes bonne ! Vous avez gardé tout votre empire sur lui : le premier mot que vous lui direz le fera rentrer en lui-même. Déclarez-lui qu’il vous est venu des soupçons, que ma présence ici trouble votre repos, que, s’il ne s’en charge, vous êtes résolue à me signifier mon congé. Ou bien, si ces explications vous effrayent, trouvez quelque prétexte, accusez-moi de négliger mes devoirs, de me relâcher dans les soins que je dois à votre chère enfant. Quoi que vous puissiez dire, je ne vous démentirai en rien, et je partirai d’ici le cœur navré, mais pleine de gratitude pour la main qui m’aura chassée.

M me de Mauserre demeura quelques instants interdite, éperdue ; elle rêvait comme on rêve au bord d’un précipice.

— Non, répondit-elle enfin, je ne me mettrai pas en peine de rien inventer ; il m’en coûterait trop de calomnier une personne qui ne m’a fait du mal que malgré elle. Ne me demandez pas de mentir ; je n’ai pas ce talent. Si je parle, je dirai la vérité, et je vous la dis en ce moment en vous confessant que tout à la fois je vous admire, je vous aime et je vous hais.

A son tour, elle fondit en larmes ; comme Meta s’ingéniait à la consoler, elle lui imposa silence, et, l’ayant embrassée avec effort, elle la renvoya.

D’ordinaire nous étions sept à table ; ce jour-là, nous ne fûmes que deux. M. et M me d’Arci avaient accepté une invitation chez des voisins ; M me de Mauserre allégua une violente migraine qui l’obligeait à garder la chambre, Meta l’engagement sacré qu’elle avait pris de dîner avec sa jeune malade dans la nursery . M. de Mauserre se résigna courtoisement à son tête-à-tête avec moi, et fit bon visage à mauvais jeu. Malgré notre bonne volonté, la conversation était embarrassée, languissante ; nous avions tant de choses à ne pas nous dire ! Après le café, il me quitta pour faire une promenade à cheval : c’était son habitude quand il avait du souci.

Je venais de rentrer chez moi, quand M me de Mauserre me fit appeler. Je me rendis sur-le-champ auprès d’elle, et je n’eus besoin que de la regarder pour m’assurer qu’elle souffrait d’autre chose que d’une migraine. Elle avait les traits bouleversés, les lèvres tremblantes, les yeux morts. Elle me tendit la main en essayant de sourire ; ce demi-sourire, que je n’oublierai jamais, me parut l’image du bonheur foudroyé.

— Le châtiment que je redoutais est enfin venu, me cria-t-elle ; mais il est plus terrible que tout ce que j’aurais pu rêver.

Et après m’avoir fait promettre le secret, elle me raconta son entretien avec Meta. Je lui dis tout ce que je pus imaginer pour la calmer et lui rendre cœur ; j’y perdis mes peines. Je l’avais bien jugée : cette âme abandonnée à toutes ses impressions, extrême dans ses chagrins comme dans ses joies, était incapable de faire bonne figure dans le malheur ; du premier coup il l’avait mise à terre, elle ne pouvait plus se relever.

— Faut-il que je vous confesse où j’en suis ? me dit-elle en m’interrompant. Tantôt, quand j’ai vu paraître ici M lle Holdenis, l’expression de son regard était si funeste que j’ai senti tout de suite qu’un grand deuil venait d’entrer dans cette maison ; ma première pensée a été que ma fille était morte. Que Dieu me le pardonne, si ma fille était morte, je souffrirais moins ; mon amour m’était plus cher que mon enfant.

Je pris le parti de la laisser parler ; la douleur se fatigue en bavardant, et cette fatigue la soulage.

— Non, je ne rêve pas, Tony, me disait-elle ; je n’avais plus que dix mois à attendre pour être sa femme. Dieu me condamne à faire naufrage en vue du port. Ah ! si vous saviez ce qu’il était pour moi ! J’en étais venue à l’aimer mille fois plus que le jour où il m’a enlevée, — car enfin, Tony, c’est bien lui qui m’a enlevée, n’est-ce pas ? Apparemment il savait ce qu’il faisait. Je lui ai longtemps résisté ; mais il m’a tant tourmentée que j’ai fini par céder, plus par faiblesse ou par pitié, vous le dirai-je ? que par amour. Vous étiez là, vous devez tout savoir. Oui, dans ce temps j’étais aimée de lui bien plus que je ne l’aimais. Que les rôles ont changé ! Il est devenu mon idole, et c’est pour cela que Dieu m’a châtiée ; il déteste toutes les idolâtries.

Quelques instants après, elle reprochait à ce Dieu jaloux son injustice, sa cruauté. Ne pouvait-il trouver dans le monde une femme plus coupable qu’elle à frapper ? Ne devait-il pas réserver ses grands châtiments, ses grands coups, pour les fautes orgueilleuses et insolentes ? Sa gloire était-elle intéressée à foudroyer un roseau ?

Puis elle s’écriait tout à coup que Meta s’était abusée, qu’il y avait trop d’invraisemblance dans son histoire : — Comment aurait-elle pu lui plaire, Tony ? Oseriez-vous me soutenir qu’elle est plus belle que moi ? Ne vous souvient-il pas que, le jour même où elle est arrivée aux Charmilles, M. de Mauserre l’a trouvée laide ? Nous nous sommes disputés à ce sujet ; sa figure ne me déplaisait pas. Elle est agréable, parce qu’elle a l’air intelligent et bon ; mais c’est tout. Franchement, Tony, vous paraît-elle si extraordinaire ? Y a-t-il en elle quelque chose qui m’échappe ? Ah ! vous autres hommes, vous avez des yeux bien étranges, vous leur faites voir ce que vous voulez ; ce sont de faux témoins qui mentent impudemment pour justifier vos infidélités.

Et bientôt changeant de langage : — Hélas ! reprenait-elle, tout cela ne s’explique que trop ; j’aurais dû prévoir que cette Meta lui ferait faire des comparaisons et des réflexions bien dangereuses pour moi. Elle a tous les talents qui me manquent. Elle est active, sans cesse occupée, et je ne puis me tenir dix minutes sur mes pieds sans tomber de fatigue. Elle s’entend à élever un enfant, à gouverner une maison ; je n’ai jamais su gouverner que mon éventail, quand ce n’est pas lui qui me gouverne. M. de Mauserre peut causer avec elle de tout ce qui l’intéresse ; elle est si intelligente ! et je ne suis qu’un oison bridé. Elle le comprend, elle le désennuie, elle le conseille. Oui, c’était bien la femme sérieuse qui convenait à un homme sérieux. Elle a les vertus d’une fourmi, et je suis la cigale. Que dis-je ? les cigales chantent, je ne chante pas ; il se trouve que c’est la fourmi qui est musicienne, vous savez qu’il raffole de musique… Et puis, il faut tout dire, elle le flatte ; convenez, Tony, qu’elle le flatte. Moi, je l’adore, mais je ne l’ai jamais flatté, et, bien qu’il soit un dieu pour moi, je ne lui répète pas à tout bout de champ qu’il est un grand homme. Il m’a toujours paru qu’il y avait dans la flatterie comme un mépris secret pour ce qu’on aime. Je l’aime, c’est ma seule science, et voilà ce qui m’a perdue. Les hommes ne se lassent pas d’être admirés, caressés, adulés ; mais un amour trop constant les ennuie. Je suis sûre que depuis longtemps il était excédé de moi ; il se disait : c’est toujours la même chose, et, s’étonnant de m’avoir tant aimée, il me cachait par pitié le mortel écœurement que lui causait son bonheur. Je n’ai rien su voir ; si l’on ne m’eût désabusée, je n’aurais jamais rien deviné. Tony, l’amour est imbécile ; mais pourquoi m’ôter mon illusion ? et à quoi bon m’ouvrir les yeux ? nous voilà tous bien avancés ! Quand on a vu la vérité face à face, on n’a plus qu’une idée, celle de se sauver dans une île déserte ou dans l’autre monde.

Ainsi parlait-elle sans s’arrêter, mêlant tous les tons, se contredisant, mais revenant toujours à cette invariable conclusion : — Ah ! Tony, que je suis malheureuse ! — Après quoi elle recommençait à pleurer.

Comme elle refusait obstinément d’écouter mes consolations, je me fâchai, je la traitai de folle, de mauvaise tête ; je lui dis un peu rudement que les choses n’en étaient pas où elle croyait, que le seul danger qui me parût sérieux était l’exagération et l’extravagance de son chagrin.

— C’est ce que nous saurons bientôt, me répliqua-t-elle en fronçant le sourcil.

— Comment ? que prétendez-vous faire ?

— M’expliquer dès ce soir avec M. de Mauserre.

Je fus sur le point d’éclater et de lui dire des sottises ; elle prenait à tâche de réaliser mes plus sinistres prévisions. — Mais, malheureuse, m’écriai-je, vous voulez donc jouer à tout perdre ?

— Je suis résolue, me répondit-elle, à voir clair dans ma situation, à savoir exactement où j’en suis. — Et avec une apparence de logique, elle ajouta : — Ou bien, comme vous le dites, il ne s’agit que d’un caprice sans conséquence, et M. de Mauserre n’hésitera pas à me le sacrifier ; ou, comme je le crains, l’affaire est plus grave, et dans ce cas pourquoi attendre ? Qu’y gagnerais-je ? Je désire connaître mon sort le plus tôt possible.

— Eh ! ne savez-vous pas, répliquai-je, qu’il suffit d’une opposition intempestive pour affermir un homme dans un caprice et le pousser à des extrémités dont il n’aurait pas abordé la pensée sans frémir ? On s’aigrit dans la discussion, on s’entête ; l’orgueil se met de la partie, et on finit par vouloir ce qu’on n’osait pas même désirer. Passe encore, madame, si vous aviez un peu de manége, un peu de diplomatie ; mais vous êtes la femme la plus maladroite que je connaisse.

Elle me répondit que je la jugeais bien, qu’aussi elle ne se piquait point d’adresse, qu’elle était à la fois trop gauche et trop fière pour se servir des petits moyens, qu’elle entendait perdre son procès ou le gagner de franc jeu. — D’ailleurs, poursuivit-elle, vous voyez bien que M lle Holdenis, qui s’est conduite en fille honnête et en véritable amie, m’a engagée à m’expliquer au plus tôt avec M. de Mauserre.

— Je ne doute pas, lui dis-je, que M lle Holdenis ne soit animée des meilleures intentions ; mais je doute fort qu’elle vous aime autant que moi. Daignez m’en croire, suivez mes conseils plutôt que les siens.

— Et que me conseillez-vous ?

— De prendre patience, de temporiser, de dissimuler et de laisser agir vos amis.

— Ah ! Tony, repartit-elle avec un sourire triste, vous me demandez l’impossible. Un bon médecin consulte le tempérament de son malade et ne lui ordonne que des remèdes qu’il puisse supporter. Je n’ai jamais su me contraindre ni rien dissimuler ; je suis ainsi faite, prenez-moi comme je suis. Quand je renoncerais à m’expliquer avec M. de Mauserre, mes yeux ne parleraient que trop et lui diraient mes inquiétudes, ma jalousie. Abandonnez-moi à ma misérable destinée, et laissez la pierre rouler au fond de l’abîme où son poids l’entraîne ; si vous la reteniez aujourd’hui, avant deux jours elle vous échapperait de la main.

Je ne me tins pas pour battu, je lui adressai les plus vives, les plus éloquentes représentations ; je la suppliai, je la rabrouai, je l’injuriai presque, et je m’échauffais dans mon harnais quand soudain la porte s’ouvrit, et M. de Mauserre parut. J’aurais vu apparaître le diable en personne que mon émotion n’eût pas été plus désagréable.

Il eut l’air surpris de trouver sa femme tête à tête avec moi, plus surpris encore de notre agitation et de notre trouble, que nous ne réussîmes point à lui cacher.

— Je suis bien aise, ma chère, dit-il en posant son chapeau sur la table, de voir que votre migraine ne vous condamne pas à la solitude.

Je ne sais ce qu’elle se disposait à lui répondre, je l’arrêtai par un geste, et j’eus tort : M. de Mauserre venait de s’approcher de la cheminée, au-dessus de laquelle il y avait une glace. Cependant il ne fit pas semblant d’avoir rien aperçu dans cette glace ; il avança un fauteuil, s’y assit, et dit du ton le plus tranquille : — Vous avez mauvais visage, Lucie ; Tony a pris ses degrés en médecine ; il m’a guéri jadis d’une douleur de rhumatisme, où son savant diagnostic avait cru reconnaître une attaque de goutte. Ses remèdes sont, paraît-il, des selles à tous chevaux, car il est positif qu’il m’a guéri. Vous a-t-il tâté le pouls ?

— M me de Mauserre a un peu de fièvre, repartis-je, et je crois qu’elle a surtout besoin de repos ; une bonne nuit la remettra sur pied. — Et, me levant, je le regardai d’un air qui signifiait : je m’en vais, mon cher monsieur, vous devriez bien en faire autant.

— Je n’ai pas sommeil, je ne me coucherai pas de sitôt, s’écria M me de Mauserre. — A son tour, elle m’adressa un geste suppliant qui voulait dire : pour l’amour de Dieu, ne vous en allez pas !

— Notre promenade à Paladru nous a mal réussi, reprit M. de Mauserre. Lulu y a gagné un rhume. Votre migraine vous a-t-elle permis de lui faire ce soir une visite ?

Elle eut un frémissement dans tout le corps. — Je n’y aurais pas manqué, répondit-elle, si Lulu avait été seule, mais Lulu n’est pas seule, et la personne qui la soigne…

Je me hâtai de lui couper le chemin : — En effet, dis-je d’un ton enjoué, M lle Holdenis n’a pas seulement de l’amitié pour ses malades, elle en est jalouse et ne permet pas qu’on les approche.

Le silence régna pendant deux minutes ; il n’était interrompu que par le tic-tac de la pendule, qui me paraissait avoir la fièvre, elle aussi : son pouls était capricant, elle battait tour à tour un ou deux coups à la seconde.

— La nuit est superbe, reprit M. de Mauserre. La lune sera pleine demain, ce soir déjà elle était ronde comme un fromage.

— J’ai remarqué une chose, lui dit M me de Mauserre. Vous sortez à cheval toutes les fois que vous êtes préoccupé ou que vous tenez conseil avec vous-même. Auriez-vous ce soir quelque souci ?

— Eh ! ma chère, quel souci voulez-vous que j’aie ?

— A quoi pensiez-vous tout à l’heure, chemin faisant ?

— A votre migraine, qui a condamné Tony à dîner seul avec moi ; le reste du temps, je n’ai pensé à rien.

— Alphonse, un homme de votre caractère pense toujours à quelque chose ou à quelqu’un.

Il la regarda d’un air étonné. — Ah ! chère madame, m’écriai-je, les hommes d’esprit sont plus bêtes que vous ne croyez, et je les tiens parfaitement capables de bayer une heure durant à la lune sans penser à rien. — Puis, allant à la fenêtre : — Il est certain que la nuit est fort belle. Êtes-vous d’humeur, monsieur, à venir fumer un cigare avec moi sur la terrasse ?

Ma proposition lui agréa, et il s’approchait de M me de Mauserre pour lui souhaiter une bonne nuit, quand elle lui dit : — Un instant, Alphonse ; j’ai à vous parler.

Malgré la peine que j’y avais prise, je n’étais point parvenu à empêcher le périlleux abordage dont je redoutais l’issue ; le moyen de lutter contre une obstination de femme ! Je gagnai lestement la porte, et j’avais déjà la main sur le loquet ; M me de Mauserre me cria : — Restez aussi, Tony, je vous en prie ; depuis que nous vous connaissons, M. de Mauserre et moi, nous n’avons jamais eu de secrets pour vous.

— Restez, mon cher, me dit-il d’un ton sardonique, et ne prenez pas cet air déconfit, ou je me figurerai que vous savez déjà de quoi M me de Mauserre veut me parler.

Je pris le parti de me rasseoir sur ma chaise, où je demeurai les bras ballants, les yeux cloués au plafond, adressant à la corniche une oraison mentale et l’adjurant de se laisser choir sur notre tête.

— Eh bien ! Lucie, qu’avez-vous donc à me dire ? demanda M. de Mauserre, qui était plus inquiet sans doute qu’il ne voulait le paraître. Quel est le sujet de cet entretien que vous introduisez si solennellement ? Rédigerons-nous un procès-verbal ? Dresserons-nous un protocole ? Faut-il que Tony prenne la plume ?

— J’ai une supplique à vous présenter, murmura-t-elle.

— Une supplique ? quel singulier mot ! Depuis six ans que j’ai le bonheur de vivre avec vous, vous ne m’avez jamais présenté de supplique.

— C’est ce qui m’encourage, vous ne repousserez pas la seule prière que je vous aie jamais adressée. Je vous conjure de me faire un sacrifice, qui peut-être vous coûtera.

Cette ingénieuse façon de prendre le taureau par les cornes me causa un mouvement de rage, et je donnai intérieurement toutes les femmes au diable ; je ne pensais pas à vous dans ce moment, madame. — Qu’avez-vous donc, Tony ? me dit M. de Mauserre ; puis il regarda devant lui et attendit.

Après un instant d’hésitation : — Me ferez-vous la faveur, reprit-elle, d’éloigner de cette maison M lle Holdenis ?

Il tressaillit dans son fauteuil. — Ai-je bien entendu ? s’écria-t-il. Quoi ! cette personne que vous admiriez, que vous prôniez, que vous portiez aux nues, que vous appeliez la perle des gouvernantes ! voilà une saute de vent des plus inattendues. Qu’a fait, je vous prie, M lle Holdenis pour s’aliéner si subitement vos bonnes grâces, et que lui reprochez-vous ?

— Rien dont elle soit responsable. Vous m’obligeriez beaucoup en me dispensant de vous dire mes motifs. Ne les devinez-vous pas ?

— Voyons un peu, on trouve en cherchant. Lui en voulez-vous de s’être rendue trop utile et trop nécessaire ici ? Vous plaignez-vous qu’à force de bon sens et de patiente fermeté elle ait mis à la raison une enfant que ni vous ni moi ne savions élever, et qui, abandonnée à nos soins, serait devenue insupportable ? Lui faites-vous un crime d’avoir l’esprit d’ordre et de gouvernement, d’avoir pris de l’autorité sur vos domestiques ? ou bien lui savez-vous mauvais gré des soins attentifs et dévoués qu’elle m’a donnés dans ma maladie, ou du plaisir que je trouve quelquefois à causer avec elle ? Parlez, expliquez-moi vos griefs.

— Je l’accuse d’avoir su malgré elle se faire aimer de vous, répondit-elle d’une voix frémissante.

Il ne laissa pas de se troubler un peu, et afin de cacher sa rougeur, il recula vivement son siége et se mit dans l’ombre du capuchon de la lampe. — Que signifie cette incartade ? s’écria-t-il. Et quel est l’excellent ami qui vous a rendu le bon service… Le connaissez-vous, Tony ?

— Non, lui répliquai-je sèchement. J’estime comme vous qu’il est des cas où le premier devoir de l’amitié est de se taire, et le silence m’a été d’autant plus facile que je n’avais rien remarqué qui valût la peine d’être dit.

— Tony a combattu mes soupçons, reprit-elle ; mais il n’a pas réussi à me tranquilliser. Eh ! bon Dieu, je ne vous reproche pas un crime, Alphonse ; convenez que M lle Holdenis vous a inspiré un goût, un attachement que j’ai le droit de trouver excessif. Elle m’a fait connaître ce vilain mal qu’on appelle la jalousie ; oui, pour la première fois de ma vie je me sens jalouse, et vous m’aimez trop, n’est-ce pas ? pour souffrir que je le sois longtemps.

— Dites plutôt que j’estime trop votre bon sens, votre jugement, pour vous supposer capable de souffrir longtemps d’un mal imaginaire et de vous obstiner dans une fantaisie qu’il m’est impossible de prendre au sérieux.

— Alphonse, dit-elle en élevant la voix, vous me promettez que M lle Holdenis partira ?

— Oui, aussitôt que vous aurez découvert quelque part une institutrice qui la vaille, qui ait son cœur et son esprit, qui soit apte comme elle à façonner, à instruire votre fille, à lui apprendre beaucoup de choses que je n’ai pas le temps et que vous n’avez ni le loisir ni le goût de lui enseigner.

A ces derniers mots, elle éclata : — Fort bien, s’écria-t-elle. M lle Holdenis quittera les Charmilles, ou j’en sortirai moi-même.

— Pour le coup, en voilà trop, dit-il en frappant du pied. Si je vous écoutais davantage, je craindrais de me fâcher, et je me défie de mes emportements. J’en appelle de vos déraisons d’aujourd’hui à la raison que vous aviez hier et que sûrement vous aurez demain. Bonsoir, ma chère ; je vous laisse avec votre confident. Puisse-t-il vous donner des conseils sages et surtout désintéressés ! — ajouta-t-il en me lançant un coup d’œil qui n’était pas tendre. Et il sortit à grands pas du salon, dont il referma la porte assez bruyamment.

M me de Mauserre se leva aussitôt après, et arpenta la chambre d’un pas sec et fébrile ; le parquet résonnait sous sa colère. En passant devant la cheminée, elle y jeta son éventail. Je ne l’avais jamais vue ainsi. Sa fierté blessée lui enflammait les joues ; elle avait je ne sais quoi de hérissé, comme un aigle dont on inquiète le nid ; je croyais entendre le sourd grondement de son cœur. Elle s’avança vers une porte-fenêtre qui s’ouvrait sur un balcon ; au pied de ce balcon, il y avait un boulingrin décoré d’une statue de Flore et entouré d’une grille curieusement ouvragée, qui représentait des ronces et des cactus, véritable broussaille en fer. Elle contempla quelques instants la statue et la grille. J’eus peur, et je la suivis ; mais elle rentra bientôt dans son naturel, sa folie l’épouvanta, elle recula jusqu’au milieu du salon, où elle pleura à fendre l’âme. — Tony, s’écriait-elle, vous l’avez vu, vous l’avez entendu ; direz-vous encore que je me crée des fantômes, et qu’il ne m’a pas condamnée dans son cœur ?

— J’ai vu, j’ai entendu, lui répondis-je, et je vous déclare que vous êtes votre plus mortelle ennemie ; une rivale qui aurait juré votre perte ne vous ferait pas plus de mal que vous ne vous en faites vous-même. Vive Dieu ! vous mériteriez qu’on vous abandonnât à votre triste sort ; mais je veux vous sauver malgré vous, et je vous sauverai.

Elle posa ses deux mains sur mes épaules et me regarda quelques instants dans les yeux ; elle semblait y chercher son avenir.

— Je ne vous demande que trois jours, poursuivis-je en me dégageant. Vous allez me promettre que durant ces trois jours vous ne ferez pas un geste, vous ne direz pas un mot, car tout ce que vous pourriez dire ou faire tournerait contre vous.

— Trois jours ! En faut-il davantage au chagrin pour dévorer une femme de ma sorte ? — Puis, du ton d’un enfant grondé qui implore son pardon : — Je vous promets, me dit-elle, d’être sage, très-sage. — Et afin de me donner sans délai un échantillon de sa sagesse, elle s’écria :

— Si vous échouez, Tony, eh bien ! je m’en irai ; mais, je vous en avertis, je ne sortirai pas par l’escalier.

X

Il est difficile, madame, de faire un bon tableau ; pourtant, quand on s’y applique, on y parvient quelquefois. Il n’est pas moins difficile de sauver une femme qui se noie ; on s’en tire quand on est bon nageur. On apprend à nager comme on apprend à peindre ; mais il est un art qui ne se laisse ni apprendre, ni enseigner, parce qu’il n’a point de règles certaines : on l’appelle l’art de vivre. Peut-être avez-vous à ce sujet des lumières supérieures ; je me suis convaincu, quant à moi, par ma petite expérience, que vouloir calculer et diriger les conjonctures de ce bas monde est une prétention aussi vaine que celle des astrologues, et que les futuritions des sages valent les prophéties des bohémiennes. On réussit souvent en dépit de tout et du bon sens, et souvent on échoue en ayant tout pour soi ; tel homme se sauve par ce qui devait le perdre, tel autre se perd par ce qui devait le sauver. N’attendons pas de la philosophie qu’elle nous instruise à gouverner notre destinée ni celle des autres, elle ne peut nous servir qu’à nous désintéresser de nos petites affaires. Encore faut-il que la vieillesse lui vienne en aide ! Voilà notre sort, madame, ce qui ne m’empêche pas de compter fermement que nous mourrons centenaires, vous et moi, et que nous serons jusqu’à la fin très-sages et très-heureux.

J’abandonne mes réflexions pour reprendre le fil de mon histoire. M me de Mauserre m’avait promis qu’elle ferait un effort sur son chagrin, qu’elle renoncerait dès le lendemain à sa migraine et à sa réclusion. Cet effort lui parut trop grand, elle s’entêta malgré mes conseils à faire la malade et à se cantonner dans sa chambre ; elle n’avait pas le courage, disait-elle, d’affronter certains regards où elle croirait lire sa condamnation.

M me d’Arci, étant allée prendre de ses nouvelles, n’eut pas besoin de l’interroger longtemps pour savoir à peu près ce qui s’était passé. Elle me rencontra une demi-heure après et me dit : — Eh bien ! ce que vous redoutiez le plus est arrivé.

— Oui, lui dis-je ; heureusement nous sommes sans reproche.

— Et maintenant qu’allons-nous faire ?

— Une voie d’eau s’est déclarée ; que chacun apporte son étoupe !

— Vous ne voulez plus agir de concert avec nous ?

— M. d’Arci, lui répondis-je, serait pour moi un allié compromettant ; nous chantons le même air, mais la chanson n’est pas la même. Je vous rends votre liberté, chère madame ; laissez-moi la mienne.

Elle me quitta un peu étonnée de mes allures discrètes.

Quelques heures plus tard, M lle Holdenis descendit sur la terrasse avec son élève, qui était remise de son indisposition. Elle s’assit sur un banc et la regarda sauter à la corde. M me d’Arci, qui se promenait au bras de son mari dans une autre partie du jardin, le quitta pour aller droit à Meta et lui demanda la faveur d’un instant d’entretien.

— Chère petite, dit-elle à l’enfant, va jouer un peu plus loin ; nous te rappellerons tout à l’heure.

— Il n’y a qu’une personne qui ait le droit de me commander, repartit Lulu en consultant le visage de sa gouvernante, dont les yeux lui intimèrent l’ordre de s’éloigner. Elle obéit incontinent.

— Vous exercez sur cette petite fille un empire singulier, dit M me d’Arci ; vous la menez à la baguette.

— Je l’aime beaucoup, madame ; c’est tout mon secret.

— Je suis persuadée, mademoiselle, que vous avez autant de cœur que d’intelligence, et cela me décide à vous présenter une requête en faisant appel à la délicatesse de vos sentiments. Vous pressentez sans doute ce que je veux dire ?

— Non, madame ; mais je suis prête à vous entendre.

— Il y a ici près une femme qui est bien malheureuse ; vous êtes la cause involontaire de ses souffrances. A tort ou à raison les attentions que vous témoigne mon père lui ont inspiré quelque jalousie, et, comme ses impressions sont très-vives, elle a conçu des alarmes qui sont exagérées, j’en suis sûre. Ne ferez-vous rien pour lui rendre le repos et le bonheur ?

— Que puis-je faire, madame ?

— Partir le plus tôt possible, en emportant notre estime et nos regrets.

— M. de Mauserre vous a-t-il chargée de me signifier mon congé ? J’obéirais avec joie. Croyez qu’il me tarde d’avoir quitté les Charmilles ; j’y suis, moi aussi, bien malheureuse.

— Mon père ne m’a chargée de rien, mademoiselle.

— Allez le trouver, madame, et obtenez qu’il m’ordonne de partir ; je vous en serai reconnaissante.

— Qu’est-il besoin, mademoiselle, d’attendre cet ordre ? Votre cœur ne vous en donne-t-il point ?

— Si vous étiez mieux informée, madame, vous sauriez que dans un moment où j’avais des dégoûts, comme je pensais à m’en aller, M. de Mauserre m’a obligée de rester, en m’arrachant la promesse d’attendre son consentement.

— Vous m’étonnez, mademoiselle. Une telle promesse est-elle capable de vous retenir une heure de plus dans une maison où vous avez, sans le vouloir, semé la zizanie, apporté le trouble et le chagrin ?

— J’ai donné ma parole, et je ne me dégage pas ainsi de ma parole.

— J’aurais cru, dit M me d’Arci en s’animant, que le devoir nous commandait de sacrifier les petites obligations aux grandes.

— Peut-être n’avons-nous pas la même idée du devoir, répondit-elle doucement. Vous avez votre conscience, j’ai la mienne.

— La vôtre est mystérieuse, mademoiselle ; le désespoir de M me de Mauserre la laisse bien tranquille.

— Vous êtes téméraire dans vos jugements, madame. Interrogez M me de Mauserre ; elle vous dira si je suis indifférente à ses peines, et puisque vous semblez croire que je vous dois compte de ma conduite, c’est moi, madame, sachez-le bien qui l’ai conjurée de solliciter et d’obtenir mon renvoi.

— Vraiment, mademoiselle ? Eh bien ! voulez-vous savoir ce que j’aurais fait à votre place ? Je me serais tue, et je serais partie.

— Ah ! madame, quoi que je fasse, je suis condamnée d’avance dans votre esprit. La superbe justice de la comtesse d’Arci ne se croit pas tenue d’être équitable pour une pauvre fille qui n’a rien et qui n’est rien. Heureusement il y a là-haut un juge suprême qui regarde du même œil les grands et les petits.

— Mais enfin, reprit avec vivacité M me d’Arci, que cette douceur obstinée irritait de plus en plus, si M me de Mauserre n’obtient pas votre renvoi…

— Elle l’obtiendra, n’en doutez point, interrompit-elle avec un demi-sourire. Daignez avoir un peu de patience ; demain ou après-demain je serai rentrée dans mon néant, et vous serez délivrée à jamais de mon importune présence.

— Mais supposons, je vous prie, que M me de Mauserre, qui est moins ingénieuse, moins persuasive que vous, mademoiselle, et qui n’entend rien à l’art de gagner ses procès par d’adroites insinuations ; supposons, vous dis-je, qu’elle s’y prenne gauchement et qu’elle essuie un refus ; — puis-je savoir ce que vous ferez ?

— J’interrogerai Dieu à genoux, et il me répondra, dit-elle en levant les yeux au ciel.

M. d’Arci s’était rapproché peu à peu. Se mêlant tout à coup à l’entretien : — Votre Dieu, mademoiselle, s’écria-t-il, je le connais : c’est le Dieu des intrigants et des cafards, et quand vous l’interrogerez à genoux, ce Dieu très-complaisant, il vous répondra : « Ne t’en va pas, minette ; il y a ici deux cent mille bonnes petites livres de rente à gagner, que tu prendras un jour en pleurant, car tu as la larme facile et il faut toujours pleurer en prenant. » Morbleu ! ne puis-je apercevoir sur cette terrasse un athée de bonne foi, que j’aie le plaisir de l’embrasser sur les deux joues !

— Mon Dieu a horreur des blasphèmes, monsieur, répliqua-t-elle en se levant ; mais il pardonne à ceux qui les profèrent quand ils ne savent ce qu’ils font.

Comme elle s’en allait, il la retint par le bras, il entendait vider son dossier ; mais en cet instant Lulu, qui s’était approchée d’un fourré, poussa un cri. Sa gouvernante courut à elle. — Une vipère ! lui dit l’enfant toute pâle en reculant et lui montrant du doigt le plus innocent des orvets.

— Vous vous effrayez à tort, lui repartit Meta, qui la prit par la main. Les vipères ont la tête plate et un air moins avenant.

— Défie-toi, Lulu, de l’histoire naturelle de ta gouvernante, s’écria M. d’Arci. Je te montrerai des vipères qui n’ont point la tête plate, et dont le regard est confit en douceur.

Meta l’interrompit par un gémissement ; attachant sur lui ses yeux pleins de larmes, elle lui dit : — Monsieur, quand je suis seule, je me mets à votre merci ; mais, de grâce, ne m’insultez pas en présence de cette enfant.

Et elle emmena Lulu, qui, la voyant pleurer, se retourna vers M. d’Arci et le regarda de l’air farouche d’un Eliacin devant qui on insulte Jéhovah. — Méchant, tu la fais pleurer, lui cria-t-elle, je m’en plaindrai à quelqu’un.

Comme la veille, ni M lle Holdenis, ni M me de Mauserre ne parurent au dîner, qui fut court et silencieux. En sortant de table, j’allai courir la campagne. Résolu d’avoir le soir même avec Meta une explication décisive, je me proposais de la relancer dans son impénétrable nursery , dussé-je m’y introduire par la fenêtre ; mais je voulais attendre l’heure où Lulu s’endormait.

Le parc avait deux issues, l’une sur la grande route qui conduit à Crémieu, l’autre sur un vallon sauvage dont la mélancolie et la nudité rappelaient à M. de Mauserre certains sites de la campagne de Rome. C’est dans cette solitude qu’il promenait le soir ses rêveries. Il traversait le parc dans sa longueur et s’échappait par une petite porte à poulie que fermait un simple verrou. Aussi persévérant que subtil, il avait, à force de soins, dressé son cheval à pousser ce verrou ; il était plus fier de ce résultat que d’avoir écrit l’histoire de Florence. Du sentier que je suivais, je le vis s’acheminer le long de l’avenue ; absorbé dans ses pensées, il ne m’aperçut point. Je le laissai prendre les devants, et, quand je sortis après lui par la petite porte, il avait disparu.

Quelques instants plus tard, j’étais accroupi sur le talus d’un fossé, au bord d’un chemin désert. A ma droite, je voyais se déployer l’immensité de la plaine dans le gris de la nuit, qui commençait à s’épaissir. Une clarté rose répandue au couchant s’éteignait de minute en minute. Quelques étoiles apparaissaient déjà, et la terre se taisait pour écouter le silence du ciel. Pas d’autre bruit que le chant d’un grillon et le cri d’une faux que repassait une fois encore un faucheur attardé. En face de moi se dressait un rocher creux, aux arêtes vives et couronné d’une touffe de chardons de Notre-Dame qui se profilaient sur l’horizon. A la lumière douteuse du crépuscule, les objets les plus insignifiants prennent un sens et un air ; ils ont des attitudes, des gestes. Ces chardons étaient au fait ce qui m’occupait, ils m’en disaient leur sentiment. La lune vint bientôt se mêler à notre conversation. Elle se leva dans l’intervalle que laissaient entre elles deux montagnes ; je la vis poindre au bout d’une longue allée de saules, dont les branches se rejoignaient au-dessus d’elle en forme de dais. Je m’imaginai qu’elle se détachait du ciel pour accourir à moi, et que les saules frémissaient à son approche. C’est vous dire, madame, que mon esprit n’était pas dans son assiette accoutumée ; je n’ai pas l’habitude de croire que la lune se dérange si facilement pour moi. Je m’étendis sur le revers du fossé, et je fermai les yeux. Si quelqu’un passa sur le chemin, il dut me prendre pour un homme endormi. Je ne dormais pas, je songeais à m’affermir dans une résolution dont je calculais les hasards. Je me redressai en disant à je ne sais qui : — Au diable l’ergoteur ! Il est certain que je suis amoureux, et il est presque certain que je suis aimé.

Je venais de rentrer dans le parc par la petite porte ; soudain j’aperçus à quelque cent pas de moi une ombre qui se dirigeait rapidement de mon côté. Elle courait plutôt qu’elle ne marchait. Je m’effaçai derrière un tronc d’arbre, et je la regardai s’approcher. Je reconnus Meta. Elle était enveloppée d’un manteau brun dont elle avait relevé le capuchon sur sa tête ; elle portait un petit sac de voyage à la main.

Comme elle allait me dépasser, je sortis précipitamment de mon embuscade, et lui barrai le passage. Elle fit un geste d’effroi. — De grâce, me dit-elle, ouvrez-moi le chemin.

— Où donc allez-vous à si grands pas ?

— Droit devant moi. Je m’enfuis d’une maison où je suis méconnue, haïe, outragée. Vous ne savez pas ce qu’ils m’ont dit ce matin. Que n’étiez-vous là ! vous auriez aboyé avec la meute.

— Je ne vous ai jamais insultée, lui répliquai-je. Je vous ai grondée, durement peut-être ; n’en ai-je pas le droit, puisque en dépit de ma raison, de mes soupçons, de mes justes colères, en dépit de tout, j’ai la sottise de vous aimer encore ?

Il lui échappa un soupir, ou, pour mieux dire, un cri mal étouffé. — Ne vous jouez pas de moi, balbutia-t-elle, et laissez-moi partir.

— Je n’aurais garde. Je m’étais promis d’avoir dès ce soir une explication avec vous. Grâce au hasard, qui me veut du bien, je n’aurai pas besoin d’enfoncer votre porte ou votre fenêtre. Une seule chose m’inquiète.

Elle me questionna du regard. — Pourquoi, lui dis-je, avez-vous choisi ce chemin pour vous en aller ?

— Parce que je pensais n’y rencontrer personne.

— Permettez, vous étiez à peu près sûre d’y rencontrer quelqu’un qui s’y promène tous les soirs à cheval.

— J’aurais bien su l’éviter, repartit-elle vivement.

— Je me plais à le croire ; autrement vos aboyeurs vous accuseraient d’avoir voulu vous ménager une rentrée triomphale.

Elle se récria d’indignation : — Ne voyez-vous pas que vous m’insultez, vous aussi ?

— Étant jaloux, je suis soupçonneux. Et maintenant, continuez votre promenade, si vous le voulez ; je ne vous retiens plus, mais je saurai ce que j’en dois penser.

Elle jeta son sac à terre avec violence, et se laissant tomber sur un banc : — Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, tout est donc impossible !

Je m’assis auprès d’elle, et je lui dis : — Il y a une chose possible et qui arrangerait tout ; ce serait…

— Oh ! parlez. Je suis si lasse de la vie que je mène depuis quelques jours, que je vous promets de faire ce que vous me direz.

— Eh ! parbleu, cette solution possible serait de nous épouser.

Elle eut un frisson ; elle releva lentement la tête, me regarda d’un air de stupeur. — Je donnerais beaucoup, dit-elle tout bas, pour croire que vous me parlez sérieusement.

— Vous doutez toujours de mon sérieux, lui répondis-je en passant doucement mon bras autour de sa taille. Je ne sais pas prendre le ton élégiaque ni des attitudes penchées ; je ne suis pas né saule pleureur. En revanche, je puis me rendre le témoignage que je n’ai jamais trompé personne. Vous me connaissez ; vous savez que je suis un naïf et que je n’ai qu’une parole. Ma conduite a été nette ; j’ai cru trouver du louche dans la vôtre, et j’avais juré de renoncer à vous ; mais depuis le jour où vous avez voulu me noyer au fond d’un lac, que ma raison me le pardonne ! je vous adore. La figure que vous aviez en exécutant ce beau coup me hante, me poursuit, je la revois en rêve. Vous n’avez pas réussi à mourir avec moi ; revenons à notre premier plan, qui était le plus sensé, et vivons ensemble en nous rendant l’un l’autre aussi heureux que nous le pourrons. Je vous ai dit naguère que je n’avais jamais été amoureux que de Velazquez ; je me rétracte, je vous aime autant que lui, quoique d’une autre façon, puisque je n’ai jamais eu la moindre envie de l’épouser. Mes explications manquent peut-être de clarté ; mon idée pourtant me paraît très-claire. Vous serait-il possible, de votre côté, non de m’adorer, — je ne suis pas si exigeant, — mais de m’aimer un peu et de n’aimer personne plus que moi ? Je vous demande pour la dernière fois si vous consentez à devenir ma femme, et je m’engage par la lune qui nous contemple à être un mari très-dévoué, très-complaisant et très-gentil. Sommes-nous d’accord ? Qui ne dit mot consent. Seulement je désire que cette affaire soit réglée dès ce soir ; je n’entends pas vous laisser à vos hésitations, ni rester vingt-quatre heures de plus dans les transes de mes perplexités. Vous allez rentrer au château, où, après vous être consultée, vous m’écrirez une lettre par laquelle vous me répondrez un oui aussi net, aussi précis, aussi tendre que possible. Ne craignez pas d’exagérer un peu vos sentiments, ni d’outrer vos expressions ; je n’abuserai point de vos hyperboles, je ne suis pas un fat. Demain je me présenterai chez M. de Mauserre votre lettre à la main, et je lui dirai carrément ou rondement, comme il vous plaira : — M lle Holdenis avait promis de ne pas vous quitter, elle ne dispose plus d’elle-même, elle appartient au quidam qui doit l’épouser, et ce quidam, c’est moi ; elle partira tantôt pour Genève, où elle attendra le jour très-prochain de notre mariage.

Je m’interrompis un instant, je prêtai l’oreille ; je crus entendre hennir un cheval. — Si vous n’aimez pas à écrire, repris-je, tout à l’heure quelqu’un passera ici, et nous lui expliquerons de vive voix…

— Oh ! non, s’écria-t-elle, je ne veux pas le voir ni lui parler. Il y a en lui je ne sais quoi qui m’impose et me fait peur. J’aime mieux écrire. Dieu soit avec nous !

A ces mots, elle se leva en sursaut ; puis, s’étant penchée vers moi et de ses deux mains m’ayant fermé hermétiquement les deux yeux, elle m’appliqua sur la bouche un long baiser qui me fit tourner la tête comme une toupie de Nuremberg. Elle me permit de le savourer, ce baiser ; mais elle ne voulait pas que je le visse. Quand elle eut retiré ses mains et que j’eus rouvert les yeux, il me sembla qu’il y avait au ciel deux ou trois lunes, et qu’elles versaient sur tous les arbres du parc une pluie d’argent qui tombait de branche en branche et de feuille en feuille en grésillant.

Cependant elle avait ramassé son sac de maroquin et s’était enfuie d’un pied léger. Je m’élançai à sa poursuite. Au bout de dix pas, je m’arrêtai, posant la main sur mon cœur, qui battait à tout rompre. — Tony, me dis-je, ne faisons pas follement une chose raisonnable.

J’étais mal remis de mon émotion quand je vis se dessiner près de moi, sur le sable de l’allée, l’ombre d’un cheval et d’un cavalier. Une voix me cria : — C’est vous, Tony ? Je suis bien aise de vous rencontrer ; j’avais un mot à vous dire. Ce matin, on s’est permis d’outrager indignement une personne que j’estime et à qui je dois protection, car elle fait partie de ma maison. On a formé le projet, paraît-il, de la chasser d’ici à force de mauvais procédés et de dégoûts. Soyez assez bon pour insinuer à l’inventeur de ce petit complot qu’il joue gros jeu, et qu’il risque de me pousser à des résolutions extrêmes, dont je serais peut-être le premier à me repentir.

Puis, sans attendre ma réplique, il piqua des deux, et l’épaisseur d’une charmille le déroba bientôt à ma vue.

Dans le courant de la même soirée, M lle Holdenis se présentait chez M me de Mauserre. Trouvant le verrou tiré, elle frappa timidement et murmura : — Ouvrez, madame, je vous en supplie ; je viens vous annoncer une bonne nouvelle.

La porte s’entre-bâilla. — Une bonne nouvelle ! répondit M me de Mauserre, qui ne put se résoudre à prendre la main que lui tendait Meta. Et c’est vous qui l’apportez ?

— Que vous êtes pâle, madame ! et que votre visage fait peine à voir ! Tout à l’heure, quand vous m’aurez entendue, les roses vont refleurir sur vos joues, et vous sourirez comme autrefois. Sachez donc… Madame, je suis si troublée que je ne sais par où commencer.

Elle finit pourtant par trouver son commencement, et de fil en aiguille elle raconta l’entretien qu’elle avait eu avec moi et nos communes conclusions. M me de Mauserre eut un saisissement de joie, elle la pressa sur son cœur comme si elle eût voulu l’étouffer. — Que je vous aime, ma chère ! s’écriait-elle ; vous le méritez bien, d’abord parce que vous êtes un cœur honnête et franc comme l’or, mais surtout parce que vous aimez Tony, car vous l’aimez, n’est-ce pas ? et vous l’épouserez. Pourquoi m’en avoir fait un mystère ?

— Excusez-moi, madame ; j’avais peine à démêler mes propres sentiments. J’étais hésitante, combattue, incertaine d’être aimée. La première fois qu’il m’a dit : Voulez-vous être ma femme ? il avait le ton demi-badin, et il me parut qu’il se moquait de moi. Un jour, il m’a parlé si durement que j’ai cru qu’il me méprisait. Je doutais de lui, aujourd’hui je ne doute presque plus. Adieu, madame ; j’ai voulu vous procurer une bonne nuit, et j’y ai réussi, je pense.

Elle se retirait ; M me de Mauserre la rappela. — Et cette lettre qui doit tout sauver, tout réparer, l’avez-vous écrite ?

— La pauvre tête que je suis ! répondit-elle. Je viens de passer une heure devant ma table, cherchant vainement à rassembler mes idées, qui dansaient autour de moi comme des écoliers en révolte. Au surplus, la main me tremblait si fort que ma pauvre lettre n’aurait pas été lisible. Il vaut mieux que je m’endorme sur mon émotion : j’écrirai demain.

— Demain ?

— Soyez sans crainte, il aura ma lettre avant midi.

— Non, ma chère. Il faut écrire dès ce soir ; demain n’est pas à nous. Je vous aiderai, on se tire quelquefois d’affaire avec un peu de secours, et, si la main vous tremble, je vous servirai de secrétaire ; vous n’aurez que la peine de recopier.

Aussitôt, malgré les protestations et les résistances de Meta, elle apporta sur la table un encrier, une plume, un buvard d’où elle tira un cahier de papier rose. — Voyez comme ce papier est joli ! disait-elle ; il va nous inspirer, car il faut que notre épître soit très-amoureuse, n’est-il pas vrai ?

— Il m’a recommandé de la faire aussi tendre que possible, répondit Meta en souriant, et c’est là ce qui m’embarrasse ; je suis si novice dans ce genre de littérature !

— Quand je vous dis que je vous aiderai ! Je tiens la plume ; comment débuterons-nous ? Je vais écrire : Tony, je vous adore.

— Ah ! madame, je vous prie, ménagez ma fierté, fit-elle en lui retenant la main. Et puis vous l’appelez Tony, vous en avez le droit ; c’est une liberté que je n’ai jamais prise avec lui…

— Et qu’il faut prendre aujourd’hui, répliqua M me de Mauserre. N’oubliez pas que la lettre que nous allons composer est ce qu’on appelle en diplomatie une lettre ostensible.

Après bien des tergiversations et des discussions, cette malheureuse minute se trouva rédigée tant bien que mal ; elle était ainsi conçue :

« Ce que la surprise et la joie m’ont empêchée de vous dire, je vous l’écris, Tony ; mais pourquoi faut-il que j’écrive ? Je croyais vous avoir tout dit sans parler. Ai-je rêvé qu’un soir nous étions ensemble, que le hennissement d’un cheval nous a fait tressaillir, que je me suis dégagée de votre bras enlacé autour de ma taille, et qu’avant de m’enfuir… Ce baiser, Tony, n’était-il pas une réponse ? Il vous en faut une autre ; il est donc vrai que vous vous défiez de moi ! Soyez satisfait, cette lettre vous apprendra, si vous l’ignorez, que je vous aime, que depuis longtemps mon cœur vous appartient tout entier. Tony, je vous abandonne le soin de ma destinée, je suis prête à vous suivre au bout du monde. Ne me trompez pas, le jour où vous le voudrez, je serai votre femme. »

Après avoir tracé le dernier mot de ce brouillon, qu’elle relut à haute voix : — C’est parfait, s’écria M me de Mauserre ; il ne manque plus que la date. Vite à l’ouvrage, ma belle ! voici du papier. La main vous tremble-t-elle encore ?

— Non, madame, répondit Meta, qui trempa résolûment sa plume dans l’écritoire.

— Permettez, reprit M me de Mauserre, j’oubliais que ce papier est marqué à mon chiffre ; si on s’en apercevait, on pourrait croire que je suis pour quelque chose dans cette affaire, et que je vous ai soufflé votre leçon… Vous écrirez chez vous tout à l’heure. Êtes-vous sûre de votre mémoire, ou voulez-vous emporter ce petit chiffon rose ?

— C’est inutile, madame, lui repartit gaîment Meta. Je sais ma romance sur le bout du doigt ; désirez-vous que je vous la récite ?

Et à ces mots, roulant le chiffon rose en papillote, elle se disposait à le brûler à la bougie. M me de Mauserre le lui arracha et le serra dans son buvard. — Je crains toujours que vous ne vous ravisiez. Ce brouillon est un témoin, et j’entends le conserver jusqu’à demain pour vous confondre, si votre copie n’était pas exacte ; au besoin, je le montrerais à Tony. Vous voilà tenue de le transcrire bien fidèlement ; vous me le jurez par toutes les larmes que vous m’avez coûtées !

Là-dessus, elle lui prit et lui secoua les deux mains, et la mit à la porte en s’écriant : — Ou je suis bien abusée, ou avant peu mon malade sera guéri, et je serai la plus consolée des femmes.

XI

Le lendemain fut un jour à grandes émotions dont je n’aime pas à me souvenir ; heureusement il n’y en a pas beaucoup de semblables dans ma vie. Je me réveillai dans les meilleures dispositions, voyant en beau l’avenir et les gens qui se marient, content de moi, de ma conduite, de ma sagesse, de l’engagement que j’avais pris. Loin de regretter ma douce liberté, je bénissais l’obligeant collier que je m’étais passé moi-même autour du cou.

J’attendis toute la matinée la lettre de Meta, et je m’étonnais qu’elle me la fît attendre ; mais je ne concevais aucune inquiétude : j’étais sûr de son cœur comme du mien. J’avais préparé mon discours à M. de Mauserre ; entrée en matière, exorde, péroraison, d’un bout à l’autre cette pièce d’éloquence était admirable, et me paraissait d’un effet irrésistible.

Midi sonna ; je n’avais encore rien reçu, l’impatience me prit. Je sortis de chez moi ; en passant devant l’appartement de M. de Mauserre, dont la porte était entr’ouverte, j’y aperçus une grande malle pleine de hardes, que son valet de chambre achevait de garnir. Cette malle me donna fort à penser. La supposition à laquelle je m’arrêtai fut que M. de Mauserre, ayant fait à son réveil de sages réflexions et s’étant avisé que les voyages sont le meilleur moyen d’oublier, venait de se résoudre à partir pour le pays où il y a des orangers et point de Meta. Cette détermination me parut honorable et digne de lui. J’eus la surprise de trouver dans la salle à manger M me de Mauserre, qui avait enfin rompu sa clôture. Elle était pâle, sérieuse ; mais il y avait de l’espérance dans ses yeux.

Ma conjecture ne m’avait pas trompé : M. de Mauserre nous dit pendant le repas qu’il avait une recherche à faire aux archives de Florence, qu’il se mettrait en route le soir même ou le lendemain matin. M. d’Arci fut assez maître de ses sentiments pour cacher l’intime satisfaction que lui causait cette nouvelle. Je ne sais ce qui allait échapper à M me de Mauserre, quand son regard rencontra le mien, qui lui conseillait le silence. Elle se tut. Quant à Meta, je crus remarquer quelque altération dans sa figure et dans son humeur ; elle avait le visage allongé, le sourcil mobile, le regard fuyant ; sa voix était sourde et comme voilée. Je connaissais par expérience les ondoiements singuliers de son caractère, deux fois déjà ce terrain mouvant m’avait manqué sous le pied ; mais ce jour-là j’étais gai comme un pinson, et j’écartai de mon esprit tout fâcheux pronostic.

Après le déjeuner, je me trouvai seul avec M me de Mauserre au salon : — J’imagine, lui dis-je, que vous voilà contente.

— Comment le serais-je, Tony ? Il l’aime donc bien, puisqu’il a besoin de voyager pour étourdir son chagrin.

— Vous êtes aussi trop exigeante, lui dis-je en riant. Otez une poupée à Lulu, vous lui permettrez de bouder durant vingt-quatre heures. En de certains moments, les plus grands hommes sont des Lulus.

— Et Dieu sait quand il reviendra !

— Il reviendra, madame, aussitôt que M lle Holdenis ne sera plus ici.

— Ah ! Tony, j’ai bien envie de lui demander…

— Ne lui demandez rien, acceptez ce qu’il vous offre. Je vous en prie, retirez-vous dans votre appartement, et, lorsqu’il viendra vous faire ses adieux, embrassez-le tendrement sans paraître ni le blâmer, ni l’approuver. L’un serait aussi fâcheux que l’autre.

— Je ferai ce que vous me conseillez ; n’êtes-vous pas mon sauveur ? C’est vous qui l’avez déterminé à fuir le péril.

— Vous vous trompez, je ne suis pour rien dans sa décision.

— Ne soyez donc pas si réservé avec moi. M lle Holdenis m’a instruite de tout ; convenez…

Elle n’en put dire davantage, M. de Mauserre était rentré dans le salon et nous regardait d’un œil défiant. Ce regard la déconcerta, elle perdit contenance et s’enfuit.

Il vint à moi et me dit : — Je suis fâché, Tony, de vous déranger toujours dans vos mystérieux colloques avec M me de Mauserre ; mais j’ai une communication fort indiscrète et peu courtoise à vous faire, et vous me voyez dans un grand embarras.

Il avait l’air si malheureux que je lui répondis : — Qu’est-ce qui peut vous embarrasser ? Il me serait bien difficile aujourd’hui de vous refuser quelque chose.

— Je me suis rendu ce matin auprès de M lle Holdenis, continua-t-il, pour lui annoncer mon départ et la prier de rester ici jusqu’à ce que M me de Mauserre ait trouvé à la remplacer. Elle y a consenti par dévoûment pour ma fille, mais à une condition.

— Laquelle, je vous prie ?

— C’est que vous retournerez dès ce soir à Paris, attendu, ce sont ses propres paroles, qu’il lui est impossible de rester un jour de plus aux Charmilles avec vous.

Je demeurai abasourdi, hors de moi, suspendu entre le doute et la colère. Pendant deux ou trois secondes, le parquet me sembla rouler ou tanguer comme le pont d’un navire bercé par les vagues.

M. de Mauserre jouissait malignement de ma déconvenue. — Que lui avez-vous donc fait ? reprit-il. Je vous croyais dans les meilleurs termes, elle et vous. Je l’ai questionnée, elle s’est retranchée dans un impénétrable silence.

— Je ne suis pas plus instruit que vous, lui répondis-je en composant tant bien que mal mon visage, qui sans doute grimaçait un peu. Il n’importe ; ce soir même, je ne serai plus ici.

— Sans rancune ? me dit-il avec un retour d’affection. J’en use librement à votre égard comme envers un vieil ami ; mais savez-vous ? faites mieux, vous devriez attendre jusqu’à demain et m’accompagner à Florence.

— Oh ! pour cela, non, repartis-je. Je n’ai pas de recherches à faire aux archives, et il me tarde de me revoir dans mon atelier de Paris.

Il me quitta là-dessus, et, dès qu’il se fut éloigné, je courus cogner à coups redoublés à la porte de la nursery. Point de réponse. J’essayai de forcer la consigne ; le verrou était tiré et résista noblement à mes efforts. J’allai me secouer un peu sur la terrasse, j’en avais grand besoin. J’aperçus au bout du potager Lulu, qui n’était accompagnée que de sa bonne. J’en conclus que sa gouvernante était retenue dans son dortoir par quelque affaire ; je retournai à sa porte, mais je ne cognai pas : M. de Mauserre était avec elle, et ils causaient d’un ton fort animé. Je repassai une heure plus tard ; cette fois j’entrai, l’oiseau n’était plus au nid. Je remontai chez moi, je commençai à faire mes malles. Tout à coup j’avisai par la fenêtre mon invisible, qui était descendue chercher son élève dans le parc et la ramenait au château. Je dévalai en courant l’escalier, j’arrivai sur le perron comme elle était au bas, gourmandant une femme de chambre d’un ton hautain, qui contrastait avec sa modestie accoutumée. Son visage, ses sourcils, son attitude de Sémiramis, me frappèrent de stupeur. Quand elle eut fini de gronder, elle considéra quelques instants un épervier qui planait au-dessus du château en poussant des cris aigus. Elle serrait les lèvres et gonflait ses narines ; il me parut qu’elle aussi flairait une proie, qu’il y avait dans son cœur un épervier qui, ainsi que l’autre, avait faim, battait de l’aile et criait.

Elle se mit à gravir les marches du même pas qu’on monte à l’assaut ; ses pieds élastiques, vainqueurs, semblaient dire : Ce perron est à nous ! Je m’étais adossé à la balustrade ; les bras croisés, je l’attendais. Elle me regarda comme on regarde un inconnu ; c’était à croire qu’elle ne m’avait jamais vu, jamais parlé, qu’elle cherchait à deviner qui j’étais. Il n’y avait qu’un conteur de coquecigrues qui pût prétendre que la veille au soir elle m’avait donné par aventure un long baiser sur la bouche. Je n’eus pas la force de proférer un mot, elle me dépassait. Il m’eût été plus facile de l’étrangler que de lui parler.

Comme je regagnais ma chambre, M me d’Arci, qui semblait fort agitée, me saisit par un bouton de mon habit, et m’entraînant au salon : — Que se passe-t-il donc ? me demanda-t-elle d’une voix tremblante.

— Je n’en sais rien, et le diable m’emporte si je me soucie de le savoir, lui répondis-je. Tout est possible, à commencer par l’impossible.

Je cherchai à m’esquiver, elle me retint. — Faites-moi la grâce de m’écouter et de me donner un conseil. Tout à l’heure, avec l’assentiment de M. d’Arci, je me suis présentée chez mon père pour lui offrir de l’accompagner à Florence. M lle Holdenis lui tenait compagnie, ils ont passé toute l’après-midi ensemble, tantôt chez elle, tantôt chez lui. En traversant l’antichambre, je l’ai entendu s’écrier : « Fournissez-moi cette preuve, et je vous promets de ne pas me venger. » A ma vue, il s’est arrêté court, et, lorsqu’il a su ce qui m’amenait, il m’a priée de me retirer en disant : Je ne pars plus.

— Je vous répète que mon seul étonnement est de me trouver encore ici, repartis-je en colère, mais je n’y serai plus longtemps. Cette maison m’est odieuse, je suis las des femmes qui pleurent et qu’il faut consoler par des mensonges ; las des femmes qui mentent et dont il faut déchiffrer les rébus ; las de voir deux hommes qui ne sont pas des sots, souffrir qu’une plaisante mignonne leur passe à tour de rôle la plume par le bec ; las de mes écoles et des écoles des autres ; las enfin d’entendre tous les jours conjuguer le verbe partir : elle partira, je partirai, nous partirons, — et personne ne part, excepté moi, morbleu ! Reste qui voudra dans cet endiablé château, où je perdrais à la fin ma gaîté, ma jeunesse et mon talent.

Aussitôt je donnai l’ordre à un domestique d’aller retenir pour moi une voiture à Crémieu, et je remontai dans ma chambre, bien décidé à m’y tenir clos et couvert jusqu’à mon départ et à ne faire d’adieux à personne. Cependant, lorsque j’eus bouclé mes malles, il me parut impossible de m’en aller sans savoir ce qui était arrivé, quel prétexte avait inventé Meta pour m’éloigner, pourquoi M. de Mauserre, après nous avoir annoncé son départ, ne partait plus, et ce que signifiaient ces mots : « Fournissez-moi cette preuve, et je vous promets de ne pas me venger. » Je commençai à soupçonner qu’il y avait là-dessous quelque noire machination, et je me perdais en conjectures. Le soleil venait de se coucher ; je m’introduisis sans dire gare dans l’appartement de M. de Mauserre, que je n’y trouvai pas. J’appris d’un domestique qu’il était descendu chez sa femme, je m’y rendis ; une scène bien imprévue m’y attendait.

M me de Mauserre s’était conformée à mes instructions ; elle avait passé l’après-midi au coin de son feu sans échanger un mot avec personne, et n’était sortie que pour faire une courte promenade en voiture. Elle venait de rentrer et avait encore son chapeau sur la tête, quand elle reçut la visite de M. de Mauserre.

— Alphonse, lui dit-elle, j’espère apprendre de vous-même que vous avez renoncé à votre voyage.

— Vous apprendrez de moi, lui répliqua-t-il, que l’homme le plus sûr de sa volonté est sujet à changer d’avis trois fois dans une journée. Ce matin, j’étais résolu à partir seul ; il y a deux heures, je comptais emmener Lulu…

— Et sa gouvernante ? interrompit-elle vivement.

— Peut-être… Mais rassurez-vous, je suis retenu ici par une affaire importante.

— Quelle est cette affaire, Alphonse ? De quoi s’agit-il ?

— Ce matin donc, poursuivit M. de Mauserre, en s’efforçant d’être calme, quand j’ai communiqué mon projet à M lle Holdenis, elle n’a pu retenir un mouvement d’effroi, et m’a fait entendre que j’avais tort de m’éloigner. L’instant d’après, comme je la priais de rester quelques jours encore aux Charmilles, elle a mis pour condition que M. Flamerin s’en irait dès ce soir à Paris. Il y avait là, vous en conviendrez, de quoi me rendre curieux. Je suis retourné auprès d’elle cette après-midi ; je l’ai pressée, accablée de questions. Pendant plus d’une heure, je l’ai tenue sur la sellette, elle se plaignait que je la mettais à la torture. Enfin je suis parvenu à lui extorquer son secret ; mais une simple affirmation ne pouvait me suffire, il me fallait des preuves. Pour les obtenir, je lui ai promis solennellement que je ne me vengerais pas, et même que je partirais sans vous avoir parlé de rien. De telles promesses n’engagent point, et je serais incapable de tenir la mienne ; — vous savez qui je suis et ce que M. Flamerin peut attendre de moi.

— Vous ai-je bien entendu ? s’écria-t-elle. Vous vous vengerez de M. Flamerin parce qu’il a l’audace d’aimer M lle Holdenis et de vouloir l’épouser ?

— Cette comédie est percée à jour, répondit-il, et ne peut plus vous servir. Tony s’y est si bien pris qu’il m’avait donné le change ; mais je vous répète qu’à cette heure je sais tout, et que j’ai en main la preuve qu’il est votre amant.

Elle demeura comme pétrifiée, n’en croyant pas ses oreilles et se demandant si elle rêvait. Elle répétait machinalement : — Vous avez la preuve que Tony !… Alphonse, êtes-vous dans votre bon sens ? — Tout à coup un trait de lumière traversa son esprit ; elle courut à sa table, ouvrit précipitamment son buvard.

— Je vous ai devancée, voici ce que vous cherchez ! lui dit M. de Mauserre, et à ces mots il tira d’un carnet et lui présenta le dangereux papier rose.

M me de Mauserre m’a raconté qu’en ce moment elle avait senti son âme se déchirer en deux, partagée qu’elle était entre l’horreur d’une perfidie qui dépassait son imagination et la joie folle de découvrir que M. de Mauserre l’aimait encore assez pour être jaloux. Quand elle eut repris ses sens, elle s’élança sur un cordon de sonnette qu’elle secoua d’une main fiévreuse en disant : — Il faut que M lle Holdenis vienne ici ; j’entends que ce soit elle-même qui vous explique tout.

Au bout de quelques minutes, Meta parut, et M me de Mauserre fut étonnée, comme je l’avais été peu auparavant, du changement subit qui s’était fait dans son maintien et dans son visage. La tête haute, les lèvres serrées, le parler bref et rapide, le regard dur, elle avait l’attitude d’une personne qui vient de prendre une audacieuse décision et d’engager avec le sort une partie qu’elle est déterminée à gagner coûte que coûte. M me de Mauserre l’examina un instant en silence.

— Je vous ai fait venir, ma chère, lui dit-elle, pour vous demander des nouvelles de votre mariage.

— De quel mariage, madame ? avec qui ?

— Avec M. Flamerin. N’en serait-il plus question ? Les projets se font et se défont dans ce château avec une facilité inouïe.

— Celui-ci ne m’était pas connu, madame.

— Il ne vous souvient plus qu’hier vous avez eu dans le parc une conférence intime avec Tony, qu’il vous a demandé votre main, qu’il a été convenu entre vous deux que vous lui écririez, et que votre lettre serait montrée à M. de Mauserre ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, madame.

— Est-ce moi qui vous parle ? est-ce vous qui me répondez ? est-il faux qu’hier au soir nous avons composé ensemble le brouillon de cette lettre, que nous étions assises, vous et moi, à cette table, que je tenais la plume et que j’écrivais sous votre dictée ?

— Mais vraiment, madame, vous avez rêvé tout cela.

M me de Mauserre s’approcha de Meta, la regarda dans les yeux ; pour la première fois elle en aperçut le fond, et ce qu’elle y vit l’épouvanta. — Ah ! mademoiselle, lui dit-elle, vous me faites peur ; qui donc êtes-vous ?

— Vous êtes aussi trop exigeante, lui dit M. de Mauserre. Comment voulez-vous qu’elle appuie de son témoignage une explication si peu vraisemblable ? Passe encore si vous aviez eu soin de la prévenir et de vous concerter d’avance avec elle…

En ce moment, je venais d’entrer dans la chambre, et je promenais dans l’espace des yeux étonnés, cherchant à deviner quelle scène se jouait entre cet homme, qui affectait mal le sang-froid, et ces deux femmes, dont l’une avait le visage d’une folle, l’autre la pâleur et l’effrayante rigidité d’une statue.

— Arrivez donc, Tony, me cria M me de Mauserre. Il se passe ici des choses bien extraordinaires. Figurez-vous que vous êtes mon amant, que M lle Holdenis l’affirme et que M. de Mauserre le croit !

Je me saisis du papier rose qu’elle me montrait du doigt. Après l’avoir parcouru des yeux : — L’homme, m’écriai-je, qui peut s’imaginer sérieusement que cette lettre m’a été écrite par M me de Mauserre est un misérable fou.

Elle vint à moi, et commença d’une voix entrecoupée un récit que j’avais grand’peine à suivre. M. Mauserre nous interrompit : — Ce n’est pas ici le lieu de nous expliquer, me dit-il d’un ton d’autorité, — et il ajouta sur une note menaçante : — Sortons ; nous viderons notre différend tête à tête.

M me de Mauserre courut se placer entre la porte et lui : — Mademoiselle, dit-elle à Meta, soutiendrez-vous jusqu’au bout un mensonge qui met deux vies en danger ?

Je m’avançai moi-même vers Meta ; elle ne put supporter mon regard, qui apparemment était aussi terrible que celui d’un juge en robe rouge. Je vis sa figure se décomposer par degrés. Son action était trop forte et trop pesante pour son courage, elle pliait sous le faix ; il me sembla que j’assistais à l’écroulement d’une volonté. Je crus que les jambes allaient lui manquer, et qu’elle tomberait sur ses genoux. Cependant elle réussit à se tenir debout ; elle conservait dans sa défaillance je ne sais quelle sombre fierté.

— Ne me regardez pas, madame, dit-elle à M me de Mauserre, qui s’était approchée ; ne me parlez pas, ou je n’avouerai rien. Quoi que j’aie fait pour cela, je n’ai jamais pu vous aimer ; vous êtes riche et je suis pauvre, vous êtes belle, et je ne le suis pas, et il y avait une insolence cachée dans vos bontés. Il m’a semblé plus d’une fois que je ferais une œuvre méritoire en vous prenant votre bonheur, qui est l’injuste récompense d’une faute, et que vous avez le tort de trop montrer. Hier soir, votre joie m’a fait mal, et je suis sortie d’ici moins bonne que je n’y étais entrée. — Puis, s’adressant à M. de Mauserre : — Oui, monsieur, la vengeance que vous méditez serait un crime, car je mentais tout à l’heure ; mais n’avez-vous pas menti vous-même en me donnant votre parole que vous m’aimiez assez pour ne pas vous venger ?

A ces mots, elle se détacha de la muraille contre laquelle elle s’appuyait, et traversa la chambre pour gagner la porte. En passant devant moi, elle jeta un cri désespéré et balbutia : — Que ne suis-je morte, il y a huit jours, dans le lac Paladru !

Après qu’elle fut sortie, M. de Mauserre resta quelques instants immobile, sans couleur et sans voix. Était-il content ? était-il fâché ? Je soupçonne qu’il était l’un et l’autre. Il se trouvait dans la situation d’esprit d’un homme qui a découvert une grosse erreur dans son livre de comptes et qui refait son addition en se demandant comment il a pu se tromper, à la fois confus de sa méprise et satisfait de s’en être aperçu à temps. Ses yeux étaient cloués au plancher. Il les releva, et contempla la porte par laquelle venait de sortir et de disparaître à jamais un rêve que peut-être il regrettait ; j’imagine qu’il se consultait pour savoir par quoi il le remplacerait : la nature humaine a horreur du vide. Il est possible aussi que je m’avance trop, et qu’il ne sût pas lui-même où il en était. Ce qui est certain, c’est qu’il revint à lui, m’embrassa, et me dit d’une voix émue : — Me pardonnerez-vous jamais ?

— N’y comptez pas, lui répondis-je ; je me propose d’écrire un livre intitulé : De la bêtise des hommes d’esprit . J’ajoutai : Il y a ici quelqu’un dont l’indulgence vous est plus nécessaire que la mienne.

Et, le prenant par la main, je le conduisis vers M me de Mauserre. Elle le regarda longtemps avec un sourire indéfinissable, puis elle fondit en larmes et me sauta au cou en s’écriant : — Il faut bien que je lui pardonne tout, mon bon Tony, parce qu’il a voulu vous tuer !

XII

Vous me faites l’amitié, madame, de m’accorder du talent ; mais vous avez toujours douté de ma sagesse. Je ne sais ce que vous en penserez tantôt ; je suis plus fier de ce que je vais vous dire que du meilleur de mes tableaux.

M. d’Arci avait passé la soirée dans ma chambre. Il était instruit de tout, et je vous assure que ses pieds ne touchaient pas à la terre. — Grâce à Dieu, nous en sommes quittes pour la peur, me disait-il. Il est donc vrai que le méchant fait quelquefois une œuvre qui le trompe. En vérité, M lle Holdenis est plus candide que je ne supposais ; elle a rejoint innocemment ce qu’elle voulait disjoindre à jamais. Comment n’a-t-elle pas compris que la jalousie survit à l’amour et dans certains cas le ressuscite ? Prenez l’homme le plus dégoûté de son bien, et avisez-vous de crier au voleur ; il portera la main à sa poche.

— Il y a plus, lui répondis-je, M. de Mauserre vient d’éprouver qu’il n’est pas si facile qu’on pense de se débarrasser de ses souvenirs. Il nous arrive de les croire morts ; soudain ils sortent on ne sait d’où et nous happent à la gorge. Le mieux est de ne pas se brouiller avec eux.

— C’est possible, répliquait-il ; mais nous l’avons échappé belle. Ah ! la gredine ! — Et il se frottait les mains avec acharnement.

Il me quitta vers minuit. Tout ce qui s’était passé en moi et autour de moi depuis vingt-quatre heures m’avait si fort remué que, hors d’état de dormir, je renonçai à me mettre au lit. Je tournais et virais dans ma chambre, et je résolus de prolonger cet exercice jusqu’au matin. Je désirais assister du haut de ma tourelle au départ de Meta. Je sentais que jusqu’alors je ne reprendrais pas mon assiette, que je devais attendre, pour respirer plus librement, d’avoir vu de mes yeux disparaître au bout de la grande charmille la voiture qui emmènerait cette ennemie de mon repos. J’achevais à peine la lecture d’un chapitre fort déplaisant du livre de ma vie ; il me tardait de tourner le feuillet.

J’allais donc et je venais, essayant de penser au manteau de mon Boabdil ou à la théorie des couleurs complémentaires, et songeant à tout autre chose. Par intervalles, je m’accoudais sur la tablette de ma fenêtre. Je contemplais des massifs d’arbres qui se découpaient sur le ciel étoilé, une enfilade confuse de toits et deux girouettes que le vent faisait grincer ; — il me semblait que ces girouettes, ces arbres, ces toits se ressentaient d’une grande émotion dont ils tâchaient de se remettre, et que le château avait l’air effaré d’un poulailler qui a reçu la visite d’une fouine.

Tout à coup j’entendis gratter à ma porte ; je prêtai l’oreille. On gratta de nouveau ; je criai : Qui est là ? La porte s’ouvrit, et Meta Holdenis m’apparut, vêtue de sa robe grise et de sa guimpe en tulle plissé, sur laquelle à son ordinaire pendait une croix en cornaline. C’était sa toilette du matin ; mais je crus m’apercevoir que sa guimpe, dont la collerette lui caressait le menton, était fraîche, qu’elle l’avait tirée exprès d’un carton pour m’en faire les honneurs. Elle-même me fit l’effet d’une Meta toute neuve, que je n’avais pas encore vue. Son regard avait un éclat humide d’une douceur particulière ; ses yeux, qui avaient beaucoup pleuré, s’étaient comme dilatés par la souffrance : ils étaient si grands qu’ils mangeaient pour ainsi dire le bas de son visage et le contour un peu anguleux du menton. Le front nageait dans la lumière ; on eût dit que le chérubin de la douleur ou du repentir y avait versé une céleste rosée. La beauté est toujours semblable à elle-même ; il n’est rien de tel que les figures à caractère pour se renouveler sans cesse : ce sont des boîtes à surprise.

Madame, un artiste a comme tout le monde des colères, des indignations, des mépris ; mais sa colère est quelquefois à la merci de ses yeux. Il estime comme Bridoison que la forme est une grande chose, et il a des indulgences pour les crimes qui sont accompagnés de beaux effets de lumière. Mon premier mouvement fut de saisir un crayon et de dire à la singulière personne qui me rendait une visite nocturne : — Restez là, comme vous voici, debout sur le seuil de cette porte, et ne bougez pas avant que j’aie fini de vous croquer. — Je me ravisai : si nouvelle qu’elle me parût, mes souvenirs s’éveillèrent et la saluèrent en l’appelant par son nom. Je reconnaissais distinctement une taille svelte et souple que j’avais serrée dans mes bras, deux mains qui s’étaient posées sur mes deux yeux, une bouche à qui les baisers coûtaient aussi peu que les promesses.

Je détournai la tête et fis un grand geste très-expressif, qui voulait dire : — Allez-vous-en bien vite ! — Elle recula ; puis prenant courage, elle entra dans la chambre, dont elle referma la porte. Et la voilà seule avec moi et chez moi ! L’horloge du château sonnait deux heures.

— Que me voulez-vous ? lui criai-je brutalement. Ne voyez-vous pas que vous me faites horreur ?

— Ayez pitié de moi, me répondit-elle d’une voix brisée. Je veux, avant de partir, maudire ma faute devant vous et implorer à genoux mon pardon.

Elle se jeta sur une chaise, posa ses deux coudes sur la table, et avec une abondance de larmes et d’adjectifs dont je fus comme accablé, elle entama ce qu’elle appelait sa confession, c’est-à-dire un verbeux discours plein d’incohérences et de contradictions, où j’avais grand’peine à démêler la vérité du mensonge. Quoi qu’elle pût dire, elle se croyait à moitié sur parole ; c’était moins une âme fausse qu’une conscience faussée. Rompue de bonne heure à la gymnastique du sophisme, elle y avait contracté une funeste souplesse et l’habitude de se persuader tout ce qu’il lui plaisait. C’est une bonne chose que la gymnastique, madame ; mais il en faut user avec discrétion. Ne souffrez pas qu’on instruise vos enfants à se disloquer les membres, ni à marcher sur la tête, et ne permettez pas non plus qu’on fasse trop raisonner leur conscience. Plutôt lourdaud que jongleur ! si jamais je suis père, ce sera ma maxime.

Meta commença par battre humblement sa coulpe, se chargeant elle-même avec une impitoyable dureté et flétrissant sa conduite sans ménager ses termes. Elle en vint peu à peu, sinon à se disculper, du moins à plaider les circonstances atténuantes, à pallier ses torts, et ses excuses auraient été bien impudentes si elles n’avaient été bien naïves. Elle me dit que, lorsque M. de Mauserre s’était présenté auprès d’elle pour lui annoncer son départ, elle avait été piquée de la facilité avec laquelle il se résignait à la quitter, que sa coquetterie (elle employa ce mot) s’était révoltée, que soudain elle avait pensé au terrible usage qu’elle pouvait faire du papier rose, qu’elle en avait repoussé l’idée avec horreur, pour l’embrasser bientôt après avec une sorte de passion aveugle et irrésistible. Elle compara l’entraînement fatal auquel elle avait cédé à une sorte d’hallucination et à l’attrait mêlé d’épouvante qu’exerce un précipice sur le malheureux atteint de vertige ; elle conclut que c’était une épreuve que Dieu lui avait envoyée, qu’en la faisant succomber il avait voulu lui enseigner la vertu divine du repentir qu’elle ignorait encore.

Ainsi parlait-elle. Je vous le répète, c’était une conscience qui jonglait, un bandeau sur les yeux ; les boules partaient, sautaient, se croisaient dans l’air. Tony Flamerin eût applaudi, s’il n’eût préféré s’indigner.

— Fort bien, lui dis-je en l’interrompant. Désormais le voleur qui aura forcé un secrétaire alléguera qu’il était halluciné ; le fils qui poignardera son père se plaindra d’avoir eu le vertige ; le couteau avait son idée, la main a suivi, la volonté était absente, elle ne sera pas en peine de prouver son alibi. Ne condamnons ni les escrocs ni les assassins ; Dieu les a induits à mal faire pour les perfectionner par le repentir. Un point m’embarrasse : ce n’est pas assez de se persuader soi-même, il faut persuader son juge.

Elle m’interrompit à son tour, et tirant de sa poche une lettre qu’elle avait reçue de son père le matin : — Voilà ce qui m’a perdue ! s’écria-t-elle.

Je pris cette missive, qui était de poids, et j’en parcourus rapidement les premiers feuillets. M. Holdenis y donnait à sa fille des nouvelles circonstanciées de tout le pigeonnier, lui parlant au long de ses jeunes sœurs et de ses petits frères, et l’assurant, à ce qu’il me parut, que Hermann, aussi bien que Thecla, Aennchen, Minnichen et Lenchen faisaient de jour en jour de réjouissants progrès en idéalité. — « Figure-toi, ajoutait-il, qu’hier notre cher petit Niklas, après avoir regardé le ciel qui était pur comme ton cœur, s’est écrié : Bonjour le bon Dieu ! Cette naïve exclamation nous a émus jusqu’aux larmes, ta bonne mère et moi. »

Quelque intérêt que je portasse au petit Niklas, je lus plus attentivement la dernière page de la lettre, où il n’était plus question de lui. Elle était ainsi conçue :

« Les confidences que nous fait notre cher ange nous ont plongés dans une perplexité inexprimable. Qu’il y regarde à deux fois avant de se décider et de repousser les brillantes perspectives qui s’ouvrent devant lui. Tu nous insinues que ton cœur est pris ; je te réponds : Ne crois pas trop facilement ton cœur, chère enfant. A la distance où nous sommes l’un de l’autre, je suis embarrassé à te conseiller ; mais puis-je admettre que le ciel destine pour mari à notre Meta un artiste qui n’a pas d’autre dieu que son talent, et permets-moi d’ajouter, un homme qui s’est indignement conduit avec ton père, et ne lui sera jamais d’aucun secours ? Plus je songe à la combinaison de circonstances vraiment providentielles auxquelles tu dois de connaître M. de Mauserre, moins je peux me défendre d’y reconnaître un conseil mystérieux de la souveraine sagesse sur toi et sur cet homme distingué ; elle se propose sans doute de purifier son cœur et l’usage qu’il fait de ses biens. Les impies attribuent tout au hasard ; il n’y a point de hasard. Dieu t’a visiblement choisie pour faire luire sa lumière devant le monde ; ne serais-tu pas coupable envers lui, si, par complaisance pour un penchant irréfléchi de ton imagination romanesque, tu refusais la haute position à laquelle il semble te convier ? Cher ange, réfléchis beaucoup, et dans tes réflexions n’oublie pas ton pauvre père, qui t’embrasse comme il t’aime. »


L’effet que produisit sur moi cette lecture fut de tempérer ma colère par une douce gaîté. Il y avait longtemps que je n’avais lu de la prose de M. Holdenis, et ses petites théories providentielles me parurent cadrer à merveille avec son visage de prédestiné.

— Pourquoi m’avez-vous montré cette lettre ? demandai-je à Meta. Est-il possible que ce misérable chiffon de papier ait pu avoir la moindre influence sur vos décisions ? Que n’avez-vous fait comme moi ?

Et je déchirai les huit feuillets en menus morceaux ; je pris plaisir à voir voltiger dans la chambre cet essaim d’aimables papillons.

— Je tenais à vous prouver, me répondit-elle, que les apparences sont souvent trompeuses… Elle demeura court un instant, son écheveau s’embrouillait ; mais elle remédia bien vite à cet embarras de son esprit et de sa langue. Baissant les yeux, elle reprit : — Cette lettre ne vous prouve-t-elle pas que, si j’ai paru vous être infidèle, mon cœur ne l’a jamais été ? — Aussitôt, sans me laisser le temps de placer un mot, elle me raconta impétueusement qu’elle m’avait toujours aimé, qu’elle n’avait pu se consoler de mon départ de Genève, que mon image était demeurée gravée dans son cœur, qu’elle était venue aux Charmilles sur l’assurance qu’Harris lui avait donnée de m’y rencontrer. Puis elle se plaignit de moi et prétendit qu’elle n’avait pas su à quoi s’en tenir sur mes sentiments pour elle. — Je l’avais toujours pris sur un ton si léger, disait-elle, qu’elle n’avait jamais eu la certitude d’être aimée ; la déclaration un peu leste que je m’étais permis de hasarder dans le cimetière l’avait froissée ; en agréant les empressements de M. de Mauserre, elle s’était proposé d’exciter ma jalousie, sans prévoir les néfastes conséquences que ce jeu pouvait avoir ; bref, il y avait beaucoup de ma faute dans ce qui était arrivé, et la veille encore, après notre entrevue dans le parc, elle s’était demandé si j’étais bien sérieux, si je ne saisirais pas le premier prétexte venu pour me dégager de ma parole.

A ces mots, je partis d’un éclat de rire homérique, et m’étant installé dans un fauteuil, aussi loin d’elle que possible : — C’est trop fort, ma chère, lui dis-je. Vous verrez que le criminel, c’est moi ; que vous avez à vous plaindre de mes trahisons et de mes perfidies ; que l’autre soir, après vous avoir tendrement embrassée, je suis allé tout courant offrir à une autre femme mon cœur et mes lèvres. Ne pourriez-vous être sincère une fois dans votre vie et m’accorder que, si vous êtes plus sensible que tendre, vous êtes encore plus ambitieuse que sensible ? Le secret de votre conduite est dans le mot de la bohémienne. Convenez que les femmes de votre caractère ont la manie de courir deux gibiers à la fois, et que vous vous êtes amusée à coucher en joue tour à tour un lapin, qui est votre serviteur, et un lièvre qui s’est appelé tantôt le baron Grüneck, tantôt M. de Mauserre. Le lièvre a gagné pays ; je vous défie bien de rattraper le lapin.

Elle jeta un cri d’horreur, me somma de me taire, de ne pas insulter à son amour ; pourtant elle finit par avouer qu’il y avait une part de vérité dans mon explication. — Eh bien ! oui, je la confesse, s’écria-t-elle d’une voix déchirante, hier encore j’avais deux âmes qui se combattaient comme en champ clos. Dieu soit loué, l’une a succombé, le malheur l’a foudroyée ; il n’y a plus de vivant en moi que l’âme qui vous aime, qui est à vous tout entière.

Trois secondes après, avant que je m’en fusse avisé, elle s’était agenouillée à mes pieds, et j’eus beau me débattre, elle s’empara de vive force de mes deux mains. Que ne puis-je vous rendre les emportements de son éloquence ! Elle me fit les déclarations les plus tendres, les plus passionnées, que ma modestie se refuse à répéter, à savoir qu’elle m’adorait, qu’elle avait eu envers moi des torts inqualifiables ; — que, si je lui faisais grâce, elle emploierait sa vie à les racheter ; que je serais aimé comme jamais homme ne l’avait été ; que je ne me doutais pas des trésors d’enthousiasme et de dévouement que renfermait son cœur ; qu’elle ne vivrait, ne respirerait que pour moi ; que je serais son tout, son univers, son idéal et son dieu.

Au risque d’être taxé par vous de fatuité, j’oserai avancer qu’en ce moment elle était sincère ; j’ajoute que, sincère ou non, elle était étrangement belle, d’une beauté qui tenait tout à la fois du diable et de l’ange. La douleur et la passion semblaient modeler son visage comme le doigt du sculpteur la terre molle qu’il façonne ; il y avait sur son cou, sur ses joues, sur son front, un jeu d’ombres et de lumières dont je désespère de retrouver le secret. Dans la vivacité de son action, ses cheveux s’étaient défaits et se répandaient en désordre sur ses épaules ; sa guimpe aussi avait essuyé quelque avarie et laissait à mon regard une périlleuse liberté. Elle avait les lèvres ardentes ; ses yeux noyés ne quittaient pas les miens. Ils me disaient clairement : — Ne vois-tu pas que je suis à toi ? Fais de moi ce qu’il te plaira ! — Ils disaient aussi par manière d’ a parte : — Si tu succombes à la tentation, tu me garderas, et je t’épouserai.

Ce fut, madame, un moment critique. J’étais fort ému, je respirais avec effort, ma tête s’allumait comme une rampe d’opéra, et je ne sais en vérité comment cette scène aurait fini, quand il arriva tout à coup… Madame, il arriva tout simplement qu’un des coqs du château se mit à chanter à gorge déployée dans son pailler, et sa voix claire, perçante, métallique et guerrière me fit bondir dans mon fauteuil. Je revis mon père à son lit de mort : il me regardait. Le coq chanta de nouveau ; j’entendis le tonnelier de Beaune qui me criait : Tony, la vie est un combat ; défie-toi de tes entraînements ! — Et, le coq ayant pour la troisième fois sonné sa fanfare, je contemplai fixement Meta ; il me parut que ses grands yeux limpides ressemblaient à ces beaux lacs africains aux eaux d’azur, dans lesquels il y a des crocodiles.

Elle m’observait avec anxiété, se demandant à qui j’en avais. Je la repoussai doucement, je me remis sur mes pieds, je la contraignis d’en faire autant ; je la pris par le bras, je traversai la chambre avec elle, j’ouvris la porte, je lui montrai du doigt le corridor, l’escalier et la lampe qui les éclairait. Elle eut une défaillance, elle en triompha sur-le-champ. Froissant ses cheveux dans ses mains, elle me cria d’un ton prophétique et comme saisie subitement des fureurs d’une sibylle : — Maudite soit la femme que tu aimeras ! — Cela dit, elle disparut comme un fantôme.

Trois heures plus tard, elle avait quitté les Charmilles, où son départ laissait quelques cœurs soulagés et une petite fille tout à fait inconsolable. En voyant s’ébranler la voiture qui emmenait sa gouvernante, la pauvre enfant perça l’air de ses cris.

Est-il nécessaire d’ajouter que M. et M me de Mauserre sont mariés ? Lulu n’aura plus d’autre institutrice que sa mère, qui depuis son aventure est devenue un peu moins confiante et un peu plus matineuse. M. de Mauserre est rentré dans la vie publique par la députation ; il siége à la chambre dans la partie la plus raisonnable du centre droit, mais en ayant soin de voter quelquefois contre le gouvernement. On assurait l’autre jour qu’il était à la veille d’obtenir un poste considérable.

Une nuit de l’hiver dernier, je faisais route de Lyon à Valence, où j’allais voir un ami. Je partis de la gare de Perrache seul dans mon wagon, dont la lampe éclairait faiblement. Je rabattis mon bonnet fourré sur mes yeux, je m’allongeai sur un coussin, et je commençais à m’endormir, lorsque à Vienne trois femmes montèrent dans mon compartiment. A leur costume, je les reconnus pour des diaconesses protestantes, et par quelques propos, que je saisis à la volée, je crus comprendre qu’elles se rendaient en Italie pour y diriger une école évangélique. Elles étaient jeunes et fort jaseuses ; parlant allemand, elles ne firent pas difficulté de continuer leur conversation devant moi. Le visage enfoui dans le collet de ma pelisse, je ne donnais aucun signe de vie ; Dieu sait pourtant que je les écoutais.

L’une des trois paraissait exercer sur les deux autres le prestige d’une abbesse, et, quoique sa voix fût douce, elle avait un ton d’autorité où il entrait une nuance de hauteur. A propos de la dernière guerre, elle en vint à dire que les Français sont un peuple aimable, mais très-immoral et très-corrompu ; comme pièce à l’appui, elle rapporta et déposa qu’elle était entrée comme institutrice dans une maison française où se trouvait un peintre de grand renom ; que dès le premier jour il s’était permis de lui faire un aveu à la hussarde ; que le père de son élève, s’étant déclaré à son tour, avait tout mis en œuvre pour la séduire ; que ces deux coqs amoureux et fous de jalousie avaient failli se couper la gorge, et que, pour se soustraire à leurs obsession, elle s’était vue réduite à s’enfuir une nuit à travers mille périls, dont la grâce du ciel l’avait sauvée.

Quand le train atteignit Valence, la conversation avait cessé. Les deux plus jeunes de ces filles de Sion dormaient du sommeil de l’innocence ; la troisième, celle qui parlait si bien, les yeux à demi clos, rêvait à son passé ou à son avenir. Avant de descendre de wagon, je me penchai vers elle, et à sa vive surprise je lui récitai les deux premiers vers du Roi de Thulé , que je pris la liberté, — Goethe me le pardonne ! — de retoucher un peu : « Il y avait à Thulé, lui dis-je à l’oreille, une petite souris qui mentit jusqu’à son lit de mort. »

Es war ein Maüschen in Thule
Das log bis an das Grab.

Vous me demanderez, madame, si j’y pense encore à cette souris, et si dans le fond du cœur… Ceci est mon secret ; devinez. Vous me demanderez aussi ce qu’il faut conclure de mon histoire, car vous n’aimez pas les histoires qui ne concluent point. La mienne prouve qu’il est utile de savoir ce que signifie le chant du coq ; si mon père ne m’avait enseigné cette belle science, je ferais peut-être aujourd’hui le voyage de la vie avec une compagne bien distinguée, mais bien dangereuse. Ensuite mon histoire vous explique pourquoi, en m’offrant la main d’une charmante fille qui a des yeux célestes, vous m’avez mis en défiance. J’en conviens, les yeux célestes me font peur ; il y faut regarder de près et jusqu’au fond. Dieu vous bénisse, madame, vous qui n’avez pas deux âmes, et qu’il nous préserve à tout jamais des terrains glissants, des chemins à fondrières, des volontés flottantes, des caractères équivoques, des cœurs troubles et des consciences subtiles !

FIN