Title : Le livre des lotus entr'ouverts
Author : Maurice Magre
Release date : July 10, 2024 [eBook #74003]
Language : French
Original publication : Paris: E. Fasquelle
Credits : Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
MAURICE MAGRE
PARIS
Eugène FASQUELLE, Éditeur
11,
RUE DE GRENELLE
(7
e
)
1926
EUGÈNE FASQUELLE, Éditeur, 11, Rue de Grenelle, PARIS (7 e )
DU MÊME AUTEUR
POÉSIES
La Chanson des Hommes |
1 vol.
|
Le Poème de la Jeunesse |
1 vol.
|
Les Lèvres et le Secret |
1 vol.
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Les Belles de Nuit |
1 vol.
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La Montée aux Enfers |
1 vol.
|
La Porte du Mystère |
1 vol.
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
60 exemplaires numérotés sur papier de Madagascar.
Tous droits réservés
Copyright 1926, by
EUGÈNE FASQUELLE
En face du Bouddha de bois que m’a rapporté de Chine un voyageur et qui fut sculpté par le bonze d’une pagode, dans la montagne de Cao Bang, je me suis assis les jambes croisées, durant bien des soirs, sur le tapis où sont des arabesques et des fleurs coloriées, sur le tapis où veillent mes rêves comme autant de petites lampes sereines.
Et comme j’avais longtemps demandé aux esprits intermédiaires qui peuplent les royaumes invisibles de m’accorder la clairvoyance de mes existences antérieures, je vis s’écouler des images et s’entr’ouvrir des prunelles familières, des formes surgirent de l’ombre des jours révolus.
Mais à cause de l’imperfection de mon âme, ces formes étaient indistinctes, ces prunelles demeuraient voilées, je ne contemplai que des fragments épars des beautés et des douleurs qui n’étaient plus. Car il n’est donné qu’à ceux qui sont purs, de s’échapper hors de la prison du temps.
Et je connus qu’à travers les âges sans nombre la justice de la loi avait toujours fait de moi un homme médiocre. Jamais, comme les hommes plus favorisés ou plus orgueilleux qui se souviennent de leurs vies passées, il ne m’avait été donné d’être un personnage remarquable par les talents et illustre dans sa nation.
Rien qu’un pauvre ramasseur d’herbes, au pied d’une falaise crayeuse, qui fait sans cesse le même geste de tirer avec un râteau ! Une sorte de bateleur qui s’en va sur les routes derrière un âne et fait des tours dans les villages ! Un homme qui tanne des peaux, marié à une créature délicate qu’il torture par sa vulgarité !
Et toujours de l’autre côté du monde ! dans l’orient lumineux où bruissent les forêts où étincellent les sables, où les pagodes tendent au ciel leur dôme circulaire en mosaïques azuréennes ! Et à cause de cela je suis solitaire dans le pays où résonnent les cloches, où le blé croît au lieu du riz.
Enfin, j’ai vu ma dernière incarnation, celle où un rayon de l’esprit descendit sur moi, celle où il me fut donné d’être un poète que toucha la beauté des formes, qui aima les choses avec son cœur, qui entrevit les vérités cachées sous les apparences. Ainsi dans une grotte souterraine, l’eau incolore de la pluie, après avoir filtré des milliers d’années, se condense en des stalactites de cristal.
En des stalactites de pensées d’amour s’est muée la pluie de mes quotidiennes pensées, durant la vie d’un poète de l’Inde qui vécut à Delhi et à Bénarès. Il a aimé les visages charmants et les formes parfaites et l’amour de la beauté l’a conduit à l’amour de la connaissance comme une jeune fille amoureuse conduit un étranger à son fiancé.
Et c’est pourquoi en souvenir de ce prédécesseur fraternel dans le voyage innombrable, j’ai écrit le livre des Lotus Entr’ouverts , le livre dont j’ai déchiffré les caractères au fond du miroir, le miroir qui est au-dessus du Bouddha de bois que m’a rapporté de Chine un voyageur.
Car il est enseigné par les Sages anciens qu’on peut enclore une magie dans certains bois savamment vernis et que cette magie avec la réflexion du miroir et la volonté du visionnaire recrée le verbe perdu qui fut prononcé du fond de l’âme et le grave dans la buée crépusculaire du miroir, le grave pour les yeux qui voient.
Et je dis, ayant terminé la transcription de l’ouvrage ancien : Puissé-je être digne de celui que j’ai été, moi qui suis indigne de celui que je serai. Puisse mon esprit s’élancer plus haut, puisse mon esprit s’élancer plus vite vers la connaissance et vers l’amour, puissent mes actions être en harmonie avec mes pensées, puisse ma voix faible résonner très loin et transmettre aux hommes par le mystère de l’écriture la goutte de beauté que j’ai pleurée.
L’aurore se lève. Remercie Dieu qui t’a fait découvrir dans la cour dorée, le serpent noir qui donne la chance à la maison.
Il faudra lui apporter du lait dans un vase de terre plat et mettre à côté des feuillages secs pour qu’il y repose.
Aucun visage de mauvais augure ne se présentera aujourd’hui à la porte, aucune pensée triste ne se tiendra debout sur le seuil de l’âme.
Une journée entière de bonheur, sans querelle parmi les servantes, sans souvenir amer qui trouble la pureté de ton regard !
O serpent noir, je mettrai chaque jour du lait dans le vase plat et je préparerai les feuillages secs, serpent noir qui me rend visite si rarement !
Une intérieure suavité spirituelle met sur les traits de son visage une expression délicate qui fait penser au vol d’une hirondelle, au bord d’un étang, par un crépuscule de printemps.
Elle ne sait pas jouer de la cythare, ni composer des strophes, mais tout en elle est poésie naturelle et harmonie invisible.
Elle délivre le papillon des mains des enfants et aide la bête à bon-dieu à retrouver son chemin. Tout ce qui est petitesse et fragilité l’attendrit.
Elle n’accomplit aucun grand acte de bonté et elle rêve plus qu’elle n’agit. On prétend même qu’elle est paresseuse.
On ne peut définir la nuance exacte de sa robe d’un bleu intermédiaire entre celui du ciel et celui de l’eau. Qui peut dire aussi si elle est gaie ou si elle est triste ?
Elle n’aime pas les fêtes, les longs voyages, les réunions solennelles, l’apparence extérieure de la richesse. Elle craint la pauvreté et elle fait volontiers le tour du jardin.
On l’a surnommée Petite Lumière. Mais pour moi elle à un nom secret au fond de mon cœur et je ne le prononce jamais. Je l’aime à cause de l’intérieure suavité spirituelle qui se reflète sur son visage.
L’empereur de Chine et l’empereur du Japon se sont rencontrés par une belle soirée, sur la mer calme. Deux navires pavoisés se sont avancés solennellement de chaque côté de l’horizon et des milliers de jonques avec leurs lanternes de couleurs se sont tenues immobiles sur les flots comme autant de grandes étoiles et les étoiles innombrables se sont tenues immobiles dans le ciel, comme autant de jonques minuscules.
L’empereur de Chine et l’empereur du Japon se sont assis l’un en face de l’autre sous un parasol de soie à manche d’or et, à côté d’eux, il y avait un nain chinois avec un bonnet carré et un nain japonais avec une mitre de plumes de paon qui leur présentaient du thé dans un bloc de cristal creusé. Les deux empereurs en buvaient quelques gorgées et ils se regardaient en silence. Leurs robes étaient ruisselantes de pierreries et ils étaient pareils à des dieux timides qui n’osent pas engager la conversation.
Les courtisans, sur le pont des navires faisaient un cercle respectueux de broderies et d’armures. Il y avait là des mandarins de neuf rangs différents, depuis le Tai Fou qui porte la pierre rouge jusqu’au Tai Tchao qui porte un globule d’or. Il y avait là le Siogoun entouré des Seigneurs de la Terre et certains fonctionnaires religieux courbés en deux par la discipline des rites et dégageant la vénération comme une lampe dégage la lumière. Et sur les rivages de la Chine et du Japon les peuples étaient massés et regardaient la mer calme.
Les deux empereurs allaient s’entretenir de l’invasion prochaine des Tartares, de la puissance des épidémies qui s’abattent mystérieusement sur certaines provinces. Ils allaient chercher ensemble les moyens de faire circuler rapidement le riz à travers les terres et les mers pour remédier aux famines, ils allaient étudier les causes de ces fabuleux typhons qui, à certaines époques, soulèvent les mers. Ils allaient entrer en communication avec les Génies, écouter la voix des Ancêtres. De leur réunion allait jaillir l’éclair qui fait descendre les Dieux.
L’empereur de Chine, le plus résolu, parla le premier et la conversation fut assez animée. Ils étaient tous deux grands amateurs de laques et ils s’étonnaient qu’une certaine nuance de violet ne puisse plus être obtenue. « Les polisseurs de Canton n’apportent plus autant de soins qu’avant à leurs travaux. Le colcotar est trop calciné. On ne trouve plus le cinabre absolument pur. Et, pour le rose, c’est bien plus terrible ! On a abandonné la culture de la fleur de carthame. Le secret des anciens maîtres est perdu. En vérité, le monde est en décadence. » Les deux empereurs sont très malheureux et, lorsque l’entrevue est terminée, ils pleurent presque, courbés derrière leur éventail, tandis que les deux navires s’éloignent solennellement sur la mer calme.
J’ai trouvé la robe déchirée d’un pauvre sur la barrière de mon jardin. Le pauvre lui-même appuyé sur son bâton s’éloignait sur le chemin avec une singulière légèreté, revêtu d’un manteau à broderies et à franges qui ressemblait à mon plus beau manteau.
« J’ai fait manger le pauvre et je l’ai fait boire, me dit Padmani avec un visage serein. Je l’ai conduit dans la piscine et il a fumé ton houka. Et comme son manteau était déchiré je lui ai donné un manteau à broderies et à franges, car il convient d’être charitable. » « Tout ce que tu fais est bien fait », ai-je répondu.
« Quand je lui ai eu donné cela, reprit Padmani, j’ai vu que le pauvre était aussi pauvre qu’avant. Il me faisait tant de peine que j’ai voulu qu’il emportât une richesse inusitée, la richesse d’un beau souvenir et je me suis donnée à lui. » Ainsi parla Padmani, avec simplicité et elle allait, s’occupant de petites choses, dans la maison.
Alors j’ai médité sur la charité et sur la connaissance du bien et du mal qu’il n’est pas donné aux femmes d’avoir. « Quel âge pouvait avoir ce pauvre ? » ai-je demandé tristement. Padmani a éclaté de rire : « Comment pourrai-je me souvenir de cela ? Je n’ai vu que ses yeux qui pleuraient. » J’ai médité encore sur la charité.
O dieu de l’intelligence bienveillante qu’on représente avec le grand front dénudé d’un homme mûr, le regard ingénu d’un enfant et le pli de la bouche d’un vieillard, toi qui tiens une boule de cristal et un lotus refermé, toi qui es immobile, toi qui vois, toi qui sais.
O dieu de l’intelligence bienveillante, mets sur mon visage le sourire qui comprend, fais faire à ma main le geste qui excuse, donne à toutes mes attitudes ce délié que l’indulgence quotidienne apporte au corps.
Écarte de moi la colère qui aveugle et nous enveloppe d’une buée rougeâtre, ne permets pas au désir effréné de me posséder, car il force l’homme à marcher à quatre pattes à la manière des bêtes.
Donne-moi la mesure avec laquelle on pèse ses actions comme des cailloux noirs, la mesure avec laquelle on pèse ses pensées comme des grains de blé lumineux.
Donne-moi le jugement par lequel la vérité est discernée de l’erreur et la clairvoyance qui fait savoir qu’un homme est bon même sous une apparence vulgaire ou mauvaise.
Fais-moi me dresser entre le bien et le mal comme on se dresse entre deux frères ennemis. Montre-moi la part du mensonge que cache la douceur du masque blanc et la part d’humaine nécessité qu’il y a sous la grimace du masque noir.
Ne me fais pas rire à cause du caractère plaisant de la douleur, ne me fais pleurer qu’à cause de l’émotion spirituelle que procure la beauté et permets-moi de comprendre la mort, cette entrée dans le pays des hommes immatériels, des paysages subtils, des vibrations délicates.
Donne à mon esprit la soif inextinguible de savoir, à mon cœur la faculté illimitée de chérir les formes diverses de la création, permets-moi de gravir avec l’agilité du coureur les degrés de la connaissance qui conduisent à la porte de l’amour, ô dieu de l’intelligence bienveillante !
Elle m’avait dit sur sa mère des choses tellement délicieuses que je résolus de l’accompagner quand elle voulut lui rendre visite dans un village perdu au pied des montagnes Aravalli.
Nos chevaux moururent dans les sables du désert de Thar et nous faillîmes nous noyer en traversant une rivière qui avait débordé. Mais tous ces dangers étaient sans importance puisqu’il s’agissait d’aller voir une merveilleuse créature pleine de sagesse et de beauté.
« Ce serait orgueilleux de ma part, de prétendre que je lui ressemble, disait Padmani, tant elle a de majesté naturelle et de noblesse supérieure. » Ses yeux brillaient et elle redevenait une toute petite fille à mesure que nous approchions.
Devant une misérable case était accroupie une vieille femme à demi sauvage. Elle ne se leva pas pour embrasser sa fille et elle se contenta de remuer à droite et à gauche sa mâchoire, en signe d’une confuse satisfaction. Et mon âme était pleine de honte pour la charmante Padmani dont les larmes coulaient comme des perles sur ses joues couleur de lune.
Et, lorsque nous reprîmes le chemin du retour, je la tenais tendrement par les épaules, m’efforçant de ne plus penser à cette visite malheureuse. Mais elle riait, une musique enchantée était dans sa voix et elle répétait : « Comment l’as-tu trouvée ? N’est-ce pas que je ne t’avais pas menti ? Il m’est doux d’aimer une telle mère ! » Alors je fus plein de honte pour moi-même. O merveille de la pureté des cœurs !
Dans le coffret d’ivoire incrusté d’or où sont ses bijoux et les souvenirs de notre amour nous avons découvert un tiroir secret où il y avait un parchemin jauni et d’aspect triste, avec des caractères en langue Zend.
« C’est peut-être une malédiction ou l’indication d’un trésor caché. Il faudra aller, me dit-elle, chez le moullah qui sait toutes choses, pour savoir ce que ces caractères veulent dire. » Mais, moi, je secouai la tête car je savais bien ce que contenait le parchemin.
Il contenait l’histoire de nos amours, celle de tous les amours des hommes. Il disait que dans le beau coffret d’ivoire il y a toujours un coin ignoré avec une histoire secrète et que dans l’âme de la bien-aimée il y a toujours une amertume incompréhensible que le moullah ni personne ne peut expliquer.
Il y a peut-être un jardin délicat au sommet d’une montagne sauvage avec un kiosque de porcelaine et de bois laqué d’où l’on aperçoit de très loin les dômes des villes où s’agitent les hommes.
Oh ! vivre là, avec la parfaite certitude qu’aucun visiteur ne se présentera à la minuscule porte du kiosque, que je n’entendrai ni formule de politesse, ni affectueux témoignage.
Là, je marcherai à petits pas, j’examinerai le dessin d’une feuille, les veines d’un caillou, la clarté d’une goutte d’eau, les nuances d’un souvenir.
Là enfin, ni la famille, ni l’amitié, ni l’amour ne m’envelopperont de leur nuage gris, bleu ou rose et je ne serai pas comme un glaneur qui cherche un grain de plaisir dans un champ d’ennui.
Je m’assiérai sous un mûrier qu’on ne cultivera pas pour le vers à soie, je cueillerai une rose qui ne sera pas destinée à un bouquet, je suivrai une allée où le sable ne gardera pas la trace d’une sandale féminine.
Et là, comme une essence parfumée qui tombe dans une urne d’or, la sagesse filtrera du ciel silencieux, apportée par le vent sans parole et remplira lentement l’urne spirituelle de mon âme.
Je serai entouré de parents attentifs parce qu’ils se tairont, d’amis fidèles parce qu’ils seront immobiles, de maîtresses tendres parce qu’elles répandront des parfums suaves sans le vouloir. O famille des arbres, amitié des pierres, amours des fleurs !
Et si je vois un soir la silhouette noire de quelque conseiller ou le voile incarnat d’une femme aux beaux yeux s’acheminer de mon côté je couperai une branche de saule et j’en lancerai les feuilles vers le croissant de lune pour qu’ils comprennent qu’en moi a pénétré le sentiment de la vanité du monde et qu’ils s’en retournent.
Et à l’heure où les étoiles sont épuisées et où la rosée fera dans ma chevelure une couronne brillante après une nuit de méditation, peut-être connaîtrai-je dans l’évanouissement de l’extase avec la naissance de l’aurore, le parfait amour de toute chose qui met l’homme au rang des dieux.
Une très belle femme se tenait sur un balcon. On voyait sous la mousseline la chair laiteuse de ses épaules, elle était couverte de bijoux comme une idole et elle cachait à demi son visage derrière un éventail en plumes de paon éblouissantes.
Et moi, je la regardais longuement, oubliant Padmani qui marchait à côté de moi, car la beauté d’une femme est plus grande sur un balcon à cause du mystère de la chambre qui est derrière. Et j’aurais bien voulu être remarqué d’elle et je me redressai et me retournai de son côté.
Padmani ne dit rien, mais avec une ridicule affectation, elle resta taciturne et un peu plus tard, je pensai qu’elle était affligée de mon long regard et je lui dis : « Es-tu triste parce que tu es jalouse de la belle femme du balcon ? Dis-moi tes pensées pour que je te console. »
— Je suis triste, a-t-elle répondu, à cause des éblouissantes plumes de l’éventail. Le paon qui les a portées ne dessinera plus au soleil une roue multicolore. Comme on est cruel avec les oiseaux ! Ne savais-tu pas que le paon est l’oiseau que j’aime le mieux ? »
Il a fait craquer doucement les feuilles mortes dans le jardin. Le chien n’a pas aboyé quand il est passé. La lune n’a pas reflété son ombre sur le sable de l’allée. Mais j’ai bien su qu’il était là.
Je me suis arrêté de jouer de la cithare. J’ai posé l’instrument sur le coussin. Je me suis tenu immobile, je n’ai pas regardé du côté de la fenêtre. Mais je savais bien qu’il me regardait par les volets entr’ouverts.
Comment était l’ovale de son visage ? De quelle couleur étaient ses yeux ? Quelle forme avait son turban ? A la fin j’ai tourné un peu la tête de son côté. Il y avait une légère buée sur le carreau.
Je n’ai pas entendu de craquement sur les feuilles mortes du jardin et le chien n’a pas aboyé. J’ai repris ma cithare et je me suis remis lentement à jouer car j’ai bien compris qu’il était parti.
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. A un homme vulgaire son père l’avait mariée pour la punir d’être allée, la nuit, porter un bouquet de pavots blancs sur une montagne déserte.
De cette habitude depuis son enfance, on n’avait jamais pu la guérir. Comme si une mystérieuse voix l’appelait, il fallait qu’elle allât, certaines nuits, faire cet hommage nocturne à un invisible Génie.
L’homme vulgaire la battit et elle jura de ne plus recommencer. Mais quand le temps était venu, elle se glissait furtivement à l’heure où tout le monde dormait, par un sentier qui ne menait nulle part et se perdait au milieu des pierres.
On la trouva morte, un matin, au sommet de la montagne déserte. Son corps était couvert de gouttes de rosée et brillait comme si elle était habillée d’une tunique de diamants. Les Génies de cette solitude avaient-ils enlevé son âme ? A côté d’elle on ne retrouva pas les pavots blancs.
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. L’homme vulgaire qu’elle avait épousé était corroyeur de son état et avait une boutique dans une rue de Raé-Ning.
Au milieu des peaux entassées, cette délicate se tenait, avec ses yeux couleur de jade vert et ses mains couleur de jade blanc. Et des cuirs tannés montait pour elle un plus suave parfum que celui des lis ou des roses.
Elle lisait ses vers à son mari quand il était réuni dans la boutique avec ses apprentis et d’autres hommes vulgaires, ses amis. Nul ne comprenait, mais tous restaient immobiles, pleins de béatitude, sentant le souffle invisible de la beauté planer sur la maison.
Et une fois un mandarin en voyage écouta par la fente de la porte et s’émerveilla grandement. Et il prépara une troupe de cavaliers et d’hommes armés avec un palanquin d’or et de cristal pour enlever la délicate et la subtile à la boutique du corroyeur.
Elle aurait bien voulu s’en aller loin de la compagnie des hommes vulgaires pour habiter dans un palais au milieu des matières rares, pour jouir de la musique des luths, de la conversation des lettrés, de la possession des manuscrits chargés de pensées, mais quelque chose la retenait là.
C’était la voix qui n’a pas de son, le chemin qui ne mène nulle part, la mystérieuse tâche nocturne à laquelle elle s’était vouée, c’était la présence de la montagne déserte au sommet de laquelle elle devait certaines nuits, porter un bouquet de pavots blancs.
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. Bien rarement elle parlait et elle ne se plaisait qu’à voir de la balustrade de sa maison décroître le vol des cigognes dans de ciel.
Elle ne rencontra qu’une fois, au milieu d’autres mandarins puissants, son père qui l’avait vouée à la misère en la mariant pour la punir et la faire rétrograder parmi les êtres, à un corroyeur vulgaire.
Elle se prosterna comme il est prescrit, sur le chemin devant son père et elle prit la main de la malédiction et elle la baisa. Et lui, qui était un homme mauvais, s’étonna de voir dans les yeux de sa fille une si belle flamme couleur de jade vert et de l’étoile Ki.
Et il ne savait pas que l’âme est faite d’un métal plus inaltérable que l’or vierge et que celle qui s’est regardée intérieurement ne fait que se purifier au contact de la vulgarité.
Et dans son orgueil il dit à sa fille : « Donne-moi ce pavot blanc que tu as à la ceinture. » Elle le lui tendit respectueusement, mais elle s’arrangea pour en faire tomber les pétales et qu’il n’en restât plus que la tige.
« Elle n’a pas changé, dit le père aux autres mandarins. Et le corroyeur ne doit pas recevoir d’elle plus que son père n’a reçu. Elle donne tout aux Génies. »
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. Quand elle mourut, tous les corroyeurs de Raé-Ning furent en deuil et son mari, l’homme vulgaire, qui était gros devint pareil à un saule en hiver.
Il pleurait sans cesse, songeant qu’il ne l’avait pas assez aimée et il se repentait de ne pas avoir uniquement, avec ses peaux, fait des robes de fourrure pour la couvrir.
Il disait : « Quand elle parlait, j’étais transporté dans un pays merveilleux, mais nous étions loin l’un de l’autre. Comment peut-on aimer à ce point ce qu’on a perdu sans l’avoir compris. »
Et moi, peut-être, dans une vie antérieure, j’ai été cet homme vulgaire et c’est pourquoi j’aime la poétesse Tchou Chou Tchenn et je la pleure encore après des siècles. Je la cherche sur la balustrade de ma maison quand je vois des cigognes s’éloigner et si un pas résonne sur le chemin, je m’imagine que c’est elle qui s’en va silencieusement porter ses pavots blancs sur la montagne déserte.
Comme je poussais la porte du jardin, elle était au milieu d’une plate-bande de roses et, les yeux levés au ciel, elle avait un doigt sur les lèvres et semblait faire : « Chut ! » à quelqu’un. Mais il n’y avait personne.
Alors j’ai gardé le silence. Mais elle m’a dit : « C’est pour mieux t’entendre me dire des paroles d’amour que j’ai fait signe à un groupe de dévas vêtus de blanc de rester silencieux au-dessus du jardin. »
« O Padmani, comme j’aimerais voir ces dévas. Ne peux-tu leur dire de s’approcher et de me montrer le bel ovale de leurs traits et leurs robes, tissées sans doute de nuages. »
Elle a secoué la tête et a répondu : « Ils viennent justement de s’éloigner car ils ont respiré l’arôme de certain lotus d’une espèce rare qui vient d’éclore à mille lieues d’ici sur une montagne de Chine et ils sont ivres pour plusieurs jours. »
Ayant gravi un interminable escalier je me suis trouvé soudain dans une assemblée de musiciens en robes noires. Il y avait des laques sur les murs, le plafond était d’or mat, tout était éteint, tout était voilé dans la salle où étaient réunis ces musiciens de génie.
Les visages de ces musiciens étaient illuminés par l’extase et ils touchaient leurs instruments avec des mains légères, comme en un rêve. Mais j’avais beau prêter l’oreille, je ne percevais aucune musique d’orchestre, rien qu’un grand silence mystérieux.
Et ce silence était si angoissant, si chargé d’invisibles images et de pensées inexprimées que je commençai à trembler. Mais celui qui me conduisait me toucha du doigt entre les deux yeux et me dit : « Dans cette salle sans reflets, ce n’est pas avec les oreilles qu’on entend mais avec le cœur. »
Et je commençai à comprendre la musique des musiciens en robes noires. C’était l’harmonie cachée de la terre, le langage sans mots, la résonnance sans vibrations, la beauté qui se perçoit par les sens intérieurs de l’âme et c’est à partir de ce jour que j’ai possédé la connaissance de la vie vraie.
Le caravansérail avait un long couloir immense. Je savais que son époux venait d’arriver et qu’elle était auprès de lui, quelque part, dans la vastitude de ce lieu de brique. J’entendais au fond du crépuscule aboyer les chiens, crier les chameaux et se quereller les chameliers et les porteurs de litières. Et parfois il y avait des pas qui traînaient dans le long couloir immense de ce caravansérail de mélancolie.
Je ne sortais pas de ma chambre dans l’espoir qu’elle passerait, qu’elle passerait par hasard et s’arrêterait une minute. Mais les heures inexorables comme le regret de ce qui finit s’écoulaient avec les aboiements des chiens, les querelles des porteurs de litières, la lente ascension de la lune dans le ciel indifférent. Les heures s’écoulaient et elle ne passait pas dans le couloir sans fin de ce caravansérail de l’attente désespérée.
Alors je suis sorti pour revoir le petit chemin qui descend parmi les canneliers grisâtres, le petit chemin où j’avais marché, si heureux à côté de ma bien-aimée. Je suis sorti pas bien longtemps, le temps d’un regard, le temps d’une pensée d’amour, je suis sorti pas bien longtemps, mais juste assez pour qu’elle vienne une minute me dire bonjour en passant, en passant dans le long couloir de ce caravansérail des amants qui se sont séparés.
Elle a poussé la porte, elle est entrée, elle a embaumé la chambre avec sa robe et ne me trouvant pas, elle a laissé bien en évidence un tout petit mouchoir comme le signe de la fidélité divine, comme la présence de son cœur et elle est partie dans le long couloir, elle est partie pour ne plus revenir et ce mouchoir c’est tout ce qui me restera désormais, tout ce qui me restera de celle que j’aime dans les caravansérails de la vie.
Padmani a les yeux levés vers le ciel criblé d’étoiles et elle regarde avec une extrême attention… Une goutte d’argent brille sur sa joue.
Elle croit que chaque étoile correspond à un sentiment de l’âme et que chaque âme est sous l’influence d’une étoile du ciel. La goutte d’argent descend lentement.
Oh ! comme elle est anxieuse devant les milliers de caractères tracés sur l’énigmatique livre bleu.
« Que cherches-tu avec tant d’ardeur, ô Padmani ? »
« Je cherche mon étoile. Je connais son nom, mais je ne sais pas où elle se trouve. Elle brille peu. Elle s’appelle l’étoile de la miséricorde. »
« Je la connais, lui ai-je dit. La voilà. » Et je lui ai montré une étoile au hasard. « C’est la plus belle, a-t-elle murmuré. » Et sur sa joue la goutte d’argent avait disparu.
Je quitterai un soir la terre des hommes et tu demeureras toute seule. C’est pourquoi je tiens à te dire la parole essentielle de la vie. Allume la lampe, ô ma bien-aimée, car pour que ceci soit énoncé les meubles et les visages doivent avoir leur vêtement de clarté.
Toutes les choses ont un reflet qui est la vraie substance du monde. Les eaux immobiles sont phosphorescentes, les prunelles miroitent, il y a des parcelles lumineuses qui flottent au ras des terres labourées et que n’a pas engendrées la lune. La matière s’efforce de dégager l’âme. Toutes les lumières sont belles excepté celle qui vient de l’or.
Du monde des formes apparentes, il ne faut aimer que les reflets, le luisant des laques, le poli des cristaux, le mat endormi des jades, les étincelles des soies précieuses et des chevelures. Le bien et le mal sont dans les reflets et les uns sont purs, les autres impurs. O ma bien-aimée, ne prends jamais l’or dans tes mains divines.
Car Ahriman, dont il est parlé dans les livres Zend, Iblis, le tentateur, Satan dont les prêtres chrétiens menacent les enfants ne sont que les incarnations de l’esprit de l’or, l’esprit mauvais qui fait rétrograder l’homme sur la route. Marche en avant, ô ma bien-aimée, conduite par les reflets spirituels et tourne ta face vers le soleil.
Dans le jardin, là où sont les ronces et les orties, fais un grand trou et enterre l’or. Demeure dans ta maison sans or ou vêtue d’une robe sans franges, avec des mains sans bagues, va-t’en au loin, à travers la vie. Il y a bien moins d’actions mauvaises qu’on ne croit si l’on a une pensée haute. Vis dans le temple ou dans les bouges, avec les sages ou les mendiants, donne ton corps à tous les hommes si cela te plaît, mais n’en reçois pas une pièce d’or.
Cherche les reflets, ô ma bien-aimée, ils sont la substance, ils sont la beauté. Plus tu les chercheras, plus il y en aura et à la fin tu marcheras enveloppée de lueurs comme une princesse entre dans une ville au milieu d’une pluie de lotus bleus. Et s’il t’arrivait une fois, dans la splendeur d’une demeure ou devant les statues des dieux d’être prise par l’attrait de l’or, souviens-toi de cette pensée que je te lègue et qui est le meilleur de mon esprit, le reflet de moi-même qui t’accompagnera, ô ma bien-aimée. Toutes les lumières sont belles excepté celle qui vient de l’or.
J’ai longtemps habité le paradis terrestre. Il y avait un tout petit jet d’eau dans une vasque de porcelaine grande comme la main. L’arbre de la science était un pêcher et comme son bois porte bonheur, moi le premier homme, j’en avais coupé une branche que j’avais pliée sous l’arc de la porte tandis que la première femme battait des mains.
Sous le cercle de la branche de pêcher, la première femme se tenait souvent accoudée au soleil, sans aucun costume visible. C’est moi qui lui tendais les fruits de l’arbre et elle y mordait en riant. Puis elle jetait les noyaux par-dessus une petite haie d’aubépines roses qui séparait le paradis terrestre du chemin où sans doute Dieu venait le soir nous épier.
Aucun ange irrité, tenant épée de flamme ne m’a chassé du paradis terrestre. J’en suis parti sans raison conduit seulement par ma propre folie. A peine l’avais-je quitté que la notion du bien et du mal tourmentait cruellement mon âme et que je savais combien il est amer de s’en aller tout seul sur la dure terre.
Tout seul, car la première femme a continué à habiter le paradis terrestre. Je vais quelquefois autour de la haie d’aubépines roses. J’entends alors retentir son rire et je comprends que quelqu’un lui offre des fruits. Je voudrais bien que quelques parcelles de l’ancien bonheur, retombent par mégarde sur moi, mais je ne reçois que les noyaux de pêche, qu’elle jette sur le chemin, comme jadis.
Je racontais à Padmani tout ce que j’avais vu de merveilleux quand j’avais voyagé dans la Chine immense. Je lui décrivais le palais de la Joie immortelle, la fontaine des Dragons dans le labyrinthe des jardins de Jehol, le lac d’Argent avec ses cent trente kiosques de cristal au pied d’une colline en minerai d’azur, l’île des pagodes silencieuses et le tombeau de Confucius, harmonieux comme l’excellence de la pensée ordonnée.
Je racontais à Padmani les fêtes auxquelles j’avais assisté, la fête du septième Soir où un envoyé du ciel descend, portant une orchidée, la fête des Seigneurs des Trois Mondes où naît l’esprit qui préside à la force vitale. Je lui décrivais les cortèges pour la fête du Vieux de la lune qui détermine les mariages, les costumes éblouissants des maîtres de cérémonies et de ceux qui réglementent les génuflexions et les révérences et je lui racontais comment sur la montagne de Fou-Tchéou Fou se célèbre la fête des cerfs-volants.
Padmani m’écoutait en silence et je sentais qu’elle avait une question à me poser et que de tout ce que j’avais dit, une seule chose l’intéressait qui faisait se tendre son mince cou et briller ses prunelles de jade sombre. « De quelle couleur étaient les cerfs-volants ? demanda-t-elle. — Mais de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, ô Padmani. » Et alors elle se perdit dans un rêve.
Et je lui racontai encore les rêveries mystérieuses de l’opium, les superstitions étranges, les misères extraordinaires et les dangers que j’avais courus, les ménageries d’animaux sauvages que j’avais vues à Macao, l’arrivée de la flotte portugaise que j’avais vue à Liampo et les pirates que j’avais évités et les baleines qui étaient passées au loin et toutes les étonnantes merveilles que peut contempler l’homme qui fait un voyage en Chine.
Padmani m’écoutait en silence, mais les sons frappaient ses oreilles sans atteindre son âme. Un problème la tourmentait et pesait plus lourdement sur sa tête que le casque crépusculaire de sa chevelure. « Est-ce que le mimosa de Chine a un autre parfum que le mimosa qui croît dans notre jardin ? » Je lui ai répondu : « Le même parfum exactement. » Alors elle a poussé un grand soupir de soulagement, comme si je la délivrais d’une peine et elle a dit : « A quoi bon s’en aller en Chine ? Nous sommes si bien ici tous les deux. »
C’était un jeune homme nu qui venait de se baigner et qui s’avançait au soleil vers nous sur le sable de la Jumna. Il était très beau, il agitait négligemment une liane et il souriait en regardant Padmani.
« Pourquoi ce jeune homme te sourit-il ? » ai-je demandé. « De quel jeune homme parles-tu ? répondit Padmani. Je ne vois personne autour de moi. » Et elle écarquillait les yeux du côté du beau jeune homme qui passait près d’elle.
« Je parle de ce jeune homme qui vient de passer à côté de toi avec une liane à la main. » Et Padmani, baissant tardivement les yeux a répondu : « Sans doute les dévas ont obscurci ma vue un instant. Cela arrive quelquefois. »
Mais le lendemain, comme je l’avais mécontentée par mon humeur taciturne, elle s’était assise devant la porte de la maison et elle regardait une allée déserte dans le jardin avec une singulière et joyeuse fixité. « Que regardes-tu si attentivement, Padmani, dans l’allée déserte ? »
« Sans doute les dévas ont obscurci ta vue, a-t-elle répondu, avec un peu d’impatience. Je regarde un beau jeune homme nu qui s’avance dans l’allée en agitant négligemment une liane. »
Et j’ai dit : « Je le vois aussi. Il est là depuis que nous sommes au bord de la Jumna. Comme il est heureux d’être beau cet invisible jeune homme nu. » Et Padmani s’est levée avec une moue de tendresse, elle a montré du doigt le chemin, en disant : « Regarde. Il se sauve en courant et il ne reviendra plus. »
Quand on a frappé trois coups à ma porte je ne me suis pas hâté d’ouvrir. J’ai bouché le flacon de rose et j’ai fermé le manuscrit du poète Mir que j’étais en train de lire. Qui saura jamais si j’ai eu tort de ne pas me hâter ?
Il n’y avait personne sur le perron de ma maison. Une créature impatiente avait frappé et était repartie sans attendre. Mais doit-on courir lorsque le bonheur se présente et comment distinguer d’ailleurs les trois coups du bonheur des trois coups du malheur ?
Et la rue était presque déserte. J’ai demandé à un porteur d’eau qui passait s’il n’avait vu personne s’éloigner. Mais il s’est contenté de sourire sans répondre. Était-ce une occasion que j’avais perdue ou un chagrin à qui j’avais donné le temps de s’éloigner ?
Pourtant, je ramassai parmi les herbes sauvages des pavés une rose qui avait été perdue. Je la respirai et elle ne dégagea aucune odeur, comme si elle se refusait à trahir le secret de celle qui l’avait portée.
Je suis rentré et j’ai rouvert le manuscrit du poète Mir à l’endroit où je l’avais marqué avec le signet. Mais j’étais distrait et les poésies volaient autour de moi sans m’atteindre. J’écoutais les bruits de la rue silencieuse. J’ai fermé le manuscrit et j’ai remplacé le signet par la rose. Ah ! comment distinguer les trois coups du bonheur des trois coups du malheur ?
Il y a un usage funéraire du Népal qui veut qu’on mette un diamant dans la bouche des morts afin qu’ils gardent la beauté de leur visage dans les ténèbres de la tombe.
Les dieux qui président à la décomposition des molécules de la forme arrêtent leur travail à cause de la clarté de la pierre précieuse qui interrompt l’effort de leur volonté souterraine.
L’homme pauvre qui ne serre entre ses dents que la poussière de son regret terrestre, l’homme pauvre sentira le contour de son visage disparaître et une active destruction ôtera sa chair de ses os.
Les dieux de la mort eux-mêmes, ces subalternes instruments du passage d’un monde à l’autre, sont les esclaves de la richesse. On retarde leur venue par une somptueuse demeure qui préserve du froid et du soleil, par l’abondance des remèdes qui font reculer la maladie, sœur de la mort.
Le diamant éblouit ces dieux mercenaires par les facettes de sa lumière et accroupis en silence autour du possesseur de pierres précieuses ils respectent le visage rigide de l’homme riche marqué du sceau de l’autorité.
Pourtant, ô homme pauvre, la loi est juste, la loi supérieure pour qui les dieux de la mort ne sont que des fantômes obéissants, des larves aveugles et muettes, soumises à leurs ordres.
Car plus ta forme charnelle de pauvre périt vite, ta forme usée par les travaux et maigre par le manque de nourriture, plus rapidement tu t’achemines vers la vie plus subtile et meilleure où tu ne seras revêtu que de la claire forme de l’esprit.
Et là enfin tu ne crains l’attaque d’aucun dieu corruptible et ténébreux. Là, chacun apporte le trésor qui lui appartient, chacun garde la propriété spirituelle qu’il a accumulée par sa sagesse.
Il n’est pas de diamant assez pur pour immobiliser les traits changeants de l’âme s’ils ne se sont pas sculptés eux-mêmes dans le marbre de la beauté morale. Ce n’est que dans le royaume de l’esprit que l’homme mesure le rythme de la justice.
Pour avoir une eau pure de toute souillure il faut frotter l’intérieur de la jarre où elle est versée avec une amande fraîche et l’exposer ensuite au soleil.
Avec l’amande de la résignation j’ai frotté la jarre de l’âme afin de faire disparaître le limon des mauvais sentiments et briller l’eau de cristal de la vertu.
Et voilà mon âme. Elle est sans passions. Le soleil luit à travers cette eau transparente, cette eau de perfection immaculée. Il ne faut pas boire pourtant. On a frotté la jarre avec une amande amère.
Elle m’a dit : « Je suis très savante. A treize ans je savais tisser, à quatorze ans je savais tailler des vêtements, à quinze ans je jouais du luth, à seize ans j’avais appris la danse. A dix-huit ans je dirigeais tes servantes, tes jardiniers et tes porteurs de litière. »
Et je lui ai répondu : « Je suis très ignorant. J’ai essayé de percer le mystère des choses cachées et il est demeuré impénétrable. J’ai essayé de découvrir la loi secrète des rythmes poétiques et je n’y suis pas arrivé. Je ne comprends rien à ce que je vois autour de moi. Je ne sais pas pourquoi tu ris et pourquoi tu pleures et tu restes à mes côtés comme la plus grande énigme de l’univers. »
Alors elle a poussé des cris de joie en pensant à la supériorité de ses connaissances et elle s’est mise à tourbillonner dans la chambre. Mais elle s’est arrêtée, elle a regardé le plafond, et comme si elle avait un regret elle est venue vers moi en disant : « Il y a autre chose qui fait que tu es encore plus ignorant : Je sais t’aimer et tu ne sais pas que je t’aime. »
L’empereur de Chine avait cru remarquer que le soleil n’obéissait pas à sa volonté. Il était incommodé par sa chaleur durant l’été et il lui reprochait d’avoir fait mourir une tulipe singulière qu’on lui avait rapportée des pays barbares d’occident. Puis il chérissait les ténèbres d’un amour profond. Il résolut d’arrêter la course du soleil et il convoqua toute la cour pour qu’elle soit témoin de sa puissance illimitée.
Vers le rivage de l’océan d’où monte le soleil en flammes, un grand cortège se mit en marche durant la nuit. L’empereur avait placé sur ses genoux, dans son palanquin, un bâton de jade magique qui avait appartenu à Fo-Hi, inventeur de l’écriture et de la lyre à vingt-sept cordes, et l’amour de la nuit se lisait dans ses prunelles clignotantes.
Des mandarins de haut rang le suivaient, portant des lanternes allumées qu’ils levaient très haut. Quelques-uns pleuraient à l’idée qu’ils ne verraient plus la belle lumière du jour. D’autres songeaient qu’ils avaient toujours dormi, au lever de l’aurore et ils regrettaient la paresse qui les privait à jamais de ce spectacle. Les soldats avaient mis des armures noires en signe de deuil. Seul le ministre des rites souriait avec perfidie derrière son éventail de soie.
Sur le rivage de la mer un petit homme vêtu de blanc était en prières : « O saint bouddhiste, que fais-tu là ? » lui dit l’empereur. Et le petit homme vêtu de blanc, voyant les mille lanternes, les larmes et le sourire du ministre comprit ce qui arrivait et pensa que l’empereur allait perdre la face par la désobéissance du soleil, d’autant plus qu’un léger blanchissement se percevait déjà sur les eaux.
« Grand empereur, dit-il, j’étais en prières sur le sable salé parce que je sais, grâce à ma connaissance des choses célestes, que le soleil ne doit plus se lever jamais sur la terre des hommes pour la féconder. Je le suppliais en vain d’apparaître. Mais les lois astronomiques sont rigoureuses. La seule espérance qui nous reste est que tu le fasses obéir, ô tout-puissant ! en étendant vers l’Orient la baguette magique de Fo-Hi. »
L’empereur harangua les mandarins, mais le saint le tira par la manche, à cause du léger blanchissement du ciel. Il ne fallait pas permettre le moindre retard au soleil. Personne n’aurait pu croire que la baguette de Fo-Hi eût tant de pouvoir car jamais il n’y eut une aurore aussi éclatante. Ainsi la face impériale fut sauvée. Toutes les lanternes s’éteignirent en même temps. Le ministre des rites fit une grimace. Le petit homme vêtu de blanc se remit en prières sur le sable salé.
Il y a de remarquables actions à accomplir sur la terre. Je pourrais m’illustrer de plusieurs façons, dans les arts, dans les guerres ou dans les commerces, mais je suis si bien auprès de ma bien-aimée.
On me dit qu’une caravane va se mettre en marche à travers les montagnes, pour Kaboul, puis elle gagnera Ispahan. Quelle réception me feraient les poètes de la ville ! Prends ton éventail, ma bien-aimée, pour que je voie comment tes yeux se ferment quand l’air frais caresse ton visage.
L’empereur de Delhi vient de me mander auprès de lui. C’est un grand honneur auquel je suis très sensible. Vite ma robe brodée ! Ali qui me verra passer de son balcon s’évanouira de jalousie. Mais ma bien-aimée a défait sa chevelure sur ses épaules et il me faut jusqu’à demain pour la contempler. Demandez pour moi pardon à l’empereur.
Tous les soufis se sont rassemblés ce matin dans la mosquée pour discuter sur la pureté de la doctrine. C’est le prophète d’Allah lui-même qui m’appelle. Mais ma bien-aimée a fait un gâteau de lait d’amandes et de cannelle et elle est si charmante quand je lui fais des éloges parce que je le trouve à mon goût. O soufis ! demandez au Prophète de détourner son visage d’un insensé.
Les caravanes se mettent en marche pour les pays éloignés, les empereurs sont assis solennellement au milieu de leur cour, les sages s’enivrent de la sagesse de Dieu. Mais nous, ma bien-aimée, nous lisons les livres des poètes, nous partageons le gâteau d’amande, nous nous regardons en silence, dans la petite maison qui abrite un immense bonheur. Nous avons choisi la meilleure part.
Quand elle s’endort, elle place à côté d’elle un vase d’argent poli, rempli d’eau limpide. Elle ne se souvient pas de ses rêves, elle se souvient seulement de leur beauté et elle croit que la mystérieuse image en demeure dans le miroir de l’argent poli.
Dès qu’elle se réveille, elle se penche avidement sur l’eau matinale. « Oh ! viens vite voir, mon bien-aimé ! il y a des palais dans une brume amarante, il y a des bouquets de citronniers et des jeunes hommes vêtus de blanc se promènent sous des portiques de marbre.
Je me penche aussi, je me frotte les yeux, mais je ne vois rien, rien que son charmant visage à côté du mien. Mais alors elle se fâche après moi et accuse la lourdeur de mon esprit qui ne sait pas se dégager assez vite de l’ombre épaisse du sommeil. Et qui sait, peut-être a-t-elle raison ?
Et une fois je me suis penché le premier sur l’eau claire du vase d’argent et j’ai dit : « Je vois une jeune fille aux seins nus, une jeune fille qui danse avec une écharpe couleur de lune. Elle ressemble à la bayadère du temple de la déesse Parvati que j’ai vue l’an passé à Bénarès, elle ressemble au beau rêve dont j’ai rêvé toute cette nuit. »
Mais elle a souri sans s’émouvoir et elle m’a répondu : « S’il y a une bayadère à Bénarès et si elle a dansé dans ton rêve, il n’y en a pas au fond du vase d’argent. Car dans l’eau limpide repose un charme, une secrète correspondance avec l’âme qui dort auprès. Et ce merveilleux miroir est poli avec un art si magique qu’une certaine qualité de rêve peut seule y laisser sa subtile trace. » Mais elle a tout de même remué l’eau avec le bout de son ongle.
Il y a une confrérie de bâtisseurs qui se transporte de ville en ville pour élever des mosquées de marbre et de pierre avec des coupoles profondes comme des forêts et des minarets délicats comme des jeunes filles.
Ces bâtisseurs sont-ils des hommes pieux ? Il n’importe. Ils savent en quel endroit de la montagne est cachée la belle pierre qui résiste au temps et le marbre immaculé comme le front d’un jeune homme vertueux. Ils vont et ils dressent le lieu de prière qui met en communication les hommes et Dieu.
O mon âme sois pareille à la confrérie des bâtisseurs. Si le doute est parfois en toi, ne l’écoute pas et bâtis. Découvre pour bâtir la pensée solide dans la montagne, le chant marmoréen où courent les veines bleuâtres de l’harmonie. Bâtis la tour, plus haut sans cesse.
La tour spirituelle qui s’élance vers le soleil ! Car chacun doit arracher la blanche pierre véridique à la terre des erreurs, chacun doit lui-même travailler à la coupole qui soutient et au minaret qui jaillit, chacun doit bâtir dans son âme sa propre mosquée intérieure.
Elle parlait, elle parlait sans cesse, assise devant la maison. Sa voix joyeuse couvrait le bruit de la fontaine dans le jardin et pendant que je l’écoutais avec amour, je regardais dans l’air chaud du soir des successions de vols d’oiseaux blancs s’élever et s’éparpiller avec lenteur.
Et puis elle s’est tue tout à coup et elle a regardé longuement la cime des palmiers immobiles dans la cendre du crépuscule, si longuement que je lui ai dit : Pourquoi ne parles-tu plus, ô Padmani ?
Elle a poussé un grand soupir. Il m’a semblé que la fontaine dans le jardin s’arrêtait de faire son bruit secret. Elle a joint les mains et elle a dit du fond du cœur : « Je voudrais tant que quelqu’un m’aime ! »
Et elle a continué à regarder la cime des palmiers de plus en plus noyés dans la cendre du crépuscule comme si elle ne me voyait pas à côté d’elle. Alors un oiseau noir a traversé le ciel et a tracé une longue ligne horizontale, comme s’il coupait le ciel en deux.
L’homme du pays de Sittim, dit-elle, doit revenir un jour la chercher. Elle déposera ses colliers et elle marchera à pied à côté de ce maître tyrannique par les chemins qui vont vers les hauts plateaux.
Profite des caresses de mon corps, dit-elle, tant que je peux te les donner. Serre-toi contre moi jusqu’à dessiner ta tête sur ma peau. Il viendra un temps où je ne danserai plus et où je n’aimerai plus, car l’homme du pays de Sittim viendra et il m’emmènera avec lui.
Je me représentais cet homme avec une haute stature et faisant claquer un grand fouet en peau de rhinocéros. Le pas qui résonnait derrière nous dans la nuit, c’était le sien. Quand elle reposait entre mes bras, je l’entendais derrière la porte comme la respiration d’un cauchemar et je tenais un poignard nu pour lutter avec lui.
Un jour de printemps où je me sentais l’aimer plus qu’à l’ordinaire, un jour de printemps où les canneliers et les aloès embaumaient dans le jardin, comme j’étais à ses pieds, la tête sur ses genoux et que je lui demandais si elle m’aimait, elle me répondit à voix basse : Je crois que l’homme du pays de Sittim va venir bientôt.
Et un soir je vis un vieillard tout petit avec un visage très bon qui lui faisait un signe de la main. Il était vêtu comme les lamas errants et je n’y prêtai pas attention. Mais un peu plus tard, lorsque je trouvai dans la chambre les colliers et les robes de soie qu’elle avait jetés je compris que l’homme du pays de Sittim était venu la chercher.
Mes pensées se mettent en marche vers toi comme l’armée silencieuse de l’empereur Aureng-Zeb avec ses mille éléphants aux pattes feutrées devant la forteresse de Paromisus.
Tu ne les vois pas, tu ne les entends pas. Elles t’enveloppent pourtant, lançant des milliers de flèches vers le fanal nocturne qui brille au-dessus de la tour inaccessible.
Mais peut-on toucher une âme lointaine avec les roseaux des pensées légères ? Est-ce que ton voile de soie mauve n’est pas plus impénétrable que la pierre millénaire des remparts ?
O tour couleur de bronze que baignent les vapeurs dorées de la montagne afghane, tour du bien et du mal, tour de la séparation des frontières, va, tu as raison, garde tes portes fermées à l’armée silencieuse qui s’avance vers toi.
Car dans chaque flèche légère il y a un poison caché, le poison des paroles qui mentent et de l’amour qui trahit et de ce poison l’âme toujours meurt.
Il y a une parcelle de bonté cachée au fond de toute âme. Elle ne brille pas, elle ne répand pas de chaleur. Et nul ne sait qu’elle est là. Parfois l’homme parcourt le chemin de la vie, de l’aurore au soir sans laisser voir à personne son trésor intérieur. O malheureux homme qui garde secrète cette parcelle de bonté cachée au fond de son âme !
Il accomplit de mauvaises actions, il trahit ses amis, il vend son esprit et il a honte de ce je ne sais quoi de lumineux qui voudrait s’exhaler de lui. Et plus il va, plus il fait le mal parce que la réprobation et le châtiment augmentent sa force mauvaise. C’est une âme à jamais perdue dit-on de lui. Est-ce qu’il y a des âmes qui peuvent se perdre puisqu’il y a une parcelle de bonté cachée au fond de toute âme ?
L’âme est comme le grain de blé qui a été lancé dans la terre inculte. Là il y a la pierre et la racine de l’ortie. Là chemine le ver, avide de nourriture et c’est le lieu où le scorpion fait son lit. Le grain est tout noir, misérable, obscur, couvert de souillures. Il porte sur lui le poids de la terre. Mais par la puissance d’un génie divin, il moule en silence sa forme, il perce sa route, il triomphe de la bête et de la substance, et il s’élance vers le soleil.
O mon Dieu, je porte mon grain de blé enseveli sous mille pierres et sous mille ombres. Préserve-moi du ver de la trahison, du scorpion de l’envie et du découragement, quand tombent les larmes de la pluie. Je n’ai qu’une toute petite parcelle de bonté et j’ai peur à chaque instant de la voir périr. O mon Dieu donne-lui la force de grandir et de rayonner et fais que dans l’âme de chacun de mes frères humains chaque parcelle de bonté rayonne en même temps pour qu’il n’y ait plus à la fin qu’une seule grande lumière !
Elle se lève avant le jour et veut à tout prix me persuader que j’ai dormi plus que de coutume et qu’il est grand temps que je me lève aussi.
« Entends-tu ? me dit-elle, la marchande de dahi qui passe là-bas avec ses paniers. » Mais moi je reconnais bien le cri de la vieille chouette du jardin.
« Et maintenant, voilà le porteur d’eau dans la cour qui se dispute avec les servantes ». Il y a seulement une hirondelle en chemise de lin qui tourbillonne dans la chambre.
En vain elle agite les rideaux de papier. Il fait nuit dehors. Il fait nuit… Et pourtant… Je me trompe, amie. Puisque tu es debout, l’aurore est levée.
Elle m’a dit : Tu pousseras une barrière de bois. Tu traverseras un jardin grand comme la main au bout duquel est une toute petite maison de bambou. Je t’attendrai toute nue à minuit sur la natte de joncs peinte en bleu. Mais va, tu attaches de l’importance à ce qui n’en vaut guère la peine.
Je l’avais tant suppliée d’être à moi ! J’avais tellement souffert le jour où elle était partie avec un Afghan de Kaboul qui avait jeté sur elle son manteau de laine rayé ! J’avais pleuré si amèrement quand les trois bateliers du Gange l’avaient étendue au fond de leur barque et avaient ramé en chantant ! « Est-ce que c’est ma faute ? » m’avait-elle dit par la suite. Elle était si faible. Ce n’était jamais sa faute.
Comme les heures se succédaient avec lenteur ! Je voyais des cortèges qui s’en allaient vers des bûchers et des fumées de bûchers qui s’en allaient vers le ciel et des nuages du ciel que le vent emportait. Des vautours planaient sur le cimetière des Parsis. La nuit se déployait comme une bouffée de vapeur sortie d’une immense et invisible cassolette.
J’ai poussé la barrière de bois, traversé un petit jardin entre deux plates-bandes de pavots blancs et par la porte entr’ouverte j’ai regardé dans la maison de bambous. Elle était nue sur la natte peinte en bleu, elle avait son éventail sur son visage et elle tapotait le sol avec sa main. J’ai baisé cette main et je me suis étendu à côté d’elle.
Comme le petit jour naissait je me suis arrêté en m’en allant près de la barrière de bois et j’ai vu que les pavots blancs des deux plates-bandes avaient pleuré de toutes petites larmes qui coulaient le long de leurs tiges. Debout, sur la porte, elle refaisait sa coiffure et elle me dit en guise d’adieu : Tu vois bien que tu attachais trop d’importance à ce qui n’en valait guère la peine.
Au milieu de la nuit silencieuse, dans le palais des Clartés surnaturelles, l’empereur de Chine entendit, très loin, le pas léger de la mort, qui venait vers lui. Elle marchait dans l’avenue des Dragons divins, puis elle franchit le jardin des bassins de jade bleu, le jardin des héliotropes, elle passa sous son armure noire et son masque de cuivre, en agitant son éventail de plumes de corbeau, au milieu des eunuques endormis et elle traversa les salles muettes, les salles des trônes et des dieux, les salles sans candélabres et sans résonnances. Et elle se tint dernière la tenture de soie violette qui fut agitée d’un imperceptible frémissement. Alors l’empereur de Chine eut pour la première fois la connaissance de la grande solitude dans laquelle il avait toujours vécu.
Il aurait pu frapper sur le gong de bronze. Le ministre des Châtiments, le ministre des Rites, les mandarins du grand Conseil, les princes mandchous seraient accourus des quatre points cardinaux de la Ville Interdite. Les trois cents épouses auraient déchiré leurs robes et auraient poussé les gémissements désespérés prescrits par les millénaires ordonnances. Il aurait contemplé sur les visages l’essor des ambitions nouvelles, les haines longtemps contenues, les allégresses mauvaises s’élançant hors des âmes comme un vol d’oiseaux noirs libérés par la mort. Mais non ! Il valait mieux rester seul comme il avait toujours été dans la glace de sa robe d’argent, sous la neige de sa couronne de diamants.
Et de l’ombre du passé il vit sortir la figure de celle qui ne viendrait pas, l’unique dont il aurait désiré la présence. Jamais il n’avait pensé à elle depuis sa vingtième année. Son nom était Hirondelle perdue et elle avait coutume de joindre les mains comme des ailes se ferment. Oh ! la fête des lanternes, au printemps, sur la montagne d’Emoui, le chemin des pèlerins où tombaient les fleurs de pêcher et les yeux de cette fille de pauvre, si riche d’amour ! Qu’était-elle devenue maintenant ? Sans doute un peu de poussière sous une stèle sans inscription. Et lui, au sommet de l’univers, avait vécu au milieu du rythme des cérémonies, dans la majesté des fêtes impériales, isolé dans une solitude parfaite comme une figure géométrique, rigoureuse comme une loi, exacte comme une vérité. Et il regardait frémir le rideau de soie violette que soulevait lentement une main gantée de métal noir.
Aucun ambassadeur d’Occident, aucun souverain en voyage ne devait être mieux reçu que cette princesse de l’au-delà au masque de cuivre sombre. Il ceignit l’épée de guerre du premier des Han, il jeta sur ses épaules l’étendard sacré de l’empire céleste et il prit dans sa main droite le globe de cristal que l’on se transmettait de dynastie en dynastie, parce qu’il reflétait une parcelle de l’inconnaissable. Il aurait mieux aimé y voir l’image d’Hirondelle perdue que celle de Dieu. Mais faute de mémoire ou d’esprit philosophique il n’aperçut ni l’une ni l’autre. O solitude ! Tel était le sens de sa destinée. A travers le rideau violet l’épée de la mort atteignit son cœur. Tout seul ! Dans le grand miroir, il aperçut un chemin de songe où tombaient des fleurs de pêcher, un chemin idéalement solitaire. Et il se mit à y marcher en levant très haut le globe de cristal où il n’y avait rien.
Tu levais le brûle-parfum et tu l’abaissais tour à tour et tu poursuivais de tes bras ouverts les belles fumées mauves et bleues qui tournoyaient avec lenteur et se perdaient mystérieusement dans les ténèbres du plafond.
Et tu me disais en riant, mais avec un peu de crainte pourtant en me montrant l’air parfumé : « Regarde ! Il y a un juge avec une longue robe rouge et un turban noir et derrière lui portant une épée recourbée, je vois le bourreau du roi des Mahrattes. »
Et je t’ai répondu : « Il y a bien longtemps que je suis suivi par un juge, un juge au turban noir derrière qui un bourreau se tient. Même quand le soleil couchant ne rougit pas le bleu des fumées, il est toujours à côté de moi, ce juge éternel.
« Celui que tu me montres se dissipera tout à coup si tu ouvres la fenêtre et si tu fais pénétrer le vent du soir. Mais mon invisible juge demeurera et le bourreau du remords mille fois plus impitoyable que celui du roi des Mahrattes me tourmentera avec son épée. »
[1] L’oiseau Simourgh était chez les soufis de la Perse et de l’Inde le symbole de la pensée divine.
L’oiseau Simourgh qui habite au sommet du mont Kaf en Perse ne passe qu’une seule fois dans la vie sur la demeure de l’homme. Heureux celui qui, à cette minute, a le visage tourné vers le ciel !
N’est-ce pas son plumage d’or, ô ma bien-aimée, qui vient de frôler le palmier ? Il ne faut pas fermer la fenêtre car on ne peut voir le ciel à travers les carreaux de nacre.
Une seule fois et puis c’est fini. L’oiseau miraculeux ne revient jamais. Sera-ce par une nuit criblée d’étoiles ou dans l’éclat du soleil levant ? Dois-je placer un vase de lait au sommet de l’eucalyptus pour qu’il y vienne se désaltérer.
Lorsque je m’assieds le soir sur la terrasse à côté de toi, je m’incline toujours vers ton visage et il est impossible de détacher mes yeux des tiens. Je suis bien sûr que l’oiseau Simourgh choisira ce moment pour passer à travers mon ciel. J’entendrai le bruit de ses ailes. Lèverai-je la tête ?
Votre père Bétab l’enlumineur de livres, m’a dit en m’accueillant : « Tout ce qui est dans ma maison entre ces quatre piliers de bambou noir, sous le manteau du toit blanchi de chaux, ô mon hôte, vous appartient.
« Voici le vin qui contient la pensée de dieu et le gâteau de farine où il y a la substance intime de la terre matérielle. Voici les coussins, voici les bijoux réunis par l’amour que les hommes ont pour les pierres précieuses. O mon hôte, tout est à vous. »
Et un peu plus tard il m’a dit, quand j’ai voulu jouer de la cithare pour lui plaire, et charmer la fin de la soirée : « C’est bien dommage que mes filles ne puissent venir s’asseoir à côté de vous sur le tapis afin de voir l’hôte jouant de la cithare.
« Elles vous écouteront, au haut de l’escalier, derrière cette gaze d’or. Ne vous offensez pas si elles chuchotent et si vous entendez les froissements de leurs babouches d’argent tissé quand elles s’éloigneront. »
Et c’est pour vous que je ne voyais pas, que j’ai joué de la cithare. Vous avez chuchoté derrière la gaze d’or, vos babouches ont glissé sur des étoffes et je me suis senti du génie.
Et plus tard quand j’ai été seul dans la chambre de l’hôte, la porte a tourné silencieusement et sans chuchotements et sans froissements de babouches vous êtes venues toutes les deux vous blottir à côté de moi.
La lampe était morte et je continuais à ne pas vous voir. Vous disiez : « O joueur de cithare, sens-tu comme mes lèvres sont tièdes ! Sens-tu comme mon sein est dur sur le tien ! » Et la nuit miraculeuse jetait par la fenêtre des bouffées d’enchantement.
Mais avec tristesse j’ai caressé votre front de la main et j’ai répondu : « Certes j’aurais voulu prendre à votre père l’enlumineur de livres le plus précieux de ses biens, mais il m’a tout donné d’un cœur si généreux ! Allez jeunes filles. Le joueur de cithare dormira cette nuit auprès de la confiance respectée. »
Au milieu de la forêt nous avons trouvé la statue de jade d’une divinité inconnue. Padmani a commencé par s’enfuir mais elle est revenue sur ses pas et je lui ai dit : Les dieux sont inoffensifs, il n’y a que le cœur des hommes qui est mauvais.
Et sur la route, en revenant vers la maison, nous avons croisé des vagabonds de mauvaise mine. Padmani a commencé par s’enfuir mais elle est revenue sur ses pas et je lui ai dit : Ces hommes sont inoffensifs et il n’y a en eux qu’obscurité et tristesse.
Et comme nous arrivions devant ma porte, un scorpion marchait sur la pierre du seuil. Padmani a commencé par s’enfuir mais elle est revenue sur ses pas et je lui ai dit : Les bêtes sont inoffensives. Vois comme je fais s’éloigner celle-là avec le bout de mon bâton. Et elle a joint les mains en disant : Comme tu es courageux, ô mon bien-aimé !
Oui, je suis courageux ai-je répondu, d’affronter sans cesse les yeux de celle que j’aime, tes beaux yeux, ô Padmani, sans connaître le danger qu’ils cachent au lieu de m’enfuir bien loin, bien loin de toi qui es plus redoutable pour mon âme que le dieu oublié, l’homme errant, le scorpion du seuil. Alors Padmani a ri, en disant : Tu ferais comme moi, si tu fuyais tu reviendrais aussitôt sur tes pas.
O cimetière des apparitions mélancoliques ! Le tissu d’un mur blanc, le dessin d’un lézard sur l’apparence de la porte, les dalles et le gazon, damier funéraire où se posent les hirondelles, comme des jetons de rêve, et le crépuscule déployant les mousselines vaporeuses de ses bleus éteints, de ses amarantes passés. Et le croissant de la lune au bord de l’horizon…
Ghazlane la Persane s’avance vers moi, légère comme une buée et tenant une cithare transparente comme un nuage. Dans le monde sans forme réelle comment peut-on baiser tes lèvres, étreindre ta taille souple ? Et à côté d’elle je vois un cyprès qui s’élance vers le ciel, pareil à une prière douloureuse.
Azad le poète, me sourit de loin. Il s’appuie sur un bâton comme jadis : « N’aimais-tu pas le vin, ami ? Avec quelle bouche bois-tu ? » Il me fait signe de m’approcher… Plus près encore. Il veut me dire un secret à l’oreille, le grand secret, qui fait rêver les hommes vivants. Mais d’un citronnier, dans une mare de pluie, tombe un citron et il jaillit une étoile de gouttes d’argent. Je m’éloigne sans me retourner. Que le croissant de la lune est beau au bord de l’horizon ! Comme la terre est solide ! O cimetière des apparitions mélancoliques !
Quand nous sommes allés chez le collectionneur de masques, nous avons vu des samouraï, des empereurs et des dieux.
Certains visages avaient des cornes de métal et d’autres des barbes rouges et de longues dents aiguës.
Il y en avait qui ressemblaient à Vritra et d’autres à Ahi et d’autres qui étaient comme Naga le démon serpent.
Tu avais peur et tu tremblais au milieu de tous ces visages de laque et d’ivoire et tu demandais s’ils n’allaient pas s’animer et faire claquer leur mâchoire.
Mais le collectionneur de masques t’a dit : O mon enfant ! Nous sommes dans le monde des apparences trompeuses, des passions immobiles, du mal inoffensif.
Je vis au milieu de ces figures parce que si elles sont terribles, elles sont muettes et que je préfère la fureur tranquille des masques à l’hypocrite bonté des visages d’hommes.
Il ne fallait jamais faire devant elle le récit d’un meurtre. Alors, elle se mettait à trembler, elle prononçait des mots incompréhensibles, ses prunelles devenaient fixes, elle suivait dans l’espace une mystérieuse scène tragique.
Le voilà le prêtre Uvastri ! disait-elle avec épouvante. Il faut avoir pitié de moi. Et elle cherchait à s’enfuir ou elle s’avançait d’autres fois avec un visage menaçant. Et tournée vers la porte close, elle criait : Il vient d’entrer, le prêtre Uvastri se tient là.
Et le soir quand nous étions seuls elle s’arrêtait parfois de chanter, elle se blottissait contre moi, elle me serrait la main longuement et regardant obliquement la porte elle murmurait avec une voix de petite fille, elle murmurait comme en rêve : Est-ce que tu sais si les morts pardonnent ?
Souvent je croyais le voir marcher autour de la maison. Il avait des yeux étrangement rouges dans un visage pâle et triste et ses dents luisaient entre ses lèvres. Il était tout de blanc vêtu et tirait un peu une jambe. Il semblait las et quand il se tournait je distinguais entre ses deux épaules la trace sanglante d’une blessure.
Et elle me disait, certains jours : O mon bien-aimé que la vie est belle quand on s’aime. Le prêtre Uvastri ne reviendra plus. Elle se trompait pourtant. On ne tue pas le passé d’un coup de poignard entre les deux épaules. Toujours il sera derrière la porte, ce triste, ce terrible, ce pitoyable prêtre Uvastri.
C’était un vieux, un très vieux jardin. L’automne en avait pris possession et s’y lamentait sans cesse avec le vent. Et là, les morts s’étaient accoutumés à venir errer.
Pourquoi avaient-ils choisi ce vieux, ce très vieux jardin ? A cause du pourrissement des feuilles ? des exhalations de l’étang ? Je ne sais. Mais je les voyais de ma fenêtre.
Je voyais les morts dans les allées. Ils n’avaient pas l’air très malheureux. Ils se tenait immobiles regardant la terre avec obstination et ils semblaient privés d’intelligence.
Quelquefois ils trottinaient deux par deux. D’autres fois ils levaient les bras tristement. Je croyais qu’ils allaient se plaindre mais ils demeuraient silencieux comme la descente du crépuscule.
Les premiers temps ils m’avaient effrayé, mais je m’étais accoutumé à leur présence. L’absence de flamme de leur regard amenait dans mon âme l’absence de pitié.
Quelquefois je leur jetais des mies de pain comme aux oiseaux. Mais ils ne les ramassaient pas. Quelquefois je leur jetais des pensées amicales. Elles glissaient au milieu d’eux et ils ne s’en apercevaient pas.
Dans ce vieux, ce très vieux jardin, il y avait une fontaine pleine de jeunesse. Ils se détournaient en passant près d’elle et jamais ils n’allaient y boire.
Dans ce vieux, ce très vieux jardin, je cheminais au milieu des morts. Je les entendais s’éloigner quand je rentrais dans ma maison. Et il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre à quel point je leur ressemblais.
Elle s’était dévêtue et elle s’était endormie auprès de moi. Son corps me paraissait plus long qu’à l’ordinaire. J’avais perdu la raison en voyant ma bien-aimée dévêtue et endormie auprès de moi.
Je n’osais pas bouger de peur de l’éveiller. La lampe avait perdu la raison comme moi, car elle jetait de grandes flammes qui dansaient sur les étoffes de soie et sur le corps nu de ma bien-aimée.
Comme moi-même et comme la lampe, ma bien-aimée était enivrée par le sommeil car soudain, d’un geste machinal et négligent, elle parcourut mon corps avec la main.
Et les étoffes, le lit d’acajou et les étoiles à la fenêtre devinrent ivres à leur tour et tourbillonnèrent autour de moi quand je vis que ma bien-aimée ne dormait pas et que ses prunelles luisaient entre ses paupières demi fermées.
Tu me dis que je ne dois pas m’habiller avec des vêtements de laine blanche parce que je ne suis pas assez pur. Mais, ô charmante, la vraie pureté n’est pas dans les actions, mais dans le cœur.
Quand je me suis tenu un soir sur le seuil de la porte avec des yeux légèrement troubles, tu t’es écrié : « Mon Dieu, tu viens encore de voir danser les bayadères ! » Et pourtant, ô délicieuse, j’étais enveloppé par l’essaim des célestes pensées qu’inspire la danse.
Comme je remuais dans un vase de terre des milliers de minuscules coquillages tu en as pris une poignée que tu as fait retomber au soleil et tu as dit : Ils sont aussi nombreux que tes péchés. Et j’ai répondu : ô parfaite, comme mes péchés alors, sont propres et purs !
Et le soir où je t’ai trouvée endormie et nue sur la natte et où je t’ai éveillée en baisant tes lèvres, ton premier mouvement a été pour t’enrouler dans ton voile. Je t’ai demandé pourquoi et tu m’as dit simplement : « C’est pour que tu aies le plaisir de le dérouler. » O sincère, la vraie pureté n’est pas dans les actions, mais dans le cœur.
Comme le vin qui en vieillissant se dépouille de ses âcretés, comme le palmier qui laisse choir chaque année un cercle de branches séchées pour faire jaillir vers le ciel une gerbe plus fraîche et plus jeune, ainsi mon âme rejette ses pensées impures au contact régénérateur des années et elle lance vers le ciel de la mort le juvénile bouquet des aspirations idéales.
La vieillesse n’est pas terrible. Elle pose sur le front de l’homme sage une couronne de roses cueillies au jardin mystique de la pensée. La vue des yeux physiques diminue, mais on aperçoit des jardins insoupçonnés, des fleuves d’argent, le déroulement des vallées et des montagnes du pays intérieur. L’on entend moins bien la résonnance des voix humaines mais la perception vient de toutes les mystérieuses paroles qui sont dites dans l’au-delà.
O puissance que j’ai redoutée quand je ne te connaissais pas, tu es bienveillante comme l’affection, tu es féconde comme la force du blé, tu es transformatrice comme le printemps. Tu m’as donné la connaissance de la mesure, tu m’as appris la valeur de l’amitié, tu m’as fait peser les actions humaines dans la balance du pardon. Tu es le trésor de l’homme pauvre, la clairvoyance de l’aveugle, la légèreté du paralytique.
Je me réjouis de m’avancer dans ta voie inéluctable où chaque pas que je fais me rend le cœur plus léger et où je contemple une lumière de plus en plus pure. C’est grâce à toi que j’avance dans la connaissance de moi-même, que je me dépouille des voiles inutiles, des masques trompeurs et que je contemple les choses sous leur double aspect de bien et de mal. C’est grâce à toi que j’atteindrai la porte étroite de la mort, purifié par le pardon, illuminé par l’intelligence.
Chapour peignait en Perse des miniatures si délicates que l’on distinguait sur les robes des rois qu’il représentait le dessin de chaque fil de tissu avec sa forme particulière.
Et on voyait aussi sur le visage des favorites chaque grain de la peau comme un univers féerique ombragé par un duvet nain.
Ainsi je voudrais te peindre une miniature de mon âme avec mes pensées d’amour qui s’enroulent comme des fils de soie et mes espérances plus ténues que des duvets.
Mais je ne suis pas comme Chapour qui regardait la substance matérielle de la forme avec un verre grossissant. A travers mon propre esprit je suis mille couloirs ténébreux et je me perds dans le palais souterrain des choses spirituelles.
Je possède pour toi de tendres sentiments que je ne te dévoile pas et le trésor de mon amour, tu ne le connaîtras jamais et tu n’en recevras même pas de moi une miniature délicate.
Elles s’entendaient si bien toutes les trois qu’elles avaient fini par se ressembler. Elles faisaient régner une harmonie si douce dans la maison que je croyais entendre parfois comme de réelles vibrations musicales glisser du rez-de-chaussée à la terrasse.
Elles étaient également belles et leurs chambres étaient de la même couleur. Leur image pourtant ne se reflétait pas également dans l’eau claire d’un seau au soleil. Sans que j’aie pu m’expliquer comment, le visage de la plus jeune dont le nom était Padmani ne dessinait dans l’eau qu’un double mobile et couleur de cendres. La plus jeune était la plus triste des trois.
Elles étaient aussi gaies que les abeilles au printemps et que les chèvres sur les pentes des montagnes. Leur rire résonnait dans l’escalier comme un ruisseau frais.
La plus jeune était la seule qui aimait la broderie. Elle brodait sur de la laine avec des fils d’or un visage du Bouddha. Mais jamais elle n’arrivait à l’achever.
Quand nous sortions ensemble d’Arcate elles couraient de-ci de-là et elles coupaient de grands bouquets de fleurs sauvages dont la sève faisait des taches sur leur voile. Mais la plus jeune disait qu’elle n’aimait que les fleurs qui croissent dans le ciel et sont invisibles.
Que font-elles à cette heure toutes les trois ? Se sourient-elles dans le même miroir ? Reposent-elles sous les moustiquaires ? Y en a-t-il une qui dit mon nom ? O mon Dieu, que mes bien-aimées goûtent la quiétude de l’âme et puisse Padmani ne jamais achever sa broderie.
Un peu de noir de fumée a sali tout à coup la feuille blanche sur laquelle j’écrivais le poème pour toi. J’avais peint tout autour une enluminure mogole comme celle d’Abdoul Samad et des maîtres de Samarcand. La lampe a filé. La feuille est salie.
Le poème retraçait la soirée, la merveilleuse soirée où pour la première fois tu m’as dit que tu m’aimais. Les étoiles étaient hautes et silencieuses et la forêt penchée sur toi semblait écouter tes paroles. Jamais je n’ai oublié ces heures et je te les rappelais dans le poème.
Comme tu étais belle et comme le paysage qui nous environnait était émouvant et profond. Mais il me souvient que tout à coup tu laissas tomber par étourderie le nom d’un homme que tu avais aimé avant moi. C’est dans l’ordre des choses. Sur le plus beau poème d’amour il tombe toujours un peu de noir de fumée.
I
Le rajah de Gunnaur n’avait jamais versé de larmes quand il fut atteint d’une étrange démence. Il se croyait la nuit appelé par les bêtes dans les ombres de la forêt qui se dressait, haute, menaçante, inexorable, après la terrasse, après le jardin, après la rivière, en face du millénaire palais de Gunnaur.
Il aurait aimé lire les manuscrits, toucher les instruments de musique. Il ne pouvait pas. Au loin les hyènes riaient, les serpents faisaient un bruit doux en glissant, les singes jacassaient dans les branches, les tigres miaulaient câlinement, toutes les bêtes disaient son nom.
Alors il s’avançait sur la terrasse et il voyait le peuple animal qui l’attendait. Des éléphants levaient leur trompe, des hérons claquaient du bec, des oiseaux empanachés comme des guerriers battaient des ailes, des crocodiles sortaient de la vase, des insectes crépitaient dans l’herbe.
Et mille prunelles luisantes étaient fixées sur lui. Les bêtes voulaient le faire rétrograder dans l’échelle des êtres, l’arracher de son rang d’homme. Alors il avait peur, il tremblait. Il songeait à la course de son âme immortelle. Il ne pleurait pas pourtant.
II
Et il advint qu’une esclave Boundi qui secrètement l’aimait se glissa, la nuit, dans le jardin, au pied de la terrasse où il se tenait et joua du luth à l’ombre des citronniers.
Et cette nuit-là, le rajah de Gunnaur ne vit pas les bêtes tentatrices, il n’entendit pas les voix inférieures du retour en arrière. Et les dévas flottèrent autour de lui en l’effleurant de leurs pensées délicates.
Mais quand au matin on lui apprit qu’une fille sans caste avait souillé de sa présence l’ombre des citronniers sous la lune, il donna l’ordre qu’on la bâtonnât et qu’on la chassât de la ville. Oh ! comme les âmes sont obscures et comme leur chemin est long !
III
Les bêtes l’appelaient si fort, à l’orée de la ténébreuse forêt, qu’à la fin, le rajah de Gunnaur traversa le jardin, traversa la rivière pour être une bête aussi.
Et il fut une bête dans la forêt. Il aboya avec les chiens sauvages, il rit avec les hyènes, il monta sur le dos des cerfs, il lampa l’eau quand il voulait boire. Il marcha à quatre pattes sur la terre.
Et parfois sous les clairières et dans les jungles sauvages, il entendait l’écho d’un luth, d’un luth semblable à celui dont jouait l’esclave Boundi sous les citronniers.
Et alors, des dévas glissaient sous la voûte sombre des arbres et le touchaient avec la baguette de cristal du souvenir, du souvenir de la beauté entrevue. Mais il ne pleurait pas pourtant.
IV
Et à cause du luth lointain, à cause des invisibles dévas, il revint à la fin au palais de Gunnaur. Et comme l’âme a des reflux, le flux de la raison l’emporta. Il oublia le royaume des bêtes pour ne régner que sur les hommes.
Il fut puissant, il fut clément, il eut des armées pour la guerre, il bâtit des temples pour la prière. Il fut craint et il fut aimé. Il pratiqua la justice, mais dans la ville ou sur les routes, ou dans les fêtes de son palais il demeurait enveloppé d’une intérieure solitude. Et il n’entendit plus jamais résonner au loin, le luth aérien.
Un jour, qu’il était à la chasse avec tous les grands du royaume, il s’arrêta sous un vieil arbre majestueux pour se reposer. Et il remarqua des ossements humains que la pluie avait blanchis. Il vit un poignet délicat avec un anneau de fer sculpté.
« Quel peut-être cet anneau de fer ? » demanda-t-il. « Je le reconnais, dit un de ses serviteurs. C’est l’anneau que les esclaves Boundi ont coutume de porter au poignet. Sous ce vieil arbre majestueux, une esclave Boundi est venue mourir. » Alors pour la première fois, le rajah de Gunnaur pleura.
Elle était à genoux sur le tapis de prière. A côté d’elle était une bougie allumée et un flacon d’essence de roses débouché. Un papillon aux couleurs miraculeuses volait dans la chambre. Son visage était en extase.
Quand je suis entré, elle a fait un mouvement comme quelqu’un qui est pris en faute. Je me suis penché sur elle et j’ai vu dans ses prunelles l’image du jeune homme auquel elle pensait. J’ai éteint la bougie. Le papillon s’est envolé.
L’homme qui aime la vérité, sous sa chevelure plate et sa robe de lin gris, s’est avancé vers moi dans le vestibule de ma maison et derrière lui se tenait la jeune fille qui sourit toujours avec douceur. L’homme était rayonnant de vertu et la jeune fille d’innocence.
Et l’homme dit mille paroles sur tous les sujets, avec une voix basse et émue et dans ses discours revenait sans cesse la grande affection qu’il avait pour moi. Et même il prit ma main et il la serra tendrement. « Étendez-vous sur les coussins, ai-je dit. Vous boirez du vin de Chiraz. » Le visage de la jeune fille était comme une lune de lait frais.
Et l’homme qui aime la vérité et qui regarde obliquement, eut soudain un élan si amical qu’il faillit me prendre dans ses bras. « Il faut que vous le sachiez à la fin. Il s’agit de la femme que vous aimez. Elle n’est pas digne de cet amour. » Et il me dit toutes les choses auxquelles on pense quand on n’a pas bu le vin de Chiraz qui fait oublier. Le visage de la jeune fille était si pur que je craignais qu’il ne s’envolât comme un oiseau rond.
Et comme on apportait le vin de Chiraz, je me levai, j’allai chercher un peu de fiel et je le répandis au fond des coupes avant de les offrir. Et l’homme sincère dit après avoir bu : « Sans doute un scorpion était endormi au fond de l’outre quand on y a versé ce vin pour le transporter dans l’Inde, car le goût en est bien amer… » J’ai répondu : « Ne faut-il pas rendre à chacun ce qu’il vous donna. » Sur la virginale lune laiteuse l’amertume mettait une grimace.
Et lorsque je fus tout seul, je perçus une amertume plus amère entre mes dents. Les sandales des visiteurs avaient souillé les tapis en peau de chamois blanc, l’haleine de l’homme en s’échappant avait couvert le miroir d’une vapeur, la rose du vase s’était contractée, l’eau où elle baignait était trouble, les vraies étoiles aux fenêtres s’étaient éteintes au passage de la vertueuse lune innocente et sur la peinture des beaux souvenirs il y avait la suie de la vérité.
Sur ces tablettes de santal rouge, un poète de Gwalior, dont le nom est perdu, à écrit un poème que les siècles avec leur sable ont effacé.
C’était peut-être un roi puissant qui traça ces vers dans la houdah de soie de son éléphant, c’était peut-être un ascète assis parmi les roseaux d’un marécage.
Un grand cri d’amour où les maximes de la sagesse ?… Douleur, espoir ou renoncement, nous ne saurons pas… Que de choses à jamais oubliées !
Moi aussi, sur du papier tressé de lin à Gwalior, j’ai écrit ton nom et la description de ta beauté et le sable inexorable des années effacera mes vers.
Qu’importe, ô Padmani, que les hommes plus tard ignorent tout de nous deux, si toi tu sais dans cette minute combien je t’ai aimée.
Dans une rue de Bénarès, une femme m’a fait signe à une fenêtre. Elle souriait et j’ai fait semblant de ne pas la voir. Je suis revenu à la tombée de la nuit. La fenêtre était fermée.
Dans une rue de Bénarès, un mendiant m’a tendu la main et j’ai hâté le pas en détournant la tête. Mais je me suis rappelé soudain les enseignements du prophète et je suis revenu en arrière. Il n’y avait plus trace du mendiant.
Dans une rue de Bénarès, un moullah m’a montré de loin la porte sculptée d’une mosquée et j’ai passé. Quand un peu plus tard j’ai voulu prier, j’ai erré interminablement le long des bazars et des murailles de bambous.
Et ainsi toute ma vie j’ai laissé derrière moi un rosaire noir d’occasions perdues. O insensé que tu es, toi qui ne sais pas qu’il vient un moment où l’on ne rencontre plus ni la femme, ni le mendiant, ni Dieu !
Jamais aucun baiser ne me fut plus cruel que celui qu’elle me donna devant la porte du jardin en me disant qu’elle était triste de me quitter jusqu’au lendemain et qu’elle m’aimerait toujours.
Une marchande de dahi passait dans la rue avec ses paniers d’osier. Des enfants dans la poussière se disputaient un morceau de camphre. Et je voyais sa joie de partir qui se dégageait d’elle comme un ange muet habillé de mensonge.
Jusqu’à demain sans te voir ! dit-elle encore. Sa robe faisait un bruit soyeux de mousselines neuves. Que vas-tu faire en m’attendant ? Elle s’est éloignée à petits pas, sans hâte apparente. Je l’ai suivie des yeux, j’ai cueilli un pavot noir et je suis rentré.
Rien n’est plus mélancolique que de regarder une femme dans un miroir. On ne reconnaît pas bien la chambre, derrière la femme, et la bougie, au fond, à l’air de brûler pour le culte d’un dieu oublié.
C’est une illusion de bonheur que l’on goûte auprès d’une illusion de créature. Je ne serai pas surpris si la femme s’envolait tout à coup par la fenêtre comme un oiseau et si la flamme se détachait de la bougie et tombait à terre comme un rubis mort.
Celle qui est auprès de moi pourrait être une autre. Je ne suis pas bien sûr d’être dans cette chambre-là. Un oiseau de mousseline tourbillonne, un rubis mort fait une goutte de flamme sur le tapis, et moi je me détache de mon corps, je cesse d’être moi-même, je me perds dans l’infini du miroir.
O pourquoi n’es-tu pas venue ? Je t’attendais avec tant d’impatience ! J’avais préparé les châles et les mousselines que tu aimes. J’avais marché dans l’allée dont le détour te plaît. Comme le chant du rossignol est triste lorsque le cœur vous fait mal !
O pourquoi n’es-tu pas venue ? C’était le jour de la fête de Bhavani, la déesse à qui on a donné quatorze noms différents et je me suis souvenu que l’un d’eux est Félicité. Comme le bruit de la gaîté des passants est triste lorsque le cœur vous fait mal !
O pourquoi n’es-tu pas venue ? Tous les bazars étaient fermés. Tous les temples étaient muets !… Chaque pas qui résonnait au loin, c’était le tien. Je me suis souvenu que la déesse Bhavani s’appelle aussi : Celle qui fait pleurer… Comme le silence sur la ville est déchirant lorsque le cœur vous fait mal !
Dans une perle creuse il y a une petite princesse endormie. Elle tient dans sa main minuscule, une perle invisible à nos yeux et dans le sein de cette perle reposent un soleil, une lune, une terre et toutes les planètes en mouvement à travers un ciel moins grand qu’une fourmi.
Notre univers à nous repose aussi dans la perle creuse d’une princesse géante que nous ne voyons pas à cause de son immensité. Comme nous sommes grands et comme nous sommes petits ! Lequel des deux, en vérité, et combien y a-t-il de princesses qui dorment ?
Cette rue, cette rue si courte, avec ses tamariniers par-dessus les murs qui faisaient une ombre bleuâtre, je l’appelais la rue de la félicité.
Je la franchissais d’un seul élan et j’arrachais avec la main une touffe de feuillage que j’éparpillais derrière moi.
Ta maison était à droite, une petite maison avec un toit bas et une porte en ébène noir et j’appelais cette maison la maison du bonheur.
La chambre où tu reposais sous la moustiquaire avait des carrelages de couleurs et j’y avais vécu tellement d’heures d’ivresse que je l’appelais la chambre des souvenirs.
A droite est toujours ta petite maison. Les tamariniers font une ombre bleuâtre. Mais la rue est interminable, et je l’appelle la rue du chagrin.
Le jeune homme que j’avais vu passer avait un turban couleur de safran et une robe blanche serrée à la taille par une cordelière d’or.
J’étais assis devant ma porte à l’heure où l’on remplace les veilleurs sur les remparts et il ne m’a fait qu’un signe, il ne m’a jeté qu’un regard.
J’ai écouté les trompettes résonner dans les tours, j’ai regardé les étoiles s’allumer et le jeune homme s’est éloigné sous son turban couleur de safran.
Et c’est seulement quand sa silhouette a disparu le long des murailles, quand il n’a plus été temps de courir après lui, que j’ai compris devant ma porte l’étendue de ma solitude.
Il vaut mieux que tu ne reviennes pas, puisque tu es parti une fois de la maison. D’autres fleurs de pêchers tombent dans le jardin, d’autres lotus s’entr’ouvrent sur l’étang. Mais ce sont les anciennes fleurs qui m’étaient chères. Il vaut mieux que tu ne reviennes pas.
Puisque tu t’es éloigné de moi, que le voyage te soit doux. Le monde est grand. Il y a dans de tièdes intérieurs d’autres lampes qui éclairent des visages remplis de douceur. Là, on joue aussi de la cythare, on lit des livres. Tu y seras tendrement aimé, puisque tu t’es éloigné de moi.
Ce n’est pas le départ qui est la plus grande tristesse. On se dit adieu avec un cœur ferme. A ce carrefour tu trouveras une auberge. A ce carrefour tu trouveras un ami. Et puis on sait que les séparations et les chagrins forment le tissu quotidien de la vie. Ce n’est pas le départ qui est la plus grande tristesse.
Il vaut mieux que tu ne reviennes pas à cause du regard qui n’est plus le même, à cause de la main qui ne se tend plus avec la même franchise. Je sais bien que la puissance d’oubli est illimitée et que le pardon est le cœur de Dieu. Pourtant, puisque tu es parti une fois de la maison, ô bonheur, il vaut mieux que tu ne reviennes pas.
Deux bayadères dans le même clair de lune ont vu au fond du puits l’unique visage de leur bien-aimé.
Elles ont descendu le seau de métal pour le ramener et il n’y avait qu’une eau trouble, pleine de reflets brisés.
Elles ont refusé de danser sur les trois pierres du temple de Ganesa et elles ont pleuré quand la lune montait.
Et le Brahmane aux cheveux de lin et aux doigts de parchemin leur a dit : « Telle est la loi, mes filles, et il vaut mieux…
« Une seule fois apparaît le bien-aimé, le vrai bien-aimé immortel, et malheur à celles qui veulent l’arracher au mystère et à la distance du puits. »
Mais les bayadères ont continué à pleurer au clair de lune car celles qui ont entrevu une fois le visage du bien-aimé, jamais plus ne l’oublient.
C’était un pas léger que j’avais entendu sur les feuilles mortes. C’était une silhouette blanche que j’avais vue s’enfuir au bout de l’allée. J’ai été seule toute la journée, me dit-elle, et les heures m’ont paru longues. Et elle souriait en montrant ses dents comme si elle avait envie de mordre à un invisible fruit.
Je désirais tellement qu’elle expliquât d’une façon naturelle cette silhouette blanche au fond de l’allée que je lui dis : Est-ce que Taswir, la joueuse de vina, n’est pas venue tout à l’heure jouer avec toi. Mais elle me répondit étourdiment : « Non, il y a bien des jours que je n’ai pas vu Taswir, la joueuse de vina. »
Elle me regardait avec des prunelles pleines d’amour et au milieu des coussins j’aperçus un de ces foulards bigarrés en mousseline légère comme ont coutume de mettre autour de leur cou, les jeunes hommes du Népal. Mais déjà elle m’avait fait asseoir sur ces coussins et elle passait ses bras autour de mon cou. O mystère du cœur de la femme !
N’as-tu pas soif, mon bien-aimé ? dit-elle encore. Et elle prit la jarre de vin et je vis que sur le plateau il y avait deux verres et qu’on avait bu dans tous les deux. Ses yeux étaient tranquilles, sa main ne tremblait pas quand elle m’a tendu le verre, et moi j’ai bu longuement, j’ai bu avec ivresse. O mystère du cœur de l’homme !
Je ne vois partout que douleur. Le riz va manquer bientôt aux hommes des pauvres villages. Dans les basses rues de la ville, il y a les maladies qui passent et qui marquent les maisons pour que la mort vienne les visiter. L’un est déchiré par le fer et l’autre l’est par le chagrin. Je ne vois partout que douleur. Je ne vois partout que des cœurs fermés.
Je ne vois partout que des cœurs fermés. Il n’y a pas de pitié sincère, il n’y a qu’un orgueil démesuré. Le soufi, le juge intègre et l’honnête épouse se glorifient trop vite d’être les premiers. Comme dans une tour de pierre, ils s’enferment dans leur vertu. Et cette vertu est vraiment de pierre. Sur elle se brise l’humaine douleur. Chacun ne croit qu’à sa vérité. Il n’y a pas de pitié sincère. Et pourtant il y a une voie différente pour chacun.
Il y a une voie différente pour chacun, quelquefois bordée de fleurs et d’autres fois semée de cailloux. Mais toutes les voies montent et la plus dure est souvent la plus courte, entre les voies qui mènent au sommet de la montagne. J’ai vu une femme appeler les passants sur un tas de cailloux et tendre avec la lassitude de son geste, une incommensurable mesure de pitié et j’ai vu dans les yeux du voleur qu’on allait étrangler briller la vraie lumière de Dieu. Mais la vraie lumière de Dieu n’est pas visible pour les aveugles.
La vraie lumière de Dieu n’est pas visible pour les aveugles. Chacun clôt sa porte au crépuscule et étend la barre sur les vantaux car le mendiant pourrait passer avec sa lanterne accrochée à un bâton noir. Personne ne veut voir les étoiles de la pitié qui s’allument avec la nuit et cheminent le long des portes inexorablement muettes. Et pourtant les porteurs désespérés d’étoiles sont souvent les meilleurs et les plus purs. Ils frappent aux portes. Ouvrez-nous, hommes justes, ouvrez-nous, hommes vertueux ! N’est-il pas juste que nous ayons une petite part de richesse, une petite part de vertu ? Mais jamais on ne leur répond, jamais il ne leur sera répondu.
Car le soleil de la justice ne se lève jamais dans le ciel étroit de la terre. Les méchants ne sont pas punis et les bons ne sont pas récompensés et ce sont les hypocrites qui sont les maîtres. Les causes engendrent les effets, mais ceux qui subissent les effets ne connaissent pas les causes et l’on maudit Dieu avec raison parce qu’il donne assez d’intelligence pour désirer la justice et qu’il n’en donne pas assez pour comprendre la lenteur de sa marche et l’étendue mystérieuse de sa loi. Et quand on maudit Dieu, le cœur se ferme davantage et la douleur devient plus grande et c’est pourquoi je ne vois partout que douleur, je ne vois partout que des cœurs fermés et il n’y a rien à espérer de la pitié des hommes.
Il n’y a rien à espérer de la pitié des hommes, et il n’y a rien à espérer de la pitié de Dieu puisque tout ce que nous voyons de lui est le déroulement d’une loi impassible et immuable. Il n’y a rien à espérer de personne. Mais au fond de l’abîme du désespoir et de l’injustice, il est permis de contempler la lampe inaltérable de l’espérance. Car en soi-même, dans le rayonnement de sa propre âme est la divine justice qui ne faillit jamais, celle qui n’a pas besoin de pitié pour briller, celle qui a en elle une huile d’amour qui se consume sans s’épuiser. O puissance intérieure ! racine des univers et des dieux ! immortelle justice de l’homme !
Un navire chargé de poivre et de vanille, en s’éloignant du port de Surate, a emporté tout l’héritage de mon père. Il a fait naufrage non loin de Goa. Qu’Allah soit glorifié ! me suis-je écrié, quand on m’annonça que j’étais ruiné. Le monde est tellement rempli de richesse !
Sur l’eau de la fontaine qui est entre des figuiers, près de la porte de Cachemyr, je me penchai un soir et je vis deux taches grisonnantes de chaque côté de mon front. Ainsi j’appris que j’avais perdu ma jeunesse et je fus rempli de joie, pensant qu’il y a plus de beauté dans le crépuscule que dans le jour qui se lève et que le voyageur doit se féliciter d’approcher de la fin du voyage.
Mais lorsque je poussais la porte de ma maison, que je vis la table vide de tes boîtes de fard, et que je compris que tu m’avais quitté, alors je m’assis sur le seuil et je pleurai ma solitude parce que je venais de perdre pour la première fois ma fortune et ma jeunesse.
La chambre était pleine de pavots et le vent avait entr’ouvert la fenêtre.
Étendu au milieu des coussins j’attendais que le rossignol se mît à chanter.
Mais cette nuit-là, il n’y avait, dans le jardin, que le chuchotement des cèdres entre eux.
Je posai ma cithare à côté de la coupe à demi pleine et je m’endormis quand baissa la lampe.
Alors celle que je ne dois plus revoir écarta le rideau de soie.
Elle avait une robe traînante, parfumée avec du musc de la Perse.
Elle avait des babouches silencieuses, des colliers muets, des bagues sans reflets.
Elle avait ce sourire lointain de ceux dont l’âme est absente.
Elle a pris la coupe, elle l’a portée à ses lèvres et elle l’a vidée.
Elle a pris la cithare et elle a joué un air doux et triste que j’ai entendu sans me réveiller.
Elle a hésité un peu, elle s’est regardée dans le miroir, elle a touché les panneaux de laque.
Et puis elle a disparu comme le souvenir d’une soirée d’autrefois.
Quand je me réveillai je vis le carmin de ses lèvres aux bords de la coupe.
Et sur une corde vibrante de la cithare, la teinture de son ongle avait fait comme une goutte de sang.
Le vent était froid, les pavots mouraient, dehors le rossignol commençait à chanter…
Louange à toi qui m’as offensé, qui m’a permis de contempler à loisir le visage de l’ingratitude. J’ai su quelle lumière la trahison peut donner au regard, avec quelle hypocrite affection elle sait déguiser, tendre la main loyalement, faire des confidences sincères pour mieux tromper. Louange à toi qui m’as offensé.
Car j’ignorais la force du mal, je n’avais pas encore mesuré la puissance avec laquelle il passe dans certaines âmes, arrachant les bons souvenirs comme la tempête arrache les arbres, dévastant le champ de l’amitié où la récolte avait si péniblement fleuri. J’ignorais un des deux versants de la montagne, celui où il y a de l’ombre, où il pleut sans cesse, où l’on est toujours triste.
Je ne te rappellerai pas que je t’ai aimé avec un cœur véridique et que si je ne te l’ai pas exprimé par des paroles vaines, mon silence te l’avait souvent dit. N’y a-t-il pas d’ailleurs, quand l’ami retrouve son ami, un mystère dans le regard et la formule du salut, qui est le signe du plaisir fraternel ? Je ne te rappellerai pas le plaisir fraternel que ta présence me procurait, mais je te dis : Louange à toi qui m’as offensé !
Car je ne te rendrai aucun mal. Non par manque de courage et non plus par manque de douleur. Le plus beau courage est dans le silence, dans la faculté de détruire en soi-même tout ce qui naît de mal, engendré par le mal. Et pour ce qui est de la douleur, je l’ai connu, je l’ai mesuré de l’extrémité de sa racine profonde jusqu’à sa dernière feuille lointaine et je la garde jalousement, égoïstement, pour moi seul. Et je te dis : Louange à toi qui m’as offensé !
Car tu m’as fait présent d’une magnifique richesse. Le morceau de plomb était de l’or souillé que j’ai lavé de mes mains. J’ai pris ton offense et je l’ai pétrie, je l’ai polie, je l’ai chauffée dans mon cœur. Je l’ai transformée en ce pardon secret qui me fait comprendre la vie. Ce pardon est désormais pour moi la clef de toutes les portes fermées que l’homme rencontre dans son voyage. Tu m’as donné plus que tu m’as pris. Louange à toi qui m’as offensé !
Nous n’arriverons jamais ! Allez plus vite, rameurs ! Sous la toiture en bambous de mon bateau, à force d’avoir bu du vin, je ne vois qu’un morceau circulaire du ciel où dansent les étoiles. Descendez, descendez le fleuve, rameurs, nous n’arriverons jamais.
Où allons-nous ! Je ne sais pas bien. Mais allez plus vite, rameurs. Sous la toiture en bambous de mon bateau, je ne vois, à force d’avoir bu du vin, qu’une partie de mon âme où dansent des souvenirs. Descendez, descendez le fleuve, rameurs. Nous n’arriverons jamais !
Là-bas, il y a une maison où m’attend une femme belle comme un morceau de jade blanc. Allez plus vite, rameurs. J’ai tellement bu de vin que je n’arriverai pas à la reconnaître. Descendez, descendez le fleuve, rameurs, nous n’arriverons jamais !
C’est elle ! Elle me fait signe. Elle trouve que je suis en retard. Allez plus vite, rameurs ! Mais j’ai tellement bu du vin qu’il me semble que son visage est changé et que je suis en présence de Siva le destructeur des formes. Descendez, descendez le fleuve, rameurs, nous n’arriverons jamais.
Toutes les lanternes s’éteignent sur la rive. On entend au loin crier les panthères. Allez plus vite, rameurs. Il y a un endroit solitaire où commence la forêt. Vous me déposerez là et je m’en irai droit devant moi car la sagesse m’attend au pied d’un banian. Descendez, descendez le fleuve, rameurs, nous n’arriverons jamais.
J’ai peur des yeux bleus parce qu’ils me font penser à des saphirs et que le saphir est un fragment d’un univers antérieur à la terre, qu’on ne reverra jamais plus.
J’ai peur des yeux bleus parce qu’ils rappellent un vin mélangé de feuilles que de belles filles me firent boire à Bagdad et que l’ivresse de ce vin, je ne la connaîtrai jamais plus.
J’ai peur des yeux bleus parce que ce sont ceux des âmes fermées et qu’ils reflètent les beaux paysages ensoleillés sans les voir et l’amour sans l’éprouver.
J’ai peur des yeux bleus parce que ce sont ceux que je regarde sans cesse dans le visage de ma bien-aimée, et qu’à l’inverse des autres yeux humains, ces yeux mortellement bleus ne reflètent pas mon image et sont pareils à des miroirs morts.
Sur les rives de la Jumna, j’ai vu une femme qui pleurait. Elle jetait des pétales de fleurs sur un berceau où reposait un enfant mort. Le berceau était sur les flots et commençait à s’en aller.
C’est mon enfant, dit cette femme, mon enfant bien-aimé qui est mort. Je ne comprenais pas pourquoi il regardait toujours le ciel avec des yeux si grands et si tristes et pourquoi il se détournait du visage des vivants. Je le comprends maintenant.
Mais ce que je ne comprendrai jamais, c’est pourquoi il est né pour mourir si vite, c’est pourquoi il était si beau afin que grandisse dans mon cœur un amour d’autant plus tendre, ce que je ne comprendrai jamais, c’est l’injustice du dieu unique.
Et avec un geste désespéré elle lançait des pétales de fleurs vers le berceau qui s’éloignait. On ne voyait pas l’enfant mort. Le berceau fut arrêté par une branche. Des nénuphars l’enveloppèrent et semblèrent étendre sur lui l’étoffe pieuse de leurs feuilles et puis il disparut au loin.
Et je pensais en suivant les rives de la Jumna : Moi aussi j’ai perdu une enfant bien-aimée. Elle se détournait souvent de mon visage et elle regardait le ciel avec obstination. Mais je n’ai pu la mettre dans un berceau et la couvrir de pétales de fleurs.
Car si elle est morte pour moi, elle est vivante pour les autres. La rivière sur laquelle elle vogue est plus impétueuse que la Jumna. Elle est pleine de musiques qui jouent et de baisers d’amour. C’est la rivière de la vie où ma bien-aimée est partie en chantant et je suis tout seul sur le rivage.
Nous ne savons pas pourquoi les enfants sont arrachés aux bras des mères, pourquoi il y a cette attirance dans les visages qu’on va perdre, pourquoi celui qui aime n’est pas aimé également. Le dieu unique est peut-être injuste. Mais je t’envie, toi qui peux jeter des fleurs sur l’enfant mort que tu as perdu.
Les trois jeunes filles venaient de se baigner dans l’étang et l’eau qui mouillait leur corps en s’évaporant au soleil, leur faisait une auréole de buée bleuâtre.
Quand elles m’aperçurent parmi les asokas, la première, la plus svelte, poussa un cri et fit le geste de se voiler avec une tunique invisible et elle était comme un roseau qui se plie sous le vent.
La deuxième, la plus grande, se mit à rire et elle continua à marcher tranquillement avec un je ne sais quoi d’impudique dans le mouvement des épaules et elle était comme l’arbre Ban quand, à midi, il fend son écorce avec la force de sa sève.
Mais la troisième, la plus petite, me regarda de loin sans me voir. Elle se baissa, cueillit un lotus et elle le tendit vers le ciel comme si elle faisait l’offrande de son cœur.
O toi qui portes une lanterne au bout d’un bâton et un bouquet de feuilles séchées, pourquoi viens-tu frapper à ma porte, annonciateur de la mort ? Je sais la nouvelle, elle vient de mourir, dans sa maison qui est de l’autre côté de la ville, au bout d’une longue allée de tamariniers.
Tu t’étonnes de ce que je dis, parce que l’événement vient de se produire, parce que sa vie est partie il y a quelques minutes avec la lumière qui baissait, parce que tu es le premier qui est sorti de sa demeure pour inviter ceux qui l’ont connue à la pleurer. Vois-tu, c’est que j’ai reçu des dieux le don de la clairvoyance.
Je l’ai vue déjà avec un visage muet et des yeux où il n’y a plus de flamme, j’ai marché déjà dans la longue allée de tamariniers avec un cœur désespéré et cette lanterne au bout d’un bâton s’est déjà agitée pour moi sur mon seuil. Ah ! l’aveugle est mille fois plus heureux que le clairvoyant !
Il y a différentes manières de voir mourir ceux qu’on aime et la mort que tu annonces, annonciateur de la mort, est bien loin d’être la plus cruelle. Va, continue ta route. La nuit s’avance. Elle avait beaucoup d’amis qu’elle chérissait mieux que moi et tu dois frapper encore à beaucoup de portes. Il y a des années que je la pleure car je l’ai perdue depuis longtemps.
Le serviteur s’est tenu devant moi et il m’a dit : « Sortez d’Agra et prenez la route qui mène aux ruines de Kanoudje. Vous suivrez à droite une grande allée et après une forêt de manguiers vous verrez, derrière un mur très haut, une maison couverte de sculptures des anciens temps qui a les signes du zodiaque sur sa porte. C’est là qu’elle vous attend et elle frappe avec impatience de son bracelet, les mosaïques de sa chambre. »
Devrai-je prendre ma cithare ? Cacherai-je dans les plis de ma dopulta de soie noire un petit poignard où le nom d’Allah est gravé sur le manche d’or ? Me ferai-je précéder de six esclaves vêtus de blanc avec un turban rose comme les pierres du Tadj à l’aurore, avec des babouches vertes comme les lézards du Gange ? M’en irai-je tout seul portant comme présent un Koran en parchemin de Nichapour avec des enluminures d’El Moumen et relié dans une peau de faon immaculé.
J’ai trouvé l’allée, j’ai traversé la forêt de manguiers, j’ai vu les signes du zodiaque incrustés en nacre sur le bois d’ébène de la porte et j’ai respiré un parfum où il y avait une si inexprimable volupté que j’ai défailli et que j’ai laissé tomber le Koran relié en peau de faon. Trois chiens blancs se sont enfuis sans aboyer à mon approche et j’ai entendu s’égrener les notes d’un rire léger, comme si un bâtonnet d’ivoire frappait une feuille de cristal, quelque part, autour de moi, je ne savais où…
Elle était étendue sur une peau de tigre et elle ne portait ni voile, ni bijoux, rien qu’un étrange morceau de jade sur le front, entre ses yeux verts. Lorsque je lui ai tendu le livre et la cithare elle a eu une moue dédaigneuse de la bouche comme si la musique et la prière n’étaient pour elle que les formes immatérielles de l’ennui. J’ai bu un vin épais qu’elle tendait et j’ai caressé une matière charnelle plus colorée que les enluminures du Koran.
Quand je suis revenu à moi, j’étais à l’orée de la forêt de manguiers. Je respirais la résine balsamique de ces arbres et les grains des grappes rouges de leurs fleurs tombaient sur moi. Un serpent glissait dans l’herbe. Un singe mangeait une mangue. Il faisait chaud. Je voyais au loin l’allée qui m’aurait ramené vers Agra. Mais elle m’avait dit : « Chaque jour tu reviendras me voir. » Et j’ai cherché à travers les arbres la porte d’ébène noir où étaient incrustés les signes du zodiaque et je ne l’ai pas trouvée…
Et c’est depuis ce temps que je suis pareil à un mendiant, que je dispute les mangues au singe et chasse le serpent avec une branche pour boire au ruisseau. Jamais plus je ne prendrai l’allée qui me ramènerait vers Agra. Sans cithare et sans livre je regarde voler au loin l’oiseau de la musique et disparaître le nuage de la prière et je cherche, je cherche sans la trouver, la porte d’ébène de la magicienne nue dont le rire était comme la résonnance d’un bâtonnet d’ivoire sur une feuille de cristal. J’ai perdu l’idéal et je n’ai pas atteint le plaisir.
Comme l’empereur Akbar [2] je suis allé prier dans la mosquée d’Agra. Mais les colonnes sous les ogives des coupoles étaient comme des files de pèlerins coiffés de dentelles de pierre qui cheminent et chuchotent et ne se mettent pas à genoux.
[2] L’empereur Akbar entrait indifféremment pour prier dans les églises, les mosquées ou les temples. Il tenta d’unifier les religions et il pensait que le vrai Dieu est en nous.
Comme l’empereur Akbar je suis allé prier dans le temple des Brahmanes. Mais on y respirait l’odeur suffocante des bûchers voisins. Les divinités étaient trop nombreuses. Ganesa agitait sa trompe et Siva déployait tellement de bras que j’ai eu peur d’être saisi avant d’avoir terminé ma prière à Dieu.
Comme l’empereur Akbar, je suis allé prier au milieu des Parsis. Mais le feu sacré avait toujours l’air de s’éteindre. J’étais enveloppé par l’ombre immense d’Ahriman et les Yatus avec leur corps pareil à celui des chauves-souris frissonnaient autour de moi et faisaient un bruit d’ailes feutrées.
Comme l’empereur Akbar, je suis allé prier dans l’Église catholique des religieux portugais. Mais de la tour s’est élevée une musique de cloches et je suis ressorti pour voir quelles étaient ces hirondelles de bronze qui faisaient ce bruit en s’envolant à travers l’azur.
Comme l’empereur Akbar, je suis allé prier dans la Synagogue des juifs. Mais quand on m’a présenté le livre de la Thora j’ai lu tant de caractères mystérieux que j’ai été comme un homme perdu dans une forêt millénaire et que j’ai reculé devant l’énigme des cosmogonies.
Comme l’empereur Akbar je me suis assis dans le temple intérieur de l’âme. Là il n’y a ni livre, ni colonnes, ni statues, ni feu sacré, ni harmonie de cloches. Aucune fenêtre ne s’ouvre sur le monde des hommes et cependant j’ai été illuminé par la pure lumière de la vérité.
Ici repose Bagawali qui porta dans la forme mince de son corps un génie étrange toujours enflammé par le désir de la volupté.
Ce génie animait la clarté sombre de son regard, faisait palpiter ses narines, mouillait sa bouche et la rendait pareille à la pulpe d’un fruit qu’on ouvre pour le mordre.
Ce singulier génie invisible la poussait à entr’ouvrir la fenêtre quand le pas d’un jeune homme retentissait dans la rue et à lui faire un imperceptible signe pour lui désigner la porte.
Par la puissance de ce génie quand elle passait le long des remparts de Delhi, elle laissait derrière ses pas un parfum qui n’était ni l’ambre brûlé, ni le musc, mais une traînée indéfinissable et attractive qui vous forçait à la suivre sans y penser.
Ce génie criait par sa bouche sur le lit des herbes à l’ombre des cèdres, il tordait ses reins, il gonflait ses seins, il tendait ses jambes et il avait l’air d’expirer, lui qui pourtant est éternel.
A présent est morte la forme charnelle de Bagawali. Mais le génie demeure autour de ce tertre et de cette pierre blanche et si tu ne te hâtes pas, passant, il prendra possession de toi et ton existence sera désormais vouée à la poursuite du plaisir qui rend triste et met sur les lèvres la cendre amère de la mort.
Jamais je n’avais vu un monstre aussi effrayant. Son corps était d’une matière intermédiaire entre la pierre morte et la chair vivante et semblait se décomposer perpétuellement et renaître de manière étrange. Ses pattes terminées par de larges mains, étaient ouvertes pour saisir. Il regardait sans voir avec des prunelles pleines d’eau glauque. Sa mâchoire branlait, ses cornes étaient immobiles, ses dents étaient rouges et ses poils bleuâtres. Il était lourd comme un éléphant, long comme un serpent, énigmatique comme un sphinx et il barrait entièrement l’indéfinie, l’inéluctable avenue entre les cèdres centenaires.
J’éprouvais une grande terreur à la vue de ce monstre et cependant je n’essayais pas de revenir en arrière et même je ne me préoccupais de lui que médiocrement. Je m’arrêtais parfois pour regarder un insecte cheminer sur le sable ou pour admirer la savante complication des dessins d’une feuille. Je savais qu’il faudrait, à un moment donné, plonger mes yeux dans les prunelles d’eau glauque, être saisi par les larges mains, sentir le contact de cette matière animée du grouillement de la décomposition. Pourtant je cheminais dans une parfaite inconscience avec ma terreur tapie en un coin de mon âme, ma terreur à laquelle je ne pensais pas.
Et peu à peu, sous d’ombre des cèdres plus épaisse, j’approchai du monstre effrayant. Mais une singulière transformation s’était opérée par degrés. Ce que j’avais pris pour des cornes n’étaient que les nœuds d’un turban. Dans l’eau glauque des yeux il y avait des éclats de saphir. Le branlement de la mâchoire était une illusion enfantée par les promesses de caresses que dégageait l’ivoire des dents. Ce qui était poil hérissé était devenu duvet délicat, et ce qui était chair décomposée était devenu translucide matière rose. Je voyais des courbes d’épaules, des cercles de bras ouverts. J’étais à côté du monstre qui m’avait semblé effrayant. Je contemplais le délicieux, le divin visage de la mort.
Il y a, quand l’aurore est naissante, un instant où les lotus ne sont qu’entr’ouverts. Ils sont légèrement mouillés par la rosée, comme s’ils avaient pleuré.
Il y a dans l’âme de l’homme qui s’est avancé dans la vie une minute où il entrevoit la sagesse et où il ne sait pas si son crépuscule n’est pas son aurore.
C’est à l’heure intermédiaire qu’il faut marcher le long de l’étang, regarder les buées délicates qui s’élèvent des eaux bleuâtres et prennent des formes imprécises.
Car la plus grande beauté humaine est dans le paysage qu’on devine, le ciel qu’on ne peut atteindre, l’aspiration incertaine de l’esprit, l’enthousiasme pour l’idéal mal défini.
C’est à l’heure intermédiaire qu’il faut formuler son désir parce que le palmier n’est qu’un fantôme, que la montagne n’est qu’une apparition, que le monde n’est pas mieux dessiné que notre âme.
A l’heure où les lotus ne sont qu’entr’ouverts et pleurent, il faut aller, le corps vêtu avec une robe de lin blanc, légère comme le brouillard, qui imprégnera ses plis de l’aurore.
A l’heure quotidienne de la naissance des choses, à l’heure où il n’y a encore ni bien ni mal sur terre il faut aller avec son âme qui vient de naître, il faut aller et il faut dire :
« O pouvoir infini, forces subtiles qui s’éveillent, loi innombrable dont les rouages sont invisibles, trésor des pensées spirituelles qui sont éparses et libres et voudraient devenir captives !
« Je demande la clairvoyance qui fait pénétrer la vie des choses et l’âme des êtres, je demande le don d’éveiller la beauté cachée sous l’amour, comme un sultan éveille une favorite endormie sous un oranger en fleurs.
« Je veux entrer en communication avec les intelligences qui nous régissent pour qu’elles me versent leur étincelante lumière comme on verse une essence de fleurs condensées dans un flacon de jade aux veines d’azur.
« Je veux jusqu’à ma mort honorer l’esprit qui éclaire et conformer ma vie à l’idéal de ma jeunesse. Je crois, les lotus ne sont qu’entr’ouverts mais je sais que je serai exaucé parce que le soleil se lève toujours. »
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