The Project Gutenberg eBook of Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 2 (of 3)

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Title : Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 2 (of 3)

II. Le financier Rabevel

Author : Lucien Fabre

Release date : September 3, 2024 [eBook #74364]

Language : French

Original publication : Paris: Nouvelle revue française

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RABEVEL, OU LE MAL DES ARDENTS, VOLUME 2 (OF 3) ***

LUCIEN FABRE

RABEVEL
OU
LE MAL DES ARDENTS

**
LE FINANCIER RABEVEL

« Il n’y a pas de passion sans excès. »

Pascal.

Treizième Édition

PARIS
ÉDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle, (VI me )

DU MÊME AUTEUR :

Connaissance de la Déesse , avant-propos de Paul Valéry (Société Littéraire de France, 1919)
Épuisé
Les Théories d’Einstein. (Payot, 1921)
Vanikoro (Nouvelle Revue Française, 1923)
Épuisé

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE , APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT HUIT EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE , DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE A à H , CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE , NUMÉROTÉS DE I A C , ET SEPT CENT QUATRE VINGT DOUZE EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L’ÉDITION ORIGINALE SUR PAPIER VELIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE , DONT DOUZE EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A l, SEPT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 750 ET TRENTE EXEMPLAIRES D AUTEUR HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 751 A 780, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L ÉDITION ORIGINALE .

TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE .
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1923

CHAPITRE PREMIER

— Je crois, dit Bernard en descendant du train que le mieux sera de vous installer à votre hôtel ; je vous y conduirai si vous le permettez. Pendant que vous vous reposerez je me rendrai au port et je vous rapporterai des nouvelles toutes fraîches. Peut-être même, ajouta-t-il d’un ton glacé, vous ramènerai-je François.

Elle se rapprocha de lui et il la sentit tremblante. A l’hôtel il l’accompagna jusque dans la chambre qui lui était réservée ; il n’était guère ému sachant que François était loin encore ; mais elle frissonnait : ce mari qu’elle connaissait si peu, qu’elle n’aimait point sinon d’une bonne affection de camarade, ce mari était son maître ; elle ne se rappelait pas sans répugnance l’assaut maladroit et brutal de la nuit de noces ; il allait venir ; l’évocation de son image aurait pu suffire à chasser le bien-aimé Bernard ; et lui, il ne s’inquiétait pas, il demeurait paisible et fort. Comme elle l’admira ! Elle le prit dans ses bras, le serra de tous ses muscles en murmurant : « Mon amour, mon amour » et elle retomba sans force sur le lit. Il s’assit contre elle et tint son visage entre ses mains avec douceur ; il adora les yeux brillants qui ruisselaient de pleurs ; il devina son regret, sa colère, son désespoir et encore la peur qui la tenaillait. Un bruit de pas dans le couloir la dressa toute roide : « Partez, dit-elle en l’étreignant sauvagement ; c’est peut-être lui… Partez ! » Mais il ne l’écoutait pas ; il la dévêtait en gestes rapides et légers ; elle ne fut bientôt plus qu’une pauvre petite chose implorante, transie d’angoisse et de désir ; et enfin, parmi les supplications, les pleurs, les cris de remords et de plaisir, il connut cette chair délicieuse de tout temps prédestinée à son empire.

Il se rajusta sans hâte et la quitta muette et exsangue ; il n’exultait point mais se sentait comblé d’une satisfaction parfaite ; il jouissait de cette espèce de sérénité qui accompagne le corps dispos et l’âme insoucieuse : « Évidemment nous nous convenons fort bien », se dit-il avec un sourire cynique. Il se rendit à la succursale de la maison Bordes où on l’attendait. Le directeur, ce Garial dont il avait, sans le connaître, emprunté la signature, était un ancien commissaire de la marine, sec, noir et peu loquace, qui chiquait. Il jaugea tout de suite Rabevel : « Net, ferme, méchant, avare : un aspirant qui sera vite Commandant. Il va tous les bouffer dans notre turne », et, vieux fonctionnaire, s’appliqua aussitôt à lui faire la cour.

— Avez-vous, demanda Bernard, un autre trois-mâts actuellement disponible ?

— Pas exactement, répondit Garial ; mais la Jamais Contente qui fait le Maroc doit arriver en principe le 26 ; on aura le temps de la décharger pour le 3 janvier ; d’ailleurs jamais la Scintillante ne pourra être ici avant le 15 Janvier.

— Vous dites ?

— Mais oui ; le torpilleur 108 nous câblait hier matin de Dakar qu’il l’avait rencontrée le 17 au sud d’Agadir où elle a dû être drossée par la tempête ; les vents sont contraires et elle va tirer des bordées pendant quelques jours.

— Pendant quelques jours ? dit un scribe en levant une belle tête rasée de vieux capitaine, au moins deux semaines elle va y rester ; toutes les tempêtes dans ce coin-là finissent par quinze jours de noroît ; j’en sais quelque chose, j’ai fait La Rochelle-Dakar pendant dix ans.

— Cela me donnera près d’un mois avec Angèle, pensa Bernard soudain saisi d’un vertige qui enflamma son front. Mais la pensée ne fit que passer et il revint aussitôt à ses calculs.

— Mais alors, dit-il, ça ne va pas du tout : la Jamais Contente ne peut rester inactive du 26 Décembre au 15 Janvier ! il faut trouver autre chose. Faites-moi voir vos graphiques.

— Comment ? demanda Garial.

— Ah ! bon ; vous ne savez pas ce que c’est. Donnez-moi l’état de votre flotte ; au port, disponible, en mer etc… avec les caractéristiques de tous vos sabots ; l’état des services de transports normaux ; l’état des services variables ; les tonnages de marchandises en attente de chargement, de départ ou de déchargement, et leurs destinations ; l’état des équipages… Tout y est ?… Ça va : voyons maintenant comment établir le plus commodément nos graphiques. Tenez : nous pourrions faire un tableau à double entrée qui comporterait d’une part une, deux, … huit colonnes verticales, d’autre part…

Il était lancé, heureux, en pleine fièvre d’organisation. Tous les employés l’entouraient, suivaient avec admiration le travail de sa pensée. Quand il eut fini :

— Voilà, il ne reste plus qu’à mettre tout cela au net et naturellement à le tenir à jour. D’ores et déjà, vous voyez d’un seul coup d’œil tous les trous de la situation : Vous n’avez pas de fret du tout pour ce bateau qui est signalé de Cherbourg sur lest au départ d’Amsterdam ; cherchez-en, trouvez-en à n’importe quel prix : que font vos représentants ? Voilà un bateau, Le Tourny , qui venant de Riga à Bordeaux, doit entrer en cale sèche à Anvers par suite d’avaries : cale sèche cela veut dire long séjour, il faut le désarmer, inutile de payer un équipage ; à côté de cela, je vois le Bel-Ami qui va de Glasgow à la Haye avec du charbon ; qu’il embarque la cargaison du Tourny à Anvers…

Il continua ainsi près d’une heure, clair, précis, autoritaire. Garial notait ses ordres. Quand il eut fini :

— Fichtre ! midi un quart ! je m’en vais… Ah ! dites-moi, Mr. Garial, je quitte Bordeaux pour quelques jours, je vais aller me reposer dans la région ; je vous donnerai mon adresse par télégramme et, le cas échéant, à chacun de mes changements de résidence ; toutes les nouvelles que vous pourriez avoir de la Scintillante doivent m’être télégraphiées aussitôt.

— Celles-là seulement ? demanda Garial.

— Oui, ce sont les seules qui m’intéressent », répondit Bernard. Puis, voyant un peu de déception apparaître sur le visage du Directeur : « Tiens, tiens, se dit-il, celui-là aurait aimé se sentir conduit, soutenu ; ça manque d’hommes là-dedans. » Il parut réfléchir et se raviser : « Ma foi, fit-il, je voulais me reposer tout à fait ; mais puisque la situation est délicate et que vous ne me paraissez guère secondé, envoyez-moi donc un rapport journalier, succinct et clair et soumettez-moi vos embarras ; je vous donnerai mes directives, assez brièvement, bien entendu, mais d’une façon suffisante pour vous conduire et vous couvrir… Oui, je trouverai quelques heures pour cela ; vous aurez une lettre tous les deux ou trois jours ; et un télégramme pour les cas urgents. »

Il quitta Garial ; il était tout guilleret : « Il y aurait peut-être à faire dans cette boutique, pensait-il ; le tout est de connaître exactement leur situation et les conventions qui existent entre Bordes et nos excellents amis Blinkine, Mulot et Cie. » Il fut sur le point de rebrousser chemin ; puis il se rappela qu’il était tard et qu’il ne trouverait plus personne au bureau : « J’y reviendrai tout à l’heure », décida-t-il et il rentra à l’hôtel. Le vestibule était vide. « Tiens, Angèle n’est pas descendue » ; il dit au concierge : « Voulez-vous prévenir Madame Régis que je suis arrivé et que je l’attends au salon ? » — « Oui, Monsieur, j’envoie le gamin tout de suite. »

Bernard entra aussitôt au salon tandis que le concierge appelait le chasseur. Il feuilleta distraitement les illustrés ; de beaux vocables retentissaient à ses oreilles : La Scintillante , la Jamais Contente , le Tourny , le Bel-Ami … Les rêves de son enfance prenaient figure ; en quittant le bureau sur le quai, il avait enregistré sur sa rétine les belles images de vaisseaux balancés ; posséder une flotte qui promènerait sur toutes les mers du globe le pavillon de Rabevel ! ça ce serait beau. Il commençait à avoir confiance en lui-même ; il sentait bien que s’il voulait il y arriverait un jour ou l’autre ; alors, quelle grandeur ! Quelle magnificence : être le maître de ces navires ; il te les ferait produire, lui, allez ! on verrait ça ; et il faudrait que ça marche à la baguette tous ces zigotos, ces capitaines… François comme les autres. François !

Et justement il lui sembla que ce nom était répété distinctement derrière lui. Il se retourna, un peu altéré. Sur la porte, Angèle se tenait, pâle, comme défaillante. Elle répéta d’un air égaré : François ! Puis, comme les yeux désillés : c’est toi, Bernard ? où est François ?… « Elle est folle ! » se dit Rabevel avec inquiétude. Il ajouta à voix haute : « Mais qu’as-tu donc ? François ?… Il est à deux mille kilomètres d’ici en plein océan. » Elle eut la force de refermer la porte et de venir tomber dans ses bras en sanglotant de bonheur. « Ah ! oui, elle m’aime », pensa Bernard ; et il sentit à ce moment dans sa plénitude une impression de puissance, d’orgueil et de sécurité. En mots entrecoupés, Angèle lui expliquait : « C’est le chasseur… cet imbécile… il m’a dit : Monsieur Régis est arrivé… il vous attend au salon… quelle émotion inutile… » — « Pas inutile, dit Bernard, elle me prouve que tu m’aimes et m’attache davantage à toi. » — « Ah ! fit-elle d’une voix inconsciemment pathétique, te faut-il donc encore des preuves de mon amour ? »

Ils passèrent à table ; il voulut une petite fête, commanda des mets exquis et, sur la nappe, fit porter des fleurs, si rares en cette saison ; il la contraignit à boire du champagne qu’elle adorait mais dont elle se défiait ; et elle fut vite étourdie. Alors seulement il lui parla de François et vit qu’elle n’y pensait déjà plus. Il lui expliqua qu’il y avait eu une confusion au sémaphore et que son mari ne rentrerait pas avant le 15 Janvier. Elle l’écoutait vaguement, sans pensées bien précises, un peu ennuyée de cette évocation, heureuse auprès de lui. Mais quand il ajouta : « Et nous deux, qu’allons-nous faire ? » elle sursauta ; elle n’y songeait plus : c’était si simple de vivre ainsi, toute la vie, tous deux. Bernard l’observait de son œil aigu : tout en ce visage continuait de l’attirer : pas une beauté de ces traits, pas un défaut qui ne lui plût ; il eût voulu la boire, la sentir fondre dans sa bouche comme un fruit. Et l’émoi même de la jeune femme à cette minute le ravissait ; il le laissa se prolonger pour son plaisir ; elle avait les sourcils légèrement relevés dans une expression de désarroi et d’inquiétude encore mal définis, elle le regarda profondément, mit, avec un peu de timidité sa main sur la main du jeune homme ; il savoura quelques secondes et par avance l’impression qu’il allait ressentir et qu’il prévoyait, l’impression divine de puissance, d’autorité, l’encens délicieux de la gratitude, et il lui dit enfin : « Nous ? c’est bien simple, nous avons un train à 5 h. 10, nous serons pour dîner à Montauban où nous coucherons ; et demain nous partirons pour le Quercy… Cela te va-t-il ? »

— « Ah ! mon amour ! » dit-elle radieuse.

— Eh bien ! va te reposer et te préparer. Il est deux heures. Je retourne chez Bordes et, à quatre heures et demie, je t’attendrai devant l’hôtel avec une voiture. C’est entendu.

Ils étaient seuls dans la salle à manger. Elle lui sauta au cou. — « C’est entendu », répéta-t-elle, et elle se sauva, légère dans l’escalier.

Quand il arriva au bureau de Garial il le trouva en conversation avec un jeune homme font élégant qui pouvait avoir vingt-six ans environ et qui se présenta lui-même.

— Louis Mazelier, secrétaire général de la maison Bordes.

— … et neveu de Mr. Bordes, ajouta Garial, avec un sourire complice.

Bernard s’excusa : il revenait parce qu’il avait oublié de noter certains chiffres qui lui avaient paru intéressants. Mais Mazelier lui dit qu’il bénissait ce contretemps ; Mr. Garial était justement en train de lui expliquer tout leur travail du matin et il trouvait cela tout bonnement merveilleux.

— Ah ! ajouta-t-il, quel dommage que je n’aie pas un animateur comme vous pour me débrouiller le service des titres et de la comptabilité.

— Mais, dit Bernard, je croyais que Mr. Blinkine et Mr. Mulot…

— Oh ! Mr. Blinkine et Mr. Mulot qui ont le titre de conseils de la société s’occupent l’un de la partie technique : travaux, réparations, chantiers, ateliers ; l’autre de la trésorerie : courtages, mouvements de fonds, changes. Et encore voient-ils cela de très haut.

— Ma foi, dit Bernard, si je puis vous être utile, disposez de moi.

— Mais comment ? vous connaîtriez les questions de titres et de comptabilité ?

— C’est ma partie.

— Vous êtes extraordinaire ! Voulez-vous entrer dans mon bureau…

Bernard fut vite mis au fait de la situation par le jeune Mazelier. Celui-ci était l’unique neveu et l’héritier présomptif du vieux Bordes qui l’avait installé à ce poste pour le mettre au courant de tout ; il était plein de bonne volonté, d’ailleurs intelligent et nanti de connaissances étendues ; mais la complication des affaires de la société réclamait mieux que cela ; Mazelier s’en rendait compte et l’avouait avec une modestie charmante.

— Tout tire à hue et à dia, dit-il. Si j’entre dans le détail de chaque service, je vois que les choses y sont faites régulièrement, qu’il n’y a rien à reprendre du point de vue des principes généralement appliqués dans les exploitations du même genre. Le plan de notre comptabilité a été dressé par un expert ; celui de nos services de trafic, de titres, de… tous, quoi ! ont été établis par des idoines. Et l’ensemble ne va pas ; il y a tiraillement, désaccord constants. Avec cela des frais généraux énormes qu’il est impossible de réduire. Tenez, par exemple, (ajouta-t-il avec un sourire) vos patrons Mulot et Blinkine nous coûtent cent cinquante mille francs par an et ne nous les rapportent pas.

— Il faut les flanquer à la porte, répondit Bernard en riant.

— Vous savez bien que c’est impossible, répliqua Mazelier, riant aussi.

— Évidemment, murmura d’un air convaincu Bernard qui n’en savait rien du tout.

— Tout cela constitue un ensemble de charges héritées de mauvaises années et qui grèvent lourdement notre exploitation. Et pourtant l’affaire est bonne. Voilà une Société au capital d’un million dont 500.000 francs versés ; les actions d’un nominal de 1000 frs cotaient hier en Bourse 4.316 frs. Et je pourrai vous faire voir de beaux bilans ; mais on tue la poule aux œufs d’or.

— Voyons, dit Bernard, vous vouliez me demander quelques suggestions au point de vue comptable, je crois.

— Oui, revenons à nos moutons. Vous avez un moment ?

Bernard tira sa montre :

— Quatre heures. Eh bien ! mais, fit-il placidement, nous avons jusqu’au dîner.

Ils travaillèrent en effet jusqu’à sept heures. Bernard ébaucha une esquisse de comptabilité qui permît le contrôle constant d’un grand nombre d’opérations incontrôlables en l’état présent. Quand ils se levèrent :

— Tout cela, dit-il, ne peut se faire proprement qu’à condition d’étudier tous les services à fond ; mais je prévois qu’on peut arriver à un mécanisme très souple et qui permette de faire le point à volonté. D’ailleurs, le système de coordination est gouverné par la nature du résultat à faire apparaître, c’est-à-dire par le type du bilan à obtenir, et, en fin de compte, par les articles des statuts relatifs à la répartition et par la géographie présente de vos titres.

— C’est bien juste ce que vous dites là, répondit Mazelier songeur.

— C’est la philosophie pratique des affaires. Où peut-on dîner ici ?

— Vous êtes seul ?… Mais si vous êtes seul, dînez donc avec moi, nous continuerons de causer.

Bernard eut une hésitation imperceptible. Angèle… Mais non, il eût été impardonnable : ce garçon allait lui raconter tout ce qu’il voudrait connaître, c’était clair ; et peut-être apercevrait-il un biais, un chemin pour… pour quoi faire au juste ?… Il ne savait pas bien encore ; mais sous ses yeux, au clair de lune, des vagues et des mâts peuplaient le ciel, et il rêvait d’un grand pavois dominé par un immense pavillon brodé d’un R. Une seconde n’avait point battu qu’il répondit :

— Avec plaisir. Mais c’est moi qui vous invite.

— Mais non, mais non, puisque je…

— Non, j’impose mes conditions, dit-il en riant. Il pensait que Mazelier voudrait rendre la politesse et qu’ainsi il le reverrait et par lui, peut-être, connaîtrait son oncle Bordes… Les événements les plus importants de la vie sont des perles inestimables que relie un misérable fil sans valeur ; il faut pourtant le tisser ce fil si on ne veut pas que le hasard le tresse à sa façon.

Il examina son compagnon. « Il a la lippe gourmande, constata-t-il, ce doit être une fine gueule. » Il dit tout haut : « J’ai entendu parler d’un restaurant du Caneton Fin , est-ce que c’est bien ? »

— Il n’y a pas mieux à Paris, répondit Mazelier avec une moue rieuse qui feignait la délectation, mais c’est une caverne de voleurs.

— Bah ! allons-y tout de même.

Quand ils furent assis, Bernard composa le menu avec une attention extrême, il était lui-même infiniment porté sur ce que Rabelais nomme les « harnois de gueule » et traitait, quand il le pouvait, son estomac et son palais en grand seigneur. Il remarquait d’ailleurs que ce genre de jouissance était fort apprécié dans les milieux où il était appelé à évoluer. Il choisit les vins et fut satisfait de recevoir les marques d’approbation d’un maître d’hôtel et d’un sommelier qui n’en étaient pas prodigues.

Il voulut connaître tout d’abord son invité et, d’un ton enjoué, mit la conversation sur la vie de Bordeaux, ses distractions, et ses plaisirs. Il comprit que Mazelier travaillait beaucoup mais vivait largement et ne se privait de rien ; il lui fit avouer au rôti qu’il n’avait point de maîtresse et changeait suivant sa fantaisie : « Il y a deux danseuses actuellement à l’Alcazar, dit-il, deux bijoux… » Puis, insensiblement, ils passèrent aux choses sérieuses ; quand Bernard vit son compagnon assez détendu et assez alangui pour trouver que tout était beau et reconnaître en lui le confident de toujours, il attaqua résolument, bien que d’un ton badin, la question qui lui tenait au cœur :

— Je suppose, dit-il, que vous vous offrirez le Caneton Fin tous les jours lorsque vous serez le patron de la maison Bordes ?

— Le patron de la maison Bordes c’est Monsieur Personne et ce sera Monsieur Personne jusqu’à la culbute finale, vous le savez bien.

— Bah ! comment arrangez-vous cela ?

— C’est bien simple. Vous savez que c’est Antoine Bordes, le vieux, le père de Bordes c’est-à-dire de mon oncle qui a fondé la maison ; il vient de mourir il y a peu de temps fort âgé et c’est son fils Jean Bordes qui a maintenant quarante-trois ans qui conduit la boîte depuis 15 ans à peu près. C’est en 1878, à la fin de l’exposition, lors de la crise d’affaires terrible dont vous avez entendu parler et qui a suivi cette foire ridicule, que la maison a failli sauter ; mon oncle a englouti dans l’affaire tout ce qu’il avait, a mangé l’avoir de sa sœur c’est-à-dire de ma mère qui était déjà veuve à cette époque, a emprunté dans des conditions usuraires et s’est trouvé finalement acculé à la faillite ; c’est alors que Blinkine, qui avait eu vent de la chose, lui a proposé de le remettre debout ; il a constitué une société anonyme formée par mille actions de 1000 francs dont moitié versée, estimant 500.000 francs un fonds qui valait déjà plus de 3.000.000. Il s’est fait adjuger une commission, des parts de fondateur, a souscrit une vingtaine d’actions, a placé le reste, a exigé pour son associé et lui la situation que vous connaissez, et, en fin de compte, a réalisé une affaire de premier ordre. Il a en effet réussi à introduire le papier en Bourse au moment où s’achevait la souscription, a fabriqué l’année suivante un bilan désastreux que son canard, l’Honnête Financier a signalé aussitôt à tous les braves gens avec une vertueuse indignation ; les actions sont tombées à 180 frs ; à l’assemblée générale suivante vos deux patrons en présentaient à eux deux plus de deux cents (exactement 206) leur appartenant en propre, 150 mandatées par leurs clients et 170 appartenant à une dame Boynet venue on ne sait d’où ; ils avaient la majorité. Ils ont fait ce qu’ils ont voulu et, depuis, ils ont circonvenu mon oncle qui, bien qu’administrateur délégué, s’occupe à peu près uniquement de signer ce que je lui présente et de faire la noce. Je dois dire que, de 1880 à 1884, ce fut l’âge d’or ; les affaires n’ont cessé de prospérer et les actions de monter ; à présent c’est stationnaire : il y a beaucoup de chenilles sur la salade ; les vaches maigres arrivent. Enfin n’empêche que si vos amis liquidaient maintenant leur situation, ils auraient gagné leur million sur cette petite affaire en déboursant 50.000 francs, et cela en sept ans : ce sont des malins.

— Combien votre oncle a-t-il d’actions ?

— Deux cents.

— Et vous ?

— Vous voulez dire ma mère : 150. Naturellement nous avons des parts de fondateur qui participent aux bénéfices à leur rang et qui ont une grosse valeur. La ruse de Blinkine a été en somme de leurrer mon oncle en créant des parts de fondateur qui, en cas de liquidation avaient priorité à la répartition, dans des conditions très favorables ; il a fait miroiter la chose aux yeux de l’oncle qui n’a vu que cela, car il était à ce moment-là très déprimé et ne croyait plus à l’avenir de l’affaire. Et il n’a pas remarqué le revers de la médaille : c’est que les parts n’avaient aucun droit de vote aux assemblées ; en sorte que, avec nos trois cent cinquante actions, nous ne pouvons rien faire que nous allier à vous, Messieurs Blinkine-Mulot, qui nous dévorez.

— Et vous n’avez pas été capable de racheter en Bourse les cent cinquante et une actions qui suffiraient à assurer votre majorité ?

— A l’heure actuelle, c’est un denier : six cent mille francs ! Et puis, vous savez, il n’y a eu de mouvement de titres qu’au moment de la débâcle dont je vous parlais tout à l’heure ; depuis, il y a quelques déplacements mais en un an c’est tout juste si vous trouveriez quinze actions sur le marché ; elles inspirent confiance, je ne sais pourquoi ; pourtant, au taux actuel elles ne rapportent pas trois pour cent !

— C’est vous qui en pâtissez ; et comme secrétaire général naturellement, vous ne gagnez presque rien ?

— Huit cents francs par mois ! ce sont vos amis qui se sucrent sur notre dos.

— Tout cela changerait si vous pouviez prendre l’affaire en mains.

— Il faudrait deux choses : quelqu’un comme vous pour la diriger et lui faire rapporter ce qu’elle doit rapporter car vraiment elle a quelque chose dans le ventre ; et puis la possibilité d’agir aux assemblées générales pour que l’argent si difficilement gagné n’aille pas engraisser des parasites.

— Je crois aussi que vous auriez à moderniser le matériel ; j’ai vu que vous aviez beaucoup de voiliers.

— Évidemment ; ici nous allons très prudemment ; nous remplaçons lentement ; et d’ailleurs, nous devons garder des voiliers ; cela répond fort bien à certains usages. Mais il est certain que quatre vapeurs du tonnage de Jean-le-Bon par exemple gagneraient bien leur vie ; seulement cela représente deux millions, le prix de dix voiliers jaugeant en tout le quadruple.

— Vendez dix voiliers.

— Il faut avoir acquéreur à bon prix.

— Vous êtes amortis et vous avez quelques réserves ; utilisez-les.

— Nous ne pouvons pas, nous sommes nos propres assureurs.

— Augmentez votre capital.

— Évidemment, il faudra finir par là : Tiens, voilà mes danseuses de l’Alcazar. On va les inviter.

Deux jeunes femmes, l’une blonde, l’autre brune, mais toutes deux fort appétissantes vinrent sans se faire prier sur un geste de Mazelier qu’elles avaient reconnu.

— Que faites-vous, ici, à neuf heures au lieu d’être dans vos loges ?

— Il y a relâche au bazar, répondit l’une, une partie des décors de la Revue a flambé cet après-midi. Alors nous nous donnons le luxe de venir prendre le café au Caneton Fin .

— Et vous avez raison, mes petits oiseaux, vous êtes chez vous ici.

— Dites donc, vous, je vois que ça va mal finir, dit la brune en riant très fort.

— Embrassez-moi donc pour faire amende honorable d’une telle méchanceté, Alyssia, dit Mazelier.

— Rien que ça. Et devant tout le monde encore ! Tout à l’heure si vous êtes sage. » Elle se pencha à l’oreille du jeune homme et lui dit quelques mots. Il répondit de même et ils ne s’occupèrent plus de Bernard que la blonde regardait d’un air mutin et agréablement provocant : « Je ne vous plais pas ? » finit-elle par demander. Bernard sembla sortir d’un rêve ; effectivement, il poursuivait ses calculs : « il doit y avoir quelque chose à gratter dans ce mic-mac Bordes », pensait-il, « mais comment ? » La voix de la jeune Mylitta le rappela au réel : « J’étais en extase devant vous », lui dit-il. Elle répondit : « Flatteur ! » et le jugea distingué. Ils ne tardèrent pas à entreprendre une conversation galante si bien qu’au bout d’un moment tous les quatre jugèrent que le lieu était trop austère pour continuer leur entretien. Ils raccompagnèrent les jeunes femmes qui habitaient porte à porte. Mazelier et sa compagne lui firent des adieux touchants d’ivrognes : « Je vous retrouverai demain à onze heures au bureau, n’est-ce pas ? » dit Mazelier dans un retour de lucidité. « Entendu », répondit Bernard. Et il se disposa à rentrer à l’hôtel. Mais la petite femme le tira par la manche : « Eh bien quoi, dit-elle, vous ne venez pas avec moi ? » Il avait repris le cours de ses pensées et l’avait totalement oubliée. « Non, dit-il, voilà un louis, vous n’aurez pas perdu votre temps ; je m’en vais. » Elle mit l’argent dans son sac, et d’un petit ton boudeur : « Merci pour le louis, c’est toujours utile. Mais ni Alyssia ni moi nous ne couchons pour de l’argent, on est entretenues par des gros marchands de vin de Paludate. C’est-il que je vous dégoûte ? Non ? Eh ! bien, toi, tu me plais, sale gosse, viens donc, va, on va s’aimer. » Il eut la vision d’Angèle, recula ; elle songeait peut-être à lui, désolée dans son lit ; une étrange saveur lui vint avec un flot de salive, il reconnut une émotion âcre déjà ressentie, quelque chose qui annonçait le sadisme et l’anormal ; il se rappela les petits chats martyrisés, le chien du chapelier, le scorpion, l’homme roué de coups à l’étage des domestiques ; il désira, la durée d’un éclair, qu’Angèle l’aperçût dans le lit de cette garce. Et il la suivit.

Il était minuit quand il s’endormit ; il chavira dans le songe comme une brute et tout aussitôt les navires, les livres comptables, les liasses d’actions dansèrent devant ses yeux ; puis, peu à peu, la fantasmagorie se dissipa, les images disparurent, le problème informulé qui le préoccupait depuis la veille s’énonça lentement en phrases musicales comme sur la corde haute du violon : « Il y a quelque chose à faire dans la maison Bordes pour moi. Quoi et comment ? » Il sentait comme une sorte de présence faire le tour des cellules de son cerveau, frapper à chacune, mendiant une aide ; quelques-unes s’émouvaient, enregistraient la chose, déclaraient qu’elles allaient mûrir tout cela dans le silence ; la ronde intérieure s’acheva : les serviteurs intérieurs préparaient ce qu’ils avaient à faire. Puis, une autre préoccupation se fit jour : Qui pouvait aider Bernard ? des figures et des figures défilèrent qu’il récusait ou rangeait auprès de lui ; des amis, des indifférents, des parents, Noë, et, tout d’un coup, Blinkine et Mulot ; il rit tout haut dans son sommeil : « Eh ! pourquoi ne m’aideraient-ils pas s’il plaît à Dieu ? » Ce mot de Dieu retentit soudainement en lui et le réveilla net, en sorte qu’il lui sembla encore l’entendre se répercuter d’écho en écho dans l’abîme intérieur. L’impression fut telle qu’il ne se reconquit pas tout de suite ; puis il se dit : « C’est un bruit extérieur, on a marché. » Enfin il se demanda : « Où suis-je ? » Il perçut un souffle, réfléchit longuement : « Petite Angèle », dit-il tendrement à mi-voix. Et enfin il se rappela ; il se leva tout de suite grelottant d’horreur, s’agenouilla devant le lit en murmurant de tout son cœur un acte de contrition, se rhabilla à tâtons et descendit dans la rue sur la pointe des pieds. Il était une heure.

— Jamais Notre-Seigneur ne me pardonnera, marmonnait-il en regagnant l’hôtel, jamais, jamais. Je retomberai donc toujours dans mon vomissement. » Il dit, en marchant, sa prière avec ferveur. « Ah ! je puis en tenter des affaires si je m’aliène le Bon Dieu par de pareilles offenses ! » Il pleurait presque, repris d’un mysticisme dont il ne percevait pas la déviation. Il arriva à l’hôtel, monta à la chambre, frappa, dit son nom. Un filet de lumière filtrait sous la porte, il distingua des gémissements et se sentit perdu de perversité et de vices, se jugea coupable et responsable devant Dieu d’avoir ainsi tourmenté cette pauvre Angèle ; il désirait entrer, la consoler, la prendre dans ses bras tendrement, lui montrer, montrer à Dieu qui le voyait que son fonds n’était pas mauvais, il avait cédé à un instant de folie, à une tentation du Malin, mais s’en repentait. Une espèce de griserie le possédait. Il redit son nom d’une voix plaintive. Mais la voix d’Angèle, basse, tremblante, pleine de violence, répondit :

— Allez-vous-en, allez-vous-en !

Il resta inerte ; puis tout s’éclaira : « Elle a raison, elle n’est pas ma femme, elle ne veut plus du péché ; elle a raison. »

Il redescendit et demanda une autre chambre « pour ne pas éveiller Madame ». — « On va vous donner la chambre voisine qui communique avec elle et qui est libre. » Il y monta, alla droit à la porte de communication, vérifia qu’elle était verrouillée du côté d’Angèle, la verrouilla de son côté, écouta un instant à la cloison, n’entendit rien, et, enfin, se coucha, harassé, et se rendormit.

Vers les sept heures, il s’éveilla en sursaut. La femme de chambre frappait à la porte voisine. La voix d’Angèle répondit :

— Qu’y a-t-il ?

— Sept heures, Madame ; l’omnibus pour le train de Paris part à sept heures trois quarts.

— Bien. Vous avez mes chaussures ? Oui ? Donnez-les moi.

— Votre porte est verrouillée, Madame.

— C’est juste. Attendez.

Bernard entendit le pas de sa maîtresse, le bruit du verrou, la femme qui entrait ; il se dressa, passa son caleçon, ouvrit sa porte et, bousculant la domestique qui sortait de la chambre d’Angèle, y pénétra comme un fou. Il referma la porte derrière lui, sauta par-dessus le fond du lit, vint choir à côté d’elle de tout son long et la prenant dans ses bras avant qu’elle eût pu rien dire, couvrit son visage de baisers. Elle avait beau le griffer, le repousser avec fureur, il fermait les yeux et continuait de la tenir embrassée, cherchant ses lèvres. Elle rageait, le haïssant vraiment à cette heure, gonflée de mépris, de fiel et de remords, humiliée jusqu’au fond d’elle-même et ne voulant à aucun prix céder ; leur lutte muette et forcenée dura plus d’un quart d’heure et ce fut elle qui dut s’immobiliser, exténuée. Il releva la tête pour la contempler, si belle, si hérissée, mais elle lui cracha au visage. Sans une hésitation, il la gifla ; elle fondit en grosses larmes et se mit à pleurer en geignant d’une manière lamentable comme un enfant. Mais ses nerfs se détendaient, elle ne pensait plus à rien, sa colère et sa rancune s’évanouissaient comme des vapeurs. Bernard flattait tendrement ses joues de ses doigts en murmurant de douces paroles ; elle le repoussa d’abord, puis le laissa faire, sans forces. Il se coula dans le lit sans cesser de parler comme s’il eût eu à faire durer un charme, l’enlaça étroitement de ses jambes et de ses bras et quand il sentit la chair nue s’abandonner peu à peu, posa sa joue contre la sienne et tout doucement commença de lui raconter à sa façon ses occupations de la veille. Elle finit par arrêter ses larmes, l’écouter, le regarder, parler, enfin, parler. N’aurait-il pas pu venir l’avertir ou lui envoyer un mot ? — Ah ! il savait bien, il était toujours le même, mais un excès de prudence, la peur d’être surpris par quelque hasard, de compromettre une femme comme elle…

— On m’a dit : « vous êtes seul, bien entendu ? » Pouvais-je répondre non ? La curiosité aurait été éveillée : Mazelier, Garial auraient voulu savoir… Une enquête de ce genre est vite faite en province. Donc, j’ai répondu : « je suis seul » ; alors je n’ai pu refuser le dîner, ni le théâtre, tu comprends ? et je suis rentré aussitôt. Préfèrerais-tu être compromise ?

Elle eut un frisson.

— Alors ? Tu vois bien que tu n’es qu’un mauvais petit chou. Répare.

Elle l’embrassa de bon cœur mais de mauvaise grâce ; il lui en coûtait de reconnaître ses torts et un vague doute subsistait au fond d’elle-même ; enfin peut-être le civiliserait-elle à force de ses soins ; mais que cela lui serait dur ! elle se rappelait son attente de la veille, sa surprise de ne pas le voir paraître à quatre heures et demie, puis sa colère, son impuissance, ce dîner solitaire sous l’œil qui lui avait paru ironique du maître d’hôtel ; et enfin la nuit exaspérée où elle n’avait pas dormi cinq minutes, décidée à repartir le matin pour Paris, enragée d’avoir cédé à ce sacripant, outrée de sa propre naïveté.

Mais lui :

— Tu seras toute à moi et nous ne nous quitterons plus.

Il paraissait sincère. Et puis elle sentait bien que ce caractère rude, ce fonds de pirate lui plaisait par ce qu’il révélait de ressources inconnues. Même s’il mentait dans ses explications, elle savait bien qu’elle était et serait toujours le seul être qu’il pût aimer. Qu’il aimât à sa façon, certes ; mais cette façon sauvage n’était-elle pas préférable aux mornes aventures qu’elle devinait et dont son peu d’expérience conjugale avait suffi à la dégoûter pour toujours. Ce pauvre François si bon, si gentil, comme il avait été maladroit… Comme elle en avait pris le contact en horreur et avec celui-là, désormais, celui de tous les hommes — sauf de cette canaille bien-aimée. Oui, c’est bien cela l’amour, se dit-elle.

Ils se quittèrent vers dix heures, réconciliés. Quand elle sut pourtant qu’il ne déjeunerait peut-être pas avec elle, ce faillit être une nouvelle explosion ; enfin elle se résigna et il put se rendre auprès de Mazelier qu’il trouva dans son bureau, frais comme une rose.

— Mon oncle, que j’ai vu tout à l’heure, désirerait vous connaître ; vos idées l’ont épaté ; il vous attend pour déjeuner.

— Eh bien ! mais… j’accepte avec grand plaisir.

Mr. Bordes habitait tout près du boulevard de Caudéran, presqu’au bout de la rue Croix de Seguey, une belle maison du dix-huitième ouverte sur des serres fleuries par un péristyle en marbre blanc. C’était un petit homme grisonnant, à tête ronde, joyeux, perpétuellement de bonne humeur ; il portait en avant un petit abdomen de bouvreuil et ne cessait de plaisanter.

— Vous tombez, dit-il, à ses invités, en pleine querelle de ménage. Ma femme, qui est charmante, (regardez-la, elle est encore agréable à considérer, n’est-ce pas ?) vient de revoir la somnambule et d’apprendre que je la trompe avec la dugazon du Grand Théâtre. D’où une scène terrible destinée à me couper l’appétit. Mais ce petit estomac demeure impavide. Le bourreau qui tranchera l’appétit à Bordes l’armateur n’est pas encore né.

— Ah ! Monsieur Rabevel, dit la femme qui était en effet restée agréable bien qu’une expression chagrine donnât à son visage dix ans de plus que ne portait son mari, quel homme terrible j’ai là ! C’est un brave homme, bien sûr, mais quel coureur ! Il passe sa vie avec des gourgandines ; je ne puis dire combien de fois je l’ai pris en flagrant délit ; ça ne le trouble pas…

— Eh ! ma foi, au contraire, dit Bordes, c’est un piment de plus.

— Voilà comment il est, s’écria Madame Bordes, il me voit fâchée, il rit ; il me voit colère, boudeuse ou en larmes, il rit. Pas une minute de mauvais sang, ce monstre !

Elle le prit par le cou feignant de l’étrangler et l’embrassa.

— Et voilà comme nous sommes, dit Bordes se raillant lui-même : Nous ne cachons rien de nos pensées ni de notre vie. Saint Jean Bouche d’Or. Pas de porte de derrière. Vous pourrez dire à Blinkine et au sieur Mulot que vous avez trouvé un homme qui ne leur ressemble foutrement pas.

Rabevel se félicitait de cette familiarité rapide ; il eut tôt fait d’en tirer parti en mettant la conversation sur la partie financière de l’affaire. Bordes lui confirma avec de nouveaux détails tout ce que lui avait déjà dit Mazelier. Quand ils attaquèrent la question de l’exploitation, il l’écouta avec attention ; Bernard exposa ses idées et il se rendit vite compte que, sous son dehors jovial, l’armateur cachait un bon sens solide et une intelligence perspicace.

— Écoutez, Monsieur, finit par lui dire Bordes, je vous dirai franchement ma pensée ; la société qui porte mon nom me dégoûte, j’y suis bridé, je n’y puis rien faire et plus je vais, moins je m’en occupe. J’aurais pu l’amener certainement à de grandes destinées, mais à quoi bon travailler pour ceux qui me dévorent ? Mon grand malheur c’est d’avoir pris la direction trop jeune et de m’être affolé dès l’arrivée du chômage ; puis, d’être tombé sur des paroissiens comme vos patrons. Je ne vous cache pas que je divorcerais bien si je pouvais.

Il regarda un instant Rabevel et reprit :

— Vous devez vous étonner de ma franchise ; j’aurais été moins sincère il y a quelques années. A cette époque votre maison me tenait serré ; mais, depuis, je ne vois plus la procuration de la veuve Boynet aux Assemblées générales : ces messieurs l’oublient toujours ; on ne dépose plus ces titres ; ça ne va peut-être pas très bien avec elle, vous comprenez ? Alors si ce paquet s’abstient, mon paquet acquiert sans doute quelque indépendance… Je ne sais pas si je me fais bien comprendre…

Bernard sourit et demanda ce qu’était cette veuve Boynet.

— A vrai dire, je n’en sais rien. Elle a hérité ces titres d’un de ses parents qui était très lié avec Blinkine. C’est celui-ci qui l’avait fait souscrire. Elle vit, je crois, fort retirée dans un petit village, Saint Circq, sur les bords du Lot.

Le jeune homme pensa aussitôt qu’il était urgent de connaître « la bonne femme ». — « Et moi, songea-t-il, qui voulais aller de ce côté avec Angèle ! Tout cela s’arrange fort bien. » Il demanda :

— Comment savez-vous que votre veuve Boynet habite Saint Circq ?

— Par le libellé de ses pouvoirs. D’ailleurs un de mes amis qui était allé pêcher le gardon pendant une quinzaine dans ce petit patelin, eut l’occasion de la voir. Il paraît que c’est une vieille marguillière confite en bondieuseries.

« Bon, pensa Bernard, heureusement que me voilà averti ; il ne s’agit pas de mener là-bas ma folle maîtresse. On renverra Angèle à Paris. J’en sais assez. »

Il remit la conversation sur la question de l’exploitation de la flotte ; Bordes pensait comme lui que l’achat de quelques vapeurs était désirable même s’il fallait pour le couvrir vendre des voiliers. Bernard l’écouta avec attention. L’armateur lui parut bien attaché à cette idée : « C’est une question de rajeunissement, une question vitale. » Il répéta plusieurs fois : « Une question vitale ». Quand ils se séparèrent, sur le seuil, il lui dit encore : « Une question vitale, il faudrait trouver le moyen de la résoudre… »

En remontant la rue, Bernard faisait et refaisait ses calculs et ses projets :

— Très bonne, cette affaire, disait-il ; mais la majorité coûte deux millions au taux actuel. Rien à faire pour moi avec les cent mille francs que je possède. Il faut manœuvrer. Et d’abord aller voir la marguillière.

Il se rappela que le train pour Cahors était à quatre heures ; il avait juste le temps de passer à l’hôtel, de prendre son sac… Sapristi, et Angèle ? Il ne pouvait pas l’emmener, il fallait conquérir la marguillière, être sérieux ; Angèle ferait ce qu’elle voudrait. Réussir d’abord cette affaire était l’essentiel ; le reste pouvait attendre. L’image d’une Angèle en larmes passa dans son esprit et ne lui déplut pas ; mais il la chassa aussitôt ; déjà il se demandait comment il investirait la vieille dame : elle devait être méfiante, méfiante… et un jeune homme comme lui… Il passait devant une bijouterie et comme il venait de la dépasser, une image persistant sur sa rétine avec une acuité singulière, il s’étonna, se sonda, comprit aussitôt, se retourna, entra dans la boutique avec un sourire intérieur. Puis ayant fait son emplette, il héla vivement un fiacre, rentra à l’hôtel, vit Angèle qui l’attendait avec impatience dans le hall : « Tu es prête, dit-il en l’embrassant tendrement. Oui ?… Saute en voiture, je règle ma note. » Il paya, la rejoignit. Ils arrivèrent à la gare juste pour prendre leurs billets et montèrent dans le wagon au moment où le train s’ébranlait. Comme Angèle tout essoufflée, souriante et contente s’asseyait, il lui prit les mains et la regarda avec tant de tendresse et de désir qu’elle en fut confuse. Elle baissa les yeux ; elle vit à l’annulaire de Bernard une alliance : « N’es-tu pas ma petite femme bien-aimée ? » lui dit-il doucement. Elle frémit dans tout son cœur ; elle se sentait bien heureuse. Lui, sous une expression amoureuse, cachait les pensées qui l’agitaient. Il contemplait Angèle. Il l’examinait avec détachement, avec une sorte d’infaillible impartialité. Ce grand air de déesse, se disait-il, cette allure noble et retenue, même sa sauvagerie presque masculine qui, matée comme elle l’est, prend l’apparence d’une réserve qui ne connaît point les sens, voilà un ensemble qui me permettra de conquérir la marguillière. Ainsi, tout d’abord, ne vint pas à son esprit la pensée que le but de son voyage pût désormais être autre chose que la précieuse conquête d’une vieille femme détentrice d’un paquet d’actions. La compagnie d’Angèle, sa tendresse, le délice de cette chair vive ne semblaient pas devoir le blesser d’amour ; hors-d’œuvres, songeait-il distraitement quand il s’y arrêtait un instant. Il ne continuait à voir dans la passion que l’œuvre de chair et la satisfaction d’un instinct de domination ; il ne soupçonnait pas que pût jamais se réaliser dans son for intérieur cet état de grâce que décrivent les poètes et dont s’enchante à son printemps la race des hommes depuis plus de huit cent mille ans.

Il était pourtant trop jeune pour échapper au sortilège. Dans ce court voyage devait s’insinuer dans ses veines le poison brûlant d’un amour unique dont sa vie entière retentit ; ce charme subtil d’une femme amoureuse, forte et tendre, d’une femme belle et jeune, sensible, singulièrement fine et apte à tout ressentir et à tout exprimer, l’investit peu à peu par l’étrange attrait des steppes inconnus. Comme il lui arrivait dans les songes, le rythme de son existence changeait et celui de son tempérament, celui même de sa pensée et de sa parole intérieure. Angèle le faisait entrer dans un merveilleux domaine ; elle lui révélait la poésie pure sans poètes ni phrases ; elle lui faisait voir toutes choses sous un aspect nouveau, comme les yeux dessillés. A chaque instant dans ses paroles, il tremblait d’une confrontation vivement saisie entre son propre univers et celui de sa maîtresse ; il commençait à sentir la beauté, la fraîcheur des choses qui n’avaient jusque là conquis que son intelligence. L’inavoué peu à peu se fit jour. Une foison de mots et de petits faits auparavant inoffensifs, pénétrèrent dans un cœur patiemment assiégé, tout geste d’elle créait un champ d’aimantation où son âme s’émouvait encore, libre en apparence, en réalité orientée, mais avec une aisance miraculeuse, ravie de nager dans cette divine substance où ne la contraignaient ni pesanteur ni climat. Elle devenait un tel objet d’admiration et d’amour que, parfois, sous le regard de Bernard, les paroles affluant à ses lèvres s’arrêtaient sur une intonation un peu plus rauque ; et ce suspens les ravissait tous deux au plus pur d’eux-mêmes.

Ils vivaient davantage, jouissaient mieux de la nature et d’eux-mêmes, saisissaient et éprouvaient toutes les délices qui leur échappaient auparavant dans le cours des minutes infiniment ralenties par leur désir de les savourer comme, au cinéma, la grâce et la beauté des choses sont rendues plus sensibles quand on les a infiniment ralenties.

Ils s’étaient installés en plein Quercy dans une petite maison perchée sur la colline qui fait face à Cahors. Là peu à peu ils s’abandonnaient au démon qui leur était familier à tous deux, le démon de l’exaltation.

Toute la liberté et la joie de l’univers étaient en eux et le désir d’en user entièrement, corps et âme. L’ivresse d’une extension extrême de l’être, les habitait. Que les mots leur paraissaient plats ! Que les héros de l’amour et de l’histoire leur paraissaient petits ! Ils vivaient un rêve éveillé et parlaient le langage de ce rêve. A peine se souvenaient-ils qu’ils étaient en pays civilisé tant ils n’existaient que pour eux-mêmes. Quel prodige les unissait ! Le fantôme de François bien que toujours présent demeurait silencieux. Aucun calcul s’ils en avaient formé, aucun projet s’ils en avaient étudié, aucun sentiment s’ils en avaient éprouvé, n’existaient plus ; rien d’autre que la grande aventure millénaire qui les avait jetés aux bras l’un de l’autre. Ils y voulaient voir l’aveugle dessein des créations futures. Elle les roulait dans son propre destin comme un torrent. A cette heure les circonstances et les créatures humaines s’évanouissaient ; il n’y avait que leur passion. Les lois universelles ne reprendraient leur valeur que plus tard, quand le torrent assagi serait devenu fleuve. Alors seulement pourraient intervenir les souvenirs et les rencontres. Mais en ce moment !…

Un matin, Bernard que le désir du voyage sollicitait, dit à Angèle :

— Si nous partions ?

— Pourquoi ? répondit-elle. Il me semble que je demeurerais toujours ici. Je suis trop heureuse. Pourquoi ne pas laisser couler les jours dans la béatitude ? Regarde donc plutôt le matin qui se lève sur la ville. Quel beau pays !

Et, en effet, par ce mois de janvier exceptionnellement beau, un enchantement nouveau faisait surgir tous les matins le soleil. La rivière baisait les pieds de la colline et des murailles, délivrée dès l’aurore des brumes qui sous leurs yeux semblaient s’évaporer à regret. « Crois-tu, disait Angèle, que nous puissions retrouver ailleurs cet accord si parfait ? » Elle voulait parler de l’accord de leurs sens et de leurs cœurs.

Bernard hochait la tête. Jamais il n’avait senti à ce point ce mélange de douceur et de violence qui fait le pathétique. Sous ces murailles gallo-romaines grises et couvertes de toits rouges, l’harmonie se créait toute seule entre les tons du monde physique ; elle se révélait à lui. L’âme passionnée de sa compagne l’émouvait davantage et il ne savait plus ce qu’il était, ni ce qu’il voulait. Il savait seulement qu’il désirait, qu’il désirait encore, qu’il désirait infiniment. Au pied du rocher où se fondait leur maison il entendait une source toute sanglotante dans le lierre pâle.

— Comme la nuit nous fut douce ! dit-il en se tournant vers elle.

— Ferme les yeux, mon amour, répondit-elle, ferme les yeux, ton regard se rappelle trop. » Même clos, il lui semblait que ces yeux l’observaient, l’attiraient et l’assaillaient. Leur flamme obscure traversait sa chair. « Ah ! puisqu’ils me tourmentent, disait-elle, ouvre-les encore et que je me penche sur eux. »

Elle s’inclinait, elle avait un air enfantin parmi ses boucles, elle disait :

— Je t’approche trop, j’aperçois à peine tes lèvres et tes dents canines. Ne me dévore point, lionceau, tu sais bien que je suis tienne.

Puis elle bavardait tandis qu’il l’écoutait avec ravissement.

— Je suis sûre que tu n’as jamais vu tes yeux en quelque miroir. Au milieu, un point noir : la fenêtre de ton âme. Quelle noirceur elle a, cette âme, monseigneur ! Mais je m’aperçois dans cette glace ! Je sais bien, l’image s’effacera dès que je l’aurai quittée.

Il protestait en riant.

— Vilain, reprenait-elle. Je le sais, moi. Tais-toi ; et laisse immobile cette chère tête, que je voie encore tes yeux. La prunelle s’arrondit et se polit. Elle est humide et brillante, des filets marrons y palpitent comme des algues dans la mer. Quand tu me regardes ainsi, tes yeux s’illuminent, les algues deviennent des rayons.

Il riait encore. « Dis tout de suite, répondait-il, que mes yeux sont ton soleil.

— Pourquoi pas ? Quand j’étais petite je fixais le soleil, par jeu. Mais sa lumière me possédait. Sa chaleur me pénétrait. Il entrait tout entier, son flux divin, par mes yeux, (des yeux si candides, tu sais) jusque dans l’âme. Il me semble que je suis encore petite fille…

Comme ils étaient heureux et las tous les deux ! De frais rameaux, près des volets, s’abandonnaient au vent léger. Du bout de sa branche une grappe humide et lourde leur jetait sa rosée.

— Demeurons, dit-elle. Veux-tu que je te berce dans mes bras comme un petit enfant ? » Et comme il acquiesçait, elle lui chantait de vieilles chansons de sa nourrice. Ainsi, ils mêlaient à leurs rêves présents les plus doux souvenirs de leurs jeunes années. Ces vieilles chansons sont les premières que nous ayons connues et nous ne connaissions qu’elles lorsque nous fûmes le plus heureux.

— C’est vrai, disait Bernard, les songes qu’elles virent éclore se révèlent à leur appel.

Il soupirait.

L’arôme pénétrant des roses d’hiver remplissait la chambre. Ces lèvres de miel auprès de lui, cette peau dorée, cette lumière si blonde et toute frissonnante parmi la vigne de la balustrade…

Le cœur d’Angèle battait sous sa joue ; il savait tellement qu’elle lui appartenait !

— Quelle offrande pourrai-je te faire ? disait-elle avec langueur.

Pourtant, cet amour grandissant battait des ailes et voulait quitter son nid, si doux qu’il fût. Ils savaient bien que ces soirées au bord du Lot, ces promenades dans les faubourgs, ces causeries avec les vieilles gens qui étaient témoins de leurs amours, laisseraient dans leur cœur une trace impérissable.

Ils étaient tout pleins d’inquiète tendresse le soir qu’ils suivirent, pour la dernière fois, le chemin qui borde la rivière, depuis le Pont Valentré jusqu’aux terrasses de la Barbacane. Comme elle leur paraissait douce et mélancolique la ville rouge et grise qui s’assoupissait ! Le crépuscule convient si bien à sa beauté très ancienne ! Les tours, les coupoles, les clochers rêvent encore dans la gloire du soleil, alors que les constructions plébéiennes, plus jeunes, s’enfoncent déjà dans l’ombre chaude de la nuit. Le soleil quitte la ville à regret comme un amant. Et quelle maîtresse digne de lui ! Elle est à souhait Psyché la ville de l’esprit.

— Il semble qu’elle va dormir, disait Bernard. Regarde-la ; elle rêvera, elle rêve déjà…

Ils écoutaient, vers le moulin, le Lot qui presse la ville, l’entoure, la berce. Il leur semblait qu’elle s’abandonnât, la voluptueuse, à cette eau mourante, qu’on eût dit amoureuse d’elle comme le soleil.

Ainsi vivaient-ils dans l’amour comme dans une étrange allégresse et sans souci du lendemain.

Mais un matin qu’Angèle s’était levée alors que l’aube blanchissait à peine l’horizon, elle éveilla Bernard d’un long baiser.

— Nous partons, dit-elle. Nous quittons Psyché. Nous lui ferons un bel adieu mélancolique et nous prendrons le petit train poussif qui court le long de la rivière.

— Mais, où allons-nous ?

— A l’aventure, répondit-elle. Nous nous arrêterons quand se produira le miracle que j’attends.

— Quel miracle attends-tu, enfant ? » se disait Bernard. Il sentait si bien que tous deux s’affinaient à leur contact mutuel. Avec quelle curiosité profonde et passionnée il sondait son cœur !

A la gare ils demandèrent deux billets pour Capdenac afin de suivre la vallée du Lot. La belle rivière a creusé son lit au pied des grandes falaises crayeuses du Quercy. C’est le domaine des bruyères et des garrics. La rive droite est plate et grasse comme la vallée du Nil. Les paysans y cultivent les primeurs et groupent leurs maisons en villages heureux. Ils levaient la tête lorsque s’annonçait le petit train geignard et faisaient un signe d’accueil. Contre Bernard, à la portière, Angèle songeait. Son regard se posait sur lui, hésitait :

— Songe au bonheur de vivre ici ! Nous aurions une maisonnette au bord de l’eau. Nous serions seuls au monde. Nous n’aurions de loi que la nôtre. Tu ne t’ennuirais pas : le rêve, la méditation, la lecture, la promenade…

Mais, avec un sourire malicieux :

— Et Angèle aussi sans doute dont il faudrait s’occuper ? répondait Bernard.

— Bien sûr, disait-elle. Notre sort n’est-il pas là ? Ne le laissons-nous partir à chaque tour de roue ? Bernard, mon Bernard, songes-y à ce bonheur ! Le matin, nous irions sur notre terrasse, au bord de cette eau bleue qui coule comme notre vie vers l’inconnu. Elle serait parfumée des fleurs que tu aimes, le jasmin, la verveine, le chèvrefeuille…

— Et que me dirais-tu sur cette terrasse ?

— Mais les choses que tu aimes et qui sont pour toi les parfums préférés…

Il la regardait, admiratif et bienheureux ; il lui semblait que ces propos n’étaient point chimériques.

— Tu verrais comme nous serions heureux, continuait-elle. Nous grimperions dans les combes de cette colline qui est là sur l’autre rive. Nous irions dénicher les corneilles, nous boirions aux sources, nous cueillerions les mûres sur les ronciers…

En face d’eux, soudain, apparaissait un vieux village délabré, juché sur un rocher, groupé autour de son église et des ruines d’un château. C’était Saint-Circq-la-Popie. Des vignes en descendaient vers la rivière. Des coudriers, des cerisiers déjà fleuris, des amandiers. L’eau les reflète et les grandit. Ils sont irréels comme un mirage ; le réel en ce lieu a l’air d’un mythe.

Tous deux eurent ensemble le sentiment qu’ils y goûteraient le bonheur.

— Voilà, dit doucement Angèle, le miracle que j’attendais… Ne crois-tu pas ? Descendons là.

— Saint-Circq ! se dit Bernard comme sortant d’un rêve, Saint-Circq, le pays où vit ma marguillière… Descendons là.

Elle battit des mains comme une enfant joyeuse quand ils se trouvèrent seuls dans cette petite station perdue.

— Je suis sûre, s’écria-t-elle, que nous allons être si heureux !

« Ah ! songeait Bernard, ne serions-nous pas heureux en quelque endroit que ce fût ? » Le nom désuet du village les enchantait. Son aspect ruineux satisfaisait ce goût de romanesque dont ils étaient en ce moment imprégnés. Il les attendait là-haut sur son rocher, le petit bourg. Un paysan était parti en avant avec les bagages ; ils traversèrent le Lot. Elle cueillit une branche d’aubépine qu’elle baisa ; puis, la jetant à l’eau, elle adressa la parole à la rivière avec une ferveur gamine.

— Je te confie ce message, dit-elle, ma jolie rivière. Apporte-le à la ville silencieuse qui vit éclore notre amour. Il arrivera peut-être cette nuit. Il n’y a pas d’eau sur le barrage ; mes fleurs s’arrêteront près de la porte de l’écluse où, sans doute, d’autres amoureux rêvent comme nous y avons rêvé.

Il y a dans certains gestes spontanés une vertu divine. Ils sont si directement émanés de l’âme ! ils la traduisent avec une évidence qui, pour une minute, dissipe le mystère et la solitude où chacun se débat. Sortie de sa prison, l’âme, par ce geste, retrouve la sœur qui est en état de grâce pour la recevoir. Bernard prit la main d’Angèle, mais elle lui offrit ses lèvres.

Ils étaient sur le petit chemin qui gravit le coteau entre les arbres. Il sentit en cette minute combien l’amour avait grandi dans son cœur et grondait en lui. Elle avait pris son visage entre ses mains.

— Tes yeux s’obscurcissent, mon amour, dit-elle ; laisse mon bras autour de ton cou et porte-moi comme une petite fille.

Elle rayonnait d’espièglerie ; elle faisait une moue adorable. Il l’enleva en riant ; la petite tête féminine roulait sur son épaule et les bruns cheveux enfouissaient le visage. Ah ! cher fardeau, doux fardeau qu’il eût voulu emporter au bout du monde ! Ce jour-là, il s’établissait dans son cœur sans qu’il craignît que ce poids, si léger pour le présent, pût l’accabler jamais.

Il la portait comme une enfant. Il la berçait en baisant ses cheveux. Il lui disait mille choses folles qu’elle écoutait, les yeux un peu dilatés, les narines palpitantes. Il croyait qu’elle achevait à présent sa conquête, mais il était depuis longtemps asservi. Il avait cessé de rire ; il la pressa si fort contre son cœur, qu’elle répondit par un gémissement. Mais comme il s’inquiétait déjà, elle se haussa jusqu’à ses lèvres.

Des jeunes gens arrivaient au détour du chemin. Mais ce baiser était si recueilli, si passionné, qu’ils passèrent sans sourire et ne se retournèrent point.


Les deux amants ne comptaient pas les jours. Qu’avaient-ils à désirer ? Leur démon familier de l’exaltation frémissait d’aise. Il vivait dans son paradis. Ils avaient découvert une vieille maison qu’un sorcier famélique leur avait louée avec sa servante, chargée d’heureux présages. Tout le jour ils vagabondaient. Le soir, dans la vaste cheminée paysanne, Bernard allumait des flambées dansantes de sarments. La lueur crépitante illuminait leurs baisers. Ah ! le prodige qu’ils vivaient !

Or, un jour qu’ils revenaient d’une longue promenade dans les combes, Angèle se plaignit soudain de vertiges. Il la fit asseoir sur une roche lisse et à genoux auprès d’elle soutenait son buste, pris d’une inquiétude folle, tandis qu’elle laissait aller sa tête sur son épaule. Il lui demanda : « Qu’as-tu ? où te sens-tu mal ? » Elle avait fermé les yeux ; le visage était livide ; il se rappela certaines pâleurs, des marbrures fugitives qu’il avait déjà remarquées la veille et l’avant-veille et il eut peur, se demandant quelle maladie elle couvait. Au bout d’un moment cependant Angèle rouvrit les yeux : « Cela m’a passé », dit-elle, voulant sourire. Elle s’appuya sur lui et ils regagnèrent le village. Comme ils y pénétraient, de nouveau elle parut défaillir ; mais elle se remit tout de suite.

— Veux-tu que nous nous reposions encore ? demanda Bernard.

— Non, je sens que je pourrai aller jusqu’à la maison. Il le faut d’ailleurs. Allons vite. J’ai hâte de me coucher.

Ses dents claquaient. Il la prit dans ses bras, elle se laissa porter poussant de temps à autre un faible gémissement. Le souci le rongeait. Il la voyait malade, couchée pour une quinzaine de jours, peut-être plus, peut-être pis. Comme ils arrivaient au milieu du village, il remarqua pour la première fois, de loin, des panonceaux sur une porte ; machinalement il lut un nom à demi effacé par le temps : Boynet, notaire. Et aussitôt il imagina Angèle alitée, la veuve et lui à son chevet ; il respira plus fort, feignit l’essoufflement et, paraissant s’aviser du banc de pierre accoté à la maison du notaire au moment même où il arrivait à son niveau, il y porta Angèle et l’y assit. Et là, de nouveau, il lui suffit de regarder le beau visage meurtri pour oublier tout ce qui n’était pas elle et même l’endroit où ils se trouvaient.

Il restait auprès d’elle, ne sachant que faire, tout affolé (pour la première fois lui semblait-il) et persécuté tout à coup par la terrible peur de voir expirer sous ses yeux l’être pour qui, en cette minute, il eût donné sa vie. Mais on avait entendu, dans la maison, le bruit de leurs voix, une figure curieuse parut derrière un rideau soulevé, la fenêtre s’ouvrit.

— Péchère, qu’elle a l’air malade votre dame, monsieur, dit une voix. Il faut la rentrer ici, et vite ! Attendez que le prévienne Madame et je viens vous aider.

L’instant d’après, aidé par la servante, Bernard avait installé la jeune femme sur un fauteuil, auprès du feu, dans une grande cuisine reluisante de cuivres. La maîtresse de maison accourue avait tout de suite tiré un trousseau de clefs et se mettait en quête d’un cordial et d’herbes aromatiques.

— Allez donc chercher le docteur Porge, Maria », dit-elle, tout en fouillant ses placards. Bernard les bras ballants, avec cet air particulièrement stupide qu’ont les hommes dans les événements domestiques où ils se sentent impuissants, répétait :

— Mais que peut-elle avoir, que peut-elle avoir ?

— Eh ! Monsieur, fit son hôtesse, elle a dû prendre un grand froid, j’en ai peur.

Angèle relevait de l’oreiller sa tête décolorée ; elle dit à voix basse, horriblement gênée :

— J’ai mal au cœur, Bernard.

La vieille dame avait l’ouïe fine, elle s’écria :

— Et moi qui n’avais pas compris ! » et elle se mit à rire d’un bon rire qui révélait une âme fraîche, une conscience paisible, un caractère sans méchanceté et qui rassura Bernard sans qu’il sût encore pourquoi.

— Quels enfants ! reprit Madame Boynet. Vous ne vous doutez donc pas que cette petite jeune femme est enceinte ?

Angèle, le sang vermeil revenu d’un flot à ses joues, regarda craintivement Bernard. Lui, demeurait stupide. Elle le prit par le cou, lui dit à l’oreille : « Un enfant, mon amour, je vais avoir un enfant de toi ! quel bonheur ! » Puis elle retomba en faiblesse ; mais tandis que la veuve s’empressait, Bernard entendait battre ses tempes ; un orgueil violent l’exaltait et un sentiment attendri, attentif, penché sur l’éclosion de quelque chose de neuf ; confusément il sentait qu’il avait, dans toute sa rudesse, une oasis fraîche et que sa paternité serait le bonheur et le tourment, la grande affaire de son existence. Angèle se tordait à présent de souffrance, se plaignait de crampes ; une reconnaissance et une tendresse infinies le penchèrent sur sa nuque qu’il effleura d’un baiser à peine perceptible ; mais elle l’avait senti et le remercia d’un pauvre sourire. Madame Boynet s’inquiétait maintenant : « Il y a tout de même un mauvais coup de froid là dedans. Il faut coucher cette petite. » Et d’autorité, elle l’emmena, la dévêtit, l’allongea parmi deux draps brodés et parfumés, après avoir passé lentement entre eux la bassine de cuivre pleine de braises de bois. Le médecin arrivait. Il confirma les appréhensions de l’hôtesse :

— Une imprudence, l’humidité et le froid ; notre malade a été surprise par le serein et le jour même où se déclarait sa grossesse. Commencement de congestion pulmonaire compliquée de coliques ; voilà ce que coûte l’indifférence aux contingences. Ces jeunes mariés sont des étourneaux.

Il prit Madame Boynet à part :

— Cela peut être très grave, lui dit-il ; heureusement que ces gamins sont tombés chez vous, mais quel tracas vous allez avoir !

Ainsi il ne doutait pas une seconde qu’elle ne songeât à soigner cette malade ; elle répondit d’une voix presque enfantine :

— Notre-Seigneur a bien autrement souffert pour nous.

Le médecin haussa les épaules.

— Ne cherchez pas ; vous êtes contente de vous dévouer parce que vous êtes bonne foncièrement, d’abord ; ensuite parce que votre vie va avoir un but ; enfin, parce que vous aurez une compagne à aimer. Après cela, si vous comptez sur une récompense de votre Bon Dieu, vous êtes vraiment exigeante.

Mais elle :

— Voyez-vous comme il raisonne ce gredin ! Mais on le convertira, on le convertira.

Quand le médecin eut achevé d’écrire son ordonnance et de faire ses recommandations, elle le remercia, lui donna son chapeau, le poussa vers la porte ; elle supporta avec un visible ennui les excuses embarrassées de Bernard pour l’immense dérangement qu’il allait lui causer. Elle lui fit préparer un lit, décida qu’il mangerait à sa table et devant son insistance le laissa fixer un prix de pension qu’elle déclara avoir l’intention de donner aux Petites Sœurs des Pauvres ; puis, enfin débarrassée de lui, elle put consacrer une âme vigilante et un corps infatigable aux soins que réclamait l’état d’Angèle.

Le Docteur Porge revint le soir ; le mal avait empiré ; il ordonna des ventouses scarifiées et toute une médication minutieuse et compliquée : « Vous n’aurez pas une minute à dormir, Madame Boynet », dit-il en conclusion. Bernard inutile, encombrant, conscient de ce rôle de paquet toujours sur le passage, demandait vainement qu’on lui trouvât une occupation :

— Les hommes ne savent rien faire, répondit vertement la veuve, vous pouvez aller vous coucher.

Il sentit dans ce ton bourru une sorte de familiarité sympathique ; on le plaignait, on était sur le chemin de la confiance. Mais il ne s’attarda pas à cette pensée, l’inquiétude l’agitait. Il s’assit du côté du lit où la veuve ne se tenait pas et, prenant la main d’Angèle, contempla le beau visage inerte de sa maîtresse ensevelie dans une prostration profonde et déjà comme aux portes du tombeau. Il cachait mal son effroi ; il voulut parler ; mais madame Boynet mit le doigt sur ses lèvres. Tous deux veillèrent toute la nuit qu’ils passèrent en allées et venues silencieuses à la lueur des bougies ; il fallait poser des ventouses, donner des potions à intervalles réguliers, changer de linge le pauvre corps couvert de sueur. Bernard entretenait un grand feu de bois dur dans la cheminée ; les bûches d’orme et de garric éclataient sous la chaleur, dardaient de leur cœur des jets fusants de flammes bleues toutes ronflantes, pétillaient d’étincelles. A un moment, et comme justement tous deux étaient en train de changer une fois de plus le linge de la malade, la bougie mal mouchée s’éteignit ; la pièce ne fut plus éclairée que par la lueur du foyer. Un instant la clarté ondula, fit bouger les ombres sur le corps nu d’Angèle. Le mouvement de la masse des ténèbres chassées autour de ce corps par le glissant reflet des flammes exalta deux tendres rocs de chair laiteuse, le ventre étroit et lisse, les deux hautes, longues et fines cuisses d’une déesse de la Renaissance. Madame Boynet ne put s’empêcher de dire : « Qu’elle est belle ! » et Bernard de baiser avec une piété tendre et passionnée la bouche pâle qui répondit par une plainte.

A l’aurore, le médecin venu de nouveau, examina longuement la souffrante ; il restait inquiet ; il ne sut pas cacher son anxiété ; le doux visage d’Angèle l’émouvait et il ne put s’empêcher de tourner vers Bernard un œil apitoyé qui craignait le pire ; il sortit en parlant à mi-voix avec la veuve. Le jeune homme qui avait senti planer sur lui avec le regard du docteur Porge la menace de l’irréparable sentit du même coup les obscures puissances religieuses refouler en lui tout ce qui n’était pas pur ; il se jeta à genoux, la tête dans les couvertures, les mains jointes et crispées, et d’une voix brisée se mit à prier. Madame Boynet rentrée silencieusement percevait ses sanglots et ses supplications à la bonté divine ; cet amour de deux beaux jeunes gens, cette piété jaillie en fontaine la remuèrent ; elle remercia Dieu d’avoir fait d’elle son instrument pour aider dans la peine deux créatures dignes de lui. Avec l’infatigable ardeur de certaines vieilles gens, repoussant l’aide de la servante et de Bernard lorsque cette aide ne lui était pas indispensable, elle continua de se dévouer au chevet de la malade. Monsieur Porge revenu à midi n’avait encore osé se prononcer ; le lit renfermait un animal sans parole ni pensée qui poussait parfois un vague gémissement et dont tout ce qui distingue la créature humaine semblait appartenir déjà au monde des ombres. Vers la fin de l’après-midi cependant, au contraire de ce qu’on attendait, la température baissa légèrement, Angèle ouvrit les yeux et prononça quelques faibles paroles ; Bernard recru de fatigue, épuisé de souci, dormait debout et Madame Boynet l’envoya dans sa chambre. Il ne s’éveilla et ne redescendit que vers neuf heures du soir ; en touchant le bouton de la porte il s’arrêta au son de la voix du médecin ; avant de comprendre il se sentait devenir livide ; mais une voix presque basse et dont cependant il reconnaissait le timbre unique fit entrer en lui les chants du printemps. Il ouvrit impétueusement la porte et se jeta au pied du lit, baisant éperdument la main pâle qui se dégagea tout doucement pour caresser son front d’un geste familier ; jamais Angèle n’avait tant ressemblé à la Sainte Anne de Léonard ; un sourire de fantôme sur ce visage amaigri exprimait tout le bonheur de revivre pour jouir d’un tel amour.

— On aurait facilement la larme à l’œil ? » demanda Mr. Porge à Madame Boynet qui lui reprocha aussitôt de ne savoir rien respecter. Il se tourna vers Bernard qui le remerciait : « Voilà celle qu’il faut remercier, dit-il ; elle peut se vanter d’avoir sauvé votre femme. » Bernard l’embrassa et elle en parut toute contente.

Mais elle ne voulut pas encore aller se coucher ce soir-là : « Je sommeillerai un peu dans ce fauteuil, dit-elle au jeune homme, pendant que vous veillerez. S’il arrivait quoi que ce soit, n’hésitez pas à m’éveiller. » Angèle reposait maintenant calmement. Bernard la contempla un moment avec une tendresse qui lui faisait presque mal tant il sentait qu’elle était dans sa chair vive autant que dans son cœur. Puis il regarda Mme Boynet ; elle s’était assoupie ; on n’entendait même pas son souffle ; elle se tenait raide comme si nulle défaillance ne pouvait lui advenir, même pendant son sommeil. La figure était hautaine, froide, fermée, avec ce quelque chose de jupitérien qui distingue les êtres faits pour présider ; deux rides horizontales au front, une ride à la naissance du nez qui marquait la tendance à la réflexion et au courroux ; la plage des yeux était celle de la pureté, le nez pourtant était sensuel et la bouche généreuse. « C’est ça, la marguillière, se dit Bernard. Comme les gens jugent bêtement ! » Dès qu’elle s’éveilla, ils se mirent à causer en amis. Le jeune homme sentit bientôt l’envelopper une curiosité sympathique ; il éluda un peu les questions jusqu’à ce qu’il eût vu Angèle s’éveiller ; on était au milieu de la nuit, mais personne ne pouvait plus dormir dans cette petite chambre. Quand on eut dorloté la jeune femme, Bernard lui recommanda d’être sage et de se taire : « Mais je peux écouter ? demanda-t-elle.

— Certainement. » Il songeait que cela était même nécessaire afin de prévenir toute contradiction. « C’est que la marguillière ne s’en laisserait pas conter », se dit-il. Alors peu à peu, il en vint aux confidences, raconta son éducation chez les Frères, la mystique du Jésuite et comment il se serait fait prêtre si cette admirable petite créature de Dieu qui reposait dans ce lit ne lui avait révélé qu’il avait la vocation du mariage. Tout cela fut parfaitement filé avec l’intelligence et le tact divinateurs qui émouvaient la veuve aux points sensibles.

— Bah ! dit-elle, vous pouvez faire autant de bien dans le monde, rendre une femme bien heureuse et fonder une famille qui craigne et vénère Notre-Seigneur.

— Oui, répondit Bernard d’un ton simple, le Père Régard m’avait dit la même chose quand je lui demandai conseil. Mais c’est pour vivre que je m’inquiétais. Je n’ai pas de fortune ; je possède seulement quelques actions, assez pour en subsister c’est vrai, d’une compagnie de navigation et ma femme a aussi quelques titres de la même société. Nos parents connaissaient les gens qui ont lancé cette affaire, c’est ce qui explique la coïncidence. Malheureusement, si, pour le moment, nous pouvons vivre avec cela, rien ne nous garantit l’avenir. Cette affaire est menée par un Juif qui a de fortes raisons de la couler au profit d’une affaire concurrente et de jouer à la baisse. Je ne serais donc pas étonné d’une faillite d’ici peu. Voilà pourquoi j’hésitais à me marier ; la vie du cloître a ses douceurs, la douce existence contemplative loin des soucis du monde. Il a fallu que ce monstre délicieux montrât son visage pour faire envoler la crainte de tous ces soucis. Enfin, dès mon retour à Paris, j’en serai quitte pour chercher une situation de comptable quelque part afin de prévoir les mauvais jours.

— Mais, dit Madame Boynet, vendez vos titres si vous craignez la baisse.

— C’est bien ce que je fais. Malheureusement ces titres n’ont pas de marché ; j’arrive à en vendre un tous les deux mois, et j’en ai une centaine ! L’affaire aura fait faillite avant que j’en aie liquidé le tiers ! Si seulement je pouvais la surveiller, entrer dans le conseil, exercer un contrôle ! mais il y a mille titres et j’en possède 92. Alors !

— Mille titres, dites-vous. Et c’est une compagnie de navigation dirigée par un Juif ?

— Oui, ces sales juifs ne se contentent pas d’apporter en France les germes de la dissolution, la loi du divorce, les poursuites contre les congrégations, ils grignotent aussi l’argent des bons chrétiens. Enfin qu’est-ce que vous voulez, il n’y a rien à faire là-contre.

— Comment s’appelle-t-il votre juif ?

— Oh ! il n’est guère connu que dans le monde des affaires, son nom ne vous dira rien. Il se nomme Blinkine.

— Blinkine ? Et l’affaire, c’est la compagnie Bordes, n’est-ce pas ?

Bernard fit un geste de surprise.

— Eh ! dit-il, qui croirait que dans ce petit pays reculé on pût trouver quelqu’un qui connût Blinkine et l’affaire Bordes ? Ça, par exemple, ce n’est pas ordinaire.

— Oh ! c’est un concours de circonstances. Figurez-vous que j’ai hérité, après la mort de mon mari, d’un cousin qui avait quelques actions Bordes. Le Blinkine m’a écrit à plusieurs reprises pour que je lui donne mon pouvoir aux assemblées générales. Ma foi, je l’ai toujours donné. Je le lui donnerais encore sans une circonstance assez curieuse qui montre le doigt du Bon Dieu. Une de nos amies qui est Petite Sœur des Pauvres, Mademoiselle de Jérodey, s’étant trouvée très fatiguée est venue se reposer chez ses parents au château de Jérodey tout près d’ici, il y a deux ans. Et, un jour, en causant comme on fait, vous savez bien, je lui dis : « Ça ne doit pas être drôle tous les jours de quêter, à Paris. — Oh ! me répond-elle, Paris n’est pas mauvais autant qu’on le dit ; on est charitable et il est rare que nous soyons mal reçues. — Pourtant si vous allez chez les socialistes ? — Ce ne sont pas les plus mauvais, allez ! — Et les francs-maçons, et les juifs ? — Les francs-maçons, oui, sont mauvais, mais pas les juifs. Tenez, Rothschild nous reçoit toujours lui-même et il est très bienveillant. Naturellement, on en voit aussi de méchants. Ainsi il y en a un, je me rappellerai toujours son nom, c’est un banquier qui s’appelle Blinkine et qui habite tout près de l’Hôtel-de-Ville. Eh bien ! il nous a fait recevoir par son comptable, un juif aussi, ça se voyait bien à sa tête, qui nous a dit : « Mesdames, monsieur Blinkine m’a donné l’autorisation de vous recevoir pour que j’aie moi aussi le plaisir de vous fiche dehors. » Il n’a pas dit fiche , vous comprenez…

— Et alors ? demanda Bernard.

— Alors, naturellement, j’ai écrit à Blinkine en lui racontant l’histoire ; il m’a répondu disant qu’il mettait son comptable à la porte, que tout cela s’était passé à son insu, des bêtises, quoi ! Je ne lui ai jamais plus envoyé de pouvoir. Je ne sais pas comment il s’est arrangé depuis.

— Et vous avez bien fait, dit Bernard, c’est du sale monde.

Puis il changea de sujet de conversation.

Il voulut attendre que la veuve lui reparlât de la question ; mais elle n’y fit plus la moindre allusion ; et lui-même s’en tut par prudence. Par contre, elle se montrait avec eux de plus en plus affectueuse et témoignait à Angèle cette amitié qu’on ne montre qu’à ses obligés ; c’est la plus sûre, qui flatte notre orgueil. Au bout de quelques jours la jeune femme pouvait reprendre ses promenades mais il ne fallut pas songer à revenir à l’ancien logis. Madame Boynet gémissait sur la solitude qui allait être la sienne. Les deux jeunes gens avaient repris le lit commun, mais leurs amours étaient déchirées par l’idée de la séparation prochaine ; nuits de larmes et de tendresse, d’alternatives désespérées. Que leur réservait l’avenir ? — Pour le moment, dit Bernard, il n’y a rien à faire. Revois ton mari, mais garde-toi mienne ; cela te sera facile, tu es enceinte, il ne pourra en ressentir que de l’orgueil. Après son départ (qui ne tardera pas, je te l’assure) tu reviendras à Paris et dans quelque temps tu lui écriras pour le mettre en face du fait accompli. Après quoi vous divorcerez et tu seras ma femme.

Mais tous deux pensaient que la vie n’est pas si simple ; ils se rendaient compte à présent que l’irréparable était accompli ; ce qu’ils avaient d’abord appelé l’amour n’était rien ; à présent seulement ils le connaissaient l’amour, ils la sentaient cette terrible nécessité, cette irréfrénable fringale qui rend deux êtres indispensables l’un à l’autre au moral et au physique ; leurs chairs avaient besoin l’une de l’autre ; ils étaient l’un à l’autre leur vie, leur complément ; et, c’était bien sûr, l’un sans l’autre, ils ne vivraient plus.

Le dix-sept janvier au matin, Bernard reçut un télégramme qu’il n’eut pas besoin d’ouvrir pour en connaître le contenu tant il en redoutait l’arrivée depuis quelques jours ; il le tendit à Angèle pour qu’elle le décachetât et il sut, en regardant ses yeux chavirés soudain dans les larmes, qu’il ne se trompait pas ; ils annoncèrent à Madame Boynet la maladie grave d’un de leurs proches, et firent en hâte leur bagage. Ce fut comme ils partaient que la veuve rappela Bernard, après les adieux et déjà dans la rue. Il comprit qu’un restant de méfiance avait veillé en elle jusqu’à cette heure et qu’il avait fallu son silence jusqu’à cette minute pour le tuer. Il se promit d’être prudent. D’ailleurs il avait déjà ruminé une combinaison nouvelle.

— Je pense tout à coup, lui dit Madame Boynet, à ce que vous m’avez dit pour l’affaire Bordes. Je vous donnerai bien mon pouvoir pour les assemblées générales ; vous n’aurez qu’à me prévenir.

— Eh ! dit Bernard en souriant, que voulez-vous que j’en fasse ?

— Mais j’ai cent-soixante-dix actions, vous savez, répondit-elle assez interloquée.

— Peste ! vous êtes plus riche que moi ! mais votre pouvoir ne me servirait de rien.

— Pourtant, reprit la veuve, vous aviez déclaré regretter de ne pas disposer d’une influence dans la Société.

— Oh ! j’ai dit cela dans un moment d’humeur. Je me rends bien compte que ce n’est pas moi qui pourrai jamais empêcher notre malheureuse affaire de courir à sa perte avec le misérable juif qui la conduit. Rien à faire, chère madame, qu’à pleurer notre argent.

— Mais c’est terrible ce que vous dites là ! vous savez qu’en dehors de cela, moi je n’ai qu’un petit viager.

— Et moi je n’ai rien du tout !

— Oui, mais vous allez trouver une situation qui vous fera vivre et bien vivre.

— Sans doute… ou du moins, je l’espère…

— Écoutez, monsieur Rabevel, écrivez-moi de temps en temps, et prévenez-moi de ce qui se passera. Dites-moi ce que vous ferez si ça tourne mal et ce qu’il faudra que je fasse, voulez-vous ?

— Cela, avec plaisir.

Ils renouvelèrent leurs adieux. Le soir, les jeunes gens arrivaient à Bordeaux et, après une nuit d’amertume et de délice, ils se quittèrent.

Ils se retrouvèrent quelques heures plus tard au bureau de la Compagnie, sous les apparences du hasard. Angèle était au bras de son mari qui venait de débarquer et se montra joyeux d’apprendre que Bernard participerait désormais à la direction de sa société. Mais lui, dévoré de jalousie et de colère, put à peine articuler quelques paroles. Dès ce moment il se connut, sut comment sa maîtresse le possédait, par l’amour, par le doute, par l’habitude, comment il allait l’appeler et la détester, être ravagé de désir, de défiance et presque de haine. Ainsi s’exprimaient dans l’amour même ses terribles démons de la domination et du contrôle. Il se plaignit d’être indisposé, donna ses instructions et prit ses dispositions pour que François fût obligé de se rembarquer dans le plus bref délai possible. Il s’en retourna à Paris par le premier train.

Il rentra chez son oncle. Quelques lettres et des rapports de Mr. Georges l’y attendaient. Tout allait normalement. Cependant, Mr. Georges demandait des instructions sur un point particulier : le 4 Janvier, il avait reçu la visite de MM. Blinkine et Mulot, arrivés le matin même de Paris et accompagnés de Maître Fougnasse, qui lui avaient ordonné de leur montrer ses livres ; il s’y était refusé. Ces messieurs étaient partis en proférant des menaces. Depuis, il avait appris qu’ils parcouraient la région et entretenaient des pourparlers mystérieux avec les divers propriétaires des terrains asphaltiers. Il se renseignait et tâcherait de savoir de quoi il retournait exactement. Mais que devait-il faire à l’avenir vis-à-vis de ces visiteurs s’ils revenaient ?

Bernard lui répondit brièvement en le félicitant et lui confirmant qu’il ne dépendait que de lui seul. Aussitôt déterminé, il se mit en quête d’un grand appartement. Une agence lui fournit dans un bel hôtel du quartier de l’Europe, rue de Lisbonne, tout un étage où il installa avec une hâte fiévreuse des bureaux vastes et confortablement aménagés, ainsi qu’une garçonnière. En huit jours tout fut prêt, le personnel au complet, caissier, comptable, scribes et jusqu’à un valet de chambre qu’il nomma Florent. Mais quand il s’agit de se mettre au travail il n’en eut plus le courage ; l’image d’Angèle dans les bras de François le poursuivait. Il se rongeait de rage et d’une douleur calcinante. Il ne pouvait échapper à son amour.

— Qu’est-ce que je deviens donc ! qu’est-ce que je deviens donc ! se disait-il.

Il alla voir Abraham et lui raconta toute son aventure. L’accueil qui fut fait à ses confidences l’impressionna. Abraham ne lui cacha pas sa réprobation.

— Oui, disait-il, toi qui avais le bonheur de vivre dans une religion qui te donnait la sécurité, voilà ce que tu deviens ! tu rejettes toute contrainte. Les affaires et l’amour ! tu ne t’inquiètes pas d’autre chose. Et moi qui ai fait le tour de la science, je vois maintenant qu’il n’y a rien de précieux que la droiture et la foi, comme l’entendent vos catholiques.

— Ça y est, se dit Bernard, je savais bien qu’il y avait du Pascal dans ce garçon.

Il regarda autour de lui. Il n’y avait point trace de femmes.

— Bon, pensa-t-il, nouvelle toquade. Cela durera six mois. A moins qu’il n’aie vraiment trouvé sa voie. Après tout, c’est peut-être un Spinoza.

Ils se quittèrent assez peu satisfaits l’un de l’autre. Bernard alla dîner chez Noë, mais rien ne le pouvait plus distraire. Il ne vivait plus. Les images liées de François et d’Angèle le torturaient et le faisaient passer par tous les tourments de la colère et du chagrin.

A quelques jours de là, le cinq Février exactement, il était demeuré chez lui, toute la journée à cuver son exaltation. Cette vision d’Angèle aux bras de François, qui pourrissait sa vie, lui était plus que jamais présente. Encore las, l’âme pleine de dégoût et de rancœur, dans une disposition d’esprit effroyablement favorable aux pires décisions, il ressassait, pour la millième fois, les griefs qu’il croyait avoir contre sa maîtresse, quand le valet de chambre entra et lui remit la carte de la jeune femme. Il la retourna un instant, et comme hébété, dans sa main. Il lui fallut se ressaisir pour prendre conscience de lui-même. Il lui semblait que son attention dispersée n’était plus qu’une ondulation dont le mouvement plongeait au fond de sa mémoire et rapportait aux sommets de sa vie psychique les épreuves d’un beau destin. Consciente ou sournoise, acceptée ou tolérée, implorée quelquefois, il n’oubliait point que l’image chérie avait toujours fini par s’imposer. Elle lui interdisait tout travail. Elle empoisonnait d’un souffle parfumé les adhésions de son être aux travaux qui sollicitaient son activité. Elle gonflait de colère les élans de sa sensibilité. La sérénité, qui est un des biens suprêmes, lui avait, par la faute de cette femme, pour toujours échappé. Il sentit une fureur monter brusquement en lui : pourquoi venait-elle le braver chez lui ? Quels sentiments l’animaient ? D’un doigt tremblant il roula sa carte avec fébrilité. Était-il donc un être souffrant et diminué qui consentît, par faiblesse, à se donner en spectacle ? Sur un fauteuil, dans l’antichambre, elle devait attendre, curieuse de le voir… Il dit au valet : « Je vous rappellerai ; faites patienter. »

Ils n’étaient plus séparés que par une cloison légère. Il lui semblait maintenant que depuis son départ jusqu’à cet instant précis, seuls, cet être personnel et profond qui était lui-même et dont il avait conscience, ce Bernard véritable, et ce sentiment d’amour, le fils de lui-même, souffrant mutilé et chéri, lui avaient été présents. Elle, Angèle, elle n’était qu’une entité, une sorte de symbole qui représentait une réalité détestable, mais, en somme, quelque chose d’extérieur et d’inaccessible.

Or, voici que dans une dure, brutale secousse, presque physique, l’orientation d’autrefois se rétablissait ; les sentiers secrets du cœur par quoi communiquaient autrefois les deux amants lui apparaissaient, non pas recréés, mais retrouvés. Il sentait, par lui-même, derrière cette porte, vivre et palpiter une matière animée qui participait de son propre destin. Quel amour, quelle haine complexes roulaient dans le torrent de sa vie intérieure ! Il comprenait bien qu’il allait la revoir et lui offrir, même en silence, tout ce dont il avait conscience de disposer ; mais ce geste qu’il savait d’avance ne pouvoir retenir, suffirait-il à l’amour outragé ? Il restait en lui une rancune, une méfiance qui demandaient autre chose. Quelle autre chose ? Il l’ignorait. Elle tenait aux racines profondes dont les aboutissements lui échappaient. L’ébranlement de sa vie par le don que lui avait fait Angèle, don tronqué, profané, souillé, avait troublé toutes ses sources intérieures. Quel ébranlement contraire rétablirait le don mutilé ?

Ah ! non, pensait-il, cet amour qui veut reprendre, enflé de fiel, plein d’une amertume méfiante et désillusionnée, qu’il s’en aille ! et que cette femme aussi s’en aille !

Son désarroi, il le sentait, s’accroîtrait de la présence d’Angèle ; la faible chair aiguillonnerait un désir sans discernement, traînant l’esprit à ses amarres. Et qu’importait que la femme revenue, dont l’énigme roulait sur elle-même, supputât, et calculât à quelques pas de lui, apportât un appétit de triomphe ou un amour renouvelé, puisqu’elle ne pouvait, de toute manière, ressusciter dans son intégrité la grande affection confiante qui les avait unis ?

Jamais la vie et le temps ne lui avaient paru s’écouler aussi lentement : il souffrait. Il souffrait de voir, dans une indécision immuable, continue, se succéder les résolutions diverses qu’il adoptait et ne prendrait pas. Il souffrait d’attendre Angèle et de la sentir tout près de lui. Il souffrait de la revoir tout à l’heure. Et par avance, de la reprendre dans ses bras ; ou d’entendre fermer la porte et, dans l’escalier, son pas qui s’éteignait.

Un déchirement voluptueux le ravinait d’une honte allègre, labourait son âme comme une chair vive, spasmodique, tendue. Horreur de fange, odeur de cadavre, tous les miasmes flottaient dans cette brume pesante où des sentiments épais étouffaient la volonté purificatrice. Confus et pêle-mêle, dans l’anarchie présente de la vie fragmentaire de l’homme, les sensations et les sentiments les plus étranges coexistaient comme, aux orgies masquées, le bougre et le cardinal.

Bernard leva de sur ses mains sa tête lourde : sa lassitude était telle qu’il se sentait près de mourir. Il sonna le domestique.

— Dites à cette dame que je pensais la recevoir, quoique souffrant, mais que, décidément, je ne me sens pas assez dispos ; qu’elle revienne si elle peut. Et désormais, je ne serai jamais là pour elle.

Le valet était visiblement surpris. Il n’avait jamais observé, évidemment, qu’on fît attendre un visiteur qu’on n’a pas l’intention de recevoir. Il dit, par habitude : « Bien, Monsieur », et se retira.

Le jour baissait, l’ombre envahissait la pièce, et le silence. Des bruits légers, un craquement de meuble, un appel dans la rue lointaine accusaient, pour Bernard, la fuite d’un temps auquel son âme était suspendue. Les perceptions l’effleuraient, la pensée expectante laissait un grand désert dans l’espace où d’habitude, elle se mouvait. Le murmure qui, entre la maîtresse et le domestique, devait, dans l’antichambre, clore à cette heure sa vie sentimentale, ne lui parvenait même pas.

Soudain la porte s’ouvrit avec une magnifique violence. Angèle s’était précipitée et tandis que le valet balbutiait des explications avant de disparaître de nouveau, elle accourait à Bernard, saisissait son visage et l’embrassait à pleines lèvres avec des mots d’enfant.

Le chapeau, le manteau avaient volé à travers le bureau sur un fauteuil. Elle s’était assise sur les genoux de son amant et, prenant la tête de celui-ci dans ses mains, lui plongeait son regard dans les yeux :

— Cet homme m’a dit que tu étais malade. Est-ce vrai ?

Il se taisait. Il ne pensait pas. De toutes ses forces, l’âme tendue, il sentait.

— C’est vraisemblable, dit Angèle. Tu ne m’aurais pas fait attendre pour me renvoyer ensuite sans m’avoir vue. Alors, me dire que tu étais là, tout près, fatigué, désespéré peut-être, et par ma faute !… je suis entrée.

Elle l’embrassa encore, mais cette fois sans impétuosité avec la même tendresse, le même abandon qu’autrefois.

— Tu es pâli, comme tu es pâli… Et moi, comment me trouves-tu ?

Elle était plus belle encore. Son visage florentin et lumineux, si passionné, s’inscrivait en nouveaux traits plus brûlants dans le cœur vide de Bernard. Son regard le tâtait, le reconnaissait, prenait contact avec la chair retrouvée ; il l’étreignit passionnément. Mais elle :

— Sais-tu que je viens de la rue des Rosiers et que j’ai su seulement là-bas ta nouvelle adresse ? Ce matin je suis arrivée au moment où tu venais de sortir ; le concierge me donne l’adresse d’Abraham Blinkine chez qui tu devais te rendre paraît-il. J’y vais : pas d’Abraham, ni de Bernard. Enfin, je t’ai trouvé : c’est l’essentiel.

Et, la voix triste, tout à coup :

— Quinze jours sans te voir, comme j’ai langui de toi !

Elle ajouta timidement : François est reparti hier…

Il faillit crier. Le mari ! cet homme auquel il ne songeait plus ! Le charme se desséchait. Il ne restait plus soudain en lui que l’amour empoisonné dont il était victime pour une femme qui appartenait à un autre et n’avait pas su se garder. La rage, le dégoût, l’écœurement le soulevaient. Mais Angèle n’y prenait pas garde.

— Il a été vraiment très gentil ; il ne s’est douté de rien. Pauvre François !

Il ne savait s’expliquer, prononcer la question qui le brûlait. Il sut à peine dire : Et…?

Elle baissa la tête.

— Mais enfin, s’écria-t-il, en la secouant avec violence, qu’allais-tu faire auprès de lui ? Tu m’as abandonné, moi qui t’aime, tu m’as fait endurer les pires souffrances (Dieu sait la peine que j’ai eue !) et, ce pendant, tu vivais sadiquement avec lui, tu te laissais posséder ! Quel vice inavouable as-tu donc, quel besoin de te donner et de salir mes souvenirs…

Il s’exaspérait, il tremblait de tous ses membres.

— Ah ! misérable, finit-il par dire, écœurante saleté… et j’ai pu t’embrasser tout à l’heure ! Je vois cette ignoble image de tes transports dans les bras de cet homme écumant, et toi, frissonnante et toute radieuse, goûtant l’odeur de la trahison… Ah ! quelle abominable horreur, quelle horreur !…

Elle était à genoux près de lui ; elle lui prenait les mains.

— Bernard, Bernard, mais je t’en supplie, tu sais bien que ce n’est pas ainsi, tu sais bien, tu sais bien…

Elle se lamentait, elle se tordait les bras :

— Il ne me croit pas. Dieu, que je suis malheureuse ! Mais, Bernard, tu comprends bien que je ne pouvais pas le laisser, il était mon mari. C’est vrai, j’ai oublié mon devoir quand je suis devenue tienne, mais ne fallait-il pas le remplir le jour où il s’est rappelé à moi ? C’était plus fort que ma volonté. J’ai pleuré plus que tu ne sauras jamais pleurer, en te quittant, mais il fallait, vois-tu, je ne pouvais me refuser à lui à qui j’étais unie. Ah, si je lui ai appartenu, je te jure, hélas ! que mon cœur restait à toi. Mais à présent, je suis libre, tienne, mon amour, si tu veux de moi qui t’adore…

Cette femme en larmes à ses pieds…

— Laisse-moi, Angèle. Ton image s’accompagne toujours d’une autre ; je ne peux plus te voir. Oui, je t’aime et je te plains, mais je ne puis te voir. Notre amour est fané, sali, piétiné par d’autres ; nous ne serions plus heureux. Toi dans les bras d’un autre ! Cette sale vision ne me quittera plus… Je t’en supplie. Angèle, va-t’en, va-t’en.

Elle se leva, les yeux ruisselants.

— Bernard ! Bernard !

Qu’il avait de peine et de pitié…

— Mais que vais-je devenir alors ? » dit-elle ; elle avait un air si désemparé !

Une bouffée de sauvagerie monta en Bernard comme des abîmes. Cette femme, si belle, si désirée, qu’il aimait tant, avait été à un autre. Une phrase de mélodrame résonna à ses oreilles. Ah ! la tuer !

Il le voyait réellement ce mari, cet homme ricanant à qui elle avait couru, pour qui elle l’avait abandonné. Son bras s’allongea vers un tiroir qui contenait son revolver acquis depuis peu. Il s’arrêta ; il porta la main à son front, eut un geste de fuite en avant.

— Rejoins-le, ton mari, s’écria-t-il, va avec lui, va l’embrasser ! Mais va-t’en, va-t’en !

Elle le regarda d’un air égaré dont il demeura saisi. Elle prit hâtivement son chapeau, son manteau, et, sans dire un mot, elle s’enfuit.

Il resta seul dans une grande stupeur soudaine. Puis, il sortit. Trouver un refuge… toute la journée, comme un chien errant, il courut la ville. Il étouffait d’une angoisse venue du noir. Il sentait au fond de lui quelque chose de sombre, sur quoi se penchait son âme, vainement. Quoi ? — Ah ! du remords, du désir, de l’incertitude insatiables et l’abomination d’une peine affreuse qui s’exprimait vaguement sans s’expliquer. N’avait-il pas suivi clairement son sentiment ? Le nom d’Angèle revenait sur ses lèvres. Il le prononçait d’un souffle, sans lui donner la couleur de la voix, avec une horreur sacrée. Où était le mal ? où était le bien ? Pourquoi était-il persécuté d’avoir agi comme il en ressentait l’invitation impérieuse ? Il lui semblait pourtant si facile de vivre simplement ! N’était-ce point la vraie loi, de se donner à ses instincts, de leur appartenir, afin qu’à leur gré, la vie nous formât et nous pétrît, nous donnât la suprême joie qu’elle porte en soi par son élaboration même et son parfait accomplissement ?

Quelle sourde aigreur, quelle rage, quel inassouvissement agitaient Bernard ; lui, si plein de bonne volonté… Tout le long de son existence il s’était contenté de vivre sans complication, bonnement, sa seule initiative étant de chercher dans les domaines qui lui paraissaient le plus accueillants, la trace de cette vie qu’il aimait, pour s’animer davantage. Jamais il n’avait connu l’hésitation et le regret si ce n’est tempérés des promesses de l’avenir magnifique. Et maintenant il était assailli des doutes qui lui paraissaient auparavant réservés aux scrupuleux. Pis que cela, hélas ! une ronde de remords le rongeait sans se nommer et ces ennemis invisibles lui apparaissaient, il se l’avouait avec une colère affreuse, légitimes. Oui, il les sentait vaguement légitimes, et il ne pouvait connaître ni distinguer les repentirs sans face qui l’obsédaient.

Comme il passait devant Notre-Dame, les images du bien et du mal dont il avait tant de fois souri aux portes des cathédrales, l’assiégèrent. Quel absolu métaphysique, en dehors de la vie ? Et pourtant, pour la première fois devant lui, sortait de l’ombre, aigu et bien vivant, le sentiment d’une mauvaise action.

L’horrible nuit que passa Bernard ! La fièvre et les visions d’apocalypses liguées — le rêve — son âme sensible et comme extériorisée sous ses yeux, tordue, éperdue, douloureuse, hagarde enfin de ne pouvoir comprendre ce supplice. Et lui-même de ne savoir s’il était éveillé — et ce cri continu : « Tu as mal fait ! Tu as mal fait ! Tu ne devais pas faire cela ! »

Ah ! le problème éternel du devoir se posait-il donc ? toutes les morales de notre vieille Terre, toutes les religions, comme il les sentait aujourd’hui adaptées à la douleur humaine, venues d’elle, vivant d’elle et par elle ! Elles ont créé le devoir et le pardon. Il devinait bien que c’était la prévention, l’assurance contre la douleur et, pour ceux qui succombent, l’organisation de l’espérance.

Blême de cette nuit, poursuivi par l’âpre vision des cauchemars que le jour avait pâlis et qui gardaient leur voix, il chercha partout le repos. Mais la ville nous donne tout sauf les asiles de paix. Partout, il promena sa souffrance ; il ne put retrouver le calme en ses endroits préférés. La cour du Petit Palais était vide, les quais hostiles et les jardins muets. Les églises si accueillantes pour son enfance le vomissaient. Et, tentant de fléchir le dieu, le persécuteur inconnu, il eût voulu suspendre sa douleur comme un ex-voto à la porte des cimetières… Vainement : le soir tombait et la nuit proche lui faisait peur.

Peur mystérieuse qui lui revenait, expliquée et terrible, à quelques heures de là, chez Abraham. Les mots sont si menus, si petits — et les cris le déchiraient sans le soulager. Comme il aurait voulu pleurer ! Ah ! se tordre, les yeux secs et le cœur malade, là, par terre, près d’un lit ! Abraham l’avait relevé dix fois, mais il retombait toujours. A cette minute où ces terribles choses pesaient sur lui et le pliaient en deux, mais sourdement, il cherchait à tâtons, dans la mare qui l’engloutissait, pourquoi il n’était pas mort. Il n’avait pas pu rester seul et était allé demander la consolation à Abraham. A peine avait-il touché le bouton que la porte s’était ouverte. Son ami l’attendait dans le couloir. Il lui dit à voix basse :

— Te voilà enfin !

— Tu comptais donc me voir ?

Ils s’étaient regardés tous deux fixement. Bernard vit alors seulement combien Abraham était pâle, les vêtements en désordre et les yeux cernés.

— Ah ! dit-il, mon télégramme ne t’est pas parvenu ? Tu viens par hasard ?

— Abraham, il y a quelque chose de bizarre dans ton accueil. Je ne sais rien. Je me suis senti très malheureux, tu sauras pourquoi tout à l’heure et, d’instinct, après avoir rôdé toute la journée dans Paris, je suis venu vers toi.

— Mon pauvre Bernard ! s’écria Abraham ; et il l’embrassa en sanglotant. Malheureux, tu l’es plus encore que tu ne crois. Sois fort…

Bernard sentit sa tête chavirer. Et un nom tout seul, des profondeurs de l’inconnu, crevant tous les mystères, jaillit de lui subitement. L’angoisse de ces vingt-quatre heures, sans épithète et sans visage, se déchira tout d’un coup lui montrant un flanc sanglant. Il devina sa faute et cria qu’il se faisait horreur…

— Et, sans doute, Angèle chez toi, Abraham, pleure et souffre en me maudissant ?

Abraham hocha la tête.

— Ah ! dit Bernard, je sais maintenant ce qu’est le devoir et que j’ai fait le mal… Peut-être est-elle malade, Angèle ?

La gorge contractée, il attendait la réponse. La porte de la chambre s’ouvrit et un homme parut, vers qui il se jeta d’un élan irraisonné.

— Elle est perdue, dit cet homme. Hémorragie interne. Il suffit d’un petit caillot dans une artère. Ah ! la main n’a pas tremblé.

Bernard s’était retrouvé subitement près d’un lit, à terre, sur des coussins, et la main brûlante d’Angèle à son front.

Ses mots d’alors, avec ferveur, et les baisant au passage, il se les répétait, car il lui semblait que c’était les derniers qu’il voulût entendre, puisque les lèvres étaient closes qui les avaient animés.

— J’ai du délire et je le sens, Bernard, reviens à toi et je te parlerai… Nos beaux soirs sur les bords du Lot, nous les aurons encore, dis, toi sur le petit pont de bois qui tremble avec nous et les feuillages… comme je suis lasse !… Il me semble que mon cœur va s’éteindre, mon cœur si tien…

Elle avait un pauvre sourire.

— Souffle dessus, dit-elle encore, comme autrefois, que nous dormions et tes deux bras autour de moi… Je t’aime tant… Bernard, Bernard ! Bernard, n’ai-je pas du délire ? Il me semble que je divague. Dis-moi que tu m’aimes…

— Ah ! Angèle !

— Oui, tu m’aimes, c’était pour rire, hier, pas vrai ?

Subitement la mort parut devant ses yeux d’enfant. Elle fit un cri et lui prenant le bras :

— Mais, Bernard, il me semble que je vais mourir. Ce n’est pas possible, puisque tu m’aimes ! Mais c’est affreux…

Il sanglotait.

Elle eut cependant encore son divin sourire — mais si pâle.

— Pourvu que mon souvenir vive auprès de toi…

Et comme il se penchait sur elle :

— Oui, donne-moi un baiser. » Il s’inclina en silence sur ses lèvres. Au moment où il relevait la tête, elle commença encore une phrase :

— Puis, mon Bernard, je veux te dire…

Elle s’interrompit. Et il crut qu’elle mourrait ainsi, à ce moment-là juste, tout d’un coup.

CHAPITRE DEUXIÈME

Ce n’était point son heure. Mais la peur de Bernard avait été si violente, il s’était senti en cette noire minute si près du naufrage total, qu’une volonté de tout surmonter et de vaincre même le destin se saisit de lui et qu’avec une sorte d’ardeur frénétique il courut Paris, ramena en consultation les médecins les plus réputés pour leur chance et leur audace. La faiblesse de la jeune femme, son état de grossesse, alarmèrent les praticiens. Peut-être cependant une transfusion de sang, rapidement opérée… « Tout de suite, tout de suite », dit Bernard qui s’offrit aussitôt. Il n’eut de cesse que tout fût immédiatement préparé et qu’on opérât le jour même. Abraham lui céda son lit qu’on roula près de celui d’Angèle et il installa pour soi un matelas dans son bureau. L’opération réussit pleinement ; deux jours après on pouvait tenir la jeune femme pour hors de danger. Elle commençait à revivre ; elle marquait sa gratitude par de tendres paroles au jeune monstre à qui elle devait la mort et la vie ; affaibli et languissant, il l’écoutait vaguement dans le nirvâna où s’assoupissaient ses désirs.

Il eût voulu que cette vie végétative durât des années tant il lui semblait bon d’exister et de ne plus calculer. A peine s’il observait l’attitude bizarre d’Abraham, qui, au chevet d’Angèle, se faisait avidement instruire de la religion catholique. Il le vit un jour porteur d’un catéchisme tout neuf et comme il l’interrogeait en riant : « Je prépare, lui répondit-il, un travail sur la psychologie des religions comparées. » — « Eh bien ! répondit Bernard, va donc trouver le Père Régard de ma part, il te renseignera. » Toutefois, il remarquait une certaine gêne à peine sensible mais déjà bien réelle dans l’attitude d’Angèle. Ces conversations sur la religion ne valaient rien à leur amour. L’angoisse morale, l’obsession du péché, les fantômes théologiques qui rôdent autour de la faute et en tirent vengeance faisaient leur œuvre dans l’âme de la jeune femme. « Rien n’est plus contagieux que ça, se disait Bernard ; ça va me reprendre aussi. Alors, adieu le bonheur, l’amour et la tranquillité. » Il déclara très sérieusement à Abraham qu’il lui interdisait formellement d’aborder de nouveau de tels sujets et le jeune juif se le tint pour dit.

Or, à quelques jours de là (on était alors à la fin du mois de Février de cette année 1887) le comptable qui tous les jours portait du bureau le courrier de Bernard et prenait ses ordres, lui apprit que Mr. Georges venait d’arriver le matin même et désirait s’entretenir avec lui d’urgence. Il était dans la rue et n’attendait qu’un signe pour monter.

— Qu’il monte donc, fit Bernard.

Monsieur Georges introduit s’expliqua aussitôt à voix basse avec un grand air de mystère. Blinkine et Mulot avaient obtenu la réunion d’une session extraordinaire du Conseil Général. Au cours de cette session comment avaient-ils opéré ? On n’en savait rien. Toujours est-il qu’ils avaient enlevé de l’Assemblée l’option ferme d’achat sur tous les terrains départementaux et communaux contenant de l’asphalte, contre versement d’un acompte de 300.000 francs désormais acquis. Le prix des terrains était d’un million et demi. Les trois cent mille francs devaient être versés avant la session normale d’avril. L’option était valable trois mois et prolongeable d’autant. Mr. Georges finissait son récit en s’écriant sur un ton désespéré : « Ils nous tiennent bien ! Toutes nos concessions sont cernées par ces terrains. Nous sommes fichus ! »

La figure de Bernard était devenue de la couleur des cendres. Il ne dit pas un mot, sauta du lit, et bien que la faiblesse et la réaction brutale, après ces quelques jours de station allongée, le fissent tituber, il repoussa du geste M. Georges qui voulait l’aider, se vêtit rapidement, baisa le front d’Angèle sans desserrer les dents et sortit. Dehors, il dit enfin à son employé :

— Et cette vieille crapule de Soudouli n’est donc pas intervenue ?

— Il était malade, on ne l’a pas vu à la séance.

— Bien. Il est trop malin pour moi celui-là. Je vais lui régler son portefeuille. Retournez tout de suite à Clermont et renvoyez-moi Bartuel et Fougnasse. Je ne sais pas encore ce que je ferai de ces deux drilles, mais j’en aurai sûrement besoin. Et vous, ne vous faites pas de mauvais sang, ne vous affolez pas. Vous me faites marcher tout ça très bien là-bas ; le travail va, les rentrées s’effectuent bien ; la situation de caisse est excellente. Continuez à m’envoyer des rapports semblables à ceux que vous m’avez faits et je me charge du reste. Ni Mulot ni Blinkine ne nous mangeront, vous pouvez être tranquille.

Mr. Georges s’en fut rasséréné.

— « Il est plus content que moi, se disait Bernard, c’est beau la confiance. Qu’est-ce que je vais pouvoir faire pour me débarrasser de ces deux oiseaux ? » : c’était à Blinkine et à Mulot qu’il pensait avec colère. Pas une minute l’idée ne lui vint de s’accorder ou de transiger avec eux. Ils l’avaient roulé comme il les avait roulés lui-même. « Oui, ils m’ont envoyé à Bordeaux pour m’endormir et se débarrasser de moi. Les circonstances les ont servis. Voilà près de trois mois que j’ai perdus. » Perdus ? Il songea à Angèle… Il reprit en serrant les dents : « Oui, perdus à des sottises qu’il va falloir réparer maintenant. Ces gens-là ont une option qu’ils lèveront ; ils vont m’empêcher de passer sur ces terrains désormais à eux et qui cernent les miens ; ils vont me mettre dans l’impossibilité d’exploiter si je ne les empêche d’abord de lever l’option, c’est-à-dire de payer les trois cent mille francs. Que faire, Bon Dieu, que faire ?… » Il réfléchissait en se rendant à son bureau, il ne sentait pas la fatigue. Il s’enferma, se plongea dans un fauteuil de cuir profond, la main sur les yeux ; à plusieurs reprises il vint à sa table, calcula, crayonna ; enfin, il soupira : « Rien à faire. Et j’ai la tête lourde comme un melon. » Il sortit pour prendre l’air. « Évidemment, se disait-il, ces deux saligauds veulent ma peau et ils y mettent le prix ; il faut reconnaître qu’ils ont bien joué. Comment les empêcher ?… » Il avait gagné les quais, suivait la berge de la Seine, laissant son regard errer distraitement sur les eaux. La sirène d’un remorqueur le fit soudain tressaillir. Son visage s’illumina et il s’arrêta sur le coup. « Un seul moyen. Un seul. Leur créer dans leurs affaires de bateaux un empoisonnement qui puisse les détourner des asphaltières. » Il se rembrunit : « pas facile… pas facile… » Il se remémora la répartition des actions de la société Bordes. Oui, il pourrait à la rigueur disposer des voix de la veuve Boynet. Mais, pour bien faire, il faudrait que Bordes et Mazelier acceptassent de marcher avec lui. Mais ceux-là étaient trop malins, ayant à jouer leur rôle d’arbitre, pour ne pas se faire payer cher leurs services et les vendre au plus offrant. Rien à faire de ce côté. A moins de démunir Blinkine et Mulot de leurs titres. Il se mit à rire. Comme si on pouvait songer à cette folie sans rire ! Mais son rire se figea : Abraham possédait une partie de ces titres. Ne les lui céderait-il pas s’il lui proposait une monnaie d’échange avant qu’il fût averti du péril que courrait son père par cet échange ? Oui, mais quelle monnaie d’échange ? Rien qui l’intéressât, ce Pascal juif, ma parole, qui devenait de plus en plus mystique. A moins que… Il rougit, pâlit, fit un geste comme avec effort, regarda autour de lui…

« De toute manière, puisque je ne trouve rien, il faudrait commencer par quelque chose qui me paraît important, sinon nécessaire, me procurer de l’argent. » Cela, il connaissait bien le moyen : se faire ouvrir un crédit de banque sur son actif des asphaltières. Mais quelle banque ? Il était un inconnu partout. Son affaire était ignorée. Une banque l’éconduirait ; si elle ne l’éconduisait pas, elle ferait examiner l’affaire, voudrait tout connaître, se trouverait fatalement en contact avec Blinkine et Mulot, refuserait ; si elle ne refusait pas, elle procéderait à un nouvel examen, technique cette fois : il y aurait des envois d’ingénieurs, tracas, soucis, pots-de-vin, temps perdu, peut-être une nouvelle concurrence à craindre ; si enfin elle marchait, ce serait au compte-gouttes, par une ouverture de crédit dérisoire. A ce moment il pensa à Orsat. Oui, c’était là la solution. Plus il y songeait, plus il en était persuadé. Orsat pouvait lui faire donner, par sa caution personnelle auprès de sa banque, un crédit qu’il n’obtiendrait pas autrement. Et Orsat ainsi engagé serait lié par son propre bienfait, attaché à la fortune de Bernard. Blinkine ne pourrait le conquérir. De plus Orsat avait de l’argent à lui, pourrait l’aider peut-être dans l’affaire Bordes. Seulement quel intérêt Orsat avait-il à faire tout cela ? — « Il ne le fera pas évidemment pour mes beaux yeux », ricana Bernard. Mais pour ceux de sa fille ? Peut-être. Sans doute. Déjà le jeune homme s’en sentait sûr. Seulement il aimait Angèle… Triste débat… Il se dirigea vers la demeure des Orsat.

On l’introduisit dans un petit salon orné de peintures impressionnistes qui lui firent horreur. Drôle de goût, tout de même. Sur une petite table des revues inconnues de lui, la Conque , le Centaure … Il ouvrit l’une au hasard, lut un poème qui le laissa perplexe. On entendait à côté courir sur un piano une pluie légère de notes musicales, une mélodie ravissante et toute défaite qui s’arrêta tout à coup. La voix de Reine à peine assourdie par la cloison répondait au valet de chambre : « Vous savez bien que Monsieur est sorti avec Madame. Vous n’avez qu’à poser la carte de ce visiteur sur le plateau du vestibule. » Et la mélodie reprit.

Le domestique revint. « Voulez-vous demander, dit Bernard, à quelle heure Monsieur sera de retour. Vous direz que c’est son ami, Monsieur Rabevel, qui voudrait le voir aujourd’hui… » Un instant après, la jeune fille le rejoignait toute rougissante.

— Que je m’excuse, s’écria-t-il, de n’être pas venu vous rendre visite encore ! mais ce n’est guère de ma faute. J’ai dû passer près d’un mois dans le Sud-Ouest pour mes affaires et j’en suis rentré avec une terrible grippe qui m’a anéanti.

— Comme vous êtes pâle, en effet, répondit la jeune fille.

Elle le regardait adossé à son fauteuil. Les cheveux rebelles encadraient le front très beau. La pâleur du visage, la pâleur de la main l’impressionnaient, la ravissaient. Elle les trouvait nobles, peu communs. Elle sentait bien que ce n’était point la figure de l’anémie mais l’écran d’un feu dévorateur.

Ils devisèrent un moment, puis Bernard fit mine de se lever. Elle le retint. Son père allait rentrer et serait si content de le voir.

— Si content ? demanda-t-il.

— Oh ! oui, fit-elle avec chaleur.

Il sourit à peine et elle s’émut de s’être trahie. Insensiblement il l’inclinait aux confidences. Elle avoua qu’elle s’ennuyait un peu bien qu’elle suivît assidûment des cours, des conférences et des manifestations artistiques de toutes sortes. Il lui raconta sa vie telle qu’il imaginait qu’elle pût le mieux la toucher ; il lui dit qu’il vivait loin de sa mère remariée, qu’il avait toujours été seul comme un orphelin, qu’elle ne pouvait savoir ce qu’était une solitude pour un cœur comme le sien. Il avait une voix belle et touchante, d’un timbre rare qu’on n’oubliait pas. Ils furent interrompus par le domestique qui annonçait un Monsieur Goutil.

— Oh ! dit-elle, je l’avais tout à fait oublié. C’est un jeune poète fort riche, très timide, plein de talent et bien gentil, vous savez. Il vient nous voir tous les jeudis à cinq heures. Mes parents devraient être rentrés.

— Il n’est que quatre heures et demie.

— C’est cela, fit-elle en riant, il est toujours en avance. Et, déjà d’un ton complice : « On le fait attendre ? »

— Bah ! qu’il entre !…

Louis Goutil portait sur son petit corps chétif, une tête romantique régulière et charmante, illuminée de beaux yeux rêveurs. Il bégayait un peu et Bernard se rendit tout de suite compte qu’il était amoureux de Reine. Il faisait la cour avec ses yeux, avec l’accent de sa voix, la tournure de ses phrases les plus indifférentes toutes dédiées à l’objet de sa flamme ; il les entretint des dernières créations du symbolisme, du vers libre, de Wagner et de Debussy. Bernard ne l’écoutait guère, il songeait au but de sa visite, il surprit un regard que lui jetait Reine à la dérobée. « Je ne puis plus retourner ici, se dit-il, ou il faudra me déclarer…, se déclarer, épouser Reine… Ou la catastrophe… mais Angèle… » Il se leva. « Écoutez, Mademoiselle, dit-il, d’un ton subitement glacé, vraiment je ne puis plus attendre. » Il la sentit bouleversée. Elle l’accompagna sans mot dire, laissant là son visiteur, jusqu’à la porte d’entrée. Alors elle osa lui demander : « Mais, nous vous reverrons, Monsieur Rabevel ? » — Elle levait vers lui un regard clair et soumis. Cette soumission l’émut, fit dilater son âme impérieuse. Il ne réfléchit pas davantage et il comprit que c’était à cette minute même qu’il prenait la décision capitale de sa vie. Il la contempla avec douceur et répondit : « Je reviendrai demain, pour voir votre père. » Puis il ajouta : « Et surtout pour vous voir, si vous le permettez. » Elle lui fit une moue heureuse. Il dit enfin : « Il me tarde déjà, Mademoiselle Reine. » Elle baissa les yeux. « On m’attend », fit-elle. Elle se détourna ; et il se demandait s’il n’avait pas trop brusqué les choses quand, du seuil du salon, elle revint et sans toutefois arriver jusqu’à lui, lui dit à mi-voix et toute confuse : « Venez de bonne heure comme aujourd’hui ?… »

Il se rendit aussitôt chez Abraham. Angèle reposait : « Tant mieux, se dit-il, il n’y aura pas de crise. » Et s’adressant à son ami : « J’ai réfléchi, il vaut mieux que je me réinstalle chez moi ; ici, je compromettrais Angèle ; les gens sont méchants ; qu’il y ait une histoire quelconque, que la famille ait vent de ce qui s’est passé, tu vois d’ici le scandale. Il faut éviter cela. Quand elle sera guérie, je l’installerai dans un petit appartement, nous commencerons la procédure du divorce et nous ne vivrons ensemble que quand la situation sera bien réglée. En attendant, je viendrai la voir aussi souvent que je pourrai. »

— Je crois, répondit Abraham, qu’il est sage en effet de ne pas rester ici pour le moment. Quant à la suite de tes projets c’est affaire à vous deux, c’est surtout affaire entre toi et ta conscience. Tu as péché contre ton Dieu, contre ton amitié. Tu sèmes la désunion dans un ménage, tu y jettes les germes d’un enfant adultérin, tout ça n’est pas très beau.

— Ah ! je t’en prie, pas de morale. Et puis, je viens de te faire connaître mes intentions. Puisque je compte réparer, tout est pour le mieux.

— Bien entendu. Tu feras le malheur de François et plus tard celui d’Angèle car tu l’abandonneras quelque jour. Tu pèches contre toutes les lois divines et humaines pour satisfaire ton vice et ton caprice et il ne faut rien te dire.

— Tu parles comme un curé. Il me semble pourtant que tu n’as pas détesté les femmes il n’y a pas si longtemps.

— Oui, j’avoue que j’ai vécu bien mal moi aussi, j’en ai assez de remords, va, crois-le et je ferai tout pour réparer cela. Je ne désire qu’une chose, vivre le plus saintement qu’il sera possible à ma pauvre nature.

— Eh bien ! mon vieux, mes compliments. Tu prieras Jéhovah pour moi.

— Tu n’es pas spirituel, Bernard, on ne rit pas de telles choses. Tu sais où je veux en venir.

Rabevel eut une idée soudaine.

— Toi, tu as vu le Père Régard et il t’a converti !

— Oui, Bernard, tu ne peux pas savoir combien je suis heureux.

— Si, je connais ça. Seulement ça ne dure point. Quand on est sincère on plaque tout là, fortune, amis, situation ; on prend le froc et on consacre sa vie à la pénitence et à la conversion des autres.

— J’y pense, dit simplement Abraham.

— Eh bien ! répondit Bernard en riant, quand tu seras décidé, tu me donneras ta fortune et je te donnerai mon âme en échange.

Il réfléchit une seconde ; tout d’un coup, il venait de trouver : « En attendant, je te dis sérieusement une chose sérieuse : Ne t’avise pas de conduire ici le Père Régard ni de faire toi-même de la morale à Angèle, car cela tournerait mal. Que ce soit bien compris, n’est-ce pas ? »

Abraham ne répondit pas. « Tu m’entends ? » insista Bernard. Alors l’autre : « J’ai idée que nous pourrons nous arranger un jour. Ne disons rien de définitif, veux-tu ? »

Il était presque suppliant. Bernard réprima un sourire victorieux et s’en alla. « Véritablement, la religion rend idiot », se disait-il en descendant l’escalier. Il dîna sobrement et rentra chez lui toujours songeant à ses affaires. Comment attaquer ses adversaires sur le flanc Bordes ? Il fallait agir avec prudence, ne pas donner l’éveil. Vingt combinaisons se présentèrent, dans son imagination créatrice, qu’il écarta ; toutes à un moment de leur développement se révélaient impraticables ; l’attaque, la mise en mouvement qui devait déterminer la catastrophe devait avoir pour caractères essentiels d’être invisible, (c’est-à-dire d’apparence toute normale), définitive et enfin de ne pouvoir se développer que d’une seule manière fatale et nécessaire, sans bifurcation possible. Comment provoquer le déclanchement ? Comment lier ses adversaires simultanément sur les asphaltières et sur l’affaire Bordes pour les étrangler ensuite par là ? Du côté des asphaltières évidemment ils auraient besoin d’argent pour lever l’option ; si on leur en offrait du côté Bordes ? Oui, sans doute, mais sous quel prétexte ? Voilà à quoi il revenait toujours. C’était là le nœud de la question. Il se coucha de bonne heure et continua de méditer dans la pénombre que faisait la lampe voilée de gaze. Et, enfin, la bonne idée se présenta. Il se rappela à propos l’ambition qu’avait toujours manifestée le Conseil d’Administration de Bordes et Cie : troquer ses voiliers contre des vapeurs. Il fallait leur acheter des voiliers, c’était la solution, leur verser de l’argent tout de suite et engager Blinkine et Mulot dans quelque sale aventure d’emploi de fonds injustifié. Mais par qui faire acheter ces voiliers ? Comment tendre la souricière aux deux acolytes ? Cela, c’était facile ; Bernard ne s’en inquiétait pas beaucoup, il avait confiance en son génie d’invention. L’essentiel était de trouver une base de départ solide, normale, rationnelle ; il l’avait, le reste irait tout seul ; c’était un jeu. Il resta une partie de la nuit à échafauder des plans, à examiner toutes les éventualités et la possibilité de les réduire ou de les résoudre à sa convenance. A un moment, il crut tout perdu : « Oui, marmonna-t-il, entre ses dents, je n’ai pas songé à cela ; le conflit entre l’acheteur et le vendeur peut tourner au procès qui donnera à mes adversaires le temps de se retourner. Il faudrait là quelque fait franc, net, coupant, qui pût interdire toute chance à un procès et faire sauter nos zigotos. Mais quoi ? » Vraiment il se sentit découragé : « l’idée était si bonne », se disait-il. Il se leva, alla à sa bibliothèque, prit le Code, feuilleta longuement, médita, le reprit, le jeta avec dépit : « Rien, pas une suggestion dans ce bouquin idiot. » Il songea à l’époque si proche et si lointaine où il commentait la Gazette des Tribunaux . « Le petit frère Maninc ne serait pas embarrassé, lui, se dit-il, avec un sourire perdu, pour trouver une solution. Voyons, comment rendre un tel procès impossible ? » Il se remémora ses cours, reprit le Code, le compulsa de nouveau longuement. « Rien. Évidemment je suis dans l’anormal, l’impossible. Il ne faudrait rien moins que d’avoir affaire à des étrangers… Et même non ! On peut toujours par la voie diplomatique… A moins que les relations diplomatiques ne soient rompues ? » Il se mit à rire : « Tiens, si on se faisait déclarer la guerre pour plaire à Bernard Rabevel ? Je deviens tout à fait stupide. Car, même en cas de guerre, il y a le séquestre et nos tribunaux ne se gêneraient pas pour trancher dans le cas d’un litige avec un étranger. » Il se souvenait du regard malin du frère Maninc pour ses élèves étrangers. « Rien à faire pour l’étranger sur le sol français. » Et, tout d’un coup, il eut presque un cri de joie : « Ça y est, je tiens ma combine. Ça y est. » Il regarda son réveil, il marquait trois heures ; il mit la petite aiguille de la sonnerie sur le chiffre six, éteignit sa lampe, se retourna deux ou trois fois dans ses draps en soupirant, puis s’endormit profondément.

A six heures, il fut debout. « Il faut que je le pince au lit, ce bougre », disait-il à mi-voix. Il s’habilla, descendit dans la rue, héla un fiacre et arriva, comme sept heures sonnaient, à l’École de la rue des Francs Bourgeois. Le portier le reconnut et le salua ; il semblait tout intimidé par l’élégance du jeune homme. « Dites-moi, demanda celui-ci, je voudrais que vous me montriez tout de suite le registre des Anciens Élèves. Il me faut l’adresse de Ramon Sernola. Je sais qu’il fait son droit mais j’ignore où il habite. »

— C’est facile », répondit l’homme. Il sortit et revint au bout d’un moment. « Tenez, dit-il, voilà l’adresse demandée, je l’ai marquée sur ce papier. »

Bernard remercia, tendit un pourboire et reprit son fiacre. Vingt minutes après, il s’arrêtait devant un petit hôtel d’assez piètre mine au fond d’une ruelle du Quartier Latin. Une grosse bonne dépeignée et dépoitraillée s’empiffrait, sur le seuil, d’un quignon trempé de café. « Mossieu Sernola ? C’est au cintième, luméro 27. Pas besoin de vous presser. Il est toujours au plumard jusqu’à dix heures. Z’avez le temps. » — « Il n’a pas changé », pensa Bernard. Sernola était un grand garçon, mince, charmant, plein de finesse et d’astuce, mais indolent au possible. Fils d’un grand négociant du Vénézuela, il avait dès l’enfance été séduit par l’image de la France que lui décrivaient les missionnaires ; il avait aisément obtenu d’y venir faire ses études et, au sortir des Francs-Bourgeois où les missionnaires l’avaient directement expédié, il s’était trouvé avec ivresse, libre et seul, dans cette ville qu’il adorait sans la connaître. Il s’était installé dans cet hôtel médiocre, économisant sur le logement pour ne se priver ni de voyages, ni de maîtresses, ni de livres, ni de théâtre, ni de plaisirs. Il avait envie de tout comme un enfant. Presque tout son temps lui appartenait, ses études de droit ayant été singulièrement facilitées par les cours du Frère Maninc. Il ne redoutait qu’une chose, c’était de repartir bientôt pour son pays natal.

Cette crainte, Bernard l’eut tôt pénétrée. C’est là qu’il fallait frapper. Il lui dit :

— Mais pourquoi ne resterais-tu pas en France, puisque tu t’y plais ?

— Parce que le papa me couperait les vivres dès que mes études de droit seraient terminées.

— Ah ! oui. La raison est bonne. Prolonge tes études.

— En me faisant blackbouler ? Le bonhomme a prévu le cas. Diplômé ou non, je reviendrai au bout du temps normal.

— Eh bien ! essaye le contraire ; prépare ton agrégation au titre étranger et tu rentreras à trente-cinq ans pour enseigner le droit à la Faculté de Caracas.

— Figure-toi que j’y ai pensé ! Mais le paternel ne se laisse pas éblouir. Je te dis qu’il n’y a rien à faire.

— A moins évidemment que tu ne trouves une situation en France.

— Allons, vas-y. Tu es venu pour ça, toi. Tu as quelque combine étonnante, à faire bondir Maninc, pas ? Et où mes qualités personnelles peuvent t’aider ?

— On ne sait rien te cacher, répondit Bernard. Écoute-moi. Je m’occupe d’engrais. Notre fournisseur de guanos, une maison colombienne, a résilié avec son transporteur ; elle cherche un armateur et des bateaux. C’est une affaire superbe ; un contrat de dix ans ; un bénéfice assuré d’un million par an. Mais je ne puis faire cela moi-même, ma société encaisserait tout. Je sais où sont les bateaux ; je sais où trouver les fonds ; il me faut une société pour la façade simplement. J’ai pensé à toi.

— Comme c’est gentil et pas compliqué, dit Ramon d’un ton railleur. Mais pourquoi as-tu pensé à un Vénézuélien ?

— Oh ! Vénézuélien, Chilien, Argentin, cela n’a pas d’importance. L’essentiel c’est que ce ne soit pas un Européen ; voici pourquoi : le vendeur des bateaux est armateur et ne consentira pas à favoriser un concurrent c’est-à-dire un Européen qui relâcherait dans nos ports.

— Tiens, c’est vraisemblable, cela ! mais cependant ce transport de guanos…

— Oui. Aussi la société prendrait-elle l’engagement de ne faire que la ligne Caracas-Bordeaux, sans autres escales ni transport qui pussent concurrencer le vendeur.

— Mais pourquoi le vendeur se débarrasse-t-il de ses bateaux ?

— De quelques-uns, rectifia Bernard, parce qu’il veut les remplacer par des bateaux à vapeur.

— Ah ! il s’agit de voiliers ?

— Oui, car les voiliers nous suffisent pour notre genre de transports.

— Bon. Naturellement, dit Ramon, tu as pensé aussi que la société serait constituée sous le régime de la loi vénézuélienne, avec siège à Caracas, administrateurs idem et directeur interchangeable français, toi menant l’affaire par dessous derrière les rideaux d’un vague bureau. Et en cas de difficulté, rien à faire quant au procès, le Vénézuela ayant depuis longtemps rompu toutes relations diplomatiques avec la France en raison de certaines discussions sur des délimitations et des arbitrages.

— Oui, dit Bernard froidement.

— J’aime cette franchise tardive, répondit Ramon. Voyons ça de plus près.

— Eh bien ! je prévois que nous pourrons avoir quelques difficultés avec le vendeur ; c’est un personnage assez peu recommandable et processif ; il faut que nous puissions couper court à ses premières velléités de chicane. C’est le seul procédé que nous ayons. Bon. Ceci dit, je continue. Il s’agira d’une société anonyme constituée sous le régime vénézuélien, au capital d’un million de francs, de deux s’il le faut ; nous ne serons limités que par l’impôt à payer ; un quart versé ; le commissaire aux apports sera qui nous voudrons ; la société étant faite pour acheter les bateaux avant tout en actions, si un capital de cent mille francs par exemple et le complément en obligations se présentaient comme plus pratiques, nous le choisirions : à toi de voir les textes et de me soumettre les solutions. Dès que nous aurons arrêté les statuts, tu expédieras ça à un notaire de Caracas et à tes amis du futur Conseil d’Administration ; je souscris pour eux ; ils n’ont pas un sou à dépenser. Tâche de trouver de braves garçons, de bonne réputation et pas trop intelligents. Il faut que ton notaire n’ait rien à faire d’autre qu’à recopier l’acte et à recueillir les signatures. Si cela te paraît mieux, on peut déposer les pièces chez le Consul du Vénézuela à Barcelone ou à Bruxelles puisqu’il n’y en a pas en France. Enfin, tous les papiers régularisés doivent être de retour avant un mois et demi. Est-ce possible ? Tu le crois. Bien. Nous arrêterons plus tard les détails. Je te dirai ce que tu auras à faire par la suite. Pour le moment, il est entendu que tu toucheras six cents francs par mois et que tu n’auras rien à faire. Si tout marche bien, je ne serai pas étonné que tu te mettes cent mille francs de côté avant la fin de l’année. Je t’expliquerai comment. Il est également compris que tu ne me connais pas, que je ne te demanderai jamais rien de malhonnête et que tu ne seras jamais inquiété de mon fait ni du fait de la société dont tu es l’un des fondateurs. Est-ce que ça va comme ça ?

— En principe ça va.

— Il n’y a pas de « en principe ». C’est oui ou c’est non.

— C’est oui.

— Alors mets-toi au travail tout de suite et porte-moi ton projet dès demain.

— Disons après-demain.

— Après-demain si tu veux, bien que tout cela soit pressé ; au revoir.

Bernard rentra à son bureau. Il passa la matinée avec son comptable et établit sa position. Elle était belle. On pouvait compter un bénéfice moyen apparent de 20.000 francs par mois pour les asphaltières en raison des grosses commandes nouvelles prises par Mr. Georges ; évidemment il faudrait prévoir là-dessus un déchet car dès que les adversaires démasquant leur jeu, attaqueraient, iraient devant les tribunaux, ils obtiendraient certainement quelque chose sur les bénéfices, mais non pas la moitié que leur avait dès le début proposé Bernard. Ce qu’il pouvait craindre était une opposition faite sur les paiements de ses clients ; mais sur quoi ses ennemis fonderaient-ils leur opposition ? Sur l’emploi du matériel leur appartenant ? Il déclarerait qu’il leur abandonnait ce matériel qu’il considérait comme hors d’usage (déjà il avait acheté, pour une somme dérisoire, au marché à la ferraille du matériel semblable hors d’usage qu’il comptait présenter comme étant celui de Blinkine ; un fournisseur complaisant lui avait, par contre, facturé fictivement le matériel de Blinkine encore en bon état et dont il se servait). Sur la dépossession dont ils avaient été victimes ? Bernard pouvait démontrer qu’il n’avait jamais été l’employé de Blinkine-Mulot ; n’avait jamais touché un sou d’eux et n’avait donc fait qu’user du droit de concurrence en obtenant des propriétaires des terrains qu’ils renouvelassent à son propre nom les baux précédemment établis au nom de ses adversaires. Rabevel se sentait donc à peu près tranquille. Le pis qu’il eût à craindre était un procès dont l’issue lui serait favorable certainement, mise à part une concession fatalement faite à Mulot-Blinkine. Pour le moment, tout marchait à peu près ; mais, par suite de l’échelonnement des paiements, des frais généraux, des salaires avancés et de l’indolence des clients, point d’argent disponible. Il fallait coûte que coûte obtenir une avance de banque ; pas d’autre solution qu’Orsat. « Adieu, Angèle », dit-il à haute voix avec un soupir devant le comptable stupéfait. Et dans l’après-midi, il se rendit chez celui que, d’ores et déjà, il considérait comme son beau-père.

Comme il s’y attendait, Reine était seule ; il lui remit une gerbe de roses blanches et tandis qu’elle les admirait, il lui demanda : « A quoi songez-vous ? »

— A rien, dit-elle et sa joue devenait cerise.

— Moi je songe que cette gerbe est la dernière ou la première.

— Que voulez-vous dire ? eut-elle la force de demander.

— Vous me comprenez. Et vous seule pouvez me répondre.

Il lui sembla divinement puissant, éloquent et beau. Elle répondit comme malgré elle : « la première » et cacha sa confusion contre son épaule. Il la prit dans ses bras et la baisa chastement au front. La peau lui sembla fine et odorante ; les traits vus de près restaient jolis ; elle lui parut charmante. Et vraiment cette docilité lui était souverainement agréable.

Ils causèrent longuement ; elle l’étonnait ; il la taquina sur ses goûts artistiques ; elle, déjà plus assurée, lui répondit et il comprit que ses goûts n’étaient pas l’effet d’un snobisme ; elle s’expliqua, elle lui découvrit des vues toutes nouvelles pour lui et où il pénétra avec une sorte de méfiance ravie. Il devina que la jeune fille était fine, sensible et qu’elle n’avait pas d’autre naïveté que celle de l’innocence ; point romanesque ; seulement raffinée à l’extrême, au point, songea-t-il tout à coup, de l’aimer lui pour ce qu’il avait de force, de malice, de simplicité aussi, de différent enfin de tous ces artistes qu’elle connaissait jusque dans le secret de leur cœur et dont elle devait être excédée.

Le temps passa très vite et il ne put se retenir de dire : « Déjà ! » quand Orsat arriva. Il n’aborda pas le sujet qui lui tenait au cœur et se borna à un entretien tout amical. Il demanda la permission de revenir le lendemain pour parler affaires ; mais le lendemain, entraîné par la conversation avec Reine, il s’aperçut vers les six heures qu’il n’avait pas entrepris son sujet. Il s’en excusa :

— Ce n’est pas que j’aie des choses bien importantes à vous dire et peut-être les savez-vous. Il s’agit du couple Blinkine-Mulot ?

Mr. Orsat fit signe qu’il était au courant.

— Naturellement, il n’y a pas à s’affoler de tout cela, je les ai dans ma main…

— Eh bien ! dit Mr. Orsat, je serais bien curieux de voir comment vous vous tirerez de là.

— Vous le verrez, vous le verrez. Mais j’aurais voulu causer avec vous de la situation en général. Tout cela n’est pas pressé. Au contraire.

— Au contraire ?

— Oui, je veux dire (et Bernard se sentit tout de même embarrassé) que, plus souvent vous m’autoriserez à venir ici, plus j’en serai heureux…

— Ah ! par exemple, ah ! par exemple, fit le père qui comprit tout à coup. Mais, écoutez, vous me prenez au dépourvu. Madame Orsat n’est pas là. Et toi, qu’est-ce que tu dis, Reine ?

— Mais, rien, papa, répondit la jeune fille en baissant la tête, fort émue.

— Revenez me voir demain, conclut Mr. Orsat encore tout interloqué.

— « C’est un peu brusqué », se disait Bernard un instant après, « mais, tout compte fait, cela vaut mieux. Une seule chose à craindre maintenant, c’est la conduite scandaleuse de ma mère. Il faudra que j’aille voir Noë demain matin et que je me procure son adresse. Je mettrai les pieds dans le plat ; elle ne me mangera pas, l’ogresse. » Il se rendit chez Abraham. Comme il tournait au coin de la rue il vit sortir de chez son ami une silhouette qu’il reconnut. Il ne put retenir un mouvement de colère, puis il fit un sourire satisfait : « C’est moi qui l’ai voulu, c’était fatal. Il a marché, ce pauvre Abraham, mais c’est le moment d’agir. »

Dès qu’il fut devant son ami, il lui dit :

— Je suis très ennuyé. Je me trouve dans une situation assez difficile. Ton père m’a fait entrer dans la Société Bordes et Cie mais je n’ai pas un titre, aucune autorité. Bordes et les autres se fichent de moi. Ne pourrais-tu me prêter tes titres ? Tu en as 80, n’est-ce pas ?

— Oui, mais ils sont dans le coffre paternel.

— C’est juste. Tu peux pourtant me donner ton pouvoir pour te représenter pendant une période de X années aux assemblées.

— Écoute, c’est bien délicat ce que tu me demandes là ; j’ai l’habitude de donner tous les ans mon pouvoir à mon père qui y tient beaucoup et ne m’a donné des actions de cette société qu’à cette condition.

— C’est bon, n’en parlons plus.

Il entra dans la chambre ; Angèle l’embrassa puis se mit à pleurer. Il démêla la gêne, la crainte, l’amour, le repentir dans le désarroi de la jeune femme ; il lui parla tendrement, évoqua un avenir de tendresse, une vie pleine de béatitude et la calma peu à peu. Elle était encore très faible et s’endormit tandis qu’il la berçait de mots câlins. Quand il la vit assoupie, il se tourna vers Abraham : « Allons dans ta chambre », lui dit-il.

Dès qu’ils furent entrés, il remarqua un prie-Dieu devant un Christ : « C’est fait, demanda-t-il, tu es baptisé ? » L’autre acquiesça de la tête. « Ta sincérité envers toi-même, ton courage t’honorent, dit Bernard gravement. Sans doute iras-tu plus loin ? »

— Oui, répondit Blinkine, je pense à faire comme Ratisbonne.

— C’est très bien, fit Bernard qui lui serra la main.

Il répéta encore :

— C’est très bien.

Puis il ajouta :

— Seulement, tu comprends, chacun ne voit pas la vie à ta manière. Ce qui te réjouit m’ulcère. Le Père Régard sort sûrement d’ici, l’attitude d’Angèle à mon égard le montre. On retourne le cœur et l’esprit de l’être que j’aime le mieux au monde, on me la prend. Cela, je ne peux pas le supporter. Aussi je préfère te le dire tout de suite : demain, je viens chercher ma maîtresse et je l’emmène chez moi.

— Tu ne feras pas cela ! cria Abraham douloureusement. Comment, avec l’éducation que tu as reçue et les sentiments qui restent au fond de toi certainement, tu aurais le courage d’enlever cette âme qui revient peu à peu à Dieu ?

— Ah ! je t’en prie, assez de prêche.

Mais Abraham ne se laissait pas ainsi imposer le silence. Avec une éloquence farouche qui frappa Bernard sans le convaincre, avec les accents d’une conviction illuminée, il lui dépeignit la laideur de ses actes, le suppliant de se racheter, de changer de conduite, de se souvenir qu’il était chrétien.

— Si tu n’es pas encore mûr pour le sacrifice, au moins, lui dit-il, n’entraîne pas dans ta perte une âme si belle et qui ne demande qu’à reprendre le droit chemin.

— Moi je veux vivre, dit Bernard, je veux vivre.

— Mais as-tu besoin d’elle ? Manque-t-il donc de filles perdues pour te servir d’amusement, que tu aies justement le désir d’enlever à ses devoirs un être noble et droit. Quoi ! tu l’as prise, tu l’abandonneras. Laisse-la donc maintenant, tu sais bien que tu ne désires que gagner de l’argent et jouir de tous les plaisirs.

— C’est possible. J’ai quelquefois ces idées, c’est vrai. J’ai cru tenir à un certain moment le moyen de faire fortune ; tiens, encore tout à l’heure, quand je te demandais tes titres. Mais tout me claque dans la main. Alors, pour être un simple employé, j’aime autant vivre avec celle que j’aime et qui porte un enfant de moi.

— Oui, et combien de temps vivras-tu avec elle ? Tu veux être riche, tu as besoin que je te prête mes titres ? Tu laisseras Angèle ? Eh bien ! tiens, je vais te les donner ces titres.

Avec une exaltation de néophyte le jeune Blinkine fouilla dans son secrétaire.

— Les voilà, dit-il. Ils n’étaient pas chez mon père, je te le disais pour pouvoir te refuser. Que veux-tu que nous fassions ?

— Ah ! tu me prends au mot, dit Bernard qui feignait l’hésitation. Qu’est-ce que ce fatras de papier auprès d’Angèle ?

Il simula par le geste et l’expression une violente lutte intérieure.

— Hâtons-nous, dit Abraham qui s’énervait et craignait de le voir revenir sur sa parole. Voilà le mieux, je crois : je te prête ces titres, je te donne une option pour deux ans par exemple, soi-disant contre la somme de cinq mille francs dont je te délivre gratuitement reçu. Tu as la jouissance du droit de vote ; les coupons me restent, bien entendu. Ça va comme ça ?

— Oui. Et je serai possesseur de ces titres contre versement entre tes mains de leur valeur au cours du jour où il me plaira de lever mon option, à n’importe quelle époque durant ces deux années ?

— Entendu. Prépare un papier tout de suite et que ce soit fini. J’ai ta parole au sujet d’Angèle ?

— Oui. Toutefois je te demande de me permettre de venir la voir jusqu’au moment où elle me chassera d’elle-même.

— C’est ce qu’il faut. Il est nécessaire que la rupture vienne d’elle ; c’est la condition de la contrition.

Comme beaucoup d’hommes d’affaires de ce temps, Bernard avait toujours sur lui des feuilles de papier timbré. Sur le champ, il rédigea le contrat en double exemplaire sous seing privé. Il quitta Abraham sans vouloir remarquer sa grimace de dégoût : « Fais le beau, se dit-il, toi qui m’appelais autrefois curé, va tâter du séminaire. Et quand tu en auras assez, reviens demander ta galette au Bernard ; on verra si tu seras aussi dégoûté à ce moment-là. »

Une demi-heure après, en fermant son coffre où il avait mis en sûreté les actions, il songeait à Angèle : « Elle n’est pas perdue pour moi, nous nous retrouverons. » Vraiment le moment était trop dur, le danger grand et l’occasion belle, il en était à la chance de sa vie, il fallait pour l’instant consentir aux sacrifices nécessaires. Il pensa à Reine, il se sentit du désir pour cette enfant précieuse. Pourtant l’idée soudaine qu’Angèle pourrait ne pas l’accompagner toute sa vie, le vida de son sang. Il tomba sur un fauteuil. Mais non, Angèle était à lui, rien ne prévaudrait contre cet amour.

Sernola le surprit comme il était encore plongé dans sa méditation : « Je t’apporte un avant-projet avant d’aller plus loin, lui dit-il, je reviendrai te voir demain matin pour prendre tes instructions. » Bernard serra les papiers dans un tiroir et, jetant les yeux sur son camarade, sifflota admirativement.

— Que vois-je sous ce manteau ? Un bel habit tout neuf et à sept heures du soir ! Tu dînes chez un satrape ?

— Non, à mon restaurant habituel. Mais je vais ensuite au spectacle et à un souper de centième présidé par la plus jolie femme de Paris. Veux-tu venir ? J’ai le droit d’emmener un ami, l’auteur est un copain.

— Non, mon vieux, j’ai sommeil, je vais me reposer.

— Tu as tort, tu as tort.

— Non, je vais me reposer. En attendant, dîne donc avec moi ; Florent va nous faire griller une entrecôte et tu ne risqueras pas de poisser ton habit dans un restaurant. D’ailleurs, nous pourrons parler de notre société. Veux-tu ?

— Ma foi, oui, avec plaisir.

Ils bavardèrent un peu, puis, reprenant l’un après l’autre tous les articles du projet, ils les discutèrent et mirent au point une rédaction nouvelle tout en dînant. Quand ils eurent achevé, Ramon insista de nouveau pour emmener son ami.

— Tu verras ce souper, ce sera sûrement très amusant. Bardy, l’auteur de cette comédie, Le Coup de Foudre , dont on fête la centième est très spirituel ; et Rollinette, la vedette, est aussi fort drôle. Viens donc.

— Non, j’aime mieux aller au lit. C’est cette Rollinette qui préside, bien entendu ?

— Mais non, mon vieux, je te dis que c’est la plus jolie femme de Paris.

— Ah ! elle joue là-dedans cette jolie femme ?

— Non ; elle se contente d’être la maîtresse du commanditaire du théâtre.

— Ah ! fort bien. Quelles mœurs étranges.

— Alors, tu ne viens pas ?

— Non, je vais me coucher.

— Tant pis pour toi, tu ne verras pas la Farnésina.

— Tu dis ?

— Oui, la Farnésina, la plus belle femme de Paris.

— La maîtresse du commanditaire ? Comment s’appelle-t-il ce commanditaire ? s’écria Bernard.

— Je ne sais plus, il a un nom d’oiseau ; ou de poisson naturellement.

— Mulot ?

— Tout juste, Mulot. Il ne sera pas là d’ailleurs, sans quoi elle n’aurait pas pu venir. Il paraît que c’est un tigre.

— Je viens, mon vieux, je viens. Et je lui ferai la cour à la Farnésina. Tu me présenteras comme le comte de « Pézenas et aultres lieux ». Prends un cigare, mon vieux, et passe dans ma chambre avec moi. Florent, chemise blanche, chaussettes soie, souliers vernis, gibus, habit, au trot, petit Florent. Et pendant que je m’habille allez me dégoter un gardénia. Un peu de gaieté, bon Dieu ! on va cocufier Mulot.

— Tu le connais donc ?

— Si je le connais, cet infâme rat ! Je te raconterai tout cela quand tu seras plus grand ; pour le moment faisons-nous beau ; il faut plaire à la Raphaelita.

— Farnésina.

— Raphaelita, Farnésina, ce que tu voudras. Allons, mon petit, il y a encore de beaux jours à vivre.

Ramon contemplait les manifestations de cette gaieté subite avec étonnement. Mais Bernard ne se méprenait pas lui-même sur cette explosion de joie ; il en sentait les racines amères et sauvages au moment même où elles le perçaient au cœur ; c’était, subitement déchaînée à la première occasion, la manifestation de sa haine, le désir vivifiant de la vengeance contre ses ennemis ; toute la rage qui couvait depuis quelques jours et que son intelligence avait refoulée pour se garder libre arrivait en flux grondant ; tous les griefs dont la cuisante morsure le persécutait se formulaient simultanément et comme d’une seule voix ; on voulait la ruine de ses espérances, de son orgueil, de sa jeune force ; on l’obligeait à renoncer à ses projets d’avenir, à marcher malgré lui dans des voies qu’il n’avait pas tracées d’abord, à abandonner le grand amour de sa vie, à se lier pour la durée de l’existence avec une femme dont il savait bien qu’il la supporterait avec plus ou moins d’agrément mais sans jamais pouvoir l’aimer ; on le poussait à entreprendre des combinaisons téméraires à cheval sur le bien et le mal, à disposer de ses amis ; déjà il portait un premier coup à l’innocent Abraham et dans quelles conditions ! Le mépris de son ami, le dégoût qu’il avait lui-même de sa conduite lui faisaient venir des gouttes froides à la racine du poil ; il prévoyait qu’Abraham n’avait pas fini d’être sa victime, que la veuve Boynet n’avait pas commencé et qu’Angèle était son hostie. Il prévoyait qu’il allait connaître les sentiers étroits et dangereux, les jours difficiles, les pièges, les lames à deux tranchants, il sentait passer le vent de la défaite possible, il entendait le pas des huissiers, des juges ; il réalisait avec intensité tous les risques qu’il allait courir. Tout cela, il le devait à Mulot et Blinkine ; ah ! les cochons ! Il déglutit péniblement sa salive ; qu’il les haïssait ! mais il ne songeait pas à se soumettre, à s’accorder, à se restreindre, à ne pas courir tous les dangers, à être heureux ! l’humiliation ? la médiocrité ? ah ! non ! mais se venger ! Et de nouveau lui vint l’idée qui avait fait cristalliser soudain tous ses sentiments et ces images, l’idée de voir la Farnésina, de la séduire, de l’envelopper et quelque beau jour, de tenir enfin l’occasion, la belle occasion… Un rêve sanglant le happait ; il se souvenait du galant de Flavie roulant dans l’escalier de pierre. Ah ! bon dieu ! crever Mulot comme ça, par accident ! il défit son col, il étranglait de bonheur à cette idée. « Allons, répéta-t-il, il y a de beaux jours à vivre. Filons ! »

La soirée était belle ; ils allèrent à pied jusqu’aux Variétés. L’éclat des lumières, le bruit, le mouvement joyeux de la foule s’accordaient à la frénésie heureuse de Bernard ; toutes ses tendances secrètes arrivaient à leur épanouissement ; il lui semblait qu’il allait enfin pouvoir se venger, rejeter le fardeau pesant que les conventions sociales et la nécessité de feindre lui imposaient pour vaincre. Le besoin physique de triompher par le corps, par l’exaltation de la force venait à lui du fond des âges, conseil obscur et tenace de l’instinct atavique, souvenir de la sylve primitive ; sa nature si foncièrement charnelle ne concevait pas de vengeance plus humiliante que celle qui consistait à bafouer son adversaire dans sa chair, dans son orgueil de mâle, dans son orgueil d’homme, dans la puissance vaniteuse de son corps. Ah ! ce malheureux Mulot était jaloux comme un tigre ? Eh ! bien, il verrait ! Ce n’en serait que plus gai. Il se mit par la pensée à la place de ce Mulot et se supposa impuissant devant l’outrage, il trembla d’imaginer sa colère et l’enragement de son désespoir. Mais était-il bien prouvé que Mulot réagirait comme il aurait réagi lui-même ? Après tout, il ne le connaissait guère cet homme. Il se le figura de nouveau grand, fort, sanguin, d’une carrure semblable à la sienne, d’un visage altier de même mine que le sien à la pâleur près ; le type général était le même : « Tous les requins se ressemblent », se dit-il et il se mit à rire tout haut.

— Qu’est-ce qui te fait rire tout seul, égoïste, demanda Ramon qui marchait toujours à ses côtés le nez en l’air, sa curiosité jamais lassée du spectacle des boulevards.

— Le plaisir d’être avec toi, répondit-il. Nous arrivons ; si nous prenions une loge, hein ?

— A ton gré.

Ils s’installèrent dans une avant-scène. Bernard suivait, avec son application habituelle à toute chose, l’intrigue d’une pièce écrite selon la recette de ce théâtre ; une intrigue grivoise menée par des pantins tout artificiels dans une langue où fusaient à chaque instant des mots drôles. « Dieu que c’est bête ! » se disait-il, mais il ne pouvait s’empêcher de sourire.

Ramon le toucha au coude :

— Je crois que ton visage de Werther révolté fait son petit effet, dit-il, tourne-toi vers l’avant-scène en face, il en vient des regards qui s’attardent sur toi assez complaisamment.

— Ils sont pour toi, rétorqua Bernard sans même jeter les yeux du côté qu’on lui indiquait.

— Mais non, je suis dans l’ombre, invisible. Oh ! oh ! on prend des lorgnettes. Te voilà sur le chemin de la gloire parisienne.

Bernard se mordit les lèvres pour ne pas rire. C’était un Vénézuélien qui lui disait cela ; elle était jolie la gloire parisienne, la réputation dans un cercle de demi-mondaines, de cabots et de rastas ! Mais Ramon poursuivait :

— Ça ne t’émeut pas ! La Farnésina te regarde et tu t’en moques !

— « La Farnésina ! »… Il se retourna ; il vit une belle femme aux traits de Junon, un peu durs, au menton ferme, à la chair mate et dont les yeux très noirs aussitôt détournés suivaient maintenant le jeu des acteurs.

— Elle est assez romaine, l’enfant, dit-il ; mais elle n’est plus jeune.

— Elle doit friser la quarantaine ; que veux-tu ? c’est l’âge des femmes à la mode ; mais pas une ride ; et un corps ! C’est une femme extraordinaire.

— Elle n’a pas l’air commode. (Il commençait à sentir déjà en lui le désir de la briser, de la voir pantelante à ses pieds).

— Il paraît qu’elle est assez impérieuse, oui ; on raconte des scènes homériques entre elle et Mulot ; elle trouve fort bien l’accent et les mots de la poissarde quand il le faut ; mais enfin l’allure est d’une princesse et, regarde-la, elle atteint vraiment à la grandeur par l’attitude et l’expression.

Ramon s’était un peu penché et la Farnésina l’ayant soudain reconnu lui fit, la première, un gracieux sourire.

— Quelle mémoire étonnante, dit-il, c’est ce don-là qui permet à ces femmes de réussir ; elles n’oublient rien et parlent à chacun comme si elles le connaissaient intimement ; ainsi se maintiennent-elles une cour de flatteurs et de dévots ; je ne l’ai vue que deux fois dans des circonstances comme celles de ce soir et à quelques mois d’intervalle ; la première fois elle a appris mon nom et mon histoire, la seconde fois elle m’a demandé des nouvelles de la Maria Doré avec qui j’avais à ce moment-là une intrigue (tu vois si elle était renseignée !) et ce soir, tu vois, elle m’a bien reconnu.

— Quel métier ! dit Bernard. Qui est avec elle ?

— L’auteur, René Bardy et sa maîtresse, Esmeralda ; le vieux, derrière eux, qui vient d’entrer, c’est Ézéchiel, le directeur du théâtre.

Le rideau tombait sur la dernière réplique du premier acte. Bernard contemplait la courtisane. Encore une fois sans qu’il la désirât mais avec une violence prodigieuse il eut l’envie de la serrer dans ses bras à lui faire craquer les os puis de la jeter à terre comme une poupée ; il se vengeait obscurément de Mulot, des difficultés, des travaux de son existence et de son échec possible dans la lutte où il était maintenant engagé.

— Veux-tu que je te présente tout de suite ? demanda Ramon qui suivait son regard.

— Comme tu voudras, répondit-il ; seulement pas sous mon nom, hein ? Je serai un de tes compatriotes si tu veux, un señor Marquis del Vomito-Negro par exemple ! Tu comprends, comme je ne la reverrai jamais, ça n’a pas d’importance et cela fait très bien.

Il pensait que, peut-être, Mulot avait, au cours de la conversation, parlé de ses démêlés avec lui et il ne voulait pas éveiller la méfiance de la demi-mondaine.

— Soit ; tu seras mon cousin, Luis de Calenda. Allons.

Ils firent le tour de la salle et frappèrent à la porte de l’avant-scène. Une dizaine de personnes s’y pressaient et ils eurent quelque peine à approcher la déesse :

— Ah ! vous voilà, Ramon, dit-elle en l’enveloppant de cette œillade professionnelle qui veut être invite, confidence et abandon, comment vont vos amours avec Lilian Fragonard ?

— Comment, vous connaissez déjà… Hélas ! très mal. Lilian m’est bien cruelle, vous savez.

— Elle sera là ce soir, je l’ai fait inviter pour vous dès que j’ai appris que vous seriez des nôtres, et vous serez voisins. Voyez comme je suis gentille.

Ramon regarda Bernard d’un air qui signifiait : « Hein ! quelle maîtresse femme ! je te l’avais bien dit ! » et il se confondit en remerciements, en flatteries et en galanteries que la Farnésina buvait d’un air gourmand. « Quelle maquerelle ! » se dit Bernard. Cependant Sernola le présentait :

— Voici mon cousin qui est aussi mon ami d’enfance et camarade d’études, le marquis Luis de Calenda.

— Oh ! si jeune et déjà marquis ! dit la Farnésina en minaudant.

— Et d’une des plus vieilles familles espagnoles émigrées au dix-septième siècle. Son père est mort voici deux ans et il a hérité le titre.

— Jamais titre ne saurait être porté avec plus d’élégance » fit la demi-mondaine. Bernard se sentit des nausées. Mais la Farnésina l’entreprenait et il dut raconter une existence imaginaire qu’il inventait à mesure. L’entr’acte s’achevait. « Déjà », dit-elle ; mais Bardy et sa maîtresse proposèrent de céder leur place, ils iraient eux-mêmes dans la loge du marquis ; d’ailleurs ils avaient à faire sur le plateau et chez Ézéchiel. Bernard resta seul avec la courtisane et Ramon. Ils bavardèrent jusqu’à la fin de la pièce à voix basse. Ce fut pendant le dernier acte qu’elle lui dit toute sa vie ; elle lui fit une sorte de conte bête, sentimental et roublard où il devina toutes les nuances secrètes de son caractère en voyant à la fois ce qu’elle aurait voulu être et l’impression qu’elle désirait donner.

— Elle ment aussi bien que moi, se dit Bernard, mais ma supériorité sur elle c’est qu’elle ignore que je mens.

Elle glissa à des confidences plus précises, en vint à l’ennui de sa vie gâchée avec un tyran jaloux et avare, sans séduction ni allure. Et comme Bernard lui objectait qu’elle ne devait pas manquer de soupirants, elle haussa les épaules avec un air de dédain excédé ; elle avait fait de bien tristes expériences, allez ! avec des gens qui n’avaient qu’un sentiment, l’orgueil, et une ambition, celle de satisfaire cet orgueil. Mais elle avait toute sa vie cherché un cœur vierge, un adolescent, naïf, tendre, beau et doux. Elle finissait par désespérer, par douter qu’il y en eût encore.

— Ne croyez-vous pas ? » lui demanda-t-elle pour finir. Elle lui dit cette phrase d’un ton profond, en posant familièrement la main sur son genou ; elle avait incliné la tête et lui parlait tout près du visage ; il ne voyait bien que deux yeux très grands levés vers lui et qui exprimaient la mélancolie et l’innocence.

Il s’éloigna sans affectation, un peu troublé ; le faisceau d’un projecteur qui avait pour rôle de donner au dialogue indigent « l’atmosphère d’amour » de la scène finale, effleura rapidement le visage de la Farnésina ; la patte d’oie apparut à la tempe sous l’artifice des fards. « Cette pauvre chère chose, ce n’est qu’une femme usagée, une vieille chochotte », se dit-il avec la cruauté de son âge. Son regard glissa jusqu’aux épaules : « Elle reste tout de même belle » ; mais, assez étrangement, comme si elle eût deviné ses pensées et qu’elle en fût maintenant gênée, la courtisane ramena une écharpe qui la voila. Le rideau tombait. On se leva. Bernard n’eut plus devant lui qu’une femme agacée qui accepta de méchante humeur l’aide qu’il lui offrait pour remettre son manteau. Le jeune homme fut vexé. Il fut partagé entre le désir de s’en aller et celui de se venger. Zut, après tout, pour cette vieille grue qui après lui avoir fait la cour posait maintenant à la reine offensée. Il prit ostensiblement congé de Ramon. Mais avant que celui-ci pût ouvrir la bouche :

— Quoi ! dit la Farnésina, est-il désagréable celui-là ! Il fait de la neurasthénie, alors ? Il vient, il bavarde, il fait l’aimable ; après ça, il prend des mines renfrognées d’examinateur et parle de fiche son camp. Mon petit, tout marquis que vous êtes, vous pourriez vous montrer plus galant. Quant à vous, Ramon, si votre cousin s’en va, vous pouvez le suivre et que je ne vous voie plus. En voilà un genre, alors ! C’est la première fois qu’on me laisserait tomber. Ah ! non, très peu, une belle paire de mufles que ces Grands d’Espagne.

Elle éclatait de dépit. « Allons, allons, ça ne va pas mal », se dit Bernard. Il s’excusa très gentiment et Ramon expliqua à mi-voix que son ami avait une maîtresse exigeante. La Farnésina fit des coquetteries : « On ne me la sacrifiera pas une pauvre petite fois ? »

— Qu’as-tu donc ? dit Ramon à voix basse. Tu ne vois pas qu’elle est folle de toi ?

Alors Bernard joua le grand jeu. Il feignit le coup de foudre, l’affolement. Il avait l’air de sacrifier son passé, ses projets, ses plus chères amours à la passion soudaine, baisa la main de la courtisane et relevant la tête lui offrit un visage si exalté qu’elle le repoussa dans l’ombre de la loge sans plus savoir ce qu’elle faisait et le baisa sur les deux joues à pleines lèvres comme un enfant : « Oh ! chérubin ! » s’exclama-t-elle, « comme il me plaît ce gosse, il est adorable. »

Chez le directeur, au souper, qui, contrairement à la coutume, fut extrêmement gai, elle le voulut à ses côtés. Ils burent beaucoup de champagne ; à la fin du repas quand la réunion tourna à l’orgie, Bernard se dit vaguement : « Voilà le moment de tenter quelque chose. » Les hommes assez débraillés fouaillaient les femmes demi-nues qui poussaient des cris discordants. Certains couples s’étaient retirés dans un salon proche. Ramon et Lilian enlacés montraient l’œil terreux et la pâleur de la luxure. La bestialité des attitudes, le désordre de la table, cet assemblage de reliefs de repas, de fruits écrasés, de fleurs fanées déjà, de vin répandu et de chairs, loin d’exciter ses appétits le gênaient. « Si nous partions ? » dit-il à sa voisine. Elle le regarda, un peu hagarde, puis se leva. Ils enjambèrent un couple ; comme ils quittaient la salle, Bernard entendit la voix enrouée de Ramon : « Voilà le marquis qui va s’offrir la plus jolie femme de Paris », et il vit frissonner devant lui les belles épaules de la Farnésina.

Le temps s’était refroidi ; le froid les saisit et les dégrisa. Dans la voiture qui les conduisait à la rue Marbeuf où habitait la courtisane, ils ne dirent pas une parole. Ni l’un ni l’autre n’avait aucun désir. La femme de chambre mal éveillée fut renvoyée d’un geste ; ils s’assirent l’un auprès de l’autre, gênés, glacés. Bernard se gourmandait intérieurement. Six heures sonnèrent. Enfin elle le prit dans ses bras, l’embrassa sur le cou et, tout d’un coup, il sentit ses larmes sur la peau. Tous deux se dégoûtaient un peu, pris d’une vague tendresse et d’une immense lassitude. Hébétés, engourdis, ils sentaient passer les minutes ; ils distinguèrent vaguement le bruit d’une clé dans la serrure. Et ils ne reprirent pleinement conscience d’eux-mêmes qu’en entendant des imprécations furibondes et en voyant devant eux Mulot en costume de voyage, couvert de poussière, étranglé de fureur.

— Qu’est-ce que c’est que cette paire de cochons en tenue de soirée à sept heures du matin sur mon canapé, criait-il. Ah ! on ne m’attendait pas et on faisait la bombe, hein ! la vieille garce ? On amène son amant chez moi maintenant ? Qu’il fasse voir sa gueule celui-là ?

Il alla à la fenêtre, tira les rideaux et poussa un cri de colère :

— Rabevel ! Nom de Dieu ! Bernard Rabevel !

Bernard s’était dressé aussitôt, toute sa colère et sa résolution ressuscitées ; il devinait que Mulot arrivait de Clermont, venait d’achever ces négociations qui devaient le perdre, le ruiner ; il tressaillit de joie à l’idée de la confusion que faisait cet homme : « Le résultat sans le sacrifice ; il est cocu par moi sans l’être ! » Réflexions qui durèrent l’instant d’un éclair. Il ne dit mot, serra les dents : « Qu’il bouge, qu’il me donne un prétexte, pensait-il avec une impatience folle du meurtre, je le fous par la fenêtre. » Mais Mulot était tombé sur un fauteuil, touchait sa gorge, sa poitrine. « Il est emphysémateux ou cardiaque, ce paquet, se dit Bernard avec regret, ça va le sauver. » L’autre déboutonnait son col fébrilement : « Bernard Rabevel, Bernard Rabevel, ah ! nom de Dieu », et il roulait des yeux désorbités. Ce fut au moment où il répétait le nom du jeune homme que la Farnésina qui avait paru anéantie, se leva brusquement et, comme folle s’écria : « Idiot, idiot, c’est notre fils, notre fils, tu entends ? Oui, notre fils ! » Et prenant Bernard par le cou, elle le couvrait de pleurs et de baisers. Soudain, elle s’arrêta, ils se regardèrent fixement, mesurèrent l’horreur du trou où ils avaient failli descendre, baissèrent les yeux. Elle se rassit, dit à Mulot qui revivait :

— Oui, notre fils que j’ai retrouvé hier et dont tu n’as rien su jamais. J’ai été mariée avec un Rabevel, tu n’as jamais connu que mon nom de jeune fille. Quand tu croyais que je vivais avec ma mère, je vivais avec ce mari, je t’ai caché ma grossesse quand tu es allé au Portugal. Je t’ai toujours caché l’existence de ce fils qui devait me vieillir. Tu veux des preuves : je t’en donnerai des preuves. Mais regarde comme il te ressemble d’abord ! Et puis je sentais bien quelque chose aussi. Ah ! quelle émotion !

Mais Bernard était déjà sorti, hors de lui-même. « Quelle catastrophe, disait-il avec colère, qu’est-ce que je vais faire ? » Il arriva chez lui, prit un bain, changea de vêtements. Comme il nouait sa cravate devant la glace, il fit un mouvement de recul. « Elle n’a pas menti cette garce, s’écria-t-il, ce que je ressemble à son amant ! » Même front élevé, même mâchoire de dogue, mêmes cheveux rebelles ; seuls les yeux, les joues et le nez étaient ceux de la Farnésina : « Beau rejeton d’un beau couple ! » se dit-il avec découragement. A cette heure, à se savoir fils des deux êtres qui le dégoûtaient le plus au monde, il ressentait une envie de pleurer, une faiblesse totale, un besoin immédiat de se confier à un ami, avec des larmes. Mais il ne se voyait pas d’amis. François était bien loin, et puis François… Blinkine, mais Blinkine… — Il eut conscience de ses trahisons, une amertume, un regret… S’il allait voir sa tante Eugénie ? mais un sursaut d’orgueil le secoua : Non, Eugénie, il ne pouvait pas ; elle le croyait un Rabevel ; il fallait qu’il le demeurât pour elle. Cette évocation d’une chère tendresse féminine le troubla ; et il décida aussitôt d’aller parler à Angèle. Il passa dans son bureau ; une lettre de Mr. Georges l’y attendait ; le comptable lui annonçait l’arrivée par deux trains successifs de Fougnasse et de Bartuel à qui il s’était permis de donner rendez-vous avec Bernard à onze et à trois heures, à son bureau le vingt-sept février. « Il est intelligent ce garçon, il a compris que ces deux drôles devaient s’ignorer. Bon. Le 27 Février, mais c’est aujourd’hui. Bon. » Il se hâta vers la maison d’Abraham. Angèle était à demi étendue sur une méridienne. Il sentit en la voyant cette émotion qui l’étreignait dès que le cher visage florentin lui apparaissait ; il murmura pour lui-même : « Mon amour, mon amour », et après l’avoir longuement embrassée il demeura un instant à genoux devant elle dans un besoin plus grand que jamais d’adoration. Elle le regardait avec l’expression d’une tendresse immense et désolée et laissait sa main contre sa joue. Ils gardèrent le silence et il leur semblait à tous deux d’un prix tel qu’ils n’eussent pas voulu le rompre. Pourtant, comme elle toussait un peu, il l’interrogea :

— Je serai bientôt tout à fait guérie », lui dit-elle ; elle se dégrafa, montra sous le sein gauche une trace rosée, la cicatrice ; il y posa ses lèvres avec passion tandis qu’elle rougissait de pudeur et de joie. Elle reprit avec embarras : « bientôt guérie, tout à fait forte grâce à cette transfusion qui doit t’avoir bien affaibli, mon amour… » Il fit un geste, mais elle : « Ne dis pas un mot, ne parle pas, ne prononce pas une phrase qui puisse m’arrêter ; j’ai une chose à te dire qui me fait peur ; il me faut beaucoup de courage… »

Il comprit tout de suite ; il ébaucha un geste de désespoir ; à ce moment juste où il sentait le prix de cette affection, il allait donc perdre le seul être qui lui eût donné à jamais et sans restriction son cœur ; et le perdre par sa faute. « Je l’ai vendue, se disait-il avec désolation, je l’ai vendue à Abraham ! » Rien ne subsistait maintenant de l’espoir qui le soutenait au moment du troc ; qu’Angèle retournât à La Commanderie dans son petit bourg natal du Rouergue et la reverrait-il jamais ? Ah ! qu’allait-elle dire ! Il espéra un instant qu’elle ne parlerait pas ; il espéra qu’elle allait dire autre chose que ce qu’il craignait ; vains subterfuges de son cœur à son cœur : « Tu comprends, faisait la pauvre voix prête à sombrer dans les larmes, nous nous sommes aimés comme des enfants. Il était bien évident que la vie devait nous séparer fatalement ; notre situation ne serait pas possible vis-à-vis du monde, de ma famille, de la tienne, de celle de François ; déjà, j’ai du mal à conserver une légende auprès des miens. » Elle s’arrêta exténuée, fit quelques sanglots déchirants : « Et puis, reprit-elle, nous avons péché si gravement ; j’ai été folle, mon Dieu, c’est ma faute, je t’ai entraîné. Toute ma vie pour expier cela ! » Les pleurs lui hachaient la voix ; Bernard distinguait mal ses paroles ; il entendait les noms de François, du Père Régard, d’Abraham ; il comprit qu’elle parlait de pénitence, du Bon Dieu, de sa contrition. Il baissait la tête, impressionné par cette grande crise de désespoir, d’honnêteté, de piété qui tendait à déraciner à jamais leur amour. Et il admirait en même temps qu’elle fût si courageuse. Il se sut abandonné des dieux et des hommes. Quelle créature il perdait ! Puis il songea à l’enfant qu’elle portait dans ses entrailles, à son enfant. Elle y pensait aussi, elle dit que ce petit être serait pour la vie l’image de son péché, sa punition ; mais elle n’en pouvait plus, et poussant un cri où expirait le bonheur de son existence, elle clama : « Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureuse ! » et retomba comme pour succomber ; Bernard eut le sentiment de leur détresse commune, il crut que tous deux atteignaient à l’extrême de la douleur humaine ; toute grande désolation s’accompagne de cette terrible impression de l’unique qui désespère la créature en lui laissant tout de même l’orgueil de se croire sans pareille. Il ne pouvait plus maintenant se taire, il fut sur le point d’aller chercher Abraham, de lui dire : « Je reprends ma parole, voilà tes titres, ta signature, je reprends Angèle, je l’emporte. » Il savait bien que s’il le voulait il parviendrait tout de même à la persuader, à vaincre l’influence du Père Régard, toutes les puissances divines ou terrestres. Il balança ; mais il vit les deux requins qui le poursuivaient ; tout plutôt que d’abandonner la lutte ; Angèle, il la reprendrait un jour, grâce à l’enfant.

— Tu ne peux pas m’enlever cet enfant à jamais ? dit-il. Que tu ne veuilles plus me voir cela te regarde ; tu ne m’aimes plus, je n’essaierai pas de violenter ton cœur ; mais cet enfant, j’y tiens à cet enfant autant que toi-même.

— Il dit que je ne l’aime plus ! » Elle se roula, de nouveau prise de désespoir. Puis, avec véhémence : « Mais tu ne me comprends donc pas ? Tu ne sens donc pas qu’il faut maintenant sauver nos âmes ?… »

Il fut effrayé de son exaltation, jugea opportun de ne pas insister, la rassura… Puis il en vint à sa grande douleur, à son isolement, et finit par lui raconter en pleurant lui aussi, quelle triste trouvaille il avait fait et ce qu’étaient ses parents. Elle l’écoutait maintenant avec une attention maternelle, le consolait à son tour, lui conseillait l’affection, la douceur. « Certes, la conduite de ta mère n’est pas belle, mais sans doute à cette heure s’en repent-elle et ne demande-t-elle qu’à t’aimer. Et lui, il doit être fier de son fils ; voilà la solution de vos ennuis. Va, tu retrouveras un foyer, un doux endroit de bien-être et de bonheur. Tes parents ne demandaient sans doute que cette occasion de rentrer dans une vie régulière. Va les rejoindre, témoigne-leur ta soif d’affection, ton désir de remplir le quatrième commandement. Tu vas les convertir et te rendre heureux en faisant d’eux et de toi des êtres meilleurs. Va, mon amour, obéis à celle qui t’adore plus que tout. » Il écoutait cette voix mouillée dont toutes les inflexions lui rappelaient une caresse physique, cette chère voix de perle et de cristal. Elle l’apaisait, le réconfortait, faisait pénétrer peu à peu en lui la certitude de la tranquillité future, d’une sorte de bonheur nouveau, de cette tendresse familiale qui lui était inconnue. Mulot ne lui parut plus si odieux, ni sa mère si coupable. Il était déjà convaincu qu’ils l’attendaient pour reconstruire une vie régulière, calme, parfaite aux yeux de tous. Il sentit pour la première fois le besoin de dire : « Papa, maman », ces mots qui lui avaient toujours été interdits.

Il quitta Angèle tout transformé et gagna la rue Marbeuf. Sa mère le reçut aussitôt. Tous deux étaient bien embarrassés.

— Vous êtes seule ? demanda Bernard pour rompre le silence.

— Oui, dit-elle, votre père…, mon mari est chez Blinkine.

Il fronça les sourcils :

— Votre mari ?

— Nous sommes mariés, Bernard. Monsieur Mulot a voulu régulariser la situation il y a quinze ans au moment d’une grave maladie, pour que je ne fusse pas inquiétée par sa famille au cas où il disparaîtrait.

— Vous n’avez guère songé à votre fils à ce moment, dit Bernard.

— Ah ! pardonnez-moi, vous ne savez pas ce que j’ai parfois dans l’esprit. J’étais alors la divette à la mode, je chantais dans tous les cafés-concerts, je créai même une pièce aux Variétés ; dire que j’étais Madame Mulot, avouer un enfant déjà grand…

— Oui, les apparences d’une vie normale vous eussent porté tort dans votre carrière, répliqua Bernard ironiquement.

— Ne m’accablez pas, Bernard. Maintenant c’est fini. J’avoue que j’aime le luxe, la toilette, les soirées, le théâtre, je crois que je n’accepterai jamais de vieillir mais, allez, je serai la plus droite, la plus raisonnable des femmes. Restez avec nous ; et vous serez ma joie, ma sauvegarde. Vous allez voir, votre père va rentrer, il saura arranger les affaires que vous avez ensemble ; il vous aidera dans la vie, il vous adoptera. Vous savez qu’il a une situation considérable dans le monde financier, il vous préparera à lui succéder, il vous donnera son nom.

Bernard réfléchissait ; sa mère était depuis quinze ans Madame Mulot de la Kardouilière ; qui donc irait chercher la Farnésina sous ce nom ? le dernier obstacle à son mariage avec Reine disparaissait : il était le fils que Madame de la Kardouilière, une personne titrée et fort respectable, avait eu d’un premier lit ; nul ne soupçonnerait jamais l’indignité de la courtisane que cachait trop bien ce beau nom. Il se sentit bien aise, tout disposé à l’indulgence, à la tendresse, à cette vie familiale sans heurt qui l’attendait. Il embrassa sa mère avec gentillesse.

— Et moi, on ne m’embrasse pas ? dit Mulot qui rentrait. Ah ! mon petit Bernard, qui aurait cru cela ? il y a encore des miracles.

Il posa sa serviette bourrée de papiers sur un fauteuil.

— Tout ça, dit-il, va d’ailleurs transformer la situation. Nous qui te cherchions noise dans le Puy-de-Dôme, nous abandonnons la dispute. J’en ai parlé à Blinkine, il est d’accord là-dessus. Voilà, je prends mon fils avec moi, je l’introduis comme directeur général dans l’affaire avec 10% sur les bénéfices. Après, nous verrons. Tu t’installeras à mon bureau de la rue Mogador et tu te mettras au courant de mes affaires ; je vais lâcher les voyages, tu les feras pour moi et aussi bien que moi et je pourrai me reposer un peu et me consacrer à ta mère, pas vrai, cocotte ? Je t’abandonnerai pour ça quinze fafiots de mille par an. Te voilà content, hein ? Ai-je bien arrangé tout ça…? Et puis, j’oubliais, je t’adopte, tu deviens Rabevel-Mulot de la Kardouilière. On va te préparer une chambre ici, tu vivras avec nous ; on te retiendra la pension comme de juste sur tes appointements, j’arrangerai cela aussi. Voilà l’affaire. Allons, c’est entendu. Et maintenant, au travail.

Bernard immobile et silencieux avait, pendant ce discours, senti se lever et peu à peu croître en lui la colère et le désappointement. C’était ça la famille ? Ce tutoiement, ce ton autoritaire, cette intention cynique de le tenir, de le conduire et de l’exploiter, l’avaient exaspéré. Il se contint et répéta simplement en prenant son chapeau :

— Et maintenant, au travail !

Puis il se dirigea vers la porte :

— Où vas-tu donc ? demanda Mulot qu’abasourdissait cette attitude singulière.

— Où il me plaît, répondit-il en serrant les dents.

— Mais enfin, qu’est-ce que tu as ? Causons. Si ce que je t’ai offert ne te convient pas, dis-moi au moins ce que tu en penses ?

— Je pense, répondit-il d’une voix sourde, que je ne sais pas ce qui me retient de vous flanquer ma main sur la figure.

Il sortit aussitôt. « La plus belle déception de ma vie, se disait-il. Et Angèle qui m’envoyait embrasser le papa. Joli, le papa ! Je lui apprendrai qui je suis à celui-là aussi. Allons voir d’abord notre sympathique Fougnasse. »

Celui-ci l’attendait assez agité dans le vestibule de son bureau. Bernard lui jeta un regard noir qui l’effraya. Il le fit asseoir en face de lui et, sans un mot, comme si le visiteur n’existait pas, ouvrit son courrier, inscrivit ses mentions de classement, ignora tout du pauvre bougre qui s’agitait sur sa chaise timidement se demandant ce que lui voulait ce jeune homme dont il avait peur maintenant.

— Monsieur Fougnasse, finit par dire Bernard, j’ai toujours dans mon coffre-fort certain papier que vous avez bien voulu signer et que vous n’êtes pas sans vous rappeler.

L’homme inquiet hocha la tête.

— J’ai aussi, dûment recueillies, signées et légalisées, les dépositions des fournisseurs, de la cantinière, du contremaître et de quelques ouvriers établissant d’une manière irréfutable la nature de vos agissements.

L’avocat se sentit tout à fait gêné.

— J’ai enfin un rapport me donnant le détail de vos négociations récentes avec Mulot et Blinkine, avec certains membres du Conseil Général, etc. Cette trahison imprudente ne témoigne pas en faveur de votre intelligence. Elle me décide à me servir de mes armes. Je vous ai invité à venir me voir pour vous annoncer que j’allais porter plainte contre vous. Vous allez être brisé, mon garçon, comme du verre.

Maître Fougnasse s’écria avec agitation :

— C’est un chantage que vous préparez !

— Attention, répondit Bernard avec calme, il y a dans l’antichambre un Corse capable de vous faire dégringoler deux étages le cul sur les marches. Mesurez donc vos expressions.

L’avocat fit un geste découragé.

— Allons, à quoi cela vous servira-t-il de me faire mettre en prison ?

— A me débarrasser de vous pour toujours. N’est-ce pas assez, cela ? Vous conseillez Blinkine et Mulot, vous me jetez ces deux acolytes dans les jambes, fort adroitement et opportunément je le reconnais ; et, ayant le moyen de vous faire disparaître, je ne le ferais pas ? Mais, mon garçon, vous me jugez trop sot !

— Excusez-moi, dit Fougnasse, mais le délit pour lequel vous voulez me faire chanter a été commis au préjudice de ces Messieurs et non au vôtre et ces Messieurs ne portent pas plainte.

— Gros malin ! il y a pensé. Mais les ouvriers et la cantinière porteront plainte. Vous comprenez.

L’avocat soupira.

— C’est bien votre faute, fit-il, si j’ai renoué avec vos adversaires. Pourquoi ne m’avez-vous pas utilisé ? il faut que je vive ; à Clermont, pas de causes à plaider, il y a plus d’avocats que de clients ; Blinkine m’a apporté le pain.

— Ma foi, dit Bernard, votre remarque n’est pas sans valeur. Mais je ne vous ai pas utilisé parce que je n’ai rien dans vos cordes ; à quoi pouvez-vous m’être utile ?

— A ce que vous voudrez, fit l’autre avec ferveur, à ce que vous voudrez. Employez-moi, je vous en supplie, vous n’aurez pas de meilleur auxiliaire.

— Je ne vois rien, dit Bernard qui feignait de réfléchir. Non, rien… A moins que… Mais je ne sais pas si vous pourriez faire cela.

— Quoi ? quoi ? demanda Fougnasse qui sentait renaître l’espoir.

— Il s’agit d’un journal financier que créent des amis à moi ; ils voudraient bien m’en voir assumer la charge ; mais je suis très occupé, il me faudrait un rédacteur en chef actif, intelligent…

— Je pourrais…

— … et fidèle, Fougnasse, et fidèle ! vous comprenez ?

— Ah ! monsieur, est-ce que vous ne me tenez pas ? Et puis, si je gagne bien ma vie, croyez-vous que je sois assez bête pour vous trahir ?

— Enfin, c’est à voir, c’est à voir. Voilà le dossier, étudiez-le, préparez un plan et revenez demain à la même heure.

Il lui tendit une chemise qui contenait divers documents et les grandes lignes d’une sorte d’avant-projet de ce journal financier dont il rêvait depuis longtemps et dont il sentait l’opportunité depuis tout à l’heure. Monsieur Fougnasse saisit les papiers et retourna à son hôtel.

L’après-midi ce fut le tour de Bartuel.

— Avant tout, dit Bernard, connaissez-vous Blinkine et Mulot et vous connaissent-ils ?

— Je les connais de vue mais ils m’ignorent totalement.

— C’est parfait. Je vous ai fait venir pour me débarrasser d’eux et faire votre fortune et la mienne. Voyez que je n’y vais pas par quatre chemins. Je vais vous proposer une combinaison inédite où vous n’aurez qu’à m’obéir entièrement et sans chercher à comprendre ce que je ne vous expliquerai pas. Il y a des risques à courir. J’estime que ce que nous allons faire ensemble n’est nullement malhonnête ; malheureusement les choses les plus correctes sont toujours susceptibles de mauvaises interprétations. Il est donc nécessaire de prendre toutes ses précautions. Tâchez de vous rendre méconnaissable. Vous m’avez dit un jour incidemment que vous parliez l’espagnol. Vous changerez donc de nom et devenez un señor vénézuélien du nom qu’il vous plaira, Monsieur Ranquillos par exemple ; ça va ? Vous allez être directeur général d’une grosse affaire. Il faut commencer par vous installer à Paris, chercher des bureaux et le personnel que je vous indiquerai ; vous êtes heureusement célibataire ; coupez tous liens avec le pays natal. Annoncez à vos proches que vous partez pour l’Espagne afin d’y étudier une affaire ; nous ferons envoyer vos lettres de ce pays aux quelques parents et amis que vous ne pouvez laisser tomber. Pour que la confiance nécessaire entre nous dans la grosse affaire que nous allons entreprendre règne totalement, il ne faut pas que je puisse craindre que vous me trahirez. Alors, vous allez m’écrire une petite lettre de menace que je vais vous dicter. C’est ma sauvegarde, vous comprenez…

Bartuel hésitait visiblement. Rabevel ne parut pas s’en apercevoir ; il préparait du papier et de l’encre.

— Du papier acheté dans une petite épicerie de Montrouge bien entendu. Tenez, voici la plume. Ah ! une belle affaire, je ne serais pas étonné qu’il y eût cent billets de mille pour vous. Et, bien entendu, avec un peu de prudence, cela sera sans aucun risque.

Bartuel s’était assis. Il écrivit sous la dictée de Bernard et signa. Le jeune homme serra la lettre dans son coffre-fort.

— Vous avez eu confiance, dit-il, c’est très bien. J’ai beaucoup exagéré pour voir si vous étiez homme à vous effrayer. Vous allez voir que tout cela se passera d’une manière tout à fait normale. Rien de plus grave que ce que j’ai fait aux asphaltières. Seulement ici les lapins sont sur leurs gardes ; c’est pourquoi je vous demande d’opérer à ma place. Mais votre conscience peut être tranquille. Il s’agit d’une société d’affrètement en formation qui va passer de gros marchés pour les transports d’engrais de Colombie et du Chili et qui veut d’abord se constituer une flotte ; on essaye de lui faire payer les prix forts et nous allons tâcher de payer seulement ce que ça vaut, vous saisissez ? Vous verrez plus tard comment. Pour le moment, un bureau et du personnel.

Il expliqua ce qu’il désirait comme appartement et comme employés, entra dans les plus petits détails et donna rendez-vous à Bartuel pour la semaine suivante après s’être assuré qu’il s’était bien fait comprendre.

— Et maintenant, dit-il, en se frottant les mains, à la Tour de Nesle !

Les Orsat l’attendaient et à l’accueil qui lui fut fait, quelque réservé qu’il dût être protocolairement, il comprit tout de suite qu’il était agréé. Il en fut heureux et sut le dire et le montrer, tour à tout disert, enjoué, empressé ; il plut beaucoup à ses futurs beaux-parents qui découvraient enfin un coin de jeunesse dans cet être sur qui seul les chiffres, l’argent et les combinaisons entortillées de lois et de papier timbré semblaient avoir une prise. La petite Reine ravie de voir ses parents si parfaitement surpris et conquis était aux anges. Quand Bernard parla de se retirer :

— Nous ne nous sommes pas entretenus de certaine chose qui a son importance, dit Mr. Orsat.

— La question d’argent et de famille ? Allons-y. Mr. Orsat, en ce qui vous concerne, je vous dirai immédiatement ceci : primo, je ne sais rien de votre lignée ni de celle de Mme Orsat et il m’est indifférent d’en rien savoir ; secundo, je ne sais pas quelle dot vous comptez donner à votre fille et il m’est indifférent de le savoir ; ne lui donnez rien si vous voulez ; exigez le régime dotal qu’il vous plaira ; tout cela est pour moi zéro : j’aime votre fille et cela me suffit, le reste ne compte pas. Vous avez assez fait en me donnant votre enfant. En ce qui me concerne, c’est très simple : Je suis le fils d’un patron menuisier qui est mort pendant mon enfance, mais d’une famille de la plus parfaite honorabilité ; vous pourrez demander dans tout le quartier de l’Hôtel-de-Ville des renseignements sur mon grand-père et mes oncles ; ma mère a épousé en secondes noces Mr. Mulot de la Kardouilière avec qui je suis en désaccord parce que j’estime qu’il m’a dépossédé de ce que m’avait laissé mon père ; ceci vous donne le mot de notre mésentente dans l’affaire des asphaltières. Vous saurez cela plus tard par le menu. Quant à ma situation de fortune, vous la devinez à peu près. Venez demain matin à mon bureau ; je vous mettrai tous les documents en main ; je vous ouvrirai ma comptabilité et vous verrez que tout est pour le mieux dans le Puy-de-Dôme. La seule chose que je désire actuellement c’est d’obtenir des fonds de roulement et je négocie présentement l’ouverture d’un compte d’avances en Banque. Mais c’est long et j’enrage de perdre mon temps. Enfin, ça, c’est un détail.

Ce petit discours plut beaucoup. Mr. Orsat, enchanté, sut toutefois se réserver pour le lendemain. On retint Bernard à dîner et il ne rentra que fort avant dans la nuit.

Le lendemain matin, Mr. Orsat était chez lui ; il examina avec attention tous les documents que lui soumit Bernard. A la fin, posant ses lunettes :

— Mais tout cela est excellent, dit-il. Évidemment, il vous faudrait des fonds de roulement pour mieux marcher. Quel crédit sollicitez-vous de votre Banque ?

— J’ai des marchés avec de grosses administrations de l’État pour un million ; je suis en train de conclure avec les entrepreneurs de la Ville de Paris pour un nouveau million gagé sur leur contrat avec la Ville ; il me semble que sur des garanties de cet ordre on pourrait bien m’ouvrir un crédit de seize cent mille francs.

— Cela ne me paraît pas excessif ; je serais prêt d’ailleurs à vous donner mon aval. Voulez-vous me laisser m’occuper de cette question ?

Bernard lui serra les mains avec effusion.

— Quant à ma fille, continua Mr. Orsat, je lui donne cinq cent mille francs et je vous propose le régime de la communauté réduite aux acquêts.

— Ce qu’il vous plaira, dit Bernard. Mais à quand le mariage ?

— Il faudrait bien compter un couple de mois, n’est-ce pas ? Fin avril ? Enfin vous déciderez tout cela avec ces dames. Allons, à ce soir. Bien entendu, votre couvert sera toujours mis à notre table.

Quand Mr. Orsat fut parti :

— Heureusement, se dit Bernard, que je n’ai jamais compté sur l’argent de la dot ; elle m’arrivera trop tard pour m’être utile ; mais le beau-père m’aura bien aidé pour le compte d’avances ; sans lui j’étais fichu d’attendre six mois et d’obtenir seulement cent ou deux cent mille francs. Maintenant, nous voilà tranquilles. Il ne s’agit plus que de bien tisser notre toile, nous avons encore un mois devant nous ; que dis-je, ajouta-t-il, en consultant son agenda, près de deux mois ; la session du Conseil Général tombe fin Avril. Il y aura du travail de fait à ce moment-là ou j’y perdrai mon nom.

CHAPITRE TROISIÈME

Et, en effet, ce jeune homme de vingt-deux ans mit sur pied la plus surprenante combinaison qu’on ait jamais vu mûrir dans le monde financier. Il ne négligea rien ; il tint compte de toutes les circonstances connues ou prévisibles et les éléments psychologiques ne lui parurent pas devoir être les moindres ; un secret rigoureux sur ses intentions, une discrétion totale vis-à-vis de ses intimes collaborateurs qui n’étaient que des agents d’exécution, lui permirent d’agir par la surprise et de dérouter un adversaire qui ne put se rendre jamais exactement compte de la tournure qu’allaient prendre les événements ; son art extraordinaire, son sentiment exact du réel, réussirent à donner à tous les faits dont il provoquait le déclanchement, l’allure normale et naturelle qui seule pouvait créer l’atmosphère de confiance dont il avait besoin. Il sut conduire cette lutte avec un sang-froid incomparable mais il avoua plus tard qu’il avait senti à cette époque pour la première fois de sa vie passer dans sa chair le tourment de la grande aventure dont son enfance avait envié le frisson aux pirates de jadis.

Le 3 Mars de cette année 1887, c’est-à-dire quelques jours après l’entretien qu’on vient de rapporter, les banquiers, les directeurs des établissements de crédit, les remisiers, les agents de change, et, d’une façon générale, toutes les personnes qui, de près ou de loin touchent à la Bourse, trouvèrent dans leur courrier le premier numéro d’une revue qui s’intitulait le Conseiller de l’Épargnant . Ils crurent d’abord avoir affaire à une nouvelle feuille de chantage financier comme il en naît et il en meurt des dizaines chaque année. A leur grande surprise, ils se trouvèrent en présence d’une revue du marché documentée, pondérée, sérieuse, et qui paraissait honnête ; quelques études très consciencieusement menées de diverses valeurs faisaient ressortir sans parti-pris apparent, par la simple comparaison des chiffres, la position de chaque affaire, ses chances d’avenir, les risques qu’elle pouvait présenter. Une large place était réservée à la Société Bordes et Cie qui était jugée avec faveur et dont il était dit que le passé semblait garantir l’avenir. Une tribune libre était ouverte à tous les correspondants bénévoles pourvu qu’ils fussent abonnés ; les abonnés avaient également droit à des renseignements gratuits qu’on leur garantissait impartiaux sur tous les postes de la Cote. La revue était bi-hebdomadaire et aspirait à devenir quotidienne.

Cette formule nette, courtoise, cet appel à la collaboration de tous plurent au public ; de nombreuses personnes qui avaient ou croyaient avoir quelque chose à dire, s’abonnèrent et bientôt, l’engouement aidant, elles furent assez nombreuses pour que le Conseiller devînt quotidien. La Tribune libre en fut la partie la plus vivante et la plus lue ; très surveillée, elle ne publiait que des communications d’une forme modérée mais en général intéressantes et quelquefois fort piquantes. Dès le deuxième numéro on avait pu lire ceci :

« La Direction de notre revue publie aujourd’hui dans sa Tribune libre sous la signature mystérieuse L’Œil une communication qui lui paraît extrêmement intéressante. Elle connaît l’auteur, personnalité considérable du monde financier, qui lui a demandé de respecter son incognito devant le public et elle se porte garante de son honorabilité auprès de ses lecteurs. »

Suivait la lettre de L’Œil :

« J’ai lu votre journal avec un vif intérêt. Il y a, semble-t-il, un réel effort d’indépendance et d’impartialité, c’est-à-dire d’honnêteté dans votre premier numéro. Mais ce n’est pas assez : les bons journaux financiers ne manquent pas, les bons spécialistes non plus. Ce qui nous manque en France ce sont les censeurs des mœurs financières. Et entendez-moi : non pas les soi-disant vengeurs de l’épargne, pour la plupart maîtres-chanteurs, mais des gens qui verraient les choses de haut, iraient du particulier au général en vue de réformer les institutions pour le bien public. Je m’explique sur un exemple pris au hasard parmi les valeurs que vous étudiez dans le numéro que j’ai sous les yeux.

« Voici donc la Société Bordes. Votre technicien prend et compare les bilans : il les tient pour exacts ; il tient également les dividendes distribués pour normaux et donnant une bonne représentation de l’affaire. Il conclut de son étude que les chiffres peuvent inspirer confiance. Tout cela est fort bien, mais purement théorique et non réel.

« Que voyons-nous, en effet, dans une telle affaire ? Rien du dehors. Mais faites examiner le compte « Pertes & Profits ». Cherchez d’où viennent les pertes qui réduisent si considérablement les bénéfices et vous y trouverez surestaries, chômage, radoub, casuel etc… dans des proportions que vous ne trouvez pas ailleurs. Consultez le tableau des frets, vous constaterez que cette société est obligée de consentir des frets plus bas que ses concurrents en raison de la durée plus grands de ses transports car elle n’a que des voiliers ! Elle est donc mal organisée ? Incontestablement. Elle est donc mal dirigée ? Oui et non. Lisez les compte-rendus de ses assemblées générales, voyez le tableau de son personnel et enfin compulsez le registre des actionnaires et vous comprendrez. Cette malheureuse société est grugée par des non-techniciens qui font une majorité, paralysent la direction technique et mènent une belle affaire à la ruine. Car il ne faut pas se faire d’illusion. L’action qui se traite à quatre mille ne justifie pas la moitié de ce cours et, aux vaches maigres qui s’annoncent pour les sociétés de navigation, vous la verrez descendre à 1.000, à 500, peut-être au-dessous. Cela se comprend ; une telle affaire n’est point de spéculation. Sa trésorerie doit être au large, son argent doit servir à autre chose qu’à des opérations financières. Une société d’affrètement ne doit pas être dans la main de banquiers. Voilà une vérité d’ordre général, voilà ce que devrait dire votre collaborateur. Si beau que soit le fruit, dès que le ver s’y montre, il est gâté. Le ver ici est visible.

« Naturellement, ce que je dis pour cette société pourrait être dit pour d’autres. Depuis des années, je me fais une sorte de philosophie des affaires. Les entreprises périclitent toujours pour les mêmes causes qui se ramènent toutes à une dizaine de types généraux. Ce sont ces types que vous devriez rechercher et indiquer. »

Ces quelques lignes furent l’origine d’une controverse qui eut un grand retentissement. Nombreux les banquiers, nombreuses les sociétés qui, ayant appliqué à leur propre cas les paroles du collaborateur inconnu, y contredirent véhémentement. Les journaux furent remplis d’une polémique où financiers, économistes et politiciens s’expliquèrent. Les grands quotidiens publièrent eux-mêmes sous le titre : « La discorde au camp d’Agramant » ou « A quelle sauce l’Actionnaire désire-t-il être mangé ? » ou sous d’autres titres plus ironiques encore, un résumé de la discussion avec la reproduction de l’article qui avait déchaîné le tapage. Déplorable publicité pour Bordes et Cie. Le titre de cette société se mit aussitôt à baisser.

Impartial, le Conseiller inséra, quelques jours après, une longue et assez discourtoise réponse écrite par Blinkine et Mulot, et qu’avait signée, avec assez de répugnance, Bordes lui-même. L’Œil ne s’en formalisa pas :

« Je me suis placé, écrivait-il au Conseiller , au point de vue général. Si Bordes est tellement sensible, comme je ne tiens pas à le peiner je prendrai ailleurs mes exemples. Nous en trouverons aisément. Je me contenterai de triompher modestement quand la société Bordes sera dissoute, liquidée ou reconstituée sur de nouvelles bases, ce qui est fatal. Qu’on se rappelle les Rangaja , les Tabacs de Corinthe , les Forges du Maine , etc… Il eût été amusant et instructif de suivre sur la Bordes et Cie les méfaits de son vice congénital. Mais ces messieurs sont d’épiderme trop délicat. Je le ferai silencieusement et pour mon seul plaisir, en philosophe ; je construis ma courbe et je m’amuse. On m’excusera d’avoir involontairement provoqué tant de bruit. »

Ce ton de sérénité et de certitude, ce détachement si tranquillement affiché, cette intervention du hasard qui avait fait prendre pour exemple la société Bordes d’une manière si évidemment fortuite tout comme elle aurait pu indiquer telle ou telle autre société, ne firent qu’impressionner davantage les lecteurs. De nombreuses lettres parvinrent au journal qui demandèrent à L’Œil de ne pas s’émouvoir et de poursuivre ses démonstrations.

Il se fit un peu prier puis, se fondant sur des documents que tout actionnaire pouvait réclamer et qui, disait-il, avaient été mis à sa disposition par un actionnaire, il entreprit une critique détaillée de la société, sans jamais parler des personnes, en remontant chaque fois aux institutions et en concluant certain jour : « Il est fatal qu’on aboutisse au gâchis. »

Une autre fois, il écrivit :

« On m’assure que si l’action Bordes est descendue à 1,600 frs c’est moi qui en suis cause. On se trompe ; le baromètre annonce la tempête, il ne la provoque pas. Que cette société ait donc le courage de se reconstituer sagement et elle connaîtra la prospérité. Mais n’avons-nous pas assez parlé d’elle ? »

Et deux jours après :

« Je ne voudrais pas qu’on me crût prophète de malheur ; je ne dirai plus rien de Bordes. Je prendrai mes exemples sur les sociétés décédées ; ainsi je n’encourrai aucun des reproches que me vaut le guêpier où je me suis inconsidérément engagé. »

Puis, ce fut le silence sur l’affaire Bordes. A toutes les lettres de lecteurs qui posaient à L’Œil des problèmes dans les colonnes du journal, il répondait avec un bon sens, une sérénité et une expérience des choses et des hommes qui étonnaient chacun. A la fin d’un de ses « papiers » il se contenta d’ajouter, un jour, le 25 Mars, en manière de post-scriptum :

« A de nombreux lecteurs pressés de vendre ou d’acheter des titres Bordes et qui s’inquiètent de savoir si le cours actuel de 980 est le plus bas qu’on ait à envisager, je réponds une fois pour toutes qu’ils se méprennent sur mon rôle et ma capacité. Je suis guidé par quelques principes généraux d’expérience et de bon sens ; je les ai appliqués dans ce journal, par exemple, à la société Bordes et j’ai annoncé ma conviction certaine de la chute de ce titre ; le même hasard eût pu me les faire appliquer au titre du Crédit Foncier qui, pour des raisons à mon avis irréfutables, doit doubler en dix ans. Mais je n’ai nullement l’intention de donner des conseils sur tel ou tel placement. La seule chose qui m’intéresse est la philosophie des affaires ; je ne nommerai plus aucune entreprise parmi les vivantes, je le répète. »

Blinkine qu’inquiétait, comme bien on pense, cette désolante aventure, se rendit un jour aux bureaux du journal et se fit conduire au gérant qui répondait au nom de Duchamp. Il fut introduit dans une pièce vide de livres et de papiers mais dont les murs étaient garnis de fleurets, de gants de boxe, de masques d’escrime et d’accessoires de gymnastique, de pistolets, de brevets de championnats. L’homme, une sorte de géant, faisait, le torse nu, un assaut à l’épée boutonnée avec son maître d’armes. Il se détourna pour dire : « Je suis à vous dans un instant. »

Mais Blinkine avait compris ; il fut sur le point de s’en aller : « C’est le truc habituel, tout le monde se défile et on ne trouve qu’un mastodonte prêt à vous abîmer le portrait à la moindre réclamation. » Puis il se dit : « Mais avec de l’argent ? » Et il se résolut à rester.

Quand le maître d’armes fut sorti, il expliqua le but de sa visite :

— Les articles de votre collaborateur anonyme affolent le marché ; bien que le volume des titres en circulation ne dépasse pas cent cinquante, cela suffit pour provoquer par une telle baisse une impression susceptible de nous causer beaucoup de tort. Avez-vous songé que vous pouvez nous créer de gros ennuis ? Nos clients et nos fournisseurs habituels se tiennent sur la réserve… » (Il se disait qu’il pouvait sans imprudence avouer de telles choses, les gens du Conseiller les devinant sans peine.)

— Je n’ai pourtant pas affaire avec vous à des gens malhonnêtes, poursuivit-il ; votre journal semble fort impartial pour tout ce qui ne nous concerne pas. J’en déduis que vous vous laissez égarer par votre correspondant et je demande à votre droiture de cesser une campagne qui nous est si préjudiciable.

— C’est une campagne de salubrité publique, vous n’êtes pris qu’à titre d’exemple, répondit l’athlète qui bouchonnait avec vigueur son thorax poilu. D’ailleurs, elle intéresse nos lecteurs.

— Nous y voici », pensa Blinkine, qui reprit tout haut : « Je comprends fort bien que vous envisagiez ce côté de la question et je me rends compte que vous avez dû à cette originale Tribune Libre et à cet Œil providentiel l’essentiel de votre succès ; je comprends aussi que vous n’y vouliez pas renoncer aisément en ce qui nous concerne, votre publicité s’étant faite ainsi sur notre dos ; mais je suis prêt à vous dédommager de ce sacrifice…

— Rien à faire, répondit dignement le costaud ; la maison est honnête. D’ailleurs, l’ Œil a écrit lui-même, il y a deux ou trois jours, qu’il ne parlerait plus de vous ; que voulez-vous de plus ?

— Il l’a écrit, il l’a écrit, maugréa Blinkine, mais s’il lui plaît de recommencer, insérerez-vous ?

— Certainement, répondit Monsieur Duchamp avec simplicité, notre journal a trop le respect de la Vérité pour la bâillonner. Excusez-moi, ajouta-t-il en consultant sa montre, c’est l’heure de mon assaut de boxe, je vous salue.

Blinkine, en se retirant, le vit aux prises avec un mannequin à ressorts qui recevait et rendait de formidables coups. Il s’en alla tout pensif.

Il n’arrivait pas à comprendre d’où venait l’attaque ; il se sentait désorienté totalement et même se demandait si vraiment l’ Œil était une invention, s’il n’existait pas quelque part un financier retiré de la bagarre, suivant les affaires en dilettante, et qui avait décortiqué la société Bordes parce que le destin la lui avait présentée ; puis, il portait ses soupçons sur des concurrents jaloux sans rien qui les pût fixer ; nul indice qui le mît sur une piste. Il songea bien à Bernard, mais le jeune homme devait à l’heure actuelle se sentir dans une situation assez difficile et ne penser qu’à ses asphaltières. « Cela me rappelle qu’il me faut 300.000 frs pour le 28 Avril, se dit-il. Un autre sujet de tracas. » Cette somme qu’il fallait verser au Département du Puy-de-Dôme, la trouverait-il ? Il ne voyait aucune grosse rentrée ; il avait compté sur les dépôts mais les clients de sa banque qu’il connaissait presque tous en effectuaient le retrait sous des prétextes divers depuis la campagne du Conseiller . Pourtant, cette somme versée, c’était le Syndicat des Propriétaires de carrières embouteillé, obligé de faire amende honorable, la situation renversée dans le Puy-de-Dôme, une superbe affaire en mains ; sans compter l’agrément d’une belle vengeance sur Bernard à prendre et à savourer. Mais on était au 27 Mars, il n’y avait plus de temps à perdre. Et d’autre part, qu’allait-il raconter à ses actionnaires à l’Assemblée Générale Ordinaire du 30 Mars ? Dans quel état d’esprit allait-il les trouver avec ces saletés d’articles du Conseiller ? Il rentra chez lui perplexe.

Il y trouva une lettre de Bordes qu’il dut relire tant il craignit d’avoir mal compris d’abord :

« Messieurs, disait cette lettre, nous recevons de la Compagnie de navigation Transoceanica, dont le siège est à Caracas et qui a un bureau à Paris, 28, chaussée d’Antin, une lettre dont vous trouverez inclus copie. Vous y verrez qu’il s’agit de l’achat par cette société de dix de nos voiliers à un prix à débattre. Nous sommes fortement d’avis que, si la chose est possible, il y a lieu de réaliser cette vente pour acheter immédiatement un ou deux vapeurs dont nous ne pouvons véritablement plus nous passer. Nous vous signalons à ce sujet que les Chantiers de l’Atlantique ont actuellement à flot au point d’achèvement, deux vapeurs qui leur ont été laissés pour compte par l’Union Pétrolifère de l’Oural présentement en déconfiture. Nous pensons qu’il serait bon de lier ces deux affaires et de les négocier aussitôt ; en dehors de l’excellente raison que constitue la nécessité d’améliorer notre formule d’exploitation, vous n’ignorez pas qu’il en est une autre : celle de mettre un terme aux bruits fâcheux qui courent sur notre société, bruits qui ont fait tomber le titre à 800 en moins d’un mois. Un contrat tout prêt soumis à l’Assemblée Générale de fin mars serait d’un excellent effet.

Si vous croyez que ma présence puisse vous être utile, je serai à Paris sur un simple télégramme de vous.

Signé : Bordes .

P. S. — Bien entendu, vérifiez la solidité financière des acquéreurs éventuels. »

La lettre de la Compagnie de Navigation disait :

« Messieurs, nous avons été avisés par notre Ingénieur Conseil que vous disposiez d’une flotte de voiliers dont vous pourriez distraire une dizaine pour les remplacer par des vapeurs. Nous-même serions acquéreurs de voiliers pour transporter des guanos entre Caracas et Glasgow. Si la question vous intéresse veuillez nous le faire connaître aussitôt.

Signé :

L’Administrateur-Délégué :
Illisible.
Le Directeur :
Illisible.

P. S. — Nos références financières : Colombian Bank Cie Ltd, 8 rue Royale, Paris ;

Notre bureau de Paris : 28, chaussée d’Antin.

Notre bureau de Caracas : 32, Calle Nacional .

Adresser la réponse à notre bureau de Paris. »

Blinkine eut un éblouissement. Était-ce possible ? Un acheteur pour ces dix voiliers, mais c’était deux à trois millions de trouvés, la Cie Bordes enrichie de deux vapeurs, la trésorerie assurée, l’affaire du Puy-de-Dôme dans le sac et les ailes coupées au Conseiller .

Il attendit avec impatience Mulot. Celui-ci, après le sursaut de joie immédiat, déclara :

— Très joli, tout cela. Mais Bordes a raison. Il faut voir ce que c’est que ces Vénézuéliens. J’ai une idée. Je connais un gros commissionnaire en marchandises, un nommé Tagnès, qui a fait longtemps toutes les côtes de l’Amérique du Sud et qui n’ignore aucune des particularités ni des personnalités importantes de ces pays-là. Il faudrait l’emmener avec nous. Il confesserait les paroissiens ; on verrait tout de suite à qui on a affaire. Vous-même, avez-vous un œil à la Colombian Bank ?

— Notre comptable y a peut-être des camarades.

— Envoyez-le aux nouvelles. Si ces gens-là donnent cette banque en référence, c’est que celle-ci fournira de bons renseignements pour une raison que nous ignorons. Ce qui vaut mieux c’est la connaissance du solde créditeur au compte courant.

Ils dépêchèrent le comptable ; ils envoyèrent un billet Chaussée d’Antin informant leurs acquéreurs éventuels qu’ils se rendraient à leur bureau le lendemain matin à 10 heures ; ils joignirent le sieur Tagnès qui accepta de les accompagner. Quand ils revinrent à leur bureau de la rue de Rivoli, le comptable était de retour : « La société en question, leur dit-il, a un dépôt de quinze cent mille francs. » Ils échangèrent un regard satisfait : tout s’annonçait bien.

Le lendemain ils se retrouvèrent dans l’antichambre de la Cie vénézuélienne. « Du luxe et du goût, ma foi, déclara Mulot ; et tout cela a très grand air. »

On les introduisit dans une vaste pièce ornée de gravures très belles, reproductions d’œuvres célèbres ; un tapis gris perle, des tentures bleu pâle ; le mobilier Empire ; la bibliothèque était entr’ouverte. Mulot distingua quelques titres : Les Œuvres de Michelet, le Siècle de Louis XIV de Voltaire, Le Discours sur l’Histoire Universelle de Bossuet… puis des titres espagnols qu’il ne déchiffra pas ; ce qu’il avait lu lui suffisait :

— Le type qui est là, dit-il à voix basse, n’est pas le premier venu, il a la bosse de l’histoire. » Il ajouta pour lui-même :

— C’est un confrère.

Et une bonne part de sa méfiance disparut.

Elle s’évanouit tout à fait quand le Señor Ramon Sernola entra. L’élégance, la distinction, la jeunesse du nouveau venu frappèrent les visiteurs.

— Excusez-moi de vous avoir fait attendre, dit-il, avec une pointe d’accent. A qui ai-je l’honneur de parler ?

Ils se nommèrent, présentèrent Monsieur Tagnès ; ils avaient craint, dirent-ils, d’avoir besoin d’un interprète.

— Ah ! dit Ramon avec une joie parfaitement jouée, habla usted castillan ?

Ils entreprirent une conversation en espagnol où se croisaient les exclamations de surprise.

— Mais votre ami est extraordinaire ! s’écria Ramon. Il connaît le Tout-Caracas ; et quelle mémoire ! Et mon père, et ceux de mes amis, sont ses clients. Enfin nous voilà en pays de connaissance. Comme c’est curieux ! Si je n’avais pas fait mes études en France je vous aurais certainement vu dans mon pays ! Il est même étonnant que je ne vous y aie pas rencontré pendant mes vacances ! Mais nous bavardons, nous bavardons… Venons aux choses sérieuses. Voici où nous en sommes. Notre société est jeune ; elle n’a que de l’argent et pas de matériel ; elle est la filiale d’une grosse société d’engrais que les armateurs anglais tondent jusqu’au sang et qui veut se délivrer de leur tutelle ; elle a donc décidé de faire elle-même ses transports sur la ligne Caracas-Glasgow ; fret d’aller : les guanos, fret de retour : le charbon. Ces marchandises ne sont pas pressées ; donc, il faut aller au voyage économique c’est-à-dire au voilier. Êtes-vous vendeurs, comme on nous l’a dit ?

— Cela dépend du prix, fit Blinkine.

— Dites.

— S’agit-il des douze bateaux du type Triton ?

— Oui ; mais dix me suffisent.

— Neuf, chacun vaut quatre cent mille francs.

— J’en donne cent cinquante.

Le marchandage commença. Enfin on se mit d’accord pour la somme totale de deux millions.

— Et le paiement ? demanda Mulot.

— Huit cent mille comptant, le surplus en trois traites acceptées de quatre cent mille payables semestriellement ; privilège du vendeur sur les bateaux.

— Aval d’une banque ?

— Si vous voulez, mais dans ce cas je ne vous offre que quinze cent mille au lieu de deux millions.

— Eh ! là, vous êtes gourmand !

— Pas moi, la Banque. La sécurité se paye.

— Bon ; disons donc deux millions, conclut Blinkine ; si vous voulez bien, je vais présenter votre proposition à mon assemblée générale et je vous donnerai une réponse ferme le 30 ou le 31 de ce mois.

— Entendu ! fit Ramon.

Un homme très brun, cheveux et barbe très longs, et portant des lorgnons jaunes venait d’entrer.

— Mon directeur, Monsieur Ranquillos, mon autre moi-même ; c’est lui qui ramènera vos bateaux en caravane à Caracas si l’affaire se fait.

Le directeur salua et dit en français quelques mots aimables avec un terrible accent.

Puis ils se séparèrent.

— Quelle impression ? demanda Mr. Tagnès sur le seuil.

— Et la vôtre ?

— Ce Monsieur Sernola est à n’en pas douter le fils de notre client Sernola, président de la Chambre de Commerce de Caracas ; de l’argent, de la considération. Ses camarades du Conseil sont aussi des meilleures familles de commerçants de ce pays. Si vous voulez d’ailleurs, je puis câbler au notaire qui a dressé l’acte, dit-il, en consultant une carte que lui avait remise Ramon et où figuraient la composition du Conseil d’administration et l’étude où étaient déposés les statuts de la Société.

— Cela vaut la peine, fit Blinkine.

Ils entrèrent dans un bureau de poste et télégraphièrent :

« Señor Mandrinos, 40, Calle Alcala, Caracas.

Puis-je traiter affaire importante avec Société Navigation administrateur Ramon Sernola. Amitiés.

Tagnès, Importateur, 45 rue Dunkerque. »

Le lendemain matin arrivait la réponse :

Conseil administration société en question hommes jeunes mais toute honorabilité. Constitution parfaitement régulière fonds capital social déposé Colombian Bank . Pensons pouvez traiter. Salutations.

Mandrinos.

— Que demander de plus ? dirent-ils. On nous verse 800.000 francs comptant, nous avons des traites, le privilège du vendeur sur les bateaux. En somme aucun risque ? »

Ils écrivirent à Bordes pour le mettre au courant. Ils comptaient d’ailleurs le voir à l’Assemblée Générale qui devait avoir lieu le lendemain et qu’ils attendirent désormais avec impatience.

Bernard ne l’attendait pas avec moins d’impatience. Il avait agi avec la prudence du serpent. Dès le 10 Mars, grâce au concours de Monsieur Orsat, le crédit de seize cent mille francs lui était ouvert à la Banque Générale, 14, Chaussée d’Antin. Il avait aussitôt commencé une série d’opérations réelles ou fictives qui avaient donné à ses nouveaux banquiers l’impression d’une affaire active, fertile en occasions d’escompte, d’agio, d’intérêts ; la solution de cas particuliers avait à différentes reprises nécessité sa présence et il avait eu tôt fait de se familiariser avec M. Mourre, le fondé de pouvoirs, à qui d’ailleurs son vieil ami et client, Monsieur Orsat, n’avait pas caché que le jeune homme allait devenir son gendre.

Quand arriva le 22 Mars, il avait achevé de toucher, par retraits quotidiens de diverse importance, ses seize cent mille francs.

— Ne me demandez plus rien, lui dit Mr. Mourre en le menaçant amicalement du doigt, vous m’avez pris tous mes agneaux.

— Ils reviendront avec des petits, répondit Bernard sur le même ton.

Dans le même temps quinze cent mille francs avaient peu à peu au nom de divers actionnaires été déposés à la Colombian.

Le 28 Mars, dès que Bernard fut informé de la visite de Blinkine à Ramon, il retirait sept cent mille francs de la Colombian. En deux jours il reconstituait un crédit de huit cent mille francs à son compte de la Banque Générale.

Le 30 Mars au matin, il vint voir Mr. Mourre :

— Eh bien ! lui dit-il, voilà ma fin de mois rentrée. Mais il faut me la convertir en rente française car je vais avoir besoin de papier pour faire mes cautionnements. Voulez-vous me faire acheter pour 800.000 francs de fonds d’État ? Justement avec ces histoires de Prussiens, le 3% est bas ; c’est le moment d’acheter. Procédez assez doucement, hein ! que les cours n’en sautent pas.

Là-dessus il se rendit à l’Assemblée Générale de Bordes et Cie qui se tenait dans un manège lointain du côté de Passy. En marchant, il réfléchissait aux événements des jours précédents. Il avait commencé par donner tous ses soins à ce journal ; combien de maquettes avait-il imaginées et rejetées ! Fougnasse assez inventif, bon esprit d’assimilation mais nullement délié n’avait su lui proposer que des à-côtés, des perfectionnements de détail ; il avait dû faire lui-même tout ce qui était essentiel. Les rédacteurs avaient été assez facilement recrutés ; mais le plus ardu c’était de trouver et de maintenir ce ton de correction général, ce timbre d’honnêteté, d’indépendance sans tapage, cette allure de doctrine assurée et tranquille qui ne s’inquiétait point de prosélytisme ni de persécution, assurée de détenir la vérité dans l’ordre économique et financier. Par un mimétisme qui était bien dans sa nature, Fougnasse s’y était mis assez rapidement, et, depuis quelques jours, Bernard lui avait laissé la charge de l’éditorial, n’avait plus rien à corriger à ses brouillons ; le ton digne, mesuré, attentif était bien ce qui devait plaire ; le rédacteur inconnu (car l’éditorial n’était point signé) prenait les événements du jour, les analysait, y discriminait les motifs d’influence bonne et mauvaise sur le marché ; jamais de prédictions tranchées absolument ; des conclusions intelligentes, mais formulées avec une réserve telle que, quel que fût l’événement ultérieur, le Conseiller pût écrire, sans forfanterie et comme en passant : « Nous l’avions bien dit », ajoutant selon le cas : « Comme nous l’avions, en effet, donné à espérer… » ou « les conséquences malheureuses et généralement imprévues dans la presse, mais contre lesquelles nous avions mis en garde nos lecteurs, seuls au milieu de l’optimisme universel… » Ce style prudent, cette démarche opportuniste si bien accordés au caractère de la bourgeoisie moyenne française, Bernard avait eu bien du mal à lui donner sa forme ; il se rendait bien compte qu’il lui devait en grosse partie son succès. Mais ce succès n’aurait pas été si rapide sans son invention de L’Œil et de la Tribune Libre . Il rendait grâce maintenant à l’insomnie qui lui avait offert en cadeau cette idée magnifique au milieu de cette irritation nerveuse, de cette exaspération que les soucis, les craintes, (et aussi les chagrins) entretenaient en lui depuis un mois.

Qu’il avait eu du mal à écrire cette première lettre de L’Œil ! Dès la première ligne son intelligence lui avait bien dicté ce qu’il devait faire ; mais à chaque instant la colère contre ses adversaires reprenait le dessus ; il écrivait, il assouvissait son irritation, puis rayait rageusement le papier ou le déchirait ; sa terrible promptitude aux gestes extrêmes, sa rancune exacerbée, lui faisaient accomplir dans le silence de son bureau les seules vengeances qu’il pût satisfaire avec de l’encre et des plumes ; obligé de revivre par la pensée ses relations avec Blinkine et Mulot, il amassait avec un tremblement frénétique tout ce que son amour-propre et sa cupidité avaient pu ressentir d’atteintes et, avec une bordée de mots injurieux, essayait de se délivrer, de répandre sa bile, d’éteindre sa soif de massacre. Au centième de ses brouillons, il n’avait pas encore acquis cette sérénité nécessaire pour l’impression qu’il voulait produire sur le lecteur. Il fallut qu’il appelât Fougnasse. Celui-ci comprit tout de suite, et plus calme, plus désintéressé, l’aida à se surmonter, à sacrifier toute vaine perfidie, à achever enfin cette première lettre de l’Œil qui avait été pour le Conseiller le commencement du succès et pour les titres de Bordes le commencement de la débâcle. Cette expérience du caractère de son nouveau patron avait suffi à l’avocat pour qu’il se mît tout à fait dans la peau du rôle que lui avait dévolu Bernard. C’est lui qui, au bout de quelques jours, assumait la rubrique de l’Œil avec une prudence que le jeune homme approuvait et dont il craignait lui-même, tant son âme était bouillonnante de haine, de se montrer incapable. Après la réussite des premiers numéros, Fougnasse avait pu, d’autre part, conclure quelques contrats de publicité qui assuraient la vie du journal. Désormais l’entreprise ne coûtait rien à Bernard et peut-être deviendrait-elle un jour rémunératrice. En tous cas, de quel prix était cet instrument pour son avenir financier !

Tous ses soins avaient été consacrés à conserver le plus strict secret sur ses accointances avec le Conseiller . Fougnasse était devenu Jean Lefranc ; il ne recevait pas les rédacteurs, tout se faisant par correspondance ; il établissait la légende qu’il ne voulait pas être influencé et la maison n’en prenait que meilleure réputation ; les comptes en banque du Conseiller étaient parfaitement isolés de l’extérieur ; ils ne recevaient ni chèques, ni virements, mais seulement les versements qu’y faisait Monsieur Lefranc lui-même ; la comptabilité d’ailleurs facile du journal était tenue par Bernard ; il ne voyait Mr. Lefranc qu’à des endroits et à des heures bien choisis. Cette vie extraordinaire le comblait d’aise ; il agissait de même avec Ramon et Bartuel qu’il contrôlait d’ailleurs l’un par l’autre et qui, prenant pour argent comptant ses mensonges longuement élaborés, ne savaient rien de ses intentions ni même de la vérité. Pour Ramon, le Señor Ranquillos était Espagnol et devait se dire Vénézuélien ; il avait rendu quelques services à Bernard qui le gardait par pitié. Pour Bartuel, le Señor Sernola était une créature à lui imposée par des gros souscripteurs. Les deux hommes se méfiaient l’un de l’autre ; ainsi rien ne transpirait.

Il avait si bien organisé ce silence qu’à plusieurs reprises Mr. Orsat s’étant entretenu avec lui du Conseiller n’avait pas une minute songé qu’il pût avoir à côté de soi le propriétaire du journal et cet Œil mystérieux dont toute la presse avait parlé. Comment l’eût-il soupçonné ? Bernard ne lui faisait-il pas ses confidences ? Et, en effet, Monsieur Orsat ayant pris l’habitude de venir le voir à son bureau, le jeune homme l’y recevait avec empressement, l’entretenait de ses asphaltières, l’inclinait à la confiance. En réalité, il ne lui disait rien qu’il ne voulût lui dire et, peu à peu, parachevait sa conquête, entrait dans ses soucis, faisait le tour de ses affaires et de son portefeuille. Il lui donna quelques avis, effectua pour son compte quelques opérations qui l’ennuyaient. Préoccupé de manifestations artistiques et sportives, Monsieur Orsat en vint à se décharger complaisamment sur son futur gendre de bien des démarches et à envisager avec plaisir le moment où il pourrait confier à Bernard devenu son fils la gérance, sous sa surveillance, d’une fortune assez éparpillée pour demander une constante attention. Cette tendance politique de Bernard, si puissante et si fine quand elle n’était pas annihilée par quelque haine ou quelque désir invincible, lui avait également permis de faire de Mme Orsat et de Reine des esclaves extasiées ; il s’était borné à les étudier, à établir peu à peu le type de leur idéal et à se donner la physionomie de ce type avec une habileté innée qui lui permettait de jouer la comédie sans fatigue ; c’était le mot et il se le répétait : je joue la comédie. Il n’était mené que par quelques sentiments tenaces, quelques aspirations irrésistibles, l’amour du lucre, l’ambition, la soif de s’établir à une place qui lui permît définitivement de dominer et de jouir. Pour y parvenir, le loup devenait agneau sans difficulté ; le camouflage, le mensonge lui étaient naturels.

Ainsi ce 30 Mars, parvenu à un des paliers de sa tâche, tandis qu’il se rendait à cette assemblée générale de la maison Bordes, il déroulait complaisamment pour lui-même le panorama des faits récents qu’il avait clandestinement provoqués ; il se dépouillait à ses propres yeux sans aucune honte et même avec un sentiment de confiance et d’orgueil. Une chose pourtant l’inquiétait encore et il lui semblait bien qu’elle dût l’inquiéter toujours. C’était son aventure avec Angèle. Plus il y voulait penser avec froideur, plus il sentait monter et gronder il ne savait quelle révolte, quelle désolation immense et désespérée ; le temps arrangerait-il tout cela ? Hélas ! de savoir que tressaillait dans la chair vive de sa maîtresse une autre chair fille de lui, déjà il éprouvait une foule de sentiments puissants et contradictoires : la joie d’avoir un enfant, la reconnaissance, la tendresse infinie pour cette Angèle de délice et d’amour, la crainte de ne pouvoir les avoir tous deux désormais près de lui, pour lui, à lui seul. Il savait bien qu’il les avait sacrifiés à son ambition de fortune. Pourquoi fallait-il donc que la fortune et l’amour eussent pris pour lui ces deux visages opposés, ne lui eussent offert que ces deux routes inconciliables ?

Tout en remontant les Champs-Élysées, il revivait leurs dernières rencontres. Il se rappelait maintenant ce soir si proche encore où il avait vu sa maîtresse pour l’ultime fois. Depuis quelque temps une heure venait chaque jour où il ne savait plus comment il pouvait vivre encore, l’heure à laquelle il avait pris l’habitude de rendre visite à Angèle. Chez la jeune femme, une immense résignation, une piété nouvelle, toute langueur, avaient pris la place du désespoir des premiers jours. Le Père Régard était arrivé par une miraculeuse médication de l’âme à verser peu à peu cette nouvelle douceur sur la vive blessure. Il avait su refréner le néophyte Abraham dont le zèle menaçait de compromettre l’œuvre de salut. « Point d’excès, disait-il ; il faut laisser encore son opium à cette intoxiquée… » Abraham n’avait pas compris d’abord. L’idéalisme farouche et foncier de sa race l’inclinait d’emblée aux solutions extrêmes ; son catholicisme voulait tout de suite être gallicanisme, jansénisme, ultramontanisme, n’importe ! mais il tentait de se dépasser d’une manière définitive, de joindre au-dessus de l’homme il ne savait quel absolu. Le Père Régard souriait avec mansuétude. Qu’il en avait vu de ces ardeurs mystiques ; qu’il les redoutait les éclatants et brefs feux de paille ! Un seul traitement qui convînt : la patience ; une seule attitude : l’observation ; ne pas compromettre l’œuvre de la grâce si vraiment c’était bien elle qui se manifestait ; laisser s’éteindre la flamme, si vraiment elle n’était qu’une apparence. Il étudiait cependant son pénitent. Abraham lui racontait sa vie brûlante, toujours incomplète, inassouvie et partagée. Il sut par le menu le détail de toutes ses tentatives intellectuelles. Il rendait grâce au Tout-Puissant d’avoir montré avec tant d’éclat qu’une seule chose est nécessaire : le salut.

— « Pourtant, disait-il au jeune homme, allez-vous vous arrêter ici ? Allez-vous sentir, après tant de pas et de foulées dans le désert, que vous êtes arrivé à la fontaine la plus fraîche, à la source désaltérante de la vie ? Dieu le veuille ! Mais la chair est faible et je crains que vous ne cédiez aux caprices de cette Inconstance qui est dans votre âme la forme que prend la malice de l’Ennemi. » Abraham protestait. Le Père hochait la tête : « Veillez-y, veillez-y. » Le jeune homme redoublait d’attention, fortifiait ses résolutions. Son confesseur avait touché juste ; il suffisait que l’écueil fût signalé pour qu’il devînt objet d’opprobre et de dérision au regard d’une intelligence qui avait tout essayé, que tout avait trahi, et qui ne demandait rien tant que de se sentir affermie. Parfois, étonné de ses élans, il s’en ouvrait au Père : « Je désire, lui disait-il, je désire je ne sais quoi… » Mais le Jésuite ne voulait point qu’il lût encore les grands mystiques : « C’est une boisson trop forte pour vous. L’alcool ne désaltère pas les gorges brûlantes ; il ne les satisfait pas mais les exaspère. Du calme, mon enfant, du calme. » Il poursuivait une sage thérapeutique, indulgente, modeste, à ras de terre. Un jour, Abraham s’écroula à ses genoux ; il avait cédé à une sorte de frénésie du péché ; une femme fort belle et amoureuse qu’il avait retrouvée, qui l’avait repris par la tendresse, vaincu… Il fallut le consoler ; Dieu ne veut pas la mort du pécheur ; le Père n’admettait pas l’air confit, les yeux baissés, il voulait lire dans l’âme des pénitents : seul moyen pour que la harangue s’improvisât toute seule, adéquate à l’oreille préparée à l’entendre, pour que le remède dosât ses constituants (huile, acide) suivant l’état et la blessure du malade. Jamais ce tact du confesseur toujours en éveil ne se trouvait pris en défaut. « La vérité, dit-il un jour à Abraham, c’est que vous, Bernard, Angèle et ce François dont tous les trois m’avez si souvent parlé, vous souffrez du mal de notre époque. Les romantiques ont lu Werther sous toutes ses formes ; qu’il s’appelât René ou Olympio, c’était toujours le même avec un tempérament différent. Nous voyons naître maintenant, dans la génération qui est la vôtre, des Bernard Rabevel. Votre camarade représente le mal qui vous est commun, sous sa forme la plus exaltée et dans un tempérament terrible. Ce n’est plus le désir de mourir des romantiques, c’est l’exaspération du désir de vivre, de sentir et d’assimiler le maximum, c’est ce que j’appellerai le Mal des Ardents . Il a pris chez vous la figure de l’intelligence pure, chez François la figure de l’action, chez Angèle la seule figure qu’il pût prendre chez une femme, la figure de l’amour ; et chez Bernard, il est multiple ; la tête, le cœur, les sens, tout y est bouillant et orienté constamment par l’ambition de se tendre à l’extrême de ses limites… »

Bernard était entré sur ces entrefaites ; la vue du Père l’avait bouleversé ; la terrible empreinte subsistante encore, la surprise, l’émoi… il s’était jeté à ses pieds en murmurant comme autrefois et sans savoir ce qu’il disait : « Mon Père, pardonnez-moi parce que j’ai péché. » Le Père l’avait relevé aussitôt en secouant la tête : « Nous n’en sommes pas là, mon fils ; plus tard, plus tard… » Et tous deux simultanément avaient songé à la première visite du petit Rabevel dans la chambre du Jésuite quand, agenouillé sur le prie-Dieu, il s’était entendu dire de même : « Plus tard… Plus tard… » Inutilité, vanité du joug sur de telles âmes… Pathétique retour d’un naturel sauvage… Mais le Père s’était repris tout de suite. Il avait entrepris une conversation enjouée pour donner à Bernard le temps de se remettre. Puis, quand il l’avait vu en possession de lui-même, il l’avait attaqué aimablement et en riant : « Je parlais de vous à Abraham, lui avait-il dit, au moment où vous êtes entré. Savez-vous, lui disais-je, que Bernard est un être extraordinaire, le plus magnifique et le plus complet représentant d’une maladie fort commune et mal connue encore ? » — « Laquelle ? » fit Bernard. — « Le Mal des Ardents, répondit le Père, nom poétique d’une bien terrible diathèse comme dirait Monsieur Charcot. » — « Eh ! eh ! dit Bernard, nom fort explicite et qui me révèlerait à moi-même si je m’ignorais. Mais ce n’est pas une maladie, mon Père, puisque, loin de contredire à l’action et à la volonté de mon tempérament, elle l’exalte et l’épanouit. » — « Elle l’use, Bernard, et elle vous dégrade. Mais ce n’est pas le moment encore de vous entreprendre ; il faut que cette machine infatigable jette ses flammes. Que de péchés à commettre, que de mauvaises actions avant le repentir ! Dieu veuille que vous viviez assez pour ne point mourir dans l’impénitence finale. » Bernard constata sans surprise mais tout de même avec un peu de regret, que ce langage ne l’émouvait point. Mais il vit aussi que le Père ne cherchait pas à l’émouvoir. « Songez, reprit le Jésuite, à ce que vous êtes devenu. Comme une éponge pressée se vide d’eau, vous vous êtes vidé de Dieu. Il n’est plus possible que vous croyiez encore à tout ce qui nous dépasse. Sans doute avez-vous eu encore des réflexes, mais ces gestes sans chaleur étaient la preuve même de la mort de vos sentiments religieux. Vous voilà libre, délivré de toute transcendance ; ces terribles mains sont prêtes pour livrer vous et les autres à tous les crimes qu’interdisent Dieu et l’Église ; et même à ceux que punit la Société si vous y trouvez plaisir ou profit ; quelle extraordinaire existence vous allez mener ! Vous avez déjà trompé tout le monde : vos éducateurs, vos parents, vos amis et, sans doute, vos ennemis si vous en avez. (Si vous n’en avez point cela ne tardera guère.) Sûrement vous réussirez dans vos entreprises. Mais cette réussite même vous sera contraire, car votre exaltation pour se contenter, ne pouvant plus se satisfaire dans le normal, succombera à toutes les tentations. J’ai peur pour vous des vices, des passions… » Bernard savourait d’avance sa répartie : « Et si je me mariais ?… » Le Père répondit sans réfléchir et comme dans un cri : « Ah ! la malheureuse ! » Aussitôt il voulut se reprendre. Mais il comprit que c’était inutile, il n’insista pas. Bernard demanda : « Que faire ? » — « Ah ! mon Dieu, oui, que faire ? Écoutez, Bernard, conservez et révérez dans votre cœur le plus longtemps que vous pourrez cet amour même coupable que vous avez pour Angèle, en le purifiant. Dieu n’interdit point d’aimer idéalement mais il interdit de convoiter la femme du prochain. Que le souvenir de cet amour s’estompe et pâlisse peu à peu en vous, mais vous garde de toute aventure comme une grande personne morale, une belle chose vivante qui conserve la place du dieu momentanément voilé, et, par le repentir, prépare ses voies et son retour. Et n’oubliez point de prier. Priez sans croire, Bernard, mais priez… » — « Et mon fils ? » — « Sa mère et son père l’élèveront. Son père, Bernard, qui n’est pas vous, ne l’oubliez point. Qui sort de la justice n’y rentre pas aisément. Rien ne vous interdit de l’aimer et il n’est pour vous qu’une seule manière de le faire, c’est que votre vie puisse lui être un bel exemple… » Il se leva. Les jeunes gens le raccompagnèrent à la porte. Sur le palier il se retourna vers Bernard : « Même sans croire, priez, priez… Craignez l’impénitence finale. »

Quand il fut parti : « Brrr ! dit Bernard, il n’est pas ravigotant, le paroissien ! » Il demanda : « Angèle n’est donc pas là ? »

— Elle va revenir bientôt. Je trouve même que, pour le troisième jour qu’elle se lève, elle se montre un peu imprudente en restant si longtemps dehors.

Mais Angèle rentra presque aussitôt. Elle embrassa Bernard comme d’habitude sans gêne ni confusion. Les femmes entrent très facilement dans certains personnages que leur imposent les événements. Cette attitude de transition que tolérait le Père et qui lui permettait les ultimes caresses à l’homme qu’elle chérissait lui était douce. Elle savait qu’elle allait le quitter irrévocablement, elle pressentait qu’il ne l’entreprendrait pas aux dernières minutes, elle se sentait heureuse des bribes du dernier bonheur d’amour qu’elle dût jamais savourer, elle en comptait les instants. Après avoir embrassé Bernard, elle ôta son chapeau et son manteau et le regarda, muette, les yeux clairs, presque rieuse. Elle se souvint tout à coup qu’elle avait à lui dire quelque chose, le prit aux épaules, attira ses lèvres, les baisa longuement et lui souffla tout doucement en rougissant un peu : « Il a remué la nuit dernière, tu sais. » Elle le regarda de nouveau sans embarras, mit sa tête sur le sein de Bernard et elle songeait : « Je me sens pure comme jamais je ne l’ai été. Je ne fais pas le mal. J’aime bien ce bon François. Je vais bien souffrir, mais j’oublierai peu à peu avec ce petit qui va venir. » Pensées élémentaires, simples, échappant à tous les méandres d’où naissent et foisonnent les plus incurables regrets.

Abraham contemplait et s’expliquait : « Comme le Père, se disait-il, a bien compris tout cela ! Comme il a su éviter à cette enfant le désespoir, le plus grand péché contre la divinité. Et moi qui ai failli tout briser ! Peut-être aurais-je engendré le péché, le scandale et le suicide. Voilà une âme qui sans doute souffrira plus qu’elle ne pense de l’amour perdu, du déshonneur et du remords. Mais elle est sauvée.

— Comment appelleras-tu cet enfant ? demanda Bernard.

— J’y ai bien pensé, répondit-elle, je voudrais lui donner un nom qui pût symboliser la paix intérieure que je n’ai pas connue et que tu ignores ; et qui viendra par lui, j’espère… Olivier est un beau nom.

— Oui, Olivier, dit Bernard songeur. Et si c’était une fille ?

Il était déjà père, c’est-à-dire enfant ; il était tout prêt à se charger des courses dans les magasins, de l’achat du berceau, de la recherche des nourrices. L’orgueil spécial du chef de la race l’illuminait. Les yeux levés vers lui, avec cette expression d’adoration émouvante qu’il aimait, l’épouse, hélas ! non, mais pourtant la femme qui était sienne, suivait ses pensées sur ses traits. Ils soupirèrent ensemble et puis, ensemble sourirent avec désolation de ce triste accord.

— Tu n’oublies pas que c’est demain le 20 Mars ? demanda-t-elle.

— Hélas ! ce départ est-il donc irrévocable ?… Je viendrai t’accompagner à la gare…

— Plus loin, Bernard, si tu veux. » Elle était un peu confuse. « Le Père Régard m’autorise à te garder jusqu’à la Commanderie. N’est-ce pas, Abraham ?

— Oui, le Père a pensé qu’il ne serait pas mauvais pour toi de connaître le cadre où Angèle va vivre désormais.

— Ah ! je veux bien, s’écria Bernard avec chaleur. Tu as ton billet ?

— « Mais non, mon amour. » Elle rougit et se reprit : « Veux-tu t’occuper de tout ?

— Si je veux !…

Il l’embrassa de nouveau, tout plein de joie à l’idée de ce voyage avec elle. Le soir, au dîner, il annonça aux Orsat qu’il allait être absent deux ou trois jours ; un voyage d’études pour une affaire qui pouvait être intéressante. Il fallut quelque diplomatie pour empêcher Reine de venir l’accompagner à la gare et Mr. Orsat de se distraire en faisant avec lui ce déplacement. La jeune fille tout attristée par ce départ eut quelques larmes qui touchèrent Bernard ; il la considéra avec tendresse ; elle était parfaite : douce, intelligente, soumise, et jolie avec cela ! Comment ne l’aimait-il donc pas ? Vainement il cherchait en lui cet accès, cet élan qui le jetaient tout brûlant vers Angèle. Mais il ressentait en revanche une affection lentement et chaque jour accrue. Il embrassa longuement sa fiancée avec une gratitude et une sincérité telles qu’elle parut en sentir le goût ; elle se dégagea un peu et livra à ses lèvres des yeux encore humides dont il but les larmes qui contentaient son orgueil. Elle serait restée ainsi contre lui sans que le temps lui parût s’écouler ; il fallut que les parents les appelassent au salon pour le café.

Il passa la journée du lendemain en courses avec Angèle ; elle avait besoin de menues lingeries et il voulut l’accompagner dans les magasins. Mais il ne savait plus se contenter pour elle du nécessaire ; il désirait qu’elle fût la plus belle possible, commit des folies, acheta tout ce qui la tentait. Ils entrèrent chez un bijoutier et il fallut qu’elle acceptât, mi-rieuse, mi-fâchée, un collier, un bracelet, des boucles d’oreilles, une magnifique bague ; elle dut les mettre séance tenante et sortir à son bras parée comme une idole. Ils ressentaient tous deux à la fin de la journée une fatigue et une sorte de griserie ; elle s’arrêta un instant au milieu de la foule : que de bruits, d’agitations et de lumières ! et elle allait partir, laissant pour toujours Bernard parmi les tentations de cette énorme ville avec les débris de son propre cœur. Elle se sentit poignardée par un regret, mais se surmonta, eut la force de sourire : « Je comprends pourquoi le Père désire que tu viennes jusqu’à la Commanderie », dit-elle.

— Mais pourquoi donc ? demanda-t-il.

— Tu verras, tu verras…

Quand ils entrèrent chez Abraham, celui-ci était aussi en tenue de voyage ; il répondit en quelques mots à leur interrogation muette :

— Il me semble que je ne pourrais plus rester tout seul ici ; je compte aller faire une longue retraite à la Trappe de Cerdans ; le Prieur m’a écrit que, sur la recommandation du Père, il me recevrait volontiers quand je voudrais ; je partirai ce soir par la gare de Lyon.

Après le dîner, la femme de chambre s’en fut quérir deux fiacres ; tous trois se firent leurs adieux devant la porte. Ils étaient très émus. Il leur semblait bien se trouver à ce relais où, suivant le mot de Byron, les Destins changent de chevaux.

Bernard avait réservé un compartiment dans le train qui les emmenait vers le Rouergue ; quand elle y fut montée, droite sous la lumière des plafonniers, il la contempla avant de monter à son tour, il s’oubliait sur le quai de la gare ; elle était plus belle que jamais elle ne l’avait été, encore pâle de sa longue souffrance et les yeux un peu fiévreux : sa grossesse commençante demeurait inapparente, recélée dans la profondeur des flancs robustes faits pour la maternité ; les longues lignes sveltes qu’il aimait, le fuseau splendide des jambes et des cuisses, la divine amphore du buste, la ligne d’aile des coudes élevés tandis qu’elle ôtait son chapeau, le firent trembler d’amour ; elle le pressentit, elle lui sourit de ses dents pointues, de sa prunelle lumineuse sous l’oblique sourcil de faunesse. Il monta enfin ; le train s’ébranla.

Il se voulait un souvenir parfait de ces dernières heures. Il voulut lui ôter lui-même ses longues bottines, la chausser de ses mules après lui avoir baisé les pieds avec ferveur. Mais il tenait à ce que sa pudeur religieuse ne fût point offusquée et il se détourna, plongé sans affectation dans la lecture des journaux, tandis qu’elle se délaçait. Elle savait à quel point il aimait être son serviteur pour ces offices intimes, elle comprit combien il lui en coûtait de s’en priver et elle lui en sut gré. Mais quand elle fut allongée sur sa couchette, il disposa sous sa tête les oreillers, étendit sur elle les couvertures puis, ayant jeté à terre quelques coussins, il s’assit, la tête à son chevet, le visage tout près du sien.

Tous deux, un instant, songèrent à leur premier voyage, au départ de cette même gare, à la ruse qui avait décidé de leur aventure ; mais ils n’en parlèrent point. La lassitude de la journée s’appesantissait sur eux ; ils causèrent un instant avec une douceur fraternelle, puis s’endormirent ensemble sans presque s’en apercevoir. Le lendemain matin, vers les six heures, ils arrivaient en gare de Capdenac quand Angèle, debout et prête depuis un moment, éveilla Bernard. Ils devaient changer de train, prendre une ligne transversale, qui les mènerait au milieu du Causse de Ségala, en plein Rouergue. Il consulta son indicateur :

— Nous ne sommes pas très loin de Saint-Circq-la-Popie, ne put-il s’empêcher de dire.

Elle répondit tristement :

— Oui. Mais nous allons du côté opposé.

Leur vie présente n’était séparée, dans l’espace et le temps, de la vie qu’ils regrettaient que par quelques mois et quelques kilomètres qui suffisaient à définir une éternité. Comme autrefois, tous deux à la portière contemplaient le paysage ; le Quercy cédait au Rouergue ; la figure de la terre n’était plus la même mais les dispositions de leur cœur surtout avaient changé ; de leur cœur désormais contracté, désireux d’amour peut-être, mais résigné à l’apaisement. Les champs et les landes glissaient sous leurs yeux leur offrant des lignes nobles sans secousse comme sans mollesse ; à l’horizon les collines formaient un beau trait continu, frangé d’argent, une arabesque divine qui enlaçait leur esprit. Le passage entre les monts se faisait avec des inflexions si pures qu’ils y découvraient une sorte de tendresse comme celle d’un aveu. Bernard remarqua au flanc d’un mamelon un chemin blanc bordé de trembles suspendu en volutes parfaites au creux de ces ravins. Il le montra à Angèle.

— Quel modeste agent voyer, lui dit-il, a défini cette courbe idéale ? Le Nôtre l’eût aimé.

Il s’étonnait qu’on distinguât si peu de cultures.

— La terre est assez rebelle par ici, répondit Angèle, alors les hommes la respectent.

— C’est vrai, l’homme ne violente que pour son profit. Mais vois comme ce pays a de la majesté, à vivre ainsi à son gré sans souci de nous.

Les herbages, le feuillage verni des pinèdes tissaient une tunique à peine mouvante sous les souffles du matin. Quelques roches abruptes se coupaient de paliers tout glissants d’une herbe qui en adoucissait les contours. Les premiers rayons du soleil donnaient à leur mousse une tendre couleur de rose qui émouvait le cœur. Cette paix, cette mystérieuse discipline des solitudes les pénétrait.

— Peut-être, se disait Bernard, tout cela nous eût-il paru exaltant il y a quelques mois ?

Le train s’arrêta, ils descendirent dans une solitude de craie ; la voiture commandée la veille par télégramme les attendait. Un cocher en blouse bleue, à grand chapeau de feutre velu, chargea leurs bagages.

— Eh ! leur dit-il, en tirant sur son brûle-gueule, vous menez le printemps. Regardez ce coquin de soleil qui se lève dans des draps blancs ce matin ; journée de mariés ; le temps sera joli avec un peu de vent quercynois avant midi et d’autan ce soir ; jolie chance pour tous, les bêtes vont bien trotter.

Il rassembla les guides :

— Dans trois heures, on sera à la Commanderie.

Il claqua de la langue : Youp ! Les trois chevaux fringants, couverts de sonnailles, s’ébrouèrent.

— Youp, qué disi, millo dious !

Les chevaux secouèrent leur crinière, humèrent l’air frais, partirent d’un jarret nerveux. Ils hennissaient dans le matin. Ils semblaient jouir d’être si vifs, si alertes, la joie physique était leur passion. La route sèche, dure et blanche résonnait sous leur trot. Le cocher chantait à pleine gorge dans son patois.

Tout contre Bernard pelotonnée, Angèle ouvrait des yeux pâles sur ces Causses désolés. Le sol y était couvert d’une herbe maigre. Parfois apparaissaient de grands troupeaux. La silhouette des bergers variait sur la lividité de la terre. Les arêtes des croupes décharnées dessinaient l’ossature du pays avec vigueur.

— On dirait qu’il va nous montrer son squelette, tout à l’heure, remarqua Bernard.

Il n’en dit pas davantage. Ces troupeaux anonymes semblables à tous les troupeaux qui, dans le cours des âges trouvèrent une maigre et odorante nourriture dans ces pâturages, ces bergers à cagoule, ce sol chauve et ridé, ce silence infini où les grelots de l’attelage créaient une onde sonore aussitôt étouffée, tout donnait à ces lieux l’accent de l’impérissable, tout suscitait en lui l’idée de l’éternité. Que pesaient-ils ? Qu’était leur petite aventure ?

— Une seule chose est nécessaire, prononça Angèle avec accablement.

— Je commence à comprendre l’idée du Père Régard, répondit-il.

— Tu n’as pas fini de comprendre, mon pauvre Bernard !

Ils ne dirent plus rien jusqu’au moment où ils virent à l’horizon les murailles de la Commanderie surgir des solitudes. Elles dressaient sur un plateau balayé des vents leurs tours carrées d’architecture militaire. La neige et le soleil, toutes les ardeurs torrides ou glacées des cieux rouergats avaient mordu les charpentes, tourmenté les capuchons d’ardoise. Disloqués et dans une posture gémissante, ils semblaient vouloir tourner, accompagner le soleil dans sa course.

— Qu’est-ce que c’est donc ? demanda Bernard.

— C’est la cité des Templiers », répondit Angèle. Elle lui expliqua. Des moines impérieux étaient venus là, dont l’ambition était de durer et qui avaient ouvert rudement le flanc des collines pour ériger ces bastions. Leur masse taciturne dominait l’horizon pour la durée des siècles, de toute la hauteur de ce dessein qui les hante et qui ne sera jamais réalisé.

En approchant du plateau, posé sur le désert comme un dolmen, ils distinguèrent, tout accroupie et comme apeurée, l’église transie qui abrite dans ces pays les rêves du paysan. Elle était aussi bâtie des lourdes pierres de la montagne, petite et sans doute sombre, avec l’air d’une crypte. Bernard comprenait vaguement que cette crypte était un refuge et que peut-être les espoirs de tant de générations l’emplissaient de sérénité. La voiture monta par les rues. Les maisons étaient séparées par des enclos ; le courtil, la grange, l’aire, le cellier et les étables formaient à chacune son petit royaume.

— Mon père habite tout en haut, dit Angèle, dans la Commanderie elle-même.

La voiture montait toujours, elle passa devant de vieilles demeures, traversa des placettes plénières qui faisaient un palier et où devaient se tenir les marchés. Ils contournèrent la colline. Du versant opposé à celui par où ils étaient arrivés, le site était tout autre. Une faille profonde de schistes et de gneiss s’ouvrait dans la plaine ; du côté de la bourgade, elle offrait en molles pentes au soleil des vignes étagées, des blés naissants, des châtaigneraies. La rivière du Viaur coulait avec rapidité deux cents mètres plus bas et ronflait sur la digue d’un moulin ; en face, un chaos de roches déchiquetées, une ruine féodale sur un éperon, l’ouverture béante de quelques cavernes créaient un monde sauvage où l’on apercevait, minuscules fourmis, des gamins qui se poursuivaient et jouaient sans doute aux pirates et aux brigands.

La voiture passa sous un porche à mâchicoulis, traversa une aire herbue où picoraient des poules et s’arrêta enfin dans une cour. Ils descendirent. Le cocher claqua du fouet. Le père d’Angèle parut en compagnie de la servante et des valets. Ils enlevèrent les bagages tandis que Bernard payait son conducteur. Ils rentrèrent dans la maison.

Quand Bernard y pénétra à son tour, il reconnut la femme qui accueillait Angèle par des questions et des tendresses ; c’était la tante Rose, celle qui la conduisait autrefois aux bains de mer ; elle fut ravie qu’il le lui dît : « Et moi, s’écria-t-elle, qui croyais avoir tellement vieilli avec mes douleurs !

— Vous avez des douleurs !

— Hélas ! doux Jésus, sans quoi vous pensez bien que je serais venue à Paris soigner cette petite quand elle est tombée malade. Tu ne te ressens au moins de rien, petite ? Bon. Heureusement. Mais tu avais bien besoin de revenir à Paris pour prendre tes malles après le départ de François ! Est-ce qu’on ne te les aurait pas envoyées ? C’est une enfant, toujours une enfant ! Encore heureux qu’on l’ait soignée comme il faut et si bon marché à cette clinique où elle était ! et que vous êtes bon de l’avoir accompagnée, Monsieur, elle aurait pu être malade de nouveau dans le train. Elle est bien pâlotte…

Bernard songeait : « que de mensonges il a fallu pour tranquilliser cette pauvre femme ! »

— Mandine, conduis donc ce Monsieur dans sa chambre » dit la tante Rose. Il monta, par un vieil escalier sculpté, jusqu’au premier étage, suivant la servante ; le plancher, la rampe, étaient en chêne noir ; sur le palier, de grandes armoires en noyer ciré luisaient dans l’ombre. Plusieurs portes s’ouvraient sur ces pas-perdus. Mandine poussa l’une d’elles et Bernard se trouva dans une pièce ronde, haute, voûtée, éclairée par une immense baie à meneaux croisés par où on ne voyait que le ciel. Il s’approcha de la fenêtre ; l’air du printemps pénétrait avec la lumière du soleil. Il se pencha et vit au-dessous de lui, très bas, les pentes qui dévalaient vers le Viaur, plantées de vigne et de coudriers.

La servante lui expliqua :

— Ça fait toujours drôle aux invités qui viennent dans cette chambre pour la première fois ; parce que, vous comprenez, la maison est adossée aux vieux remparts ; alors il y a deux tours censément qui sont dans la maison ; au-dessous de cette chambre, au rez-de-chaussée, il y a la chambre de Madame Rose, dans la tour aussi, puis le couloir, et dans l’autre tour la chambre du maître.

Bernard aspirait l’air pur avec délices : On respire, ici, dit-il. A quelques mètres de lui il voyait une tour semblable à celle qu’occupait sa chambre.

— Alors, demanda-t-il, c’est au rez-de-chaussée de cette tour qu’est la chambre de Monsieur Mauléon ?

— Oui. C’est plus commode pour lui, n’est-ce pas ? Et puis, s’il est au rez-de-chaussée vers le bourg, il ne l’est pas de l’autre côté, pas vrai ? répondit la servante.

— Certes. Et, à cette fenêtre de l’autre tour, là, au même étage que moi, il y a une chambre aussi ?

— Au dessus du maître ? Dame, bien sûr, c’est celle de Madame Angèle.

Madame Angèle se mettait justement à la fenêtre, nue des épaules et du cou ; elle se retira aussitôt, revint couverte d’un peignoir.

— Que dites-vous de ce spectacle, Monsieur le Parisien ? lui demanda-t-elle.

— C’est prodigieux. Mais je ne me rends pas bien compte de ce qui se passe, ce paysage me paraît ensorcelé ; on se croirait suspendu dans le vide ; je ne vois pas de route ; pourtant nous avons contourné la colline, n’est-ce pas ? d’ailleurs je reconnais bien le moulin tout en bas et puis, là, cette ruine sur son piton.

Elle se mit à rire.

— Belle devinette, hein ? pour un citadin qui n’a jamais couru dans les montagnes ; à cet endroit, le rempart est bâti sur une roche qui surplombe et redescend ensuite verticalement sur une cinquantaine de mètres ; puis la pente douce commence ; c’est au flanc de cette pente que passe la route que nous avons prise et que nous ne pouvons pas voir puisque notre rocher la dépasse horizontalement, se trouvant en balcon de plusieurs mètres. Tenez, s’écria-t-elle, regardez.

Un oiseau fauve partit à leurs pieds, tombant comme une flèche rapide, les ailes serrées, puis il se déploya, commença de grands cercles, une spirale lentement descendante et fondit tout à coup sur la vallée.

— On niche avec les faucons, vous voyez !

— C’est égal, dit Bernard, mesurant la profondeur, quelle belle cabriole à faire !…

— Cela vous tente, fit-elle en riant.

— Ma foi non.

— Je comprends cela ; je vous quitte, voisin. A tout à l’heure.

Quand il redescendit, une cloche aigre sonnait midi. Angèle simplement vêtue, en tablier, tout accorte allait et venait, mettait le couvert sur une table rectangulaire et massive, couverte d’une nappe bise. On entendait à côté, dans la cuisine qui était la pièce essentielle du rez-de-chaussée, Mauléon parler à ses valets tandis qu’ils mangeaient la soupe.

— Rigaillou, vous ferez déferrer les juments par le maréchal ; c’est à craindre qu’elles blessent les poulains ; et, au retour, vous les lâcherez au pré de la Pièce, qu’elles puissent trotter et faire quelques pets ; le temps est de bonne humeur, ça les ressuscitera ces bestiaux. En rentrant, posez quelques fourchées de paille blanche, de celle de l’année dernière qui est la plus longue, sur leur litière, rebouchez les trous d’air avec des torchons de foin, il ne faut pas que les bêtes risquent des coliques avec le serein. Quand vous aurez fini, vous prendrez la bêche et vous irez me retourner la terre du Reg, aux quatre coins, là où la herse et l’araire n’ont pas pu passer ; vous sèmerez l’avoine et vous recouvrirez. Autant de retrouvé en profit et l’ouvrage est plus belle.

Bernard se leva tout doucement et gagna un coin de la cuisine d’où il pouvait voir en même temps qu’entendre. Le maître parlait debout, sobre de gestes, avec une autorité simple mais assurée. Il sembla à Bernard qu’il le voyait pour la première fois. La figure était toute rasée, vieillie prématurément, basanée, ridée ; l’œil vif mais souvent rêveur sous des sourcils obliques (les sourcils d’Angèle), le nez droit, les oreilles rouges avec de minuscules anneaux d’or, et sur la tête le chapeau à grandes ailes qu’on ne quitte jamais au Rouergue même à table. Les trois valets mangeaient leur soupe avec grand bruit, servis par Mandine. Ils approuvaient de la tête les paroles du maître.

— Vous, Roumégous, vous jugulerez Caillor et Fauvet.

— Fauvet est bien fatigué, notre maître, il ne se réconforte pas vite du coup de galoche que lui a baillé la jument de Rébel dans le chemin de Ségrassiés.

— Ah ! bougre, c’est vrai, il faudra que j’aille voir ce coup de nouveau. Il n’a pas plus mauvaise mine, au moins ?

— Non, notre maître, ça irait plutôt mieux, mais la bête est mignarde à cette heure.

— Eh bien ! vous prendrez Laouret.

— Faites excuse, notre maître, mais il tire de traviol avec Caillor. Il vaudrait mieux Roussel.

— Allons, vous avez peur de Laouret, vous aussi ; prenez Roussel avec Caillor. Vous les attellerez à la houe et vous irez refendre les billons au Prunet. Dès qu’ils seront ouverts et que le vent quercynois les aura essuyés vous les herserez et vous les roulerez.

— Et toi, Totumard, tu iras greffer les sauvageons. C’est le bon moment. Quant à vous, Mandine, il faudra venir avec moi dans le jardin : il me semble que le laurier se flétrit. Je ne sais pas ce qu’il peut avoir. Et puis ce soir on cuira le pain. Vous direz à la Tayague de venir vous donner la main.

Bernard s’approcha.

— Le rapport est terminé, mon colonel ?

— Oui, répondit Mauléon en riant. Repos.

— Voulez-vous annoncer alors une distribution de vin vieux pour ce soir ?

— Vous avez entendu, Fantons. Voilà un monsieur de la ville qui aime le monde des emblavures. Allons déjeuner, Monsieur Rabevel.

Le repas fut long. Bernard appréciait en gourmet ces mets étonnants, pâtés de foie, chapons truffés, truites, qui sont le luxe à Paris et que le moindre pagès du Rouergue peut offrir sans dépense à ses convives. Comme il s’essayait à découper un pâté, Angèle s’écria, devant ses tentatives vaines et maladroites, et d’un ton badin :

— Il y a un sort sur lui. Il déprofite les bonnes choses qui lui tombent sous la main.

— Si encore, répondit-il du tac au tac, j’étais assuré d’en conserver le meilleur, je crois que je serais assez égoïste pour me résigner à cet égoïsme et à la réputation que vous me faites.

Elle rosit légèrement mais nul ne s’en aperçut.

— Bien répondu, ça, fit le père Mauléon. Mais comment trouvez-vous ce petit vin ? Il vient du coteau que nous surplombons ; c’est sec, dur au palais, ça n’a pas son pareil pour contenter un gosier d’homme et pour lui assassiner les pattes. Ah ! le pays ne serait pas mauvais si on voulait. Il ne faudrait que de l’eau pour le faire boire à sa soif.

Ils se levèrent. Rose et Angèle desservirent avec diligence. « Voulez-vous aller faire un tour ? proposa Mauléon.

— Mais volontiers.

— Vas-y aussi, dit la tante à Angèle, tu prendras un bol d’air. Ne te fatigue pas surtout. » Ils sortirent. Pays d’églogue, un peu âpre, pensait le jeune homme, pays rude mais sain.

— Les gendarmes ne doivent pas avoir beaucoup de travail ici, hein ?

— Quelle question ! mais comme partout, je pense. On n’assassine pas, on ne vole pas. Des chapardages de temps en temps, des coups quelquefois pour une fille, quelques ivrognes les jours carillonnés. Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Eh ! c’est bien assez, pardieu !

Des paysans les croisaient, solides, carrés, de forte race. Ils saluaient, en passant, à la mode ancienne : « A Dieu soyez ! » Quel pays ! L’atmosphère pure, le soleil brillant, l’air vif, l’eau légère ; un paradis, si l’homme pouvait concevoir le paradis autrement que dans la mollesse et dans l’oisiveté.

Une psalmodie interrompit leur conversation : ils virent par le porche de la Commanderie un cortège qui défilait. « C’est Joindou de Bouyals qu’on enterre aujourd’hui », dit Mauléon à sa fille. Six hommes portaient le cercueil sur les épaules : « Oui, fit Mauléon, parce que le chemin finit un peu plus loin ; on ne peut monter à l’église, et au cimetière qui est derrière elle, que par un escalier. Venez sur le rempart, vous verrez. » Il les guida ; Angèle le suivait, précédant Bernard. Ils longeaient une terrasse droite en plan incliné ; il remarqua que, dépouillée aujourd’hui de tous bijoux, elle avait conservé en retournant la pierre à l’intérieur de sa main la bague qu’il lui avait donnée la veille.

Quand ils furent sur le rempart, Bernard vit en effet le cortège funèbre engagé dans l’escalier qui montait à l’église. Ainsi le mort ne quittait ses proches qu’au moment dernier de rentrer dans la terre froide. Sa dépouille imposait aux hommes, même les plus durs, qui étaient obligés de cheminer sous son fardeau, le frisson de l’inconnu et sa terrible leçon. Quelle grandeur, quelle sagesse !

Mauléon à présent lui montrait dans le lointain, les bourgades éparses, semblables à la leur. Sainte Radegonde, la bastide des amandiers ; Cirou, le pays des cerises ; Ravise où tournaient encore de vieilles coutelleries : les ouvriers travaillaient à genoux dans l’eau et chacun avait son chien couché sur les jambes pour lui tenir chaud ; et puis Pampelonne, fondée en 1290 par Eustache de Beaumarchais, à son retour d’Espagne où il s’était emparé de Pampelune ; on distinguait ses remparts ; Mauléon assurait que les fossés existaient encore, larges, profonds et remplis d’eau ; forte bastide, peuplée de gens batailleurs ; leur jeunesse venait en nombre dans les foires chercher querelle aux coqs des autres endroits ; les Anglais n’avaient pu s’emparer de cette ville que par la ruse au temps où ils tenaient la Gascogne et tentaient d’annexer le Rouergue, Froissart raconte l’histoire dans ses chroniques. Au loin les flèches de Rodez vers le Nord et, vers le Sud, la tour rose de la cathédrale d’Albi. « Nous sommes comme les Templiers, dit Mauléon, nous dominons tout le pays. » Il réfléchit, hésita et finit par dire : « Moi, je ne suis pas un homme instruit, mais j’ai pensé bien souvent que, pour un homme intelligent qui viendrait habiter ici et se promener un peu tous les jours sur ces remparts, il y aurait de la consolation, je veux dire de la… Mais je m’empêtre. Vous comprenez, ici, c’est comme si on regardait les étoiles au ciel ; ça élève l’esprit, n’est-ce pas ? »

Angèle était assise sur le parapet, le regard perdu. Au ras du sol, dans le lointain, des troupeaux blancs, des cabanes roulantes, la tache noire d’un labrit, la silhouette d’un berger. L’attitude contemplative de ces hommes frappait Bernard. Quelles pensées mystérieuses accourues des horizons immenses leur apportaient le goût et le désir de l’infini ?

— Sont-ils bergers de métier ou bien mènent-ils leurs propres troupeaux ? demanda-t-il.

— Bergers de métier en général. Certains d’entre eux gardent les bêtes d’une grande ferme ; d’autres celles de tout un hameau et enfin quelques-uns leur propre troupeau. Mais tous les Rouergats dans leur jeunesse accompagnent un berger. Rien de plus difficile que ce métier. Il faut naître berger. Un proverbe d’ici prétend que seuls les enfants du vent qui souffle au printemps et à l’automne font de bons bergers.

— Curieux, dit Bernard.

— Oui ; une vocation. Certains ne quittent plus ce métier dès qu’ils y ont goûté. D’autres, après deux saisons, ont besoin d’y revenir ; on dirait qu’ils ont laissé leur cœur là-bas. Ils viennent vous trouver un beau jour pour boire le coup de l’amitié, couverts du manteau blanc rayé de rouge… On croirait qu’il y a un sort sur eux…

— Et comment sont-ils vus dans le pays ?

— On les juge un peu fous. Mais quand ils reviennent de là-bas, ils racontent à la veillée des histoires. Des histoires qu’ils ont rêvées, bien sûr, et qui émerveillent les gosses. Mais les hommes qui ont passé par le métier les écoutent aussi. Ils sont devenus autre chose, couteliers, cloutiers, sabotiers, buronniers, ils gagnent mieux leur vie. Mais à ce moment-là on sent bien qu’ils regrettent, allez ; ils envient les bergers.

— Quelle grandeur », dit Bernard. Il regarda autour de lui ; une quinzaine de maisons semblables à celle des Mauléon se groupaient dans l’enceinte de la Commanderie.

— Nous sommes des privilégiés, nous tous qui vivons ici, pas vrai ? demanda Mauléon.

— Je le crois bien !

— Tenez, la petite maison à volets verts là, c’est celle de ma sœur, la tante Rose qui habite avec nous depuis la mort de ma femme, ça fait dix-sept ans. Plus tard, il faudra probablement qu’Angèle s’y installe.

— Comment ça ?

— Vous ne savez donc pas que j’ai cinq enfants ? c’est ainsi, oui. L’aîné, Jérôme, est percepteur à Sartène ; le second, Pierre, est adjudant de Coloniale en Algérie ; Jeanne, qui vient après, est mariée à un propriétaire du côté de Rodez ; le quatrième a tiré un mauvais numéro, il doit être de votre âge…

— Je suis de la classe 85 », dit Bernard ; il se rappelait le jour où, comme étudiant en théologie il avait obtenu son exemption : fraude involontaire, la première.

— Lui aussi, il est soldat de la ligne à Grenoble. Quand il va revenir, il voudra prendre femme ; il a déjà choisi, la seconde fille d’Esquillat, le buronnier, tu sais qui je veux dire, Angèle ? il l’emmènera chez nous : la maison suit la terre. Alors, Angèle s’installera dans la petite maison aux contrevents verts, avec la tante Rose… et l’héritier ? Elle pourra rêver à son aise, ma bachelière, elle sera bien là…

Des femmes battaient le chanvre sur la placette ; une vieille roulait sa quenouille, poissait son étoupe ; des enfants piaillaient sur les remparts ; les abeilles d’un rucher voisin se dégourdissaient déjà et montaient jusqu’à eux, portées par le vent ; les premiers martinets passaient en criant de joie. On entendait le métier proche du tisserand.

— Ah ! on oublierait les affaires, dit Bernard avec conviction. Les temps bibliques… Plus de souci d’argent, d’ambitions, de combinaisons utilitaires. La paix du cœur.

Il comprenait tout à fait à présent pourquoi le Père Régard avait voulu qu’il vînt jusque là. Le Père désirait que s’imposât à l’amant le souvenir simple et candide de la maîtresse rachetée de ses fautes, vivant dans la tranquillité du cœur et des sens, dans une pureté qu’il n’oserait plus troubler.

— Oui, se répéta-t-il, plus de péché, plus d’ambition… Oui. » Il la regarda : Qu’elle était belle ! « Oui… mais la perdre… ou mener une vie misérable et gênée… Plus d’Angèle ou plus d’ambition, de lucre, de combinaisons, d’intérêts… » Le jour allait venir où il ne la verrait plus !… Mauléon s’était détourné, examinant une tuile cassée de sa toiture. Bernard sentit qu’Angèle le regardait : « Tout de même, dit-il à voix basse en relevant les yeux sur cette chair bien-aimée, te perdre ! » Elle était faible aussi, baissa les paupières en silence. Et lui songeait : comment revenir, comment la garder, comment la reprendre ? Mauléon était retourné auprès d’eux.

— N’est-ce pas, dit-il, on ne se lasserait pas de contempler ce panorama ?

— Oui, ce pays est bien beau.

— Et il n’est pas mauvais, je vous le disais tout à l’heure, tout le coteau est excellent ; dur à travailler, dame ! la plaine serait bonne aussi, tout le coin que vous voyez, là, au bout de mon doigt, c’est de la terre à jardin. Seulement c’est l’eau qui manque, c’est l’eau.

— Mais, dit Bernard en riant et en montrant le cours rapide du Viaur, il y en a assez là-bas, je crois.

— Vous voulez rire, Monsieur. Oui, une partie du pays est inculte faute d’eau. Si je vous disais que nous sommes obligés d’acheter beaucoup de nos légumes ? et qu’il vient des jardiniers depuis Lescure près d’Albi jusqu’ici pour nous les vendre très cher ?

— Mais, tenez, voilà une affaire, achetez cette terre à jardin qui ne doit pas valoir grand’chose et arrosez-la.

— Je croyais que le site vous empêchait de penser aux affaires, dit finement Mauléon.

— Le vent a tourné, vous voyez. D’ailleurs c’est une affaire pour vous et non pour moi, cela.

— Oui ; aller chercher l’eau au Viaur avec un arrosoir ou un tonneau à roues ; c’est pas mal imaginé. Ne vous moquez donc pas, Monsieur Rabevel.

— Est-ce que ce moulin tourne, là-bas ? demanda Bernard.

— Guère plus ; il y a trois moulins à peu de distance l’un de l’autre ; et du travail pour un. Alors…

— Alors, il ne doit pas valoir cher, hein ?

— Cela, je n’en sais rien ; en tous cas, le meunier est vieux, ses enfants établis ailleurs ; je pense que ça n’irait pas chercher plus d’une pièce de six cents pistoles, huit cents peut-être avec le barrage.

— On n’a donc jamais pensé à poser des turbines sur ce barrage ? Tenez, la voilà l’affaire, Monsieur Mauléon. Quelle quantité d’eau faudrait-il pour arroser les bonnes terres à jardin que vous m’avez fait voir ?

Mauléon réfléchit, avança des chiffres ; Bernard avait tiré son calepin, commençait des calculs. Il s’interrompit, le crayon en l’air : la rivière avait-elle de l’eau en été au moins ? — Oui, oui, l’eau passait toujours au-dessus du barrage, toute l’année. Bernard fit un soupir de soulagement. Qu’était le débit de la rivière ? Cela, Angèle le savait ; les deux chiffres, maximum et minimum étaient gravés en face des cotes maximum et minimum sur l’échelle officielle que le service des Ponts et Chaussées avait justement établie au moulin ; ils étaient dans sa mémoire depuis longtemps. Bernard traça encore quelques chiffres.

— Cela pourrait très bien aller, conclut-il. Aucune de ces terres n’est à vous ?

— Non, mais elles touchent les miennes.

— Ah ! diable ! eh bien ! il faudrait s’arrondir, les acheter. Elles ne sont pas chères ?

— Sans doute. Mais enfin il y a un joli lot et ça irait chercher tout de suite une dizaine de mille francs. Et moi, je n’ai pas d’argent, du moins une telle somme.

— C’est un denier d’ailleurs. Mais vous comprenez bien qu’il serait vite retrouvé le jour où ces terres seraient irriguées, vous pourriez sans doute les vendre avec bénéfice.

— En se contentant de doubler, je crois qu’on les vendrait le lendemain par parcelles. Tous les gens d’ici s’y feraient un jardin. Mais c’est toujours la question : comment les irriguer ?

— Comprenez-moi. Nous essayons d’avoir option sur les terres d’abord, sur le moulin aussitôt après, à un prix fixe bien déterminé. Si nous réussissons, nous montons les turbines et les pompes. Sur vos terres un petit château d’eau ; voilà votre irrigation assurée. Entre temps vous obtiendrez facilement un contrat d’éclairage avec la commune, et le bénéfice du contrat vous payera l’installation des dynamos et de tout le matériel ainsi que la surveillance et l’entretien. Les terres seront irriguées pour rien. Vous pouvez revendre tout ou partie en vous réservant toujours, bien entendu, la fourniture de cette eau précieuse. C’est une petite combine qui sera longue et délicate à mettre au point mais qui serait sûrement très fructueuse.

— « Je crois bien, je crois bien ! » s’exclama Mauléon illuminé soudain. Irriguer ces terres, arrondir sa propriété, mots magiques qui le transportaient. Il se rembrunit : « Seulement… »

— Je vous comprends. Huit mille francs le moulin, dix mille les terrains, deux mille le château d’eau, quinze mille l’installation, total trente-cinq mille ; par le petit bout, par le petit bout. Combien pouvez-vous sortir de votre poche ?

— Heu ! rien pour le moment à vrai dire ; l’argent que j’ai, je dois d’abord l’employer à rembourser mon gendre…

— Rien ! c’est peu, c’est peu… On ne peut rien faire avec rien ; il vous faut laisser tomber cela, c’est dommage. Voyez : le bénéfice sur le terrain : dix mille ; les contrats d’électricité et d’eau vous donneraient au moins huit mille par an. En trois ans, mettons quatre à cause de l’imprévu, vous étiez remboursé. Vous aviez gagné trente-cinq mille francs et une petite rente de cinq ou six mille nets de tous frais, qui tombaient là sans fatigue, raide et sûr.

— Oui, on dit ici comme vache qui pisse.

— Tiens, c’est joli cette expression, dit Bernard en se tournant vers Angèle ; il faudra la servir au Père Régard. » Il se mit à rire de cette plaisanterie de mauvais goût ; il dissimulait sous cet artifice la joie profonde qui l’animait : « Je le tiendrai quand je voudrai maintenant, ce bon Mauléon ; et Angèle avec lui. »

Elle l’avait deviné ; elle lui jeta un regard troublé où l’amour indompté le disputait à la crainte. Il se redit avec satisfaction : « Et Angèle avec lui. » Et il se sentit tout guilleret.

Ils redescendirent sur la place. « Allons jusqu’au four, si vous voulez bien », proposa Mauléon. Mandine se démenait, les cotillons et les manches retroussés, le jacoutil largement ouvert, offrant à la vue dès qu’elle se penchait deux gros seins fermes et bruns. La Tayague, mince femme remuante l’aidait sans bruit. Mauléon ouvrit la porte du four, se baissa.

— Les filles d’aujourd’hui ne savent rien faire, dit-il. Un four trop chaud ou un four trop froid. Que vous a enseigné votre mère ? Vous ne savez pas faire un feu de four à pain. Allez à la cuisine, portez toute la braise dans la pelle-rispe ; puis vous ferez un bon dessous en braise, large du bas et un peu creusé en haut comme les allées des emblavures. Comme ça vous aidez la flambée des fagots ; vous épargnez le tas de bois et, sitôt brûlé, le fagot rejoint votre dessous en braise, aide pour le suivant et ne se dépense pas pour rien à cause de la cendre qui adoucit et égalise la chaleur.

Il goûta la pâte :

— Vous avez fait le chef levain hier au soir ? Bien. Vous n’enfournerez que quand le four sera bien blanc partout. Vous défournerez une heure et demie après ; mais vous commencerez de regarder par l’œillard au bout d’une heure vingt ; suivant la mouillure de l’air, le pain se hâte ou retarde ; il faut le surveiller, il est de caprice comme une catin.

Il dit à Bernard :

— C’était Rose qui s’occupait de tout cela auparavant ; elle ne peut plus avec ses jambes enflées ; tout juste si elle se traîne de la cuisine à la chambre les jours où le temps est à la pluie. Il faudra qu’Angèle la remplace, se mette à ces choses ; si je continuais à vouloir m’en occuper je ne pourrais plus sortir avec les valets, le travail s’en ressentirait vite.

— Je vous vois bien dans ce rôle de commandante en chef, dit Bernard à la jeune femme.

— Bien sûr ; cela me distraira d’ailleurs, répondit-elle.

Les deux hommes descendirent au village tandis qu’elle rentrait à la maison ; Bernard voulait acheter le vin vieux qu’il avait promis aux valets. Comme ils circulaient dans les ruelles, Mauléon dit tout à coup :

— Votre idée me travaille, vous savez.

— Quelle idée ? répondit le jeune homme feignant la surprise.

— Celle du moulin, de l’électricité, des terrains.

— Ah ! oui. Il ne faut plus y penser puisque vous n’avez pas les moyens de la réaliser. Moi, quand je vois, dans une chose qui me tient au cœur, que je ne pourrai arriver à ce que je désire, je fais une croix sur cette chose ; je n’y songe plus.

— Vous pouvez faire ça ? vous êtes bien heureux.

— Affaire de volonté. Une occasion perdue, cent de retrouvées. Allez, parlons d’autre chose et ne vous inquiétez plus de moulin ni de jardin. Vos compatriotes continueront de s’éclairer au pétrole et leurs terrains de boire quand il pleut. Ne vous faites pas de tracas pour eux. Vous n’avez rien perdu ? eh bien ! alors, laissez tout cela.

— Vous avez raison, dit Mauléon. Laissons tout cela.

Mais malicieusement, Bernard ajoutait :

— A moins que vous n’ayez conscience de n’avoir encore examiné que trop superficiellement l’affaire et que vous ne vous rendiez compte de la possibilité de trouver quelque moyen en approfondissant votre idée. Car, évidemment, une telle combinaison est extrêmement belle ; on en voit peu dans les grandes affaires qui soient comparables à celle-là comme rendement.

— Je le pense aussi.

— Oui. Réflexion faite, cela vaut la peine que vous étudiiez un peu ça.

— Mais vous-même qui avez l’habitude de ces choses, vous ne pouvez pas me donner un conseil ?

— « Enfin, se dit le jeune homme, il y est arrivé tout de même. » Il répondit : Un conseil, un conseil, quel conseil voulez-vous que je vous donne ? Je vous indique la combinaison et encore gratuitement, souligna-t-il, mais je ne réfléchis pas pour les affaires des autres ; j’en ai bien assez de réfléchir pour les miennes. Enfin, écoutez, j’y penserai, je verrai, si par hasard une idée me venait, je vous la communiquerais.

Mauléon le remerciait avec chaleur ; ils rentrèrent et ne parlèrent plus de la question ce soir-là. Après le dîner ils restèrent tous les quatre à bavarder. Minuit arriva sans qu’ils s’en fussent aperçus ; Angèle remit à Bernard un chandelier de cuivre, alluma la bougie avec un brandon pris entre les chenêts. Il les salua tous trois, leur souhaita bonne nuit et monta dans sa tour. Il se dévêtit, passa sa robe de chambre. « Que fait donc encore Angèle en bas ? » se demanda-t-il. Il ouvrit la fenêtre. C’était décidément le printemps. Une ardeur amoureuse le calcinait : « Il faudra que je l’embrasse quand elle montera », se dit-il. La brise tiède le caressait. Il aperçut à la fenêtre de Mauléon la clarté de la bougie qui s’éteignit presque aussitôt : « Le brave homme se couche », pensa-t-il. Au-dessous de lui, une lumière se déplaça, remuant de grandes ombres : « Voilà la tante Rose qui rentre dans sa chambre ; elle a dû s’attarder à tout ranger avec Angèle. » Le désir le secoua : « Angèle va enfin monter. » Mais l’espagnolette grinça ; la tante ouvrait la fenêtre ; il l’entendit dire : « comme il fait doux !… » Puis il perçut un chuchotement ; il prêta l’oreille mais ne put rien saisir pendant un moment. Il comprit que sa maîtresse était encore là et qu’elles parlaient toutes deux à mi-voix ; sur ce ton affaibli les timbres se confondaient. « Que disent-elles ? » se demandait-il très intrigué ; il écouta encore de toute son attention et enfin il distingua : « Reine du Ciel… Tour d’Ivoire… Arche d’Alliance… Maison d’Or… Priez pour nous… Priez pour nous… » Les deux voix se répondaient plongeant dans l’abîme de la divinité ; il releva la tête vers les étoiles silencieuses. Il ferma la fenêtre, éteignit la bougie et se mit au lit.

Il devait reprendre la voiture le lendemain à neuf heures. A sept heures et demie il était debout. Il s’habilla rapidement, boucla sa valise ; il resta un moment pensif à la fenêtre ; le temps s’était assombri, les nuages cachaient l’aurore, mais le paysage immobile conservait sa lividité et sa muette grandeur ; il revint à son bagage, désœuvré, hésitant, obsédé d’une pensée informulée ; il s’accouda de nouveau à la croisée et s’oublia dans une contemplation mélancolique. La pendule sonna, il se retourna brusquement : huit heures et demie ! il ouvrit la porte ; dans l’ombre, une forme qui semblait attendre se jeta vers lui, un visage trempé de larmes toucha sa joue, des lèvres se collèrent aux siennes, les gémissements étouffés, les sanglots qui secouaient le corps délicieux le firent trembler. Mais un pas résonna dans l’escalier ; ils se disjoignirent, elle regagna sa chambre sur la pointe des pieds tandis qu’il descendait. Ainsi à peine avaient-ils eu le temps de s’embrasser sans pouvoir même prononcer une parole.

— « Je venais vous appeler », dit Mauléon, car c’était le bruit de ses pas qui les avait séparés. « Je craignais que vous ne vous fussiez oublié. »

— Eh ! c’est qu’alors je serais furieusement en retard !

Tandis qu’il déjeunait, Bernard écoutait son interlocuteur et attendait avec impatience qu’il abordât la question qui leur tenait au cœur. Après mille circonlocutions que le jeune homme ne paraissait pas comprendre, écoutant d’une mine candide et sans avoir l’air de chercher plus loin, Mauléon se décida tout à coup.

— Avez-vous, demanda-t-il, songé à ce dont nous avons parlé ?

— A quoi donc ?… Ah ! oui, l’irrigation. Excusez-moi, je n’y étais plus. Je vous dirai aussi qu’hier soir, après cette nuit de wagon, j’étais très fatigué ; je me suis endormi sitôt au lit pour m’éveiller à l’heure que vous savez… Mais que voulez-vous que je vous dise ? Formez une Société si vous n’avez pas d’argent.

— Ce n’est pas possible, cela, il faudrait des gens de loi et ils nous mangeraient tout le grain pour ne laisser rien que l’herbe.

— Réunissez-vous à quelques-uns et faites, entre amis, un petit contrat sous seing privé.

— Ça non plus, ça n’irait pas. Il ne faut pas trente-six têtes dans des affaires comme celle-là ; on perdrait le plus clair du temps et du bénéfice à se chamailler.

— Écoutez, il n’y a alors qu’à faire en sorte d’avoir le moins d’argent possible à débourser si vous voulez agir seul. Tâchez d’obtenir sur le moulin et les terrains des options de très longue durée, un an si possible ou deux ans ; quitte à payer ces options une centaine de francs de plus. Cela vaut bien cinq ou six cents francs, mille francs les deux ; vous pouvez bien disposer de mille francs ? Bien sûr. Demandez un devis à un spécialiste de travaux hydrauliques ; je vous donnerai quelques adresses tout à l’heure. On vous enverra un ingénieur ; on vous soumettra des plans tout faits gratuitement. Vous choisirez tout seul celui que vous voudrez pour l’irrigation. Pour l’électricité il faudra naturellement que vous ayez l’accord de la commune. Mais commencez par l’irrigation. Faites-vous donner des termes de paiement échelonnés sur de longs délais pour tous ces achats. Vous pouvez ainsi arriver à vous contenter de débourser dix mille francs en deux ans ; le surplus sera payé par les rentrées de votre affaire. Eh bien ! dix mille francs en deux ans, sapristi, vous en disposerez bien tout de même.

— Certainement oui.

— C’est donc plus simple que nous ne pensions. Allez-y comme ça. Et si vous avez besoin d’un coup de main, d’un renseignement, d’un appui dans quelque administration, et même, ma foi, de quelques billets de mille, comptez sur Bernard Rabevel.

— Ah ! Monsieur, je n’aurais pas osé vous le demander ; mais je n’aurais pas entrepris une affaire si difficile sans votre aide. Puisque vous me promettez de m’aider, je vais engager ça tout de suite.

— C’est entendu.

Le cocher arrivait, faisait claquer son fouet dans la cour. Mandine vint prendre la valise.

— Ainsi, dit Bernard, voici l’heure de mon départ. Adieu, monsieur Mauléon.

— Pas adieu, voyons, maintenant vous serez obligé de revenir, si ce n’est pas par amitié ce sera pour voir les travaux. Pas adieu, Monsieur Rabevel.

Angèle était immobile dans l’encadrement de la porte. Il comprit qu’elle devait avoir entendu. Il répondit :

— Pas adieu, pas adieu. Eh bien ! alors, au revoir, si rien ne doit m’interdire le retour.

— Qui aurait assez de cruauté pour vous l’interdire ? demanda Angèle d’un ton qui voulait être badin.

Mauléon était déjà dans le couloir. Bernard se pencha sur les mains de la jeune femme, les baisa longuement. Et elle à voix basse répétait : « Assez de cruauté, assez de cruauté pour vous l’interdire… » Elle répéta encore : « Assez de cruauté… » Puis, enfin sans force : « Assez de vertu… »

Une pluie froide commençait de tomber par larges gouttes fouettantes. Des nuages cuivrés s’accumulaient : « Aïe ! aïe ! fit Mauléon, la grêle qui arrive. Excusez-moi. Il faut que je donne mes ordres aux valets. » Il s’en fut, en courant, vers les étables. Le chat miaula, violemment projeté d’un coup de pied. La tante Rose qui faisait ses politesses à Bernard se retourna suffoquée : « Doux Jésus ! c’est Angèle, voyez-vous ; elle qui ne brutalise jamais les bêtes. Qu’est-ce qu’elle a ? » Angèle se jetait dans l’escalier, hoquetante et sanglotante, incapable de se maîtriser plus longtemps : « Qu’est-ce qu’elle a ? » se répétèrent-ils tous deux ensemble en se regardant. Bernard tremblait qu’un soupçon n’effleurât la vieille fille. Il eut l’idée de dire d’un ton mystérieux : « Ah ! j’y suis ! » Et il reprit d’une voix insistante : « J’y suis, j’y suis. » — « Où avais-je la tête, fit enfin Rose illuminée, c’est l’héritier ! » Et elle le quitta, car le cocher s’impatientait ; de la porte, elle lui fit un signe d’adieu et rentra dans la maison. La voiture s’ébranla et il aperçut à travers les persiennes d’une fenêtre la figure du désespoir qui appuyait son front cadavérique sur les lames.

Livré à lui-même dans sa voiture, sans rien qui pût offrir un divertissement à ses pensées, un exutoire à sa révolte contre le destin, il se tenait immobile et rigide comme une momie, au fond du capotage. La grêle et la pluie mêlées, la tourmente de la nature ne dérivaient pas son esprit. Toujours se posaient avec la même rigueur les termes contradictoires du problème de son existence : Pourquoi tout s’opposait-il à l’épanouissement de ses désirs ? Tout : la société, les faits, les caractères, les institutions et même ses désirs eux-mêmes qui s’entredévoraient. Il ricana : « Et dire que j’ai pu croire à l’existence d’un dieu ! » Une irritation contre son impuissance, contre cet ensemble de causes obscures qu’on appelle la Fatalité, l’envahissait. Il sentait s’accumuler les signes intérieurs de ces terribles colères blanches qui le laissaient sans souffle. Pourvu qu’il pût rentrer à Paris ! Sa gorge se serra, il se devinait terreux, le sang fuyant sa face ; tous ses organes internes se serraient ou se dilataient ; une insupportable impression d’éclatement, d’étouffement, de déchirement le gagnait. « Je crois que je vais crever », se dit-il. Il remua vaguement, perdit l’équilibre et tomba sur la route.

A ce moment les chevaux étaient au pas, montant une côte. Le cocher sauta à terre immédiatement, cala les roues, ramassa le jeune homme qui ouvrait les yeux. « Un peu étourdi seulement ? rien nulle part ? marchez un peu, pour voir. » La pluie qui le cinglait le réveilla tout à fait. Il se sentait de nouveau dispos, revenant de loin : « Cet idiot m’a sauvé la vie », se dit-il. « Vous dormiez sans doute ? demanda le brave homme ; voilà comment les accidents arrivent. Vous seriez tombé dans la descente de Pézés, vous rouliez sous la roue et, de là, dans le ravin. Et le papa Binoche aurait fait connaissance avec les gendarmes. C’est comme ça ! » Bernard le regarda d’une manière singulière : c’était vrai cela ; le bonhomme répétait, un peu ahuri de ce regard : « C’est comme ça. » Alors le jeune homme tira de sa poche son portefeuille et lui remit un billet de cent francs. Le cocher changea de couleur, crut qu’il avait mal interprété ses paroles, refusa le présent. « Quoi, dit Bernard en gouaillant, tu veux dire que ma vie ne représente pas cent francs ?

— « Ah ! si c’est ainsi, fit l’autre, ça va bien. » Et il serra soigneusement le papier dans une triple bourse compliquée de boucles, de tirettes et de cordons.

Bernard remonta en voiture. Il était tout à fait remis ; vraiment ce choc énergique lui avait fait du bien. Il rêva un moment ; il se sentait peu de chose : « … Un grain de sable, une vapeur suffisent… » Il osa s’avouer que peut-être à cette heure la mort eût été préférable. Certes il se sentait fort ; il sentait qu’il réussirait dans ses entreprises ; mais cela même lui faisait peur ; il se savait prêt à tout, débarrassé de tous les vains scrupules ; les dernières pudeurs de son âme s’alarmaient avant de s’évanouir.

Le soir même, il prit à Capdenac le train pour Paris. Dans son compartiment il ne pensait déjà plus qu’aux nécessités de ses affaires. Angèle veillait, douce et déchirante image, mais derrière le voile des propositions urgentes qui s’offraient en foule à sa réflexion et à sa volonté. L’essentiel était décidé relativement à ses adversaires et à ses auxiliaires. Mais les détails ? En particulier, la conduite à tenir à l’Assemblée Générale du 30 Mars le préoccupait déjà. Il passa sa nuit de voyage à y penser.

Et ce 30 mars, en remontant les Champs-Élysées pour se rendre à cette réunion, tout avait été si bien préparé qu’il ne redoutait plus rien. Sa pensée retourna à Angèle ; il songea vaguement à elle sans que son esprit s’arrêtât à rien de plus précis que du chagrin et du regret ; mais l’espérance du succès dans la lutte où il se débattait contre Blinkine et Mulot, refluait jusque-là, tempérait sa peine. Il avait marché sans s’en rendre compte ; il se heurta à un attroupement. Il leva la tête et s’aperçut qu’il était arrivé.

CHAPITRE QUATRIÈME

Comme il entrait dans le manège où se tenait la réunion, Bernard fut abordé par Mazelier.

— Vous ici ! lui dit le Bordelais ; je suis ravi de vous revoir ; on nous avait dit que vous aviez définitivement quitté notre Société ; Monsieur Mulot à son dernier passage à Bordeaux nous a expliqué vaguement que vous vous intéressiez exclusivement à d’autres affaires qui absorbent tout votre temps.

— C’est presque vrai, répondit Bernard ; mais je vois votre Société dans de telles difficultés que je viens assister en dilettante à ses dernières convulsions.

— En dilettante ?

— Oui ; j’ai acheté deux actions ; elles ne coûtent pas cher, vous savez.

— Vous ricanez. C’est vraiment effrayant cette baisse. Et dire qu’on ne peut comprendre ce qui a déclanché la campagne contre nous !

— Moi, je ne vois pas de campagne. Je crois tout uniment que vous avez eu, je veux dire Blinkine et Mulot ont eu tort de répondre à un article initial du journal que vous savez ; article qui ne touchait pas la Société mais les touchait eux seuls ; c’est sur le dos de la Société que s’est opérée la bataille. C’est regrettable. Qu’allez-vous faire ?

— Eh ! que voulez-vous faire ?

— Oh ! moi, rien.

— Je veux dire : que croyez-vous qu’on puisse faire ?… Peut-être tout de même allons-nous avoir l’occasion de moderniser notre matériel et, ainsi, de clore le bec à nos assassins. Ah ! voilà l’état-major qui s’installe. Asseyons-nous, voulez-vous ?

Une cinquantaine de personnes remplissaient la salle. Tous petits actionnaires dont la mine inquiète apitoyait Bernard. Le bureau se constitua. Bordes présidait assisté de Blinkine, de Mulot et de quelques comparses vagues et muets. Quand les formalités d’usage eurent été remplies, Bordes prit la parole :

— Je n’ai pas besoin, dit-il, de condamner devant vous les calomnies dont on a rempli les colonnes de divers journaux. La comptabilité de notre société est claire, saine, vos commissaires le diront. Rien ne saurait prévaloir contre ce fait. Je n’ai pas besoin non plus de m’élever contre les sottises qu’on a imprimées au sujet de l’intrusion des banquiers dans notre administration. Ceux qui ont pu écrire de telles choses sont totalement ignorants de notre affaire et de notre manière de procéder. La maison Bordes n’est pas une société réellement anonyme, elle est une grande famille dont les membres travaillent dans la communion la plus parfaite. Nous pensons donc que vous renouvellerez le conseil sortant tout entier, et nous passerons tout à l’heure aux diverses résolutions. Je tiens à vous faire remarquer cependant que le léger fléchissement dans les bénéfices est normal en raison de la crise des frets dont tout armateur souffre actuellement, et ce fléchissement ne saurait justifier la baisse incompréhensible des titres, que rien n’explique, que rien d’honnête ne peut expliquer. Avant de passer au vote des résolutions, je vous dois de nouvelles explications sur certaines d’entre elles. Toutefois je donnerai volontiers la parole à ceux d’entre vous qui auraient quelques observations à présenter sur la gestion de la société et le rapport qui vous a été soumis.

Bernard leva la main.

— Je suis, dit-il, un modeste actionnaire et le plus modeste de tous probablement. Je ne viens donc pas avec l’intention noire de semer des embûches sous les pas d’un conseil d’administration que la possession d’un certain nombre de titres solidement tenus assure d’ailleurs de la pérennité. Il me paraît toutefois nécessaire de prononcer ici quelques mots.

« Je tiens à dire en effet au Conseil que les actionnaires qui savent lire un bilan n’ont plus aucune confiance en lui. Ce dernier bilan où l’on constate une descente toujours plus précipitée, un abaissement de 40% des profits sur le bilan de l’an passé, qui lui-même accusait une baisse de 30% sur le précédent, serait déjà fort attristant malgré l’euphémisme présidentiel du « léger fléchissement des bénéfices » ; mais ce bilan lui-même est truqué. Voyez en effet au poste Matériel figurer la somme de seize cent mille francs ; l’an passé, le même poste ne portait qu’un million…

— L’honorable actionnaire ignore sans doute que nous avons acheté pour six cent mille francs de matériel neuf cette année, dit Bordes.

— Je ne l’ignore point. Je conclus simplement que, primo vous ne prévoyez aucun amortissement cette année pour une partie de ce matériel, secundo que vous ne prévoyez aucun amortissement pour le matériel ancien. L’an passé, vous aviez acheté pour huit cent mille francs de matériel mais vous en aviez amorti immédiatement deux cent mille. Et vous amortissiez également pour deux cent mille francs d’ancien matériel. Donc, à la différence entre les bénéfices de l’an passé et ceux de cette année il faut ajouter 400.000 francs, ce qui indique une baisse réelle de 60% sur les bénéfices au lieu de la proportion apparente et mensongère qui semblerait résulter, à première lecture, de la comparaison des bilans. Il est impossible à un honnête homme d’accorder sa confiance à un Conseil capable de nous offrir des bilans si fallacieux.

— Monsieur, dit Blinkine, le Conseil ne vous a pas induit à établir des pourcentages ; il n’a pas jugé bon de faire des amortissements cette année et il a donné un bilan véridique en accord avec ses intentions. Cela d’ailleurs ne doit pas vous inquiéter à l’extrême car, si je me reporte au registre, je vois que vous n’avez déposé que deux actions.

— Mais, Monsieur, répondit Bernard, combien en avez-vous déposé vous-même ?

— Je pourrais vous répondre que vous n’êtes pas scrutateur et que cela ne vous regarde pas. Je vous dirai néanmoins que je possède pour ma part vingt actions et que mon fils en possède quatre-vingts.

— Je représente plus d’actions que vous, puisque j’ai le pouvoir de monsieur votre fils.

— Comment dites-vous ? s’écria Blinkine, bégayant de colère.

— Oui. Le voici. J’ai jugé inutile de le déposer pour ne pas vous causer de désagrément, mais vous m’y forcez. Vous savez bien que votre fils ne vous l’a pas donné, vous comprenez bien qu’il a quitté Paris pour éviter une explication avec vous à ce sujet ? D’ailleurs, ce sont là des affaires particulières et assez ennuyeuses pour les tiers. N’en parlons plus. A l’avenir, Monsieur Blinkine, que cela vous revienne en mémoire et vous empêche de parler avec dédain à un actionnaire qui représente peut-être plus de voix que vous, bien que possédant personnellement moins d’actions.

— L’incident est clos, se hâta de dire Monsieur Bordes.

— Permettez, Monsieur le Président, reprit Bernard ; il n’est pas clos. Je représente ici, en dehors de mes idées propres et de celles de Monsieur Abraham Blinkine mon mandataire les sentiments de beaucoup d’autres porteurs d’actions. Ils sont comme moi dans l’impossibilité de faire prévaloir ces sentiments puisque leur vote qui vous blâmera ne saurait l’emporter sur la majorité que vous formez. Nous ne cherchons donc pas à remplacer ce conseil qui nous mène à la ruine ; mais nous désirons connaître comment ce conseil compte parfaire sa besogne, c’est-à-dire à quelle sauce nous devons être mangés. Satisfaction platonique, direz-vous. Oui, que voulez-vous, la seule qui nous soit permise !

Une rumeur approbative salua ce petit discours. Évidemment tous les petits actionnaires qui étaient là déploraient leur impuissance et cachaient mal leur colère. Bordes le comprit et répondit posément.

— Monsieur Rabevel, permettez-moi d’être surpris que la campagne à laquelle je faisais tout à l’heure allusion ait pu trouver chez vous une oreille complaisante ; vous êtes trop averti des affaires pour…

— Du tout, du tout, ne déplacez pas la question. J’ai suivi « la campagne » dont vous parlez, comme tout le monde, et j’ai été frappé au contraire de son ton impartial ; mais ce n’est pas cela qui m’inquiète ; ce qui m’inquiète c’est la diminution constante et progressive des bénéfices, le mouvement singulier de la trésorerie, la proportion énorme des frais généraux et des gratifications allouées à certains membres du Conseil que MM. Blinkine et Mulot me sauront gré de ne pas nommer, et enfin l’inertie de vos services. Je ne vois chez vous aucune initiative apparaître pour redonner à votre société le rang qu’elle avait auparavant.

— Votre critique tombe tout à fait à faux en ce qui concerne tout au moins le dernier point ; j’allais justement entretenir votre assemblée de nos nouveaux projets. Ces messieurs à qui vous venez de contester si acerbement quelques gratifications qui ne représentent guère que leurs débours, ont mis sur pied une magnifique combinaison que nous allons faire connaître à votre assemblée. Elle consiste à remplacer dix de nos voiliers du type Tourny par deux vapeurs faisant ensemble un tonnage sensiblement égal au tonnage total de ces voiliers ; et cela sans bourse délier. Voici comment : une compagnie sud-américaine, dont vous me permettrez de taire le nom pour l’instant, nous a proposé l’achat de ces dix voiliers et nous sommes d’accord, prêts à conclure au prix inespéré de deux millions.

— Très bien, dit Bernard sarcastique, mais que sont ces gens-là ? Ce prix mirifique vous sera-t-il payé ?

— Permettez, dit Blinkine, nous ne sommes pas des enfants, et nous n’avons pas de leçons à recevoir de petits jeunes gens. Nous avons pris nos renseignements et d’ailleurs nous exigeons près de la moitié du prix comptant, le privilège du vendeur nous couvrant largement pour le surplus. Que voulez-vous de mieux ?

— Je réserve ma manière de voir ; je regrette de n’avoir aucune confiance en vous.

— Je reprends, dit Bordes. Avec ces deux millions nous pensons pouvoir acheter la créance que possède un de nos grands chantiers navals sur certaine autre société d’armement actuellement en liquidation ; le gage de cette créance est précisément constitué par les deux vapeurs dont je vous parlais à l’instant et dont partie est payée ; je ne vous donne pas certains détails qu’il vaut mieux laisser ignorés. Vous comprenez aisément que, d’une part, l’acquéreur défaillant consente des sacrifices comme le vendeur ennuyé, en sorte que nous allons avoir pour ce prix un matériel qui vaut près du double. Au point de vue de l’utilisation nous pouvons considérer que, en raison du tonnage égal, ces deux vapeurs nous feront un service triple de celui des voiliers vendus. De plus, ils nous permettront de retenir ou de rappeler une clientèle pour qui la rapidité prime toute autre considération et enfin de prétendre à un taux de fret plus élevé que celui que nous pouvons actuellement exiger.

Mulot se leva.

— Je comprends qu’une telle combinaison puisse déplaire à certains pessimistes et à certains ambitieux pressés. Nous ne la réaliserons pas moins pour le plus grand bien de l’affaire.

— Je suis convaincu au contraire que, si vraiment cette combinaison se présente sous l’aspect riant que vous lui prêtez, vous ne serez pas capables de la réaliser, dit Bernard. Et je vous offre une belle partie à jouer. Puisque vous avez la majorité dans cette enceinte, voulez-vous, je vous prie, décider d’ores et déjà la convocation d’une assemblée extraordinaire dans le but exprès de lui exposer les résultats de vos négociations.

Les membres du Conseil se consultèrent du regard. Puis :

— Nous sommes prêts à accepter la date du 5 Mai pour cette assemblée, dit Mulot.

— On va inscrire cela, répondit Bernard. Et croyez bien, Messieurs, que les pessimistes et les ambitieux seront les premiers heureux de vous applaudir et de vous donner enfin leur confiance si vous vous montrez capables de faire la prospérité de leur société.

Quand il se rassit :

— Qu’avez-vous donc contre nos patrons ? lui dit Mazelier ?

— La certitude qu’ils mènent cette affaire à la ruine. Je ne comprends pas que Bordes et vous continuiez à les suivre. Vous ne voyez donc pas que c’est Canaille, Fripon et Compagnie ?

— Mais vous savez que cette affaire du troc de voiliers et de vapeurs n’est pas un bluff ?

— Je n’en crois rien, c’est une blague ; ils sont incapables de saisir une occasion magnifique si réellement elle s’est présentée.

— Mais si, mais si, je vous assure, dit Mazelier, vous verrez.

— Alors, qu’attendent-ils ? Est-ce que cela ne devrait pas être déjà signé ?

En quittant Mazelier, Bernard le vit se diriger vers le groupe des dirigeants et leur parler avec volubilité ; il feignit d’allumer une cigarette en les regardant du coin de l’œil ; il constata que les autres se détournaient légèrement de son côté.

— Bon, se dit-il. Il leur raconte notre conversation, ça va. Leur amour-propre est piqué au vif par mon défi. Leur intérêt est éveillé par la nécessité de payer le département. Leur réputation est mise en jeu par l’obligation de rendre compte à l’assemblée extraordinaire d’ici un mois. S’ils ne traitent pas cette affaire en huit jours j’en serai bien surpris. De plus, la position que j’ai prise leur démontre à n’en pas douter que je suis totalement étranger à ces transactions. Attendons les événements ; le piège n’est pas mauvais et la bête est sans méfiance et pressée.

Le surlendemain, l’ Œil écrivait :

« On a lu d’autre part le compte-rendu de l’Assemblée Générale de la Cie Bordes ; compte-rendu qui a été publié dans les journaux financiers d’hier et que nous insérons gratuitement ; car cette Cie nous l’adresse en nous défiant de l’insérer. On y lit que l’assemblée a renouvelé sa confiance au Conseil : parbleu ! la majorité des voix appartient à celui-ci. On y lit également que le Conseil a communiqué à l’assemblée un projet qui a enthousiasmé celle-ci ; termes sibyllins ! De quoi s’agit-il ? Peut-être MM. Blinkine et Mulot lui ont-ils abandonné gratuitement ces belles asphaltières du Centre dont Monsieur le Préfet du Puy-de-Dôme semble leur avoir fait cadeau, puisqu’on n’a pas encore de nouvelles de leur paiement ? »

La réaction ne tarda guère. Le 5 Avril, Blinkine trouvait dans son courrier une lettre du Préfet qui lui rappelait ses engagements :

« La session du Conseil Général s’ouvre le 28 Avril et nos conventions prévoient que vous devez avoir opéré le versement des trois cent mille francs entre les mains du caissier départemental avant le 15 Avril. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous faire connaître si vous avez toujours l’intention de vous porter acquéreurs, et, dans l’affirmative, de vous acquitter dans le délai convenu. »

Les deux associés eurent un sourire : « T’en fais pas, va, petit vieux, tu les auras tes trois cent mille francs. »

Le matin même, en effet, ils s’étaient mis d’accord avec les dirigeants des Chantiers de l’Atlantique. Ceux-ci consentaient à négocier leur créance au prix de deux millions dont six cent mille francs payables à la signature du marché ; ils offraient même de préparer et de signer tout de suite le marché ; mais les deux associés par prudence voulaient attendre ; ils préféraient être eux-mêmes couverts. Ils demandèrent rendez-vous à Ramon pour le lendemain, mais celui-ci faisait des difficultés ; on avait trop tardé à traiter ; il avait des propositions par ailleurs ; à dire vrai, il pensait avoir son avantage à traiter avec une autre maison. « Et puis, pour ne rien vous cacher, ajoutait-il, je n’en suis pas à un mois près ; j’aime autant voir venir. » Les deux compères étaient atterrés ; tout était donc compromis ?

Le 11 avril au matin, ils se trouvaient au siège de la compagnie de navigation. Ramon les reçut avec sa politesse coutumière, mais leur fit sentir ce que leur insistance pouvait avoir de déplacé.

— J’ai une proposition meilleure que la vôtre, qui me fait gagner deux cent mille francs ; alors pourquoi traiterais-je avec vous ? Il fallait vous hâter quand nous étions d’accord.

Les deux associés se regardèrent ; pouvaient-ils engager leur société dans la voie d’une réduction de prix ? C’était bien difficile après cette assemblée générale ; bien difficile aussi de ne pas faire l’affaire. Mais la situation se trouvait extraordinairement changée ; les rôles se renversaient ; de sollicités ils devenaient solliciteurs. S’ils avaient pu deviner la main de Bernard dans cette étonnante aventure, ils ne se fussent point tenus de l’admirer en le maudissant ; mais ils étaient loin de se douter que le hasard n’était là qu’une figure du jeune homme. A quoi se résoudre ? Le Señor Sernola s’impatientait visiblement. Ils demandèrent à réfléchir et à revenir le voir. Mais il s’y refusa sèchement ; il serait absent. Ils se firent doucereux et humbles ; sans doute ne leur interdirait-il pas d’entrer s’ils passaient devant la maison. Ramon les congédia sans répondre.

Quand ils revinrent après une longue délibération, on leur annonça que le Señor Sernola n’était pas à son bureau. Ils se sentirent perdus et demeurèrent un instant hésitants et immobiles dans le vestibule sous l’œil ironique de l’huissier. Blinkine eut tout à coup une idée : « Si on demandait le Señor Ranquillos ? » — « On peut essayer », répondit Mulot sans grand espoir. Le Señor Ranquillos leur fit répondre qu’il ne pouvait les recevoir pour le moment et serait absent également le lendemain et le surlendemain ; il les recevrait le 14 avril à 9 heures du matin si ce rendez-vous pouvait leur convenir. Le 14 Avril ! Ils s’en allèrent penauds. Il fallait avoir versé les trois cent mille francs au Trésorier du Puy-de-Dôme à cette date ; il fallait avoir traité avec les Chantiers de l’Atlantique. Et puis, pendant ce temps, les dix voiliers restaient à ne rien faire, Sernola ayant déclaré dès le premier jour que, s’il achetait, il fallait que les bateaux fussent en état de prendre la mer le lendemain du paiement, c’est-à-dire demeurassent armés : équipages à payer, frais de toutes sortes, immobilisation inféconde et coûteuse. Ils ressassèrent leurs craintes, leurs tracas, leur embarras : les titres qui étaient maintenant tombés à 180 frs, les déposants qui retiraient les fonds de la banque (heureusement qu’ils avaient pu se dégager à temps d’une position importante en Bourse et qu’ils avaient les espèces liquides ; mais, seulement des dépôts à vue, ils ne pouvaient songer à rien en distraire !) Eux-mêmes avaient tout leur disponible en titres de société dont ils étaient administrateurs et qu’ils ne pouvaient guère liquider sans risquer de perdre des majorités péniblement réunies.

Ces huit cent mille francs de la compagnie Vénézuélienne leur étaient donc maintenant devenus nécessaires pour payer le Département et s’emparer de cette affaire des asphaltières qui promettait de si beaux profits, pour traiter avec les Chantiers de l’Atlantique et remonter le crédit défaillant de la Cie Bordes. Ils supputèrent de nouveau la valeur de ces affaires. « Il faut savoir s’amputer au bon moment, dit Mulot, il faut coûte que coûte enlever l’affaire des voiliers, dussions-nous les abandonner à dix-sept cent mille francs au lieu de deux millions. » — « Jamais Bordes ne marchera, l’Assemblée générale non plus, surtout avec ce sacré roquet de Bernard ! » — « Nous l’avons mal jaugé celui-là, gronda Mulot, avec tout de même une pointe d’orgueil ; il nous coûtera cher ! Que faire ? Faut-il tout lâcher ? » — « Vous n’y pensez pas ! » — « Alors, plus d’hésitation. Les asphaltières et le renflouement de Bordes représentent pour nous plus de trois cent mille francs, n’est-ce pas ? » — « Ce sont les affaires de notre existence, mon cher, vous savez bien. » — « Eh bien ! il n’y a qu’à traiter à dix-sept-cent mille et à mettre les trois cent mille de notre poche si Bordes ne marche pas. Ces trois cent mille n’étant exigibles que dans un an on les aura récupérés d’ici lors. » — « C’est dur tout de même », dit Blinkine. Mais ils avaient beau tourner et retourner l’affaire sous toutes ses faces ils ne purent arriver à trouver mieux.

Ils attendirent le 14 avril avec impatience. A l’heure fixée ils étaient introduits chez Ranquillos. Celui-ci, muet, les laissa parler. Finalement, il leur déclara :

— Je ne vois qu’un moyen de traiter l’affaire. Le prix est ramené à dix-sept-cent mille francs dont huit cent mille comptant mais, fictivement, nous disons deux millions dont onze cent mille comptant. Vous me remettez un reçu de onze cent mille contre versement des huit cent mille. Si vous êtes d’accord sur ces conditions, je vais voir le Señor Sernola tout de suite, nous traitons et vous avez votre argent tout à l’heure. Le temps d’aller à la Banque. C’est oui ou c’est non ?

Il n’y avait plus qu’à consommer le sacrifice.

— C’est oui, dit Mulot en soupirant.

— Je vais voir l’Administrateur-Délégué, répondit alors le Señor Ranquillos.

Il sortit, les laissant seuls, et revint presque aussitôt.

— Monsieur Sernola est d’accord, déclara-t-il. Je vais préparer le marché en double exemplaire, passer à la Banque et je vous ferai signer l’accord en vous portant l’argent tout à l’heure.

Un instant après, les deux associés télégraphiaient au Préfet du Puy-de-Dôme qu’ils comptaient envoyer les trois cent mille francs demandés par le courrier du soir. Ils passèrent aux Chantiers de l’Atlantique, demandèrent un rendez-vous pour l’après-midi à l’administrateur-délégué « afin d’échanger les signatures et verser les six cent mille francs prévus au contrat », et rentrèrent chez eux : « En somme ce Sernola et son Ranquillos, se disaient-ils, voulaient tout simplement le pot-de-vin de trois cents billets. Ils vont fort tout de même, du 15% ! »

Une émotion les attendait à leur bureau. Le Señor Ranquillos qui venait d’arriver s’écria à leur entrée :

— Encore un contre-temps fâcheux ! Je crois qu’il va falloir remettre la signature à une huitaine.

— Comment ? s’écriaient-ils.

— Oui. Je viens de notre banque et j’ai constaté que, par suite d’un oubli, nos banquiers ont négligé de procéder à la vente des huit cent mille francs de titres que nous avions ordonnée depuis une quinzaine. Il n’y a donc pas moyen de vous donner la somme.

Les deux acolytes s’affolaient. Le Département, les Chantiers, l’Assemblée de fin de mois les pressaient comme des êtres vivants. Mulot se remit le premier.

— Quels titres avez-vous donc ?

— C’est de la Rente Française. Mais il faut bien compter une huitaine pour négocier un pareil paquet.

— De la Rente ! mais nous la prenons telle quelle votre Rente, au cours du jour », dit Blinkine rasséréné. Il savait que les paiements au Département se peuvent faire légalement en titres de rente, pris au cours du jour. Et sûrement les Chantiers accepteraient aussi ce mode de paiement.

— Justement, j’ai les titres dans ma serviette, dit Ranquillos. Oui, j’étais tellement mécontent que j’avais décidé de les reprendre à mes banquiers et de donner notre compte à quelqu’un d’autre.

— Avez-vous aussi les deux exemplaires du marché ?

— Oui. Mais ils indiquent la somme comme versée en espèces et non en titres. Il faut rectifier et faire approuver la rature par les signataires. Le mieux sera que je revienne demain. D’ailleurs tout cela est bien précipité et je me ferais sérieusement attraper par le Señor Sernola.

Encore un jour perdu ! et pour une telle bêtise ! La malchance s’en mêlait décidément. Mulot s’en rongeait les doigts.

— Écoutez, dit-il, tout cela est bien peu de chose à arranger. Le contrat porte que le comptant doit être payé en espèces, le surplus en trois traites échelonnées à six, neuf et douze mois. Naturellement, pour la bonne règle, vous ne voulez pas que je vous fasse un reçu en titres si le contrat porte un versement en espèces. Mais, pour moi, la Rente c’est de l’argent. Je ne vois aucun inconvénient à vous faire un reçu espèces. Qu’en pensez-vous, Blinkine ?

— Certainement.

— Dans ces conditions, dit Ranquillos, tout est régulier. Faites-moi mon reçu d’onze cent mille francs espèces, signez l’exemplaire du marché que je dois garder et nous serons quittes. Je m’embarque demain sur un de vos voiliers. Télégraphiez-leur d’être prêts.

— Mais ils sont prêts, ils sont sur lest.

Quand les titres eurent été minutieusement vérifiés et que Ranquillos s’en fut allé, Mulot demanda :

— Dites-moi, Blinkine, voilà bien huit cent mille francs, mais il nous en faut neuf cent mille : six cent pour les Chantiers, trois cent pour le Département. Avez-vous pu réunir les cent mille complémentaires sans que nous ayons à craindre qu’ils nous fassent besoin pour des échéances ?

— Oui ; mais pas sans mal, je vous assure !

— Eh bien ! le mieux à mon avis c’est que vous alliez aux Chantiers, vous leur proposerez cinq cent mille en Rente et les cent mille espèces ; je filerai par le train de neuf heures ce soir porter les trois cent mille de Rente au Trésorier de Clermont où je serai demain matin. Qu’en pensez-vous ?

— Ça va.

— Que diriez-vous d’une petite note à cet Œil qui nous poursuit de ses assiduités, note lui annonçant que, sans dépenser un sou, les dirigeants de cette Cie Bordes qu’il vilipende vont avoir deux cargos du tout dernier modèle qui leur permettront de s’aligner avec les armateurs les plus redoutés ?

— Bonne idée ! ça ne ferait pas mal au cours de nos actions, cela.

Deux jours après, le Conseiller de l’Épargne publiait en effet la note suivante :

« Messieurs Mulot et Blinkine nous annoncent que la Cie Bordes vient d’acquérir deux unités toutes neuves du type Cargo-Rapide lancé par les Chantiers de l’Atlantique . Nous ne contestons pas que ce type de bateau ne soit actuellement le meilleur à flot ni que cette acquisition ne mette la Cie Bordes dans une situation privilégiée vis-à-vis de ses concurrents. Nos correspondants ajoutent qu’à la suite d’une combinaison heureuse cet achat ne coûtera pas un sou à la Cie qu’ils dirigent ; nous voulons les croire et les féliciter. Ils déclarent également que, en réponse à nos insinuations malveillantes, ils veulent bien nous informer du fait que le Département du Puy-de-Dôme est depuis longtemps couvert des trois cent mille francs qui lui sont dus. Tout serait donc pour le mieux. Mais l’ Œil ne partage pas cet optimisme ; il prétend que l’examen du dernier bilan l’a édifié et que, plus que jamais, il estime néfaste le mode de direction de la Cie Bordes ; il ne voit pas encore comment se manifestera le vice de l’institution mais il persiste à croire que tout cela finira par une catastrophe. Il est prêt à faire amende honorable si le bilan de l’an prochain lui donne tort. »

Cependant Bernard se frottait les mains. Tout allait comme il l’avait voulu ; ses deux ennemis engagés jusqu’au cou dans l’aventure, les actions au plus bas cours possible, tous les fils noués dans sa main. Il écrivit le jour même deux lettres. Dans la première il annonçait à Abraham qu’il levait son option et ainsi devenait acquéreur de ses quatre-vingts actions au prix de 150 frs l’une, cours du jour, soit 12.000 frs. « Et d’un ! se dit-il. Peut-être la trouvera-t-il saumâtre, l’aventure, le petit camarade ? Il pensera que le salut d’Angèle lui coûte cher. » Il eut un gros rire : « Bah ! ajouta-t-il, il n’a plus besoin d’argent s’il devient curé. »

La seconde lettre adressée à la veuve Boynet annonçait à celle-ci que la catastrophe était imminente ; que pour lui il avait eu la chance de trouver une « poire » qui lui achetait ses actions et qu’il comptait s’en débarrasser, que, si elle voulait en profiter, il pourrait lui faire acheter également les siennes si elle n’avait déjà eu le flair de les vendre avant la dégringolade. Il joignit à sa lettre quelques exemplaires de la Cote Financière pris à diverses dates et qui montraient la baisse rapide et continue du titre. Par retour du courrier il reçut une réponse affolée de la pauvre femme ; elle se lamentait de sa ruine ; elle ne disposait plus maintenant que d’une rente viagère de trois mille huit cents francs ; heureusement encore que dans cette calamité elle avait été secourue par Bernard ! Elle lui envoyait les titres et le remerciait d’avance d’avoir bien voulu se charger de les négocier. « Pauvre bougresse, dit-il, elle va avoir de la peine à nouer les deux bouts avec ça. » Il lui expédia immédiatement les vingt deux mille cinq cents francs que représentaient les titres : « Cela va lui faire tout de même douze cents francs de rente en plus. Bah ! avec cinq mille francs de rente, une maison, une basse-cour, un jardin, des armoires bien garnies et peu de besoins, on peut tenir son rang à Saint-Circq-la-Popie ! » Puis il calcula pour lui-même : « Quatre-vingts actions d’Abraham, cent cinquante de la veuve Boynet, douze que j’ai pu acheter en Bourse, égalent deux cent quarante-deux… Si Bordes et Mazelier avaient été intelligents j’aurais pu compter faire la majorité avec eux ; mais rien de moins sûr que ces gars-là ; il faut donc nous résoudre à la sale petite combinaison qui est en train de mijoter tout doucement. En attendant, ce dont je suis certain, c’est que l’entreprise est bonne et que le titre remontera à quatre mille dès qu’elle sera réorganisée ; donc, indépendamment de tout traitement pour moi et de la combinaison que j’ai organisée, j’ai à l’heure actuelle un gain assuré de près de neuf cent cinquante mille francs. Ça va. Attendons tranquillement maintenant notre coup de théâtre. »

Le 28 Avril, jour d’ouverture de la session du Conseil Général, il se trouvait dans l’auditoire, non loin de Mulot et de Blinkine, écoutant attentivement la lecture du rapport :

« En ce qui concerne les asphaltières situées sur les terrains communaux, nous avons obtenu du Ministère l’autorisation d’aliéner ceux-ci dans les conditions que nous avions envisagées. L’option sollicitée par Mrs. Mulot et Blinkine a été levée par eux suivant paiement, effectué le 15 avril entre les mains de Monsieur le Trésorier-Payeur-Général, de la somme de trois cent mille francs représentés par des titres de Rente française dont nous donnons ci-après le détail et les numéros. En conséquence, nous proposons à votre assemblée l’adoption pure et simple du projet, la partie contractante ayant satisfait à ses engagements. Pas d’opposition ?… Adopté. »

— Ça y est, se dit Bernard, les voilà pris et bien pris, mes rats empoisonnés.

Mulot et Blinkine coulaient vers lui un regard moqueur et satisfait.

— Oui, riez bien, mes agneaux, ricana-t-il en sourdine. Attendez la fin de la journée que tout cela soit bien signé, paraphé et entériné. Rira bien qui rira le dernier.

Monsieur Georges l’attendait à l’hôtel. Tout allait bien à l’exploitation de Cantaoussel, les commandes s’exécutaient normalement, les agents se démenaient suffisamment pour qu’il n’y eût pas de morte-saison à craindre. Mais Mr. Georges redoutait cependant une chose : ces manœuvres des adversaires. Quand Bernard arriva, il était déjà prévenu du résultat et avait une mine consternée. Mais Bernard se mit à rire. Quoi ? N’aurait-il donc jamais confiance en son patron ? « Voyons, mon petit Georges, vous comprenez bien que ces gens-là ont quelque chose qui ne va pas pour que les titres de l’affaire Bordes prennent si vite le chemin du marché aux pieds humides ; ils ont une voie d’eau quelque part. Tout va sauter un de ces jours. Ne vous inquiétez pas. » La belle assurance de Bernard convainquit son employé qui se sentit ragaillardi. « Tenez, ajouta Rabevel, allez donc trouver le Conseiller de notre canton de Cantaoussel et priez-le de nous prêter son exemplaire du rapport officiel. »

Les Conseillers déjeunaient par groupes sympathiques dans la même grande salle à manger qu’eux-mêmes. Mr. Georges revint aussitôt ; il remit le papier à Bernard ; celui-ci se reporta immédiatement au texte annexé du projet de contrat qui venait d’être approuvé et le lut à mi-voix, le discutant avec son directeur : « Évidemment, conclurent-ils, ce marché est extrêmement avantageux pour nos concurrents ; ils l’ont bien travaillé, les fripons ! » Ils examinèrent la carte qui montrait les concessions. « Nous sommes presque partout encerclés. Il va falloir se tirer de là. » Il sifflota un air de chasse, le front barré tout de même. « C’est égal, dit-il, comment avec leurs ennuis chez Bordes ont-ils pu distraire trois cent mille francs comme cela… Tiens, ajouta-t-il au bout d’un instant, ils ont payé en titres de Rente ; je n’avais pas remarqué le détail à la lecture. » Il parlait maintenant assez fort. A la table voisine, les Conseillers se tournaient, guettant curieusement la réaction du vaincu de la journée : « Oui, reprit-il toujours à voix haute, comment ces gens-là ont-ils pu, malgré toutes leurs difficultés, trouver trois cent mille francs ? A moins que les titres n’appartiennent à des déposants ?… Ce serait rigolo qu’un de ceux-ci y trouvât le numéro de quelques-uns de ses titres, hein ? » Il lut machinalement quelques-uns de ces numéros, et, tout d’un coup s’écria : « Je ne me trompe pas ? Ah ! par exemple… par exemple… » Il tira son calepin, répéta : « … Par exemple… par exemple… » Il donnait les signes de l’émotion la plus violente. Les Conseillers intrigués le regardaient avec étonnement, attendant une explication, mais il retrouva son calme, dit à Monsieur Georges : « Je pars tout à l’heure pour Paris. » Il ajouta à voix basse : « Le temps de passer chez moi et de reprendre le train. Je serai de nouveau là demain soir à six heures. Demandez, demain, pour vous et moi, une audience au Préfet et au Président du Conseil Général pour cette heure-là. Vous leur direz qu’il s’agit d’une affaire extrêmement grave. »

Il prit un train, en changea à St Germain-des-Fossés, coucha à Vichy où il passa, le lendemain, une journée délicieuse, et fut de retour à l’heure dite. Le Préfet et le Président du Conseil Général, mis au fait de son attitude mystérieuse de la veille, l’attendaient.

— Je m’excuse, Messieurs, leur dit-il posément, d’avoir à vous faire une communication qui n’est pas pour causer de l’agrément à l’Assemblée Départementale ; mais vous verrez tout à l’heure que je ne puis agir autrement.

Le Préfet, grand homme glabre, maigre et froid, ne répondit rien. Il avait l’air perpétuellement absent, détaché de l’humanité, et les choses les plus essentielles ne paraissaient lui parvenir qu’avec un long retard ; cette attitude peut-être préméditée lui était fort utile dans l’harmonieux développement d’une carrière assez réussie. Par contre, le Président du Conseil Général, Monsieur Touffe, ancien ingénieur des Ponts et Chaussées, chu soudain dans la politique et devenu sénateur depuis qu’un viaduc construit par lui s’était écroulé sous un train, ne tenait pas en place. C’était un gros drille à plastron plat et col rabattu qui dégageait les fanons ; un ample gilet donnait l’aisance au ventre, le fond de pantalon dépassait le pan de la redingote ; il représentait un gugusse vivace, acariâtre et quinteux.

— Allez donc au fait, jeune homme, bougonna-t-il ; et pas de blagues, pas de manœuvres pour tirer quelque chose du Conseil en raison du contrat qu’on a signé hier au soir et qui doit vous nuire, hein ?

— Vous avez signé ? c’est définitivement arrêté ? s’écria Bernard qui feignit la contrariété la plus vive. Quelle histoire cela va faire dans les journaux ! Ah ! que n’avez-vous au moins vérifié les titres avant de les accepter en paiement !

— Que voulez-vous dire ? » demanda Monsieur Touffe tout haletant ; car son avis prépondérant à la Commission des Finances avait seul déterminé l’acceptation immédiate des titres sans qu’il eût été procédé à la vérification habituelle jugée par lui superflue.

— Je veux simplement dire que ces titres sont des titres volés.

Monsieur Touffe s’assit, s’épongea le front. Le Préfet revint des limbes :

— Nous vous écoutons, dit-il, pesez vos paroles. Prenez garde aux conséquences de vos accusations.

— L’histoire n’est pas compliquée, Monsieur le Préfet. Je suis adjudicataire de fournitures et de travaux de réfection de voies et d’asphaltage à la Ville de Paris, et cela pour une somme fort importante dont le chiffre exact importe peu pour l’instant. Vous n’ignorez pas que la Ville de Paris a coutume d’exiger un cautionnement de ses entrepreneurs ; cautionnement qui peut être représenté par des titres de Rente nationaux, communaux ou fonciers. Les travaux doivent commencer en Juillet et le cautionnement doit être déposé d’ici lors. Vous êtes au courant de la baisse considérable que les agissements de l’Allemagne ont provoqué en Bourse au mois de Mars ; j’ai cru habile de profiter de cette baisse pour demander à ma Banque, qui est la Banque Générale, rue de la Chaussée d’Antin, de procéder à l’achat des titres qui m’étaient nécessaires ; cela représente huit cent mille francs. Ces titres devaient être achetés progressivement entre le 28 Mars, jour où j’ai passé mon ordre, et le 10 avril, date à laquelle je désirais pouvoir disposer de mes fonds ; cet échelonnement était prévu de manière à éviter par une demande brusque le relèvement subit des cours qui m’aurait été préjudiciable. Voici l’ordre d’achat original et la confirmation du banquier. Le 10 avril, mon banquier m’écrit la lettre que vous voyez et qui m’informe du bien effectué des opérations. « Les titres, écrit-il, sont à votre disposition dans mes bureaux où vous pourrez les retirer à partir d’aujourd’hui. » Cette lettre me parvint le 11 avril et, dès le lendemain vers onze heures, c’est-à-dire le 12 avril, j’allai retirer les titres. L’employé me les remit en me priant de vérifier leur nombre et d’en prendre les numéros pour collationner ceux-ci avec la liste qu’il en avait lui-même dressée. Je m’installai dans le hall, à une table et procédai à mon travail. Le nombre des titres était juste ; je remis ces papiers dans ma serviette que je laissai sur la table et je me retournai vers le guichet qui était exactement derrière moi, à deux pas. Je collationnai les numéros avec l’employé ; puis, je restai à bavarder quelques instants avec le fondé de pouvoirs de la Banque qui est un de mes amis personnels. A un moment donné l’employé me dit : « Vous laissez votre serviette sur la table ; ce n’est pas prudent ; voyez, il y a pas mal de monde dans le hall. » — « Vous avez raison », répondis-je et, me retournant, je pris la serviette et la mis à côté de moi sur la tablette du guichet. J’allais m’en aller quelques instants après quand le chef du service des comptes-courants m’ayant aperçu me demanda de venir régler avec lui quelques détails. C’est en prenant de nouveau la serviette que je crus remarquer sur les plis de celle-ci des traces jaunes d’usure : « Tiens, dis-je, mon portefeuille s’éraille. » L’examinant plus attentivement, je fus surpris de ne pas reconnaître ma serviette : la couleur était légèrement différente, le grain n’était pas le même, les dimensions me paraissaient autres. C’est à ce moment-là seulement que je soupçonnai le vol. Et, en effet, ayant ouvert le portefeuille je vis qu’il ne contenait que de vieux journaux. La chose a été faite si adroitement que ni l’employé ni moi-même n’avons compris comment elle a pu se faire pour être exécutée si rapidement et si bien. Vous jugez de l’affolement dès que le vol a été découvert ; les portes ont été fermées aussitôt, le commissaire mandé immédiatement ; l’enquête commencée sans délai. Résultat : néant. Personnellement, la chose ne me touche guère, je suis assuré contre le vol, et la Cie d’assurances ne fait aucune difficulté pour me rembourser, bien que la somme soit grosse. Mais enfin j’aurais été heureux de tenir mon voleur. Or, en lisant hier, à table, le rapport du secrétaire du Conseil général, jugez de ma stupéfaction quand j’ai cru reconnaître les numéros de mes titres. Je suis parti immédiatement pour Paris, j’ai pris le dossier chez moi et me voici. Vous pouvez vérifier avec moi : voilà le rapport du Commissaire, les conclusions de l’enquête, les témoignages des employés de la Banque, les bordereaux d’achat ; il n’y a pas de confusion possible : les trois cent mille francs qui vous ont été versés par MM. Mulot et Blinkine font bien partie des huit cent mille francs qui m’ont été volés.

Monsieur Touffe, pendant ce récit, rajustait ses lunettes, touchait son nez, grattait son derrière, donnait les signes de l’agitation la plus désordonnée. Quand Bernard eut terminé il se jeta sur les documents avec une sorte d’avidité et les examina méticuleusement.

— Oui, soupira-t-il, le doute n’est plus possible. Ces titres ont bien été dérobés à Monsieur. Quel scandale !

Il regarda le Préfet. Quel scandale !

— Évidemment, dit Bernard, car la Cie d’assurances va tout naturellement porter plainte en vol et recel contre le Président du Conseil Général représentant cette assemblée et contre le Préfet qui en est le tuteur, tous deux tenus comme conjointement et solidairement responsables. Je sais bien que votre honorabilité ne sera point discutée. Mais évidemment on discutera votre compétence ou tout au moins votre application. C’est pourquoi avant d’annoncer ma découverte à âme qui vive j’ai tenu à m’en entretenir avec vous.

Le gugusse serra les mains à Bernard de toutes ses forces et dit mélodramatiquement :

— Soyez-en béni, Monsieur. Mais à présent il s’agit d’aviser avant que l’opposition ait vent de l’affaire. Et d’abord, Monsieur, seriez-vous prêt à nous garder le silence total ?

— Cela m’est bien difficile. Je suis obligé évidemment de tout dire au Directeur de la Cie d’Assurances, de retirer ma plainte ; il faudrait avant tout que je fusse remboursé immédiatement. D’autre part, je ne vous cacherai pas que la conduite du Département à mon égard n’a pas été sans m’aigrir profondément contre ses représentants. Par amour du lucre vous avez consenti à des conditions d’usure une opération dont le but évident était de me ruiner et de ruiner avec moi le Syndicat des Propriétaires d’asphaltières et les ouvriers asphaltiers ainsi réduits au chômage ; intérêt mal compris de vos administrés et exploitation usuraire de gens qui sont eux-mêmes des maîtres chanteurs, voilà le vrai résultat de cette combinaison.

— Oh ! vous abusez, dit assez doucement Monsieur Touffe. Exploitation usuraire…

— Eh ! oui. La preuve c’est que, seul, de l’argent volé pouvait vous payer. Enfin, vous voilà dans une situation extrêmement pénible ; si je vous en tire, en vous permettant de refaire cette combinaison avec Mulot ou un autre, je n’en suis pas moins ruiné puisque vos terrains encerclent les miens…

Monsieur Touffe l’interrompit.

— Honnêtement, dit-il, le Conseil a cru que ce qu’il donnait valait deux millions. Vous dites que non et que, seuls, des voleurs à qui l’argent ne coûte rien pouvaient payer ces deux millions. A combien, vous, estimez-vous cette valeur ?

— A cinq cent mille, pas un sou de plus. Et alors, je vois un moyen d’arranger les choses. Le contrat n’est valable qu’une fois approuvé par le Ministère de l’Intérieur, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien ! que ce contrat parte pour Paris accompagné d’une lettre confidentielle de Monsieur le Préfet qui demande au Ministre de désapprouver ce contrat en raison de l’indignité du contractant. Il sera d’autre part facile d’obtenir une renonciation pure et simple de Mulot et Blinkine qui ne seront pas sur un lit de roses tout à l’heure. Quant à moi, je vous laisse les trois cent mille francs de titres et je vous payerai les deux cent mille francs complémentaires sous six mois à condition d’être intégré aux lieu et place de ces Messieurs dans leur contrat et de ramener le prix de deux millions à cinq cent mille francs. Encore une fois cela ne vaut pas plus ; et d’ailleurs vous défendez bien mieux ainsi les droits de vos administrés, la cause de l’équité, et vous n’aurez aucun ennui, je vous en donne ma parole.

— Il est habile ce garçon, se disaient les deux hommes. Comment faire autrement sans y perdre notre situation ?

Ils tentèrent de l’amener à consentir un prix plus élevé que celui qu’il offrait. Et, contre quelques avantages dont ils ne mesuraient pas la portée mais qui compensaient largement sa concession, il accepta de leur payer six cent mille francs au lieu de cinq cent mille.

— Il peut se faire cependant, dit Monsieur Touffe, que ces messieurs ne soient eux-mêmes que des victimes.

— Sans doute, répondit Bernard, mais je les connais assez pour être sûr que, s’ils ont touché les 800.000 francs des mains du voleur, ces huit cent mille francs sont déjà engagés et qu’ils seront totalement incapables de les rembourser. En tous cas, ils ont à faire la preuve qu’ils ne sont pas les voleurs. Ne pensez-vous pas qu’il serait bon de les faire appeler tout de suite ? Ils n’ont certainement pas encore quitté Clermont-Ferrand.

— Je les ai aperçus, en effet, déclara Monsieur Touffe ; ils entraient à l’Hôtel de Jaude où ils doivent être descendus.

— Eh bien ! on va les y faire chercher, conclut le Préfet. C’est l’heure du dîner, on les y trouvera certainement.

Vingt minutes après, Mulot et Blinkine assez étonnés arrivaient à la Préfecture. Leur stupeur fut immense lorsqu’ils eurent été mis au courant. Ils se refusèrent d’abord à admettre les faits mais l’évidence les contraignit bien à en reconnaître l’exactitude.

— Oui, fit enfin Mulot, je me rends bien compte de la manière dont les choses se sont passées.

Il raconta la suite des négociations entreprises avec Sernola et conclut en disant :

— Il n’y a pas de doute ; c’est bien le jour où le vol fut commis que le Señor Ranquillos vint m’apporter ces titres ; les heures coïncident à merveille ; et, d’autre part, la Banque se trouve comme la Cie de Navigation rue de la Chaussée d’Antin sur le chemin même qu’a suivi le voleur. Nous avons eu affaire à des escrocs.

— Que comptez-vous faire ? demanda le Préfet.

— Rentrer à Paris tout de suite, faire arrêter mes escrocs…

— Pardon, dit Bernard. Ce qu’il faut faire immédiatement c’est me rembourser les huit cent mille francs. Le pouvez-vous ?

— Huit cent mille francs ! cela ne se trouve pas ainsi du jour au lendemain. Mais nous pouvons vous donner des gages : d’abord les voiliers sur lesquels nous conservons notre privilège de vendeur.

— Où sont-ils ces voiliers ?

— Ils sont partis pour l’Amérique du Sud…

— Ou pour ailleurs. Alors ?

— Eh bien ! nous pouvons toujours faire télégraphier opposition par le consul entre les mains de la justice du port d’arrivée.

— Il faut un jugement de la justice française, entériné par la chancellerie du pays en question. Quel est ce pays ?

— Le Vénézuela.

— Le Vénézuela ! Vous avez été bien floués. Le Vénézuela a rompu toutes relations diplomatiques avec la France depuis l’affaire d’arbitrage au sujet de ses frontières. Rien à faire de ce côté. Vous savez bien, voyons.

Les deux associés pâlirent.

— Mais on peut les rattraper ces bateaux. Les équipages sont à nous. On peut leur câbler des ordres à l’arrivée. Il suffit d’avoir un jugement.

— Comment l’obtiendrez-vous ce jugement ? Avez-vous une preuve du vol ?

— Il faudra bien que Sernola produise le reçu que nous lui avons donné.

— Ah ! bon, je respire. Vous avez donné un reçu en bonne et due forme portant le numéro des titres ?

— Bon dieu de bon Dieu ! cria Mulot, nous sommes foutus ! Non ! Figurez-vous que, sans méfiance et pressés, nous avons été conduits par le hasard des circonstances à donner un reçu pour la somme espèces. Ah ! cré nom !

— Mais alors, dit Bernard, vous ne pouvez même pas prouver que toute l’histoire que vous venez de nous raconter n’est pas imaginée ? Nous ne doutons pas de votre honnêteté mais, en somme, les faits sont exactement les mêmes que si vous étiez vous-mêmes les voleurs.

Les deux hommes étaient anéantis.

— Pour moi, reprit Bernard, je ne veux pas la mort du pécheur. En ce qui concerne les trois cent mille francs versés par vous au département je suis prêt à me substituer à vous dans certaines conditions que nous avons arrêtées avec ces Messieurs ; si vous acceptez, ça va. Sinon, je porte plainte.

Monsieur Touffe expliqua que Bernard ne voulait payer que six cent mille francs ce que Mulot et Blinkine avaient accepté de payer deux millions.

— Il y aurait donc à vous faire payer la différence, dit le bonhomme, mais, nous non plus, nous ne voulons pas abuser de la situation. Le département acceptera de perdre un million et de laisser l’affaire au prix d’un million : six cents mille francs payés par Monsieur Rabevel, quatre cent mille francs par vous. Vous nous signerez une reconnaissance ou nous arrangerons cela d’autre manière ; on vous laissera cinq ans pour vous libérer.

— Mais c’est quatre cent mille francs donnés pour rien, cela ! gémit Blinkine accablé.

— Il n’est pas bête, ce Touffe, se dit Bernard.

Il fallait en passer par là. Les deux compères demandèrent d’abord à surseoir jusqu’à ce qu’ils eussent vu Sernola.

— D’accord, dirent leurs interlocuteurs.

— Ce n’est pas tout, fit remarquer Bernard. Il faut me rembourser tout de suite les cinq cents autres mille francs. Ceux-là vous les avez entre les mains de la Cie Bordes, n’est-ce pas ?

— Hélas ! non, ils ont été versés aux Chantiers de l’Atlantique comme somme à valoir.

— Quel gâchis, dit Bernard. Vous ne croyez pas qu’il eût été plus simple d’opérer régulièrement ? Enfin, il serait cruel d’insister. Qu’allons-nous vous dire à l’assemblée Bordes du 5 Mai prochain ?

— Dire que c’est mon fils ! » songeait Mulot. Il l’aurait tué.

— Conclusion, reprit Monsieur Touffe, rendez-vous ici dans deux jours. Si vous n’y êtes pas, couic ! » Il fit le geste de tourner une clé.

— Oui, répéta Bernard doucement, couic !

Les deux hommes sortirent presque hébétés ; ce qui leur arrivait était incompréhensible. En vain cherchèrent-ils la faille, l’anormal dans la série de faits qui venaient de se succéder si rapidement. Rien qui y parût préparé ni concerté ; il n’y avait de toute évidence là-dedans qu’une fripouille, le Señor Ranquillos, qui, sans doute, entré à la Banque Générale par hasard avait profité de l’occasion qui s’était fortuitement offerte à lui. Et que pouvait-on contre ce Ranquillos ou contre ses patrons ? Ils avaient un reçu en règle de la somme. Enfin, il fallait tâcher de voir Sernola. Ils prirent le train du soir et, dès leur arrivée à Paris dans la matinée ensoleillée se rendirent au bureau de Sernola sans même prendre le temps de procéder à leurs ablutions. Sernola les reçut tout de suite et, à leur mine, devina qu’il y avait quelque chose de grave. Il s’inquiéta :

— Qu’y a-t-il donc de cassé ?

— Monsieur, dit Blinkine, nous avons été indignement escroqués par votre Société. Vous nous avez payés avec des titres volés.

— Que me dites-vous là ? s’écria Sernola. Monsieur Ranquillos a pris trois cent mille francs en espèces dans notre coffre, est allé retirer huit cent mille francs à notre Banque, la Colombian (tenez : voici le relevé du banquier) et a dû passer chez vous aussitôt après, vous remettre les onze cent mille francs ; il m’a rapporté le marché et le reçu espèces signé de vous. Je ne comprends pas de quels titres vous me parlez !

— Évidemment. Tout cela est fort bien joué. Vous êtes couvert.

— Comment ? Mais je vous prie de mesurer vos paroles et d’accepter de les répéter devant témoins. Je ne tolérerai pas que vous veniez me traiter d’escroc !

— Vous reconnaîtrez bien entre nous que vous étiez d’accord avec Ranquillos pour une commission de trois cent mille francs ? Nous l’avons bien vu ce matin-là entrer dans votre bureau pour régler la chose avec vous.

— Comment cela ? Mais je n’étais pas à mon bureau à cette heure-là et je peux vous le prouver. Mais si vous ne mentez pas vous-mêmes vous avez été indignement joués ! Ce Ranquillos en qui j’avais toute confiance serait une fripouille ! Pour ma part, je puis vous dire que j’hésite à le croire ; vous venez ici accabler un absent en route pour le Vénézuela ; vous n’apportez aucune preuve, rien, rien.

C’était trop évident. Les deux hommes baissèrent la tête. La catastrophe s’accomplissait. Personne ne les croirait, ni ce Sernola, ni Bordes, ni Rabevel. La peur de la prison les secoua.

A leur bureau, le fondé de pouvoirs des Chantiers de l’Atlantique les attendait. Il leur remit un papier sans dire un mot ; c’était une lettre de Bernard datée de Clermont (« elle a voyagé avec nous, se dit Mulot, ce garçon ne perd pas de temps »).

« Monsieur, disait la lettre, je suis informé que vous avez été couverts d’une somme de six cent mille francs par Mrs Blinkine et Mulot dont cent mille espèces, et cinq cent mille en titres de Rente portant les numéros… Si vous voulez bien vous reporter au bulletin spécial des oppositions en date du 12 Avril vous y trouverez ces numéros. Ces titres m’ont en effet été volés. Je vous prie de faire dès à présent le nécessaire pour m’en opérer le retour. »

Le silence des deux hommes était éloquent. Le visiteur n’insista pas. Il se contenta de dire :

— Nous avons mobilisé déjà tous ces titres en nantissements et fait le remploi des fonds. Cette affaire nous cause le plus gros ennui. Nous allons déposer une plainte dès aujourd’hui.

— Attendez encore trois jours, je vous en conjure », supplia Blinkine. Tous deux insistèrent tant et si bien que l’homme accepta. Il fallut repartir pour Clermont, continuer de gravir le calvaire, s’incliner devant le Préfet, devant Touffe, devant Bernard. Quand ils eurent achevé leurs arrangements, ils étaient ruinés. Rabevel faisait payer son silence, se couvrait avec les titres qu’ils possédaient dans diverses sociétés où ils leur assuraient la majorité ; en somme, il se substituait à eux dans la plupart de leurs conseils d’administration. Quand il en eut fini avec eux, il alla aux Chantiers de l’Atlantique, réclamer son argent.

— Nous allons porter plainte contre Bordes et Cie, lui dirent ces gens.

— Cela ne me donne pas mon argent. Écoutez, sachez raisonner, je saurai raisonner moi-même. J’achète votre créance au prix de douze cent mille francs et tout est dit. Si vous acceptez, tout est fini, pas de scandale, rien. Si vous refusez, je vous poursuis : scandale, baisse des titres, vous-mêmes administrateurs dégommés, votre situation compromise. De plus, vous aurez beau vous retourner contre Bordes, qu’aurez-vous ? Rien, la faillite. Alors ?

Ils se mirent d’accord à quinze cent mille francs. Le jour de l’assemblée extraordinaire arrivait. Bordes reçut tout affolé le jeune homme. Il venait d’apprendre que Blinkine avait été enfermé la veille dans une maison de santé et que Mulot avait été trouvé mort dans l’express de Bruxelles. « Il devait finir comme ça », dit Bernard tranquillement. « Maintenant il faut recoudre. Votre Société me doit de l’argent. Vous le savez. J’ai entre les mains la créance des Chantiers de l’Atlantique, soit deux millions. Vous n’avez plus ni voiliers ni vapeurs. Voici ce que je vous propose : je vous rapporte pour leur prix de quatre millions vos voiliers et vos vapeurs ; je puis en effet m’arranger avec les Chantiers de l’Atlantique et la Cie de Navigation. Si vous acceptez, voici la combinaison : j’évalue le matériel qui vous reste à six cent mille francs, le fonds à deux cent mille…

— Ça vaut plus, s’écria Bordes.

— Bon ! disons un million et n’en parlons plus. Nous refondons la société : les actions actuelles y représenteront un million ; l’apport de la Cie Vénézuélienne et le mien y représenteront quatre millions, cette compagnie ayant à vous payer ce qu’elle vous doit encore, soit neuf cent mille francs et moi-même faisant mon affaire du paiement des vapeurs. Le capital social sera donc de cinq millions en cinq mille actions si vous voulez : mille pour les actionnaires actuels, deux mille pour les Vénézuéliens, deux mille pour mes commanditaires. Si la chose vous va, nous pouvons facilement décider tout cela tout à l’heure ; à nous trois : vous, Mazelier et moi, nous avons actuellement la majorité dans l’assemblée.

Bordes réfléchit, fit ses calculs : il n’y avait qu’à marcher. Le soir même, en rentrant à son bureau, Bernard supputait les chances de son affaire ; elle devait faire un chiffre d’affaires égal à son capital dans l’année, donc, normalement un million de bénéfices ; en capitalisant les actions à cinq pour cent cela les mettait à 4.000 francs ; trois mille francs de gain par action. Que devait-il ? Il devait neuf cent mille francs aux chantiers de l’Atlantique et, en tant que compagnie de navigation, il devait également neuf cent mille francs à la Cie Bordes soit dix-huit cent mille francs. Là-dessus, il avait huit cent mille francs en Banque. Restait à trouver un million dans douze mois ; eh bien ! il vendrait 250 actions dès que celles-ci seraient montées à quatre mille francs. Combien en avait-il d’actions ? quatre mille représentant ses apports, plus 250 anciennes environ. Il pouvait largement tenter l’opération. La combinaison était incontestablement saine ; l’échafaudage solide. Que de chemin parcouru ! Il refit par la pensée tout le travail de ces six mois et s’y attarda complaisamment ; oui, tout cela n’était pas mal combiné. Évidemment, pour quiconque aurait été au courant du processus exact de ses actes, il y avait de quoi l’envoyer aux galères ; mais où commence l’escroquerie, où finit-elle ? Et quelles armes pouvait-on avoir contre lui ? Aucune, aucune. Pas une ligne de son écriture, pas une confidence, par un conciliabule. Ranquillos, Sernola, Fougnasse avaient agi sans rien comprendre. Pour Sernola, Ranquillos avait bien remis l’argent à Mulot et Blinkine ; ou alors il avait trompé à la fois Bernard et lui-même ; pour Ranquillos, les deux associés étaient des canailles à qui il fallait faire rendre gorge sous forme d’une commission des trois cent mille francs réclamés en sus. Aucun ne pouvait soupçonner les conséquences tragiques de la substitution des titres aux espèces ; là encore le génie de Bernard avait réussi à obtenir le silence de tous les intéressés de la façon la plus simple et la plus irrésistible. Et tous eussent-ils parlé à la fois, de quelle preuve, de quel commencement de preuve eussent-ils pu appuyer leurs allégations ?

— Ma parole, finit-il par dire, je crois que, à la place de Mulot et de Blinkine, j’aurais marché comme ils l’ont fait.

Pourtant ces deux hommes n’étaient pas les premiers venus. Fallait-il donc qu’une machination parfaitement ourdie suffît à briser la situation acquise par de nombreuses années de patience, de ruses, et d’efforts ? Ces financiers, s’ils avaient disposé de huit cent mille francs tout de suite, étaient sauvés. Non, tout de même, car Bernard les eût accusés de vol et rien ne les aurait pu blanchir de cette accusation. Mais enfin… Du coup la pensée du jeune homme en vint à son prochain mariage. Un instant il avait hésité, repris par le désir de vivre toute sa vie avec Angèle. Mais non ; le mariage avec Reine c’était cette sécurité d’argent liquide que n’avait pas eue Mulot, c’était la seule solution à envisager.

Il passa dans sa chambre, s’habilla. Justement, ce soir-là, Monsieur Orsat devait venir le prendre avec sa fille au sortir d’il ne savait plus quelle exposition. Il achevait de se préparer quand ils arrivèrent. La jeune fille l’enveloppa d’un regard admiratif ; lui aussi, il la trouvait belle. Ils décidèrent d’aller tout doucement à pied jusque chez eux ; le soir attiédissait les dernières heures du jour d’un printemps déjà brûlant.

Il faisait bon vivre.

— Eh bien ! demanda Mr. Orsat, où en sommes-nous depuis huit jours que vous trottez par voies et par chemins ?

— J’ai gagné sur toute la ligne, mon cher beau-père. Les terrains du Puy-de-Dôme ne sont plus à Mulot-Blinkine, ils sont à moi ; je les apporte au Syndicat pour quinze cent mille francs alors que le Département les a vendus à mes adversaires deux millions. (Si le Syndicat marche, se disait-il, et il ne peut pas ne pas marcher puisque c’est moi maintenant qui cerne ses terrains, voilà neuf cent mille francs de gagnés et le Département payé.)

— Mais le Syndicat va vous voter des félicitations. Ne vous en occupez pas. J’en fais mon affaire ; je vais le convoquer en assemblée générale ; nul doute qu’il accepte.

— D’autant plus que sur les quinze cent mille je vous demande seulement deux cent mille comptant, le reste échelonné sur un an. Le Syndicat comprend quatre cents parts, cela fait un peu plus de deux mille francs pour chacune ; effort dérisoire en douze mois.

— Au lieu des deux millions en trois mois que le Département avait exigé de nos adversaires. Au fait, comment êtes-vous arrivé à cet extraordinaire résultat ? Rien n’a transpiré des délibérations du Conseil.

— Encore n’y a-t-il rien d’officiel pour le moment et tout ce que je vous en dis doit-il rester secret, mais enfin ça y est. Peu importe la manière, je vous en dirai le détail plus tard.

— Et l’affaire Bordes ?

— Eh bien ! il va y avoir une refonte du capital ; les quatre cinquièmes des actions et un peu plus vont être entre mes mains. Veuillent les dieux que je me porte bien et d’ici un an je ne devrai plus rien à personne et je serai propriétaire de plusieurs millions. Comment j’ai fait ? Ah ! que vous êtes curieux, mon cher beau-père, je vous raconterai ça quand vous serez plus grand.

— Voilà la force de l’intelligence, dit Mr. Orsat.

— Oui, pensa Bernard ironiquement, et de l’escroquerie et du chantage dirait le petit frère Maninc ; mais escroquerie et chantage que je défie bien la loi de réprimer. A propos, ajouta-t-il à haute voix, vous savez que Monsieur Mulot est mort ? Oui, il a cassé sa pipe, le pauvre homme. Je veux espérer que ma mère ne le remplacera pas. Allons, assez parlé de tout cela, parlons un peu de vous, petite Reine.

Le mariage eut lieu un mois après. Les jeunes époux ne firent pas de voyage de noces. Bernard, bien qu’il se montrât extrêmement empressé auprès de sa jeune femme, lui fit comprendre qu’il ne pouvait pour le moment abandonner l’œuvre de réorganisation à laquelle il s’était attelé. Il y dépensait des trésors de patience, d’ingéniosité et d’intelligence, et une somme extraordinaire de travail. Il avait liquidé la Cie Vénézuélienne ; Sernola, mouche bourdonnante, nanti de quelques actions, recevait, pour ne rien faire qu’amuser son maître, des subsides qu’il dépensait dans les bars et les petits théâtres. Les voiliers dont l’ordre secret était de s’embosser à Lisbonne étaient revenus sur un télégramme de Bernard ; le personnel dirigeant avait été à peu près entièrement renouvelé ; des agents actifs, surveillés, traités avec largesse et sévérité réussissaient à ramener la clientèle à la vieille maison qui prenait figure nouvelle ; après bien des méditations, Bernard avait fini par donner à la société la forme de la commandite ; elle s’appelait maintenant Rabevel et Cie ; les pavillons rouges portaient brodé en bleu, le nom de Bernard. Le trafic croissait sans cesse ; ce créateur d’affaires se montrait, chose bien rare, bon administrateur.

Cette vie le ravissait. Il était arrivé peu à peu à enlever les meilleurs agents du monde entier aux compagnies rivales ; il les payait ce qu’il fallait sans lésiner ; il les intéressait au trafic, aux bénéfices, ce qui ne s’était jamais fait à cette époque. Il put bientôt dire que les affaires qu’il ne faisait pas, c’est qu’il les avait refusées ; et, en effet, toutes lui étaient proposées avant de l’être à aucun autre armateur. Cela avait paru étonnant d’abord. Cela ne l’était pas. Cela ne l’eût pas été pour qui eût pu connaître dans leurs détails les manœuvres qui avaient conduit Bernard à sa victoire sur ses adversaires. La lutte pour assurer la prospérité de sa Cie ne demandait pas le dixième des qualités qu’il avait montrées à ce moment-là. Mais comme il en jouissait ! Recevoir tout le jour des télégrammes de tous les ports du monde, piquer chaque matin chaque navire à son nouveau point sur la mappemonde, calculer les jours de route, régler la répartition du fret, quelle occupation excitante !

— Yokohama a deux cents tonnes pour San Francisco. Le Suffren va arriver demain à Chang-Haï. Qu’est-ce qui l’attend là ? Cinq cents tonnes pour Vancouver. Il faut qu’il les prenne tout de suite, se complète par les huit cents d’Haïphong pour Nagasaki. Télégraphiez tout de suite dans ce sens à notre agent à Chang-Haï. Prévenez Yokohama que le Suffren sera à son quai dans neuf jours et demandez-lui de trouver un complément de trois cents tonnes même à taux réduit pour arriver à balancer le déchargement de huit cents tonnes à Nagasaki. Et ça qu’est-ce que c’est ? Douze cents à Dakar pour Bordeaux ? Qui avons-nous de ce côté-là ? le Montcalm va y arriver. Télégraphiez que nous acceptons. Ah ! c’est vrai, on avait prévu qu’il devait prendre là trois mille pour Alger. Ennuyeux cela ! Des arachides pour Bordeaux, dites-vous, et du coton pour Alger. Eh bien ! il faut faire Dakar-Bordeaux-Alger, on ne peut pas refuser à la Société Cotonnière du Sénégal, ce sont de trop bons clients. Écrivez à Bordeaux de se procurer une douzaine de cents tonnes de fret pour l’Algérie afin de compléter le Montcalm à son arrivée à Bordeaux, dès après le déchargement d’arachides…

Un matin qu’il travaillait ainsi, l’huissier lui présenta la carte de Madame Veuve Mulot. Qu’est-ce qu’elle voulait, celle-là ? Il la fit attendre un moment, termina ce qu’il était en train de faire, puis donna l’ordre de l’introduire.

Madame Mulot s’attendait à trouver un fils ; elle fut reçue par un étranger. Elle s’assit, fort gênée, ne sachant comment attaquer l’entretien. Lui, silencieux, immobile, la regardait à travers ses paupières mi-closes ainsi qu’en usait autrefois avec lui le Père Régard : toute sa seconde nature avait été ainsi façonnée par un mimétisme inconscient chez lui mais dont ses éducateurs n’ignoraient point la puissance. Madame Mulot s’arma enfin de courage et dit :

— Vous savez, Bernard, que votre père est mort subitement. Je n’ai pas besoin de vous dire que, étant la cause de sa ruine, vous êtes aussi la cause de sa mort. J’ai aussi par votre faute un gros remords ; peut-être, en effet, aurais-je pu empêcher cette ruine et cette mort.

Bernard se pencha vers elle. Rien ne pouvait davantage l’intéresser. Comment ? dans son système si précisément et méticuleusement ourdi il y avait eu une faute que le cerveau d’une femme aurait discerné et qui était suffisante pour le perdre ? Il eut un frisson rétrospectif. Puis il haussa les épaules. Allons donc ! à d’autres !

— Mon mari m’avait en effet parlé, continua la veuve, des difficultés qu’il avait avec vous et m’avait confié comment il espérait en avoir raison. Il m’avait également fait connaître l’occasion providentielle qui s’était offerte à lui sous la forme de cette compagnie vénézuélienne de navigation. Je vous ai vu perdu ; je vous aime tant, Bernard, permettez-moi de vous le dire, que j’ai failli vous écrire, vous raconter tout pour vous sauver.

— Ce n’est que cela ? dit le jeune homme qui ne put réprimer un sourire.

— Attendez. Un jour, dans la conversation, mon mari, au moment même où je venais de me décider à vous écrire, prononça le nom de l’administrateur de la Cie de Navigation, Ramon Sernola. J’eus la force de ne rien dire. Mais j’étais fixée. Sernola est votre ami ; j’ai compris tout de suite que c’était vous qui tiriez les fils de l’intrigue et, sans me rendre compte comment, j’ai deviné que mon mari allait trouver sa perte là où il croyait provoquer la vôtre.

Bernard ne répondit rien. Il songeait profondément. Oui, la faille était là ; si cette femme n’avait pas été sa mère elle l’aurait perdu d’un seul mot. Comment n’y avait-il pas pensé ? « Je comprends, se dit-il. Si j’avais profondément aimé ou détesté ma mère je l’aurais imaginée vivant avec Mulot ; leur intimité m’aurait été sensible ; j’aurais réalisé d’emblée le mal qui pouvait en advenir pour moi ; j’aurais évité Sernola ou je lui aurais fait choisir un autre nom. Cette indifférence vis-à-vis de mes parents aurait donc pu m’être fatale ? Comme quoi le sentiment peut jouer un rôle aveuglément utile dans les affaires. A retenir, cela. »

— Vous vous embarquez dans des hypothèses, dit-il à haute voix. Sernola ne m’avait jamais parlé de rien.

— Admettons que vous n’aviez rien combiné, répondit-elle ; la méfiance de mon mari une fois éveillée eût suffi à le rendre circonspect. Et après qu’il connut ce vol étrange qui vous donnait à son égard une position si forte, qu’eût-il fait si je l’avais informé des liens d’amitié qui vous unissaient à ceux qui avaient effectué ce vol ou en avaient profité ?

— Quel roman vous bâtissez, fit Bernard, qui cachait son émotion sous un sourire. Et d’ailleurs, tout cela est bien loin déjà, quatre mois !

— Je sais bien que vous n’avez rien à craindre ; après ce que j’ai fait, vous comprenez que je ne viens pas pour vous menacer. Certes, j’aurais bien voulu avoir le mot de vos combinaisons secrètes ; comment vous y êtes-vous pris exactement pour serrer dans vos collets deux hommes d’une pareille valeur ? Je sens bien qu’il est inutile pour moi de vous presser davantage. Je vais donc en venir au second et au plus important objet de ma visite. Mon mari m’a laissé des affaires fort embrouillées. D’après ce que j’ai pu débrouiller jusqu’ici, je me suis rendu compte qu’il y avait deux sortes d’affaires : les prospères et les autres ; les prospères, elles ont servi à vous payer ; les autres restent. Il y a aussi cent six actions de la Cie Bordes qui ne sont pas cotées pour le moment. Que vais-je faire ?

— Si vous ne le savez pas, dit Bernard avec le plus grand calme, comment voulez-vous que je le sache moi-même ?

Madame Mulot fondit en larmes ; il n’était pas ému et la considérait curieusement. Elle se leva :

— J’aurais voulu, dit-elle, mener une vie tranquille et simple, pouvoir vous voir, être Madame Veuve Mulot digne de mon fils, et non plus la Farnésina ; vous me rejetez à la noce.

Il fut touché dans son orgueil. Aïe ! Devait-il admettre qu’on pût dire d’une catin qu’elle était sa mère !

— Asseyez-vous, répliqua-t-il. Écoutez, je vais réfléchir à ce que je peux tenter pour vous. Envoyez-moi tous les dossiers de votre mari, j’étudierai cela et je vous ferai une proposition. Il ne sera pas dit que je vous ai rejetée à votre vie de débauche par ma ladrerie à votre égard, malgré tout ce que vous avez fait contre moi. Je veux aussi vous témoigner ma reconnaissance de l’inaction manifestée par votre silence sur mes relations avec Sernola, bien que l’efficacité de ce silence me paraisse encore avoir été bien faible. Revenez demain.

Il s’inclina devant elle comme devant une étrangère.

L’étude des dossiers devait l’occuper plus longtemps qu’il ne l’avait prévu. Il constata aussi que la présence de sa mère lui était nécessaire pour compléter les renseignements quelquefois fort succincts que lui donnaient les documents. Froide et calculatrice, la Farnésina avait beaucoup retenu. Il en vint à l’interroger plus qu’il n’avait l’intention de le faire d’abord. La rapidité avec laquelle elle le comprenait le frappa. Habile, elle-même sut lui témoigner une admiration qui le flattait. Leurs relations qui ne seraient jamais devenues affectueuses furent tout de même peu à peu adoucies et même agréables. Un soir, Reine, passant au bureau de son mari, y trouva la veuve et elles entrèrent en conversation. Assez contrainte d’abord, cette conversation prit bientôt un tour plus aisé ; Reine sentait dans sa belle-mère une expérience des hommes et de la vie qui l’étonnait (elle n’en pouvait heureusement deviner la cause). Comme elle disait :

— Ne trouvez-vous pas que Bernard travaille trop ?

— Souhaitez qu’il en soit toujours ainsi, répondit la mère, à de telles natures il faut de tels travaux ; craignez pour lui le désœuvrement. »

Bernard fut frappé de cette réflexion : « Dit-elle vrai ? » se demanda-t-il.

Au bout de quelques jours, quand il eut enfin terminé son dépouillement, il en arriva aux conclusions :

— Voyons, dit-il à sa mère, finissons-en. Il n’y a pas beaucoup d’argent à tirer de tout cela. En somme, vous ne possédez de bon que les actions Bordes et encore que valent-elles, c’est le secret de l’avenir ; elles ne sont même plus cotées en Bourse ! Au dernier cours coté de 150 frs, votre paquet représente quinze mille francs environ. Que désirez-vous ?

— Je désire vivre sans demander d’argent.

— Que vous faut-il ?

— Vingt mille francs par an.

— Fûû ! mazette, vous allez fort, vous !

— Si vous ne me les donnez pas, il faudra bien que je les trouve. Si vous me les donnez je vous abandonne tous ces titres…

— … dont vous ne sauriez d’ailleurs rien faire…

Il supputa mentalement la valeur des titres : « Les actions Bordes vaudront de nouveau quatre mille francs l’an prochain et rapporteront les vingt mille francs demandés. Le reste contient du bon, du mauvais et du douteux qui peut donner zéro ou devenir extraordinaire. Il faut accepter ; d’ailleurs, tout plutôt que de voir reparaître la mère Mulot en Farnésina. »

— Eh bien ! conclut-il à voix haute, je vais préparer le contrat.

Ainsi peu à peu la vie s’organisait, prenait sa figure nouvelle. Les années allaient se suivre toutes semblables. Bernard les devait vivre tout entier pris dans la fièvre du travail et de l’élaboration de sa fortune. Rien ne comptait désormais pour lui que les combinaisons des affaires. Il rapportait à son foyer un cœur calme mais distrait. Il avait appris sans choc la naissance d’Olivier Régis, fils d’Angèle, ce fils qu’elle avait conçu de lui à Saint-Circq au temps de leurs amours ; la mort des vieux Rabevel, la naissance de Marc Rabevel, fils de Noë, le laissèrent indifférent. Deux ans après, en 1889, lui-même devenait père d’un petit Jean sans que son cœur tressaillît. La première messe d’Abraham Blinkine, le retour de François en congé pour quelques mois, la mort du Père Régard et de Lazare ne le touchèrent pas davantage. La douce Reine avait souffert d’abord de cette obsession du travail qui le faisait indifférent à tout ce qui n’était pas ses affaires mais la parole de sa belle-mère lui revint et s’imposa à son esprit : « Craignez pour lui le désœuvrement. » Elle se résigna. L’ardeur des grandes amours lui était refusée, mais elle sentait tout de même l’affection de son mari ; il lui offrait tout ce qu’elle souhaitait : robes, bijoux, livres, argent. Il lui témoignait de la tendresse ; il lui avait donné une petite chose vivante à chérir ; que demander de plus à la vie ? Elle allait quelquefois le chercher à son bureau où il semblait, par la vivacité des ordres et de la colère une sorte de génie déchaîné ; tour à tour silencieux, attentif, mielleux, grognon ou furieux elle le voyait vivre d’une vie dévoratrice, aux prises avec tous les hommes, amis, serviteurs ou adversaires qui collaboraient de gré ou de force à sa fortune. Et quand il rentrait avec elle, absorbé encore dans des méditations muettes et des projets, elle lui secouait amoureusement le bras. Même dans la rue, il n’hésitait pas alors à l’embrasser sur le front en souriant supérieurement. Mais elle trouvait tant de douceur à ce baiser et à ce sourire qu’il lui semblait avoir épousé un héros.

IMPRIMERIE COMTE-JACQUET — BAR-LE-DUC.