The Project Gutenberg eBook of Seule

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Title : Seule

Author : Henri Ardel

Release date : September 10, 2024 [eBook #74398]

Language : French

Original publication : Paris: Plon, 1901

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SEULE ***

HENRI ARDEL

SEULE

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C ie , IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6 e

Tous droits réservés

L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers.

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE

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L’Été de Guillemette , 12 e édit. Un vol. in-16
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PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET C ie , RUE GARANCIÈRE, 8. — 16022.

SEULE

PREMIÈRE PARTIE

I

Très attentive, le visage sérieux, sans un geste, Ghislaine de Vorges avait écouté les explications que lui donnait le notaire, M e Chauvelin.

Quand il se tut, un silence d’une seconde tomba dans le grand cabinet, sobrement riche. A travers les vitres, vibrait la rumeur de Paris, exclamations anonymes, bruit confus de paroles dans la rue, roulement assourdi des voitures sur l’asphalte. Puis la voix grave de Ghislaine, une belle voix de contralto, s’éleva :

— Alors, pour résumer ce que vous venez de me dire, monsieur, de la fortune de mon père et de celle de ma mère, il me reste environ quatorze cents francs de rentes… tout au plus ?

Le notaire inclina la tête :

— Oui, mademoiselle, comme vous venez de pouvoir vous en rendre compte vous-même.

Ghislaine, cette fois, ne répondit pas. Avec des yeux qui ne voyaient pas, elle considérait fixement les flammes qui jetaient de grandes lueurs joyeuses dans la cheminée et allumaient des reflets fauves sur le crêpe de sa robe de deuil, moirant de lumières l’ondulation blonde des cheveux, sous le voile sombre du chapeau.

Le notaire, tout en feuilletant ses papiers, l’observait discrètement avec un complexe sentiment fait d’intérêt, de respect, de sympathie compatissante pour cette belle vaillance de femme qui ne faiblissait pas devant l’évidence d’une ruine absolue. Mlle de Vorges eût-elle, jusqu’à cette heure, conservé quelque illusion, elle savait maintenant, à n’en pouvoir douter, que son père, le brillant général de Vorges, la laissait orpheline, sans autres ressources que cette misérable rente de quelques cents francs, pour ne s’être jamais inquiété de l’avenir et avoir dispersé, avec une parfaite insouciance, le peu de fortune qu’il possédait en patrimoine. Il était de la race de ceux qui disent ou pensent : « Après moi, le déluge ! »

Pourtant, si léger fût-il, il avait — à sa manière — une très vive affection pour cette fille unique dont la destinée le préoccupait si peu. Il était singulièrement fier de sa belle Ghislaine, comme il l’appelait volontiers ; il avait l’orgueil de son intelligence, de sa grâce, de son élégance raffinée et, jamais, ne trouvait nul parti digne d’elle ; ravi, en somme, de pouvoir la garder près de lui, âme charmante de son foyer, femme exquise qui faisait, de son salon, un milieu où les plus difficiles tenaient à honneur d’être reçus. Parce qu’elle semblait ne pas souffrir de ne devenir ni épouse ni mère, l’idée ne l’effleurait pas qu’elle eût pu désirer une destinée autre…

Maintes fois, M e Chauvelin avait entendu, à ce sujet, ses déclarations auxquelles toute réponse était inutile, les objections glissant sur cet homme incapable de se restreindre dans ses goûts de luxe et de dépense, de tenir compte de la question d’argent, même par affection pour sa fille. Avec une indifférence dédaigneuse, il laissait les années s’écouler, fort de la confiance que, nécessairement, « tout s’arrangerait toujours. »

Tout s’arrangerait ! Cette phrase, que M e Chauvelin avait entendue bien souvent dans la voix brève du général, lui traversa soudain le souvenir, tandis qu’il observait Mlle de Vorges. Comment les choses allaient-elles s’arranger à son égard ? Que deviendrait-elle ? Un mariage seul pourrait l’enlever à la terrible situation où la jetait la mort subite de son père. Mais combien y avait-il d’hommes capables d’épouser une fille ruinée, sans nulle espérance de fortune, — surtout, parmi ceux qui, par la naissance et l’éducation étaient de son monde !

Sans doute, de vieille date, il était avéré, dans la nombreuse phalange masculine reçue chez le général de Vorges, que sa très séduisante fille était tout le contraire d’une héritière, puisque, ses vingt ans déjà loin, elle n’était pas mariée, toute charmante qu’elle fût.

Car elle était charmante ! En sa qualité d’homme et de notaire très parisien, M e Chauvelin était connaisseur, et il savait que les plus difficiles eussent, comme lui, remarqué sa grâce de femme d’une distinction rare et fine, l’indéfinissable séduction du visage dont la vie et l’épreuve avaient pâli la peau transparente, laissant leur empreinte dans l’expression profonde du regard, dans la mélancolie grave, un peu amère de la bouche… Regard, lèvres de femme qui a beaucoup compris, senti, qui ne connaît plus les illusions ; mais aussi de vaillante qui ignore les lâchetés, les compromis de conscience, et oserait regarder en face la pire destinée !

Les secondes fuyaient, lourdes des pensées inexprimées de ces deux êtres qui, très clairvoyants l’un et l’autre, mesuraient la grave question d’avenir.

Une bûche s’écroula dans la cheminée en crépitant. Ghislaine dressa la tête, rejetée toute, brusquement, dans la réalité de l’heure présente, et une faible rougeur lui monta aux joues.

— Je suis confuse, monsieur, d’abuser ainsi de votre temps. Je m’oublie à réfléchir chez vous…

— Je vous en prie, mademoiselle…

— C’est que vous m’avez appris une chose bien grave pour moi, l’obligation toute nouvelle où je vais me trouver de me pourvoir de quelque moyen d’existence. Et je suis très novice en la matière…

— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous assurer de tout mon dévouement si je puis vous être utile en quelque chose ?

Elle eut un léger signe de tête qui remerciait.

— Peut-être, en effet, monsieur, aurai-je à recourir à votre obligeance. Mais je ne sais nullement ce que je vais faire… J’en suis seulement à me demander, avec un peu d’effroi, comment je pourrai m’y prendre pour gagner ma vie, moi qui, jusqu’ici, n’ai été qu’une sorte de créature de luxe… Enfin, je vais chercher !

Elle se levait. Craignant d’être indiscret, M e Chauvelin ne tenta pas de donner un avis qu’on ne lui demandait pas. Qu’eût-il dit, d’ailleurs ? De banales paroles d’espoir auxquelles il ne croyait pas, son expérience lui faisant juger à quelles difficultés allait se heurter cette élégante créature, soudain jetée aux prises avec une besogne de mercenaire.

Pas plus que lui, elle ne devait s’illusionner ; les divers entretiens qu’il avait eus avec elle, la lui avaient révélée d’une clairvoyance sceptique pour juger les gens et les choses, qui semblait presque étrange chez une femme, en somme, aussi jeune.

Profondément, il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait, d’un geste très franc, disant :

— Je vous remercie encore, monsieur, de tous les renseignements, des explications que vous m’avez donnés avec tant d’obligeance depuis plusieurs semaines. Et, à l’occasion, je me permettrai encore de recourir à votre expérience, puisque vous voulez bien m’y autoriser.

— Je vous serai infiniment reconnaissant toujours, mademoiselle, de votre confiance.

Il s’effaçait pour la laisser passer. Elle le salua. Son regard embrassait une dernière fois le grand cabinet somptueusement sévère où elle venait d’apprendre que, désormais, elle appartenait à la classe des humbles qui doivent dépendre des autres, s’ils veulent avoir leur pain quotidien.

Cette idée courut en sa pensée, et un tressaillement secoua ses nerfs trop tendus. Elle se détourna et, derrière elle, la porte retomba sourdement.

Elle était seule, la pénombre de l’escalier un peu obscur l’enveloppait. Machinalement, elle s’arrêta, brisée soudain par une sorte d’infinie lassitude qui éveillait en elle un invincible désir de s’asseoir là, dans cette ombre et ce silence, de s’y endormir pour oublier, pour ne plus connaître le supplice de réfléchir sans relâche aux mêmes sujets douloureux.

Oublier ! Quel rêve impossible ! Est-ce qu’elle pouvait oublier les épreuves qui s’appesantissaient sur sa vie, oublier ce que ce notaire lui avait appris avec une précision inexorable ? Les paroles bourdonnaient encore à son oreille, lui répétant ce dont elle avait la prescience, depuis que la mort inattendue de son père, enlevé par une congestion pulmonaire deux mois plus tôt, l’avait obligée à compter désormais sur elle seule. Comment avait-elle eu cette faiblesse d’espérer qu’elle s’exagérait une situation qu’elle savait grave ? Maintenant, elle en avait pleine conscience. Les dettes de son père payées, tout juste, il lui restait de quoi ne pas mourir de faim ; elle, Ghislaine de Vorges, qui, quelques mois plus tôt, était l’une des femmes les plus recherchées de Nancy, où son père tenait garnison, son salon recevant la société la plus aristocratique de la ville…

Un frémissement l’ébranla encore. Mais elle se domina aussitôt. Quelqu’un descendait, venant d’un étage supérieur. A quoi songeait-elle donc de demeurer ainsi, sur ce palier, s’exposant à la curiosité du premier passant venu ?

Lentement, elle se prit à descendre les marches, arriva sous la porte cochère. La bise âpre d’hiver lui cingla le visage, dissipant l’espèce de torpeur angoissante qui l’avait abattue.

Devant elle, enchâssée dans un kiosque, une horloge marquait dix heures et demie. Elle songea :

— Il n’est pas tard ! J’ai le temps d’aller sans hâte, en réfléchissant tout à mon gré, à mon rendez-vous chez Mme Dupuis-Béhenne. J’arriverai de façon à causer avec elle avant le déjeuner. Elle a beaucoup de relations, beaucoup d’expérience aussi, et elle pourra peut-être m’aider à découvrir à quoi je pourrai être bonne pour gagner ma vie.

Gagner sa vie ! Ces mots résonnaient dans son esprit comme une note fausse, meurtrissant en elle d’obscures fiertés de race. Ses aïeules avaient toutes été des grandes dames délicatement raffinées, et elle, leur descendante, tressaillait d’une sourde révolte en se sentant entraînée dans l’humble phalange de celles qui sont salariées.

A quoi bon cette révolte ! Ne savait-elle pas que, devant la nécessité, elle n’avait plus qu’à s’avouer vaincue, en acceptant bravement sa destinée, avec le courage qui était de tradition chez les de Vorges ? Maintenant qu’elle avançait dans la foule indifférente des passants, sans illusion, elle voyait ce qu’allait être cette destinée. M e Chauvelin avait raison. C’était réellement une femme que Ghislaine de Vorges, — non plus une jeune fille. D’ailleurs, elle avait grandi sans mère et appris, presque enfant encore, à vivre repliée sur elle-même.

Pourtant, comme les privilégiés, elle avait eu son heure de vraie jeunesse, d’exquise foi dans l’avenir, d’espoirs délicieusement fous, de griserie juvénile dans le plaisir qu’elle goûtait avec une avidité de créature vibrante. Très fêtée partout, elle avait cru, sans en douter, que, parmi ces jeunes hommes si empressés autour d’elle, il s’en trouverait un, sûrement, qui, pas plus qu’elle-même, ne mêlerait à l’amour, le méprisable souci d’argent ; un qui ne se préoccuperait point qu’elle eût pour toute fortune son vieux nom aristocratique et la situation que lui donnait dans le monde le grade de son père.

Mais le temps et les faits s’étaient chargés de la détromper, de lui apprendre que, si elle voulait se marier, il lui fallait, fille sans dot, n’être pas fort difficile. Et comme elle était incapable de donner sa vie sans amour ni foi, elle avait compris que, selon toute vraisemblance, elle ne serait, sans doute, pas du nombre de celles qui connaissent les joies des épouses.

Si cette certitude, acquise impitoyablement, lui avait été cruelle, du moins, elle avait gardé le secret de la blessure reçue… Si plusieurs s’étaient étonnés du détachement sceptique que trahissaient parfois ses paroles, personne, du moins, n’avait pénétré la profondeur d’amertume, de désenchantement et de tristesse creusée en elle par ses découvertes de chaque jour qui métamorphosaient, avant l’âge, la jeune fille confiante en une femme sans illusion.

De plusieurs expériences faites, bon gré, mal gré, elle était sortie avec un tranquille mépris pour la foule de ces jeunes hommes si prompts à lui faire leur cour et si dédaigneux de lui offrir leur nom parce qu’elle était sans fortune ; les jugeant désormais à leur mesure, elle leur avait fermé sa vie et ne leur ouvrait que son salon, leur demandant seulement d’y faire bonne figure, quand il lui avait plu de leur en permettre l’entrée… Écœurée de se heurter sans cesse à de misérables préoccupations d’argent, à peine dissimulées parfois, elle en était arrivée à une indulgence infinie pour la désinvolture de beau joueur qu’apportait son père à dédaigner tout calcul ; et, avec une générosité hautaine, elle avait, à l’avance, accepté les conséquences d’un état de choses dont, seule, elle porterait le poids. Volontairement, elle avait vécu dans l’heure présente, se dépensant en véritables prodiges pour maintenir l’équilibre d’un budget sans cesse culbuté par les dépenses du général, pour recevoir dans un décor d’élégance, aller dans le monde, y tenir la place qu’exigeaient le nom et le grade de son père.

Son père ! jamais, en lui, elle n’avait trouvé d’appui moral, seulement une sorte de protection chevaleresque, une courtoisie d’homme du monde pour une femme étrangère, alliée à une affection très réelle, très vive et très égoïste. Mais tel qu’il était, — séduisant et léger, — il lui était cher parce qu’elle était de celles qui donnent sans même souhaiter recevoir en retour ; et sa mort avait été pour elle une douloureuse épreuve…

Et voici qu’il ne lui était plus même permis de porter son deuil dans la solitude, — une solitude à peu près absolue, puisqu’elle n’avait aucun proche parent et que, ne pouvant rester à Nancy, elle ne retrouvait à Paris — refuge de toutes les misères ! — que des relations mondaines rompues par sa ruine. Le notaire venait de l’en avertir, les circonstances la jetaient dans la lutte pour la vie. Et comme un terrible problème à résoudre, cette pensée la tenaillait, tandis qu’elle marchait dans la rue claire, qu’allait-elle faire ? Elle ne pouvait cependant se transformer subitement ni en ouvrière, ni en institutrice, ni en professeur ! Alors quoi ?

A réfléchir ainsi, une sorte d’épouvante se glissait pour la première fois dans son âme courageuse.

Son regard qui errait, distrait, autour d’elle, se fixa par hasard et une petite commotion la secoua toute. Sur la plaque d’une grand’porte, elle venait de lire : Agence de placement pour institutrices et gouvernantes, Mme Saint-Edme .

Fallait-il entrer là, s’informer ? Apprendre tout de suite comment doivent s’y prendre les pauvres créatures qui cherchent une place ? D’instinct, elle s’arrêta. Une sorte de désir douloureux de mesurer l’étendue de sa déchéance jaillit en elle, tellement irrésistible, que toute réflexion, toute révolte, toute hésitation abolie en elle, d’un geste résolu, elle tourna le bouton de la porte indiquée, et entra.

Un timbre vibra éperdument et fit dresser la tête à une vieille dame en bandeaux gris qui écrivait derrière un bureau. A la vue de Ghislaine, elle posa sa plume et se souleva un peu sur son fauteuil avec un salut, arrêtant sur l’étrangère de petits yeux perçants, couleur de café. Puis, elle attendit que la visiteuse s’expliquât. Mais soudain, il semblait à Ghislaine que, jamais, sa volonté ne pourrait faire sortir de ses lèvres les mots qu’il fallait pourtant dire.

Étonnée de son silence, la vieille dame se décida à intervenir, un peu surprise.

— Vous désirez une institutrice ou une gouvernante ? madame.

Par un violent effort, Ghislaine parvint à se dominer ; mais, en répondant, il lui paraissait parler d’une autre qu’elle-même.

— Je viens, non pour vous demander une institutrice, madame, mais pour me recommander moi-même, comme institutrice ou encore lectrice, ou dame de compagnie.

La vieille femme la considéra une seconde avec une idée vague que cette inconnue, aux allures de grande dame, se moquait d’elle ; à moins qu’elle n’eût pas toute sa raison. Et, la voix hésitante, elle répéta :

— Vous désirez, madame, une place pour vous ?

— Oui, fit machinalement Ghislaine.

Plus aiguë encore, l’impression l’envahissait qu’elle jouait un rôle dans le cadre inconnu de ce petit parloir trop chauffé où, près du poêle, un gros chat roux dormait, paresseux.

Force était bien à Mme Saint-Edme de se rendre à l’évidence. Sans qu’elle en eût conscience, peut-être, son accent changea, se fit plus bref. Elle interrogea :

— Vous avez été placée déjà ?

— Non, jamais.

— Mais vous vous êtes occupée d’instruction ? Vous avez l’habitude de l’enseignement ?

— Non, je n’ai pas eu encore l’occasion de donner des leçons.

La vieille dame fronça les sourcils, assujettit ses lunettes et darda un regard perçant sur Ghislaine.

— Enfin, vous avez vos brevets ? Car autrement je ne pourrais vous recommander.

— J’ai, en effet, autrefois, passé des examens, et je serais capable je crois, de surveiller le travail de jeunes enfants, ou perfectionner l’éducation de grandes jeunes filles…

— Bien, je vais prendre note de cela. Vous connaissez des langues étrangères ? Vous êtes musicienne ?

— Je parle l’anglais comme le français et je sais l’allemand et l’italien de façon à les lire couramment.

Mme de Saint-Edme écrivait, sur son registre, les renseignements à mesure que la jeune fille parlait. Elle avait un air de se tenir en garde contre une surprise. Évidemment Ghislaine lui semblait une singulière institutrice, point du tout dans la note. Presque revêche, dardant sur la jeune fille ses petits yeux de fouine, elle questionna :

— Serez-vous exigeante pour les conditions ?

— Les conditions ?…

— Oui, les appointements que vous demandez.

Une flambée rose courut sur le visage de Ghislaine. Instinctivement, elle dit :

— Je désire qu’ils soient convenables et m’inquiéterai surtout du milieu qui me sera ouvert… Ce que je souhaite est-il difficile à trouver ?

— Pas autrement facile. Il y a toujours beaucoup plus d’offres que de demandes. Vous avez, sans doute, des références à donner ?

— Pour ?…

— Mais pour que les familles puissent avoir leurs renseignements sur vous. Naturellement, elles ne peuvent prendre une inconnue.

Le ton de la vieille dame devenait presque agressif. Dominée, malgré elle, par l’aristocratique distinction de Ghislaine, par la réserve de ses paroles, elle se vengeait de n’oser la questionner en se montrant désagréable dans toute la mesure de ses moyens.

— Soyez sans crainte, madame, je fournirai aux familles avec lesquelles vous me mettrez en rapport les renseignements les meilleurs et les plus sérieux sur mon honorabilité, ma famille, etc. En ce moment, vous n’avez rien à m’offrir ?

— Rien du tout, mademoiselle, qui puisse vous convenir. Le genre d’institutrices qu’on me demande le plus n’est pas le vôtre. En général, les familles recherchent surtout les personnes d’apparence modeste qui tiennent tout naturellement la place un peu effacée, de second plan, qui est la leur ; celles qui sont pour les enfants, les jeunes filles qu’elles accompagnent, de véritables chaperons, très sérieux. Si j’osais me permettre de vous adresser un conseil, je vous recommanderais une très grande simplicité de costume, d’allures, quand vous aurez à vous présenter dans une place… Je…

Sans en avoir conscience, Ghislaine regardait la vieille dame d’un tel air, qu’elle s’arrêta court. D’un geste effaré, elle saisit son porte-plume et baissa le nez sur son registre, disant hâtivement :

— Si vous voulez bien me laisser votre nom et votre adresse, mademoiselle, je vous écrirai, dès que j’aurai une situation à vous proposer. Cela vous évitera de revenir peut-être inutilement. J’adresserai mes lettres à Mlle…

Ghislaine hésita. Il lui paraissait impossible de livrer ainsi son vieux nom pour qu’il demeurât là, inscrit dans les registres d’une agence de placement… Avec une imperceptible hauteur dont elle ne se rendit pas compte, elle dit :

— Je repasserai, madame, dans quelques jours. Au cas, cependant, où vous auriez besoin de m’écrire, vous pouvez adresser votre lettre à Mlle de Vorges, couvent des dames de Sainte-Anne.

— C’est…

— Ma meilleure amie. Elle me fera savoir tout ce que j’aurai besoin d’apprendre. Je vous remercie, madame.

Elle eut un signe de tête qui la faisait si grande dame que, de nouveau, la petite vieille, habituée aux allures différentes de son humble clientèle, se sentit reprise de la conviction que cette élégante inconnue s’était jouée d’elle. Dans son étroite cervelle, jaillit le désir de trouver les mots qui obligeraient cette audacieuse à avouer sa supercherie. Mais avant qu’elle eût pu les découvrir, Ghislaine était sortie, laissant la porte retomber avec un sentiment éperdu de délivrance. A pleines lèvres, elle respirait l’air glacé qui n’apaisait cependant pas la brûlure de son visage.

Fiévreusement, elle se mit à marcher d’un pas rapide, pour laisser plus vite, loin derrière elle, l’odieux parloir où, pour la première fois, elle venait de connaître l’amertume du rôle de solliciteuse. Elle savait que, toute sa vie, elle se rappellerait la vulgaire petite pièce surchauffée, les rideaux de mousseline reprisés, et, devant le bureau, la vieille dame agressive, sa face ronde et ridée dans ses bandeaux plaqués sous une coiffure d’ouvreuse, ses yeux couleur de café, plus inquisiteurs encore que les lèvres minces qui articulaient insolemment des choses trop justes…

Oh ! oui, bien justes ! Ce que cette femme lui avait dit des qualités exigées des institutrices, était bien la vérité ! Alors, quelles faibles chances, elle avait de réussir à se faire agréer !

Et, peut-être pour aboutir à un résultat négatif, combien de fois lui faudrait-il subir un interrogatoire comme celui qui venait de lui être infligé dont elle demeurait toute frémissante ! Jamais encore, même lorsque le notaire lui avait enlevé ses dernières illusions, quant aux débris de sa fortune, elle n’avait eu pareillement conscience de sa ruine, de ce qui allait en résulter pour elle de blessures d’amour-propre, de déceptions, de froissements inconnus, d’humiliations dont elle avait tout à coup la prescience amère…

II

Là, où elle se rendait, chez Mme Dupuis-Béhenne, elle arriverait aussi en solliciteuse, mais, du moins, elle savait qu’elle serait accueillie en amie par cette femme excellente qui l’avait connue fillette, alors que son mari était préfet dans la ville où M. de Vorges tenait garnison. Elle avait reçu de sa part maints témoignages d’affection depuis son malheur. Et certes, n’eût été sa résolution de n’imposer sa triste présence à personne, elle eût accepté de bon cœur, en quittant Nancy, l’hospitalité que lui offrait sa vieille amie, qui habitait maintenant Paris.

Au valet de chambre apparu à l’appel du timbre, elle demanda :

— Mme Dupuis-Béhenne reçoit-elle ?

— Oui, mademoiselle. Si mademoiselle veut entrer, je vais avertir madame.

Il l’introduisit dans le même petit salon où, si souvent, elle était venue pendant les séjours qu’elle faisait à Paris avec son père, où elle s’était vue courtisée autant que femme peut le souhaiter. Cette même glace qui reflétait sa sombre silhouette, avait reçu autrefois sa triomphante image de jeune fille. Dieu ! que ce passé lui semblait loin, à croire que jamais, il n’avait été le présent ! Et combien pourtant, il ressuscitait vivant en sa pensée, se précisait en menus détails qui, tout à coup, surgissaient en foule dans sa mémoire…

— Ghislaine, ma chère enfant, soyez la bienvenue. Comment allez-vous ?

Il y avait tant de sympathie affectueuse dans l’accent de Mme Dupuis-Béhenne, dans l’étreinte de ses mains potelées, qu’une détente se fit dans l’âme de Ghislaine, lui voilant les yeux d’une buée de larmes. Mais elle ne voulait pas s’abandonner et, sous l’effort qu’elle faisait pour refouler son émotion, sa voix devint un peu brève :

— Comment je vais ? chère bonne amie… Comme ceux qui n’ont plus rien à perdre.

— Ma pauvre Ghislaine, oui, vous avez été bien durement éprouvée !

— Mon amie, ne m’attendrissez pas, je vous en supplie. J’ai besoin de tout mon courage… Pour que je continue à vivre, il faut vraiment que je devienne insensible, surtout que je ne regarde pas vers ma future destinée. En ce moment, surtout, elle me donnerait le vertige !

Bien vite, les mains grasses et très blanches de Mme Dupuis-Béhenne attirèrent les doigts fins de Ghislaine.

— Vous savez, ma bien chère petite, que vos amis n’ont pas de plus vif désir que celui d’alléger votre chagrin, dans toute la mesure de leurs moyens ! Malheureusement, ils ne peuvent surtout que vous assurer de leur affection et de leur bonne volonté. Vous m’avez écrit que vous aviez besoin de me parler ; vous savez que je suis toute à vous et que vous me rendrez très heureuse en recourant à moi autant que je pourrai vous être bonne à quelque chose. Nous allons causer de tout cela. Mais, d’abord, débarrassez-vous de votre manteau et de votre chapeau puisque nous avons le plaisir de vous avoir à déjeuner.

Ghislaine obéit, et d’un doigt distrait, son chapeau enlevé, elle souleva les ondulations souples de ses cheveux. Mme Dupuis-Béhenne la regardait, frappée du cerne que le tourment avait creusé autour des yeux, du caractère de résolution douloureuse qu’avait pris la bouche, de l’affinement du buste qui, tout en conservant sa grâce, s’était singulièrement aminci. Soudain, elle avait la perception nette de tout ce que cette vaillante avait supporté en silence ; et comme elle était foncièrement bonne, — ses innombrables obligés le savaient ! — elle se sentit toute en communion d’âme avec Ghislaine.

Aussitôt que la femme de chambre eut disparu, emportant les vêtements de sortie de la jeune fille, elle interrogea, avec tout son cœur :

— Voyons, mon enfant, qu’y a-t-il ? Avez-vous donc un nouveau chagrin ?

— Un chagrin, non, mais un souci grave, au sujet duquel il faut que je vous consulte parce que vous êtes une excellente amie et que je me trouve dans une situation tout à fait neuve pour moi. Il va falloir que je gagne ma vie et…

— Que vous gagniez votre vie ?

— Oui, je sors de chez le notaire. Les comptes faits, la succession de mon père liquidée, il me restera environ quatorze cents francs de rentes. Et c’est tout !

Mme Dupuis-Béhenne contemplait, effarée, la jeune fille, se demandant si elle la comprenait bien.

— Ghislaine, est-ce possible ? Vous n’exagérez pas ?

Un sourire de douloureuse ironie contracta les lèvres de Ghislaine.

— Je voudrais bien pouvoir me figurer que j’exagère, mais j’ai vu les chiffres, je ne puis plus conserver une illusion. Depuis bien des années, j’avais l’idée vague que, mon pauvre père disparu, ma position ne serait pas brillante ; mais vraiment, je ne m’étais pas imaginé que j’étais destinée à devenir une déclassée… Car c’est le sort qui m’attend.

— Ghislaine, ma chère enfant, ne parlez pas ainsi. Je suis bouleversée de ce que vous m’apprenez.

Elle avait les yeux pleins de larmes. Ghislaine fut touchée de cette sympathie si profondément vraie ; mais son regard, à elle, demeura sec. Depuis deux mois, elle avait supporté tant d’épreuves de toute sorte qu’elle ne connaissait plus l’apaisement des pleurs. A peine, ses mains abandonnées sur ses genoux eurent un léger tressaillement, tandis qu’elle répondait :

— Vous êtes effrayée, n’est-ce pas, de me voir aux prises avec une situation de cette espèce et vous vous demandez, ainsi que je le fais moi-même, comment je vais pouvoir me tirer d’affaire. Savez-vous ce que j’ai fait en venant ici ?

— Quoi ? Ghislaine.

— Je suis entrée dans une agence de placement.

— De placement ?…

— Oui, pour les institutrices, les gouvernantes, non pour les domestiques, je crois… J’en avais vu l’annonce en passant. Sans réfléchir, j’ai ouvert la porte pour me renseigner, bien plus qu’avec l’espoir de trouver là une position quelconque. Maintenant, je suis renseignée ! J’ai la notion parfaite des premières épreuves qui m’attendent !

L’accent de Ghislaine avait pris une telle intensité d’amertume que Mme Dupuis-Béhenne la regarda un peu déconcertée ; c’était une Ghislaine inconnue à elle qui se révélait là, et, désorientée, elle ne savait plus comment lui parler, partagée entre une crainte instinctive de la froisser et un désir profond de lui témoigner toute sa compassion. Dans son désarroi, elle interrogea :

— Ghislaine, ma chère, est-ce que vraiment vous voulez être institutrice ?

— Si je veux ? Ah ! ma pauvre amie, je n’ai pas le choix ! Ne vous ai-je pas dit qu’il fallait que je vive ? Que pourrais-je faire ? Être lectrice, demoiselle de compagnie ! Car pour demoiselle de magasin, vraiment le courage me manquerait ! Je prendrai ce que je trouverai… Je n’ai guère les moyens d’être difficile, et la vieille femme de l’agence vient de me le dire, il y a bien plus de demandes que de positions. Je vous confierai, de plus, qu’elle ne m’a guère jugée propre à faire une bonne institutrice…

— Parce que ?

— Parce qu’il paraît que je ne suis pas suffisamment… effacée de tournure et de manières. Ah ! elle peut se tranquilliser ! Lorsque je vais avoir, pendant quelques semaines, joué mon personnage de solliciteuse, je n’aurai plus les allures, regrettables en ma situation, d’une femme du monde indépendante. Je serai devenue, je pense, humble à souhait quand j’aurai subi beaucoup d’interrogatoires comme celui de tantôt !

Un frémissement passait dans sa voix. Mme Dupuis-Béhenne sentit tout ce qu’elle venait de souffrir, et un regret aigu la mordit au cœur d’être impuissante devant l’épreuve qui s’abattait sur cette enfant qu’elle aimait. Instinctivement, elle demanda :

— Ghislaine, n’y aurait-il pas une autre solution ?

— Une autre solution ? Laquelle ? Il n’y en a pas.

— Si ; charmante comme vous l’êtes, vous pouvez vous marier.

— Sans un atome de dot ? Un pareil conte de fées ne s’est pas réalisé tandis que j’étais fille, — très recherchée, c’est vrai ! — du général de Vorges, il ne se réalisera pas maintenant que je suis une orpheline ruinée. Non, mon amie, je ne me marierai pas. Ce n’est pas de ce côté que le salut viendra pour moi. Le seul moyen, peut-être, d’échapper à une situation dépendante, ce serait d’aller m’enfouir comme dame pensionnaire dans quelque pauvre couvent de province où, avec mes misérables quatorze cents francs, je végéterais, ensevelie toute vivante à peu près.

— Oh ! Ghislaine, vous ne feriez pas cela !

— Non, parce qu’un tel sacrifice est au-dessus de mes forces. Je suis jeune, j’ai la pleine possession, grâce à Dieu ! de mon intelligence et de ma santé, j’accepte de lutter puisqu’il le faut, puisque me voici jetée dans cette vie dont la perspective me menaçait depuis si longtemps. Les de Vorges ont toujours été braves. J’espère que je ne serai pas indigne d’eux, si dure que soit la destinée qui m’attend.

Elle avait parlé avec une âpreté douloureuse, sans un geste. Fixement, elle regardait vers le cadre lumineux de la fenêtre où le jour pâle d’hiver filtrait à travers la guipure des rideaux. Mais ses yeux ne voyaient pas le dessin léger de la dentelle, ni la floraison d’or des mimosas épanouis sous la clarté de soleil qui trouait enfin le brouillard.

Mme Dupuis-Béhenne l’avait écoutée, le cœur serré, sachant bien qu’elle disait trop vrai et qu’il n’y avait aucun espoir à lui donner. Elle interrogea :

— Ghislaine, ma bien chère enfant, que pourrais-je faire pour vous ?

— M’aider à trouver… une place quelconque en attendant que je sois capable de gagner ma vie avec ma plume. Depuis quelques années déjà, j’essayais mes forces en travaux littéraires parce que j’avais le pressentiment de ce qui arrive. Mais avec le temps seulement, et beaucoup de peines, de soucis, de difficultés, de déceptions, — je m’attends à tout ! — j’arriverai à un résultat… Peut-être !… Ah ! jamais encore je n’avais compris à ce point comme il est difficile pour une femme de se créer des ressources !

— Ma pauvre enfant !… commença Mme Dupuis-Béhenne.

Mais elle s’interrompit car la porte du petit salon s’ouvrait tout à coup et, sur le seuil, apparaissait M. Dupuis-Béhenne qui s’arrêta court en apercevant Ghislaine. Un homme jeune l’accompagnait et, comme lui, s’immobilisa à l’entrée de la pièce.

— Ah ! mademoiselle de Vorges ! Voulez-vous, mademoiselle, recevoir toutes mes excuses de troubler ainsi votre conversation avec ma femme. Cet animal de domestique n’avait pas jugé à propos de m’avertir que vous étiez ici et je venais prévenir Clotilde que je lui amenais un convive à déjeuner…

Il se tournait vers le jeune homme à qui Mme Dupuis-Béhenne avait tendu la main d’un geste amical. Ce devait être un intime de la maison. Pourtant, Ghislaine ne l’y avait jamais encore rencontré, car même dans la foule masculine qui encombrait les salons de Mme Dupuis-Béhenne, aux soirs de réception, elle eût remarqué cette silhouette altière et souple d’homme de race, ce visage un peu dur, d’expression volontaire, presque impérieuse, où luisait un regard clair, très vif.

— Ghislaine, je vous présente notre ami, M. de Bresles, que vous n’avez pas, je crois, encore rencontré, le plus hardi des ingénieurs…

Le jeune homme sourit, et ce sourire baigna de clarté ses traits trop accentués.

— Quel qualificatif m’accordez-vous là ? madame. Et comment ai-je pu le mériter ?

— En acceptant surtout, — et toujours à votre honneur ! — les missions les plus aventureuses, mon cher ami ; soyez tranquille, je n’en ferai pas l’énumération à Mlle de Vorges… J’ai souci de votre modestie.

— Chère madame, soyez tout à fait bonne, ne vous moquez pas de moi ! Il n’y a ni orgueil ni modestie, vous le savez, tout comme moi, à accepter n’importe quel poste, ceux-là surtout qui sont les moins recherchés ! quand on est dominé par la nécessité de faire son chemin dans le monde…

Les yeux distraits de Ghislaine se fixèrent, une seconde, sur cet homme qui, en toute simplicité, s’avouait étroitement étreint par la loi du travail. Vraiment, il semblait créé pour la lutte ; de sa physionomie presque altière, émanait une sorte de rayonnement d’intelligence et d’audacieuse volonté. Cet homme-là devait toujours savoir ce qu’il voulait, où il allait ; et, dans sa détresse, elle l’envia. Il causait avec Mme Dupuis-Béhenne. Mais elle entendait seulement le timbre un peu métallique de sa voix, car M. Dupuis-Béhenne, étirant ses favoris blancs, de son geste familier, s’excusait à elle de n’avoir pas réfléchi en gardant à déjeuner Marc de Bresles ; il craignait qu’elle ne trouvât pénible d’avoir, dans son deuil, à subir la présence d’un étranger.

Devant ce regret manifesté une seconde fois avec une sincérité chaleureuse, l’ombre d’un sourire passa sur la bouche douloureuse de Ghislaine.

— Je vous en prie, ne prenez aucun souci de ce genre à mon sujet. J’en suis arrivée à ce point que rien ne peut plus m’être pénible ! N’ayez donc pas de scrupule d’avoir gardé votre ami.

M. Dupuis-Béhenne ne répondit pas, un domestique ouvrait la porte de la salle à manger et annonçait :

— Madame est servie.

III

— Entrez, dit Ghislaine, répondant au coup discret frappé à la porte de la petite chambre qu’elle occupait, dans le couvent de la rue de Naples.

La jeune sœur converse qui faisait son service, ouvrit la porte et lui présenta trois lettres.

— C’est le courrier du matin, mademoiselle.

— Merci, fit Ghislaine, avec ce sourire qui, dès les premiers jours lui avait conquis le cœur de la petite religieuse.

Restée seule, elle regarda les écritures, les reconnaissant, celle de Mme Dupuis-Béhenne entre autres. Mais elle ne se pressa pas de déchirer les enveloppes, avec la crainte instinctive de ceux qui ont été durement frappés, que ces lettres ne fussent, pour elle, lourdes de nouveaux tourments.

Les trois semaines écoulées depuis le matin où elle apprenait de M e Chauvelin sa ruine complète, lui avaient apporté tant d’épreuves nouvelles pour elle, que, si vaillante fût-elle, une involontaire terreur la troublait maintenant devant l’inconnu. Car elle savait, à cette heure, ce que sont les démarches inutiles et poignantes de solliciteuse, les promesses banales auxquelles ne croient ni ceux qui les font, ni ceux qui les entendent, les protestations frivoles et mensongères, l’accueil embarrassé ou protecteur des amis de jadis, devenant des étrangers quand les rapports mondains sont brisés, l’expression des visages qu’une froideur glace quand un appui, une recommandation est demandée.

Ah ! ce calvaire, Ghislaine de Vorges le connaissait maintenant ! Elle l’avait monté degré par degré, sans daigner se plaindre, sachant d’ailleurs combien c’est chose vaine. A personne, pas même à une amie vraie comme Mme Dupuis-Béhenne, elle n’avait laissé pénétrer la profondeur de désespérance que chaque jour creusait plus avant dans sa pauvre âme tourmentée, devant tant d’essais, toujours demeurés inutiles, pour se créer des ressources, trouver une position, — même très modeste, — qu’il lui fût possible d’accepter.

Deux, au moins, des lettres qu’elle tenait entre ses doigts frémissants, enfermaient des réponses à des démarches tentées. De bonnes réponses ?…

Elle eut un haussement d’épaules pour le fol espoir qui avait une seconde palpité en elle, et d’un geste résolu, elle rompit le cachet qui fermait l’une des enveloppes. Elle lut :

« Ma chère Ghislaine,

« Je suis navrée ! la position de lectrice que j’espérais pouvoir vous offrir est donnée depuis quelques jours ! Cette nouvelle a été pour moi une vraie déception quand je l’ai apprise hier, en arrivant chez ma belle-mère… »

Ghislaine ne poursuivit pas. Peu lui importaient les protestations de sympathie qui venaient ensuite. Ce qui arrivait, c’était bien ce qu’elle avait prévu…

Le cœur écrasé de son impuissance, elle prit l’autre lettre qui disait :

« Chère Mademoiselle,

« Mon amie m’écrit qu’elle renonce à prendre cet hiver une institutrice pour ses filles, car elle a dû laisser de côté tous ses projets de voyage. J’en suis désolée, ayant eu l’espoir de vous voir entrer dans une famille charmante où vous auriez été accueillie comme vous le méritez. Soyez bien sûre que je ne vous oublierai pas et que si j’entrevois la plus légère occasion de vous être agréable, de la façon que vous souhaitez, je m’empresserai de la saisir et de vous en faire part… »

Allons, c’était encore un espoir perdu ! Est-ce que décidément, elle allait être contrainte de recourir à ces agences qui lui avaient laissé un odieux souvenir ?… Instinctivement, ses mains se serrèrent dans un geste d’angoisse ; meurtrie par ces deux nouvelles déceptions, elle pensait tout à coup avec une désespérance sombre :

— Maintenant je comprends les pauvres qui se tuent devant l’impossibilité de trouver le travail qu’il leur faut pour manger ! C’est affolant de se sentir murée dans la misère !

Elle n’avait plus même la curiosité d’ouvrir la lettre de Mme Dupuis-Béhenne. D’un doigt indifférent, elle brisa le cachet et commença :

« Ma bien chère enfant, pouvez-vous passer chez moi tantôt, vers deux heures ? Je voudrais vous parler d’une proposition qui m’a été faite pour vous et qui peut-être vous conviendrait bien. Je suis trop pressée pour vous expliquer à loisir par écrit ce dont il s’agit ; et puis, il vaut toujours mieux s’entendre et causer. Donc, sauf impossibilité absolue, venez, ma chérie ; le temps presse et vous savez que les affaires en suspens ont souvent la chance contre elles… »

Ghislaine s’attendait si peu à voir luire même un semblant d’espoir, qu’elle relut deux fois le billet avec l’idée qu’elle le comprenait mal.

Mais non, elle ne s’était pas trompée et une sensation d’allégement lui détendit les nerfs un instant. Elle en eut aussitôt conscience et un sourire amer contracta sa bouche. Ainsi elle en était arrivée déjà à considérer comme un bonheur d’obtenir une position dépendante ! Quel chemin parcouru depuis le matin de janvier où cette seule idée la révoltait toute et lui était une souffrance ! Ah ! quelle puissance était la vie pour briser même les fiertés les plus naturelles…

Elle reprit encore le billet, mais sans y puiser de nouveau un peu d’espérance. Déjà, elle n’avait plus confiance dans un heureux résultat…

Et il ne restait plus trace en elle de l’espoir qui l’avait une seconde réconfortée quand, à l’heure dite, elle entra dans le petit salon où Mme Dupuis-Béhenne l’attendait en tricotant pour ses pauvres.

A sa vue, le visage de sa vieille amie s’éclaira d’un affectueux sourire de bienvenue.

— Ghislaine, ma chère petite, je suis doublement ravie de vous voir ! J’avais peur que vous n’eussiez tantôt quelque empêchement et j’avais grand besoin de causer avec vous. Venez là, près du feu, vous chauffer et je vous expliquerai ce dont il s’agit.

Ghislaine obéit et attendit, s’efforçant de dominer la petite fièvre d’anxiété qui précipitait les battements de son cœur. Tout de suite, Mme Dupuis-Béhenne commençait d’ailleurs :

— Cette fois, Ghislaine, j’espère avoir quelque chose de sérieux et de convenable à vous proposer…

— Quelque chose pour moi ? chère madame, il faut être vous pour découvrir une position à une personne aussi difficile que moi à caser !

— Ma chère enfant, l’occasion surtout a été votre meilleure alliée cette fois. Ce n’est pas moi qui ai parlé de vous, et de telle façon qu’on serait très désireux de vous avoir…

— Qui est-ce donc ?

Mme Dupuis-Béhenne ne répondit pas sur-le-champ. Elle paraissait hésiter devant la question directe de Ghislaine, et, indécise, elle tourmentait ses bagues sur ses doigts un peu gras.

— Chère madame, qu’y a-t-il ? interrogea Ghislaine surprise. Ne pouvez-vous me dire quelle est la personne assez aimable pour s’intéresser à moi ?

— Oh ! mon Dieu, si ! J’hésitais parce que, par une délicatesse excessive, la personne en question m’avait demandé de la laisser tout à fait dans l’ombre ; mais après tout, comme un jour ou l’autre, vous apprendrez son nom, — ce qui est tout à fait sans importance — autant que je vous le dise tout de suite, c’est Marc de Bresles ; vous vous souvenez ? cet ingénieur, de nos amis, avec qui vous avez déjeuné, il y a trois semaines…

— Oui, je me rappelle, fit Ghislaine un peu lentement.

Dans sa pensée, chargée de tant d’impressions depuis ce jour-là, se ravivait, en effet, la nette image de cet étranger qui avait une physionomie de beau reître audacieux et des allures froidement courtoises et correctes de clubman . Brusquement, elle le revoyait causant debout devant la cheminée, donnant, aussi bien par ses paroles que par l’expression du visage, du sourire, du regard très clair, par l’accent de la voix, l’impression d’un homme d’indomptable volonté. Il lui avait témoigné une respectueuse et délicate attention et, plus d’une fois, elle avait senti se poser sur elle, l’éclair de ses yeux vifs. Elle l’avait trouvé d’intelligence supérieure, un peu absolu dans ses jugements, trahissant inconsciemment une nature incapable de se plier aux sollicitations ou aux prières. Il l’avait intéressée par sa conversation vivante et colorée ; mais elle l’avait bien oublié depuis lors…

Et c’était lui qui, discrètement, s’était occupé de lui venir en aide. Elle en était reconnaissante ; mais, en même temps, il lui était désagréable de se voir pareille obligation à un étranger…

Mme Dupuis-Béhenne, sans soupçonner ce qui se passait en elle, expliquait simplement :

— Voyez comme tout s’arrange avec imprévu ! Le lendemain du jour où vous avez déjeuné ici avec Marc, je l’ai vu à l’Opéra et, pendant l’entr’acte, la conversation est venue sur vous dont j’ai dit… tout ce que je pensais ; expliquant par quelle suite de circonstances vous étiez désireuse… de… vous créer des ressources personnelles…

— Ah ! chère madame, ne prenez pas la peine de chercher des périphrases ! Je n’en suis plus à me déguiser la vérité…

— Je sais que vous êtes très courageuse, Ghislaine, et j’espère que vous serez récompensée de votre vaillance. Écoutez la suite de mon histoire. Je dois vous dire que je n’avais attaché aucune importance à ma conversation avec Marc et je l’avais même oubliée, quand, il y a quelques jours, j’ai reçu de lui un mot me disant qu’un hasard l’avait amené à parler de vous et qu’il me demandait la permission de m’adresser un ami, le comte Gérard de Moraines, qui désirait placer une personne… comme vous… auprès de sa fille.

— Un comte Gérard de Moraines est allié à notre famille… C’est l’un de ces cousins très éloignés avec lesquels mon père avait rompu toutes relations à la suite de je ne sais quel procès…

— Vraiment ?… Ah ! vraiment ?…

Mme Dupuis-Béhenne regardait Ghislaine, ne sachant si elle devait tenir la circonstance pour heureuse ou non. Mais le visage pensif de Ghislaine ne livrait pas son intime sentiment. A peine, un léger tressaillement avait une seconde contracté ses lèvres.

— Alors ? madame, questionna-t-elle, levant les yeux vers Mme Dupuis-Béhenne.

— Alors, ma chère enfant, pensant que la sagesse me commandait de voir tout de suite ce M. de Moraines, j’ai dit à Marc de me l’envoyer. Je l’ai reçu. C’est un très galant homme, — de quarante-cinq ans environ, — qui est resté veuf, après deux ou trois années de mariage, je crois, — et de mariage pas autrement heureux, — avec une petite fille, laquelle a été élevée par sa grand’mère maternelle et vit toujours chez elle. Nous avons causé ; il m’a expliqué que la petite fille en question, ayant aujourd’hui près de seize ans, il souhaitait voir auprès d’elle une personne qui fût absolument une femme du monde, assez jeune pour être l’amie de sa fillette et assez sérieuse pour remplacer la mère qu’elle a perdue. M. de Moraines m’a annoncé sans ambages que cette Josette était très mal élevée, ayant grandi au petit bonheur, sous la surveillance fort vague de sa grand’mère.

— Qui la gâtait ?

— Pas du tout ; cette grand’mère, la marquise de Maulde, qui a été très belle, est fort bien encore, ne paraissant pas même avoir la cinquantaine, me dit Marc ; elle a toujours été et reste une fervente mondaine, qu’absorbent tant de fantaisies, de distractions, de visites à faire et à recevoir, qu’elle n’a pas le loisir de songer à sa petite-fille. De plus, avec les années, elle est devenue bel esprit. Elle a un salon très fréquenté par des écrivains de toute sorte à qui elle demande avant tout de l’amuser ; qui fréquentent chez elle, pêle-mêle avec une société de gens du monde très bien nés, — les uns et les autres causant sans souci des jeunes oreilles qui pourraient recueillir leurs propos, dans lesquels, volontiers, les choses — toutes les choses ! — sont appelées par leur nom.

— C’est M. de Bresles qui vous a ainsi renseignée ? madame.

— Oui, c’est Marc que j’ai interrogé, en conscience, puisque vous étiez en jeu, Ghislaine. Et il était à même de me répondre, car il est le fils d’une amie d’enfance de Mme de Maulde, et à ce titre, il la connaît de vieille date.

— Il est reçu chez elle ?

— Il m’a l’air d’y aller comme les enfants vont regarder la lanterne magique… Sur Mme de Maulde, j’ai aussi l’appréciation discrète de M. de Moraines lui-même qui paraît intimement pénétré de la frivolité incurable de sa belle-mère…

— Pourtant il lui a confié sa fille, m’avez-vous dit ?

— Parce que lui-même eût été fort empêché pour s’occuper d’elle, ayant été, sitôt son veuvage, repris par la vie de garçon, la seule qu’il semble apprécier. Il n’habite pas avec sa belle-mère, bien entendu, et entre nous, lui non plus ne me semble pas très pénétré de l’idée qu’il a charge d’âme ! Après tout, je dois reconnaître qu’à certaines heures pourtant, la sollicitude paternelle se réveille en lui. C’est pendant une de ces heures qu’il a découvert que l’institutrice choisie par sa belle-mère avait été fort mal choisie. Mme de Maulde ne s’est pas entêtée ; mais la personne congédiée, elle a mis son gendre en demeure de découvrir lui-même la perle rêvée. M. de Moraines a parlé de côté et d’autre de son embarras ; Marc en a eu connaissance par hasard. Vous savez le reste, Ghislaine.

— Oui, votre ami a été bien généreux de se souvenir de la détresse d’une inconnue.

De sa manière simple, Mme Dupuis-Béhenne dit :

— Vous avez trouvé le mot juste pour le qualifier. Oui, il est très généreux. Ce n’est pas une nature banale que la sienne ! Un fait vous le fera connaître. Quand sa mère est morte, alors qu’il avait dix-huit ans, un vieil oncle très riche, dont il était l’unique héritier à peu près, le sachant sans aucune fortune puisque son père s’était ruiné par des placements pitoyables, lui a offert de lui constituer des rentes qui le dispenseraient de tout travail obligatoire et lui assureraient une existence de fils de famille, libre de tout souci d’argent. Marc a refusé, ne voulant rien devoir qu’à lui-même et, du coup, s’est brouillé avec ce vieil oncle autoritaire, qui ne lui pardonnait pas son indépendance. Il s’est juré de faire son chemin tout seul, et est devenu ingénieur malgré les récriminations et les dédains de sa noble famille. Mais justement parce qu’il sait ce qu’est la lutte pour la vie, il n’est jamais indifférent, — jamais, j’en ai eu la preuve, — à la peine de ceux qui luttent comme lui !

— Parce que, comme vous le disiez, c’est une nature élevée. Tant d’autres, au contraire, deviennent si âprement égoïstes à batailler ainsi !

Distraite un instant de son souci, elle avait écouté, attentive, l’histoire de cet étranger à qui elle allait peut-être devoir son pain quotidien. Maintenant, elle ne regrettait plus autant d’être aidée par lui. Un silence flotta une seconde dans le salon paisible où s’épandait une odeur de violettes. Puis Ghislaine eut un léger mouvement comme pour écarter la pensée de M. de Bresles et elle demanda :

— Chère madame, ne pourriez-vous me dire quelques mots de l’enfant qui est l’objet de toutes ces démarches ?

— De Josette de Moraines ? La petite créature a, je crois, été bien abandonnée, moralement du moins ; ballottée entre les couvents, les cours, les institutrices, pendant que sa grand’mère, — trop jeune, — se complaisait dans le monde, que son père vivait occupé à se rendre la vie agréable, — pour s’étonner ensuite d’avoir une fille si mal élevée ! Il ferait mieux de dire : si peu élevée ! Elle ne l’a pas été du tout… Ah ! pour cette petite Josette, ce serait une vraie bénédiction, peut-être même le salut de vous avoir ?

Sans le chercher, Mme Dupuis-Béhenne venait de trouver les seules paroles qui pussent adoucir pour Ghislaine l’amertume de la situation qui se présentait à elle, en lui faisant entrevoir une œuvre de bonté à accomplir envers une jeune âme en détresse, — consciente ou non de sa misère, — à laquelle elle pourrait se dévouer… Et une seconde, avec une curiosité pleine de pitié, Ghislaine rêva à cette petite fille inconnue dont elle plaignait la jeunesse esseulée, elle qui avait connu aussi, pendant son enfance d’orpheline, les heures douloureuses d’isolement et les inutiles soifs de tendresse, les désirs ardents et vains de caresses maternelles…

Si cette enfant le lui permettait, elle savait bien que de toute son âme, elle s’attacherait à lui faire du bien, à mettre, dans sa jeune vie, ce qu’elle pourrait de lumière bienfaisante et chaude.

La voyant silencieuse, Mme Dupuis-Béhenne lui demanda :

— A quoi songez-vous ? Ghislaine.

— A la famille dans laquelle vous me proposez d’entrer, madame.

— Elle vous… déplaît ?

— Oh ! madame, qu’importent maintenant mes goûts ou mes préférences ! Mon sacrifice est fait, complètement fait. Non, je réfléchissais seulement à ce que vous me racontez de cette Josette. Alors vous pensez que je suis capable de jouer, chez Mme de Maulde, le rôle qu’on attend de moi ?

— Cela j’en suis sûre, et maintenant que j’ai causé très franchement avec M. de Moraines, que j’ai recueilli sur lui, sur Mme de Maulde, sur leur milieu, tous les renseignements que j’ai pu, je souhaite voir ce projet réussir, car vous vous trouverez là en rapports avec des gens très bien élevés, capables de comprendre à qui ils ont affaire et vous rendant ainsi votre tâche moins pénible, ma pauvre enfant.

— Madame, je vous en supplie, ne me plaignez pas ! Ma faible énergie ne se soutient qu’à la condition que rien ne l’amollisse !

— J’essaierai de faire comme vous souhaitez, Ghislaine. Pour une autre raison encore, j’aimerais à vous voir chez Mme de Maulde : c’est que vous y rencontrerez et connaîtrez forcément des hommes de lettres qui pourront peut-être vous être utiles, si vous désirez toujours essayer de vous créer une situation indépendante par la littérature… Enfin, dernière raison très sérieuse, en entrant chez Mme de Maulde, vous trouverez des… avantages matériels qui vous dédommageront, un peu, du sacrifice de votre liberté.

Des avantages matériels ! Ghislaine était si peu habituée encore à s’en préoccuper qu’elle n’avait pas songé à se demander ce qu’ils seraient en la circonstance ! Ses joues se rosèrent comme chaque fois que cette question était abordée. Les yeux de myope de Mme Dupuis-Béhenne ne virent pas cette rougeur, mais sa délicatesse lui fit deviner le frémissement qui avait fait tressaillir Ghislaine. Et elle se tut, hésitant devant la brutalité d’un chiffre à articuler. Mais avec un faible sourire, la jeune fille dit :

— Chère bonne amie, ne vous préoccupez pas de ma lâcheté et renseignez-moi complètement. Alors vous dites que Mme de Maulde offre ?…

— Deux mille francs par an.

— Et c’est beaucoup ?

— C’est plus qu’on ne donne en moyenne.

Ghislaine passa la main sur son visage, comme pour en effacer l’altération que toute sa volonté ne pouvait empêcher.

— Alors, madame, que dois-je faire maintenant ?

— Aller voir Mme de Maulde dans la matinée, vers onze heures, comme l’a demandé M. de Moraines à qui je vais écrire tout de suite un mot pour annoncer votre visite.

— Oh ! madame, quel embarras je vous cause et comme vous êtes bonne de prendre tant de peine pour moi !

Mme Dupuis-Béhenne serra dans les siennes les mains de Ghislaine.

— Ma pauvre chère enfant, ce que je fais est si peu, si peu, auprès de ce que je voudrais ! Je vous plains tellement et j’admire tant votre courage…

— Mon courage !

Une contraction amère crispa sa bouche.

— Mon courage, c’est celui de ceux qui n’ont plus rien à perdre ! Je n’ai plus ni famille, ni foyer, ni fortune, ni espérance d’avenir. Et le plus dur, c’est que je ne puis rien espérer, je ne puis me dire que je retrouverai peut-être ce que j’ai perdu… Je vous assure que c’est horrible de vivre ainsi quand on ne sait plus à quoi se prendre, qu’on se sent une pauvre épave solitaire qui s’en va où la vie, plus forte qu’elle, l’emporte…

Elle s’arrêta court, serrant l’une contre l’autre ses lèvres douloureuses pour arrêter son inutile plainte. Autour d’elle, ses yeux apercevaient les objets, familiers à sa vue depuis des années, dans ce petit salon d’une élégance capitonnée dont le seul aspect révélait l’atmosphère de sérénité où se mouvaient ceux qui y vivaient… Vraiment, y avait-il eu un temps où, elle aussi, était sans souci du lendemain, un temps où sa jeunesse l’enivrait comme une senteur exquise et grisante ?… Et, brutalement, elle se sentit loin, — oh ! si loin ! — de cette vieille dame, bienveillante et paisible, dont l’existence avait toujours été et demeurerait, selon toute vraisemblance, à l’abri des soucis terribles et stupides, qui meurtrissent les pauvres. Par quelle faiblesse venait-elle ainsi de trahir sa détresse morale devant une amie qui l’écoutait sans la comprendre bien, avec une sorte de stupeur, ne l’ayant jamais entendue parler ainsi, et, dans son émoi, ne savait que répéter avec compassion :

— Ma pauvre, pauvre enfant !

Décidément, pour qu’elle gardât toute sa vaillance, il ne fallait pas qu’une sympathie trop vive lui fît sentir son malheur. Mieux valait pour elle la solitude, même les longues courses sans but, qui engourdissent la pensée dans une fatigue apaisante… Et elle se leva pour partir.

— Ghislaine, vous ne restez pas à passer l’après-midi avec moi ? J’ai des achats à faire, nous irons ensemble.

— Chère madame, je ne puis…

— Eh bien, venez au moins dîner. Nous sommes seuls ce soir. Je vous donnerai la réponse de M. de Moraines, si je l’ai, comme je le pense.

Ghislaine inclina la tête, acceptant. Quelques heures de solitude auraient retrempé son courage, quand elle retrouverait l’hospitalière maison…

IV

Ghislaine était arrivée devant l’hôtel habité par Mme de Maulde. Avant de toucher le timbre, elle s’arrêta, tant son cœur, soudain, battait à larges coups pressés. Qu’allait-il sortir de cette entrevue qui lui était si pénible et la bouleversait d’une sourde révolte que sa volonté pouvait dominer, mais non vaincre ni étouffer ?

Dans la rue calme, des passants circulaient qui la recardaient, surpris de son immobilité devant cette porte close. Brusquement, elle se décida et sonna. La lourde porte s’ouvrit. Un concierge galonné apparut.

— Madame désire ?

— Je voudrais voir Mme de Maulde.

Le concierge la regarda un peu surpris. Il était certain de n’avoir jamais encore vu franchir la porte de l’hôtel par cette jeune femme en noir, si élégante.

— C’est que Mme la marquise ne reçoit pas le matin.

— Mais elle me recevra, moi, car elle m’a donné rendez-vous.

— C’est tout différent. Si madame veut se donner la peine de monter le perron.

Ghislaine franchit les marches. L’impression vague l’envahissait encore que ce n’était pas elle, Ghislaine de Vorges, qui entrait dans cette maison étrangère pour s’y présenter comme institutrice…

— Voulez-vous bien remettre ma carte à Mme de Maulde qui m’attend, dit-elle au valet de chambre qui s’était montré à l’appel du timbre…

Le domestique l’introduisit, puis disparut, la laissant seule dans le petit salon où flottait une discrète lumière, victorieuse, sans éclat, de la superbe guipure des stores, des longues draperies voilant en partie la baie des fenêtres. Ce demi-jour baignait harmonieusement le décor coquet de la pièce meublée de soies anciennes dont les teintes pâlies nuançaient les bergères moelleuses, les coussins jetés sur les canapés bas, les tapis qui, sur le piano à queue, sur les tables, supportaient la profusion des bibelots de prix… Sur le grand panneau, faisant face à la cheminée, il y avait un portrait de jeune femme brune ; la jolie tête, un peu mièvre, et les épaules nues se dégageant du satin couleur d’aurore, d’une draperie capricieuse… A l’extrémité du piano à queue, était une photographie de fillette costumée en gitane, qui avait une petite figure mince où les yeux sombres paraissaient presque trop grands, dont la bouche, ainsi au repos, avait une expression de volonté passionnée et d’amertume.

Ghislaine eut tout le loisir d’interroger le mystère de ce jeune visage, car cinq, puis dix, puis quinze minutes s’enfuirent sans que personne parût. Et elle se demandait si elle avait été vraiment annoncée à Mme de Maulde, quand un bruit de robe soyeuse lui répondit tout à coup. La portière soulevée, elle vit devant elle une femme un peu forte, très belle encore, qui avait un air de grande dame du temps passé dans sa robe de maison en soie changeante, mauve à bouquets. Une dentelle crémeuse était jetée sur les cheveux, que la poudre ennuageait autour du visage, d’une régularité superbe, qui avait gardé un tel éclat que la blancheur des cheveux semblait un artifice de coquetterie, destiné à aviver l’éclair noir des yeux, le pourpre vif des lèvres.

Cette femme-là n’avait rien d’une aïeule. Consciente de ce que les années lui avaient laissé, elle n’avait pas abdiqué, de toute évidence, restant de celles qui jugent sage de vivre, avant tout, pour leur propre satisfaction ; insouciante des pensées graves, des sentiments profonds, des dévouements petits ou grands, même plus, les redoutant.

Une seconde, elle et Ghislaine se considérèrent ; Mme de Maulde, un peu désorientée par l’aspect de Ghislaine, l’esprit traversé par l’idée que cette jeune femme, si élégante dans l’austérité de son deuil, n’était pas l’institutrice attendue. Un peu hésitante, elle demanda :

— Vous êtes bien Mlle de Vorges ?

— Oui, madame, je suis envoyée par Mme Dupuis-Béhenne, sur la demande de M. de Moraines.

— Ah ! s’il en est ainsi, très bien, très bien. Veuillez vous asseoir, mademoiselle.

Il y eut un imperceptible silence. Mme de Maulde n’était pas revenue toute de son étonnement. Mais elle n’était pas femme à réfléchir longtemps sur ce qu’elle allait dire, habituée à suivre toujours ses impressions. Et, en toute franchise, elle déclara :

— Ne vous étonnez pas, mademoiselle, de ma surprise, mais votre aspect me déroute un peu. Vous avez été bien renseignée, n’est-ce pas, sur le rôle que vous auriez à remplir dans ma maison ?

— Celui, n’est-il pas vrai, madame, d’institutrice ?

— Oui, c’est cela, c’est cela ! Et vous croyez pouvoir vous accommoder de cette tâche ?

Les grands yeux brillants, sans profondeur, interrogeaient, pleins d’une sorte d’incrédulité. Ghislaine le sentit, et, si triste fût-elle, une lueur d’amusement s’alluma une seconde dans son regard, mais pour s’éteindre vite, tandis qu’elle répondait :

— Je n’ai pas, madame, à me demander si la tâche dont vous parlez me plaît ou non. Je dois la remplir soit auprès de Mlle de Moraines, soit auprès d’une autre, puisque les circonstances m’y obligent et que je crois en être capable.

— Les circonstances ? Ah ! oui, en effet, je me souviens. Mon gendre m’a dit que vous cherchiez une position par suite d’un deuil de famille qui a changé… votre situation…

— Oui, madame, la mort de mon père, le général de Vorges.

— Ah ! vraiment, vraiment… Comme cela est triste pour vous ! Je me rappelle maintenant que M. de Moraines m’avait donné cette explication. Excusez, mademoiselle, mon peu de mémoire, mais j’ai toujours tant à penser ! J’ai une existence si remplie que j’ai beaucoup de peine à garder présents à l’esprit tous les renseignements qui me sont donnés. Voici maintenant la chose : il s’agit de vous confier ma petite-fille Josette, qui est définitivement sortie du couvent depuis Pâques, et auprès de laquelle, jusqu’ici, je n’ai encore pu trouver personne de convenable à placer.

— Mlle de Moraines a eu déjà plusieurs institutrices ?

— Trois, avec lesquelles elle s’entendait fort mal, par sa faute et par celle de ces trois demoiselles. Pour la circonstance, j’inclinerais peut-être à mettre volontiers les plus gros torts de leur côté, car c’étaient trois sottes, chacune en son genre, bien que les différentes agences qui me les avaient procurées se fussent, bien entendu, répandues en éloges pompeux à leur égard. La première avait des manières de fille de chambre ; je suppose que ce devait être quelque enfant de concierge pourvue de brevets nombreux. La seconde était laide et maussade, austère comme une quakeresse, d’un caractère… infernal ! La troisième, en revanche, était douée d’une coquetterie désordonnée et s’était, je le crois bien, mis en tête de se trouver un mari parmi les hommes qui sont reçus dans mon salon. Bref, éclairée par mon gendre, qui avait découvert ses manœuvres, j’ai dû la prier d’aller réaliser ailleurs ses aspirations matrimoniales. Seulement, cette insignifiante petite aventure a eu un résultat inattendu…

Ici, Mme de Maulde s’interrompit pour relever le coussin auquel elle s’adossait. Puis, elle reprit tranquillement :

— M. de Moraines, qui, d’ordinaire, n’a cure des faits et gestes de sa fille, s’est tout à coup avisé de la trouver très mal élevée… Quelqu’un avait dû lui monter la tête, car jamais, à lui tout seul, il n’aurait fait pareille découverte. Il n’est pas plus pédagogue que moi, et c’est tout dire ! Bref, nous avons eu ensemble une petite explication, — bien inutile ! — à la suite de laquelle je lui ai déclaré que, s’il n’était pas satisfait des institutrices que je prenais pour sa fille, il eût à lui en découvrir une lui-même… Et il vous a découverte, mademoiselle. Je ne sais comment, par exemple. Je n’ai pas pensé à le lui demander, et il ne me l’a pas dit… Mais je crois que je n’aurai qu’à le féliciter de son choix.

Une ombre de sourire entr’ouvrit encore une fois les lèvres de Ghislaine, distraite par ce petit discours qu’elle écoutait avec une curiosité qui, un instant, endormait en elle la conscience du pourquoi elle était là. Si toutes les institutrices de Josette de Moraines avaient été toujours choisies avec cette désinvolture, à quelles étranges personnes, en effet, elle avait pu être confiée !…

Presque confuse de la confiance qui lui était si bénévolement accordée, elle dit avec un instinctif geste de protestation :

— Madame, je vous en prie, pour n’être pas déçue, ne vous formez pas si vite une bonne opinion de mon mérite d’institutrice. Je ferai de mon mieux pour être à la hauteur de ma tâche, mais…

— Vous le serez, mademoiselle, je n’en doute pas… Je suis très physionomiste… Jamais je ne me trompe quand je fais attention. Ainsi, je n’ai jamais eu d’illusions sur les différentes institutrices de Josette ! Seulement, que voulez-vous ? C’est un tel tracas de chercher que, quand on a trouvé à peu près, on s’en tient là… Ces changements de gouvernement intérieur compliquent si fort l’existence, et la mienne est tellement chargée d’occupations de toute sorte, autrement intéressantes ! Je me tiens très au courant de tout ce qui est questions artistiques ou littéraires, ayant, comme vous le savez peut-être, un salon où je me pique de recevoir beaucoup de gens d’esprit, de faire entendre des œuvres inédites, poétiques, musicales ou dramatiques… De plus, j’ai des relations extrêmement étendues que j’entretiens avec soin, car je trouve que jamais on n’en a trop quand on possède, autant que moi, l’horreur de la solitude, même d’une demi-solitude… J’y gagnerais tout de suite un spleen épouvantable… C’est une expérience que j’ai faite et que je ne recommencerai pas. Vous n’êtes pas comme moi ? mademoiselle.

— Non, madame, heureusement, puisqu’il me faut vivre seule !

— S’il en est ainsi, vous pouvez vous dire heureuse, en effet. Je l’avoue, c’est une faiblesse de ma part, mais j’ai besoin, en effet, de la société de mes semblables, sans cesse ! — à condition toutefois qu’ils soient amusants ou intéressants d’une façon quelconque… Après une telle déclaration, vous allez peut-être me trouver bien frivole, tout comme me qualifie, au fond de sa pensée, je m’en doute bien, Josette, qui est une drôle de gamine ! Je ne sais, mademoiselle, si vous arriverez à débrouiller ce qu’elle est… Moi, j’y ai renoncé…

— Puis-je vous demander pourquoi ? madame.

— Parce que, de tout temps, j’ai eu l’horreur des énigmes ! Il y a des gens que cela amuse de deviner des charades… Moi, cela m’agace ! Eh bien, ma petite-fille est — pour moi, du moins — une vraie charade vivante dont le mot m’échappe. Elle est si peu ce qu’elle devrait être ! A son âge, à seize ans, moi, j’étais, comme il convient à la jeunesse, une espèce d’oiseau fou, toujours joyeux. J’étais déjà coquette comme une femme, j’adorais le monde, les compliments, la danse, la toilette ! J’étais insatiable de plaisirs, de succès, de bavardages sans fin avec mes amies qui me ressemblaient. Ah ! nous n’étions ni les unes ni les autres, grâce au ciel, des gamines sentimentales, moroses et pessimistes ! Destinées à vivre dans le monde, nous nous y épanouissions tout naturellement, le cœur en joie. Aussi, j’étais toujours d’humeur joyeuse, facile à vivre, saisissant toutes les occasions de m’amuser, telle enfin que je voudrais voir Josette…

— Qui est toute différente de ce que vous souhaiteriez ? madame, questionna Ghislaine, qui écoutait, très attentive.

— Différente ! Dites qu’elle est aux antipodes, mademoiselle !

Et Mme de Maulde leva vers le plafond ses beaux yeux brillants, la physionomie impatiente.

— Croyez-moi, c’est la vérité à la lettre, il y a des moments où j’en arrive à me demander comment j’ai pu avoir une petite-fille qui me soit à ce point étrangère, de caractère, d’esprit, de goût ! Son père n’a rien d’un misanthrope. Sa mère, ma pauvre fille, dont vous voyez ici même le portrait, me ressemblait moralement comme une jeune sœur à son aînée, et était la femme du monde la plus exquise, la plus accomplie qu’on pût rêver… Elle, Josette, c’est une enfant sauvage et fantasque, qui a des caprices de bambine et des réflexions déconcertantes de vieux sceptique ou de femme désabusée ; sans aucune expansion, dédaigneuse ridiculement des distractions, des plaisirs que je lui offre !… Au fond, je la crois fort sentimentale et ne me trouvant pas assez aïeule en papillote et en adoration devant ses petits-enfants, abîmée en admiration à leur égard, trop heureuse de les avoir reçus en partage. Tant pis ! J’aime à vivre pour mon agrément d’abord, je l’avoue. Il ne me reste pas tant d’années en partage, hélas !

Cette perspective, pour être seulement effleurée par l’esprit léger de Mme de Maulde, devait lui être cependant odieuse, car vite elle la laissa de côté ; et sans permettre à Ghislaine de lui répondre, elle repartit de plus belle :

— Je dois vous dire, pour vous éviter les désillusions, que Josette est paresseuse comme une chenille. Aussi, elle a dû faire des études détestables et je m’imagine qu’elle est fort ignorante. Mais, à mon gré, c’est un très petit malheur. Les femmes ne savent jamais rien de ce que les professeurs se sont évertués à faire entrer dans leurs cervelles de jeunes filles. Josette s’instruira en entendant causer, et chez moi, sur ce point, elle est très gâtée. Je ne suis pas pour tenir les jeunes filles en chartre privée… Loin de là ! Et je leur permets tout à fait d’ouvrir les oreilles quand on parle devant elles. Je vous dis tout cela, mademoiselle, pour que vous sachiez tout de suite à qui vous avez affaire…

— Je vous remercie, madame, de votre confiance, fit Ghislaine, sans sourire cette fois.

Inconsciemment, son jugement se faisait sévère pour l’aïeule frivole, avivant l’intérêt que les paroles de Mme Dupuis-Béhenne lui avaient inspiré pour Josette de Moraines ; et son regard chercha la photographie de la fillette en costume de gitane. Mme de Maulde s’en aperçut.

— Vous regardez le portrait de Josette fait au dernier carnaval ? Comme vous le voyez, la nature n’a pas été généreuse pour elle et ne lui a guère donné de beauté, aux yeux près. C’est un de mes gros regrets à son égard quoique je veuille encore espérer dans l’œuvre du temps. Il opère de telles métamorphoses ! Enfin, nous verrons bien !… En attendant, mademoiselle, voulez-vous accepter de vous charger d’elle, mais là, complètement ? Je suis persuadée que je puis avoir avec vous pleine sécurité. D’ailleurs, le père de Josette vous a choisie. Donc, je n’ai aucune responsabilité. Vous êtes, dit-on, très instruite. Rien qu’à vous voir, je suis certaine que vous êtes absolument de notre monde… Et même, je m’en souviens maintenant, mon gendre m’a dit que, si une similitude de nom ne le trompait pas, vous aviez quelque lointaine attache avec sa famille…

— Très lointaine, en effet, madame, tellement même, qu’étant donnée ma situation nouvelle, mieux vaut n’en pas parler.

Il y avait tant de dignité fière, mais aussi d’amertume, dans l’accent de Ghislaine que Mme de Maulde en fut saisie, si légère était-elle. Un peu embarrassée, elle dit en hâte :

— Mademoiselle, ce sera tout à fait comme vous voudrez. J’espère que vous ne vous déplairez pas dans ma maison, que vous nous resterez et qu’ainsi je serai enfin délivrée de l’insipide recherche des institutrices de Josette. Les questions… d’intérêt seront réglées comme vous le désirerez. Vous savez les conditions qui sont offertes ?…

Mme de Maulde s’arrêta au moment de les articuler. Cette institutrice-là ressemblait tellement peu à l’humble foule de ses sœurs qu’il était un peu embarrassant de lui parler d’appointements. Et elle fut charmée d’entendre Ghislaine, dont le visage pâle s’était rosé, répondre vivement :

— Je connais, en effet, les conditions, madame.

— Et elles vous conviennent ?

— Oui, madame.

Mme de Maulde eut un petit soupir de satisfaction.

— Ah ! mademoiselle, quelle joie vous me causez ! Enfin, je vais retrouver ma liberté d’esprit et j’en ai besoin, car je fais représenter chez moi, dans trois semaines, une revue inédite qui m’occupe extrêmement. Ah ! mais j’oubliais de vous présenter votre élève. Il est utile que vous la connaissiez, pourtant !

Elle se leva et appuya sur le bouton électrique dissimulé dans les draperies de la cheminée. Un domestique parut. Elle commanda :

— Priez mademoiselle de vouloir bien descendre tout de suite.

V

La portière retomba. Il y eut un léger silence dans la pièce. La conversation ou plutôt le long monologue de Mme de Maulde avait été coupé et dans l’abondance d’idées qui flottaient en son esprit, elle ne savait à laquelle s’accrocher. Mais ses yeux tombèrent sur Ghislaine et elle s’avisa alors que la future institutrice de sa petite-fille avait l’air d’une duchesse, à coup sûr d’une femme de race, et de plus, était en son genre une très jolie femme. Cette dernière qualité n’était pas pour lui déplaire ; elle avait une antipathie aussi instinctive que violente pour toutes les laideurs qui choquaient malencontreusement sa vue. Les autres, il est vrai, elle n’en avait cure, puisqu’elle n’en souffrait pas.

Et parce que Ghislaine, telle qu’elle était, flattait ses goûts d’élégance raffinée, elle s’écria, très sincère :

— Je suis vraiment ravie, mademoiselle, de penser que je vais pouvoir me reposer complètement sur vous. Aussi je vous préviens que je vous donne toute liberté pour diriger Josette comme vous l’entendrez, et, en retour, je vous demande en grâce de ne jamais me mêler à vos querelles ou à vos discussions, si vous en avez. J’ai l’horreur des gronderies, reproches, observations adressés pour des faits qui ne me touchent pas personnellement… Ah ! voici Josette !

Ghislaine tourna la tête. Dans le cadre clair de la porte, apparaissait une fillette, très fine de silhouette sous la blouse lâche de soie rouge qu’une ceinture serrait autour de la taille trop mince. D’une pâleur chaude, éclairée de pourpre par les lèvres, avec des cheveux sombres magnifiquement ondés, épandus sur les épaules, qu’un ruban serrait à demi à la hauteur de la nuque, avec des prunelles veloutées, si larges qu’elles semblaient emplir tout le visage menu, elle avait un type original d’ardente petite gipsy , volontaire et capricieuse.

Laide, cette enfant-là ?… Même l’irrégularité des traits eût-elle dérouté les fervents de la beauté classique, elle n’aurait jamais pu être laide avec les yeux superbes dont le regard tombait sur Ghislaine éclairés par une indéfinissable expression dont celle-ci n’eut pas le loisir de démêler le sens, car Mme de Maulde s’empressait de lui présenter :

— Ma petite-fille Marie-Josèphe de Moraines que nous appelons familièrement Josette. Une enfant, mademoiselle, qui aura, ainsi que je vous le disais, grand besoin de votre bonne influence pour cesser d’être une vraie gamine encore… souvent sans plus de raison qu’un poupon !

Un éclair flamba une seconde dans les grandes prunelles sombres, et avant que Ghislaine eût répondu, elle dit d’une voix chaude qui vibrait avec une singulière amertume :

— Grand’mère, vous n’êtes pas généreuse ! Vous prévenez mademoiselle contre moi. Laissez-lui donc le plaisir de découvrir librement à son tour quel triste cadeau vous lui faites en la chargeant de moi !

Ghislaine l’enveloppa d’un regard qui avait une douceur profonde.

— Pourquoi me jugez-vous si mal ?… Mais oui, très mal, puisque vous paraissez croire que je serais contente de vous voir tout autre que je me l’imagine. J’espère, au contraire, de tout cœur, qu’en vivant l’une près de l’autre, nous découvrirons que nous avons ce qu’il faut pour devenir de vraies amies. Ne voulez-vous pas l’espérer comme moi ?

Instinctivement, elle souhaitait un mot spontané qu’elle eût recueilli comme un précieux espoir, à l’aube de cette nouvelle vie où elle allait entrer. Mais le visage de Josette ne s’éclaira pas. De nouveau, ses yeux avaient l’étrange regard où il semblait y avoir ensemble de la gravité, du scepticisme, de la curiosité. D’ailleurs, Mme de Maulde se jetait à la traverse, se chargeant de répondre :

— Vous êtes mille fois trop bonne, mademoiselle, de désirer conquérir ainsi cette farouche petite personne. Si vous ne réussissez pas, ce sera à désespérer d’elle ! Du reste, nous en jugerons bientôt, car j’espère que vous allez nous arriver vite. C’est tellement gênant pour moi de n’avoir personne à qui confier Josette pour la sortir… Il me faut toujours l’emmener. Quand pourrez-vous venir ? mademoiselle.

— Le jour que vous désirerez, madame.

— Mais alors, mademoiselle, voulez-vous que ce soit demain ? Votre chambre sera prête. Vous devriez rester sans cérémonie à déjeuner pour faire connaissance avec mon gendre qui viendra peut-être savoir le résultat de notre conférence.

— Merci infiniment, madame, mais je suis attendue chez mon amie, Mme Dupuis-Béhenne.

— Alors, mademoiselle, je ne vous retiens pas davantage. A demain, n’est-ce pas ? dans la matinée. Je vous demande la permission de vous laisser reconduire par Josette, car j’ai rendez-vous avec ma modiste qui doit déjà m’attendre. A demain donc.

Elle tendit aimablement la main à Ghislaine, puis s’éloigna, tandis que la jeune fille sortait accompagnée de Josette, qui, gardant le même visage indéchiffrable, avait écouté les paroles de sa grand’mère. Silencieuse, elle traversait le vestibule auprès de Ghislaine. Devant la haute porte vitrée qui s’ouvrait sur le perron, elle s’arrêta.

— Je vous remercie, dit Ghislaine, s’efforçant de sourire, bien qu’une affreuse mélancolie s’emparât d’elle avec le sentiment de sa liberté perdue. Au revoir…

Elle ne voulait pas dire « Josette » et « mademoiselle » lui semblait si froid…

— Au revoir, petite amie.

Josette secoua la tête.

— Ne me donnez pas ce nom, vous pourriez le regretter quand vous me connaîtrez plus ! Comme l’assure grand’mère, je ne suis pas faite pour avoir des amies… Ne me plaignez pas pour cela, je suis si habituée à ma solitude que je m’en arrange très bien… Au revoir, mademoiselle.

Ghislaine n’insista pas, comprenant que cette jeune âme n’était pas de celles qui s’ouvrent au premier appel d’une sympathie… Il fallait la conquérir…

Cela, elle en emportait l’impression, tandis qu’elle descendait lentement les marches du perron et traversait la cour de l’hôtel. Comme la grande porte s’ouvrait devant elle, un homme de quarante-cinq ans environ, très élégant d’allures, s’apprêtait à sonner.

— Ce doit être M. de Moraines, pensa-t-elle instinctivement.

C’était bien le beau cavalier aristocratique qu’on lui avait dépeint… Étonnamment jeune encore, de silhouette, du moins, car sa chevelure blonde grisonnait un peu sur les tempes, comme elle le vit quand il se découvrit et s’effaça pour la laisser passer, l’enveloppant d’un regard rapide de ses yeux bleu clair qui luisaient, avec une hardiesse caressante, dans le visage fin, un peu fatigué.

Une lueur de curiosité s’y alluma une seconde à la vue de l’inconnue qui sortait de l’hôtel de Maulde. Mais l’idée ne l’effleura même pas qu’elle pût être l’institutrice attendue pour sa fille, et l’une de ses premières questions en entrant dans le salon de sa belle-mère fut pour demander :

— Quelle est donc la très jolie femme en deuil qui sortait d’ici quand je suis arrivé ?

VI

Ghislaine avait fini de s’habiller pour le dîner qui, lui avait annoncé Mme de Maulde, devait réunir quelques amis intimes ; parmi eux, Marc de Bresles, qu’elle n’avait pas revu depuis leur première rencontre chez Mme Dupuis-Béhenne. Peu lui importait de le retrouver de nouveau. Une morne indifférence l’avait envahie toute depuis son entrée à l’hôtel de Maulde. L’impression la meurtrissait d’avancer dans la vie comme dans un chemin sombre qui allait vers un inévitable abîme, entre deux hautes murailles grises pareilles à des murailles de prison, si hautes qu’elle ne pouvait même pas entrevoir le ciel gris qui s’allongeait infiniment au-dessus de sa tête.

Dans le petit salon, contigu à sa chambre, qui servait de salle d’étude, le piano vibrait sous les variations capricieuses, exécutées par les doigts très agiles de Josette de Moraines. Et cette harmonie rythmée berçait sa songerie, comme le bruit fugitif des voitures sur le pavé glacé par la gelée. L’atmosphère de la chambre, où flambait un feu clair, était douce, et l’aspect était souriant de cette grande pièce, tendue d’une étoffe anglaise à larges fleurs couleur d’or, qu’elle avait faite sienne en y réunissant les objets qui lui étaient familiers, épaves du passé. Quelques fleurs, seul luxe qu’elle se permît, distillaient une senteur fraîche dans la tiédeur de la pièce.

A rien de tout cela, elle ne prenait garde. Assise devant sa table à écrire, elle regardait, avec des yeux qui songeaient, la feuille blanche posée devant elle, destinée à une lettre pour Mme Dupuis-Béhenne, partie passer deux mois dans le Midi, comme chaque hiver. Mais, au moment de commencer le récit, réclamé par sa vieille amie, de sa nouvelle vie chez Mme de Maulde, elle hésitait, la crainte instinctive l’arrêtant de sentir faiblir son courage à préciser, en la racontant, l’épreuve de chaque jour qu’étaient pour elle ses débuts dans une existence dépendante.

A force de volonté, fuyant tout retour sur elle-même, se refusant même la triste douceur des larmes aux heures de la nuit, où elle s’appartenait enfin, elle parvenait à endormir sa sensibilité dans une sorte de torpeur où s’engourdissait sa détresse. Mais elle avait peur d’une détente de ses nerfs, si elle s’abandonnait un moment. Il lui semblait qu’alors, elle ne pourrait plus retrouver l’énergie qu’il lui fallait pour dissimuler sa tristesse aux étrangers dont elle était entourée.

Un accord, brillamment jeté par Josette, la fit tressaillir. Elle regarda la petite pendule posée devant elle, sur la table. Le temps passait, et ses quelques instants de liberté allaient s’écouler sans qu’elle eût écrit cette lettre qui lui coûtait tant… Qu’elle était donc lâche, elle qui, si longtemps, s’était crue courageuse parce qu’elle supportait en silence les difficultés et les soucis d’une existence dont les apparences seules étaient brillantes…

Ah ! ce temps-là, qu’éclairait pour elle l’affection — si égoïste fût-elle — de son père, elle y pensait maintenant comme à un éden dont elle était chassée pour n’y rentrer jamais !

Avec effort, elle releva sa tête fatiguée, qu’elle avait cachée dans ses mains et, résolument, elle se mit à écrire :

« Ma bien chère amie,

« Ne m’en veuillez pas si je vous ai seulement envoyé un billet de souvenir depuis votre arrivée à Cannes… Je vivais dans un tel désarroi moral pendant les premiers jours de mon existence si nouvelle chez Mme de Maulde, que j’étais tout juste capable de ne pas trahir mon malheureux état d’esprit… Avec les jours qui passent, je parviens peu à peu à me reprendre, en m’appliquant à oublier de mon mieux la Ghislaine d’autrefois, — qui doit reposer en paix, comme les morts ! — pour n’être plus maintenant que Mlle de Vorges, institutrice. Il me faut encore un peu de temps pour être tout à fait familiarisée avec cette transformation…

« Ne croyez pourtant pas, bien chère madame, que mon apprentissage soit particulièrement rude. J’ai, au contraire, la conviction que je suis, en somme, gâtée pour mes débuts. M. de Moraines me témoigne une extrême et délicate courtoisie qui pourrait me permettre de me croire reçue chez sa belle-mère, si j’étais femme à connaître le bienfait des illusions ; et Mme de Maulde m’accorde, — pour l’instant, du moins ! — une faveur que je devine susceptible d’inconstance, mais qui rend, pour le moment, nos rapports agréables. Aux heures, assez rares d’ailleurs, où je la vois, elle me montre une amabilité dont je m’estimerais peut-être heureuse, — car les pauvres sont reconnaissants des plus insignifiantes aumônes ! — si cette faveur n’avait un premier résultat qui m’est fort sensible : elle semble éloigner de moi cette petite Josette que je désire conquérir, et qui se tient âprement sur la défensive.

« Jusqu’ici, toutes deux, nous vivons sur le pied de deux puissances qui s’observent. De mon mieux, je m’applique à ne pas aventurer ma dignité imprudemment, à ne pas trop faire d’avances, souhaitant seulement qu’elle sente avec quelle sincérité, je viens à elle, toute prête à l’aimer. Elle est avec moi d’une politesse rigoureuse, mais sans abandon ; ni maussade, ni accueillante. Son humeur a la variabilité d’un ciel de mars. A peine, je l’ai vue gaie. Pourtant, l’autre matin, avec son chien, un Kollye à poil fauve sur qui elle semble avoir concentré toute son affection, elle jouait dans sa chambre comme un bébé ; et, pour la première fois, j’ai entendu un vrai rire d’enfant joyeuse sortir de sa bouche. Le même jour, je l’ai trouvée, lisant, assise sur un bras de fauteuil, si absorbée qu’elle ne m’avait pas entendue entrer. J’ai regardé ce qui l’intéressait ainsi ; c’était un sermon de Bossuet dont, la veille, Mme de Maulde avait parlé pour l’avoir entendu lire à la Bodinière par Mounet-Sully.

« Il est vrai qu’un peu plus tard, j’ai aperçu le même volume abandonné, — comme jeté par une main impatiente, — sur la peau d’ours qui est la place favorite de Josette dans sa chambre.

« Assise dans la fourrure, les coudes sur les genoux, le menton dans les mains regardant le feu qui éclaire l’étrangeté de sa petite figure de gitane, elle émet volontiers, à l’occasion, les théories les plus subversives et les plus audacieuses, avec le désir enfantin, que je devine, de me scandaliser et de me provoquer. Et parce que je ne me laisse pas prendre, — elle est trop fine pour ne pas le voir ! — elle me fait l’honneur de m’estimer un peu…

« Il y a, d’ailleurs, en elle, le curieux amalgame d’un enfantillage de gamine et d’une clairvoyance sagace de femme. Me trouvant, sans doute, édifiée à son sujet par ses propres déclarations, elle continue à vivre suivant sa fantaisie, contre laquelle, à l’heure actuelle, je n’entrerais en lutte que s’il y avait nécessité absolue… A vouloir aller trop vite, je n’arriverais qu’à éveiller en elle un esprit de révolte toujours prêt à souffler…

« Pour différentes raisons, elle n’a subi nulle direction morale, et, très sincèrement, elle est convaincue que son bon plaisir est la seule loi qu’elle ait à reconnaître. Quand il lui a plu de travailler, soit caprice, soit curiosité d’apprendre, car elle est très intelligente, elle a travaillé ; mais quand le vent soufflait d’un autre côté, nulle volonté étrangère n’aurait pu vaincre l’indépendance de sa jeune volonté. Elle a pris la peine de me renseigner à ce sujet, m’annonçant, dès le lendemain de mon arrivée près d’elle, qu’elle avait une devise à laquelle elle était résolue à se conformer toujours : « Tout de bonne volonté, rien de force !… » Que, par conséquent, je n’eusse rien à exiger d’elle qu’elle ne voulût pas, parce que ce serait pour moi peine perdue…

« Cela, débité d’un petit ton posé, sur la fameuse peau d’ours, devant le feu, tandis qu’elle se chauffait avec des mouvements souples de chatte frileuse. Je me suis mise à l’unisson, et j’ai interrogé, — tout comme s’il s’agissait de gens avec lesquels ni elle ni moi n’eussions rien de commun :

«  — Est-ce que je ne puis pas espérer que cette bonne volonté si précieuse, je la trouverai toujours en vous ?

« Elle m’a répondu tranquillement, caressant son favori, Myrtho :

«  — Il ne faut pas espérer cela, vous seriez déçue ! Promettre ma bonne volonté, c’est une chose qui m’est impossible… Une pareille promesse, je ne pourrais la faire à personne au monde ! — du moins en ce moment, — car je serais certaine de ne pas la tenir ! et je trouve que manquer à sa parole est aussi misérable que mentir…

« Elle s’est interrompue une seconde ; puis, sans me permettre de répondre, elle a continué, sa main enfouie dans le poil fauve du chien allongé la tête sur ses genoux, et sa voix est devenue presque dure :

«  — Grand’mère vous a fait de moi un portrait peu flatteur ; mais j’ai encore bien plus de défauts qu’elle ne se l’imagine ! Et vous serez peut-être scandalisée, si je vous dis que je n’ai pas la moindre envie de devenir autre…

« J’ai questionné :

«  — Pourquoi ? Parce que vous pensez que vous ne sauriez être mieux ?

« Elle a secoué sa petite tête volontaire.

«  — Tout simplement parce qu’il me semble plus commode et plus agréable de demeurer ainsi…

«  — Agréable… pour les autres ?

«  — Non, pour moi… Je suis affreusement égoïste ! Si grand’mère ne vous l’a pas dit, je vous en avertis, — toujours pour vous éviter les désillusions ! Puisque tous autour de moi vivent à leur guise, pourquoi ne les imiterais-je pas ? Je les prends comme ils sont, pourquoi ne feraient-ils pas de même à mon égard ? C’est bien plus simple ; n’est-ce pas ? Myrtho, mon fidèle Myrtho ! Toi seul tu m’aimes, parce que tu peux seul m’aimer, puisque tu ne me juges pas…

« Ici, un baiser chaleureux sur le nez de Myrtho, qui tressaille dans son sommeil.

« Je n’avais pas répondu, ayant peur d’en dire trop, ou trop peu. Mais quelque chose de l’intérêt profond qu’elle m’inspire devait paraître dans mes yeux, car elle m’a demandé impétueusement :

«  — Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

«  — Parce que je me demande si, sincère comme vous l’êtes, vous pouvez sérieusement croire que, pour être heureux, il faut pratiquer le code de parfait égoïsme que vous venez de m’énoncer.

« Elle s’est redressée, prête à fuir si j’insistais, et elle m’a dit, amère :

«  — Je crois que les âmes très généreuses mettent leur bonheur à rendre heureux ceux qui les entourent, même au prix de leur propre repos… Mais c’est trop de vertu pour moi… Je ne suis pas capable de donner sans recevoir, ni d’aimer sans être aimée…

« Elle s’est détournée, bien résolue à rompre la conversation qui s’aventurait sur le terrain défendu de son intimité, et elle s’en est allée à son piano, qui m’a l’air d’être son confident suprême. Les notes, sous ses doigts, semblent un langage, et elle est merveilleusement douée pour le parler, sans s’astreindre à un travail régulier. Je l’écoutais ; elle jouait un scherzo avec une fougue passionnée ; puis, tout à coup, après un silence, elle a commencé une sorte de rêverie lente, plaintive, si douloureuse et suppliante que des sanglots semblaient y frémir… Elle avait ce regard songeur qui est le sien quand, assise sur sa fourrure blanche, elle contemple les flammes avec des yeux qui ne voient pas…

« Ah ! ces yeux, quelle admirable puissance d’expression ils possèdent et que de choses ils disent, révélant sa pensée si vivante, sans qu’elle en ait soupçon ! Très souvent, je les sens attachés sur les miens avec une espèce de curiosité ardente. Ils m’observent, m’interrogent, réfléchissent, trahissant, dans cette jeune âme ombrageuse, une résolution de demeurer close tant qu’elle n’aura pas démêlé si je mérite qu’elle me confie son cœur, avec tout ce que j’y devine de tendresse et de confiance jamais données, de tristesses, de révoltes, de désillusions qui l’ont atteinte bien avant l’heure, pauvre petite !

« Ma bien chère amie, est-ce donc qu’il y avait en moi un instinct maternel dont je ne soupçonnais pas encore l’existence ? Est-ce pour tromper l’angoisse de ma solitude, parce que je suis sans avenir, n’espérant rien, et que ce vide effrayant m’est si horrible que j’essaie à tout prix de le combler ?… La vérité, dont je m’étonne moi-même, c’est que le chaos de cette âme de petite fille m’attire étrangement. Pour peu que Josette me le permette, je devine que je pourrais m’attacher à elle… Bien trop pour ne pas souffrir encore, le jour où les circonstances nous sépareront, si elle est telle qu’il me semble l’entrevoir ; — pour souffrir plus encore, si je suis déçue par elle, découvrant que je me suis trompée en lui donnant une part de mon cœur…

« Ne me raillez pas d’être ainsi… N’espérant plus rien des grands, je vais instinctivement vers les petits, vers les jeunes qui, eux, peut-être, me seront bons et m’aideront à oublier mon isolement. Comme notre stupide cœur s’obstine à vivre toujours affamé d’affection ! Ah ! la solitude de l’âme supportée parmi des indifférents, c’est plus dur encore que je ne le supposais…

« J’avais connu déjà bien des heures et des jours tristes, lourds de tourments. Mais alors je possédais un bien dont je ne savais pas le prix, mon entière liberté !… J’avais des amis, devenus presque tous des étrangers pour moi, aujourd’hui… Mais alors, je pouvais aller près d’eux un moment distraire mon souci, oublier… Ah ! dépendre des autres à toutes les minutes, n’avoir strictement droit ni à leurs égards, ni à leur bonne grâce, tout juste à leur politesse !… Être, et ne pouvoir oublier que l’on est une personne payée qui, par conséquent, doit être prête à remplir tous les services qu’on lui demande… A les remplir au gré de ceux qui l’emploient sous peine d’avoir à subir les conséquences de sa maladresse… Être, mon Dieu, à peine plus qu’une domestique… »

Ghislaine s’arrêta court… Non, il ne fallait plus qu’elle écrivît… Manquant à toutes ses résolutions, voici qu’elle allait trahir l’intensité de sa détresse, en prendre plus violemment conscience à en parler !

Moins que jamais, il lui était, pourtant, permis de s’abandonner. L’heure du dîner allait sonner. Il lui fallait se garder un visage calme pour paraître parmi ces étrangers qui ne la considéreraient pas comme de leur monde, dont elle devinait, à l’avance, l’indifférente curiosité allant vers elle…

Ah ! Dieu, pourquoi ne pouvait-elle rester dans sa solitude ! Oh ! être libre, libre ! libre !… Pouvoir, comme autrefois, être triste ou gaie, sans contrainte autre que celle de sa volonté…

Le regret de sa vie passée l’étreignit si violent que des pleurs, soudain, lui brûlèrent les yeux, glissèrent sur son visage malgré sa révolte contre cette faiblesse…

Doucement, sa porte s’entr’ouvrait un peu.

— Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous déranger, mais grand’mère…

C’était la voix de Josette.

Ghislaine tressaillit et se tourna d’un mouvement instinctif, oublieuse de la clarté de la lampe qui tombait sur son visage, accusant la trace des larmes. Elle en prit conscience dans les yeux de Josette dont une émotion soudaine bouleversait le regard… Clairement aussi, ce regard disait la double impression qui étreignait Josette, aller spontanément avec tout son cœur vers ce chagrin soudain révélé, ou discrètement paraître n’en rien remarquer…

Ghislaine, très vite, d’un geste machinal, avait passé la main sur son visage, et ce simple mouvement qui semblait montrer le désir de dissimuler sa peine, brisa l’hésitation de Josette. Elle demeura immobile sur le seuil de la chambre, un album de musique entre les bras. Alors Ghislaine obligea ses lèvres à trouver un sourire de bienvenue pour dire :

— Entrez, Josette. Ne restez pas ainsi à ma porte, vous me feriez croire que je vous semble bien peu hospitalière.

— C’est-à-dire que je me semble, moi, bien indiscrète de venir ainsi vous déranger chez vous… Grand’mère m’envoie vous remettre la musique d’un chœur qu’on répétera ce soir, afin que vous puissiez la regarder un instant si vous le désirez, car l’accompagnateur est encore malade…

— C’est bien, fit Ghislaine avec une inconsciente lassitude d’accent.

Josette l’enveloppa d’un coup d’œil rapide.

— Cela vous ennuie, n’est-ce pas ? Eh bien, ne le faites pas, je vous en prie… Vous êtes fatiguée. Je pourrai très bien, moi, remplacer le pianiste !

C’était la première fois que Josette sortait de la réserve où elle s’enfermait farouchement, et il y avait dans sa voix une telle sincérité d’intérêt qu’une seconde la tristesse de Ghislaine en fut allégée.

— Je vous remercie, Josette, je ne suis pas fatiguée, mais tout à la disposition de Mme de Maulde. Seul, mon deuil, qui est encore très récent, me fait redouter de quitter ma retraite.

— Oui, je comprends, fit Josette avec une douceur qui mettait une caresse dans sa voix chaude. Pourtant, c’est triste aussi, la solitude… Oh ! si triste !

— Oui, très triste ; bien plus encore, enfant, que vous ne pouvez l’imaginer…

— Je ne l’imagine pas, je le sais…

Elle s’interrompit, les lèvres rapprochées par cette imperceptible contraction qui lui était familière quand elle voulait retenir les paroles qui eussent trahi son intime pensée.

Dans ses yeux expressifs, une souffrance avait passé. Droite au milieu de la chambre, elle restait tout à coup songeuse et la flambée du foyer colorait d’une lueur chaude son pâle petit visage qui avait pris une gravité amère. Ghislaine la devina et elle eut pitié de cette clairvoyance.

— Josette, ne soyez pas injuste !…

— Injuste envers qui ?

— Envers ceux dont vous êtes entourée…

— Qui ? grand’mère ? mon père ?

— Oui, votre grand’mère, votre père qui vous aiment.

— Oh ! qui m’aiment… Peut-être, quand ils n’ont rien d’autre à faire.

La même amertume qui flottait sur sa jeune bouche, vibrait dans sa voix avec une intensité douloureuse.

— Oui, qui vous aiment, croyez-moi. J’en suis certaine. Mais vous savez bien que tous n’aiment pas de même…

— Leur manière n’est pas de celles qui peuvent rendre heureuse, fit-elle d’une voix brève. Moi, du moins ! Être aimée pêle-mêle avec des chiffons, des visites, des comédies, des soirées, des chevaux et le reste ! ça ne me suffit pas !… Probablement parce que j’ai le caractère mal fait… Ah ! personne ne doit souhaiter d’être jamais aimé par moi… Car de ceux qui m’auront pris le cœur, je serai, je le sens, follement jalouse… Je les voudrai pour moi seule, m’aimant par-dessus tout, exclusivement… Comme j’aimerai enfin, moi ! Vous me trouvez bien exigeante, n’est-ce pas ? et sans doute aussi, comme grand’mère, ridiculement sentimentale… Je me demande vraiment comment je peux l’être ainsi, ayant des parents aussi… sages !… Nous devons paraître une singulière famille à ceux qui nous observent ! Vous n’avez pas dû voir souvent, j’imagine, une grand’mère, un père et une enfant aussi étrangers les uns aux autres ! Moi, je commence seulement à être bien habituée à cette situation !… On est si lâche quand on est jeune, quand on possède encore un tas d’illusions, quand on se figure naïvement que c’est une chose toute naturelle de recevoir la tendresse qu’on est prête à donner… Des sottises ! enfin !…

Elle avait parlé d’un seul jet, les sourcils froncés avec une sorte de violence passionnée dans l’ironie de son accent, et Ghislaine n’avait pas essayé de l’interrompre ni de la contredire, trop heureuse de voir s’entr’ouvrir un peu cette jeune âme fermée, à qui elle souhaitait tant faire du bien. Avec une douceur tendre, elle dit :

— Ma pauvre petite Josette, si vous voulez être heureuse, il faut, comme vous le savez bien, donner beaucoup, ne demander que très peu ou même rien en échange… Et puis, accepter toujours que les autres ne soient pas semblables à vous.

Josette avait levé vers Ghislaine des yeux où palpitait son âme ardente.

— Vous parlez… sincèrement ?… Non pour me tromper par de beaux conseils auxquels vous ne croyez pas ?…

— Je vous répète, Josette, ce que la vie elle-même m’a appris…

— Alors s’il faut une pareille sagesse pour être heureuse, je ne le serai jamais… Je suis incapable de tant de générosité, de vertu, je vous l’ai dit déjà !… Ne me regardez pas ainsi, avec des yeux qui me blâment… A vous, moins qu’à personne pourtant, je ne voudrais mentir, me montrer autre que je ne suis !…

Elle s’arrêta, puis, changeant brusquement de ton, elle finit :

— Je ne sais, d’ailleurs, pourquoi je vous ennuie ainsi de mes inutiles déclarations et vous empêche de voir la musique de grand’mère. Je vous demande pardon encore de vous avoir dérangée en entrant chez vous de cette manière soudaine. J’avais frappé plusieurs fois sans recevoir de réponse…

— Je n’avais pas entendu…

— C’est ce que je me disais pour me tranquilliser…

— Vous tranquilliser ?…

Une rougeur empourpra le pâle petit visage. Visiblement, Josette eut envie de s’enfuir, mais sa fierté la retint et brièvement, elle expliqua :

— Je suis stupide, j’ai une imagination qui galope toujours trop vite. En voyant que vous ne me répondiez pas, j’ai eu l’idée absurde que vous étiez peut-être souffrante et c’est pourquoi, sans réfléchir, j’ai soulevé la portière.

Ghislaine, d’un geste de caresse, posa la main sur les cheveux légers et chercha le regard des larges prunelles qui se dérobaient. Très doucement, elle dit :

— Je vous remercie, Josette, de vous être inquiétée pour moi ! Ne me trouvez pas trop égoïste d’en être heureuse… Mais quand on est très isolée, les plus simples marques d’intérêt semblent bien bonnes…

Dans un soudain élan, Josette saisit la main qui effleurait ses cheveux et y appuya ses lèvres. Puis, très vite, d’un accent que Ghislaine ne lui connaissait pas, elle murmura presque bas :

— Ne soyez pas trop malheureuse ici, je vous en supplie ! Je sais bien que je ne fais rien pour vous y rendre la vie moins triste. Je ne suis ni aimable, ni prévenante, ni dévouée, ni bonne, ni rien de ce qu’il faudrait !… Mais je ne peux pas encore maintenant… Soyez patiente avec moi… Dites, voulez-vous ?…

Ghislaine tressaillit à cette prière qui jaillissait imprévue de l’âme close de Josette. Du même ton assourdi qui fait les cœurs plus proches, elle dit :

— De tout mon cœur, ma bien chère petite enfant, je désire vous aimer et, si vous me le permettez, être pour vous une amie et… un peu aussi… une maman…

— Ne me parlez pas ainsi ! Il ne faut pas !… Vous ne me connaissez pas encore assez… Peut-être, ensuite, quand vous aurez vu comme je suis, vous voudriez vous reprendre… Et cela me ferait trop de mal !

Son exclamation ressemblait à un cri d’angoisse. Ghislaine l’attira dans ses bras.

— J’espère, Josette, que jamais je ne vous ferai de mal et que l’avenir dans lequel vous n’avez pas confiance vous sera aussi doux que je vous le souhaite, ma chérie.

Josette ne répondit pas. Comme un pauvre oiseau perdu qui a enfin trouvé un refuge, elle restait blottie contre Ghislaine, sans un mot, sans un mouvement, avec un abandon d’enfant qui se sent protégée…

Mais à la porte, un coup fut frappé. Brusquement alors, elle s’écarta et s’enfuit vers sa chambre. Ghislaine demanda :

— Qui est là ? Entrez.

C’était un domestique.

— Mme la marquise fait prier ces demoiselles de descendre au salon parce que le dîner va être annoncé.

— C’est bien, merci…

Le valet de chambre disparut. Ghislaine appela : — Josette ! venez-vous ? Madame votre grand’mère nous réclame.

— Je suis prête !

De nouveau, ainsi qu’une demi-heure plus tôt, elle apparaissait au seuil de la chambre… Mais elle n’y entra pas. Toute trace d’attendrissement avait disparu de son visage. Seuls, l’éclat magnifique des yeux, la lueur rose inaccoutumée des joues révélaient encore quelque chose de l’émotion qui avait bouleversé l’âme de feu de Josette de Moraines.

VII

Quand Ghislaine entra dans le petit salon vibrant de la rumeur des conversations, presque tous les convives — une vingtaine de personnes — s’y trouvaient déjà réunis. Bien qu’il s’agît d’un dîner intime réunissant les acteurs, — tous gens du monde, — de la féerie symbolique, la Princesse d’Azur , que Mme de Maulde allait faire représenter lors de sa plus prochaine réception, toutes les femmes, jolies pour la plupart, étaient habillées de clair et très élégantes… Certaines avec une distinction aristocratique de grandes dames ; quelques-unes avec un souci de l’originalité qui amusait et charmait le regard ; d’autres, enfin, types coquets de Parisiennes, avec ce goût raffiné qui fait d’une toilette de femme une œuvre d’art.

Les hommes, clubmen , artistes et gens de lettres appartenaient au cercle intime de Mme de Maulde qui, assise près de la cheminée dans un fauteuil à dossier très haut, évoquant ainsi l’idée de quelque belle et accueillante souveraine, causait avec Bernard de Vézannes, le poète de la Princesse d’Azur , un assez joli garçon, long chevelu, de physionomie intelligente dont les yeux de myope rêvaient derrière son lorgnon.

C’était la première fois depuis qu’elle était chez la marquise de Maulde que Ghislaine allait paraître à un dîner où elle se trouvât réunie à des étrangers, son deuil jusqu’alors lui ayant donné droit à la solitude, avec le consentement, volontiers donné, de Mme de Maulde qui redoutait un peu la note sombre d’une sévère robe noire dans le décor riant de sa table. Mais ce soir-là, Marc de Bresles étant du nombre des convives, elle avait, sur le conseil de son gendre, invité la jeune fille à paraître.

Il n’était pas encore arrivé quand Ghislaine entra ; ou du moins, elle ne l’aperçut pas dans le rapide coup d’œil dont elle enveloppa les groupes, tandis qu’elle prenait soin de faire, à la suite de Josette, une discrète apparition d’institutrice, soigneuse de s’effacer comme il convient.

Mais toute la simplicité de sa toilette, sa réserve, son silence ne pouvaient lui ôter son allure de femme du grand monde, et dès qu’elle parut des regards surpris allèrent à elle. Tout de suite, elle le sentit, et sa pâleur se rosa un peu, donnant soudain au visage un reflet de son bel éclat de jeunesse.

Une jeune femme, qui caquetait avec une vivacité piquante, s’interrompit pour la regarder, intriguée ; si intriguée même que, sans cérémonie, elle se pencha vers Mme de Maulde pour lui demander, désignant Ghislaine de son éventail :

— Qui est donc cette jeune femme ? je ne l’avais jamais encore vue chez vous ? Elle est très chic dans son deuil !

Mme de Maulde approuva de bonne grâce :

— N’est-ce pas, elle est très bien ? C’est la nouvelle institutrice de Josette.

— Une institutrice ?… Mais elle a l’air d’une duchesse !

— Je crois qu’elle appartient à la noblesse. Son père était un général ou colonel, je ne me souviens plus, qui est mort subitement il y a quelques mois et l’a laissée sans aucune fortune.

— Mais c’est tout à fait un roman ce que vous contez là, chère madame. Prenez garde, un jour ou l’autre, fatalement, le roman finira par un mariage. Car elle n’est pas seulement très distinguée, l’institutrice de Josette, mais fort jolie femme… en son genre…

Elle s’arrêta court, ne voulant pas achever :

— Et il me semble que c’est aussi l’avis de M. de Moraines qui s’y connaît.

Mais avec une lueur de curiosité malicieuse, elle contempla un instant le groupe formé par Ghislaine et Gérard de Moraines qui, courtoisement, était venu la saluer et lui avançait un fauteuil. Elle était encore debout sous la clarté d’une haute lampe, harmonieusement élégante et souple dans sa longue robe noire qui la grandissait encore. Et, sous la lumière blonde que versait l’abat-jour de soie jaune, la peau trop blanche se dorait, les cheveux fauves s’illuminaient de reflets clairs qui nimbaient la tête fine, gravement mélancolique, dans sa grâce un peu altière.

Elle causait sans geste, à peine une ombre de sourire aux lèvres, redevenue indifférente à cette curiosité banale qu’elle avait éveillée un instant, et qu’une personne, aussi, avait constatée avec une impatience irritée ; c’était Josette. Sans abandon, la fillette avait correctement salué les femmes, recevant les hommages des hommes avec une sorte de dignité fière qui rendait impossible de la considérer comme une enfant, en dépit de sa juvénile apparence. Puis, se dérobant à toute conversation, elle était allée se réfugier dans un angle solitaire du salon où elle feuilletait une revue illustrée. Mais son geste était distrait et son regard errait, observateur, sur le cercle brillant qui l’entourait, revenant surtout au groupe formé par son père et Ghislaine. Dans son âme exclusive et jalouse, palpitait une impatience fiévreuse dont elle n’avait pas conscience, parce que quelqu’un se permettait d’accaparer Ghislaine qui lui semblait déjà son bien comme si elle eût eu l’obscure prescience qu’un jour, proche ou lointain, elle aurait le droit de vouloir pour elle seule cette étrangère qui lui avait parlé avec une douceur tendre ; elle en aurait le droit puisqu’elle lui aurait donné tout son cœur. Et son visage s’éclaira quand elle vit Mme de Maulde s’approcher de Ghislaine pour la présenter à une jeune femme.

Un nouveau convive venait d’entrer, Marc de Bresles, qui s’excusait d’être en retard.

— Mon cher ami, vous ne l’êtes pas tout à fait, dit la marquise qui était décidément dans un jour d’inaltérable bonne grâce, quoique vous soyez, je le crois bien, le dernier attendu. Mais je sais que vous êtes un homme très occupé. Maintenant, quand vous aurez fini de remplir vos devoirs de politesse, mon gendre vous présentera à Mlle de Vorges que vous voudrez bien conduire à table. Elle ne connaît guère que vous ici et j’ai pensé qu’il serait plus agréable pour elle de vous avoir comme voisin.

Il inclina sa haute taille et évolua à travers le salon. Même dans son personnage d’homme du monde qu’il remplissait avec une irréprochable courtoisie, il gardait son air de hardiesse aventureuse, d’orgueilleuse et invincible volonté qu’illuminait la clarté chaude du regard.

Il approcha de Ghislaine auprès de qui était revenu s’asseoir M. de Moraines. Celui-ci se leva aussitôt et serra la main du jeune homme.

— De Bresles, il est inutile, n’est-ce pas, que je vous présente Mlle de Vorges ; elle vous connaît déjà, je crois.

— J’ai eu l’honneur, en effet, de rencontrer mademoiselle chez Mme Dupuis-Béhenne.

— Et cela, pour mon plus grand bien…

— Je vous en prie, mademoiselle, laissons cela… Je regrette déjà assez que vous ayez appris cet insignifiant détail…

Ghislaine sourit un peu, de son sourire mélancolique.

— Insignifiant pour vous… Pas pour moi !

— C’est vrai… Et je vous demande pardon de mon épithète parfaitement absurde !

— Ne vous calomniez pas… Ce serait en pure perte. Mon opinion est faite à votre sujet, monsieur. Quoi que vous jugiez à propos de dire contre vous, je me souviendrai seulement, et toujours de la façon dont vous savez obliger, même une inconnue… Et je suis très heureuse de pouvoir vous remercier…

Elle parlait avec cette dignité simple qui avait chez elle une grâce innée, gardant aux lèvres son frêle sourire. Il s’inclina, confus de la sentir si sincère. Spontanément, se ravivait en lui l’intérêt qu’elle lui avait inspiré dans leur première entrevue et, surtout, quand il avait su quelle épreuve elle supportait avec tant de vaillance fière. Détournant la conversation, il demanda :

— Avez-vous reçu des nouvelles de Mme Dupuis-Béhenne depuis qu’elle est dans le Midi ?

— Oui, fit-elle, désignant près d’elle, la chaise laissée vide par la disparition discrète de M. de Moraines.

A quelques pas plus loin, il s’était assis auprès de la baronne de Trévannes, une piquante petite créature qui avait un charme de pastel dans la soie à bouquets de son corsage copié sur quelque gravure du siècle dernier. Elle aussi avait remarqué Ghislaine et, amusée, elle glissa :

— Regardez comme l’institutrice de Josette apprivoise le farouche Marc de Bresles ! Du reste, ça ne m’étonne pas, elle est charmante, vous savez, tout à fait charmante !

— Vous avez l’air de dire trop charmante !

— Dame, mon cher ami, en certaines situations, mieux vaut ressembler à la timide violette enfouie dans l’ombre.

M. de Moraines eut un imperceptible froncement de sourcils. Un observateur eût discerné tout de suite qu’il lui déplaisait d’entendre parler sur ce ton de Ghislaine de Vorges. Mais sa jolie interlocutrice n’était pas observatrice et elle était tout occupée d’examiner Ghislaine. Elle ne remarqua même pas que l’accent de M. de Moraines était devenu un peu absolu quand il répliqua :

— La situation de Mlle de Vorges n’est pas tout à fait telle que vous pouvez le supposer. Sa famille est alliée à la mienne…

— Oh ! quelle drôle de chose ! Vraiment ?

— Vraiment, la pure et très simple vérité ! La mort de son père la laissant absolument isolée, il était préférable qu’elle vînt auprès de Josette, sous le toit de Mme de Maulde où elle restera autant qu’il lui plaira. Nous désirons, égoïstement, que ce soit le plus longtemps possible pour le bien de Josette. Aussi, nous employons-nous de notre mieux à ce qu’elle ne se sente pas étrangère ici ; et… nous sommes très reconnaissants à nos amis quand ils veulent bien nous y aider !

La petite femme eut un sourire entendu :

— Compris, mon cher ami. Vous êtes très chevaleresque, mais…

— Mais quoi ?

— Mais avouez que vous n’y avez pas grand mérite cette fois…

— J’avoue en toute simplicité, ne soyez pas méchante. Abandonnez Mlle de Vorges et laissez-moi vous offrir le bras pour vous conduire à table.

Le maître d’hôtel, en effet, venait d’annoncer le dîner. Ouverte à deux battants, la porte de la salle à manger laissait voir le décor riant de la table fleurie, l’étincellement des cristaux sous la flamme claire des candélabres d’argent qui ornaient la table, à la mode du vieux temps.

— Mlle de Vorges, vous êtes ici, en face de Josette, murmura au passage Mme de Maulde.

Toutes deux se trouvaient ainsi aux extrémités de la table et, entre la floraison d’or des mimosas panachés d’œillets roses, Ghislaine aperçut la petite figure brune dont, en vain, elle chercha le regard. La Josette confiante et tendre avait disparu ; c’était la Josette insaisissable qui était assise à cette table. Ghislaine connaissait maintenant trop bien toutes les expressions du jeune visage mobile pour ne pas voir que, de nouveau, l’âme s’était fermée. Et avec une intensité aiguë, elle se sentit étrangère dans ce milieu où elle n’avait nulle attache.

Les conversations se nouaient ; des propos s’échangeaient alertement autour d’elle, et elle les écoutait silencieuse, trop fière pour s’exposer à ce que quelqu’un pût s’étonner de voir l’institutrice causer en égale avec les hôtes de la marquise de Maulde.

Et pourtant, avec Marc de Bresles, elle devait sortir de cette réserve hautaine car il était incapable d’un jugement comme celui qu’elle redoutait, — de la part des femmes surtout. Se tournant vers lui, elle dit, obligeant sa bouche triste à sourire :

— Quelle maussade voisine vous avez en moi, monsieur ! Mais depuis quelques mois j’ai tellement vécu seule, que j’en suis venue un peu, je le crains, à ne plus savoir vivre en société.

— Je vous en prie, mademoiselle, ne vous astreignez pas, pour moi, à l’ennui de causer si vous préférez le silence !

— Le silence ne me dit rien de bon et je ne puis qu’être reconnaissante à ceux qui m’enlèvent à ses tristesses…

Les mots lui étaient échappés. Marc le devina à la façon dont elle s’arrêta court, mordant sa lèvre. Aussi, sans paraître remarquer ce qu’avaient eu ses paroles d’involontairement personnel, il répliqua, avec un sourire qui donnait soudain un charme extrême à son visage un peu dur :

— Ne dites pas de mal du silence, mademoiselle, car je deviens l’un de ses plus fervents adorateurs dès que je me trouve avec certains de mes semblables dont les paroles et les agissements me déroutent. C’est sagesse, peut-être, direz-vous. Faut-il vous confier, mademoiselle, que les mondains qui me traitent couramment de « sauvage », ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes du développement, chaque jour plus sensible, de la sauvagerie chez moi ?… Tout bonnement, parce que rien n’est plus fait pour rendre un individu misanthrope que la comédie qu’ils se jouent perpétuellement les uns aux autres !

— Et cette comédie ne vous amuse pas, bien qu’elle soit parfois d’un… pittoresque incomparable ?

— Sans doute, je ne sais pas la regarder par le bout de la lorgnette qui me la ferait voir ainsi ! Je suis trop incapable, — à un point absurde, je le reconnais ! — de pardonner aux gens les déceptions qu’ils me causent pour jouir, comme une façon de spectateur, de la représentation qu’ils veulent bien donner aux curieux. C’est que j’ai un détestable caractère. J’aime mieux vous en avertir tout de suite parce que, fatalement, à un moment ou à un autre, vous vous en apercevriez, et je n’aurais plus le bénéfice d’une humble confession !

Elle le regarda, souriant franchement cette fois, distraite malgré elle.

— Est-ce bien d’« humble » qu’il faut la qualifier ?

— Comment diriez-vous ?

— Orgueilleuse… si j’osais ! Votre humilité me paraît un peu de la nature de celle du lion de la fable quand il avouait ses méfaits !

Il se mit à rire et sa physionomie s’éclaira toute :

— J’ai cette faiblesse de vouloir que amis, ennemis et indifférents m’acceptent tel que je suis. C’est pourquoi il est préférable, je crois, pour l’agrément de ceux avec qui je pourrais être amené à voisiner, que les circonstances m’obligent à vivre très souvent loin de mes semblables. Je n’ai pas, mademoiselle, une philosophie aussi indulgente que la vôtre !

— La vie, bon gré mal gré, se charge de nous rendre très indulgent, ou très indifférent… Souvent les deux mots sont synonymes !

— Oui, quand on est arrivé au détachement infini de ceux qui n’espèrent plus rien des gens et des choses… Mais pour ma part, je n’en suis pas là ! Bien au contraire, je prétends beaucoup demander à la vie !

— Vous qui craignez les déceptions ?…

— Celles qui me viennent des hommes — et des femmes ! — non des choses ! Celles-ci sont des forces aveugles, inertes, sans volonté… C’est à nous de discerner ce que nous en pouvons attendre…

Ghislaine inclina un peu la tête, sa curiosité éveillée par cette nature d’homme hardiment trempée. C’était, sans qu’il y prît garde, un vivant exemple que ce garçon résolu qui avait si bravement accepté la lutte contre l’existence.

— Est-ce que je serais très indiscret en vous demandant ce qui tout à coup vous rend songeuse ?

Elle sourit.

— M’en voudrez-vous si je vous avoue que je pensais à ce qui m’a été dit de vous ?…

— Par Mme de Maulde ? Alors votre opinion doit être piètre sur mon compte. En souvenir de ma mère, et parce qu’elle m’a vu garçonnet, elle fait dépense pour moi de trésors d’indulgence ; mais tout bas, — voire même tout haut ! — elle trouve parfaitement absurde que je ne mène point la classique existence des hommes de notre monde. Il est heureux, d’ailleurs, que je ne me sente pas l’impérieuse tentation d’en essayer !

— Et vous ne la regrettez pas, n’est-ce pas ?

Il eut un sourire qui enfermait bien des choses.

— Peut-être me faites-vous trop d’honneur ! Je ne jurerais pas de n’avoir pas pensé, à mes heures, tout comme un autre, qu’il me serait agréable d’avoir mon pain quotidien largement assuré, au lieu de devoir me tailler ma part à bout de bras. Mais en somme, comme je n’avais ni le goût ni la lâcheté de recevoir l’aumône, — je vous dis cela parce que je vous devine instruite de mon aventure, — il ne me restait plus qu’à batailler avec l’existence. Et je vous remercie de me faire l’honneur de penser que je ne le regrette pas. Les moralistes, qui sont, à l’occasion, des gens fort sages, ont raison de dire que l’effort est une source de bonheur. D’ailleurs, j’ai l’esprit aventureux et une carrière qui m’entraîne de côté et d’autre, à travers le monde, est faite pour me charmer !

— Vous avez ainsi beaucoup voyagé ?

Cette fois, ce ne fut pas Marc de Bresles qui répondit, mais l’autre voisin de Ghislaine, qui, depuis quelque temps déjà, cherchait une occasion de changer le duo en trio. Aussi, prestement, se lança-t-il vers l’entrée qui s’ouvrait à lui, profitant de ce que le regard de Ghislaine était tombé de son côté, une seconde ; et avec une vivacité gaie, il jeta :

— De Bresles, mademoiselle, n’oserait peut-être pas vous l’avouer, mais la vérité est que depuis quelques années, il mène une véritable existence de Juif errant ! Maintenant, nous autres citadins, sommes tout surpris quand nous le voyons dans notre monde de civilisés, nous écoutant deviser avec un sourire indulgent de sage qui considère les jeux dont s’amusent les petits !

Il y avait un entrain si communicatif dans l’accent du jeune homme que Ghislaine, de nouveau, se mit à rire. L’animation de cette causerie l’arrachait à elle-même. Vraiment, pour un instant, elle oubliait tout à fait à quel titre elle était à cette table ; et, peu à peu, voici qu’elle se reprenait à causer avec sa brillante vivacité d’antan. Elle s’était mise à questionner Marc de Bresles sur ses séjours à l’étranger, généralement en des régions peu fréquentées, car les entreprises hardies et difficiles l’attiraient toujours ; et il l’intéressait par la personnalité puissante qu’il trahissait inconsciemment… Qui donc avait dit que Marc de Bresles était si froid, fort peu causeur avec les femmes ?

Mais après tout, malgré sa délicatesse, peut-être pensait-il comme les autres qu’elle n’était plus du monde et qu’alors, sans nul risque d’une aventure désagréable, il pouvait se livrer un peu. Que lui importait, à elle, en somme ? Avec son infini désintéressement d’elle-même, elle étudiait un type d’homme du monde qui n’était pas banal. Et c’était tout !

Autour d’elle, les conversations se croisaient, dirigées avec un tact consommé par Mme de Maulde. En phrases quintessenciées, le jeune poète dissertait agréablement. Un mélomane fanatique, le baron de Ryves, célébrait les beautés du chant grégorien à Solesmes où il était allé assister à une profession, comme chaque année, il se rendait à Bayreuth. Sa mignonne petite femme, qui n’était artiste que pour s’habiller, soupirait d’entendre, une fois de plus, des louanges trop souvent répétées déjà et, d’un regard incertain, contemplait les plumes de son éventail qu’elle agitait d’un geste distrait, tout en bavardant avec M. de Moraines, maître de maison d’une courtoisie parfaite.

Sans doute pour cette raison, afin de constater que tous ses hôtes ne trouvaient pas les minutes longues, il regardait souvent vers Ghislaine, étonné de voir tout à coup surgir en elle une femme brillante, d’une séduction très fine qui ne s’était pas encore laissé soupçonner. Et un psychologue eût démêlé qu’il y avait dans cette surprise un peu d’impatience, celle de l’homme qui voit un autre opérer une transformation qu’il n’a pas su faire naître… Certes, du premier jour où il l’avait rencontrée, il avait senti son charme, son aristocratique distinction de créature de race ; mais il n’avait jamais pensé qu’elle pût être séduisante ainsi. C’est qu’aussi, il ne lui avait pas encore vu, depuis qu’elle était à l’hôtel de Maulde, cet éclat dans le regard, cette grâce spirituelle dans le sourire, cette vivacité dans les réparties… Que lui racontait donc Marc de Bresles qui l’intéressait ainsi et eût le don de l’arracher à sa hautaine réserve ? Une curiosité l’irritait un peu d’entendre leur conversation… Mais il était trop loin… Quand, le dîner fini, les hôtes de Mme de Maulde se retrouvèrent dans le salon, il s’approcha de Ghislaine qui, sur la demande de la marquise, venait d’offrir le café et, sa tâche remplie, se mettait en dehors de tout cercle. Il la retint, lui offrant un fauteuil.

— Ne vous enfuyez pas, mademoiselle, comme la princesse du conte !

— Du conte ?

— Oui, dois-je vous avouer que pendant le dîner, vous voyant causer comme vous ne le faites pas avec nous, je pensais à la fameuse princesse qui ne laissait voir sa robe couleur de soleil qu’à de très rares privilégiés ?… Et j’enviais vos voisins de table, n’étant malheureusement pas du nombre de ces privilégiés.

Une seconde, elle le regarda avec des yeux profonds qui ne souriaient plus, comme si elle eût voulu démêler ce qu’il y avait au fond de ses paroles. Elle rencontra un regard très loyal, très respectueux, mais où il y avait aussi pour son charme de femme un hommage qu’il ne lui plaisait pas d’accepter. Et, imperceptiblement railleuse, elle dit :

— Je ne soupçonnais pas que je serais comparée à la célèbre Peau-d’Ane, car c’est d’elle, j’imagine, que vous me faites l’honneur de me rapprocher. Vraiment, je ne savais guère que je fusse en possession d’une robe couleur de soleil, dissimulée d’ordinaire sous…

Il l’interrompit en riant :

— N’achevez pas, vous me rendriez trop confus de ma comparaison qui, précisée, me paraît remarquablement stupide… Je n’avais pensé, moi, qu’au rayonnement imprévu que jetait la robe de lumière… Mais pour laisser de côté tout ce jeu de comparaisons, permettez-moi de vous assurer que je serais très heureux si vous ne regrettiez pas trop d’être sortie de votre solitude pour ce dîner…

Ghislaine n’eut pas à répondre. La voix de Mme de Maulde, un peu impatience, appelait :

— Gérard ! vous n’allez donc pas fumer ? Vous retenez Mlle de Vorges à qui je voudrais donner quelques explications au sujet des chœurs que je la prierai dans un moment de vouloir bien accompagner. Josette vous a avertie, n’est-ce pas ? mademoiselle.

— Oui, madame, et je suis tout à votre disposition.

— Dans un moment alors, mademoiselle, dès que ces messieurs seront revenus du fumoir.

Elle s’inclina sans répondre. M. de Moraines l’avait quittée ; aussitôt, la marquise cessait d’avoir de pressantes instructions à lui donner… Elle avait compris ; inconsciemment peut-être, Mme de Maulde lui rappelait qu’elle n’eût point à sortir du personnage effacé qui devait être le sien…

Toute sa fierté de femme de vieille race se cabra dans une révolte si douloureuse qu’elle en tressaillit tout entière, secouée d’un désir éperdu de s’enfuir loin de ce monde dont elle ne faisait plus partie… Et, instinctivement, elle passa dans la bibliothèque, pour être seule au moins. Oh ! seule !! Dieu, que n’avait-elle le droit d’aller chercher le refuge de sa chambre !…

Elle souleva la portière de tapisserie et pénétra dans la grande pièce qu’une lampe éclairait faiblement ; si peu même, qu’elle eut un involontaire sursaut voyant tout à coup, dans la pénombre, se dresser une silhouette mince.

— Josette, vous êtes ici ? Que faites-vous là toute seule ?

— Je fuis les belles amies de grand’mère, leurs bavardages et celui de tous ces hommes dont la conversation vous paraît si agréable… Comment pouvez-vous ainsi aimer le monde ?

Une lueur d’orage flambait dans ses prunelles noires, et dans sa voix presque agressive, une sorte de colère impatiente vibrait.

Ghislaine l’enveloppa de son regard pensif.

— Où prenez-vous, Josette, que j’aime tant le monde ?

— Cela se voit bien, il vous absorbe, il vous transforme, il fait que vous n’êtes plus vous !

Après le père, voici l’enfant qui lui révélait qu’elle s’était, pendant ce dîner, montrée différente d’elle-même, de la Ghislaine qu’il leur plaisait de voir toujours en elle, la Ghislaine institutrice. Oh ! la liberté d’être, comme elle le sentait, gaie, triste ou silencieuse !

Une lassitude infinie l’envahissait ; et avec une amertume qu’elle ne pouvait dominer, elle répéta :

— Je ne suis plus moi parce que j’ai trouvé un peu de plaisir dans une conversation ! Ah ! petite Josette, si vous pouviez savoir quel bien cela fait parfois de s’échapper un instant à soi-même, vous ne me reprocheriez plus de m’être laissé distraire un moment !

L’écho de la lourde tristesse, qui s’était abattue si intense sur elle, vibrait dans son accent. Un regret aigu bouleversa Josette, ses mains se joignirent et tout bas alors, elle murmura ardemment :

— Pardonnez-moi, je vous en supplie… Mais sans le savoir, vous m’avez rendue trop jalouse ce soir ! Je vous l’ai dit, ceux qui veulent mon cœur, je les veux tout à moi !… Ne m’aimez pas ! vous serez plus heureuse !…

VIII

— Alors, Ghislaine, vraiment vous n’êtes pas trop mal chez Mme de Maulde ?

Et autant des yeux que des lèvres, Mme Dupuis-Béhenne interrogeait Ghislaine avec une affection anxieuse. Depuis trois jours, elle était de retour du Midi et, pour la première fois, elle revoyait la jeune fille qui avait obtenu, cette après-midi-là, quelques heures de liberté.

Jusqu’alors Ghislaine avait peu parlé d’elle-même, interrogeant surtout sa vieille amie sur le séjour fait à Cannes. Maintenant, il lui fallait répondre à son tour. La voix un peu lente, elle dit :

— Non, je ne suis pas malheureuse, chère madame ; avec le temps, d’ailleurs, on s’habitue à tant de choses ! Cela fait maintenant près de trois grands mois que je suis chez Mme de Maulde. Je commence à être bien acclimatée dans ma situation nouvelle.

Mme Dupuis-Béhenne la regarda une seconde, cherchant à démêler si elle était ou non sincère. Mais il y avait trop de choses imprécises dans son accent et dans son regard pour que, peu perspicace, elle pût pénétrer son intime pensée. Physiquement, la jeune fille semblait moins abattue que trois mois plus tôt ; la pâleur du visage s’était rosée un peu, la ligne de l’ovale était moins effilée ; mais le sourire trahissait toujours le même infini détachement qui émanait aussi des paroles.

Il y eut dans le salon un court silence. Une grosse averse battait les vitres et les yeux songeurs de Ghislaine regardaient sans voir vers les carreaux ruisselants. Mme Dupuis-Béhenne demanda :

— La marquise de Maulde est-elle aimable avec vous ?

— Mais oui, en général… Du moins, quand elle en a le loisir ! Je la vois fort peu ; quoiqu’un peu plus pourtant que sa petite fille, car, de temps à autre, elle réclame… — oh ! avec beaucoup de bonne grâce ! — mes services pour écrire quelque billet pressé ou donner un ordre, ou lui faire des commissions. Mais, somme toute, Josette et moi, nous n’occupons qu’une place infime — pour ne pas dire nulle, — dans l’existence ultra-remplie qu’elle s’est créée pour son plus grand agrément.

— Elle reçoit toujours beaucoup ?

Ghislaine sourit :

— Le jour où elle n’aura plus son salon ouvert, où elle ne sortira plus, elle sera bien malade ! La société lui est aussi indispensable que l’air respirable. Aussi son salon a-t-il, autant que j’ai pu en juger, une amusante physionomie ! Elle a le don d’en faire manœuvrer artistement la lanterne magique.

— Alors, Ghislaine, vous y rencontrez des gens qui vous intéressent ? Tant mieux, j’en suis bien contente !

— Chère madame, vous êtes toujours bonne Mais vous comprenez que dans les conditions où je me trouve chez Mme de Maulde, je ne parais dans son salon que sur sa demande expresse, quand je ne puis m’en dispenser. Ma position y est trop fausse pour que je n’en souffre pas un peu, malgré la philosophie que tous les jours qui passent m’apprennent davantage à pratiquer.

Mme Dupuis-Béhenne sentait bien que la jeune fille disait vrai. Elle n’essaya pas de lui répondre, comprenant que les vaines paroles de consolation ou d’encouragement étaient inutiles ; Ghislaine de Vorges était de la race de celles qui voient les choses telles qu’elles sont et les acceptent courageusement. Et changeant de sujet, elle reprit :

— M. de Moraines est ravi de votre présence auprès de sa fille.

— Si ravi que cela ? fit Ghislaine avec une imperceptible ironie, ses yeux devenus pensifs, pleins d’une indéfinissable expression.

Soudain, les paroles de Mme Dupuis-Béhenne évoquaient vivante en son esprit la physionomie aristocratique et fine de M. de Moraines, son regard d’une hardiesse caressante, sa bouche spirituelle sous la moustache blonde striée de blanc, sa courtoisie respectueuse et raffinée dont il lui offrait l’hommage ; un hommage qui s’adressait à la femme bien plus qu’à l’institutrice, si parfaite la trouvât-il. De cela, elle avait, chaque jour, l’impression plus profonde ; sans daigner prendre garde à un intérêt discret, manifesté seulement par des égards délicats, par un souci constant de lui faire oublier sa position subalterne à l’hôtel de Maulde, par une attention, que des nuances seules trahissaient, pour tout ce qu’elle disait ou faisait…

Mme Dupuis-Béhenne affirmait, très convaincue :

— Ma chère petite, ne soyez pas sceptique en la circonstance, vous n’en avez pas le droit ! M. de Moraines a chanté vos louanges sur tous les tons à Marc de Bresles qui, en réponse à mes questions répétées à votre égard, s’est enfin décidé à me renseigner. Quel drôle de garçon de faire tant de cérémonies pour me parler de vous !… Il vous voit souvent, n’est-ce pas ?

— Il est reçu en intime chez Mme de Maulde. Mais il me paraît apprécier, à sa valeur juste, ce brillant milieu et il y vient surtout en curieux très intelligent que la comédie mondaine amuse, d’autant plus qu’il en connaît bien les dessous !

Mme Dupuis-Béhenne approuva, l’air contente :

— Oui, très intelligent, vous avez raison, Ghislaine. Alors, comme mon mari, vous trouvez Marc un garçon remarquable ?

— Remarquable… oui ; et à différents points de vue. Les hommes de son monde ne sont pas légion qui acceptent une existence de travail, — ayant la possibilité d’en mener une autre ; — à la condition, il est vrai, d’avoir moins de fierté et d’indépendance de caractère.

— Je suis contente, Ghislaine, que Marc vous plaise. C’est, au moins, une personne agréable à voir pour vous chez Mme de Maulde.

— En effet, avec lui, je peux causer un peu sans crainte d’être jugée oublieuse de ma position d’institutrice. Mêlant notre expérience, nous philosophons sur les misères de la vie, ou même sur les joies qu’elle peut donner, dont il désire et veut sa part avec une belle hardiesse de lutteur que je lui envie, moi qui suis incapable maintenant d’espérer ! Pourtant sa vaillance m’est un très bon exemple ; elle a quelque chose de communicatif ! Du réconfort qu’il me donne ainsi, sans le savoir, je lui suis reconnaissante, comme de m’avoir fait trouver, dans le présent, mon pain quotidien, comme d’apporter tant de délicatesse à me rendre moins pénibles mes stations forcées dans le salon ou à la table de Mme de Maulde.

— Ghislaine, c’est qu’il vous a en particulière estime.

— Comme M. de Moraines alors, interrompit-elle avec un petit sourire où s’aiguisait une pointe de malice mélancolique.

— Très sérieusement ! ma chère enfant. Et d’ordinaire, cependant, je ne le vois pas très indulgent pour les femmes du monde.

— Justement, je ne suis plus de celles-là, moi !

— Ghislaine, voulez-vous bien ne pas dire de pareilles folies ! Si Marc vous entendait, son admiration pour vous en recevrait une rude atteinte !

— Son admiration ? De quoi peut-il m’admirer, mon Dieu ? De ce que je gagne tant bien que mal ma vie, n’ayant pas le choix d’agir autrement !

— Comme nous tous, Ghislaine, il admire votre courage.

Elle eut un sourire d’intense ironie, — si triste :

— Mon courage, c’est celui de qui n’a plus rien à perdre… Alors toute sensibilité sombre dans une indifférence sans bornes, dans la conscience très nette de l’inutilité des plaintes.

Encore une fois, un silence lourd de pensées inexprimées tomba entre les deux femmes. Avec un instinctif besoin de le rompre, Mme Dupuis-Béhenne questionna, pour distraire Ghislaine :

— Et la capricieuse Josette, qu’en faites-vous ?

Ghislaine sourit un peu.

— Nous sommes encore sur le pied de deux puissances qui, en toute occasion, affirment courtoisement leur indépendance ; la puissance dirigeante devant user de ses privilèges avec une discrétion extrême, la puissance dirigée très ombrageuse, toujours prête à se révolter contre un joug, si léger fût-il, qu’on tenterait de lui imposer.

— Enfin, vous vous entendez plutôt bien avec Josette ?

D’un singulier accent, Ghislaine dit :

— Josette ! Elle est l’intérêt, l’ombre de joie et le nouveau souci de ma vie.

— Pourquoi ?

— Parce que, comme je le prévoyais, je m’attache stupidement à elle et qu’alors ses lubies, ses froideurs soudaines, inexplicables, survenant alors que je la crois conquise, que je l’ai vue presque confiante, dans des minutes d’abandon qui sont exquises… tout cela me tient au cœur… Si pénétrée que je sois de la certitude que, pour n’être pas déçue, il ne faut rien attendre de bon des êtres ni des choses !

Mme Dupuis-Béhenne la regarda, surprise :

— Mais, Ghislaine, comment pouvez-vous accorder tant d’importance aux façons d’être d’une enfant ?

— Ah ! chère madame, quand on est isolée comme je le suis, on se prend là où l’on trouve même un semblant d’affection ! Et puis, vraiment, c’est trop dur de vivre sans se donner à personne ! Puisque ma vie de femme est sans avenir, que je ne serai la femme de personne…

— Qu’en savez-vous ? Ghislaine.

— Ah ! madame, il faut voir les choses comme elles sont. Soyez tranquille, d’ailleurs, le temps est bien passé, où dans ma toute jeunesse, j’ai pu regretter qu’il dût en être ainsi parce que j’étais pauvre. Selon toute vraisemblance, je ne me marierai jamais ; du moins, je veux posséder l’illusion d’être un peu une « maman » ; puisque je rencontre une petite fille très attachante, à peu près abandonnée moralement et qui m’est… donnée ; c’est le mot vrai !

— Pas plus que sa grand’mère, son père ne s’occupe d’elle ?

— Peut-être un peu plus que Mme de Maulde, il soupçonne que Josette n’est pas faite pour accepter une existence sevrée absolument de tendresse. Mais, avant tout, elle a toujours été pour lui une façon de joujou drôlet, dont les fantaisies et les propos de gamine très clairvoyante l’amusent entre temps, quand il a le loisir d’y prendre garde. Il paraît persuadé qu’il est un excellent père parce qu’il l’emmène assez souvent au Bois, dans son mail, ou l’accompagne parfois à cheval le matin, car elle adore monter ; parce qu’il lui apporte des fleurs, des bibelots, des bonbons, ne lui adresse jamais une observation et lui caresse volontiers les cheveux, en lui disant qu’elle les a presque aussi beaux que ses yeux dont il est très fier… Pour être juste, je dois reconnaître que, depuis quelque temps cependant, il semble entrevoir qu’elle mérite plus et mieux qu’il ne lui a jusqu’ici donné…

Pourquoi l’entrevoyait-il ? Dans la pensée de Ghislaine, passa le souvenir d’une conversation inattendue qu’elle avait eue un soir avec M. de Moraines, dans laquelle, pressée par ses questions, elle lui avait clairement laissé voir le jugement qu’elle portait sur la frivole affection qu’il donnait à sa fille. Elle se rappelait cette attention profonde avec laquelle il l’écoutait, lui répondait, sans une dénégation ni une excuse, sa physionomie spirituelle transformée par une expression grave du regard quand il s’était sévèrement reconnu un mauvais père pour Josette. Ce soir-là, elle avait compris qu’il n’était pas uniquement un brillant clubman , qu’il valait mieux que sa réputation morale et que sa vie…

Un peu désorientée, Mme Dupuis-Béhenne avait écouté Ghislaine se demandant si elle parlait ou non sérieusement. Elle interrogea :

— Ainsi cette petite Josette n’est pas insupportable comme on l’avait dit ?

— Insupportable ? Mon Dieu, je crois que sans grande sévérité, bien des gens pourraient, en effet, la trouver ainsi. Mais Je suis, moi, ou très indulgente ou très aveugle. Avec ses caprices, ses accès de sauvagerie morose, ses sautes d’humeur imprévues, inexplicables, ses boutades, ses naïves hardiesses de propos, elle possède une incroyable puissance de séduction ; elle a des retours, des élans, des délicatesses, des mots exquis qui font qu’on lui pardonne tout !… Quelle vraie femme elle sera plus tard et comme elle sera délicieuse et redoutable, si volontaire, si passionnée et si charmeuse !

— Ghislaine, si elle est ainsi, ce sera peut-être pour elle le bonheur de vous avoir trouvée sur sa route !

Simplement, Ghislaine dit :

— J’essaie de faire pour elle ce que j’aurais fait pour une jeune sœur, mieux encore, pour ma fille. Josette, en dépit de ses déclarations de petite femme désillusionnée, me paraît un vrai bébé ; près d’elle, je suis si vieille ! si vieille ! plus vieille, oh ! réellement plus, que sa grand’mère !

— Au visage près, n’est-ce pas ? mon enfant… Pourquoi rattachez-vous votre manteau ? Vous ne partez pas déjà ?

— Il le faut, madame, je n’ai que la permission de six heures ! La liberté est un bien que je ne possède plus. J’ai pu venir vous voir tantôt parce que Josette passait l’après-midi chez une amie.

— Vraiment, Ghislaine, il n’y a pas moyen de vous garder à dîner ? En le faisant demander à Mme de Maulde ?

— Chère madame, je suis persuadée qu’elle trouverait le procédé un peu sommaire ! Au revoir, et merci encore de votre bonne affection. Quand je pourrai m’échapper, je reviendrai dans votre home, où vous savez si bien me faire oublier ma solitude…

Justement, peut-être, parce qu’elle en avait un instant perdu conscience, elle en retrouva la sensation aiguë quand elle entendit retomber derrière elle la porte de l’hospitalière demeure. Elle descendit lentement, sans prendre garde que quelqu’un montait à sa rencontre, et elle tressaillit en entendant prononcer son nom.

— Ah ! Mlle de Vorges !

C’était Marc de Bresles. Elle lui tendait la main. Il s’inclina, disant :

— J’arrive trop tard, puisque vous partez.

Et son accent était si simple et si sincère qu’elle ne pouvait prendre ses paroles pour un madrigal banal. Pourtant, elle eut un geste léger pour l’arrêter, tandis qu’elle souriait un peu :

— Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air de vouloir me faire un compliment, et je suis une trop vieille personne maintenant pour aimer les bonbons de ce genre !

— Je ne me permettrai jamais de vous en offrir de pareils ! Ils seraient indignes de vous, et je ne mériterais plus le titre d’ami que vous avez bien voulu m’accorder, dont je veux demeurer digne !

Elle sourit encore. Une fugitive douceur avait passé dans son âme.

— Faut-il vous avouer que je suis résolue pourtant à essayer, moi, de ne pas voir en vous un ami ; cela, parce que je sais que, dans quelques mois, vous allez partir… pour revenir, Dieu sait quand !

— Dans trois ou quatre années, précisa-t-il avec une curiosité de pénétrer sa pensée.

— Dans trois ou quatre années, soit… Pour moi surtout maintenant, toute séparation est un peu une mort, et je suis devenue très lâche ! Je trouve si horriblement triste de voir s’éloigner un ami que j’en suis à préférer n’en avoir pas, pour ne pas connaître la tristesse de les perdre !

Il la regarda avec une sorte de compassion grave :

— Êtes-vous réellement arrivée à ce degré de découragement ?… Si vous le dites, c’est vrai ! Et pourtant…

— C’est vrai, répéta-t-elle, s’efforçant de corriger encore, par un sourire, l’amertume de ses paroles. Mais, je vous en prie, ne me croyez pas pour cela un monstre ! Peut-être le temps me corrigera-t-il d’un pareil égoïsme ! A cette heure, je suis encore comme les gens qui ont été si cruellement frappés que l’insensibilité leur paraît le plus enviable des biens… Au revoir !… Nous ne tenons guère là des propos d’escalier, n’est-ce pas ?

De nouveau, elle lui tendit la main. Une seconde, il retint les doigts légers dans sa ferme étreinte ; et, l’enveloppant toute de son regard, il dit très simplement :

— Voulez-vous croire que je regrette, — de toute mon âme, vraiment, — de ne pouvoir rien pour alléger, même un peu, votre peine ?…

— Je le sais… Et quoi que mes réflexions pessimistes vous fassent supposer, il me semble bon d’être certaine que je puis compter sur vous comme sur un ami.

Il s’effaçait pour la laisser passer ; mais elle sentit que ses yeux la suivaient tandis qu’elle descendait les dernières marches.

Dehors, c’était un crépuscule de mars gris et froid, sous un ciel lourd d’averses. Elle n’y prit pas garde. Elle songeait à sa conversation avec Mme Dupuis-Béhenne qui avait réveillé les souvenirs de toute sorte nés de la vie nouvelle qu’elle menait, évoquant même la vision vague de tant de visages étrangers qu’elle avait vus passer dans le salon de Mme de Maulde ; des gens du monde, gens de lettres, artistes qui, tous, ou presque tous, l’avaient remarquée et le lui avaient montré, si enfermée qu’elle demeurât dans une réserve qui tenait à distance les curiosités, les amabilités protectrices, les équivoques témoignages de sympathie dont sa clairvoyance démêlait vite la valeur…

Tout à coup, elle pensa à sa brève conversation avec Marc, et une impatience la prit contre elle-même de s’être ainsi laissée aller à lui livrer un peu de l’intimité de sa pensée. Pourquoi avait-elle eu cet abandon ?… Elle fit un léger mouvement d’épaules qui semblait rejeter en arrière la vaine attention donnée à des étrangers, et son esprit revint vers la fantasque petite créature vers laquelle était attiré tout son cœur solitaire.

De quelle humeur allait-elle la retrouver ? Elle l’avait quittée ayant, sans motif apparent, son visage des mauvais jours, vibrante, prête à se révolter si le moindre obstacle se dressait contre sa fantaisie ; avec elle, froide, presque agressive, comme si quelque obscur grief contre elle irritait son jeune cœur ombrageux.

Peut-être, après tout, Josette était-elle simplement énervée par son gros rhume qui eût dû la retenir enfermée. Mais Mme de Maulde n’étant jamais souffrante même, jugeait qu’il fallait traiter les malaises par le mépris, et avait déclaré à Ghislaine qu’elle ne voyait nul inconvénient à ce que Josette sortît ce jour-là, comme il était convenu, pour passer l’après-midi chez des amies. Et Ghislaine avait dû s’incliner devant la double volonté de la grand’mère et de l’enfant.

Maintenant, l’idée s’emparait d’elle qu’elle avait eu tort de ne pas insister pour que cette imprudence fût évitée.

Elle pressa le pas. D’ailleurs, il était tard. L’heure du dîner se faisait proche ; si proche, en effet, qu’en arrivant à l’hôtel, elle vit qu’un instant à peine lui restait pour s’habiller avant le repas. Vite, elle monta dans sa chambre. Un feu clair y brûlait ; la lampe y était allumée, et sa clarté douce baignait une admirable botte de roses qui, déposées sur la table, évoquaient soudain une exquise vision d’été.

Ghislaine sentit, dans cette attention, le cœur de Josette. C’était là une des formes d’amende honorable dont elle était coutumière… Traversant la pièce qui séparait sa chambre de celle de la fillette, elle appela doucement :

— Josette ! Vous êtes là ?

La porte s’entr’ouvrit.

— Oui ; qu’y a-t-il ?

Ghislaine allait parler des fleurs, elle s’arrêta, voyant le visage altéré de l’enfant, où les yeux flambaient avec un éclat de fièvre.

— Josette, ma chérie, vous êtes souffrante ?

— Je suis seulement un peu fatiguée, ce n’est rien.

— Fatiguée de quoi ?… De votre sortie ?

— Fatiguée d’avoir patiné une partie de l’après-midi.

— Comment ? Vous avez patiné, enrhumée comme vous l’étiez ? Mais c’est insensé ! Comment vous a-t-on laissée faire une pareille folie !

— Je l’ai voulu et je n’ai pas dit que j’étais déjà un peu souffrante !

Le regard de Ghislaine devint presque sévère.

— Oh ! Josette, est-il possible que vous soyez à ce point déraisonnable !… Pourquoi avoir fait cette imprudence ?

— Pourquoi ?… Parce que…

Elle s’interrompit, et ses grands yeux s’arrêtèrent sur ceux de Ghislaine.

— J’aime mieux ne pas vous dire ma… raison ! En ce moment, vous êtes fâchée contre moi et vous ne me pardonneriez pas… Faites comme grand’mère, ne vous inquiétez pas à mon sujet. Jamais, je ne suis malade ; et pourtant, il paraît que je passe mon temps à commettre des imprudences ! Ce ne sera rien cette fois encore. Ne vous occupez pas de moi !

— Alors, enfant, si vous ne voulez pas que je m’occupe de vous, pourquoi vous occupez-vous de moi ?… Pourquoi y a-t-il une Josette qui apporte dans ma chambre des roses délicieuses ?…

— Ne parlez pas de cela, interrompit-elle de sa manière impétueuse, une étrange expression dans le regard. C’est par pur égoïsme que je vous ai offert ces fleurs… Pour qu’elles plaident ma cause près de vous !

— Josette, vous savez bien que cette cause est toujours gagnée d’avance…

La main de Ghislaine, d’un geste caressant, avait effleuré le petit visage ; elle le sentit si brûlant que son inquiétude la reprit.

— Sûrement, Josette, vous n’êtes pas bien. Il vaudrait mieux vous coucher, vous avez la fièvre.

L’enfant secoua sa tête volontaire.

— Jamais je ne me coucherai pour un rhume ! Grand’mère, cette fois, se moquerait de moi avec raison. D’ailleurs, voici qu’on annonce le dîner. Nous avons tout juste le temps de descendre. Ne dites pas à grand’mère que je suis lasse, n’est-ce pas ?

— Elle s’en apercevra bien !

— Oh ! non, il n’y a pas de danger !

— Chut, ne parlez pas ainsi, enfant.

Josette ne protesta pas, peut-être parce qu’elle était trop fatiguée pour le faire. Mais Ghislaine put se convaincre qu’elle avait dit vrai au sujet de sa grand’mère. Le dîner s’écoula sans que Mme de Maulde remarquât l’altération du visage de Josette qui, d’ailleurs, avec une étonnante énergie, s’efforçait de ne rien trahir de son malaise. A son ordinaire, la marquise monologuait allégrement, se trouvant satisfaite par les répliques polies de Ghislaine. Elle était habituée à ce que Josette fût, en général, silencieuse en sa présence, et, à peine elle s’aperçut que la fillette refusait tous les plats qui lui étaient présentés. Elle demanda, pourtant :

— Eh bien, Josette, qu’est-ce que ce nouveau caprice ? Tu ne dînes pas ?

— Je n’ai pas faim, grand’mère.

— Toujours des lubies ! Si ton père était là ce soir, il ne manquerait pas de me répéter encore que tu es bien mal élevée !

Elle n’insista pas et se reprit à raconter à Ghislaine sa visite chez sa modiste. Toutefois, après le dîner, tandis qu’elle se chauffait frileusement avant d’aller s’habiller pour l’Opéra, elle s’avisa de remarquer que Josette, inactive au fond d’une bergère, toussait passablement.

— Il me semble que ton rhume ne va pas mieux, petite. Mets-toi donc au lit. Mlle de Vorges ira dans un instant voir comment tu te trouves. J’ai besoin de son obligeance encore un moment pour qu’elle me déchiffre deux mélodies qui m’ont été envoyées tantôt, et dont je verrai l’auteur ce soir. Vous voulez bien, n’est-ce pas ? mademoiselle.

Ghislaine s’inclina. Mais elle suivait des yeux Josette, qui, sans protester, s’était levée et tendait, comme chaque soir, son front au baiser distrait de sa grand’mère.

— Bonsoir, Josette, repose-toi. C’est incroyable de se laisser abattre ainsi comme un bébé pour un rhume ! Dis à Catherine de te monter à boire quelque chose de chaud. Demain, tu seras remise !

Josette ne répondit pas. Elle disparaissait comme une petite ombre pâle, avec un instinctif regard vers Ghislaine où il y avait une prière pour qu’elle vînt la retrouver…

Mais Mme de Maulde retint la jeune femme bien plus longtemps qu’elle ne s’y était attendue.

Quand elle put enfin regagner son appartement, il y avait une grande heure déjà que Josette l’avait quittée.

Elle arriva au seuil de la chambre de la fillette, dont la porte était restée ouverte sur le petit salon. La lampe y brûlait encore, et sa lumière, voilée de rose, tombait sur la figure menue de Josette. La tête fine, enfouie dans la sombre épaisseur des cheveux dénoués, creusait l’oreiller, et les yeux profonds regardaient fixement dans le vague.

Ghislaine demanda, s’approchant du lit :

— Vous ne dormez pas ? Josette.

— Non, je vous attendais. Je pensais bien que vous étiez trop bonne pour ne pas venir voir ce que je devenais !

La voix jeune s’élevait avec une douceur chaude et profonde. Ghislaine prit dans les siennes la main brûlante de la fillette, et demanda :

— Comment êtes-vous ? chérie.

Josette détourna un peu la tête.

— Ne vous occupez pas ainsi de ma santé ! Je ne le mérite pas, puisque c’est de ma faute si je suis souffrante… comme j’ai désiré l’être…

— Désiré !

— Oui, c’est très mal, et si j’étais vraiment malade, je l’aurais bien mérité ! Venez tout près de moi que je vous fasse ma confession ; et, pour l’écouter, n’ayez pas vos yeux sévères… mais les autres qui m’ont pris le cœur la première fois, je crois vraiment, que je vous ai vue…

Ghislaine tressaillit tant il y avait d’obscure tendresse dans l’accent de Josette. Elle se pencha et mit ses lèvres sur le visage que la fièvre colorait et qui ne se déroba pas.

— Je vous écoute avec toute mon affection, ma petite enfant chérie.

D’un geste rapide, Josette se blottit contre son épaule, le visage à demi caché sous le voile souple des cheveux. Le buste mince dans les plis de sa robe de nuit, elle avait l’air d’une vraie petite fille, et, plus profondément encore, Ghislaine se sentit pour elle une âme de mère…

A voix basse, Josette parlait :

— Ne soyez pas si bonne avant d’avoir entendu ma confession… Pourtant, je veux que vous sachiez… Je vous l’avais bien dit dès votre arrivée près de moi que j’étais une mauvaise petite créature… Ce matin, quand j’ai vu que vous alliez me laisser tout l’après-midi pour votre amie, Mme Dupuis-Béhenne, et que cela vous était tout à fait égal, — naturellement ! — j’ai été prise d’un de mes terribles accès de jalousie et je suis devenue très méchante… J’étais exaspérée de voir que vous ne vous doutiez même pas de l’ennui mortel que j’aurais toute la journée sans vous… J’avais envie, pour me venger, de vous tourmenter, de vous dire des paroles désagréables… C’est bien laid, n’est-ce pas, ce que je vous avoue là ? Mais je ne serai tranquille que quand vous saurez et m’aurez pardonné !… Seulement, je vous en supplie, que ma confession ne vous éloigne pas de moi !…

L’accent de Ghislaine se fit bas et tendre tandis que ses doigts caressaient les cheveux légers :

— Que je m’éloigne de vous, parce que vous dites que vous m’aimez, Josette !

— Parce que je suis une égoïste, capricieuse, méchante fille ! Écoutez la fin, maintenant… Quand je vous ai vue partir si tranquille, me laissant chez Yvonne, l’air indifférente, je n’ai plus eu que l’idée de vous obliger à vous occuper de moi, à n’importe quel prix ! Alors…

La voix de Josette s’étouffa plus encore. Elle parlait si bas qu’à peine Ghislaine l’entendait.

— Alors ? chérie.

Josette releva un peu la tête et sans pitié pour elle-même, elle acheva, laissant son regard dans celui de Ghislaine :

— Alors, comme je savais que vous seriez fâchée que j’aille patiner, enrhumée comme je l’étais, comme j’avais la certitude que vous deviendriez inquiète si j’étais un peu souffrante… vous voyez comme je vous connais !… que vous vous reprocheriez de n’avoir pas insisté auprès de grand’mère pour que je reste à la maison, j’ai fait exprès d’aller au Palais de glace, d’y patiner sans m’arrêter… Pour que vous pensiez à moi, pour avoir une place dans votre vie, pour que j’y compte pour quelque chose, même en mal, tantôt j’aurais même risqué de me tuer !

Dans sa voix, dans tout son être, vibrait une sorte de violence passionnée, et Ghislaine sentit que ses paroles étaient non une vaine déclamation d’enfant, mais l’absolue et simple vérité…

Avant qu’elle eût répondu, Josette s’était redressée et, rejetant en arrière, cette fois, le flot sombre de ses cheveux, elle priait avec une humilité d’accent que jamais Ghislaine ne lui avait encore entendue :

— Pouvez-vous me pardonner ? Je vous assure que j’ai très honte de moi-même et que je me juge aussi mal, aussi sévèrement que vous pouvez le faire ! Personne ne m’a habituée à ne pas suivre, sans hésiter ni réfléchir, toutes mes impressions, même les plus mauvaises !… Avant de vous connaître, je n’y prenais pas garde, tant je me savais seule, indifférente à ceux qui m’entouraient. Mais vous avez été si bonne pour moi que, dès le premier jour de votre arrivée, je ne me suis plus sentie abandonnée… Quelque chose me criait que vous aviez vraiment de l’intérêt pour moi, que je pouvais aller à vous sans crainte d’être déçue… Seulement, c’était si beau et si délicieux d’espérer même cela, que je ne pouvais croire que ce fût vrai. Et mon mauvais moi , celui qui doute de tout et de tout le monde, voulait me persuader que mon imagination seule me faisait vous voir ainsi !… Je m’efforçais de ne pas vous aimer… Maintenant…

Ghislaine l’enveloppa d’un regard où était toute son âme.

— Maintenant, Josette, vous m’aimez un peu ?

— Maintenant…

Elle s’arrêta une seconde, ses yeux admirables s’éclairaient d’une sorte de passion grave et fervente.

— … Je vous aime comme je n’ai jamais aimé personne, de toutes mes forces, de tout mon cœur que je vous donne… si vous voulez bien le prendre, mais pour le garder !… Je vous aime… ah ! autant que vous aimerait votre vraie enfant ! Je vous aime à souhaiter être seule au monde avec vous, afin d’être sûre que personne ne vous enlèvera à moi !

Ah ! la tendresse juvénile, si naïvement ardente, de cette âme de petite fille, comme elle pénétrait l’âme triste de la femme sans avenir qui se réchauffait à sa flamme !…

Ghislaine attira l’enfant tout contre son cœur.

— Josette, ma Josette, personne ne m’enlèvera à vous… Nous allons être bien heureuses l’une près de l’autre, puisque je tâcherai d’être pour vous une vraie maman… Le voulez-vous ? ma chérie.

— Si je veux ?… Oh ! je ne rêve pas, dites ? C’est réellement que… que vous voulez bien de moi pour votre enfant ?

Mieux encore que ses lèvres, le regard de Ghislaine répondait… Alors Josette se courba sur la main qui tenait emprisonnée la sienne et, longuement, elle y appuya ses lèvres. Quand elle releva la tête, de grosses larmes mouillaient ses joues ; mais elle souriait et, comme un mot divin que sa bouche osait à peine prononcer, timide, elle murmura tout bas :

— Maman, ma maman à moi !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une heure plus tard, Ghislaine était là encore, assise auprès du lit où enfin Josette dormait d’un sommeil agité ; et, le regard profond, elle la contemplait, reposant toute frêle avec son air de petite fille, ses cheveux noirs ruisselants sur l’oreiller… Sous les paupières abaissées que les cils ourlaient d’un trait sombre, avaient disparu les yeux qui parlaient avec tant de mystérieuse passion, clos, à cette heure, comme la bouche caressante qui venait de l’appeler du nom de la suprême tendresse : « Maman. »

Et ce nom que Ghislaine s’était entendu donner pour la première fois, résonnait encore en tout son être, y éveillant l’âme que toute femme porte en elle, qui est celle des mères, faite d’amour et de dévouement.

Dans le silence de l’hôtel où tous reposaient, elle songeait et, regardant en elle-même, elle y découvrait que ce soir-là, vraiment, elle venait d’adopter cette enfant étrangère qu’un hasard lui avait confiée… Cela, non pas seulement pour combler le vide affolant de sa propre existence sans but ni attache, mais surtout parce qu’elle souhaitait faire heureuse une enfant esseulée…

Et comme elle se connaissait bien, elle savait que, désormais, chaque jour qui passerait l’attacherait plus étroitement à cette petite fille qu’elle aimerait d’autant plus qu’elle lui aurait été plus dévouée… Elle savait que, sans compter, elle lui donnerait non pas seulement son temps, mais tout ce que l’enfant réclamerait de sa pensée, de son âme, de sa vie enfin qu’elle lui consacrait…

Peut-être, mon Dieu ! elle allait ainsi au-devant de quelque souffrance encore inéprouvée, en abandonnant son cœur à cette enfant qui l’appelait impérieusement à elle… Qui l’appelait… pourquoi ? Surtout parce qu’elle était solitaire, n’ayant près d’elle personne qui pût désaltérer la soif d’aimer, et plus encore d’être aimée ! qui brûlait son jeune cœur.

Mais dans quelques années, — quatre, cinq années au plus, — de fillette, de jeune fille, elle deviendrait femme… Alors elle trouverait la véritable source vive qu’appelait son âme aimante. Elle se marierait, elle serait mère, et telle que Ghislaine la connaissait bien maintenant, — jalousement exclusive, incapable de ne pas s’absorber en une tendresse unique, — elle ne songerait plus guère, sans doute, à désirer ni à réclamer, — toute à son bonheur nouveau, — l’affection qui aurait été la joie de sa jeunesse, mais qui, désormais, serait pour elle, inutile et superflue… Peut-être même, elle s’étonnerait et sourirait d’avoir si follement aimé une étrangère, avec un enthousiasme, une naïveté, une fougue de petite fille…

Oui, tout cela était dans l’ordre fatal des choses, dans l’ordre de la vie qui se raille des promesses, des protestations les plus sincères, qui dénoue, qui brise, comme en un jeu ironique, les liens les plus forts en apparence, ceux que la mort seule semblait pouvoir rompre… Et, sans illusion, Ghislaine le savait, elle que l’expérience avait si durement instruite !…

Un léger frisson la secoua. Pourquoi avait-elle cette clairvoyance sceptique et décevante ? Pourquoi, à l’avance, pressentait-elle le déchirement qu’elle éprouverait à voir se détacher d’elle le cœur de Josette, après qu’elle lui aurait donné une véritable tendresse de mère ?… Pourquoi lui était-il impossible d’oublier que c’était pure chimère d’espérer faire sienne cette petite fille étrangère dont le moindre incident, un simple caprice de Mme de Maulde pouvait la séparer !…

Car celles qui sont seules demeurent seules, quoi qu’elles fassent pour s’attacher les autres, surtout les heureux…

Mais après tout, qu’importait ?… Oui, il se pouvait qu’elle s’illusionnât sur la valeur morale de cette petite fille qui peut-être ne méritait pas l’affection infiniment généreuse qu’elle était prête à lui donner… Oui, c’était folie à elle de chercher un peu de joie dans sa juvénile tendresse… Selon l’égoïste prudence, il était absurde à elle de se laisser ainsi attirer par une enfant qui, plus tard, sans doute, n’aurait guère de place pour elle dans son existence ; pour elle qui devrait alors s’effacer discrètement et disparaître, sa tâche remplie…

Oui, ceux qui se dévouent, reçoivent bien rarement la récompense de leur dévouement et sont quelquefois les plus délaissés, les plus oubliés… Ceux-là même dont l’âme est le plus meurtrie parce qu’ils demandent moins…

Et ensuite ? Par une crainte lâche de souffrir, elle n’était pas femme à refuser de mettre autant de lumière qu’il dépendait d’elle dans une sombre vie d’enfant. Tout le bien qu’elle pourrait faire, tout le bonheur qu’elle pourrait donner à Josette de Moraines, elle était prête à le faire, à le donner, sans retour sur elle-même…

D’ailleurs, comme elle l’avait dit à sa vieille amie, n’espérant rien de son propre avenir, sachant pour avoir beaucoup vécu parmi les hommes, qu’elle n’avait rien à en attendre ; déçue, dédaignée, oubliée par eux, et sans doute parce qu’elle avait vu trop bien de quel alliage est fait leur amour, ne le regrettant pas — ou ne le regrettant plus — de toute son âme désillusionnée, lasse infiniment déjà, elle était prête à vivre seulement du bonheur des autres… Elle à qui la destinée fermait tout espoir de goûter les joies qui illuminent la vie des femmes…

IX

L’été décidément s’achevait. Ghislaine, tout à coup, prenait conscience de cette fuite du temps en regardant les rameaux d’arbre aux feuilles roussies qu’une brise de septembre balançait devant sa fenêtre entr’ouverte. Loin, sous son regard, s’étendaient les bois déjà ombrés des pourpres, des rouilles, des ors de l’automne, qui enveloppaient le château où elle venait de passer l’été avec Josette ; cela, tandis que Mme de Maulde était aux eaux, puis en villégiature chez plusieurs de ses innombrables relations, en attendant qu’elle vînt s’établir dans cette propriété de son gendre pour en faire les honneurs au temps des chasses.

Depuis une semaine, elle était arrivée à Jouventeuil et le jour même, une partie de ses hôtes était attendue. La grande demeure dont Ghislaine avait aimé la solitude avec Josette, était toute vibrante du mouvement des préparatifs de réception, se faisait coquette, parée, fleurie, mise ainsi à l’unisson avec l’humeur et les goûts de la châtelaine. Les hautes pièces, silencieuses depuis des mois, allaient s’animer du bruit des conversations, des rires, du bruissement des robes soyeuses, du heurt des talons sur le bois des parquets, les dalles des longues galeries. Et il en serait ainsi pendant des semaines, les hôtes succédant aux hôtes !

Un involontaire soupir de regret s’échappa des lèvres de Ghislaine. Sauf en sa vraie jeunesse, elle n’avait jamais aimé le monde. Maintenant, elle le redoutait, le sentant à son égard aisément dédaigneux, malveillant ou même hostile ; et tout son courage ne pouvait faire qu’elle n’y souffrît, en toute occasion, de la position qu’elle y occupait désormais.

Cette dernière après-midi de calme, elle eût voulu en retenir les minutes, les ralentir, les faire longues, bien longues…

Et pourtant, l’arrivée de Mme de Maulde avait déjà rompu le charme bienfaisant qu’elle avait trouvé dans sa paisible vie auprès d’une enfant à qui elle se consacrait toute. Que de jours écoulés depuis celui où moralement elle avait adopté Josette ! des jours qui, l’un après l’autre, avaient serré plus fort le lien noué peu à peu entre elle et cette petite fille isolée.

Ghislaine avait la pleine conscience que jamais elle n’avait été, et jamais elle ne serait plus aimée que par ce jeune cœur qui s’était donné avec une fougue passionnée. La fillette fantasque et morose se révélait l’enfant la plus délicieusement délicate en sa tendresse caressante ; ayant pour l’exprimer, des mots, des prévenances, des intuitions qui trahissaient quels trésors enfermaient sa jeune âme, farouchement close aux indifférents.

Et, à toute heure enveloppée par cette ardente affection, Ghislaine ne sentait plus l’affreuse impression d’isolement qui l’avait tant meurtrie après la mort de son père. Toute, elle s’était donnée à la tâche maternelle qui illuminait l’horizon morne de son existence parce qu’elle était de celles qui trouvent leur joie à en répandre autour d’elles.

Elle revivait vraiment un instant sa vie des derniers mois, en cette après-midi d’automne, parce qu’elle feuilletait les pages où, par une habitude de solitaire, elle écrivait presque quotidiennement ce qui, dans les heures enfuies, avait occupé sa pensée.

Maintenant, les feuillets abandonnés, elle réfléchissait, le regard arrêté sur le petit portrait de Josette qui était sur sa table de travail… Photographie d’amateur, étrangement vivante, où l’enfant se retrouvait toute, avec la flamme de ses yeux de gitane qui savaient se faire si tendres, avec le sourire charmant de la bouche qui savait murmurer si bien aux heures sombres pour Ghislaine, tout de suite pressenties :

— Ne soyez pas triste, maman, votre petite vous aime tant, tant, tant !…

Maman ! Avec quelle expression de bonheur confiant et joyeux, d’abandon exquis, elle prononçait ce nom si nouveau sur ses lèvres qui en faisaient une caresse…

Comme le mot traversait soudain la pensée de Ghislaine, tout vibrant de la douce intonation familière, elle dit tout bas :

— Petite Josette, à vous seule, je dois, je veux penser !

Presque impérieusement, elle avait articulé les mots… Mais aussitôt, comme un défi ironique jeté à sa volonté, dans son esprit, se dressa le visage énergique de Marc de Bresles…

Elle eut un tressaillement impatient. Pourquoi donc pensait-elle à lui ?… Parce qu’il était du nombre des hôtes attendus le soir même ?… Parce que, dans ces feuilles qu’elle venait de relire, elle avait été souvent, très souvent, amenée à le nommer, à parler d’une causerie qu’ils avaient eue, d’une soirée passée ensemble, à noter une réflexion qu’il avait faite ou qu’il avait éveillée chez elle ?…

Oui, certes, il lui inspirait une sympathie et une estime qu’elle accordait à bien peu… Oui, cette fière nature d’homme dont les qualités et les défauts s’accusaient violemment, l’intéressait, pétrie de sincérité, d’indépendance, de volonté impérieuse s’adoucissant tout à coup en douceur d’un charme singulier… Oui, il se montrait pour elle le plus dévoué des amis et, de toute évidence, il lui portait un intérêt profond…

Et ensuite ? Elle n’avait nul sens à accorder à ses attentions.

Pas plus qu’elle n’en accordait à celles dont l’entourait, en toute circonstance, M. de Moraines, désireux, disait-il, de lui témoigner un peu de reconnaissance pour le dévouement qu’elle montrait à Josette.

Était-ce uniquement pour cela ?… Eh bien, non, elle ne le croyait pas. Elle était trop femme pour n’avoir pas eu bien vite l’intuition de l’espèce de charme qu’elle exerçait involontairement sur lui ; peut-être, justement, parce qu’il la devinait insaisissable, enfermée dans son infini renoncement à tout espoir. Et maintenant, elle n’en pouvait plus douter, si respectueux qu’il se montrât auprès d’elle, même d’une réserve presque excessive qui le révélait très délicatement conscient des difficultés de sa situation dans cette maison étrangère où les circonstances l’obligeaient à vivre.

Par les innocentes réflexions de Josette, elle s’apercevait que quelque mystérieuse transformation s’opérait en lui. Jamais jusqu’alors, il ne s’était ainsi montré désireux de la présence de sa fille, l’attirant chez lui, sortant avec l’enfant, et presque toujours, alors, la priant elle-même de les accompagner, pour peu qu’il s’agît de quelque promenade où elle pouvait trouver agrément.

Jamais il n’était venu si souvent à l’hôtel de Maulde où, avec une simplicité franche, il saisissait toutes les occasions d’une causerie avec elle, curieux de ses opinions, de ses goûts, de ses idées ; les accueillant avec une attention dont elle était tout ensemble confuse et impatiente, sans pouvoir toutefois s’offenser d’être ainsi recherchée, tant elle l’était discrètement, avec un tact incomparable, un souci constant de lui faire oublier les tristesses et les difficultés de sa vie présente… Souci, tout à l’honneur de cet homme, qu’on lui avait dit être égoïste et frivole, absorbé par l’unique préoccupation de son propre plaisir…

Aujourd’hui, elle savait que cet égoïste était très profondément bon ; que ce frivole était fort intelligent, doué pour goûter, sous toutes leurs formes, les choses d’art dont il était curieux, avec un dilettantisme un peu sceptique… Et si elle l’avait connu en d’autres temps, quand elle était l’indépendante Ghislaine de Vorges, elle ne se fût certes pas dérobée à cette sympathie qui implorait la sienne. Mais elle était chez Mme de Maulde, l’institutrice de Josette de Moraines, seulement l’institutrice ! et elle ne voulait pas l’oublier… Pas plus qu’elle n’eût permis à M. de Moraines de le faire.

A toutes ces choses qui inquiétaient sa pensée, elle réfléchissait en cette mélancolique après-midi d’automne, troublée un peu par l’inconnu de l’avenir qu’elle avait appris à redouter… Soudain, elle releva la tête. Par la fenêtre ouverte, lui arrivait le bruit des sabots d’un cheval heurtant le pavé de la grande cour. Était-ce donc Josette qui, sortie à cheval avec son père, rentrait déjà ? Cependant, il était trois heures et demie seulement…

— Laine, votre fenêtre est ouverte ! Voulez-vous y apparaître un instant, comme la fille du roi ? jeta une voix jeune qui résonnait joyeusement dans l’air encore tiède.

Ghislaine se rapprocha de la croisée. M. de Moraines venait de mettre pied à terre ; mais, devant le perron, Josette était encore à cheval, toute fine dans son amazone, une lueur rose sur son visage menu dont les yeux flambaient. Elle avait dans les bras une énorme gerbe de chèvrefeuille et la souleva vers Ghislaine, tandis qu’une expression d’infinie tendresse adoucissait tout à coup l’éclair des yeux.

— Pour vous cela !… quoique vous n’ayez guère été gentille de ne pas vouloir sortir à cheval ! Mais je suis bonne, Laine, et malgré votre méchant refus, je vous ai cueilli du chèvrefeuille !… Papa, d’ailleurs, m’a bien aidée…, pour les branches trop hautes… Voulez-vous que je vous le monte ?

Mais Ghislaine répondait :

— Je descends, chérie.

Quand elle apparut sur le seuil du perron, M. de Moraines avait mis sa fille à terre et donnait des ordres au palefrenier qui emmenait les chevaux. Pourtant, aussitôt, son regard enveloppa Ghislaine. Elle, sans prendre garde à lui, recevait les baisers de Josette et, passant ses doigts sur les joues fouettées par le vent, disait :

— Comme vous avez chaud, Josette ! Allez vite vous déshabiller !

— Oui, Laine. Mais où vous retrouverai-je ?

— Dans ma chambre. Quand vous serez prête, vous pourrez venir m’y retrouver, chérie.

Josette se pencha d’un geste caressant :

— Je ne vous dérangerai pas ? Vrai ? Vous voulez bien de votre petite ?

— Toujours, quand « ma petite » désire venir…

Presque bas, Josette murmura, un frémissement d’affection dans la voix :

— Je voudrais ne jamais vous quitter, même une minute, maman, ma maman à moi !

Elle ne s’apercevait pas que son père était derrière elle et qu’il l’entendait. Mais Ghislaine le vit ; et à l’indéfinissable expression qui passa sur le visage de M. de Moraines, elle comprit qu’il venait d’entendre, pour la première fois, le nom de tendresse que Josette avait murmuré. Sans un mot, pourtant, il finit de monter les marches du perron et entra dans le petit salon derrière Ghislaine ; mais comme la fillette disparaissait, désireuse d’être vite déshabillée pour aller retrouver Mlle de Vorges, il dit d’un accent un peu étrange, retenant, par ses paroles, Ghislaine qui allait s’éloigner aussi :

— Les enfants ont des divinations merveilleuses. Celle-ci a trouvé le vrai nom qu’elle doive vous donner pour tout ce que vous faites pour elle… et dont je ne vous serai jamais assez reconnaissant…

Elle s’était arrêtée, une imperceptible flamme rose montée soudain à la peau transparente. Elle eut un geste pour interrompre M. de Moraines et un lumineux sourire glissa sur sa bouche :

— Vous n’avez pas à me remercier. Josette me fait beaucoup plus de bien encore que je ne lui en fais, moi !

— Parce que ?…

— Parce que, grâce à elle, je ne sens plus le vide de ma vie… Les gens sages ont bien raison de dire qu’on donne à soi-même en donnant aux autres…

— C’est que vous êtes une femme comme il en existe très peu…

— Quelle erreur ! mon Dieu ! Ah ! je vous assure que nous sommes légions, les femmes telles que moi…

— Je n’en ai pas encore rencontré, moi… Non, pas une qui m’inspirât à la fois tant de respect et… permettez-moi de vous l’avouer une fois… tant d’admiration !

Jamais encore, il ne s’était exprimé ainsi et il avait parlé avec une simplicité qui donnait à ses paroles une force singulière par leur caractère de sincérité absolue. De nouveau, le visage de Ghislaine se rosa, tandis que, sans qu’elle en eût conscience, son attitude se faisait fière. Droite, elle se tenait devant lui, dans la solitude du salon, sa main tourmentant, d’un geste machinal, une branche de chèvrefeuille ; et, le regardant bien en face, de ses yeux profonds de femme qui connaît la vie et les hommes, elle dit presque grave :

— Le respect, je vous en remercie et je l’accepte, car j’ai la conscience de le mériter. Mais l’admiration, je n’y ai aucun droit et je me dérobe. Je fais toujours ce qui me semble devoir être fait, tout simplement parce que j’ai horreur de me sentir dans mon tort… Et ce n’est pas d’aimer une enfant aussi séduisante que Josette qui pourrait m’être compté pour un mérite ! surtout quand cette enfant donne, en échange du peu qu’on fait pour elle, une tendresse comme celle dont elle me comble…

— C’est vrai elle vous adore, absolument, uniquement ! Et nous n’avons pas le droit d’en être jaloux, sa grand’mère, ni moi, puisque nous n’avons pas su nous l’attacher…

Ghislaine ne répondit pas. Ce n’était pas à elle de rappeler à M. de Moraines pourquoi la jeune âme de sa fille ne s’était pas ouverte à lui. Il savait bien d’ailleurs ce qu’elle pensait à ce sujet, si discrètement qu’elle lui eût répondu quand il lui avait parlé de Josette. Aussi, les paroles qu’elle ne disait pas, il les devina aussitôt.

— Vous pensez, n’est-il pas vrai, que c’est notre faute si nous sommes, en réalité, des étrangers, moralement, pour Josette… Vous avez raison ! Chacun en notre genre, ma belle-mère et moi, nous avons vécu en égoïstes, tout occupés du soin de façonner notre existence pour notre plus grand agrément, sans nous inquiéter de ce que devenait la vie d’enfant qui se trouvait ainsi abandonnée par ceux qui devaient en prendre soin. Depuis que je vous vois auprès de Josette, je comprends que je récolte ce que j’ai semé… Tant pis pour moi si maintenant, à certaines heures surtout, il m’arrive d’en souffrir !

Il y avait une amertume presque douloureuse dans la voix de M. de Moraines. Si Ghislaine l’avait cru encore un homme de plaisir, uniquement, elle aurait acquis, en cette minute, la certitude qu’elle s’était trompée sur son compte. Et comme elle était de celles qui, instinctivement, cherchent à panser toute blessure aperçue, elle dit, avec sa douceur sérieuse :

— Vous savez bien que le mal dont vous vous plaignez est réparable. Montrez davantage à Josette l’affection que vous avez pour elle… Vous la conquerrez vite… Elle est si aimante, si reconnaissante de la plus petite marque de tendresse !

— Ce serait plus que je ne mérite ! Vous êtes bonne, infiniment bonne… Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais. Si je ne craignais de vous offenser, car vous devenez très… sévère dès qu’il s’agit de vous-même, je vous dirais que vous êtes pour moi un enseignement vivant… Oui, vous m’avez appris beaucoup, sans vous en douter… des choses que je regrette, — à un point que vous ne pouvez soupçonner ! — d’avoir apprises si tard, — trop tard ! — car ma vie eût alors été autre, j’en suis certain maintenant ! Si le ciel avait été généreux à mon égard, il m’aurait amené sur votre chemin quelques années plus tôt…

Que voulait-il dire ? Sa voix vibrait plus sourdement, et Ghislaine eut la sensation qu’une émotion y frémissait. L’expression spirituellement sceptique du visage avait soudain disparu ; une gravité soudaine le transformait, faisant de Gérard de Moraines un autre homme… Celui-là même dont Ghislaine avait plusieurs fois déjà entrevu l’existence et qui lui inspirait une sympathie profonde.

Inconsciemment, elle arrêtait sur lui ses yeux pensifs qui prononçaient le pourquoi que sa bouche n’articulait pas. Il la devina.

— Vous vous demandez, n’est-ce pas, pourquoi tout à coup, j’imagine de vous dire tout cela, tout ce que, d’ordinaire, je me contente de penser ?… C’est ce nom que j’ai entendu Josette vous donner qui m’a fait oublier mes sévères — et sages — résolutions de silence. Pauvre petite ! quand je vous ai amenée près d’elle, avec la légèreté dont j’étais coutumier à son égard, je ne me doutais guère que je lui apportais le bonheur… et s’il était en mon pouvoir, je voudrais que ce bonheur ne pût jamais lui échapper…

Ghislaine sourit.

— Tant que Mme de Maulde et vous-même désirerez me voir près de Josette, j’y resterai.

Il secoua la tête.

— Je ne l’espère pas… Cette tâche pour laquelle vous n’êtes pas faite…

— Pour laquelle je ne suis pas faite ?… Pourquoi ?… Je vous assure que j’aime Josette avec une vraie âme de mère…

— Je le sens et je vous en ai une infinie reconnaissance que je voudrais vous témoigner… même un peu !… Mais le sentiment maternel, surtout pour une enfant que par bonté seulement, on fait sienne…

— Non par bonté, par affection !

— Par affection, soit… Ce sentiment maternel ne suffit pas à remplir la vie d’une femme !

— La vie de certaines femmes, si…

Il eut un geste de dénégation et sa voix s’éleva vibrante :

— Quand ces femmes ont eu leur part d’épouse… peut-être… mais autrement, quelle folie qu’une pareille illusion ! et vous ne pouvez y croire, vous !

— Moi, pourquoi ?

Encore une fois, elle le regardait bien en face, les yeux graves.

— Parce que vous êtes trop jeune pour un tel renoncement… Parce qu’il doit vous sembler révoltant, comme il me le semble à moi, comme il le semblerait à n’importe qui, que votre vie fût sacrifiée à tout jamais, murée dans une situation que votre courage vous fait accepter, mais, je le répète, pour laquelle vous n’êtes pas faite !… Vous le savez aussi bien que tous ceux qui vous approchent !

— Mais pourquoi me le redire ? puisqu’il faut qu’il en soit ainsi, puisque je n’ai plus à choisir ma destinée ! Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas seulement mon courage qui me fait demeurer dans cette situation pour laquelle, c’est vrai, je n’étais pas née… c’est bien la nécessité… D’ailleurs, grâce à Josette, je ne puis me plaindre de mon sort ; sa chaude tendresse d’enfant m’a peut-être donné les meilleures joies que j’aie connues dans mon existence tourmentée, les plus fortes, les plus profondes, les plus apaisantes… Maintenant, je n’en attends ni même n’en souhaite plus d’autres ! Je suis trop vieille pour les rêves romanesques et je sais trop bien ce qu’est la réalité. Ma vie de femme est close et je l’accepte ainsi !

Il y avait dans son accent une sorte de dignité passionnée, mais aussi quelque chose de frémissant qui rendait ses paroles singulièrement émouvantes. Sortie de sa réserve volontaire, elle redevenait la vibrante Ghislaine de sa toute jeunesse, sans soupçon de l’éclat soudain qui transfigurait son visage, ressuscitant tout à coup la femme exquise qu’elle avait été à vingt ans…

Lui avait eu un geste qui rejetait bien loin les paroles de désenchantement qu’elle venait de prononcer.

— Votre vie close ?… A votre âge ? Allons donc ! Daignez regarder, une seconde même, la femme que vous êtes ! Il faudrait être stupide, aveugle, pour ne pas comprendre qu’un jour ou l’autre quelqu’un va venir qui, bienheureux, aura le droit de vous offrir la seule vie pour laquelle vous avez été créée, qui vous emportera loin d’ici où vous étiez l’incarnation même du bonheur pour…

— Pour Josette !… Je l’admets, mais tout cela ne regarde que moi et vous l’oubliez un peu !

M. de Moraines eut un tressaillement brusque d’homme rappelé à lui-même, à la conscience nette de ce qu’il ne doit pas dire. Ce n’était plus l’institutrice de sa fille qui le regardait, sérieuse, presque altière, avec une flamme dans le regard, mais bien la comtesse Ghislaine de Vorges, la descendante d’une noble et vieille famille… Et c’était aussi une femme qui ne ressemblait à aucune qu’il eût encore rencontrée, dont la séduction élevait ceux qui en subissaient la puissance…

Il y eut entre eux un silence durant lequel leurs deux âmes s’interrogeaient, bouleversées. Puis, amèrement, M. de Moraines dit :

— Veuillez me pardonner d’avoir été indiscret sans y prendre garde. Vous avez raison, je n’ai pas qualité pour vous témoigner un intérêt de votre avenir dont vous n’avez que faire. J’étais absurde d’oublier que vous ne m’accordez ni l’honneur ni la grâce de me compter parmi vos amis, que je ne suis pour vous qu’un étranger quelconque…

— Non, puisque vous êtes le père de Josette !

Le nom tomba entre eux avec une douceur d’apaisement, rejetant loin en arrière toute pensée troublante ; et tous deux, en cette seconde, sentirent qu’ils ne pouvaient être des étrangers l’un pour l’autre, à cause de cette commune affection qu’ils portaient à l’enfant.

Encore un silence passa dans la pièce. M. de Moraines, immobile sous la clarté de la fenêtre qui accusait l’élégance de sa stature restée jeune regardait, avec des yeux qui ne voyaient pas, vers les lointains du parc, embrumés par l’automne.

Mais sa pensée, sûrement, était très loin de ce paysage d’octobre, de ce ciel gris et bas, de ce feuillage d’or roux qui tremblait sous le souffle de la brise humide… Il se taisait comme s’il eût hésité sur ce qu’il devait dire, presque comme s’il redoutait les paroles qui lui venaient aux lèvres.

Puis, brusquement, tout à coup, il reprit, et sa voix avait un accent que Ghislaine ne lui avait jamais entendu :

— Voulez-vous permettre au père de Josette de vous adresser une question ?

Elle inclina la tête, sans un mot.

— Tout à l’heure, vous avez dit que tout mal, toute erreur, pouvait se réparer. Le croyez-vous vraiment ? Croyez-vous qu’un homme puisse, même à mon âge, recommencer sa vie ?

— Pourquoi non ? fit-elle lentement, frappée de son accent où, tout à coup, semblait vibrer l’écho d’une obscure anxiété. Je pense que, — surtout lorsqu’il s’agit de faire bien, de faire mieux, — l’impossible même doit être tenté…

— Et lorsqu’il s’agit d’atteindre à ce qui vous apparaît comme le bonheur, faut-il encore tenter l’impossible ?

Quelle secrète pensée avait-il ?… Était-ce en songeant à sa fille qu’il parlait ainsi ? La question traversa son esprit. Mais elle n’eut pas le loisir d’en chercher la réponse. Il insistait, parce qu’elle se taisait songeuse, de ce même accent dont elle s’étonnait :

— Vous pensez, n’est-ce pas, que la jeunesse passée, l’homme est fou de souhaiter plus qu’il ne lui est permis d’espérer ?

— Je pense qu’à n’importe quel âge, il est insensé de renoncer à un bonheur possible à atteindre, si aucun devoir ne l’interdit, si en le cherchant, on ne fait ni mal, ni tort même à personne…

Elle avait parlé absolument sincère et M. de Moraines le sentit. Sans doute, ces paroles lui étaient précieuses à entendre, car une lumière éclaira son visage, une seconde. Simplement, il dit :

— Merci !

Mais il n’ajouta rien d’autre. Dans le salon voisin, s’élevait la voix de Mme de Maulde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce soir-là, Ghislaine se décida à descendre dans le salon, seulement quand le coup de cloche du dîner l’eut avertie qu’il ne lui était absolument plus permis de se renfermer dans sa solitude.

Les premiers invités attendus à Jouventeuil étaient arrivés. Elle avait, de sa chambre, entendu le bruit des voitures les ramenant de la gare, puis les exclamations de l’arrivée et la voix un peu haute de Mme de Maulde souhaitant la bienvenue à ses hôtes ; ensuite, dans les galeries, dans le vestibule, des frôlements de robes soyeuses, un joyeux éclat de paroles, une résonance de voix féminines et masculines, et, parmi celles-là, elle en avait vite discerné une, d’une sonorité pleine et métallique, un peu impérieuse… Une impatience, aussitôt, l’avait secouée contre elle-même, d’avoir si aisément reconnu la voix de Marc de Bresles.

Alors, elle s’était appliquée, avec sa hautaine volonté, à s’absorber dans le travail littéraire qui occupait tous ses loisirs. Ensuite, Josette était venue la retrouver et sa présence, d’où émanait comme un parfum de tendresse, avait chassé de la pensée de Ghislaine aussi bien le souvenir de sa conversation un peu étrange avec M. de Moraines, que de l’arrivée de Marc de Bresles.

— Le dîner est annoncé, est-ce que vous ne descendez pas, Laine chérie ? dit Josette, entr’ouvrant un peu la porte de la chambre.

Ghislaine qui, pensive, considérait le jeu des flammes dans la cheminée, se détourna et sourit à la fillette.

— Si, ma Josette, je descends tout de suite, j’étais un peu en retard, je viens de finir seulement de m’habiller.

Josette ne répondit pas, ses grands yeux contemplaient ardemment Ghislaine, avec une sorte d’admiration fervente.

— Qu’y a-t-il ? chérie. Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Parce qu’il me semble que vous êtes, ce soir, plus jolie encore que d’ordinaire. Vous êtes toute rose et vos yeux sont si brillants ! Toutes ces dames vont, en leur cœur, bondir de jalousie et votre petite fille, maman, sera fière de vous ! fière ! fière !

Elle riait, joyeuse et amusée, sans écouter Ghislaine qui voulait lui imposer silence et l’emmenait vers le petit salon. Il était déjà plein de monde, et la lumière des lampes y ruisselait sur les robes claires des femmes en toilette du soir, peu nombreuses d’ailleurs, l’élément masculin dominant de beaucoup.

En entrant, Ghislaine, tout de suite, aperçut devant elle Marc qui causait, debout près de la cheminée, avec M. de Moraines ; et, tout de suite aussi, elle eut l’intuition que les deux hommes la voyaient entrer et que, comme Josette, ils lui trouvaient, ce soir-là, une séduction nouvelle. Instinctivement, elle eut un regard qui l’enveloppait toute, vers une glace où elle s’apparut très blonde dans l’harmonieuse élégance de sa robe noire, une flamme inaccoutumée dans les yeux, sa pâleur avivée d’une lueur rose… Et la fugitive illusion l’effleura que, pour un instant, en elle, avait ressuscité la Ghislaine d’autrefois, la Ghislaine qu’elle était dix ans plus tôt.

— Comme vous vous plaisez à vous faire invisible ! Je commençais à croire que vous aviez déserté Jouventeuil, dit Marc, qui s’était approché pour la saluer.

Il la regardait avec un plaisir si évident de la retrouver qu’elle tressaillit un peu.

— Savez-vous que voici bien des semaines que vos amis ne vous ont pas même entrevue ! et comme je suis parmi les plus exigeants, cela m’a semblé très long… J’ai béni Moraines quand son invitation m’est arrivée…

Elle sourit. La douceur de cette franche sympathie la pénétrait en son âme même. Jamais, autrefois, dans sa vie indépendante, elle n’avait senti ainsi qu’il est bon de voir sa présence désirée ; et, dans la secrète intimité de sa pensée, résonnèrent obscurément, très lointaines, les paroles de M. de Moraines, ce même jour : « Quelqu’un viendra qui vous donnera la vie pour laquelle vous êtes faite ! » Elle secoua la tête, irritée contre elle-même parce qu’elle se souvenait encore de ces mots qui n’étaient qu’une phrase vaine. Avec son expérience de femme, allait-elle donc rêvasser comme une naïve petite pensionnaire ?…

La voix de Marc monta vers elle, l’arrachant à sa décevante sagesse :

— J’ai peur d’être terriblement indiscret, mais ne puis-je vous demander à quoi vous pensez, si sérieuse tout à coup ?

— Je pense, fit-elle lentement, qu’il est très bon de se sentir des amis, de vrais amis…

— Après avoir été indiscret, je vais peut-être me montrer très ambitieux, mais je voudrais vous entendre dire que vous me faites l’honneur de me tenir pour l’un des rares amis dont vous parlez…

Elle eut ce sourire qu’elle n’accordait jamais à un indifférent, et répéta avec une sincérité profonde d’accent :

— Oui, parmi les meilleurs, les plus vrais, tellement que je compterai encore sur vous, il me semble, quand vous serez loin…

— Quand je serai loin !… Ah ! ne me parlez pas de mon départ !

Des yeux et des lèvres, elle demanda, surprise :

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me rend lâche ! Par moments, du moins… Cette idée que, dans quelques mois à peine, je serai loin, seul, pour des années, sans doute, me semble tout à coup si monstrueuse que la tentation me saisit… — et une tentation à laquelle je ne suis pas encore sûr de résister jusqu’au bout ! — de renoncer à ce poste !

— Qui vous plaisait beaucoup, cependant…

— Oui, l’hiver dernier ; même, il y a quelques mois encore, parce que…

Il s’arrêta imperceptiblement, le front soudain barré d’un pli volontaire.

— … Parce que je n’entrevoyais pas ma vie autre qu’elle n’est et ne doit être… Maintenant, je n’ai plus cette parfaite sagesse… Ne me jugez pas trop mal, mais aux heures mauvaises, — vous savez, celles où la soif des bonheurs impossibles vous rend misérablement faible, — le regret me broie de n’avoir pas la fortune qui donne la liberté… Ah ! la liberté de faire sa vie telle qu’on la rêve !…

— Et vous ne le pouvez pas ? vous qui êtes, grâce à Dieu, un homme de volonté et d’énergie !

Il eut un geste d’épaules.

— La volonté la plus forte peut quelquefois devenir si incertaine et si faible devant les faits ! D’ailleurs, il est parfois bien difficile aussi de savoir ce que l’on doit vouloir pour donner et pour trouver le bonheur !…

Cette fois, elle ne répondit pas. En elle, tout à coup, une intuition jetait la certitude que si, maintenant, il redoutait l’expatriation en un pays perdu, c’est qu’en France allait rester une créature dont la présence lui était devenue précieuse infiniment… Et un obscur désir palpita en elle de savoir quelle était cette inconnue, assez puissante en sa séduction pour que cet homme résolu faiblît soudain à l’idée de la laisser derrière lui…

Désir absurde !… Pas même, elle ne devait se permettre de demander à Marc de Bresles de lui expliquer sa pensée, de préciser le rêve qui frémissait mystérieusement en ses paroles.

Peut-être, s’ils eussent été seuls dans l’intimité d’une pièce amie ; ou mieux encore, enveloppés par l’ombre de quelque allée paisible du parc, là où le silence laisse les âmes se parler, elle aurait trouvé et dit les mots qui appellent la suprême confiance… Mais, dans ce salon trop éclairé, fleuri comme pour quelque fête, dans cette atmosphère frivole de propos légers, de flirt, de coquetterie, elle ne pouvait sortir de son banal personnage de femme du monde dans lequel l’enfermaient tous les regards qui avaient le droit d’observer sa conversation avec Marc de Bresles.

Quelqu’un, à coup sûr, avait remarqué l’intérêt qu’elle y prenait ; c’était M. de Moraines. Elle le sentit à l’indéfinissable expression de ses traits qui s’étaient un peu contractés…

X

— Josette, le jour tombe. Voulez-vous bien sonner pour la lampe ? Dans un instant, nous ne verrons plus clair…

Mais la fillette, assise sur un pliant bas, tout près de Ghislaine, ne bougea pas, si empressée qu’elle fût d’ordinaire à obéir à la moindre parole de Ghislaine. Elle avait laissé tomber sur ses genoux, l’étoffe soyeuse où elle brodait de grandes fleurs capricieuses, et disait :

— Oui, je vais sonner… Mais nous sommes si bien ! Je vous en supplie, donnez-moi un petit moment pour rester avec vous dans le presque noir , où il me semble que je vous ai plus à moi, parce que je ne vois plus rien que vous, maman, ma maman chérie…

D’un mouvement d’enfant câline, elle avait appuyé sa tête sur les genoux de Ghislaine et l’enveloppait du regard aimant de ses prunelles sombres. Ghislaine se pencha avec un baiser et ses doigts légers caressèrent les cheveux.

Ah ! qu’elle eût voulu s’absorber toute dans le rayonnement de cette juvénile tendresse pour oublier ce qui troublait son âme de femme ; pour oublier surtout l’espèce de déception dont s’irritait sa fierté, qu’elle avait éprouvée du départ imprévu de Marc de Bresles, rappelé brusquement à Paris… Pourquoi repensait-elle encore à ses brèves paroles d’adieu, dans le salon plein de monde, dites d’une voix assourdie qu’elle ne lui connaissait pas ? Pourquoi se rappelait-elle ainsi l’étrange expression qu’avait alors son regard, et dont le mystère l’obsédait ?… Pourquoi, aussi, éprouvait-elle cette absurde sensation de solitude en se trouvant dans le cercle où il n’était plus ?…

Pourtant, il ne l’avait certes pas recherchée pendant l’unique journée qu’il avait passée à Jouventeuil. Il avait été du nombre des plus intrépides chasseurs, parti l’un des premiers, revenu dans les derniers ; et, ni avant ni après le dîner, il ne s’était montré, comme d’ordinaire, désireux d’une causerie avec elle, lui donnant l’impression qu’il était hanté par quelque pensée dont elle devait rester ignorante, — comme tous !… Il avait laissé les autres hommes s’empresser autour d’elle et lui révéler ainsi qu’ils la tenaient, ce jour-là, pour l’une des plus charmantes femmes réunies à Jouventeuil ; comme le lui criaient les yeux ravis de Josette, comme le lui avait murmuré très bas le regard qu’elle avait surpris, deviné, senti plusieurs fois dans les yeux de M. de Moraines ; ces yeux où s’allumait une sorte d’impatience quand Marc était près d’elle, usant des privilèges de son titre d’ami.

Avec une douceur caressante, la voix de Josette s’éleva.

— Laine chérie, revenez un peu avec moi, voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous partie si longtemps ? Je sens votre main sur mes cheveux, mais votre esprit est très loin de votre petite, ma maman à moi !

Ghislaine tressaillit comme si l’enfant eût pu deviner les pensées qui flottaient en son âme.

— Je réfléchissais, ma Josette ; mais c’était pour un instant seulement et me voici à vous, autant que vous pouvez le souhaiter…

— Autant ?… Oh ! non, jamais autant ! Je suis si exigeante, Laine, que vous seriez effrayée si vous saviez à quel point !… Pour être sûre de vous garder, je voudrais mettre mon esprit, mon cœur, dans votre esprit, dans votre cœur… Alors, nous serions une… Personne ne pourrait vous enlever à moi… Ne me grondez pas, maman… Vous savez bien qu’autrefois, avant que vous ayez bien voulu me prendre pour votre enfant, je vous avais prévenue que j’étais follement jalouse de ceux que j’aimais, que je ne supportais pas de partage !

— Josette, il me semble que je suis bien à vous toute seule…

— Plus maintenant !… Voyez-vous, maman, ces jours-ci, j’étais certainement bien fière de voir comme tous vous trouvaient délicieuse, mais je leur en voulais d’être si désireux de vous accaparer… Depuis que Jouventeuil n’est plus à nous deux, que les invités commencent à s’y succéder, je vis avec le regret de mon cher été où près de vous, Laine, j’étais si heureuse que jamais même, je n’aurais imaginé pouvoir l’être ainsi !… Tellement qu’il me semblait faire un rêve trop bon dont j’avais peur de me réveiller !… Si vous aviez passé des années et des années comme moi toute seule, sans que personne se souciât de vous, alors seulement vous pourriez comprendre quel amour et quelle reconnaissance, j’ai pour vous qui m’avez tant donné, à moi qui le méritais si peu… Même, je vous dois l’affection de mon père… Laine, ma chère chérie, vous lui avez montré à m’aimer… Et c’est tellement exquis qu’il sente maintenant qu’il a une enfant ! Entre vous et lui, je suis si bien !… Oh ! maman, qu’est-ce que je pourrai jamais faire pour vous, moi !

D’un ton bas, Ghislaine dit :

— Josette, vous êtes ma petite Joie, mon Bonheur !… Moi aussi, j’étais toute seule… Maintenant je ne le suis plus, puisque j’ai une enfant… Et cela me semble infiniment doux… Vous me faites beaucoup de bien, ma petite fille chérie…

Dans l’ombre grandissante de la pièce, sa voix avait résonné avec un tel accent de sincérité et de tendresse que le jeune cœur de Josette tressaillit d’une allégresse encore inéprouvée… Frémissante, avec un regard où était toute son âme, elle contemplait Ghislaine, n’osant croire encore qu’elle l’eût bien comprise ; et elle murmurait :

— Oh ! maman, maman, est-ce vraiment que je compte un peu pour vous, que je puis vous rendre un peu heureuse ?… Oh ! pourquoi est-il impossible que je devienne réellement votre petite fille, pour que vous ne me quittiez jamais… pour que vous m’aimiez comme les mères aiment leur enfant, par-dessus tout ! Laine, ma Laine chérie, apprenez-moi à être bonne, très sage, comme vous souhaitez me voir, parce que cette nouvelle Josette sera tout à fait la vôtre, sera votre vraie fille puisque c’est vous qui l’aurez créée… Aussi, celle-là, jamais vous ne l’abandonnerez ! j’en suis sûre !… Maman, ma bien-aimée, vous avez pris tout mon cœur, il faut le garder…

— Oui, mon enfant chérie, je le garderai, et avec infiniment de joie ! Jamais les mères, quelles que soient les circonstances, n’abandonnent leur enfant… Puisque vous êtes devenue ma petite fille, ayez confiance, ma Josette…

« Ayez confiance ! »… Dits par Ghislaine, ces mots avaient pour Josette une telle puissance, qu’une impression de paix et de sécurité absolue lui pénétra l’âme. Et, sans un mot, elle demeura le visage appuyé sur les genoux de Ghislaine, avec l’abandon délicieux de l’enfant qui se sait protégée…

Le crépuscule maintenant avait envahi toute la pièce que seule, éclairait la flambée joyeuse du foyer… Au dehors, c’était presque la nuit déjà, une nuit d’automne trempée de brume, où s’effaçait tout contour, toute silhouette, où tout bruit semblait mourir dans l’épaisseur blanche du brouillard.

Pour Ghislaine comme pour Josette, quelques minutes coulèrent très douces ; de celles où les âmes se sentent en une bienfaisante communion de tendresse…

Mais tout à coup, Ghislaine releva la tête. Il lui semblait qu’une rumeur soudaine venait du parc, devant le château même… Étaient-ce les chasseurs qui rentraient ?… Bruyants à ce point ?… Pourtant ils étaient peu nombreux… Quatre seulement… Les autres repartis le matin même…

Elle écouta… Josette, rendue attentive par son mouvement, s’était redressée, étonnée aussi…

— Que se passe-t-il donc ? murmura Ghislaine.

Nettement, on distinguait maintenant des exclamations, un bruit de voix, des appels, des pas précipités sur les dalles du vestibule. D’un élan vif, Ghislaine se leva, alluma la bougie d’un flambeau et s’approcha de la fenêtre, cherchant à voir au dehors. Mais le brouillard empêchait de distinguer rien, laissant à peine filtrer la lumière des lampes allumées dans l’appartement de Mme de Maulde. Alors elle sonna…

Au même moment, un coup était frappé à la porte et un domestique apparaissait. Il avait l’air si bouleversé que l’idée de quelque catastrophe arrivée, déchira la pensée de Ghislaine. Elle questionna :

— Qu’y a-t-il ?

Mais le domestique ne répondait pas. Ses yeux semblaient rivés sur Josette.

— Qu’y a-t-il ? répéta Ghislaine.

Il articula avec peine :

— Si Mademoiselle voulait venir un instant… On a besoin d’elle… Mademoiselle seule… Tout de suite !

Mais la voix de Josette s’éleva, impérieuse :

— Il est arrivé un malheur à quelqu’un ! A qui ? Je veux savoir… Je veux !

Le domestique perdit la tête.

— Oui, il y a un malheur, un accident…

— Lequel ?

— C’est… c’est M. le comte qui a été blessé à la chasse… M. de Gannes vient de l’annoncer, pour qu’on prépare tout pour soigner M. le comte, qu’on apporte…

Josette était devenue livide, mais elle n’eut pas un cri. Ses yeux seuls parlaient, contemplaient avec épouvante Ghislaine dont le visage aussi s’était décoloré, et qui répétait, d’une étrange voix, sans timbre, comme si elle ne pouvait admettre encore la brutalité terrible du fait :

— Vous dites que M. de Moraines est blessé, et qu’on l’apporte ?

Elle n’avait osé demander : « Grièvement blessé ? »

— Oui, mademoiselle. L’accident est arrivé, paraît-il, dans les environs du bois de la Brisse, comme ces messieurs revenaient ; mais je n’ai pas bien compris comment… Je sais seulement que c’est en traversant un fossé. La terre était humide. M. le comte, qui causait, a glissé. Le coup est parti. Et M. le comte a reçu toute la charge…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Ghislaine.

La sensation l’envahissait d’être tout à coup jetée dans l’horreur d’un cauchemar… C’était tellement imprévu, cette catastrophe s’abattant sur cet homme en pleine maturité de vie !… Étroitement, elle serra contre elle Josette dont les yeux gardaient leur expression de stupeur terrifiée.

— Mme de Maulde est prévenue ?…

— Je pense que oui ; M. de Gannes est allé auprès d’elle, après avoir recommandé qu’on avertisse tout de suite Mademoiselle, afin qu’elle veuille bien faire préparer ce qu’il faudra au médecin pour les pansements…

— Bien, je vais m’en occuper… Allez vous assurer que le docteur Fertin est appelé… Je viens…

Le domestique disparut. Josette alors dit péniblement, d’une voix blanche :

— Vous pensez, n’est-ce pas, qu’ il est gravement blessé ?

— Ma petite bien-aimée, j’espère que non… Puisqu’on peut le transporter…

— Ah ! oui, c’est vrai… Mais je ne peux pas espérer ! Laine… J’ai peur, ah ! j’ai peur ! Est-ce que vous ne croyez pas que nous faisons un mauvais rêve ?… C’est impossible ! impossible que ce soit vrai !

— Mon enfant chérie, je vous en supplie, soyez courageuse ! Pensez que nous devons seulement être préoccupées de bien soigner votre père… Allez voir, voulez-vous, si sa chambre est prête, pendant que je vais donner des ordres…

Josette ne devina pas que Ghislaine n’avait qu’une pensée, l’éloigner pour qu’elle ne pût voir ramener son père… Toutes deux sortirent du salon ; et, d’un pas machinal, l’enfant monta les marches qui conduisaient au premier étage.

Ghislaine, elle, se dirigeait vers le vestibule et, tout à coup, se trouva face à face avec Paul de Gannes, l’ami le plus intime de M. de Moraines. Son visage était décomposé ; et, tout de suite, Ghislaine remarqua une traînée sombre qui tachait la manche de sa veste de chasse. Il s’exclama sourdement :

— Oh ! mademoiselle, quel accident !

— Grave ?

— Je le crains… Mais, après tout, je ne sais… Il avait repris connaissance, quand on l’a placé dans la charrette qui le ramène…

— C’est arrivé… quand ?

— Il doit y avoir une heure et demie environ…

— Mme de Maulde sait ?…

— Oui… Ma femme est auprès d’elle… L’événement l’a tellement bouleversée que nous ne pouvons compter sur elle en rien pour les soins à donner à ce pauvre Moraines. C’est pourquoi, mademoiselle, vous serez assez bonne pour nous excuser, n’est-ce pas, si nous recourons un peu à vous… Je pense que la chambre est prête à le recevoir ?…

— Je vais m’en assurer… J’y ai déjà envoyé Josette…

— Est-ce que vous voudriez bien y faire préparer tout ce dont le médecin pourrait avoir besoin ?

Elle inclina la tête. Sans penser même, elle monta, ayant toujours la même impression de se mouvoir dans un rêve angoissant que le bienheureux réveil allait dissiper… Pourtant, la réalité l’oppressait si terrible !… Avec une sorte d’épouvante, elle pensait au blessé et à Josette… Où s’était réfugiée l’enfant ? Elle avait fait éclairer la chambre… Le lit était ouvert, prêt à recevoir le pauvre corps meurtri…

Et dans quelques heures, peut-être, ce ne serait plus même un blessé qui serait étendu là !…

Ghislaine se détourna comme pour fuir la lugubre vision, si brusquement, que le frôlement de sa robe fit voler quelques papiers du bureau placé derrière elle. D’un geste machinal, elle les releva ; mais, au moment de les reposer, elle s’arrêta, ébranlée par un choc obscur ; d’un portefeuille, que son mouvement avait jeté à terre, s’échappait à demi une photographie, — une photographie d’elle, qu’elle reconnaissait bien, — faite par Josette, celle-là même dont la fillette avait un jour constaté la disparition dans la boîte de ses épreuves, au bas de laquelle étaient les mots qu’elle avait écrits elle-même : « Ma Ghislaine, à moi… »

Comment cette photographie que Josette avait tant cherchée, était-elle en la possession de M. de Moraines ?… Pourquoi ne l’avait-il pas dit à sa fille, qu’il avait entendue se plaindre de la perte du portrait ?…

Ghislaine secoua la tête, comme pour en chasser les pensées qui l’envahissaient. En dépit de sa volonté, une intuition, plus forte que tout raisonnement, la pénétrait tout à coup de la certitude que, dans l’âme de cet homme qui allait peut-être mourir, elle avait eu une place qu’il ne lui avait jamais laissé soupçonner… Que ce n’était pas seulement de son respect, de sa courtoisie délicate qu’il lui avait fait hommage…

Mais c’était là un secret qu’elle n’avait pas le droit de connaître, à cette heure surtout… Rapidement, elle glissa la photographie dans le portefeuille qui disparut sous les feuillets où il avait été enseveli, comme elle-même ensevelissait, au plus profond de son cœur, la vérité soupçonnée…

Puis elle sortit de la chambre, pour aller vers Josette. Un domestique accourait :

— Le docteur demande Mademoiselle… On apporte M. le comte…

Que lui voulait-il, ce médecin ? Pourquoi la réclamait-on ainsi, la retenant loin de l’enfant dont elle devinait l’affolement désespéré ?…

Elle regagna le vestibule où tous, immobilisés par l’attente lugubre, écoutaient le bruit des roues qui avançaient lentement sur le sable de l’allée. Dans la nuit, la charrette approchait, entourée par le groupe des chasseurs. Elle s’arrêta…

Un silence solennel se fit, coupé par les exclamations sourdes de ceux qui descendaient le matelas où avait été étendu le blessé…

Un frisson secoua Ghislaine tout entière. Sous la clarté des lampadaires du vestibule, elle voyait apparaître M. de Moraines livide, son beau visage contracté… Pourtant, comme l’avait dit Paul de Gannes, il avait sa connaissance. Son regard tomba tout de suite sur Ghislaine et s’attacha à elle, mystérieux, profond, plein d’une sorte de prière désespérée, tellement pareil à un appel qu’instinctivement, elle s’approcha, bouleversée d’une infinie compassion, avec le désir suprême de pouvoir quelque chose pour lui.

L’ombre d’un sourire, alors, glissa une seconde sur les lèvres décolorées et, faiblement, il murmura, si bas qu’elle seule pouvait l’entendre :

— Ne me quittez pas… Il me reste si peu à vivre…

Avec quelle tragique assurance, il parlait ! Était-il donc si mal et en avait-il la conscience ?… Retenue par son regard qui demeurait arrêté sur elle obstinément, elle monta le large escalier près de lui, du même pas, très lent, que ceux qui le transportaient… Mais sur le seuil de la chambre, elle s’arrêta, abandonnant le blessé à ses amis, au médecin, un gros homme à face de paysan très intelligent, que sa responsabilité effarait un peu et qui, instamment, réclamait le concours de médecins de Paris…

Alors, comme elle se détournait, elle vit Josette qui s’était glissée derrière le lugubre cortège et regardait vers la porte par laquelle son père venait d’être emporté, avec un visage de petite morte où seuls vivaient les yeux, dilatés par une expression d’horreur…

— Josette, ma bien-aimée, appela Ghislaine.

Comme une créature frappée en plein cœur, l’enfant vint s’abattre, chancelante, dans les bras qui s’ouvraient pour l’envelopper.

— Laine, ce n’était pas un mauvais rêve !… C’est vrai, vrai !… Je suis sûre qu’il va…

Elle n’acheva pas. Sa bouche tremblante se refusait à prononcer le terrible mot. Dieu ! comme à cette heure, elle sentait qu’elle l’aimait, malgré sa longue indifférence pour elle, ce père si affreusement frappé tout à coup !

Ghislaine l’avait emmenée dans sa chambre et elle s’efforçait de trouver des mots d’espoir pour cette angoisse que chaque minute exaspérait… Cela, alors qu’en elle-même, grandissait la désespérance ; que, la pensée tendue vers cette pièce où était en péril une vie humaine, elle écoutait tous les bruits de pas, le murmure confus et lointain des voix. Quel allait être l’arrêt du médecin ? Ah ! quel supplice de ne pouvoir rien, rien…

Un coup, soudain, fut frappé à la porte. Un domestique demandait :

— Mademoiselle voudrait-elle venir ? Ces messieurs la demandent dans la bibliothèque.

— J’y vais tout de suite.

— Laine, laissez-moi aller avec vous, suppliait Josette. Je veux le voir !

— Je vous promets, ma bien chérie, que je vous appellerai tout de suite, si vous pouvez entrer dans la chambre, sans danger pour votre père. Attendez-moi ici, ma petite bien-aimée, je vais voir ce qu’on désire de moi et je reviens vous chercher…

Josette inclina la tête en silence, toute son énergie de petite créature volontaire et passionnée concentrée dans l’effort qu’elle faisait pour retenir le cri de son angoisse. Et Ghislaine entra dans la bibliothèque attenant à la chambre de M. de Moraines.

Le docteur, qui écrivait, releva la tête au bruit de la porte.

— Ah ! mademoiselle de Vorges !

Avant qu’il eût parlé, elle devinait la vérité à l’expression de son regard… Elle demanda pourtant :

— C’est grave ?

— Oui, très grave… La charge a été reçue en plein corps. Avec les médecins de Paris que j’attends, nous allons tenter… l’impossible… Mais…

— Vous n’espérez pas ?…

Il haussa les épaules sans répondre, et continua d’un ton que l’émotion rendait brusque :

— Il faudrait une garde. Mme la marquise de Maulde est incapable de donner les soins nécessaires à son gendre et il ne peut être abandonné à des domestiques…

— Son ami, M. de Gannes, lui est dévoué…

— Oui, mais il ne connaît rien aux blessés… Et les chances de sauver M. de Moraines sont si faibles que ce serait tenter le ciel de les diminuer même d’un rien ! Une personne du métier est nécessaire près de lui ! Je vais moi-même aller jusqu’à la ville pour tâcher de la découvrir dès ce soir. Jusqu’à ce que je la ramène, est-ce que vous pourrez, mademoiselle, veiller à ce que tous les soins soient donnés comme il faut à M. de Moraines ?

— Oui, docteur, soyez sans crainte.

— Bien, je serai plus tranquille de vous le savoir confié… Ah ! ma responsabilité est terrible !… Maintenant, il faut encore que je m’entende bien avec M. de Gannes au sujet des médecins à demander à Paris. Pendant que je lui parlerai, seriez-vous assez bonne pour rester un instant auprès de M. le comte ? Il vous a réclamée plusieurs fois comme s’il voulait vous parler… Je lui ai même dit pour le calmer que j’allais vous chercher… Voulez-vous venir ? je crains qu’il ne s’agite et que sa fièvre n’augmente…

Dans la pensée de Ghislaine, se ravivait violemment le souvenir du secret pénétré, que l’émotion de toutes ces minutes tragiques avait rejeté hors de son esprit. Et son cœur se mit à battre très vite… Elle, si courageuse, tout à coup, elle avait peur des paroles que pouvait lui dire le comte de Moraines…

Pourtant, elle répondit :

— Je vous suis, docteur.

Raidie contre son trouble, elle entrait derrière le médecin… Aussitôt, les yeux du blessé l’aperçurent et une sorte de détente se fit une seconde sur son visage contracté. Sa voix appela avec peine :

— Mademoiselle de Vorges !… Enfin…

Elle s’approcha. La même infinie pitié lui emplissait toute l’âme, voyant ainsi abattu soudain, sans qu’elle pût rien pour lui, cet homme qui avait été pour elle, étrangère, payée chez lui, comme le plus délicat des amis.

Doucement, elle dit :

— Pardonnez-moi d’avoir tardé à venir… J’étais avec Josette.

— Josette, ma pauvre petite fille !… Vous me l’amènerez et vous resterez… Mes heures sont comptées… Je veux vous avoir près de moi jusqu’à la fin !… Est-ce assez atroce de mourir ainsi, stupidement !… Au moment même où je commençais à espérer dans l’avenir… Vous voyez bien que vous vous êtes trompée… Que quelquefois, il est trop tard pour recommencer sa vie… Ah ! vivre !… vivre encore ! Je veux vivre !… Être heureux… heureux par vous… Ghislaine…

Les derniers mots, elle les devina plus qu’elle ne les entendit, tant la voix haletante de M. de Moraines s’était étouffée. Une expression de souffrance crispait ses traits… Souffrance morale ou physique, c’était son secret en l’abîme de douleur où, soudain, il était jeté, corps, âme, pensée…

Une seconde, il avait fermé les yeux. Mais comme s’il eût vu pourtant l’instructif mouvement en arrière de Ghislaine à ses paroles, il souleva péniblement ses paupières et murmura du même accent entrecoupé :

— Écoutez-moi… J’ai une prière à vous adresser… Quand vous serez seule dans cette chambre près de moi, vous prendrez dans le petit tiroir de mon bureau… dont la clef est là, dans mon portefeuille… une lettre pour vous… Je l’avais écrite la nuit dernière. C’était un pressentiment… Vous la lirez… Je désire que vous sachiez…

Il s’agitait, une lueur de fièvre montait à son visage décoloré. Ghislaine, alors, dit tout de suite, très douce :

— Oui, je saurai… Je lirai… Ne vous tourmentez pas, ne parlez pas ainsi, je vous en supplie, c’est mauvais pour vous…

— Rien ne peut plus m’être ni bon ni mauvais… Tous leurs soins ne me sauveront pas… Je vais connaître l’horreur de mourir…

Il se tut, étreint par cette affreuse certitude qui le dominait, impitoyable… Puis il reprit encore :

— Vous lirez, n’est-ce pas ?… Vous m’avez promis… La lettre n’est pas finie… Je croyais que j’aurais le temps de l’achever… Le temps… Ah ! le temps !… Si elle vous déplaît, vous pardonnerez à un mourant…

Il ne poursuivit pas, épuisé, mais son regard implorait encore Ghislaine. Elle répéta :

— Oui, je lirai… Soyez en paix… Reposez-vous… Je prendrai la lettre…

Il ne répondit pas, cette fois, vaincu par la faiblesse. Mais, avec la même confiance qui eût apaisé le cœur de Josette, il referma les yeux, certain qu’elle ferait ce qu’elle avait promis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XI

La pendule sonna huit heures.

Le docteur n’était pas encore de retour et Ghislaine, remplaçant pour quelques moments M. de Gannes, se trouvait de nouveau auprès du blessé que sa présence semblait calmer un peu…

En cet instant, elle était bien loin de tous ceux qu’abritait cette maison où la mort menaçait d’entrer… Bien loin de la belle-mère égoïste que sa propre émotion touchait seule… Loin même de l’enfant dont, avec une infinie tendresse, elle avait essayé d’adoucir un peu la détresse.

Toute, elle était avec ce mourant, — un étranger la veille encore, — qui, soudain, lui avait révélé que, depuis des mois, il lui avait donné une part de cette vie, qui, peut-être, allait lui être enlevée… Qu’il vécût ou non, jamais plus désormais, il ne pourrait être pour elle un étranger…

Tout à l’heure, comme elle s’approchait pour le faire boire, il avait murmuré :

— Avez-vous lu ?… Lisez, je vous en supplie… Dans mon bureau, la lettre… Prenez-la… Votre nom y est écrit…

Hésitant encore, elle avait répondu :

— Oui… Plus tard… Quand vous dormirez.

Mais comme il insistait, impatient dans sa fièvre, elle avait fait ce qu’il voulait…

Et, pour lui obéir, tandis qu’il semblait retombé dans sa torpeur douloureuse, à la lumière voilée d’une petite lampe, voici que, le cœur battant, sa volonté brisée, elle commençait à lire les lignes qu’il avait écrites la nuit précédente, comme l’indiquaient la date, l’heure notée par la grande écriture altière… Pas même un jour entier écoulé depuis lors…

Il commençait :

« Pourquoi cette lettre que vous ne lirez peut-être jamais, car demain, en la revoyant à la clarté du jour qui raille les illusions, je mesurerai sans doute la folie que je fais en vous écrivant, — puisque je n’ose vous parler ! — et je ne vous la donnerai pas !

« Et pourtant… pourtant, il me semble que vous êtes de celles qui savent écouter sans en être offensées, un aveu qui leur est fait en toute humilité, avec l’ardent désir que cet aveu soit oublié, s’il ne mérite pas plus ; que surtout nul autre que celui qui en est l’auteur ne souffre, s’il ne peut être entendu…

« Et puis, je ne peux plus résister à la tentation qui me hante depuis que ces dernières semaines m’ont fait vivre près de vous… La tentation d’aller vers vous, comme un pauvre qui demanderait l’aumône, — parce qu’il y a quelques jours, vous m’avez dit, sans soupçonner ce qu’elle serait pour moi, une parole que j’ai recueillie, avec une espérance insensée ! Vous qui êtes la sincérité et la droiture vivantes, le croyez-vous vraiment, qu’il soit encore temps pour moi de recommencer ma vie ?

« Alors, laissez-moi vous dire, enfin ! comme je rêverais de la recommencer… Si mon rêve vous semble irréalisable, absurde, vous n’y songerez plus… Votre silence sera votre réponse et je ne vous en parlerai plus, vous demandant seulement que ma pauvre Josette, envers qui j’ai eu déjà tant de torts, ne souffre pas, à cause de moi, dans sa tendresse pour vous… Maintenant, vous avez deviné, n’est-ce pas, quel aveu je viens vous faire… Ghislaine — laissez-moi, tout bas, vous donner votre nom — je vous ai dit que jamais je n’avais rencontré de femme telle que vous. C’est la vérité ! Vous m’avez révélé ce qu’il peut y avoir tout ensemble chez une femme, de charme, de noblesse, d’énergie et de douceur, de dévouement et de vaillance simples… Sans daigner vous en apercevoir, vous m’avez donné, — avec un respect infini pour vous, avec le désir de tout tenter pour essayer de vous apporter même une ombre de bonheur, — vous m’avez donné le mépris de la vie égoïste et vide que je mène, le remords de mon indifférence pour le bien de ma fille.

« Je sais tout ce qui me sépare de vous, hélas ! Les années trop nombreuses que j’ai de plus ! tant de jours misérablement gaspillés dans une existence que vous avez jugée, — je ne l’ignore pas. Et c’est la conscience que j’ai de tout cela qui, tant de fois déjà, a arrêté mon aveu… Je ne mérite pas une femme telle que vous !

« Puis, aussi, j’avais peur de me tromper, pour votre malheur, en croyant vous aimer comme jamais je n’ai aimé… Jamais, vous m’entendez !… Jamais !… Et, tout cet été, doutant de moi, je vous ai fuie de toute ma volonté. Alors, loin de vous, j’ai vu que j’étais, — absent comme présent, — jaloux de tous ceux qui vous approchaient, de ceux qui vous intéressaient, dont la curiosité, la sympathie, l’attention, même le respect, allaient à vous. J’ai été jaloux de Josette, de cette joie qui illuminait toute sa vie et qui lui venait de vous…

« L’autre soir, enfin, quand Marc de Bresles causait avec vous, que vous sembliez l’écouter, comme sait écouter une femme, avec tout son cœur, toute son intelligence, j’ai éprouvé une telle torture, que j’ai senti que je ne pouvais plus accepter ce supplice de toutes les minutes ; craindre de vous voir enlevée à moi, sans avoir tenté même d’obtenir ce don sans prix de votre vie…

« Et je viens à vous, Ghislaine, avec ce qui peut exister de meilleur en moi pour vous supplier de vous laisser aimer… de devenir vraiment la mère de Josette… Vous connaissez trop bien la vie, vous qui la comprenez avec une intelligence si large, une âme si généreuse, pour être sans pitié, parce que j’ai mal usé, pour ma seule jouissance, des années qui m’ont été données… Si, dans ma jeunesse, j’avais rencontré une femme qui vous ressemblât, si j’avais connu l’obligation bénie du travail, peut-être, aujourd’hui, je serais autre et oserais venir à vous, me sentant moins indigne d’être écouté… Mais j’ai trop vécu seul, dans un monde mauvais pour ma faiblesse…

« Ghislaine, plus que n’importe qui au monde, j’ai la conscience du peu que j’ai à vous offrir… Et pourtant, je vous le dis, sûr maintenant de ne pas vous tromper, ayez foi en moi… Laissez-moi essayer de vous conquérir, de vous donner le bonheur que je vous désire de tout mon être… Laissez-moi recommencer près de vous une autre vie dont vous serez l’âme… Pour l’amour de Josette qui est vôtre , bien plus que mienne, pour son bien, pour sa joie qui vous semble précieuse, soyez-moi indulgente, ne me condamnez pas sans merci !

« Pour elle, plus encore que pour moi, je vous supplie, car en apprenant à vous connaître, je suis devenu moins égoïste… Je sais qu’en vous la donnant, je réparerais le mal que je lui ai fait, pendant des années, par mon insouciance… Si un malheur m’arrivait, alors, je pourrais disparaître en paix, vous la laissant…

« Ghislaine, devenez notre joie à elle et à moi !… Pourquoi, ce soir, ai-je eu tout à coup, pareillement impérieuse, la pensée qu’il est insensé, surtout lorsqu’on a mon âge, d’attendre pour essayer d’atteindre au bonheur… Attendre, comme si l’avenir était à moi ! Attendre, alors que j’ai déjà tant de jours derrière moi, que ceux qui restent sont mesurés… »

La lettre s’arrêtait là… Mais Ghislaine ne releva pas la tête. Sans un mouvement, bouleversée dans toute l’âme, elle demeurait le regard arrêté sur les lignes qu’elle ne lisait plus…

Ainsi, son intuition ne l’avait pas trompée. Le comte de Moraines l’avait aimée, et aimée d’un amour dont une femme pouvait être fière… Fière ! mais heureuse ?…

Une autre peut-être l’eût été… Elle ?… Une pensée déchira son esprit : Pourquoi n’était-ce pas Marc de Bresles qui lui avait écrit ainsi ?… Sans hésitation, pour partager sa vie aventureuse et difficile, elle l’eût suivi, l’âme tressaillante d’une de ces joies qui consolent de toutes les misères !…

Nettement, une seconde, elle en eut conscience. Mais, aussitôt, de toute sa volonté, elle se ressaisit, rejetant loin d’elle le souvenir de Marc de Bresles…

Avec des doigts qui tremblaient, elle replia la lettre… Alors, elle s’aperçut que le blessé la contemplait avec des yeux que la fièvre dilatait, d’un regard étrange, lointain, qui l’appelait comme une prière suppliante et désespérée. Elle s’approcha, sentant combien il le souhaitait…

Avec effort, il murmura :

— Vous avez lu ?

Elle inclina la tête, incapable de parler. Alors il articula péniblement :

— Vous n’êtes pas offensée de ma hardiesse ?… Vous me pardonnez ?

D’une voix que l’émotion brisait, elle dit :

— Vous pardonner de venir à moi si généreusement ?… De vouloir m’enlever à ma solitude pour me rendre heureuse ?… De toute mon âme, je vous suis reconnaissante… Et je voudrais pouvoir vous prouver combien !…

— Vous auriez consenti ?… Dites ?…

Ses paroles n’étaient qu’un murmure, mais une supplication passionnée jaillissait de ses yeux voilés. Lentement, elle dit, incapable même par pitié de n’être pas vraie :

— Je ne sais… J’aurais réfléchi… Je me serais demandé si je pouvais devenir pour vous ce que vous souhaitez…

— Et peut-être, vous auriez consenti ?… Ah ! faites-moi vivre ! vivre !… Je voudrais vivre heureux par vous, comme l’est Josette !… Que de fois j’ai résisté à cette tentation de vous demander l’aumône d’un peu de votre cœur !

Il se tut, épuisé ; mais ses yeux ne la quittaient pas. Elle vit qu’il voulait parler encore et elle pria, douce infiniment :

— Ne vous agitez pas… Pour guérir !…

Il murmura :

— Je ne guérirai pas… Je voulais trop de bonheur… Ç’aurait été trop beau de recommencer ainsi ma vie !… Je vous confie Josette… Je vous la donne… Vous ne l’abandonnerez pas ?… Qu’elle vaille plus que je n’ai valu…

— Je vous promets que, autant qu’il dépendra de moi, je serai pour elle la mère que vous auriez voulu lui donner…

— Sa mère !… AH ! si je pouvais faire qu’elle devînt vraiment un peu votre enfant… Si vous vouliez…

Il s’interrompit… La force lui manquait-elle ou hésitait-il à poursuivre ?…

A larges coups, le cœur de Ghislaine se mit à battre dans sa poitrine. Machinalement, elle répéta tout bas, étreinte tout à coup par une mystérieuse angoisse :

— Si je voulais…

— Oui… Si vous vouliez… Ghislaine, puisque je suis perdu, je vous en supplie, faites-moi une grâce… C’est une prière de mourant, ne la repoussez pas, vous qui êtes bonne, qui savez maintenant… combien je vous ai aimée…

— Que souhaitez-vous ?… Tout ce que je pourrai faire pour accomplir un désir de vous, je le ferai…

Elle avait parlé dans l’absolue sincérité de son âme, frémissante de compassion… Mais quand elle entendit ses propres paroles, elle eut peur, comme d’une promesse qu’elle venait de faire ; peur aussi de l’étrange expression qu’avait prise le visage décomposé de M. de Moraines. La regardant avec des yeux qui imploraient, il murmurait :

— Ghislaine, je voudrais mourir en vous laissant mon nom… Par pitié, acceptez d’être mariée à un mourant…

— Mariée ?

Le mot lui échappa pareil à un cri.

Elle le contemplait avec une espèce d’épouvante. Était-ce le délire qui le faisait parler ou bien se sentait-il déjà tellement en dehors des choses de la terre que, seule, la réalisation de son suprême et dernier désir intéressait sa pensée ?

De sa voix faible, si émouvante, il reprenait :

— Si je dois mourir, Ghislaine, donnez-moi cette dernière joie. Vous serez libre bien vite… C’est tellement horrible d’être ainsi brisé tout à coup !… Par pitié ! Ghislaine. Que je meure, vous sachant mienne, « ma Ghislaine », comme dit Josette…

Par pitié ! Toujours ces mêmes mots par lesquels, mystérieusement, il semblait l’envoûter. Ah ! oui, elle avait pitié, une pitié infinie… Mais il lui demandait trop ! Elle ne pouvait consentir à un tel mariage !… Elle ne pouvait !…

Comment le faire comprendre à cet homme en péril de mort qui ne jugeait plus des choses comme le font les vivants, et s’attachait désespérément à elle au milieu de l’effroyable catastrophe qui l’emportait…

Par pitié !… Les mots résonnaient avec leur accent de prière poignante dans son âme même. Et une terreur, tout à coup, l’envahissait que sa volonté ne défaillît dans le désir d’adoucir un peu l’affreuse agonie morale de cet homme qui l’avait aimée…

XII

Marc de Bresles attendait, dans le petit salon de Mme Dupuis-Béhenne, qu’elle vînt le recevoir ; et quelque absorbante pensée, sans doute, le préoccupait, lui enlevant la notion des minutes qui s’enfuyaient, car il s’étonna d’entendre la vieille dame l’accueillir en lui disant :

— Mon ami, excusez-moi de vous avoir fait attendre. J’ai été retenue…

— Madame, je vous en prie… C’est moi, au contraire, qui aurais à m’excuser, car j’ai demandé à être reçu en dehors de votre jour. Mais je vais partir…

— Bientôt ? Marc.

— Dans dix jours, madame.

— Comment, c’est déjà le moment ?… Oui je me souviens, vous deviez nous quitter fin novembre… Vraiment, j’ai, je crois, perdu la notion du temps dans toutes les émotions qui m’ont bouleversée depuis quelques semaines. Ah ! mon ami, quelle chose horrible que cet accident du comte de Moraines ! Maintenant encore, je me demande, par instants, si ce n’est pas un mauvais rêve tragique… Mais les faits, malheureusement, sont là pour empêcher toute illusion. Ce pauvre M. de Moraines est mort…

— Et Mlle de Vorges est sa veuve. Cela me semble, à moi aussi, un rêve… un rêve impossible à admettre comme une réalité !

La voix de Marc avait une telle âpreté que Mme Dupuis-Béhenne le regarda un peu saisie. Comme il ne continuait pas, elle affirma :

— Et pourtant, cela aussi est une réalité. Mais je ne m’étonne pas que vous ayez peine à la croire… J’en doute bien, moi qui, pourtant, ai assisté à ce lugubre mariage d’un mourant que sa volonté seule a vraiment fait le miracle de soutenir jusqu’au moment où la cérémonie a été accomplie.

— Vous étiez à Jouventeuil, et vous n’avez pas empêché Mlle de Vorges de consentir à un pareil mariage ?

Les mots avaient dû lui échapper avant que sa volonté eût pu les retenir, car ses lèvres se contractèrent violemment, trop tard pour arrêter ces vaines paroles. Comme si Mme Dupuis-Béhenne se sentait prise en faute, elle dit hâtivement :

— Je vous assure, Marc, que, quand nous sommes arrivés à Jouventeuil, mon mari et moi, appelés par une dépêche de Ghislaine, qu’elle nous a fait part de l’étrange désir de M. de Moraines auquel il s’attachait violemment dans sa fièvre, et dont elle était bouleversée, nous lui avons dit… Ah ! tout ce qu’il y avait à dire !… tout ce qu’elle savait aussi bien que nous… Et justement, pour cela, elle était épouvantée de consentir…

— De consentir ?… Mais pourquoi consentir ?… Car, enfin, elle n’aimait pas de Moraines !

Une personne plus observatrice que Mme Dupuis-Béhenne eût été frappée de l’accent dont Marc avait dit ces derniers mots, d’un accent où il semblait y avoir tout ensemble, de la colère, un doute, et aussi une question anxieuse, une prière de recevoir une certitude.

Mais elle ne s’en aperçut pas, et dit simplement :

— Non Ghislaine n’aimait pas le comte de Moraines. Elle avait seulement pour lui de la sympathie, elle le jugeait très bon, très intelligent, absolument de son monde, et elle était touchée de la délicatesse qu’il avait toujours apportée dans ses moindres rapports avec elle, de ses égards, de ses attentions pour lui rendre aussi agréable que possible le séjour de l’hôtel de Maulde. Peut-être sachant combien il l’aimait, elle se serait attachée à lui… Mais c’est uniquement par compassion, par générosité qu’elle a accepté ce mariage qu’il voulait, comme veut un homme qui a conscience que les heures lui sont comptées, qui veut désespérément sans voir ni difficultés ni impossibilités… Un mariage auquel il a tenu surtout quand il a eu la certitude qu’il était irrévocablement perdu — comme, paraît-il, d’ailleurs, il en avait eu le pressentiment dès le moment où il a été atteint !

— Et personne n’a pu lui faire comprendre qu’il voulait une vraie folie ?

— M. de Gannes et mon mari lui ont parlé… Mais, dans l’état où il était, il n’avait plus sa lucidité de jugement…

— Et Mme de Maulde, elle aussi, a simplement accepté ce mariage inouï ?

— Marc, elle n’a eu guère le loisir de la réflexion ni de la résistance… Et puis, elle était bien trop abattue pour s’opposer à quelque chose ; elle avait la tête perdue comme nous tous, et elle se sentait vaincue par les événements qui se précipitaient sans nous donner le temps de nous reconnaître… M. de Moraines l’a fait appeler. Il lui a dit que, depuis plusieurs mois déjà, il souhaitait épouser Ghislaine… Qu’il avait attendu toujours, redoutant un refus qui éloignerait peut-être notre amie de sa fille, mais qu’il ne voulait pas mourir sans que ce mariage fût accompli, si Ghislaine y consentait…

— Et elle a consenti… Mais comment a-t-elle pu faire cette chose insensée pour un homme qu’elle n’aimait pas ! C’est un dévouement… merveilleux !

Mme Dupuis-Béhenne ne discerna pas l’intensité d’amertume et d’ironie presque douloureuse qui frémissait dans les paroles de Marc, pas plus qu’elle ne s’étonnait de l’ardent intérêt avec lequel il la questionnait. Et, toujours simple, elle approuva :

— Oui, je pense comme vous… Mais, voyez-vous, Marc, quand un homme est frappé comme l’a été ce pauvre Moraines, il semble qu’on soit prêt à l’impossible pour lui donner, au moins, une dernière joie… Et Ghislaine est d’une famille où les plus téméraires, les plus héroïques dévouements paraissent des actes tout simples ! Ses aïeux se faisaient tuer en souriant, même pour un devoir qu’eux seuls avaient pu créer… Sous une autre forme, elle a fait comme eux… Elle aussi a exposé sa vie… Car enfin les médecins déclaraient que M. de Moraines était perdu ; que c’était une question de jours, presque d’heures, mais on a vu des miracles de guérison !… Et je vous jure que c’était pour moi une terrible angoisse de me dire qu’ils se trompaient peut-être, et que Ghislaine pourrait regretter alors d’avoir engagé tout son avenir dans un moment où elle n’était plus bien maîtresse de son jugement…

Marc, d’un geste inconscient, passa la main sur son front, comme pour en écarter des pensées que Mme Dupuis-Béhenne ne devait pas même soupçonner. Si, absurdement, contre toute évidence, il s’était obstiné à croire impossible que Ghislaine de Vorges fût tout à coup devenue comtesse de Moraines, maintenant tous les détails lui précisaient le fait, sans souci de sa vaine révolte. Encore une question lui échappa, toute palpitante de cette angoisse que sa forte volonté ne pouvait maîtriser :

— Mais enfin pourquoi Moraines voulait-il ainsi ce mariage inutile ?

— Non pas inutile pour sa fille, Marc, ni pour Ghislaine. Il savait bien que, pour Josette, il avait été, — du moins pendant bien des années, — un père indifférent, négligent… Il avait compris enfin, en voyant Ghislaine auprès de sa fille, que l’enfant confiée à Mme de Maulde n’était pas heureuse, qu’elle arrivait à un âge où les influences subies pouvaient décider de son avenir de femme… La mort imminente éveille, si vive, la conscience des responsabilités ! Il a entrevu tout à fait, à la dernière heure, celle qu’il avait envers cette enfant. Et il a voulu réparer, un peu, le tort qu’il lui avait fait, en la confiant à Ghislaine, devenue sa belle-mère, pour qu’il y eût un véritable lien entre elles…

De cet accent d’ironie âpre, inaccoutumé chez lui, Marc jeta :

— C’était, en effet, parfaitement compris pour le bien de Mlle Josette, sinon pour celui de Mlle de Vorges…

Une seconde, Mme Dupuis-Béhenne demeura silencieuse, comme si elle hésitait à parler… Mais, sans en avoir conscience, elle était dominée par cette volonté de savoir l’entière vérité qu’elle sentait si impérieuse, obscurément, chez Marc de Bresles ; — sans, d’ailleurs, qu’elle en pénétrât ni même en cherchât le mobile. Et, de sa manière paisible, elle reprit :

— Marc, vous avez toujours été un si vrai ami pour Ghislaine que je puis bien vous parler franchement… Vous vous trompez fort en croyant que M. de Moraines ne pensait qu’à sa fille en désirant laisser son nom à Ghislaine… D’après ce qu’il a dit à mon mari, d’après… son testament, il est évident qu’une pensée très délicate, très généreuse, l’inspirait… Aimant Ghislaine, — comme aiment les hommes de son âge, — il voulait avoir le droit d’assurer son avenir, la délivrer de sa pauvreté, de sa pénible situation d’institutrice…

— Pénible ! soit… mais qui la faisait indépendante, ne devant rien à personne… Au-dessus de toute critique, de tout blâme, de toute supposition injurieuse !

Le visage de Mme Dupuis-Béhenne se colora, et elle regarda Marc, presque indignée :

— Blâmer Ghislaine !… Et de quoi ?… Elle a vu qu’il dépendait d’elle d’adoucir un peu une agonie supportée avec un admirable courage… Elle s’est entendu supplier de devenir la mère d’une enfant qu’elle aime profondément… Et elle s’est prêtée, sans souci d’elle-même, à ce qu’implorait d’elle un homme dont le dernier rêve a été de la rendre heureuse… La veille même du jour où il a été blessé, il lui avait écrit une lettre, restée inachevée, qu’il a voulu qu’elle lût, où il lui demandait d’être sa femme… Ghislaine a été généreuse et dévouée, et bonne… follement !… Oui, voilà de quoi on peut la blâmer !… Marc, qu’avez-vous donc contre elle ?… Que vous a-t-elle fait ?

Ce qu’elle lui avait fait ? C’était là un secret que nul ne devait pénétrer… Ah ! elle l’avait bien fait souffrir par ce mariage dont la nouvelle l’avait foudroyé, auquel, d’abord, il avait refusé de croire…

Lui aussi, tout bas, comme le comte de Moraines, il avait été conquis par le charme pénétrant de cette nature de femme très haute et très noble. Il avait pensé que ce serait une joie divine de vivre près d’elle, heureux par elle, en se dévouant à elle toute… Pourtant, il s’était tu, ne voulant pas l’entraîner dans sa vie aventureuse d’homme sans fortune, elle que les épreuves avaient déjà si fort meurtrie. Il avait résisté à la tentation délicieuse et redoutable de lui parler en cette unique journée, passée près d’elle, six semaines plus tôt ; la dernière où, — sans que nul pressentiment l’en eût averti, — il eût pu lui demander de devenir sienne, pour la peine comme pour la joie…

Maintenant qu’une circonstance étrange avait fait d’elle la comtesse de Moraines ; qu’elle avait accepté de servir de mère à une enfant orpheline qu’elle n’abandonnerait pas ; maintenant surtout que son avenir était assuré, elle était perdue pour lui… Jamais plus, il ne pourrait revoir en elle la Ghislaine de Vorges qu’il avait mise si haut, au-dessus des autres femmes ; que, silencieusement, il avait entourée d’un culte fervent, où il entrait tant d’estime, de respect, d’admiration… Certes, il la savait incapable d’un misérable calcul d’intérêt. Et pourtant, il ne lui pardonnait pas d’avoir renoncé à sa hautaine pauvreté, d’accepter la fortune d’un homme qui, en réalité, n’avait jamais été qu’un étranger pour elle… Comment avait-elle pu consentir à cela ? Comment, elle, si fière, s’était-elle exposée aux suppositions outrageantes de ceux qui ne la connaissaient pas ?… Comment n’avait-elle pas compris que certains dévouements sont pures folies, et avait-elle accompli celui-là avec ce mépris altier de ce qui en pouvait résulter pour elle ?

Mais toute cette révolte qui grondait en lui, il devait la taire… Déjà, il n’avait que trop trahi l’amertume qui lui emplissait l’âme. Par un violent effort de volonté, il se domina, et dit :

— Chère madame, vous avez raison, je n’ai qualité ni pour approuver ni pour blâmer Mlle de Vorges, qui a agi comme elle a cru devoir le faire. Je suis, en effet, mauvais juge en la circonstance…

Très sérieuse, Mme Dupuis-Béhenne dit :

— C’est vrai, Marc, car vous ne pouvez comprendre ce qu’était la situation, ne l’ayant pas vue de tout près comme nous, comme moi, qui, jusqu’à la dernière minute, ai espéré que quelque circonstance — même, mon Dieu, la mort de ce malheureux ! — empêcherait le mariage de s’accomplir, puisque la loi exigeait un certain délai… Mais il était écrit qu’il se ferait !… Aujourd’hui, ce sont de nouvelles difficultés. Ghislaine refuse absolument d’accepter les avantages que M. de Moraines, son mari, lui a reconnus par testament.

Une clarté s’alluma dans les yeux de Marc.

— Ah ! Mlle de Vorges, pardon Mme de Moraines refuse…

— Oui… La situation est, en effet, fort délicate pour elle. Le comte de Moraines qui la connaissait bien, avait sans doute eu le pressentiment de ce refus, car il a arrangé les choses de telle sorte que son opposition n’y peut rien changer… En somme, devant la loi et l’Église, elle est la veuve du comte de Moraines ; elle ne peut rester auprès de Josette dans une position d’institutrice et toute sa fortune personnelle consiste en quatorze cents francs de rente. Enfin, la situation va se régler, je suppose, maintenant que Ghislaine est de retour…

— Mme de Moraines est à Paris ?

— Elle est revenue depuis quelques jours avec Josette. Ne la verrez-vous pas avant de partir ?

— Non, sans doute, fit-il brièvement.

A quoi bon la voir ? Pour sentir plus amer son regret de ce qui aurait pu être et qui maintenant ne serait jamais sans doute… Mais à Mme Dupuis-Béhenne, il fallait donner quelque banale explication ; et il continua :

— J’aurai trop peu de temps à moi pendant ma dernière semaine à Paris…

— Oui, en effet. C’est une longue absence que vous préparez, Marc. Vous reviendrez… quand ?

Il eut un geste de détachement profond.

— Je ne sais… Peu m’importe. Rien ne me retient ni me rappellera en France. Je suis un sans famille !

— Marc, vous avez du moins des amis. Et un jour viendra — peut-être n’est-il même pas bien loin ? — où vous vous créerez une famille…

— Vous voulez dire, madame, que je me marierai ? Ah ! certes non, ce jour n’est pas proche… Je n’ai ni le goût ni les moyens de devenir chef de famille. Chère madame, au revoir… Voici longtemps que je vous retiens et j’en suis confus.

Il se levait pour prendre congé, incapable d’une conversation indifférente. S’il était venu ce jour-là chez Mme Dupuis-Béhenne, c’est qu’il ne pouvait plus supporter son ignorance de ce qui s’était réellement passé à Jouventeuil. Combien de récits de toute sorte, fantaisistes, mensongers, malveillants même, avait-il entendus à ce sujet depuis quelques semaines…

Maintenant il savait la vérité, comme il l’avait tant souhaité ; et cette vérité lui était si douloureuse qu’il eût voulu, à n’importe quel prix, retrouver les incertitudes qui, pourtant, l’avaient torturé.

XIII

Très sincèrement, il avait pensé : « A quoi bon la revoir ? » C’était inutile, absurde… Ce serait douloureux…

Pourtant, en l’intimité de son âme, en ce monde mystérieux sur lequel la volonté est impuissante, il gardait l’obsédant désir de la retrouver une dernière fois… Comme si quelque espérance invincible lui restait… de quoi ?… De la conquérir ? De la supplier de devenir sa femme, oubliant ce sombre rêve d’une union de quelques heures avec un mourant, oubliant cette enfant qu’elle avait follement adoptée…

Lui-même eût haussé les épaules à préciser cet espoir insensé dont il savait toute l’inanité. Résolu à n’y pas même arrêter sa pensée, il accumulait les occupations, les courses, les rendez-vous qui absorbent toutes les heures à l’approche d’un lointain voyage…

Et cependant, la veille même de son départ, à l’heure où par suite d’une réflexion de Mme Dupuis-Béhenne, il savait avoir chance de trouver Ghislaine, il était au seuil de l’hôtel de Maulde et demandait, avec un effort, pour articuler le nom :

— Madame de Moraines reçoit-elle ?

— Si monsieur veut attendre un instant, je vais m’en informer. Madame allait sortir.

Le domestique ouvrait la porte du petit salon, écartant la portière ; et, sur le fond clair de la fenêtre, il vit se détacher une silhouette de femme, souple et fine, dans la longue robe noire, illuminée par le nimbe d’or des cheveux coiffés d’un petit chapeau de crêpe.

Instinctivement, il s’arrêta :

— Je vous demande pardon, mademoiselle… madame, corrigea-t-il aussitôt.

— Entrez, vous êtes toujours le bienvenu, dit-elle de sa voix un peu grave.

— Pourtant, vous étiez prête à sortir…

— Oui, pour un rendez-vous d’affaires… Mais il peut attendre ; sans scrupule, donnez-moi un instant… Josette que j’emmène est auprès de sa grand’mère.

Il s’inclina avec l’impression que, en ces quelques semaines, elle avait, non pas vieilli, mais mûri d’un grand nombre d’années. Le regard des prunelles bleues paraissait venir maintenant de si loin, avoir contemplé un spectacle inoubliable…

Il y eut entre eux un silence.

Lui, comme elle, en cette minute, revivait le dernier moment où ils s’étaient vus là-bas, à Jouventeuil, dans le salon fleuri, sous un ruissellement de lumières, au milieu du murmure joyeux des conversations. Tout à coup, il la revoyait nettement, debout, dans l’élégance de sa robe du soir, près d’une gerbe de chrysanthèmes roses, se détournant un peu, avec un sourire, pour répondre à une question de M. de Moraines, la clarté d’une lampe estompant en lumière la ligne du profil, l’ondulation blonde des cheveux…

Entre ce soir-là et l’heure présente, le torrent de la vie avait passé, creusant entre eux un sillon si profond qu’il semblait infranchissable…

Marc en éprouva la conscience aiguë. Du premier regard, il avait remarqué, au doigt effilé, l’anneau de mariage.

Ah ! Dieu, pourquoi n’avait-il pas parlé quelques semaines plus tôt ?… Eût-il même espéré une seconde réaliser aujourd’hui le rêve de lui murmurer combien elle lui avait été chère, il sentait maintenant la folie d’un tel espoir… Dans son deuil sévère, avec ce crêpe blanc ourlant le chapeau sur les cheveux, elle était vraiment la veuve du comte de Moraines…

Les traits durcis par l’effort de sa volonté pour dompter l’émotion qui tendait tous ses nerfs, il articulait, très correct, d’une voix presque froide :

— Je me suis permis de demander à être reçu parce que je ne voulais pas partir sans vous adresser mes adieux…

— Vous partez prochainement ?

— Demain.

— Ah ! demain !…

Elle avait eu un tressaillement ; il le devina au mouvement de sa main appuyée sur un coussin, la main qui portait l’anneau de mariage.

— Oui, je me souviens… Vous m’aviez, en effet, parlé de cette date… Il me semble qu’il y a si longtemps ! Je vous remercie d’être venu, d’en avoir trouvé le temps, au milieu de toutes vos occupations de la dernière heure.

— Je serais venu plus tôt, si je n’avais craint d’être indiscret…

Le soin qu’il mettait à ne rien trahir de la violence de son émotion donnait à son accent quelque chose de dur et de glacé qui dressait une invisible barrière entre leurs deux âmes. Où était le temps où leur causerie avait tant d’abandon ?…

Elle répéta :

— Indiscret ? Un ami comme vous ne l’est jamais !… J’aurais trouvé bien triste de ne pas recevoir votre adieu, de ne pas vous dire le mien en vous remerciant encore de… tout ce que je vous dois…

Ce qu’elle lui devait ?… Était-ce par une suprême ironie qu’elle parlait ainsi ?… Regrettait-elle qu’il l’eût amenée dans cette maison ? Car il l’y avait amenée !… Ou jugeait-elle que sa destinée était devenue meilleure ?…

Mystère ! sa gravité pensive, où il y avait aussi une sorte d’infinie lassitude, ne trahissait rien de son sentiment qu’elle gardait caché avec une dignité fière… Et elle n’était point de celles qu’on ose interroger, si désespérément qu’on souhaite le faire…

Plus forts que toutes ses résolutions, les mots jaillirent des lèvres de Marc :

— Puisque selon toute probabilité, je n’aurai pas l’honneur de vous revoir avant bien des années, — s’il m’est donné de vous revoir jamais ! — permettez-moi, madame, de vous dire que je suis heureux, que vous croyiez avoir à me remercier… Sinon, je vous aurais demandé pardon d’avoir été involontairement la cause première d’un changement dans votre vie que vous n’aviez sans doute pas prévu…

Elle le regarda de ses yeux profonds :

— C’est vrai, je ne l’avais pas prévu. Mais maintenant, j’ai accepté, j’accepte ma nouvelle existence avec tout ce qu’elle peut m’apporter de soucis, d’épreuves nouvelles, — peut-être aussi de joies ; car enfin, dans la vie, il s’en trouve quelquefois !

— Si rarement !…

— Ne me le rappelez pas, ne me découragez pas, je vous en supplie !… D’ailleurs, maintenant, grâce à vous, je ne suis plus seule ; j’ai une enfant, ma vie à un but…

Sans pitié, il précisa, étreint tout à coup par un désir cruel de jeter en elle, un écho de sa propre souffrance :

— Oui, jusqu’au mariage de Mlle Josette, vous vous dévouerez à elle… Et ensuite ?… Quand elle sera mariée ?…

Elle eut un geste de détachement suprême.

— Ensuite ?… Ensuite, je ferai comme toutes les mères ! Je vivrai de son bonheur qui sera la joie de ma solitude…

A mesure qu’elle parlait, elle lui semblait plus loin de lui, allant vers un monde où il ne pouvait la suivre. Et, intense à en devenir une douleur intolérable, se ravivait en lui la certitude qu’elle lui avait échappé parce qu’il n’avait su la retenir à l’heure où nul n’avait droit sur sa vie… Maintenant, il était trop tard !…

Avec une âpreté dont il n’avait pas conscience, il dit :

— Ah ! que vous êtes sage ! trop sage pour qu’il me soit possible de vous comprendre !… Quand je serai loin, je pourrai penser que vous êtes heureuse pour prix de votre dévouement… que vous ne regrettez rien !

— Que je ne regrette rien !…

Elle répéta les mots presque bas, d’une voix soudain brisée, amère, ou semblait frémir la plainte de quelque désillusion très lourde à porter.

Il tressaillit, jeté vers elle par un élan qui lui faisait oublier tout ce qui n’était pas elle…

Mais, tout de suite, déjà, elle se ressaisissait et elle continuait, obligeant ses lèvres mélancoliques à trouver une ombre de sourire, — ce sourire grave qu’il avait tant aimé :

— Quoi que vous pensiez, je regretterai plus d’une fois que vous soyez loin… Car il se trouve bien des moments où la présence d’un ami tel que vous est infiniment précieuse…

— Si vous le souhaitez, je resterai…

Sans répondre, elle le regarda, debout devant elle, attendant le mot qu’elle allait dire… Et elle le sentit si sincère qu’une espérance jaillit en elle, radieuse… Dans son âme, — si forte pourtant, mais une âme de femme après tout ! de femme jeune, — un désir fou palpitait de lui crier :

— Oh ! oui, restez !… Ne m’abandonnez pas !… Ne me laissez pas seule !

Les mots ne sortirent pas de sa bouche… Sur le seuil du salon, une voix s’élevait, demandant :

— Ghislaine, vous êtes là ? Grand’mère voudrait vous dire un mot avant que…

Josette n’acheva pas. Laissant retomber la portière, elle venait d’apercevoir Marc de Bresles, et une légère lueur rose colora son pâle petit visage, tandis qu’elle s’arrêtait, saisie :

— Oh ! pardon ! Je ne savais pas, Ghislaine, que vous n’étiez pas seule et je venais vous chercher…

Elle était prête à fuir. Ce fut Ghislaine qui la retint, parce que maintenant elle avait mesuré sa faiblesse…

Pourtant déjà son rêve d’une seconde était mort… La soudaine entrée de l’enfant la rejetait dans la réalité, lui rappelant qu’elle n’était plus libre, qu’elle avait déjà donné sa vie.

Folle, d’ailleurs, d’avoir espéré quelque chose ! Espéré quand, seule, sa générosité chevaleresque avait pu faire parler Marc de Bresles ! Heureusement, elle s’était tue… Ah ! heureusement !…

A peine, elle entendait les paroles qu’il échangeait avec Josette, prenant congé de l’enfant. Elle savait seulement qu’à elle aussi, il allait dire de semblables paroles, correctes, et qu’elle devrait y répondre sans rien trahir de l’angoisse qui, tout à coup, brisait son courage.

Obsédants, quelques mots mélancoliques d’un poète, fragment de vers oubliés, hantaient obstinément sa pensée : « Il pleure dans mon cœur… » Comme si ce lambeau de phrase eût été écrit pour elle dont le cœur enfermait tant de larmes !

Quelques instants, minutes ou secondes, elle n’aurait su le dire, s’enfuirent encore. Elle attendait le moment tout proche où Marc de Bresles allait dire les mots qui consommeraient leur séparation ; et cette attente lui faisait tant de mal qu’elle eût voulu qu’il les prononçât tout de suite… Elle tressaillit toute, pourtant, en les entendant :

— Adieu, madame. De loin comme de près, je vous serai tout dévoué.

Il s’inclinait très bas. Elle lui tendit la main et il y appuya ses lèvres.

Alors elle dit :

— Adieu, mon ami. Que Dieu vous garde… Merci… de tout !

Sur le seuil, au moment de sortir, il se détourna encore.

Josette près d’elle, avec une indéfinissable expression de souffrance dans les yeux, elle le regardait… L’enfant n’eût pas été là, qu’en cette minute, l’aveu eût jailli de son cœur, à lui… Mais elle se dressait entre eux, gardienne jalouse de la femme qu’il eût souhaitée sienne et qui, à elle, se dévouait tout entière.

Il répéta seulement, étreint par une sensation de fin, très douloureuse :

— Adieu !

Et la portière retomba derrière lui.

Ghislaine ne fit pas un mouvement ; mais ses paupières battaient très vite. Josette leva la tête vers elle et un cri d’angoisse lui échappa :

— Laine, ma chérie, maman, qu’avez-vous ? Pourquoi pleurez-vous ?

Très bas, Ghislaine dit, effaçant d’un geste rapide les larmes que toute sa volonté n’avait pu contenir :

— Ne vous inquiétez pas, ma petite aimée… Ce n’est rien… Mais voyez-vous, j’ai bien peu d’amis. Et il me semble triste, très triste d’en voir partir un tel que M. de Bresles !

Josette l’enveloppa d’un regard où était toute sa tendresse passionnée :

— Oui, je comprends ! Oh ! maman, ma maman plus que chérie, si cela peut vous consoler un peu, vous faire un peu de bien, pensez que votre « petite » est à vous, qu’elle vous aime… plus que tout au monde, plus qu’aucun ami ne pourrait vous aimer !

Et Ghislaine sentit que l’enfant disait vrai… C’était à elle de mettre désormais tout son bonheur dans cette jeune tendresse, comme font les mères…

DEUXIÈME PARTIE

I

C’était la « grande semaine » à Dieppe, la semaine des courses, qui avait amené aux villas tous leurs hôtes, faisait combles les hôtels, éclairait la plage et le Casino de la fraîche lumière des robes d’été, animait les rues étroites de la vieille ville normande, autant que la chaussée large de la rue Aguado, du roulement des équipages, de la résonance du sabot des chevaux sur le pavé inégal.

Mais, par cette fin d’après-midi d’août, la plupart des équipages étaient soigneusement clos, car un vent furieux soufflait du large, jetant rudement, sur les galets, les vagues apportées sans relâche par la marée montante, toutes livides sous les nuées de tempête qui muraient l’horizon.

Même au cœur de la ville, on sentait la violence des rafales qui s’engouffraient dans toutes les issues, chargées de leurs senteurs salines dont s’imprégnaient les lèvres.

Avidement, avec un plaisir gourmand, Marc de Bresles respira le souffle puissant venu de la mer comme il arrivait à Dieppe, par la route d’Arques, au trot rapide des deux chevaux attelés à la voiture qu’il conduisait lui-même… Et le désir impérieux le domina aussitôt de s’en aller immédiatement contempler la mer sans plus de souci des raisons qui l’amenaient en ville. Il se tourna vers le groom assis derrière lui, et commanda :

— Prenez les rênes, faites les courses nécessaires ; ensuite, vous irez m’attendre devant la poste.

Il sauta à bas de la voiture ; puis, au hasard, s’engagea dans l’une des rues qui conduisaient à la plage. Mais si attiré qu’il fût par l’horizon de tempête qu’il devinait, il avançait pourtant d’une allure flâneuse, l’œil séduit par la physionomie animée des rues, l’oreille charmée par le son de cette langue française dont l’avaient déshabitué cinq années d’absence. Une seule fois, pendant ce temps, il était revenu en France, mais pour un si bref séjour qu’à peine il avait pu se sentir sur la terre natale, bien vite rappelé par les responsabilités du poste qu’il avait accepté dans la création du chemin de fer au cœur même de l’Afrique.

Cette vie, hors du monde civilisé dont son énergie, son impérieuse volonté dans la lutte, son humeur aventureuse goûtaient avidement les difficultés et même les périls, cette vie l’avait conquis tout entier, tandis qu’il la menait. Maintenant, repris par le charme de son pays, il s’étonnait d’avoir pu si longtemps en demeurer éloigné.

Avec une sorte d’ivresse, depuis son retour, — trois semaines plus tôt, — il jouissait du bleu charmant des ciels d’été, de la lumière blonde épandue par le soleil de France, de l’apaisante sérénité des soirs, de la douceur des ombres sur l’herbe des pelouses et des prairies… A Paris, ç’avait été pour lui une véritable fête des yeux de retrouver la féerie des beaux magasins, l’animation souriante des boulevards, de revoir ces fines silhouettes de Parisiennes dans l’élégante coquetterie des robes d’été, dont son œil s’enchantait.

Et aujourd’hui, encore, tandis qu’il avançait dans la rue balayée par le vent de mer, il prenait plaisir à distinguer, parmi les passantes que la tourmente n’avait pas effrayées, les jeunes Françaises, des Anglaises aristocratiques, ou des simples jeunes misses, joyeusement garçonnières sous le canotier de paille, qui marchaient, raidies contre la tempête, entre la double muraille des vieilles maisons aux larges fenêtres.

Puis, tout à coup, il les oublia toutes, les unes et les autres… Devant lui, s’ouvrait l’infini de la mer sous un ciel d’orage, lourd comme les vagues que le vent dressait en collines sombres qui s’écroulaient avec un bruit formidable dans un poudroiement d’écume.

Et le spectacle était si beau que, pour en mieux jouir, sans bruit de paroles et d’exclamations, sans présence importune à ses côtés, il laissa derrière lui le Casino, dont la terrasse avait été envahie par une foule curieuse de baigneurs, et s’en alla, en dehors de la plage mondaine, descendre sur les galets tout près de la mer, si près que la poussière d’écume lui fouettait le visage. A peine quelques intrépides s’étaient approchés comme lui, un robuste Anglais, un vieux monsieur à face de marin, et, plus en avant encore, une femme très svelte, si mince qu’elle était tout ensemble effrayante et délicieuse à voir, immobile devant cette immensité, soulevée par un souffle de tempête, qui bondissait à ses pieds, et l’eût brisée comme un frêle petit jouet, sous son atteinte. Toute droite dans sa longue casaque qui frôlait les galets, elle regardait, la main appuyée sur la tête d’un gros chien danois, son col relevé très haut, laissant tout juste entrevoir, sous le tulle du voile, le haut d’un profil juvénile, l’ébouriffement léger des cheveux sombres sous la toque de paille à grandes ailes.

Comme Marc arrivait près d’elle, une rafale passait, si violente, qu’elle arracha le nœud qui retenait la voilette blanche et l’emporta dans son souffle, la jetant, au passage, presque au visage de Marc. D’un geste instinctif, il la saisit. L’étrangère s’était détournée, saisie par la brusque attaque du vent, avec une exclamation :

— Ah ! mon Dieu !

Tout à la fois, elle semblait impatiente et amusée, repoussant en arrière, d’un geste d’enfant, les petits cheveux fous de ses tempes, que le vent lui jetait sur le visage…

Marc, se découvrant, lui tendit la voilette.

— Voici, mademoiselle.

Le mot « madame » s’était arrêté sur ses lèvres. C’était sûrement une jeune fille que cette fine créature dont la peau avait l’éclat doré d’un beau fruit.

Simplement, avec une aisance de femme du vrai monde, elle dit :

— Je vous remercie, monsieur.

Et une ombre de sourire effleura la bouche très rouge, et les yeux, de larges yeux noirs, d’une profondeur veloutée, étincelants et chauds de vie jeune, des yeux avec lesquels pas une femme n’eût pu paraître laide.

D’un geste adroit, malgré la tourmente, elle rattachait son voile. Puis elle retomba dans une contemplation, tout ensemble si recueillie et si ardente, que Marc eut l’intuition qu’elle aimait passionnément la mer, que, devant un spectacle comme celui-là, le temps n’existait plus pour elle, qui s’enivrait de la violence du vent, de la voix tumultueuse des vagues écrasées sur les galets, de la houle éperdue des eaux, de la splendeur de ce ciel de tempête où, dans la déchirure soudaine des nuées, flamboyait la lueur fauve d’un étrange soleil couchant, pareil à un fantastique soleil d’apothéose.

Et Marc, la voyant ainsi, avait envie de la remercier tout bas d’être si délicieusement vibrante et jeune ; — comme aussi d’éclairer de sa grâce de femme ce farouche horizon de tempête.

Sûrement, ce fut le sursaut de son chien, inondé par l’écume d’une vague, qui, soudain, lui rendit la notion des instants enfuis. Elle secoua la tête, comme pour chasser la griserie du rêve. En même temps, un rire léger lui échappait devant la mine piteuse du chien, dont l’eau avait zébré le poil. Comme s’il eût pu la comprendre, tout en lui caressant la tête, elle lui disait :

— Mon pauvre Dick, voilà une aventure qui ne te plaît guère, n’est-ce pas ? Console-toi, va ; moi aussi, je suis toute mouillée ! Mais la fête est finie. Il faut que nous rentrions, car il est tard.

Le vent jetait toutes ses paroles à l’oreille de Marc, bien qu’elle parlât à demi-voix. Elle avait regardé l’heure à sa montre. Et, sans doute, force lui était décidément de partir, car, après une dernière minute de contemplation, elle se détourna et, lentement, se prit à remonter la pente des galets.

Sur la terrasse sablée, longeant la mer, une voiture l’attendait, une charrette anglaise attelée d’un poney, auprès duquel se tenait un domestique. Elle-même conduisait. Vite installée, les guides en mains, après un regard encore vers la mer, elle enleva son cheval, qui fila vers la ville.

Et Marc, alors, songea que, pour lui aussi, le temps avait marché, et qu’il n’était pas venu à Dieppe uniquement pour y contempler une mer démontée et une jolie silhouette de jeune fille. Mais, tout à la jouissance de son retour en France, il se sentait rempli pour lui-même d’une extrême indulgence, disposé à se pardonner ce qu’en d’autres temps, il eût peut-être qualifié d’enfantillages.

Sur la plage, les promeneurs étaient maintenant très rares. Avec l’approche du crépuscule qui venait plus tôt en cette fin d’août, l’air encore avait fraîchi et le vent ramenait de grosses nuées menaçantes chargées de pluie. Dans les hôtels qui, devant la mer, bordaient la longueur de la rue Aguado, des lumières commençaient à s’allumer…

Sans enthousiasme, Marc revint vers le Casino. Comme il passait devant l’une des larges portes enserrées dans les grilles, un abonné en sortait : un homme d’une cinquantaine d’années, aux allures de clubman aristocratique, qui, se trouvant face à face avec lui, s’arrêta court, le regardant d’un air d’indécision où il y avait une intense surprise, puis s’écria :

— De Bresles ! C’est bien vous, n’est-ce pas ? Je ne rêve point… Ah çà ! vous êtes donc en France ?

— Je suis en France, comme vous voyez, très ravi d’y être, d’y retrouver des amis qui veulent bien se souvenir de moi, qui me reconnaissent après tant d’années d’absence.

Et cordialement, Marc serra la main de Paul de Gannes. Puis, un court silence se fit entre les deux hommes dominés par la surprise de ce rapprochement soudain, par le rappel brusque du passé que leur rencontre évoquait tout à coup. Inconsciemment, ils se regardaient, chacun cherchant sur le visage de l’autre, les traits jadis familiers et la trace des dernières années enfuies…

Cette trace, elle se trouvait surtout dans la silhouette un peu alourdie de Paul de Gannes, dont la cinquantaine commençait à blanchir la barbe effilée, les cheveux soigneusement taillés sous le feutre gris. Marc, lui, avait maigri de corps et de visage, mais sans rien perdre de son air de robustesse nerveuse ; la peau brûlée par le soleil d’Afrique, semblait accentuer le caractère de volonté et d’énergie des traits auxquels le sourire donnait, comme jadis, une douceur imprévue et charmeuse.

Il sentit sur lui le regard de Paul de Gannes et, gaiement, il interrogea :

— Avouez que je m’illusionne en me figurant que vous me reconnaissez et que vous me trouvez, au contraire, un air terriblement exotique…

— Pas du tout ! Et c’est même ce qui me stupéfie ! Vous reparaissez tel que vous êtes parti, Parisien pur sang, et votre vie aventureuse devait vous convenir à merveille, car vous êtes rudement plus jeune d’aspect que vos contemporains ! Faites un seul tour au Casino en ce moment où la « grande semaine » les rassemble ici en nombre et vous en jugerez ! Mais que diable faites-vous à Dieppe, quand on vous croit en Afrique ? Comment êtes-vous ainsi revenu sans crier gare ?

Machinalement, les deux hommes s’étaient mis à marcher, insensibles à la violence du vent, à l’ombre grandissante du crépuscule, tout à leur soudaine rencontre qui évoquait, en leur pensée, des souvenirs effacés, une vision de leur passé mort…

Avec une imperceptible amertume, la voix de Marc s’éleva :

— Mon cher ami, à qui aurais-je crié gare ? Vous savez bien que je suis un solitaire dans l’existence ! J’ai débarqué il y a trois semaines, sans nul vain espoir d’être accueilli en grande pompe, voire même autrement… J’ai filé tout de suite vers Paris où je me suis retrempé avec joie dans l’atmosphère natale, sans m’apercevoir même, en mon enthousiasme, que cette atmosphère était saturée à souhait de la poussière d’été. Puis, m’étant parisianisé de mon mieux, ayant constaté que le mois d’août avait dispersé aux quatre coins de la France tous ceux que j’aurais eu quelque plaisir à voir, j’ai pris le train pour Dieppe, ou mieux pour Arques où m’appelle ma nouvelle qualité d’héritier…

— D’héritier ? Et oui, c’est vrai ! votre vieil original d’oncle, le comte de Sylvaire, est mort ?

— Il est mort, il y a deux mois.

— Et vous êtes son héritier…

— Et je suis son héritier… Non par la force des choses, mais par sa propre volonté, ce qui m’a permis d’accepter sans scrupule ledit héritage…

— Autrement, vous l’auriez refusé ?… De Bresles, au moral comme au physique, vous êtes toujours le même ! Votre séjour parmi des individus d’âme primitive vous a laissé tous vos raffinements de civilisé !

Marc eut un léger haussement d’épaules, un peu impatient :

— Mon cher ami, en toute simplicité d’âme, je vous avoue que, en effet, je n’aurais eu aucun goût pour accepter une fortune que son possesseur, vivant, semblait décidé à me refuser. Mais heureusement, je n’ai rien eu à démêler avec mes scrupules ! Mon digne oncle, après m’avoir traité comme le dernier des drôles parce que je prétendais gagner mon pain ainsi qu’un misérable prolétaire, a jugé, sans doute, sur le tard, que à tout péché miséricorde ! Et il a fait de moi une façon de millionnaire, possesseur de plusieurs châteaux, tout comme le marquis de Carabas, l’un entre autres à Arques…

— D’où votre présence ici, je comprends.

— Oui, le notaire m’a averti que cette propriété d’Arques y nécessitait ma présence pour la vente de terres qui en dépendent… Et je me suis exécuté. Depuis mon arrivée, hier soir, je joue bravement mon rôle de châtelain, mais cette après-midi, je n’y tenais plus et je me suis échappé pour venir voir ma vieille amie la mer…

— Que vous trouverez en pleine révolte !

Marc enveloppa d’un regard ravi l’horizon tourmenté. Puis il sourit un peu, aspirant à pleines lèvres l’âpre souffle du vent.

— Je l’aime ainsi… Sans doute, parce que depuis ma plus tendre enfance je me suis moi-même entendu, bien des fois, traiter de révolté ! Dites-moi, vous êtes ici pour la « grande semaine » ?

— Du tout, nous passons la saison à Dieppe. Ma femme s’y plaît beaucoup, car elle y retrouve tout son cercle. Vous y rencontrerez vous-même bien des visages connus ! La marquise de Maulde, pour ne parler que d’elle, y est avec sa petite-fille. Elle a une villa sur la route de Pourville.

Marc n’entendit même pas cette dernière phrase, l’âme soudain bouleversée par l’impérieuse résurrection du passé… Un passé que sa volonté, autant que les circonstances, semblait pourtant avoir aboli dans son souvenir, passé mort en ce jour d’automne où il était sorti de l’hôtel de Maulde, après avoir reçu l’adieu de Ghislaine de Moraines qu’il sentait perdue pour lui, toute au devoir imprévu qu’elle acceptait entier… Et dès lors, de toute énergie, il s’était appliqué à oublier le rêve fini, pour n’être plus qu’un homme d’action, vivant dans l’heure présente faite de difficultés, de périls audacieusement surmontés.

L’élan qui, autrefois, l’entraînait vers Ghislaine de Vorges avait été brisé, — irréparablement, semblait-il, — par son mariage avec le comte de Moraines. Mais cependant, il ne pouvait entendre parler d’elle comme d’une étrangère, et les paroles de M. de Gannes, tout à coup, l’évoquaient pour lui avec son charme mélancolique, ses yeux profonds, son sourire pensif et très doux… Machinalement, il répéta :

— Ah ! Mme de Maulde est à Dieppe… Et sa petite-fille vit toujours auprès d’elle ?

— Mais non, du tout. Josette de Moraines habite avec sa belle-mère, et cela depuis plusieurs années déjà. L’hiver même qui a suivi la mort de son pauvre père, elle a été fort souffrante des suites de cette terrible secousse ; alors Mme de Moraines l’a emmenée au bord de la mer, comme le recommandait le médecin, la marquise ne se souciant nullement de quitter Paris. Et sa complète liberté lui a paru si précieuse qu’elle a souhaité la conserver. Mme de Moraines et Josette se sont alors installées dans l’appartement même de Moraines et elles y sont restées. En ce moment, Josette est en villégiature chez sa grand’mère.

Il y eut un silence. Sur la terrasse à peu près déserte maintenant, les deux hommes s’étaient arrêtés et ils semblaient observer la course éperdue des vagues, sous le ciel obscurci par des nuées épaisses que ramenait le vent. Peut-être Paul de Gannes était-il le seul à remarquer la menaçante beauté de l’horizon. Le regard de Marc contemplait, dans le monde de l’âme, de pauvres ombres pâles, fantômes du passé… Un pli creusait son front.

Tout à coup, il interrogea et sa voix timbrée avait quelque chose d’un peu dur, mais de rêveur aussi :

— Est-ce que Mme de Moraines est également ici ?

— Oh ! non !

Et un demi-sourire courut sous la moustache de M. de Gannes.

— Vous seriez-vous imaginé que notre belle marquise, qui avait la fibre maternelle fort peu développée, s’aviserait, un beau jour, de devenir jalouse de la grande affection que Josette témoigne à sa belle-mère, et justement ! car Mme de Moraines s’est dévouée à elle comme bien des mères mêmes ne l’auraient pas fait ! Mais Mme de Maulde n’en a pas jugé ainsi. Et comme elle a coutume d’exprimer tout ce qu’elle a en tête, elle a non seulement fait sentir, mais dit à Mme de Moraines son impression… Cela, à plusieurs reprises, et même, — ma femme en a été témoin ! — d’une façon tout à fait blessante. Naturellement, Mme de Moraines se tient maintenant sur la réserve et voit fort peu la marquise. Entre nous, mon opinion est que Mme de Maulde est moins jalouse de l’affection témoignée par sa petite-fille que des succès littéraires de Mme de Moraines et de l’affluence des visiteurs dans son salon.

Marc le regardait, surpris.

— De quels succès littéraires, voulez-vous parler ?

— Ah ! çà, de Bresles, vous avez donc tout à fait perdu de vue vos anciens amis ?

— Ceux-là surtout qui auraient pu me parler de la famille de Moraines ; les pauvres Dupuis-Béhenne sont morts à un an de distance.

— Oui, après avoir eu la délicate pensée de léguer à Mme de Moraines, qu’ils aimaient comme leur fille, leur propriété de Bretagne, près de Paramé… Peut-être parce qu’ils savaient mieux que personne que la comtesse Ghislaine se refusait absolument à profiter de la fortune que lui donnait son mariage avec ce malheureux Moraines… C’est justement pour se créer une situation tout à fait indépendante qu’elle s’est mise à écrire… Et elle a étonnamment réussi ! C’est vraiment une femme remarquable !… Ah ! Moraines, qui s’y connaissait, avait bien su deviner tout ce qu’elle valait ! D’autres, après lui, s’en sont avisés aussi et s’en avisent même en ce moment, à commencer par Étienne Dechartres, vous savez, le poète et critique d’art… Mais jamais elle ne sera la femme de personne tant que Josette ne sera pas mariée.

— N’est-ce pas là un événement qui, sans doute, ne tardera pas à se produire ? Mlle Josette a aujourd’hui…

— Vingt ans. Oui, certes, elle est d’âge à goûter de la vie conjugale… C’est l’opinion très arrêtée de sa grand’mère qui rend fort injustement Mme de Moraines responsable du peu d’enthousiasme de la jeune personne pour le mariage. La vérité est que cette petite fille est terriblement difficile, peut-être, en effet, parce qu’elle est trop heureuse chez elle, trop aimée, trop gâtée par la comtesse Ghislaine… que je comprends tout le premier, car je la trouve exquise, cette enfant…

— Exquise ?… au physique ou au moral ?

M. de Gannes se mit à rire.

— Au physique et au moral ! Ah ! la délicieuse créature que Mme de Moraines a su faire de la gamine capricieuse d’autrefois ! Et cela, tout en lui laissant son entière personnalité !… Sapristi ! je comprends que tant de prétendants aspirent à conquérir cette insaisissable petite déesse, quittes à se voir éconduits !… Venez donc demain sur la plage vers les onze heures, vous la verrez, ma jeune amie Josette… Comme pour elle, je suis un vieux monsieur, — songez donc, un contemporain de son père !… — elle ne se tient pas avec moi, sur la défensive comme avec les brillants cavaliers qui tentent de lui faire leur cour… Généreusement elle me permet de jouir du rayonnement de sa belle jeunesse !

Marc ne répondit pas, devenu songeur. Tout en causant, les deux hommes s’étaient rapprochés du Casino, maintenant tout éclairé, car la nuit se faisait, une nuit voilée de nuages lourds de pluie… Déjà, sur le sol poudreux, les premières gouttes d’une averse s’écrasaient.

M. de Gannes s’exclama :

— Diable ! nous allons être mouillés ! de Bresles, entrez-vous au Casino ?

— Non, certes… Je vais rejoindre mon équipage quelque part en ville où il doit se croire abandonné, et mes courses faites, je regagne vite Arques-la-Bataille…

— Alors, mon cher ami, à demain… Venez nous trouver sur la plage… La cabine de Mme de Maulde, devant laquelle ces dames tiennent salon, est une des premières, près de l’escalier du Casino. Vous la découvrirez facilement ! Au revoir !

Marc répéta :

— Au revoir !

Et, laissant M. de Gannes chercher un abri, il s’enfonça dans la ville sous l’averse qui éclatait, drue et cinglante.

II

La tourmente avait passé. Sous la pluie de la nuit, le vent s’était apaisé et un éclatant soleil ruisselait en clartés blondes sur les falaises, sur la frémissante étendue des eaux, pointillées de barques. La mer était haute, couleur d’opale, à peine ridée d’un léger frisson de vagues ; nonchalamment, l’eau mouillait les galets, les effleurant d’une ondulation caressante et souple… Et Marc, dont les yeux avaient emporté l’image du sombre horizon de la veille, dont l’âme gardait encore l’impression de sa mélancolique soirée, la veille, dans sa grande demeure déserte, trouva exquise la féerie de cette matinée vibrante de lumière.

La terrasse, déserte la veille au crépuscule, était maintenant fourmillante de promeneurs circulant parmi les jeux des enfants, la course rapide des bicyclettes qui longeaient la mer ou filaient autour des pelouses et des massifs fleuris dont la brise emportait les senteurs confondues.

Sur la plage, bariolée par les ombrelles, les toilettes claires des femmes, les vastes parasols de couleurs vives, c’était une véritable foule, massée à l’ombre des cabines, — minuscules salons tendus d’étoffe à grandes fleurs, — groupée sur la terrasse du Casino, sur les galets envahis jusqu’à la mer, sur l’estacade allongée dans l’eau bleue, où se coudoyaient les spectateurs curieux et les baigneurs qui escaladaient ses hauteurs pour plonger, ou bien tout ruisselants y demeuraient à recevoir la brûlante caresse du soleil de midi…

Et ces derniers étaient ceux-là surtout qui savaient pouvoir victorieusement supporter l’examen de tant de regards ; les hommes ressemblant à de hardis lutteurs dans le maillot étroit ; les femmes, coquettement habillées, chaussées, ceinturées de noir, ayant des airs de petites clownesses en jupe courte, coiffées du foulard de couleur qui dégageait l’auréole des cheveux et se nouait avec des coques capricieuses.

Un instant, avant de s’engager sur les planches jetées en un chemin à travers les galets, Marc s’arrêta à contempler le coup d’œil que lui offrait ainsi la plage et dont son regard était charmé, alors que son esprit l’était beaucoup moins de la perspective de devoir aller jouer son personnage dans le cercle de la marquise de Maulde.

Une envie lâche s’emparait de lui de fuir, pendant que la chose lui était encore possible, de s’en aller flâner à sa fantaisie dans cette brillante cohue où, peut-être, il découvrirait la jeune fille inconnue qui, la veille, admirait près de lui la mer avec tant d’enthousiaste passion… Rêve inutile ; à son oreille, une exclamation arrivait :

— Eh bien, de Bresles, je vous prends en flagrant délit de curiosité ! Peut-on, sans trop de cruauté, vous enlever à votre contemplation ?

Et Paul de Gannes, souriant, s’arrêta devant Marc qui, désormais, n’avait plus qu’à se reconnaître vaincu et à s’en aller remplir un rôle actif dans la comédie mondaine qui se jouait au grand soleil.

Tout en causant avec M. de Gannes qui, presque à chaque pas, devait se découvrir pour saluer, il se laissait conduire à travers la foule qui envahissait même l’allée de planches, jusqu’à la cabine à l’ombre de laquelle Mme de Gannes recevait. Un cercle nombreux l’entourait ; les femmes, toutes très élégantes, habillées avec une coquetterie raffinée de créatures de luxe qui savent que même les yeux masculins goûtent l’harmonie des nuances caressantes, des mousselines souples et des dentelles frissonnantes, des grands chapeaux fleuris qui ombrent le regard…

— Aline, je vous amène un revenant, jeta M. de Gannes, arrivant près de sa femme. Il n’est pas nécessaire, n’est-ce pas, que je vous présente Marc de Bresles ?

— Point nécessaire du tout !… En voyant M. de Bresles, jamais même, je ne pourrais m’imaginer que plusieurs années ont passé depuis qu’il nous a quittés !

Marc s’inclina. Dès la première minute, il retrouvait en Mme de Gannes la femme du monde accomplie, banalement aimable, qu’elle était jadis. Il lui répondit par quelques mots de politesse ; mais sa pensée était distraite, de nouveau ramenée violemment vers le passé par la vue de la marquise de Maulde qui, à son tour, l’accueillait. Elle avait un peu vieilli, toujours belle cependant sous la poudre des cheveux tout blancs, disposés avec le même goût savant qui avait créé sa robe de plage. Et d’expression, d’allure, de voix, elle était demeurée tellement pareille à elle-même que Marc en l’écoutant, en lui répondant, oubliait le cadre nouveau où il la retrouvait. Inconsciemment, il la replaçait dans son hôtel de Paris, dans le petit salon où, pour la dernière fois, il avait vu la femme qu’il avait souhaitée sienne. Comme ce jour-là lui semblait loin, si loin en arrière !… vécu par un Marc de Bresles qui n’était pas celui qu’avaient créé cinq années d’une existence aventureuse et solitaire, traversée de difficultés de toute sorte.

En cette minute, tout ensemble il regrettait que Ghislaine de Moraines ne se trouvât point dans ce cercle où presque tous les visages lui étaient connus et il en éprouvait pourtant une sorte d’allégement, tant il redoutait de ne plus retrouver en elle la Ghislaine d’autrefois, — à qui, en l’intimité de son âme, il ne pardonnait pas le mariage auquel elle avait consenti.

Mais elle était absente. Et absente aussi, la petite Josette à qui elle avait donné les belles années de sa jeunesse de femme. Indifférent aux propos qui s’échangeaient autour de lui, il la cherchait des yeux, tentant de la reconnaître parmi les jeunes filles qui étaient sous son regard. Comme s’il eût deviné sa curiosité, M. de Gannes demanda :

— Où donc est Josette ?

Ce fut la marquise qui répondit :

— Josette ?… Elle ne peut jamais tenir en place. Elle est descendue tout au bord de l’eau avec les petits de Mussy et leur gouvernante parce que les enfants voulaient voir le bain de je ne sais quelle Anglaise, nageuse extraordinaire…

— De Bresles, si nous faisions comme les enfants ! Voulez-vous ?…

Il ne demandait pas mieux, trop désaccoutumé des conversations mondaines pour les goûter fort ; et, avec allégresse, il louvoya de nouveau parmi la foule pressée des groupes qui couvraient les galets et s’immobilisaient au bord de l’eau, d’où s’échappait une rumeur de paroles, de rires, d’exclamations, dont vibrait l’air chaud.

— Ah ! inutile de nous aventurer davantage sur ces maudits galets ! Voici Josette qui revient avec les enfants ! s’exclama M. de Gannes.

— Où ?… Parlez-vous de la jeune fille qui tient ce petit garçon par la main ?

— Oui…

Marc se mit à rire.

— Mon cher ami, vous allez me trouver stupide, mais imaginez-vous qu’hier soir, avant de vous rencontrer, j’étais sur la plage auprès de Mlle de Moraines et que je ne l’ai pas reconnue du tout, mais du tout !

— Ah ! par exemple ! n’y a-t-il donc plus rien en elle de la fillette que vous avez laissée, il y a cinq ans ?

Marc ne répondit pas. Il regardait la jeune fille qui venait vers eux sous le reflet blanc de son ombrelle, tout habillée de linon rose ; et il songeait qu’elle semblait la jeunesse elle-même.

Elle n’avait pas aperçu M. de Gannes et elle riait avec l’enfant dont elle tenait la main, d’un joli rire joyeux… Et ses yeux aussi riaient sous l’ombre de la grande capeline de paille, fleurie de roses, — ses yeux candides, profonds et caressants, qu’une ardente vie illuminait, beaux à brûler le cœur… Oui, c’étaient bien les yeux de la petite gitane d’autrefois. Mais celle-là n’avait point cet éclat de fleur, ces lèvres de pourpre sombre, si merveilleusement fraîches, cette grâce extrême de mouvement, cette allure de jeune nymphe radieuse…

Fugitive, comme une ombre effacée, passa dans le souvenir de Marc, l’image d’une autre Josette, toute frêle, toute pâle, habillée de noir qui, jalousement se dressait entre lui et la femme qu’il aimait, la lui enlevait pour jamais sans doute… Et cette image-là s’abîma dans le passé d’où, une seconde, elle avait ressuscité. La vraie Josette, c’était cette jeune créature qui approchait rieuse, dans la lumière rose de sa robe, nimbée de soleil, sa svelte silhouette profilée sur l’horizon de la mer…

— Josette ! appela M. de Gannes.

Elle tourna la tête et reconnaissant un ami, elle eut un sourire et s’approcha, disant gaiement :

— Voici la Josette demandée ! Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Une présentation à accomplir si vous voulez bien me le permettre, Josette. Je désirerais vous présenter quelqu’un qui vous a connue petite fille et qui ne vous reconnaît plus maintenant que vous êtes une demoiselle. C’est…

— C’est M. de Bresles, finit-elle, tandis qu’une lueur d’amusement s’allumait une seconde dans ses larges prunelles, devant la surprise de Marc.

— Se peut-il vraiment, mademoiselle, que vous me fassiez l’honneur de me reconnaître encore, après tant d’années ?

D’une voix chaude, très jeune, dont le timbre pourtant était un peu grave, elle expliqua :

— Quand M. de Gannes a parlé, vous avez eu une expression qui a, je ne sais comment, jeté votre nom dans ma pensée… Mais il me semble vous avoir déjà rencontré hier… N’est-ce pas vous, monsieur, qui, sur la plage, avez eu l’obligeance d’arrêter mon voile au passage ?

— Josette, qu’est-ce que cette histoire ? jeta involontairement M. de Gannes.

Il avait l’air si stupéfait qu’un sourire amusé retroussa les lèvres de la jeune fille.

— Une histoire toute simple, toute courte, que je veux bien vous dire parce que j’ai pitié de votre curiosité !

En quelques mots, elle la contait, de cette manière spontanée qui lui donnait un charme de vie intense. Puis, se tournant vers Marc, elle continua :

— Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ; c’était bien vous ? monsieur.

— C’est moi-même, mademoiselle, qui ai eu le plaisir d’opérer le sauvetage de votre voile…

— Mais ne traitez pas si légèrement le service que vous m’avez rendu ! Grâce au petit chiffon de tulle que vous avez remis en ma possession, j’ai pu continuer d’affronter le vent de tempête et même m’arrêter sur le haut de la falaise pour y regarder encore la mer…

— Que vous aimez… infiniment… n’est-ce pas ?

Un éclair courut dans la profondeur veloutée des prunelles.

— Que j’aime, oh, oui ! surtout quand elle est… telle qu’hier… Et je me le reproche puisqu’elle fait du mal quand elle est ainsi… Mais tandis que je la regarde, j’oublie qu’elle est si redoutable ! Sa beauté me prend toute !…

— Et ce matin, alors, elle vous laisse votre liberté ?

Les lèvres souples eurent une moue d’une malicieuse finesse :

— Ce matin, je ne peux même pas la voir ! Il y a trop de monde entre elle et moi !

M. de Gannes avait écouté, tout en faisant jouer le garçonnet qui, impatient de voir Josette arrêtée, avait lâché sa main.

Il se mit à rire de la réflexion de la jeune fille.

— De Bresles, vous ne vous doutiez guère que cette petite personne était une jeune misanthrope, redoutant la société de ses semblables.

— Non pas la société, mais la foule !… Je déteste la foule ! Elle m’étouffe, elle me rend triste !… Et si je ne le suis pas ce matin, c’est qu’il fait un temps si merveilleux que le soleil, le ciel bleu, le délicieux air tiède, la bonne senteur de la mer me consolent de ne pas jouir égoïstement toute seule de ces richesses ! Mais certes, si grand’mère ne désirait pas venir chaque matin sur la plage à l’heure du bain, je ne bougerais pas de la hauteur de ma falaise !

— Où la fête des choses se donnerait pour vous seule ! dit Marc qui l’écoutait avec un étrange plaisir de la sentir toute vibrante ainsi.

— C’est-à-dire que je la goûterais à ma fantaisie, sans crainte de notes fausses et de couleurs dissonantes qui troublent mon plaisir !… Je crois que je suis gâtée par ma vie en Bretagne, dans une solitude exquise !

— Entendez-vous, de Bresles, avec quel accent cette petite parle de sa solitude ! Je crois pourtant que si elle l’aime à ce point, c’est qu’elle y vit avec une incomparable amie !… Vous avez de bonnes nouvelles de Mme de Moraines ? Josette.

— Oui, très bonnes, merci.

— Elle est toujours à Rothéneuf ?

— Oh ! oui, elle y passe tout l’été. En quittant Dieppe, j’irai l’y retrouver et nous y resterons jusqu’en novembre !

— De quel ton ravi, elle dit cela ! fit M. de Gannes qui semblait avec elle sur un pied d’amicale taquinerie. Elle n’a qu’un désir, c’est de nous quitter !

Elle ne répondit pas. Peut-être même n’avait-elle pas entendu. Un reflet de tendresse avait soudain baigné son visage expressif et Marc sentit qu’elle était tout à coup très loin de cette plage mondaine, tout son cœur allé vers l’amie absente.

Distraite, elle s’était remise à marcher pour monter la pente des galets, laissant M. de Gannes accaparé au passage par des amis ; et Marc avançait près d’elle avec le désir de l’entendre encore parler, de sa voix chaude, de ce qu’elle affectionnait ou redoutait. Il eût aimé la questionner sur Ghislaine ; mais cela, il n’osait, arrêté par la manière brève dont elle avait répondu à M. de Gannes quand celui-ci avait nommé la jeune femme.

Il tressaillit de l’entendre dire, comme si elle eût pénétré sa muette pensée :

— Je regrette que Ghislaine ne soit pas ici… Je sais qu’elle vous considérait, monsieur, comme un de ses bons amis et elle aurait sûrement eu grand plaisir à vous revoir…

Son accent si sincère faisait de ses paroles mieux qu’une vaine phrase de politesse et Marc lui en fut reconnaissant.

— C’est moi qui serais trop heureux si Mme de Moraines voulait bien encore se souvenir de moi.

— Puisque vous connaissez Ghislaine, vous savez bien qu’elle est incapable d’oublier ceux qu’elle appelle ses amis… Et je me souviens bien… oh ! très bien !… que c’est ainsi qu’elle vous nommait…

Sa voix tout à coup avait pris quelque chose de pensif. Il eut l’intuition qu’elle songeait à cette dernière visite qu’il avait faite à l’hôtel de Maulde, — dont il se souvenait maintenant comme de la page dernière de quelque roman fini… Pourtant il eût voulu qu’elle continuât à parler de la jeune femme que sa propre pensée évoquait ; mais vers eux, dévalait le garçonnet qu’elle avait délaissé et qui accourait, lui criant :

— Josette, Mme de Maulde vous demande. Elle dit qu’il va être midi et qu’elle veut rentrer.

— Est-il déjà si tard ? murmura-t-elle.

Marc sourit de son accent de regret.

— Vous regrettez de partir, alors qu’il s’agit d’aller retrouver la paix de votre falaise ?

Elle secoua la tête, souriant aussi, et dit très simple :

— Je regrette de ne pouvoir parler un peu avec vous de Ghislaine, ce que je fais bien rarement ici…

— Pourquoi ? si je ne suis pas indiscret de le demander…

— Parce que j’ai cet enfantillage de redouter dire même son nom devant ceux qui ne peuvent savoir tout ce qu’elle est !… Mais, après tout, la vérité vraie est peut-être que je préfère ne pas parler des êtres qui me sont le plus chers… Je les aime jalousement, et je les veux conserver à moi seule ! C’est un vilain défaut ! Je le sais bien…

— C’est un défaut que je trouve bien excusable… parce qu’il est mien aussi…

Elle eut un regard ravi de petite fille.

— Vraiment ? Oh ! tant mieux !… Puisque je ne suis pas seule de mon espèce, je me fais un peu moins l’effet d’un monstre d’égoïsme !…

Elle ne continua pas, ils atteignaient le groupe où, déjà debout, se tenait la marquise impatiente qui s’exclama :

— Eh bien, Josette, tu ne revenais pas ? Qu’est-ce que cette façon de disparaître ainsi ?… Ah ! quelle éducation bizarre cette petite a reçue !

Une flamme courut une seconde dans les larges prunelles de Josette. Mais cette éducation que critiquait Mme de Maulde lui avait, du moins, appris à demeurer bien maîtresse d’elle-même et elle n’eut pas un mot qui trahît sa révolte devant l’indirect blâme adressé à Ghislaine. Un peu plus rose seulement, elle se mit à prendre congé des femmes qui l’entouraient, pendant qu’avec ensemble, les hommes évoluaient vers elle, plus ou moins ouvertement. Et Marc, qui l’observait avec une inconsciente curiosité, fut frappé de la simplicité extrême, de la dignité juvénile, avec lesquelles elle recevait le discret encens que tous — hommes faits comme jeunes gens — lui offraient…

Était-elle encore une enfant ou déjà une femme sous sa forme délicate de jeune fille ? Il l’écoutait parler avec cette spontanéité qui lui donnait un imprévu charmeur, comme la mobilité de son fin visage. A coup sûr, elle était très intelligente, avec une âme de feu, pétrie de tendresse et de sincérité… De tout cela, il avait la confuse révélation dans l’ardente profondeur des yeux splendides, dans l’expression des lèvres souples auxquelles le sourire donnait un charme caressant et qui, dans le silence, étaient closes presque gravement…

— Monsieur de Bresles, nous vous reverrons, j’espère, dit la marquise, redevenue souriante.

— Si vous voulez bien m’y autoriser, madame, j’aurai l’honneur d’aller vous présenter mes hommages.

— Vous serez le très bienvenu. Mais pour être plus sûr de ne pas faire inutilement l’ascension de la falaise, venez dîner jeudi. J’aurai un petit cercle d’amis.

Il s’inclina, acceptant avec un plaisir dont il se fût étonné, s’il y eût réfléchi. Mais il y avait des impressions qu’il n’aimait pas à déflorer par l’analyse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien, de Bresles, que dites-vous de ma petite amie Josette ? lui jeta gaiement M. de Gannes, quand la svelte silhouette rose eut disparu dans la foule que midi ramenait vers la ville.

Il secoua la tête, comme un homme qui se réveille, et pensif :

— Je dis qu’elle ne ressemble à aucune des jeunes filles que j’ai jusqu’ici rencontrées…

Il songeait que sa jeunesse était grisante comme un parfum de fleur et que ce serait exquis d’en respirer encore la senteur…

III

Une froide pluie d’automne battait les pavés, et, machinalement, Ghislaine contemplait les gouttelettes qui ruisselaient sur les vitres, lancées par le souffle du vent.

Elle était assise devant sa table à écrire, mais elle ne travaillait pas. Pensive, elle songeait devant le portrait de Josette qui ne quittait jamais son bureau, — non pas de la Josette de l’heure présente, mais de la fillette d’autrefois, celle qui, farouche d’abord, l’avait ensuite aimée avec tant de juvénile et passionnée tendresse.

C’était pour l’attendre et la ramener passer octobre en Bretagne qu’elle était à Paris depuis deux jours, puisque les derniers jours de septembre la lui ramenaient enfin !

Ah ! oui, enfin !… Ses six semaines de solitude lui pesaient d’autant plus qu’elle devait soigneusement veiller à ne pas le laisser soupçonner à Josette qui, alors, n’eût jamais consenti à la quitter. Or, par-dessus tout, elle souhaitait ne mériter en rien le reproche « d’accaparer » la jeune fille qu’en toute occasion la marquise de Maulde lui faisait entendre, ouvertement ou non !

Et, d’ailleurs, n’était-ce pas sagesse de chercher à s’habituer au vide immense que creuserait dans sa vie le mariage de Josette… Certes, toute la première, elle souhaitait voir devenir une heureuse femme, l’enfant qu’elle avait vraiment faite sienne par son affection, son dévouement de chaque jour, par le souci constant qu’elle avait eu du bien moral de cette âme et de cette pensée vierges.

Mais justement parce qu’elle lui avait donné, avec un oubli absolu d’elle-même, son existence solitaire, se refusant toute vision même d’une destinée autre tant que sa tâche maternelle ne serait pas achevée, elle pressentait l’angoisse de l’heure, — proche sans doute, — où l’enfant s’éloignerait d’elle, commencerait sa vie de femme, où alors elle-même demeurerait seule, avec la conscience impitoyable de sa jeunesse morte, ne sentant plus à toute minute, près d’elle, pour lui faire oublier son isolement, cette tendresse infinie, délicieusement confiante, de Josette qui l’avait consolée des tristesses et des déceptions de sa vie…

Un jour, jadis, le comte de Moraines lui avait déclaré qu’il était impossible qu’une femme de son âge pût être heureuse, n’ayant pour toute joie qu’un rôle maternel à remplir… Pourtant cela était arrivé… Pourtant les cinq années qui venaient de s’écouler avaient été pour elle lumineuses et douces parce qu’un cœur d’enfant s’était donné tout à elle, appelant jalousement le sien… Pourtant, pendant ces cinq années, elle n’avait jamais souhaité une destinée autre… Pas même été troublée par la tentation d’accepter les quelques dévouements qui s’étaient offerts à elle — devenue comtesse de Moraines ! — ni ceux qu’elle avait devinés attendre une simple parole d’encouragement pour s’avouer.

Peut-être, parce que la pensée décevante et ironique lui demeurait qu’elle ne les eût sans doute pas rencontrés si elle était demeurée l’institutrice Ghislaine de Vorges, une déclassée…

Rien n’avait pu effacer en elle, l’impression de dédain, un peu méprisant, pour les hommes, que sa jeunesse de femme lui avait imprimée dans l’âme. Alors elle avait dû les juger ; et ils lui étaient apparus de telle sorte qu’elle n’avait plus ni désiré ni rêvé leur amour dont elle avait mesuré la valeur…

Et c’est pourquoi, à ceux qui s’étonnaient qu’elle n’usât point de son talent d’écrivain pour écrire des romans, elle répondait avec un sourire, voilant l’ironie un peu amère de sa réponse, qu’elle se fût sentie tout à fait incapable de faire parler à ses héros, comme il convient, le langage de la passion…

Parfois, elle s’était étonnée que pas un ne pût la toucher, ressusciter en elle ce désir de se confier toute qui l’avait effleurée jadis, éveillé en elle par Marc de Bresles. Avec lui, il semblait avoir emporté ce rêve mort… Il était parti, jamais il ne lui avait écrit. Indirectement, par hasard, elle avait entendu parler de lui, de rares fois. Elle avait su qu’il était revenu en France quelques mois ; c’était pendant l’été, elle était alors en Suisse avec Josette ; et, d’ailleurs, il n’avait pas cherché à la revoir… Lui aussi était, comme tant d’autres, un disparu pour elle… Et comme si son absolu silence lui avait apporté quelque mystérieuse et suprême déception, elle avait achevé de mourir à toute foi dans la durée des sympathies comme des affections, même les plus sincères. Elle n’avait plus voulu être que mère… Sans daigner voir que, peut-être, c’était folie à elle de s’enfermer ainsi dans la tâche que les circonstances lui avaient imposée, de faire son bonheur de celui qu’elle donnait, comme de l’ardente tendresse qui en était le retour… D’attendre pour songer à elle-même… Quoi ?… Qu’attendait-elle de l’avenir, elle qui n’espérait rien ?…

Et pourquoi aussi se prenait-elle à rêver à toutes ces choses, tandis qu’avant l’heure d’aller à la gare recevoir Josette, elle réunissait les lettres reçues presque quotidiennement de la jeune fille, pendant leur séparation de six semaines… Une à une, elle les feuilletait et, au passage, certaines pages l’arrêtaient.

Les premières étaient toutes au regret de la séparation.

Dans l’une d’elles, après son arrivée même à Dieppe, Josette écrivait avec un abandon d’enfant aimante :

« Ghislaine, ma chérie, ma maman, pourquoi m’avez-vous envoyée loin de vous ? J’ai la nostalgie de notre home breton où je vous ai laissée. J’ai la nostalgie du pays où vous êtes, du ciel, de la mer que vous regardez — sans moi, maintenant ! — J’ai surtout, maman, la nostalgie de vous, de vos yeux, de votre sourire, de votre voix, de votre voix disant mon nom… Sentez-vous, ma tant chérie, qu’à tout instant, le cœur de votre enfant vient à vous, appelle le vôtre, vous murmure que vous lui manquez… si fort que je me demande, à certaines minutes, comment je peux me résigner à rester ici ! Comme un bébé, j’ai des envies folles de me sauver et d’aller vous retrouver ! Ce qui, seulement, me rend brave, c’est la pensée que je suis ici pour vous obéir…

« Car je suis brave, ma Ghislaine, devant grand’mère, devant tous ; aussi brave que vous pouvez le désirer !… En même temps, je suis aussi mondaine que peut le souhaiter grand’mère, m’appliquant à m’habiller de façon à la satisfaire, à lui faire admirer votre goût, ma chérie Ghislaine, qui avez pris la peine de choisir à votre fille, des robes dignes de figurer près de celles de sa grand’mère !… Et je vous assure que les occasions ne me manquent point de les exhiber dès le matin même, — le matin de onze heures ! — pour la fameuse heure du bain qui nous amène quotidiennement sur la plage…

« Au milieu de quelle foule ! Quand je puis, je m’échappe avec les enfants, je les fais jouer un instant, et puis quand ils sont bien en train et ne songent plus à moi, alors, en regardant la mer que vous aimez, je reviens à vous et je vous murmure tout ce que j’ai plein le cœur et la pensée pour vous… Je vous parle de tout ce qui m’occupe, bon et mauvais, comme si vous pouviez m’entendre ! Ma Ghislaine, quand la perspective de tant de jours à voir passer avant de vous revenir m’apparaît très nette, je ne me sens plus qu’une pauvre petite chose désemparée qui vous aime douloureusement, mais avec le meilleur de son âme !… »

Quelques jours plus tard, elle écrivait encore :

17 août.

« Ma chérie, quelle vie frivole, creuse, misérablement mondaine mène malgré elle votre enfant ! Vous connaissez trop bien les goûts et les idées de grand’mère pour ne pas deviner, sans que je vous raconte ces pauvretés, dans quel tourbillon de visites, de soirées, de promenades et excursions est, bon gré mal gré, entraînée votre Josette dont le moral ne s’en trouve pas trop bien ! Maman, je tâche de rester de mon mieux votre vraie fille, pas un brin coquette, pas médisante, pas… tout ce que vous n’aimez pas !… Mais je ne réussis pas assez bien à mon gré et j’ai trop souvent l’occasion d’être fâchée contre moi parce que je me suis laissé entraîner à égratigner un peu mon prochain, — vrai, Ghislaine, quelquefois ici les raisons de le faire ne manquent pas ! — parce que je n’ai pas trouvé désagréable d’être une personne très recherchée… Car tout le clan masculin des prétendants que patronne grand’mère à mon intention serait prêt à constituer à votre « petite » une véritable cour pour peu qu’elle s’y prêtât… Ghislaine chérie, pour écouter la fin de ma confession, ayez votre regard, votre cœur les plus indulgents ! La vérité vraie, la piteuse vérité, c’est qu’il y a des jours où il prend à votre Josette la tentation de s’amuser à essayer de son pouvoir sur tous ces beaux soupirants dont elle se soucie moins que de la poussière frôlée par votre robe… Ce sont les jours mauvais où, pour échapper au vide et à l’ennui de son existence trop mondaine, elle serait capable, — Ghislaine, vous écoutez votre enfant avec toute votre indulgence, n’est-ce pas ?… — de n’importe quelle sottise, où elle n’est plus qu’une stupide Josette, charmée, ravie même qu’on s’occupe d’elle, tant elle se sent altérée de sympathie, de paroles affectueuses, même tout simplement d’attentions et d’hommages…

« Mais soyez tranquille, maman, votre Josette à vous, la vraie , résiste bravement à la tentation, en pensant à vous qui la blâmeriez… Et en pensant aussi à elle-même qui se mépriserait, l’accès de spleen passé…

« Oh ! Ghislaine, comme je soupire après notre paisible vie à Rothéneuf, nos lectures, nos séances de musique, nos promenades capricieuses par tous les chemins, nos causeries où je trouve si bon de mettre ma pensée et mon cœur dans votre pensée et dans votre cœur… Je ne sais vraiment ce que je donnerais pour me retrouver à travailler près de vous écrivant dans notre cher petit salon, — si intime, si calme que le seul chant de la mer en anime le silence, puisque votre Josette se tait consciencieusement pour ne pas vous troubler quand vous travaillez !

« Par moments, j’ai mal à l’âme du regret de tout cela ! Cette agitation perpétuelle autour de moi, ici, — cette lanterne magique de gens très chics, — oh ! combien ! Laine, — qui passent sans cesse devant les yeux, m’étourdit absurdement et me rend triste à pleurer !

« Je vous assure, ma chérie aimée, que je fais de mon mieux pour n’en rien laisser voir ; mais sans doute, je m’y prends mal, car grand’mère me reproche à tout propos ma sauvagerie, mon humeur de misanthrope, mon peu d’enthousiasme pour la société des jeunes filles de notre cercle… Vous savez qui elles sont, vous connaissez leurs allures très modern style , leur genre de conversations où le sujet flirt , sous toutes ses formes, est l’unique question traitée et traitée d’une façon qui me choque, me froisse, me donne le désir fou de les fuir ! Oui, j’ai comme elles des yeux qui voient, — et très bien ! — des oreilles qui entendent… un tas de choses !… Mais j’ai une pensée et une conscience trop puritaines, sans doute !… Et je ne le regrette pas puisque je sais, Ghislaine, que vous aimez mieux votre « petite » ainsi…

« Au revoir, maman, je vous adore et je vous regrette !… Il y a ici des coins de paysage délicieux, des couchers de soleil, des infinis de mer dont la beauté me prend toute et dont je voudrais tant que vous jouissiez aussi !… »

24 août, mardi.

« Vous ne devineriez jamais, ma Ghislaine, qui j’ai rencontré tantôt sur la plage !… M. de Bresles !… Vous vous souvenez, n’est-ce pas ?… Votre ami, Marc de Bresles !

« J’étais venue voir la mer, démontée par un vent furieux, si fort que, tout à coup, il a dénoué mon voile et l’a, — très indiscrètement, — jeté au visage d’un promeneur qui arrivait, lequel promeneur a saisi le chiffon de tulle en question et me l’a rendu… Tout de suite, tandis que nous échangions de corrects saluts, j’ai eu l’impression que j’avais déjà vu ce monsieur quelque part, et je ne sais comment le nom de M. de Bresles a surgi dans mon souvenir.

« Mais comme je pensais votre ami bien loin de France, j’ai cru m’être trompée. C’était lui pourtant ! Le lendemain matin, sur la plage, M. de Gannes me l’a présenté et je me suis étonnée de ne pas l’avoir reconnu sans hésiter. Il est tellement le même qu’autrefois, plus mince et plus brun peut-être, mais il a toujours sa même expression de visage énergique et volontaire, son même regard très pénétrant, très vif et, par instants, très doux, — d’une douceur inattendue, qui, comme son sourire, ressemble à une soudaine clarté de soleil dans un paysage sévère.

« Maman, votre ami, malgré son air un brin impérieux, doit être d’une bonté très délicate et je ne sais pourquoi j’imagine que ceux qu’il aime, il doit bien les aimer, mais aussi il doit pardonner difficilement, très difficilement, à ceux qui l’ont déçu… Est-ce que je me trompe ?… Il m’a demandé de vos nouvelles. Et quelque chose dans sa voix m’a tout à coup rappelé — et si vivement ! — ce dernier jour où je l’avais entendue, quand il était venu vous dire adieu, et que, sans le vouloir, j’avais interrompu votre conversation… Ce dont, encore aujourd’hui, je suis confuse ! Quel vieux temps que celui-là, n’est-ce pas, Ghislaine chérie ? S’il est possible, je vous aime plus encore qu’en ce temps-là ! »

27 août.

« Voici votre ami, M. de Bresles, entré décidément dans le cercle de grand’mère. Il est venu faire une visite d’arrivée ; nous étions sorties, en excursion à Pourville. Jeudi, il dîne ici et sera reçu comme ceux qui méritent d’être prisés, pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises. Ces jours-ci, d’ailleurs, où le « tout-Dieppe » est en mouvement, nous le rencontrons un peu partout, sur la plage, aux courses, toujours très courtois, d’humeur très indépendante, plutôt froid… Mais mon idée de derrière la tête, écoutez-la, Ghislaine chérie, c’est que sa froideur est de même sorte que la glace d’avril, quant à la solidité… Le plus léger choc, le moindre rayon de soleil la réduisent à rien…

« Peut-être parce qu’il revient d’Afrique, qu’il possède cette originalité d’avoir fièrement travaillé pour ne devoir qu’à lui-même sa fortune (M. de Gannes m’a raconté son histoire), peut-être aussi parce qu’un vieil oncle lui a légué, paraît-il, un gros héritage ; peut-être encore parce qu’il n’est pas homme à se laisser englober dans le clan quelconque et brillant des cercleux , il est très en faveur auprès de toutes nos dames, mères de famille en tête, qui, plus ou moins, lui reconnaissent une foule de qualités… Ce dont il a l’air, très poliment, de ne pas se soucier un brin… Tous pareils, les hommes !

« Ghislaine aimée, ne dites pas, à votre tour, que votre « petite » est grincheuse autant qu’un vieux misanthrope… La vérité est que je suis de très méchante humeur parce que ce matin j’ai dû subir une chaude mercuriale de grand’mère, qui veut que je me décide à épouser le marquis de Chambry. J’ai fait de mon mieux pour rester une enfant respectueuse. Sans répondre, Laine, j’ai laissé passer le flot des reproches sur ma sentimentalité, mes prétentions ridicules, ma disposition à me singulariser en refusant des hommes que toutes les jeunes filles de mon monde et de mon âge trouvent charmants…

« Ah ! qu’elles les épousent alors ! Pourquoi me tourmenter ainsi ? Pourquoi vouloir m’obliger à un odieux mariage de pure convenance, quand je suis si jeune, si heureuse dans le présent, — grâce à vous, maman, ma bien-aimée, — que j’espère tant de l’avenir !… Peut-être, c’est vrai, suis-je trop exigeante ; peut-être, je serai déçue ; peut-être ne suis-je qu’une folle petite fille de tant souhaiter être aimée comme j’aimerai pour donner ma vie, toute ma vie… Peut-être est-ce trop demander que de désirer avoir en mon mari la même foi absolue, — et délicieuse — que j’ai en vous, ma grande amie chérie… Mais, à cette heure encore, je ne puis renoncer à mon rêve… Et vous ne m’en blâmez pas, n’est-ce pas, vous qui comprenez toujours si bien ce qui agite votre enfant… Je vous aime plus que tout au monde, maman… »

2 septembre.

« Ghislaine chérie, ne vous moquez pas de moi. Ne vous préparez pas à me dire, avec des yeux pleins d’ironique pitié : « Ah ! ah ! petite, c’était bien la peine de vous jucher, d’un air de sage matrone, sur le haut de votre tour d’ivoire pour juger les autres !… Vous êtes tout comme elles ! »

« La vérité vraie , dont la confidence est à vous toute seule, maman, c’est que je sens poindre en moi une grande sympathie pour votre ami M. de Bresles ; à mesure que je le connais plus, sans doute aussi, parce que je sais combien vous l’estimez, parce que je me souviens de ce que M. de Gannes m’a raconté de lui, — je me sens très portée à sortir en son honneur de ma coquille…

« Et, Ghislaine, — il est convenu, n’est-ce pas, que vous ne vous moquez pas de votre « petite ?… » — ce qui ne me déplaît pas du tout, étant donné qu’il ne prodigue pas son attention, c’est que votre Josette paraît lui sembler très digne qu’on prenne garde à son existence… En toute occasion, je m’en aperçois ; et, — Laine, je vous confie cela en baissant le nez avec confusion… — j’en suis fière dans mon petit amour-propre… Surtout, chérie, ne vous souvenez pas ici de votre La Fontaine, et n’allez pas finir, me comparant à la grenouille : « La chétive pécore… » et le reste !

« Sans doute, parce que M. de Bresles m’a vue petite fille, nous sommes maintenant sur le pied de vieilles connaissances qui ne craignent point de se confier leurs opinions sur les gens, les choses, les livres, les paysages, etc., etc. ! laissant toutefois de côté, sans l’ouvrir, le jardin fermé des sentiments les plus chers, les plus intimes…

« Hier soir, pourtant, nous l’avons, pour la première fois, entr’ouvert un brin, parce que, après le dîner, nous causions sur la terrasse, comme on cause dans la nuit, sous un admirable ciel pailleté d’étoiles, en entendant au loin le chant des vagues.

« Le matin déjà, je l’avais rencontré comme je sortais de la petite chapelle de Pourville, dont j’aime tant le silence ! Après avoir lu votre chère lettre, j’avais besoin de penser à vous, mieux même que devant la mer, de réfléchir à vos conseils, de faire un sage examen de conscience pour être davantage ce que vous souhaitez… Oh ! ma tant chérie, combien j’étais avec vous dans la paisible petite chapelle, comme je vous y ai remerciée et j’y ai prié pour vous… Que vous serez heureuse, si je suis exaucée !

« Le soir, tandis que nous causions, en dehors — heureusement ! — grâce à un excellent hasard, du cercle général, un mot a rappelé notre rencontre du matin, bien brève, — car tout juste M. de Bresles s’était arrêté pour me remettre en voiture, — mais qui avait paru lui faire plaisir… comme à moi. Et notre conversation, alors, est devenue plus grave, plus intime ; je ne sais comment nous nous sommes souvenus ensemble de mon pauvre père… Pour la première fois aussi, Ghislaine, je lui ai parlé de vous autrement que pour lui raconter quel écrivain célèbre vous êtes… Je lui ai dit un peu ce que vous avez fait, été pour votre enfant d’adoption, afin qu’il sache pourquoi, jamais, je ne vous aimerai assez… Mais, de cette tendresse même, je n’ai rien dit, vous seule, ma maman, devez la connaître… Sentez-la, ici dans le baiser que je vous donne, de loin, hélas !

« M. de Bresles m’a ravie en me déclarant tout à coup que, dans ma façon de parler, dans mes mouvements, mes idées aussi, je vous ressemblais étonnamment. Est-ce délicieux ? Ainsi, ma Ghislaine, je suis une petite vous , votre fille tout à fait ! Vous ne pourriez me renier… Voilà !

« Pour la première fois encore, M. de Bresles s’est décidé à me laisser entrevoir, enfin, son vrai lui , non pas celui qu’il promène dans les salons, très chic, plutôt froid, un tantinet ironique, mais l’autre, celui qui trahit son sourire, et parfois aussi son regard…

« Ah ! la bonne soirée qui me dédommage de tant d’autres à Dieppe ! Malheureusement, elle a bien peu duré, Laine chérie, parce qu’il m’a fallu rentrer dans le salon pour y papoter en jeune fille bien élevée. »

9 septembre.

« Je ne vous avais jamais entendue dire, ma Ghislaine, que M. de Bresles fût un musicien excellent, quoique non exécutant. Et il l’est, certes !

« C’est une découverte que j’ai faite, hier, par hasard. Écoutez comment. Par extraordinaire, grand’mère avait bien voulu me dispenser d’une tournée de visites qu’elle entreprenait allégrement sur le petit coup de quatre heures. Et moi, toute à la joie de pouvoir employer à ma guise ces précieux moments de liberté, après avoir eu cet enfantillage, — que vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? ma chérie Ghislaine, — de placer votre portrait devant moi, sur le piano à queue, pour vous voir tout en jouant, je me suis mise à faire de la musique.

« Une vraie fête que je m’offrais ! Pour me la donner complète, je me suis même chanté, comme je chante seulement quand je suis toute seule ou avec vous. De loin, entre les massifs fleuris de la terrasse, j’apercevais un immense horizon d’eau couleur d’opale, agité de longues vagues souples où traînaient des lueurs de soleil couchant… C’était exquis ! Votre folle petite Josette pouvait se croire en plein rêve !

« Tout à coup, brusquement, elle a été ramenée dans la réalité par l’intuition qu’elle n’était plus seule !… Je me retourne et, en effet, j’aperçois, près de la portière du grand salon, M. de Bresles qui, adossé au mur, m’écoutait depuis… je ne sais combien de temps. Il avait un air installé !…

« C’était affreusement indiscret, n’est-ce pas ? ma chérie aimée. J’étais fâchée contre lui !… Et fâchée aussi contre moi-même de ne pas éprouver une de ces indignations qui abaissent les impérieux tels que lui !…

« Cette faiblesse, sans doute, il ne l’a pas devinée, par bonheur ! Il a remarqué seulement mon imperceptible froncement de sourcils. Et, — Ghislaine, ne riez pas ! — j’ai été ravie de le voir inquiet. Il m’a demandé très vite :

«  — Est-ce que, réellement, vous m’en voulez de n’avoir pas trahi ma présence ? Je suis venu parce que madame votre grand’mère m’a donné rendez-vous vers cinq heures et demie, au sujet de chevaux qu’elle désire acheter. Le domestique m’a introduit, m’annonçant. Vous n’avez pas entendu… Et j’ai succombé à la tentation d’écouter, sachant que je trouvais là une occasion unique.

« Je lui ai dit ce que je pensais :

«  — Vous m’avez prise en traître ! Ce n’est pas bien !… Vous qui savez que je ne fais de musique que pour moi…

« Ses yeux sur les miens, il a interrogé :

«  — Pourquoi cet égoïsme ?

«  — Ce n’est pas de l’égoïsme, c’est de la prudence, de la sagesse… Parce que je sens que je mets trop de moi dans le chant de ma voix et de mes doigts. Et cela m’effarouche…

« Il a souri et, sans insister, il a continué :

«  — J’aime cette musique de Grieg, que je ne connaissais guère quand je suis parti… Vous jouiez il y a un instant…

« Il murmurait l’air. Alors, Laine, je ne comprends pas où était ma volonté en cette minute-là ! mais sans réfléchir, je me suis rassise au piano, comme je sentais que M. de Bresles le souhaitait… Et j’ai recommencé à jouer, à jouer…

« Il me disait : « Encore ceci ! Chantez cela !… » comme si c’eût été la chose la plus naturelle que je fisse de la musique pour qu’il l’écoutât avec une avidité insatiable. Ce qui m’étonne le plus, c’est que votre indépendante Josette ne songeait pas à regimber !… Pas plus qu’elle ne pensait à trouver incorrecte, cette séance de musique improvisée. Il est vrai que votre chère image était là, vous rendant toute présente !… M. de Bresles ne pouvait vous voir… Mais je vous regardais, ma chérie, et je me trouvais très bien, très heureuse entre vous et votre ami qui, maintenant, est un peu le mien aussi… Vous le voulez bien, n’est-ce pas ? maman.

« Nous étions lancés dans de chaudes dissertations sur les mérites de nos compositeurs favoris, chacun vantant les siens, quand grand’mère est entrée.

« Je crois bien qu’elle a été un peu suffoquée de nous trouver ainsi en grande conférence, moi assise au piano, M. de Bresles à côté.

« Elle m’a lancé de cette voix railleuse qui me glace :

«  — Eh bien, eh bien ! il me semble que la déesse s’humanise ! Marc, mes félicitations d’un pareil succès…

« Et là-dessus, Ghislaine, aussi vite que la politesse me l’a permis, j’ai battu en retraite… »

18 septembre.

« Les jours passent, ma Ghislaine aimée. Encore une dizaine de jours, et puis je vous retrouverai ! Cela me paraît tellement délicieux que j’ose à peine croire que je ne rêve pas ce bonheur qui me fait bondir le cœur de joie…

« Mais, pour m’assurer qu’il s’agit bien d’une réalité prochaine, je n’ai qu’à regarder le ciel gris d’équinoxe, la mer bondissante sous des rafales furieuses, la plage qui se dépeuple.

« Pourtant, grand’mère, trouvant encore ici un cercle suffisant, ne parle point de quitter Dieppe ; et comme aux beaux jours d’août, nous faisons des visites, nous en recevons, nous dînons en ville, etc. Je suis tellement saturée de plaisirs mondains que, par instants, je me sens presque, — presque !… — une âme de carmélite, ou de vieux roi désenchanté prêt à s’écrier, convaincu : « Vanité des vanités ! »

« Ma grande amie chérie, quand je vais vous être revenue, que vous m’aurez emmenée dans notre calme petit Rothéneuf, vous me ferez mener une bonne vie sérieuse, utilement remplie, qui me retrempera… Maman, je sens que je ne vaux plus rien du tout. Ma sagesse a grand besoin de vous !…

« Vous qui connaissez bien votre Josette, vous ne serez pas étonnée si je vous confie que l’ironique réflexion de grand’mère, quand elle m’a trouvée faisant de la musique avec M. de Bresles, m’avait rejetée aussitôt, — instinctivement, — dans une extrême réserve avec lui ; d’autant qu’à plusieurs reprises, elle avait eu encore certaines allusions qui avaient effarouché votre ombrageuse Josette…

« J’avais fait un très sévère examen de conscience, et, à ma grande, très grande confusion, j’avais découvert que, en effet, je n’avais pas été, avec M. de Bresles, farouche, — pour parler comme grand’mère, — autant qu’avec les autres… que je lui avais passablement parlé de ma vraie moi, laissé entrevoir ce que j’aime, ce qui m’intéresse, m’émeut, ce que je déteste…

« En somme, j’avais été très indiscrète envers moi-même, sans m’en douter… Peut-être parce que M. de Bresles, — votre ami ! — m’inspirait une confiance singulière et attirante… Tout cela est un peu embrouillé dans moi… Vous m’aiderez à y voir clair, dites ? maman.

« La conclusion de mon examen de conscience est que je me suis promis d’être désormais avec M. de Bresles comme avec les autres. Et vraiment, me sentant observée par grand’mère qui avait l’air de regarder, à travers sa face-à-main, une comédie amusante, la réserve m’était facile. Seulement, c’était triste !…

« M. de Bresles, naturellement, n’a pas été long à s’apercevoir que je n’étais plus la Josette qu’il était accoutumé à rencontrer. Il ne m’a fait aucune réflexion ; il m’a laissée remplir mon nouveau personnage, comme il me convenait. Il attendait son heure.

« Et il l’a eue hier à Varangeville, où nous étions en excursion, par un exceptionnel beau jour, pareil à un jour d’été, tiède, lumineux, sentant bon les dernières fleurs.

« Nous étions descendus de voiture ; j’avais avancé seule, bien avant de la vieille église, sur la falaise qui embaumait le foin que des femmes liaient au soleil. J’écoutais leurs rires, je regardais la mer, d’un bleu adorable, et je pensais à vous, ma chère aimée, votre lettre chérie de ce matin emportée avec moi, pour vous avoir plus !…

« Tout à coup, j’ai vu une grande ombre s’allonger sur l’herbe. C’était M. de Bresles ; allant droit au but, de sa manière franche, il m’a demandé, avec un regard que je ne lui connaissais pas encore :

«  — Est-ce que je vous ai offensée en quelque chose ?

« J’ai secoué la tête négativement.

«  — Alors, pourquoi ne me faites-vous plus l’honneur, qui m’était très précieux ! de me traiter en ami ? Êtes-vous donc changeante ?

« J’ai hésité une seconde à répondre. Puis, j’ai été aussi sincère que lui et, simplement, j’ai dit :

«  — Non, je ne suis pas changeante… Vous êtes toujours pour moi l’ami de Ghislaine, comme vous êtes maintenant devenu le mien aussi, je le crois… Mais une réflexion de grand’mère m’a fait voir que j’avais peut-être tort de le montrer trop franchement… Et je m’applique à ne plus étonner personne…

« Il a incliné la tête. Quelque chose de très doux passait dans ses yeux. Il ne m’a rien répondu. Mais j’ai senti qu’il m’avait bien comprise.

« Jusqu’ici, ma Ghislaine chérie, vous seule m’aviez habituée à être ainsi comprise, même à demi-mot… C’est excellent ! »

Ghislaine cessa de lire… La nuit tombait ; à peine, maintenant, elle pouvait distinguer les lignes tracées par la haute écriture de la jeune fille. D’un geste machinal et lent, elle rassembla les lettres éparses, celles aussi qu’elle n’avait pas rouvertes, qui, presque toutes, parlaient, comme les premières, de Marc de Bresles. Sa pensée était entière à ce qu’elle venait de lire, et une indéfinissable angoisse lui meurtrissait le cœur… Angoisse de quoi ? Qu’est-ce donc qui, tout à coup, lui faisait ainsi l’âme obscurément douloureuse, y étouffant la joie qu’elle éprouvait du retour de l’enfant ?…

Était-ce donc qu’ayant lu ainsi l’une après l’autre toutes ces lettres si sincères de Josette, elle venait soudain d’y prendre la conscience très nette que jamais encore la jeune fille n’avait donné à aucun homme l’attention ni la sympathie qu’elle avait accordées à Marc de Bresles… Sympathie fugitive, destinée à demeurer sans lendemain ? Ou bien aube d’un sentiment profond qui, se développant, deviendrait la source vive de son bonheur ?…

La question tout à coup se précisa très nette dans la pensée de Ghislaine, la faisant tressaillir. La destinée voulait-elle donc que Josette, recherchée par tant de jeunes hommes, fût justement attirée par celui-là, revenu de bien loin à l’heure même où devait se décider son avenir de femme, et qui, peut-être, allait l’aimer comme elle souhaitait l’être…

Sourdement, un désir palpitait dans l’âme de Ghislaine pour que cela ne fût pas. Elle s’en aperçut soudain et un élan de volonté écrasa le souhait instinctif et frêle… Si Marc n’avait pas changé, s’il était vraiment demeuré tel qu’elle l’avait connu, à qui eût-elle pu mieux confier l’enfant qui lui était chère ?…

Elle murmura, les yeux arrêtés sur le petit portrait qui n’était plus qu’une ombre dans le crépuscule :

— Ce serait très bien s’il en était ainsi…

Oui, très bien. Ils étaient l’un et l’autre de bonne noblesse. La différence d’âge entre eux n’était pas de celles qui font une union disproportionnée, et Marc semblait maintenant avoir assez de fortune pour satisfaire toutes les exigences de Mme de Maulde sur ce point…

Alors pourquoi y avait-il en elle, au plus intime de son âme, le besoin presque douloureux d’être trompée en ces prévisions ?… Était-ce donc qu’elle souffrait égoïstement de voir se rapprocher le moment où elle perdrait l’enfant qu’elle appelait sa « petite Joie »… Ou bien redoutait-elle que celui qui la lui enlèverait fût précisément Marc de Bresles, son ami de jadis, le seul peut-être qu’elle eût souhaité voir venir à elle ?…

Là-bas, à Rothéneuf, quand elle avait reçu la causerie de Josette qui lui apprenait son retour en France, elle était devenue songeuse, ressaisie par un passé qu’elle avait cru mort, sans résurrection possible… Depuis des années, elle ne savait plus rien de Marc de Bresles. Et voici qu’il revenait tout à coup. Un jour, — éloigné ou proche, mais un jour qui arriverait sûrement, — elle le rencontrerait de nouveau… Peut-être, comme autrefois, la vie du monde les rapprocherait souvent… Peut-être, redeviendraient-ils, les amis qu’ils avaient été… Ou bien, au contraire, l’expérience leur prouverait que ce qui a été ne recommence jamais…

Dans la nuit grandissante du crépuscule d’automne, Ghislaine se rappelait comme elle avait rêvé à toutes ces choses, pendant la matinée bleue qu’elle avait laissée s’enfuir là-bas en Bretagne, sans avoir conscience des minutes, après qu’elle avait lu la lettre de Josette. Était-ce donc parce qu’elle songeait ainsi, enveloppée d’une clarté de soleil qui irisait divinement la mer, parce que l’air vibrant était saturé d’une odeur chaude de fleurs, parce que cette fête des choses l’enivrait un peu, qu’elle avait pu trouver tant de douceur à l’idée du retour de Marc de Bresles, qu’elle en avait ressenti une indéfinissable sensation d’espoir, délivrée, pour un instant du moins, du sentiment de son avenir solitaire ?…

Mais quand elle rêvait ainsi, elle ne pouvait prévoir qu’un hasard ironique allait tout d’abord rapprocher Marc de l’enfant dont elle avait façonné la jeune âme à l’image de la sienne ; si bien que cette enfant devait sentir, tout comme elle-même, la valeur de cet homme que les circonstances lui permettaient de connaître librement. Oh ! la vie, comme elle est plus forte que tous les désirs, les rêves, les espoirs ! Et jamais peut-être, plus qu’à cette heure, Ghislaine n’avait eu conscience de cette force…

Dans la pièce silencieuse, la pendule tinta, l’arrachant à elle-même. Elle regarda l’heure. Si tard déjà… A peine, il lui restait le temps de s’apprêter pour être à la gare à l’heure voulue.

Vite, elle passa dans sa chambre et mit rapidement ses vêtements de sortie. Puis, toute prête, comme elle finissait d’attacher son voile, elle aperçut, dans la glace, son image que les bougies de la cheminée éclairaient presque violemment ; et une seconde alors, avec des yeux sans indulgence, elle se considéra, se voyant telle sans doute que les autres la voyaient, très blonde, très svelte avec un buste finement épanoui, le visage un peu fatigué, pâli par l’épreuve de la vie qui l’avait creusé d’imperceptibles meurtrissures, avivées en cet instant par la pleine lumière, surtout autour des yeux dont le regard avait une profondeur mélancolique. Ah ! la jeunesse était loin !… si loin…

Elle se détourna et descendit dans la rue, luisante sous la pluie, où la voiture l’attendait…

Elle s’était attardée à réfléchir, et, juste, elle atteignit la gare quelques minutes avant l’arrivée du train. La seule pensée maintenant que, dans un instant, son enfant allait lui être rendue la dominait toute, dissipant l’obscure angoisse qui l’avait fait souffrir. Elle n’avait pas le droit de se plaindre de sa destinée, aimée comme elle l’était par sa petite « Joie » !…

Le train entrait en gare, elle approcha au premier rang de ceux qui attendaient, avec l’intuition du désir de Josette de l’apercevoir tout de suite… Et quand elle-même distingua, dans la foule des arrivants, le jeune visage dont les yeux la contemplaient avec une rayonnante tendresse, quand elle entendit la voix chaude lui murmurer avec un frémissement de bonheur : « Ma Ghislaine, ma maman… Enfin, je vous retrouve !… » quand elle sentit sur son visage les lèvres chaudes qui lui donnaient des baisers, jaillis du cœur même de son enfant d’élection, elle oublia tout ce qui l’avait faite triste : doutes, craintes, déceptions, regrets, scepticisme. Car en Josette elle avait vraiment mis sa joie…

Et elle était aussi profondément heureuse, même aussi gaie que la jeune fille, quand échappées du tumulte de la gare, délivrées du souci des bagages abandonnés à la vieille Anglaise de Josette, elles se retrouvèrent toutes deux en voiture, pouvant enfin goûter la douceur de la réunion.

Comme une enfant, Josette, son bras glissé sous celui de la jeune femme, s’était blottie près d’elle, entremêlant de ses baisers, les questions, les réponses qu’elle jetait au hasard, toute à l’allégresse du retour, avide d’entendre la voix de Ghislaine, de se sentir enveloppée par sa maternelle tendresse. Avec un soupir d’allégement, elle murmura, de cet accent de petite fille aimante qu’elle avait en parlant à la jeune femme :

— Ghislaine, ma maman chérie, que c’est donc bon de vous revoir, de penser que nous n’allons plus être séparées !

Séparées ! Pourquoi ce simple mot réveilla-t-il impitoyablement, dans l’âme de Ghislaine, la pensée oubliée que la jeune fille ne serait plus longtemps près d’elle ?…

Plus forte que sa volonté, une question lui échappa, tandis que sa main caressait les doigts de Josette, glissés dans les siens :

— Alors, ma petite fille n’a pas rencontré à Dieppe celui qui me la prendra ?

A travers le gant de la jeune fille, elle sentit un tressaillement léger des doigts. Alors ses yeux cherchèrent le regard de Josette, — ce regard où elle lisait comme en sa propre conscience…

Mais les paupières abaissées une seconde le lui voilaient, et, dans l’ombre du coupé, elle entendit seulement la voix de Josette monter presque suppliante, avec un frémissement :

— Oh ! maman, ne parlons pas de celui-là maintenant !… Votre enfant est à vous toute, elle ne veut encore être qu’à vous !

IV

A peine réinstallée à Paris, la marquise de Maulde reprenait ses réceptions hebdomadaires du soir, qu’elle organisait avec un art raffiné, d’abord pour son propre plaisir, puis pour celui de ses hôtes qui entendaient chez elle des artistes de tous genres, — valant presque toujours la peine d’être entendus…

Aussi, bien que novembre fût à peine en son milieu, que la saison mondaine ne fût encore qu’à son aurore, la plus brillante des cohues emplissait les deux salons ouverts ce soir-là, quand Ghislaine y arriva, accompagnant sa belle-fille. Avec une bonne grâce inaccoutumée, la marquise avait insisté pour qu’elle parût à sa première soirée, et elle avait accepté l’invitation, ne voulant pas rendre plus difficiles encore, par un refus, ses rapports très délicats avec Mme de Maulde.

Elle fut, d’ailleurs, accueillie par un de ces sourires séduisants que, dans son salon, la marquise n’eût pas refusé à sa pire ennemie. Elle s’entendit adresser quelques paroles banalement aimables, et put avoir, du moins, la satisfaction — frivole — de constater qu’elle avait réussi à habiller Josette au gré de sa difficile grand’mère. Celle-ci, d’un coup d’œil aigu, filtrant sous la paupière, avait en effet, inspecté la toilette de la jeune fille, avant même de songer à effleurer le front qu’elle lui offrait.

— Voyons ?… Voyons, petite, comment vous êtes faite ce soir ?… Pas mal !… Bien… Bien… C’est gentil, ce taffetas rose et cette vieille dentelle jaunie ! Pas assez décolletée pourtant… Tu l’es presque à la façon d’une pensionnaire de couvent !… Demande donc à Mme de Moraines de faire plus largement tailler tes corsages !

Josette eut un imperceptible froncement de sourcils, comme au temps où elle était une petite fille aisément révoltée. Mais elle ne releva pas la singulière réflexion de Mme de Maulde et dit simplement :

— Je suis aise, grand’mère, que ma robe vous plaise…

— Et j’espère qu’elle te plaît à toi aussi, que tu es ravie de constater qu’elle te va bien !… Sois donc jeune, petite Minerve. Jouis de tes vingt ans, de leur beauté et de la tienne !

Elle se détourna, rendant la liberté à Josette. Quelqu’un venait la saluer, un intime qui avait entendu ses derniers mots et, très sincère, fit un enthousiaste éloge de la jeune fille. La marquise approuvait souriante, observant Josette avec un plaisir sensible.

— Oui, oui, elle s’est vraiment arrangée d’une façon étonnante… Fillette, elle n’était guère jolie ! Je n’aurais jamais osé espérer qu’elle deviendrait ce qu’elle est… Ah ! la jeunesse ! la jeunesse, mon ami, quelle magicienne ! Voyez comme son charme opère…

Et avec des yeux, au fond desquels il y avait soudain l’amer regret de la femme vieillie — jadis adulée — elle contempla de nouveau sa petite-fille, tout de suite entourée, accueillie par le muet hommage de tous les regards qui saluaient son charme d’aurore. Dans ce salon, il y avait des femmes, des jeunes filles plus absolument jolies, dont les traits pouvaient mieux soutenir la critique… Pas une pourtant ne l’eût fait oublier, car elle possédait une étrange séduction, émanée tout ensemble de la grâce extrême de sa silhouette de petite nymphe souple et fine, de l’éclat de la peau qui avait une blancheur délicate sous les cheveux sombres, capricieusement relevés, mais surtout du sourire de la bouche volontaire et caressante, de la clarté passionnée du regard très jeune où, par instants, apparaissaient des profondeurs imprévues qui en faisaient un vrai regard de femme.

Ayant cette même sobriété de gestes qui caractérisait Ghislaine, elle causait et répondait, allant à tous à travers les salons, parce qu’elle savait combien Mme de Maulde tenait à ce qu’elle remplît de façon impeccable son rôle de fille de la maison. Et elle s’en acquittait avec tant de grâce que personne n’eût pu soupçonner qu’elle avait l’impression d’accomplir un insipide devoir mondain… Personne, sauf Ghislaine dont le sourire l’encourageait et qu’elle remerciait par une rapide caresse du regard, résistant bravement à son instinctif désir de se rapprocher de la jeune femme, afin de ne point l’exposer à la jalouse malveillance de sa grand’mère.

Ghislaine, elle, s’était bien vite réfugiée dans la serre attenante aux salons, et moins envahie. Là, tout en répondant aux saluts qui venaient la découvrir dans sa retraite, elle s’amusait du coup d’œil chatoyant des toilettes de femmes, sous la lumière versée par le calice de grandes fleurs étranges et qui ruisselait en lueurs caressantes sur l’éclat des satins, la blancheur des épaules, sur la mousse légère des chevelures où luisaient des éclairs de diamants.

Trouant la rumeur des conversations, montaient les notes éparses des instruments qu’accordaient les musiciens, violoniste et violoncelliste ; debout, près du piano à queue, se tenait la chanteuse, une artiste très connue…

Les hommes se massaient dans les embrasures. Ghislaine les effleura du regard. Elle cherchait si, dans leur foule, elle allait reconnaître Marc de Bresles… Elle savait qu’il devait venir et ce serait la première fois qu’elle le reverrait. Il s’était présenté chez elle un jour où elle était sortie et, n’allant guère chez Mme de Maulde, elle n’avait pas eu encore l’occasion de l’y rencontrer, comme le faisait souvent Josette.

Mais, sans doute, il n’était pas encore arrivé. Autrement, il fût venu la saluer, ainsi que le faisaient tous ses amis et même des indifférents, admirateurs de son talent d’écrivain… Vers elle, venait Étienne Dechartres, le critique d’art dont une minute auparavant elle avait aperçu, dans la phalange masculine, la tête pensive, les yeux d’observateur pénétrant, sceptique et dilettante…

— Est-il permis, madame, de s’asseoir près de vous ?

Il demandait cela, tout en s’inclinant très bas sur la main qu’elle lui donnait, avec un sourire.

— Il est permis de s’asseoir, mais non de causer, car voici la musique qui va commencer. Et vous savez, je suis gourmande de recueillement quand je désire écouter !

Lui aussi souriait.

— Ne craignez rien ! Certes le seul désir de ne pas être importun suffirait à me rendre silencieux, mais pour ma propre jouissance aussi, je deviendrai lèvres closes dès que les sons parleront la langue divine. Avez-vous été au dernier concert de Colonne ?… On y a donné des œuvres qui, merveilleusement exécutées, mettent de la folie au cœur, même dans les vieux cœurs comme le mien qui devraient être assagis. Ah ! rien ne fait plus adorablement déraisonner que la musique ! Votre sagesse ne le reconnaît-elle pas, madame, même sans l’avoir expérimenté ?

Ghislaine se mit à rire.

— Ma sagesse est comme moi… Elle adore la musique et, pleine de confiance en elle-même, elle s’accorde sans scrupule le luxe du rêve, quand les sons lui murmurent toutes ces choses que les mots ne sauraient exprimer sans les déflorer…

Il allait répondre. Elle l’arrêta avec un léger sourire, car le violoniste commençait une mélodie chaudement colorée que reprit bientôt la voix de la chanteuse. L’œuvre était originale, — presque trop pour la plupart des oreilles qui l’entendaient ce soir-là ; mais l’exécution en était si parfaite que des applaudissements enthousiastes accueillirent le nom de l’auteur, — un jeune compositeur hongrois, — que la chanteuse jeta comme un cri de triomphe, de sa belle voix de contralto.

Dechartres, qui, près de Ghislaine, avait écouté, tout vibrant d’émotion artistique, se pencha vers elle avec le désir qu’elle eût partagé son impression.

— N’est-ce pas là une véritable œuvre de « jeune » ?… Quelle passion et quelle couleur y a mises ce garçon !

Sachant par expérience combien elle le comprenait, il se laissait aller à causer avec elle, l’entraînant dans la vivacité de sa conversation, évocatrice d’impressions, de pensées, de sentiments multiples. Intéressée, elle répondait, l’esprit en éveil, très charmeuse sans le chercher, toute à la jouissance délicate de sentir sa pensée voler haut avec une autre qui l’entraînait souverainement…

Et elle ne s’apercevait pas que, non loin d’elle, adossé à la muraille, Marc de Bresles la regardait et ne la reconnaissait pas… La Ghislaine d’autrefois était habillée de noir, il y avait une infinie mélancolie dans ses yeux, dans son rare sourire… Celle qu’il apercevait maintenant lui semblait une autre, dans l’élégance de sa robe de vieille guipure rousse, fleurie de roses au corsage qui dégageait pleinement les épaules sous l’épaulette de velours noir. La tête très fine avait toujours la même grâce aristocratique, mais l’expression en était autre, — en cette minute, du moins, où Marc revoyait, pour la première fois, la jeune femme. Une flamme gaie dans les yeux, elle causait, souriante, animée, avec cet Étienne Dechartres qui, disaient ses amis eux-mêmes, souhaitait l’épouser et attendait que, par suite du mariage de Josette, elle se reconnût libre. Si véritablement, ils semblaient créés l’un pour l’autre ! vivant d’une même vie intellectuelle, aimant tous les deux les choses d’art, rapprochés par la communauté de leurs goûts, de leurs idées, de leurs travaux !…

Le désir mourait en lui d’aller à elle qui lui semblait tout à coup une étrangère. Il se détourna envahi par une impression de déception aiguë, — alors que pourtant depuis cinq ans, il n’avait plus espéré en elle, et son regard qu’une tristesse durcissait un peu, tomba sur Josette qui approchait dans sa fraîcheur d’aurore, dont le jeune regard lui souriait mieux encore que ses lèvres caressantes… Alors instinctivement, il alla vers elle, d’un élan qu’il ne raisonna pas…

Le concert reprenait, interrompant de nouveau la conversation de Ghislaine avec Dechartres… Maintenant toute à elle-même, la jeune femme chercha vite Josette des yeux, étonnée d’être restée si longtemps sans la voir venir… A travers les rangs pressés des auditeurs, elle l’aperçut soudain… A qui donc parlait-elle, avec cette lumière splendide dans le regard, cette douceur grave et délicieuse dans le sourire ?… Qui donc lui plaisait assez pour que des yeux clairvoyants de mère pussent être frappés tout de suite du rayonnement qui baignait le jeune visage expressif ?…

Un nom traversa la pensée de Ghislaine, et, reculant son fauteuil, d’un geste inconscient, elle se leva pour voir… Son intuition ne l’avait pas trompée, c’était bien à Marc de Bresles que Josette parlait…

Et comme lui aussi la regardait !…

Les paroles qu’ils échangeaient eussent certainement pu être entendues de tous… Pourtant, elle sentait qu’en les prononçant, ils étaient aussi seuls l’un avec l’autre qu’ils pouvaient l’être là-bas à Dieppe, quand, isolés du reste des promeneurs, ils contemplaient la mer, leurs âmes mystérieusement rapprochées par leur silence même…

Au plus intime de son cœur, une conviction pénétra, si aiguë qu’elle en éprouva une bizarre sensation de déchirure très douloureuse. Sans doute, quelque obscure espérance qui s’était obstinée à demeurer en elle venait d’être mise en lambeaux par la vérité… Josette aimait Marc de Bresles… Et lui l’aimait aussi — ou l’aimerait sûrement…

En son âme, obscurément, un inconscient cri de révolte jaillissait, pareil à une plainte : « C’est injuste ! C’est injuste !… » Sans but, sans idée, d’instinct, elle eût voulu aller vers le groupe des deux jeunes gens… Quelle folie ! Ni l’un ni l’autre ne souhaitaient guère sa présence en ce moment, et Josette, son aimante Josette était bien loin d’elle…

Le violon résonnait de nouveau ; elle se rassit, prisonnière des convenances, prisonnière du monde, prisonnière de sa propre volonté qui prétendait dompter la plainte de son cœur, — ce misérable cœur qui a tant de peine à mourir…

La chanteuse commençait la première mélodie d’un poème musical, ardemment triste et caressant. Elle disait :

… Je n’ai pas su lire ta pensée,
Mais j’emporte une âme à jamais blessée,
Et mon doux espoir s’est évanoui…

Les mains de Ghislaine frémirent sur l’écaille de son éventail. Ah ! pourquoi ne pouvait-elle supplier cette femme de se taire, de ne point ainsi remuer en elle, de sa voix chaude, tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions exquises que, seules, les jeunes ont le droit de connaître… Elle les avait connus jadis, dans la fête de ses vingts ans… Qu’il y avait longtemps de cela ! A peine, maintenant, elle était encore une jeune femme. Seuls, les hommes que la maturité atteint, — comme Dechartres, — pouvaient la trouver charmante. Marc, lui, était parmi les jeunes ! Il avait son âge à elle, peut-être moins même ; mais largement, elle était l’aînée, mûrie avant l’heure par la vie, destinée à vieillir seule…

La cantatrice chantait :

Donnez-moi le bonheur dont mon âme a soif !

Cette prière désespérée, elle aussi, à certaines heures, elle l’avait eue sur les lèvres, dans le cœur, dans tout l’être, faible autant que les autres femmes, aussi altérée de tendresse que l’était Josette qu’elle voyait écouter la musique troublante, avec de larges prunelles graves et passionnées qui regardaient vers l’invisible…

Lui, Marc, près d’elle, la contemplait, une expression de rêve sur son visage énergique. En son âme même, vibrait sans doute aussi le chant dont l’écho résonnait jusque dans ces cœurs de mondaines, d’hommes de cercle, qui toutes, tous, avaient sûrement fait à une heure ou à une autre, le songe éternel !

Avec la sensation d’une délivrance, Ghislaine entendit mourir les dernières notes qui avaient la poignante mélodie d’un adieu… Mais l’impression avait été si profonde, qu’elle ferma une seconde les yeux pour cacher une buée de larmes que ses nerfs trop douloureusement tendus y faisaient monter…

Aussitôt d’ailleurs, elle les rouvrit, la voix joyeuse de Josette l’appelait :

— Ghislaine, chérie !… Enfin je vous retrouve ! Où vous étiez-vous cachée ? Je voulais tant vous amener moi-même votre ami, M. de Bresles !

Dans les yeux de Josette, il y avait la tendresse coutumière, et une douceur passa en elle…

Marc, près de Josette, la regardait, la retrouvait soudain avec sa mélancolique expression… Elle lui tendait la main, il y appuya ses lèvres. Un imperceptible silence scellait leurs bouches une seconde, — peut-être parce qu’une fois encore, Josette se retrouvait involontairement entre eux… dans la première minute du retour comme dans la dernière de l’adieu…

Il dit, d’une voix un peu assourdie :

— Je commençais à désespérer, madame, d’arriver enfin jusqu’à vous… Comme autrefois, vous vous faites rare !

Comme autrefois ! Le mot la fit tressaillir. Il le devina. L’un et l’autre, ils pensaient soudain à ces jours enfuis qui les avaient, par hasard, rapprochés, aux disparus qui avaient été des vivants dans un passé qui ne ressusciterait pas…

Avec un frêle sourire sur ses lèvres que l’émotion faisait trembler un peu, elle répéta :

— Comme autrefois, les vrais amis savent me découvrir dans ma solitude… Moi aussi, j’étais désireuse de vous souhaiter la bienvenue ce soir, puisque j’ai eu le regret d’avoir manqué votre visite… Et j’ai ce regret d’autant plus vif que j’aurais trouvé bon de retrouver un ami tel que vous, ailleurs qu’au milieu de tout ce monde.

— Merci, fit-il avec cette sincérité d’accent qui donnait parfois tant de force à ses paroles.

Délicatement, Josette s’était éloignée. Mais autour d’eux, flottait le murmure frivole des conversations. Des regards les observaient, des curiosités s’attachaient à eux, les maintenant de force dans la pitoyable banalité de paroles qu’impose l’atmosphère mondaine… Et, l’un et l’autre, ils avaient l’énervante sensation de ne dire ni d’entendre, les mots qu’ils auraient souhaité… Lui assis près d’elle, ils causaient ; mais ils eussent été des indifférents, échangeant d’aimables propos de politesse, qu’ils ne se fussent pas autrement parlé. Il la félicitait sur son succès littéraire, sans insister, devinant combien elle y était indifférente. Elle l’interrogeait sur son voyage de retour, son séjour à Dieppe, son installation à Paris. Et il répondait, l’esprit distrait, appelant en vain la douce sensation d’intimité qui, jadis, naissait spontanément dans leur causerie, obsédé par l’obscure vision de la jeune femme causant avec Dechartres, très souriante et animée, intéressée par lui…

Les musiciens tziganes jouaient maintenant des mélodies bizarres pareilles à un capricieux chant de valse, mais elle seule, de tous deux, les entendait. En lui, grandissait une impatience presque douloureuse de voir fuir les instants qu’elle pouvait lui accorder, et cela sans qu’il eût senti se renouer entre elle et lui le lien d’autrefois.

Et voici que vers eux, comme les musiciens jetaient, parmi les applaudissements, les dernières notes d’une ardente chanson, la marquise de Maulde approchait. Allait-elle donc, à son tour, venir se placer entre Ghislaine et lui ? Il se pencha un peu vers la jeune femme :

— Vous allez peut-être me trouver bien indiscret, madame. Mais ne voudriez-vous pas être infiniment bonne et m’indiquer un jour où je pourrais être reçu par vous, sans que votre salon fût aussi brillamment rempli que ceux-ci ?… Mon séjour en Afrique a achevé de me rendre sauvage et, s’il me semblerait très doux de réveiller avec vous les vieux souvenirs, je serais incapable de le faire en dehors d’un milieu intime… Je suis très ambitieux, n’est-ce pas ? Si je le suis trop, soyez-moi indulgente…

Elle souriait, une douceur profonde dans le regard.

— Vous n’êtes pas ambitieux du tout. Les amis de vieille date ont des privilèges tout particuliers. Voulez-vous venir me voir un mardi, avant cinq heures ? A partir de cette heure-là seulement, mon salon est ouvert à tout le monde.

— Je m’en souviendrai, dès mardi prochain, si vous voulez bien me le permettre, madame.

Elle inclina silencieusement la tête, Mme de Maulde était devant eux ; et, du bout de son éventail, elle effleurait l’épaule du jeune homme, disant :

— Marc, je suis désolée de vous enlever au plaisir de causer avec Mme de Moraines ; mais je vous réclame comme danseur…

— Comme danseur ? madame.

Elle se mit à rire de son air de stupéfaction.

— Oui, mon ami, comme danseur ! Nos jeunes filles, tandis que leurs parents sont au buffet, implorent une valse, jouée par les musiciens tziganes. Et, vu votre âge, vous devez figurer parmi leurs cavaliers !

Un léger pli barrait tout à coup le front de Marc.

— Madame, veuillez m’excuser, mais je ne suis plus maintenant du nombre des danseurs.

— Mon cher ami, vous plaisantez ! Un valseur tel que vous n’a pas le droit de se dérober… Allez donc offrir votre bras à Josette. La voici justement. Josette, M. de Bresles sollicite la grâce d’un tour de valse avec toi.

C’était là Mme de Maulde tout entière, disposant des gens comme des choses, selon son bon plaisir, avec une parfaite désinvolture. Et tous, Ghislaine trop fière pour se dérober à cette impérieuse volonté, Marc trop courtois, Josette trop surprise, n’avaient qu’à la subir.

Un chant de valse s’élevait déjà, capricieusement rythmé, et des couples se levaient, commençaient à bostonner, suivant l’ondulation souple de la musique.

Les yeux de Marc rencontrèrent les prunelles profondes de Josette, et soudain son irritation tomba. Il s’inclina devant la jeune fille.

— Si Mme de Moraines veut bien m’excuser de la quitter aussi brusquement, je vous serai très reconnaissant, mademoiselle, d’accueillir la requête que Mme votre grand’mère daigne vous adresser en mon nom…

— Mais certainement, elle vous l’accorde… Allons, Josette, va vite danser ! Il est absurde que tu paraisses ainsi te désintéresser de ce qui se fait chez moi. Ghislaine, ma chère, je vous en prie, rendez la liberté à Marc qui se croit votre prisonnier !

Elle dit de sa voix grave, un peu hautaine :

— Je suis bien sûre que M. de Bresles ne croit rien de semblable ! Il sait que je désire avant tout qu’il vous soit agréable… M. de Gannes, voulez-vous me donner votre bras pour me conduire au buffet ?…

Elle se détourna tandis que Josette, confuse pour sa grand’mère, murmurait de sa manière caressante, se penchant vers elle :

— Je vous aime, ma Ghislaine.

Elle la remercia d’un frêle sourire ; mais son cœur demeurait lourd, comme aux heures mauvaises, et elle répondait, distraite, à Paul de Gannes tandis qu’ils traversaient lentement les salons à travers les groupes de danseurs. Pourtant, tout à coup, elle devint attentive ; il lui disait :

— Ne vous semble-t-il pas que notre ami de Bresles est conquis à son tour par votre Josette qui, de son côté, ne paraît pas le tenir aussi farouchement à distance que les autres ?… Voyez quel joli couple ils forment !

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle aussi contemplait les deux jeunes gens. Plusieurs fois déjà, elle les avait vus passer, dansant une valse lente qui, à ses yeux clairvoyants, trahissait leur indifférence pour un plaisir de commande ; mais ils s’étaient arrêtés bien vite et causaient ; elle, harmonieusement fine, la main appuyée sur le bras de Marc, le visage nimbé par ce regard qui jaillissait de son âme même d’enfant heureuse…

Oui, heureuse, bien heureuse, puisqu’elle avait si large, sa part de richesses de toute sorte !… Avec une infinie tendresse, Ghislaine la considéra. En l’intimité de son âme, elle lui murmurait :

— O mon enfant chérie, tu ne connais pas ton bonheur !

Puis, tout haut, d’une voix un peu étrange, elle dit enfin :

— Oui, ils sembleraient faits l’un pour l’autre… Nous verrons ce que sera l’avenir…

Discret, M. de Gannes n’insista pas et changeant de ton, il interrogea courtoisement amenant la jeune femme vers le buffet :

— Que désirez-vous, madame, que je vous fasse servir ?

— Merci, je n’ai besoin de rien… J’ai un peu mal à la tête… Ce qu’il me faudrait, c’est le repos…

Oh ! oui, elle la souhaitait, la fin de cette soirée, elle désirait, et combien ardemment, le bienfait du silence, après tout ce vain bruit autour de son âme douloureuse… Cela seul qui lui eût fait du bien, c’était la tendresse de Josette, c’était l’élan du jeune cœur qui lui laissait oublier la misère de sa solitude…

Et un soupir d’allégement lui échappa quand, sa liberté enfin reconquise, elle se vit, avec la jeune fille, dans la voiture qui les ramenait à travers la nuit, — une nuit claire pointillée d’étoiles où, dans le ciel d’un bleu froid, luisait l’argent d’un mince croissant de lune.

Ardemment, elle attendait tout bas, le mot de Josette dont elle avait soif… Mais l’enfant ne parlait pas. Adossée au coupé, blottie dans sa pelisse soyeuse, elle demeurait immobile, regardant avec de grands yeux qui rêvaient le beau ciel d’hiver. Pour la première fois peut-être, se retrouvant seule avec la jeune femme, après plusieurs heures passées parmi des étrangers, elle n’avait pas vers elle un de ces élans d’ardente affection dont, malgré les années, elle restait coutumière.

Elles étaient si près l’une de l’autre qu’elles se frôlaient, mais leurs âmes n’étaient plus une… Celle de l’enfant se faisait lointaine, devenant une âme de femme qu’éblouissait une confuse et radieuse vision d’avenir.

Et la conscience que Ghislaine en éprouvait lui était à ce point angoissante, qu’une question lui échappa :

— A quoi penses-tu silencieusement ainsi ? ma Josette.

La jeune fille eut un tressaillement. Comme réveillée soudain, elle se pencha vers Ghislaine avec un baiser qui ne dissipa point en elle la poignante sensation d’isolement, parce que, seule, sa question l’avait mis sur les lèvres de Josette… Elle répéta :

— A quoi penses-tu ? mon enfant chérie.

— Je pensais, dit lentement Josette, que jamais encore, chez grand’mère, je n’avais passé une soirée qui me parût meilleure…

Tout bas, Ghislaine murmura, d’un accent où il y avait à peine une question :

— Parce que M. de Bresles était là…

— Maman, maman, que dites-vous ?… Que croyez-vous ?…

Elle n’avait pas dit « non » ; et, Ghislaine, dans la nuit, sentait le rayonnement de son regard… De la même voix assourdie, très douce, elle continua :

— Je crois, mon enfant chérie, que, si M. de Bresles te demandait de devenir sa femme, tu ne le repousserais peut-être pas comme les autres…

Josette ne répondit pas ; puis, tout à coup, cachant son visage sur l’épaule de la jeune femme, elle dit avec des lèvres qui tremblaient :

— Ghislaine chérie, à vous seule, j’avouerai cela, parce que vous êtes une seconde moi-même… « S’ il me demandait d’être sa femme, il me semblerait que c’est mon bonheur même qui vient à moi !… »

V

Quelques jours plus tard, à une messe de mariage, comme Ghislaine arrivée juste à la dernière minute pour féliciter les mariés, sortait de la sacristie et rentrait dans l’église, elle aperçut la marquise de Maulde qui, ses propres devoirs de politesse remplis, attendait le retour du cortège nuptial. A travers sa face-à-main, elle lorgnait les très élégantes invitées que déversait la sacristie dans un bruissement soyeux de robes traînantes, une senteur de poudre de riz et d’essences fines. Tout de suite, elle reconnut Ghislaine, la trouva très jolie femme, habillée avec un goût qui lui était tout personnel… Mais remarquant qu’elle était seule, sans Josette, elle eut un froncement des sourcils mécontent, et aussitôt, interrogea, nerveuse :

— Eh bien, et Josette ? Où est-elle donc ? Vous ne l’avez pas amenée ?

— Non, elle ne connaît que peu ou point la mariée et elle avait, à une heure, un cours d’accompagnement qui l’intéressait beaucoup.

— Mon Dieu ! quand donc cessera-t-elle d’être une écolière ? Franchement, Ghislaine, vous la maintenez dans l’enfance plus que de raison.

— Parce que je lui laisse faire de la musique autant qu’elle le désire et de la façon qui lui plaît ?

— Parce que vous ne prenez nul souci de lui rappeler qu’elle a vingt ans et par conséquent qu’elle doit remplir ses devoirs de fille du monde, qui, à son âge, sont d’une réelle importance. Je sais, ma chère, que vous me trouvez fort indiscrète de me mêler de l’éducation de Josette ; mais, en somme, comme elle est ma petite-fille, je pense que j’ai, la première, voix au chapitre.

Ghislaine ne répondit pas, dédaigneuse de ces sorties, maintenant fréquentes, et trop délicate pour rappeler à la marquise à quel prix elle-même avait acquis le droit de considérer Josette comme son enfant. D’ailleurs, soudain, l’attention de Mme de Maulde se détournait d’elle, car l’orgue commençait une marche triomphale et le cortège sortant de la sacristie arrivait d’une allure rythmée, agitant, de profonds remous, la foule curieuse et bavarde qui emplissait l’église et se massait au bord de l’allée pour mieux voir…

De ce regard auquel nul détail n’échappait, Mme de Maulde contemplait le défilé. Ghislaine, elle, ne vit que la blanche apparition de la jeune épousée, son visage de créature heureuse, le geste confiant de son bras appuyé sur celui de son mari. Aussitôt, en son âme, s’était dressée la vision de Josette, ainsi emmenée vers l’inconnu, dans une même joyeuse clarté de cierges, au son des orgues, — emmenée par celui à qui elle aurait donné tout son cœur, pour la joie comme pour la peine…

Le cortège avait passé, et le flot des assistants descendait vers les portes de sortie, larges ouvertes sur la rue, que baignait un pâle soleil d’hiver. Frileuses, les femmes remontaient leurs fourrures, beaucoup cherchaient leurs voitures, qui approchaient difficilement du trottoir, envahi par les curieux.

— Ghislaine, vous allez, sans doute, recommencer vos félicitations chez les mariés, n’est-ce pas ? Alors, je vous emmène en voiture, dit Mme de Maulde, qui, distraite de son accès de mauvaise humeur, l’avait oublié déjà. D’ailleurs, je désirais vous parler, et vous avez l’habitude de vous faire si rare qu’il faut bien vous saisir au vol !

« Vous vous faites si rare !… » Les paroles mêmes que Marc de Bresles lui avait dites en la revoyant. Elle secoua la tête pour fuir le souvenir du jeune homme. Dans sa pensée, autant que dans son âme, vibraient encore les aveux confiants que, soudain, sa question avait fait jaillir des lèvres de Josette, ce soir où elles revenaient, dans la nuit, de chez la marquise de Maulde. Désormais, elle ne pouvait plus douter, le cœur de Josette allait vers Marc de Bresles, ce jeune cœur aimant qui savait si délicieusement se donner…

Distraite, elle avait suivi Mme de Maulde ; et ce fut par un effort de volonté que, s’arrachant à sa songerie, elle demanda, dès que la voiture les emporta :

— Vous souhaitez me parler, madame, qu’y a-t-il ?

— Il y a, ma chère, pour aller droit au but, — car nous n’avons qu’un instant à nous, — que je suis fort mécontente du parti pris de Josette de repousser tous les mariages qui lui sont offerts. C’est absurde ! Qu’attend-elle ? Que veut-elle ? Acquérir la réputation d’une poseuse qui ne juge personne digne d’elle, pour arriver tout bonnement un jour au personnage ridicule de fille montée en graine, comme disent les bonnes gens, si elle ne finit pas par épouser n’importe qui, n’ayant plus le choix. Puisque vous êtes la seule personne qu’elle daigne écouter, je vous serais très obligée de le lui faire comprendre… Elle a de nouveau refusé le marquis de Chambry, qui était un charmant garçon, de très bonne famille, de grande fortune, pourvu de brillantes relations, enfin de tout ce que peut souhaiter une femme…

— Qui ne demande à son mari ni grande intelligence, ni conception même vague de devoirs quelconques à remplir, ni goûts un peu élevés, ni souci de ne point gaspiller son existence dans des occupations stupidement frivoles de mondain désœuvré.

Presque avec âpreté, Ghislaine avait parlé. La marquise, dont elle attaquait ainsi les sympathies, la regarda, stupéfaite et irritée.

— Ah ! çà, Ghislaine, est-ce votre qualité de femme de lettres qui vous fait parler ainsi comme une anarchiste ?… Il est évident que si vous exprimez de telles opinions devant Josette, ses lubies n’ont plus rien d’étonnant ! Vous la détournez du mariage pour…

Ghislaine ne lui permit pas d’achever ; avec une sorte de gravité qui la domina, elle dit :

— Je la détourne, non du mariage, mais d’un mari qui ne la rendrait pas heureuse et qui ne serait pas digne d’elle.

— Digne d’elle ! En vérité, Ghislaine, que lui faut-il donc ? Vous la gâtez d’une façon déplorable et la transformez en ridicule petit spécimen d’orgueil féminin !… Eh bien, ma chère, si vraiment vous n’avez en vue que son intérêt, si vous ne souhaitez pas, comme on pourrait le croire, la garder près de vous pour vous distraire, trouvez-lui donc un mari qui ait l’heur de lui plaire en vous plaisant. Pour ma part, il y a, en ce moment, quelqu’un que j’en arrive à désirer lui voir épouser, c’est Marc de Bresles, qui paraît d’ailleurs la trouver assez à son goût…

— Marc de Bresles !

— Oui, Marc. Et pourquoi non ?

Ainsi, la grand’mère, après l’enfant, souhaitait ce mariage. Elle eut la sensation que doivent éprouver ceux qui, emportés par un invincible courant, se sentent entraînés loin du port entrevu… Une seconde, elle resta sans répondre. D’un regard qui ne voyait pas, elle considérait le missel que tenaient ses doigts gantés de blanc. Puis, d’une voix un peu lente, elle répéta :

— Pourquoi ?… Parce qu’il me semble que M. de Bresles est un peu âgé pour elle…

— Mais, ma chère, vous savez aussi bien que moi, ce me semble, que Josette a la singulière manie de considérer les vrais jeunes gens comme des poupons avec lesquels, tout juste, elle pourrait jouer au tennis ou bostonner. Les hommes mûrissants seuls ont droit à son attention. Marc, en définitive, n’a guère plus de trente-deux ans. Il est d’excellente naissance ; l’héritage de son oncle est considérable et lui ôtera le goût, qu’il se prétendait imposé par la nécessité, d’aller remplir, de côté et d’autre, des postes ridicules de petit ingénieur sans fortune… Je me suis renseignée à ce sujet auprès de Paul de Gannes…

— Et vous pensez qu’il plairait à Josette ?…

— Il est évident qu’en son honneur, elle s’humanise d’une façon sensible… Je l’avais déjà remarqué à Dieppe, et j’en ai eu plusieurs exemples dans leurs dernières rencontres à Paris. Mon expérience ne saurait me tromper. Elle l’accueille comme jamais je ne l’avais vue accueillir aucun homme. Et, mieux que personne, vous qui êtes sa confidente attitrée, vous devez le savoir !…

Ghislaine ne releva pas le propos que Mme de Maulde avait lancé de sa voix mordante. Peut-être même ne l’avait-elle pas entendu. Une pensée l’absorbait, accentuait le pli léger qui rayait son front, entre les sourcils ; et, d’un doigt machinal, elle tourmentait la fourrure de son manchon.

— Alors, vous pensez que Josette plaît… particulièrement à M. de Bresles… qu’elle lui plaît de telle sorte qu’il pourrait songer à la souhaiter pour femme ?

— Ma chère, pour qui connaît de Bresles, il est évident qu’elle lui plaît… particulièrement, comme vous dites. Je ne lui ai jamais vu, — et il y a longtemps que je peux l’observer dans le monde ! — je ne lui ai jamais vu accorder à aucune femme l’attention qu’il témoigne à Josette ! C’est pourquoi, étant donné qu’il ne peut guère tarder à se marier, je trouve que la réalisation du désir dont je parle serait très possible… Et c’est sur vous, Ghislaine, que je compte pour y aider…

— Sur moi ? madame.

— Mon Dieu, oui. Je rends ici hommage à votre toute-puissance ! Josette subit aveuglément votre influence, et Marc m’a l’air d’avoir en vous une confiance non moins absolue… Vous pouvez donc, usant de votre tact, si vous voulez bien en prendre la peine, les diriger un peu vers le but que je souhaite… Et je vous le demande.

Il y eut un imperceptible silence ; et la marquise, étonnée, tourna la tête vers Ghislaine :

— Eh bien, ma chère, qu’avez-vous donc à vous montrer si absorbée ? Est-il excessif de solliciter votre concours pour préparer l’avenir de Josette ?

D’un geste inconscient, Ghislaine passa la main sur son visage, comme si elle eût voulu y effacer tout reflet même de sa pensée ; puis, arrêtant droit sur Mme de Maulde son regard de femme désormais sans illusions, elle dit simplement :

— Vous pouvez être certaine, madame, que je ferai toujours tout ce qui sera en mon pouvoir pour le bonheur et le bien de Josette…

Oui, tout. Et elle avait, en cette seconde, la pleine conscience que c’était l’absolue vérité qu’elle disait là. Mais, ni l’enfant tant aimée, ni son égoïste grand’mère, ni Marc, ni personne au monde ne devait jamais soupçonner quel obscur désir, elle obligeait ainsi à mourir en elle…

L’impérieux besoin de solitude qui l’étreignait dans les heures difficiles s’emparait d’elle, aigu à en devenir une souffrance. Mais elle n’avait pas encore le droit de s’y abandonner.

Et, rejetée de nouveau dans l’atmosphère de fête où l’amenaient les circonstances, elle joua bravement son personnage de femme du monde dans les salons encombrés, saturés de l’odeur forte des tubéreuses, où elle entrait à la suite de la marquise de Maulde. De nouveau, elle félicita la jeune épousée qui souriait, toute rose sous le nimbe de son voile ; elle répondit à tous les saluts, les hommages, les mots de bienvenue qui l’accueillaient ; elle jeta même un coup d’œil complaisant sur les splendeurs étalées de la corbeille devant lesquelles s’extasiaient les curieuses… Puis, consciente d’avoir, enfin, droit à sa liberté, elle sortit sans prendre congé de la marquise, tant elle redoutait de se voir encore retenue.

Dehors, la bise glaciale la fit frissonner, l’enveloppant toute. Machinalement, elle se mit à descendre l’avenue Friedland, qui s’allongeait devant elle. Impatiente, elle songeait, irritée contre elle-même :

— Pourquoi suis-je triste ainsi ? Pourquoi les paroles de Mme de Maulde m’ont-elles fait mal ?

Pourquoi ?… Le besoin de voir clair en elle devenait si fort que, d’instinct, comme elle passait devant la chapelle du Saint-Sacrement, elle en monta les marches.

A cette heure, la chapelle était presque déserte. Au dernier rang des chaises, le long de la muraille, un misérable somnolait, les mains jointes d’un geste machinal ; un vieillard égrenait son chapelet ; des enfants, assis près d’une gouvernante, attendaient, avec des mines impatientes, qu’elle eût achevé sa prière… Ghislaine ne remarqua ni les uns ni les autres ; elle allait tout droit vers l’autel où l’ostensoir flamboyait autour de l’Hostie, devant laquelle deux religieux priaient.

Elle s’agenouilla, avec un signe de croix ; puis elle cacha son visage dans ses mains, enveloppée soudain par le calme profond que distillait le silence de la chapelle, dont les murs étouffaient la rumeur de la vie du monde. Aucun mot de prière ne lui montait aux lèvres ; mais toute son âme implorait le secours divin, la force qui fait les vaillantes et les dévouées… Et sa pensée recueillie précisa sans pitié :

— Je souffre, parce qu’il me faut donner Marc de Bresles à Josette !

Donner ! Le mot la fit tressaillir… Donner ! mais la vie de Marc ne lui appartenait en rien. Il l’avait jadis entourée d’une sympathie profonde, d’une sollicitude délicate et chevaleresque, — parce qu’elle était seule. Elle s’était sentie avec lui en communion de goûts, d’idées… Mais jamais, il ne lui avait fait entendre une parole qui pût éveiller en elle la pensée qu’elle eût une place dans sa vie…

Alors pourquoi eût-elle tant souhaité que ce fût un autre qui conquît enfin le jeune cœur de Josette ? Car il l’avait conquis ; elle le savait, avant même que la jeune fille lui en eût fait l’aveu avec une confiante tendresse… Et parce qu’elle connaissait son enfant, elle mesurait la force et la profondeur du sentiment, né d’une estime très haute, qui l’attirait vers Marc. Josette avait dit : « S’il me demandait d’être sa femme, il me semblerait que le bonheur même vient à moi. » Et elle était de celles qui ne donnent pas deux fois leur âme…

Avec la même impitoyable clairvoyance, Ghislaine pensa :

— Mon rôle, à moi, c’est de les rapprocher comme elle, ma Josette, le désire, comme le souhaite Mme de Maulde, comme lui, peut-être, le rêve…

Oui, elle devait les rapprocher, autant qu’il dépendait d’elle, tenter de donner à l’enfant qui lui était si chère, son bonheur de femme, après avoir été la suprême source de joie de sa jeunesse… Elle devait faire cela, sans nul misérable retour sur elle-même, oubliant qu’à certaines heures, elle avait senti qu’elle eût été infiniment heureuse de confier son isolement à un homme tel que Marc… C’eût été le repos… C’eût été sa part de bonheur humain !

Qu’importe ? Il fallait que, jusqu’au bout, elle accomplît la tâche qui avait été le viatique et la joie de sa solitude, qui lui avait apporté l’illusion bénie d’une maternité…

Qu’importait ce qu’elle avait, pour elle-même, souhaité, rêvé, attendu, aux heures où même les plus désenchantés et les plus sceptiques sentent encore tressaillir en eux l’éternelle espérance… Sa jeunesse était déjà loin derrière elle. Seule, elle l’avait passée… Seule, elle devait continuer à vivre, détachée infiniment de sa propre destinée, mettant sa joie en celle de l’enfant devenue sienne…

Les instants fuyaient… Elle n’en avait pas conscience. Mais un bruit de chaises heurtées près d’elle lui fit tout à coup relever la tête… Alors seulement, elle s’aperçut qu’elle pleurait.

Devant ses yeux, une horloge marquait trois heures et demie. Elle tressaillit. Si tard déjà… Elle se souvenait que Marc devait venir la voir ce même jour, vers quatre heures… Marc dont elle avait été heureuse d’attendre la visite… Marc à qui elle allait parler de Josette…

Elle se leva. Une seconde encore, elle contempla, avec une muette prière, l’autel où la flamme des cierges nimbait de clarté la pâleur de l’hostie… Puis, de toute son âme, elle murmura lentement, comme une mystérieuse promesse :

— O ma Josette, mon enfant, ma petite Joie, tout le bonheur que je n’ai pas eu, si Dieu m’aide, je te le donnerai…

Alors, se détournant, elle sortit et vite, elle rentra chez elle. Maintenant, la paix suprême qui naît de l’entier renoncement pénétrait son âme tourmentée…

VI

Elle ôtait à peine ses vêtements de sortie quand le timbre d’entrée annonça un visiteur.

Était-ce donc déjà Marc ?

— M. de Bresles fait demander si Mme la comtesse peut le recevoir ?

C’était bien lui…

Le domestique disparu, elle se regarda une seconde dans la glace. D’un geste machinal, elle soulevait l’ondulation souple des cheveux blonds, tordus très haut, que son chapeau avait un peu froissés ; puis, elle considéra son image avec les mêmes yeux dont elle eût examiné celle d’une étrangère.

Elle murmura :

— A peine, suis-je encore une jeune femme !… Comment puis-je hésiter à accepter tout de suite le renoncement qui me sera imposé par la force des choses dans quelques années, — si tôt venues !… Je ne dois plus être qu’une mère, rien qu’une mère…

Elle quitta sa chambre et se dirigea vers le petit salon, dont elle souleva la portière. Debout, Marc attendait devant un portrait de Josette, le dernier fait, où elle apparaissait merveilleusement vivante, exquise vision de créature en son printemps.

Une seconde, Ghislaine regarda le jeune homme, si absorbé qu’il n’avait pas entendu le bruissement de sa robe ; puis, laissant retomber la portière, elle entra, disant :

— Mon ami, soyez le très bienvenu ! Je suis heureuse de vous voir.

Il eut un mouvement d’homme rappelé soudain à la réalité et vint à elle avec cette même expression de plaisir très sincère qui lui était douce autrefois, comme l’étreinte si ferme de sa main quand elle lui donnait la sienne… Josette avait raison de dire qu’il devait être bon de sentir la protection de cet homme…

A peine, la pensée distraite, elle entendait les paroles qu’il lui adressait, s’excusant d’être peut-être arrivé un peu tôt.

— On me dit que vous venez de rentrer… Je crains de vous avoir dérangée…

Elle l’arrêta, souriant un peu, de ce sourire qui vient de l’âme même :

— Vous ne me dérangez pas, je vous attendais… Car j’espérais bien que vous vous souviendriez, — si j’osais, je dirais, enfin ! — que je suis pour vous une vieille amie, à qui vous deviez une vraie visite de bonne arrivée pour vous faire pardonner de ne pas avoir donné signe de vie pendant des années !

— Ne m’en veuillez pas ! Je vous assure que, très profondément, j’ai souffert de laisser rompre, par mon silence, les liens qui me rattachaient à ceux que j’avais laissés derrière moi… Mais j’étais parti résolu à n’importuner personne de mon souvenir…

— Pourquoi ? fit-elle avec sa douceur grave.

— Parce que je trouvais, je trouve que ceux qui partent comme j’étais parti, ne laissant derrière eux aucune affection profonde qui les suive anxieusement, vive de leur vie à travers la distance, ceux-là se doivent à eux-mêmes et aux autres de demeurer dans la solitude qu’ils ont choisie…

— Oui, s’ils l’ont choisie parce qu’ils l’aimaient… Mais pour vous, il n’en était pas tout à fait ainsi…

— Puisque j’avais librement accepté ma situation, je n’avais guère le droit de m’en plaindre ! D’ailleurs, cette vie rude, toute d’action, m’a été bienfaisante et je l’ai vraiment goûtée… Seulement…

Et il eut un sourire très jeune :

— Seulement, maintenant que le monde civilisé m’a repris, j’en arrive à me souvenir, avec étonnement et curiosité, de cet autre moi qui vivait comme une façon de sauvage, campait sous la tente, chassait au désert, se lançait, dès qu’il en avait l’occasion, dans des équipées où il risquait son existence, uniquement pour la saveur du danger… Un plaisir que, sans doute, je ne connaîtrai plus ainsi…

D’un indéfinissable accent, elle dit :

— Mais vous en connaîtrez d’autres, meilleurs, — que je vous souhaite ! — qui ne vous laisseront pas regretter l’Afrique et les heures bonnes que vous lui avez dues !

Il répéta, gaiement :

— Les heures bonnes !… Mais il y en a eu de bien différentes aussi !… A vous entendre parler, il semble que je revienne d’un pays de cocagne ! Alors que, honnêtement, je dois reconnaître que, pour se plaire là-bas, il faut avoir comme moi, une humeur d’aventurier !…

— Parce que ?…

Elle avait le don d’interroger avec un accent qui, irrésistiblement, attirait la confiance ; et c’était, pour lui qui n’avait ni mère ni sœur dont la sollicitude l’eût enveloppé, c’était une douceur inattendue que cette pure sympathie de femme dont il savait la sincérité. Conquis, il ne craignait plus de parler de lui-même. Comme à une incomparable amie, très sûre, qui savait tout comprendre, il laissait entrevoir les souvenirs, les impressions, les rêves, les déceptions jetés en lui par ses cinq années d’exil. Et il ne s’apercevait pas qu’il ne lui parlait plus comme jadis, à la femme qu’on voudrait faire sienne… En elle, il ne voyait que la délicate confidente. Et elle le sentait si bien… oh ! si bien !…

Seulement, elle ignorait ce qu’il avait souhaité autrefois, ce qu’avaient empêché l’amour pour elle du comte de Moraines, la jalouse tendresse de Josette…

Elle demanda :

— Maintenant c’est fini, n’est-ce pas ? vous ne vous laisserez plus entraîner vers des postes pareils qui vous éloigneraient de tous vos amis ?

— Non, sans doute… A moins que les circonstances ne me détachent une fois encore de ma terre de France que je suis si heureux pourtant d’avoir retrouvée… Si je ne puis m’y fixer… comme je le rêve ! — peut-être, pour oublier ma solitude, repartirai-je de nouveau… Mais, en ce moment, il ne m’est guère possible d’entrevoir mon avenir… J’ai seulement la certitude très nette que j’approche d’un de ces instants où la vie se décide…

Il s’arrêta court. Et comme s’il eût craint d’en dire trop, comme s’il eût redouté une question, changeant brusquement de ton, il s’exclama avec un sourire :

— Mais, madame, vous me faites odieusement parler de moi, du moi haïssable ! Pour que je me le pardonne, suivez mon exemple… Que je sache un peu à mon tour, ce qu’ont été pour vous ces dernières années…

— Elles ont été heureuses, douces, à ne me rien laisser regretter ni souhaiter…

En parlant ainsi, elle pensait au chaud rayonnement dont la tendresse de Josette avait illuminé sa vie. Lui ne le devina pas et la sentit plus lointaine entrée dans un monde qu’il ne connaissait pas…

Un regret passa en lui. Avec un imperceptible reproche, il dit :

— Savez-vous, madame, que vous façonnez trop bien ceux qui vous aiment, à votre image ! Autant que vous-même, ils sont silencieux sur tout ce qui effleure même votre vraie vous

Elle sourit un peu. Malgré toute sa volonté, elle trouvait une douceur à l’entendre parler de la sorte.

— Josette seule est ainsi… Les autres point, je vous assure…

— C’est par eux, en effet, que j’ai tout d’abord appris que vos amis ont le droit d’être très fiers de votre talent et de vos succès…

— Mon talent !… Mes succès !… Oh ! je vous en prie, ne leur faites pas tant d’honneur… Vous me rendriez confuse de mon ingratitude à leur égard !… Ah ! mon talent ! il m’est si égal dès que je cesse de le considérer, — ce qui fait bondir Josette, — comme mon gagne-pain…

Presque impérieusement, il dit :

— Vous n’avez plus à gagner votre vie !

— Si… Et vous qui m’avez connue, après ma ruine, qui m’avez aidée, vous le savez mieux que personne…

— Mais les mauvais jours, heureusement, sont passés pour vous…

Elle arrêta sur lui son regard pensif et se redressant un peu, dans son fauteuil, elle dit :

— Pourquoi ainsi parler ?… Aussi bien que moi, je suis certaine, vous comprenez que mon mariage avec M. de Moraines ne pouvait réellement changer ma situation. Les apparences seules devenaient autres…

— C’est vrai…

Jamais plus peut-être qu’en cette minute, ils n’avaient eu si parfaite communion de pensée, dans leur dédain de toute fortune à laquelle ils ne se reconnaissaient pas droit. Elle poursuivait :

— J’ai donc travaillé. Et, en vérité, j’ai réussi comme jamais je ne l’aurais espéré autrefois, dans mes rêves les plus ambitieux… Grâce à Dieu, maintenant, comme vous le disiez tout à l’heure, je suis indépendante, et je le serai encore quand Josette sera mariée et que, comme une vraie mère, j’aurai même pu mettre ma part dans sa dot…

— Dans sa dot ?…

— Oui, ainsi que je l’ai toujours espéré, j’aurai la joie de pouvoir apporter dans sa corbeille, ce que m’avait légué la générosité du comte de Moraines…

Elle parlait avec une telle simplicité, tenant sa conduite pour si naturelle que Marc sentit qu’elle se fût étonnée d’un mot qui l’approuvât ou la blâmât. Elle continuait, un léger sourire sur sa bouche grave :

— Il y a un instant, je vous disais que je me trouvais bien ingrate de traiter avec tant d’indifférence le don d’écrire qui m’a été accordé… Dans l’avenir, sans doute, je lui devrai bien plus encore que maintenant. Il me permettra le travail qui, seul, pourra me faire supporter le vide laissé en moi par le départ de Josette…

— Son départ ?… Où va-t-elle partir ?…

Elle avait tressailli à cette exclamation où elle sentait bien autre chose que de la surprise…

— C’est à son mariage que je fais allusion… Maintenant, chaque jour, je m’attends à me la voir enlever…

— Oui, fit-il d’un indéfinissable accent, je comprends que les hommes qui l’approchent, souhaitent tous être aimés d’elle… Quelle délicieuse créature vous l’avez faite !… Tout à la fois, si jeune fille encore et déjà si femme ! Elle a une personnalité singulière chez une enfant de son âge ; et pourtant comme elle vous ressemble d’âme, d’idées, de goûts ! même aussi de mouvements et d’allure !…

— C’est une petite Ghislaine toute jeune, tout heureuse, toute souriante, comme la Ghislaine que vous n’avez pas connue et que j’ai été ; — il y a si longtemps que je ne m’en souvenais plus…

Elle devina qu’il allait protester ; et, pour l’arrêter, elle continua doucement :

— Savez-vous que je suis très fière d’entendre ainsi juger ma fille par vous ? moi qui, mieux que personne, sais tout ce qu’il y a en elle d’intelligence, de droiture et de sincérité, de bonté délicate, d’exquise et chaude tendresse… Souvent, trop souvent ! Mme de Maulde me reproche de ne pas l’influencer pour accepter les mariages qui lui sont offerts… C’est que je sais qu’ils sont indignes d’elle… Car je devine tout ce qu’elle sera pour celui qu’elle aimera…

— Elle sera le bonheur même !…

Oh ! ces mots ! Les mêmes que Josette avait dits parlant de Marc… A lui, ils avaient dû échapper, car il s’arrêta et, violemment, ses dents mordirent les lèvres qui n’avaient pas su demeurer closes… Sans relever ses paroles, elle finissait :

— J’ai promis à M. de Moraines que je serais une mère pour elle et, autant qu’il dépendra de moi, je la laisserai marier seulement à un homme qui pourra la rendre heureuse, comme en ma jeunesse, j’ai souhaité l’être…

Il ne répondit pas… Pourquoi ?… Que pensait-il ?… Un pli, soudain, barrait son front que les flammes du foyer mettaient en pleine lumière. Elle aussi demeura silencieuse. Le jour d’hiver se mourait autour d’eux, faisant leurs âmes recueillies… Elle pensait qu’elle devait parler, protégée par cette ombre qui empêcherait qu’il pût lire sur son visage… Mais soudain, les mots lui apparaissaient si douloureux à prononcer qu’il lui semblait que jamais elle n’aurait le courage de les dire… Une bizarre pitié l’angoissait, pour elle-même, pour la faible Ghislaine qui vivait encore en elle et qui, tout bas, se révoltait désespérément devant l’épreuve nouvelle…

Alors, elle chercha des yeux le petit portrait de Josette ; et le regard arrêté sur la chère image, elle commença lentement :

— Savez-vous ce que je rêve, mon ami…

— Ce que vous rêvez ?

— Oui… Je rêve de vous donner Josette parce que je crois que ce serait son bonheur et le vôtre…

— Me la donner… Elle ?…

Il s’était levé, une telle émotion sur son visage énergique, que Ghislaine eut l’impression qu’elle éveillait soudain en lui une vision éblouissante… Elle était certaine désormais qu’il aimait Josette, — qu’il le sût ou non…

Il répéta :

— Me donner Mlle Josette pour…

— Pour femme, oui… Car vous n’êtes pas destiné à vivre seul…

— Non, mais ce serait fou à moi d’espérer une femme telle que celle-là !… Vous êtes cruelle, madame. Pourquoi me tentez-vous ?

Ainsi qu’elle l’avait prévu, dans le crépuscule approchant, il ne pouvait observer son visage ; il ne pouvait voir que, fixement, elle regardait l’anneau d’or qu’elle portait au doigt, — symbole du lien qui avait enchaîné sa vie… Il ne savait pas que d’un mot, il l’eût fait sangloter, comme sanglotent les jeunes quand un coup trop dur les atteint…

— Je vous tente en quoi ? mon ami…

— Mais en me jetant dans la pensée, dans le cœur, dans tout l’être enfin, le rêve irréalisable d’épouser cette enfant…

— Irréalisable… pourquoi ? Parce que… vous ne l’aimez pas ?

De toute son âme, elle l’interrogeait. Presque rudement, il jeta :

— Mais parce que je ne puis espérer être, moi, aimé d’elle qui n’a qu’à choisir parmi tant de jeunes hommes autrement séduisants que moi !… A ses yeux, je ne suis, je ne peux être qu’un vieil ami, en qui elle a confiance, parce qu’elle sait que vous voulez bien me témoigner un peu de sympathie et qu’elle a, en vous, une foi absolue…

— Ne parlez pas ainsi, il me semble entendre Mme de Maulde.

Mais ses paroles n’arrivèrent même pas aux oreilles de Marc ; debout devant elle, il tourmentait d’un doigt machinal les feuillets d’une revue posée sur une table, près de lui, et il répétait :

— Épouser cette enfant !… Mais c’est impossible…

Avec une grave douceur, elle dit :

— Si c’était impossible, je ne vous en aurais pas parlé, mon ami.

— Voulez-vous donc dire qu’elle ne me repousserait peut-être pas, si j’osais venir à elle ?…

Dans l’ombre grandissante de la pièce, elle sentait un regard qui l’interrogeait ardemment, avec une sorte de passion anxieuse où tremblait une espérance… Et elle avait encore, vibrant dans le cœur, l’aveu de Josette murmuré un soir…

Dieu ! comme lui et elle, ils allaient l’un vers l’autre, conduits par la mystérieuse attirance qui joint les âmes… Et que déjà, ils étaient loin d’elle !

D’une voix qui s’assourdissait, elle répondit, — puisqu’il le fallait :

— Je pense que Josette a pour vous une… sympathie et une… estime que je ne lui ai encore vu éprouver pour aucun des hommes qui ont souhaité l’épouser… Ce serait votre œuvre de conquérir pour toujours ce cœur que moi seule, jusqu’ici, j’ai possédé tout entier, dont vous seriez le premier amour… Personne au monde, mon ami, ne m’est cher comme cette enfant !… Certes, — je suis comme toutes les mères ! — ce sera pour moi un déchirement de la donner, car c’est mon bonheur même que je donnerai… Mais ce serait aussi ma consolation et ma force qu’elle me soit prise par vous qui saurez l’aimer, la diriger, la protéger, la comprendre comme elle mérite de l’être…

— Merci ! fit-il tout bas, bouleversé par l’accent dont elle venait de parler, qui avait quelque chose de brisé.

Et s’inclinant, il prit sa main et la baisa…

Ni l’un ni l’autre, ils ne parlaient plus, songeurs, n’ayant pas conscience des minutes qui fuyaient !

Dans le silence de la pièce, le timbre de la porte d’entrée résonna tout à coup.

Lui comme elle, ils tressaillirent, ramenés de très loin… Elle secoua la tête et murmura faiblement :

— Ah ! j’avais oublié, après cinq heures, je reçois…

Il se levait, incapable d’une conversation banale devant des étrangers. Mais déjà la porte du salon s’ouvrait et le domestique introduisait Étienne Dechartres…

VII

Janvier finissait avec une semaine de très grands froids qui avaient glacé les lacs du Bois, y attirant aussitôt une foule allègre de patineurs. Et, à travers la vitre relevée de son coupé, la marquise de Maulde s’amusa une minute à considérer leurs silhouettes fuyantes d’ombres noires sur la plaine blanche, alors qu’elle arrivait avec Josette au Cercle des patineurs où il lui avait convenu de voir la jeune fille figurer cette après-midi-là…

Une âpre bise d’hiver soufflait à travers les branches poudrées de givre, sous le pâle soleil qui les irisait ; et, bien vite, la marquise, descendue de voiture, se rapprocha des braseros qui flambaient joyeusement avec de grandes lueurs fauves, autour desquels le cercle était nombreux.

Josette, elle, tout de suite entourée, se faisait attacher ses patins, insensible à la morsure du froid qui rosait son visage, avivait l’éclair de ses larges prunelles veloutées. Avec une animation souriante, elle causait, répondant aux propos des patineuses, ses amies, immobilisées une minute près d’elle, aux saluts des hommes qui venaient solliciter la grâce de patiner un moment avec elle. Toute, elle semblait au plaisir, très vif pour elle, de glisser sur cette plaine blanche.

Et pourtant une déception venait de détruire tout son plaisir… Celui que, en son cœur, elle s’attendait à retrouver n’était pas là. Quand elle était arrivée, son regard, tout de suite, avait couru sur la phalange masculine des patineurs dans laquelle, à l’avance, elle eût juré qu’elle apercevrait la haute silhouette qu’elle aurait distinguée entre mille ; comme dans la foule même, elle eût senti sur elle le regard d’une impérieuse douceur qui attirait vers lui tout son cœur si jalousement gardé, — qu’il avait conquis pourtant !…

Elle le savait bien, maintenant. Elle comprenait le pourquoi de ce rayonnement de soleil qu’elle avait dans l’âme quand elle le rencontrait… Et elle l’avait bien souvent rencontré pendant les deux derniers mois ; comme si quelque secrète volonté s’appliquait sans cesse à les rapprocher. Elle sentait bien qu’elle n’eût plus rien souhaité s’il lui avait demandé sa vie, qu’elle lui eût donnée avec une foi infinie.

Mais la lui demanderait-il jamais ? Ghislaine qui, seule, connaissait le secret que nul ne devait soupçonner même, Ghislaine ne semblait pas croire qu’elle rêvât l’impossible. Elle lui avait dit :

— Aie confiance en moi et attends !…

Et parce que la jeune femme avait parlé, enveloppée par la maternelle protection qui la mettait divinement en paix, elle attendait, heureuse, que, pour elle, sonnât enfin l’heure exquise entre toutes…

Car elle savait bien aussi qu’avec nulle autre, Marc de Bresles n’était ce qu’il se montrait avec elle. Son intuition de femme ne la trompait pas. Avec une allégresse mystérieuse, après chacune de leurs rencontres, elle sentait leurs deux pensées, leurs deux âmes, leurs deux vies plus proches…

Aujourd’hui, il n’était pas là ! Pourquoi… Pourtant, à l’Opéra, devant lui, Mme de Maulde avait, la veille même, parlé de cette séance au Cercle des patineurs… Sa raison lui murmurait que bien des motifs avaient pu le retenir, mais aucune réflexion ne pouvait apaiser son regret qu’il fût absent…

Elle en eut conscience et un petit sourire de pitié pour elle-même glissa sur ses lèvres :

— Et c’est moi la fière Josette qui en suis venue là ! Heureusement, personne ne le sait…

Non, personne n’en eût eu l’idée cette après-midi-là, tant elle semblait s’amuser des courbes savantes qu’elle accomplissait, conduite par un habile patineur que sa souplesse ravissait et qui, s’il l’avait osé, eût protesté quand elle l’arrêta tout à coup, se croyant appelée par Mme de Maulde… Mais c’était une autre voix que celle de la marquise qui avait prononcé son nom…

Elle tourna la tête et une joie lui fit bondir le cœur. Marc était là qui la regardait, venait à elle, lui tendait la main et, tout en la saluant, demandait avec une prière dans les yeux : — N’est-ce pas mon tour maintenant ?

Elle eut un sourire qui faisait d’elle, soudain, l’éternel et charmeur sphinx féminin.

— Votre tour ?… Mais êtes-vous bien sûr de ne pas l’avoir laissé passer ?… Il est très tard, vous savez.

— Oh ! oui, je sais !…

Plus bas, de son accent de sincérité absolue, il avait dit cela ; et, en elle, pénétra tout à coup la certitude très chère qu’il avait autant qu’elle-même désiré la minute qui les réunirait. Alors, elle lui abandonna ses deux mains, et, d’un élan large et puissant qui ressemblait à un envolement, il l’entraîna sur l’étendue blanche, moirée de reflets bleus. Sans volonté, dans la douceur de la minute présente, elle se laissait conduire, grisée délicieusement par la conscience qu’il était là pour elle seule, par le bleu pur de ce ciel d’hiver, par la lumière blonde du pâle soleil, par le souffle de l’air vif qui lui fouettait le visage, jetant sur la peau une clarté plus rose.

Parce qu’elle lui répondait seulement en petites phrases courtes, il se pencha un peu vers elle, cherchant son regard, — comme un altéré aspire à la source vive. Il l’aperçut toute fine dans sa veste de fourrure, fraîche autant que les roses de Nice qui, près du col, en étoilaient le duvet sombre, une expression de rêve sur son jeune visage. Et, jaloux de la songerie qui la lui enlevait, il demanda avec une douceur dominatrice :

— A quoi pensez-vous, si grave ?

Mais avant qu’elle lui eût répondu, un traîneau mal dirigé arrivait sur eux très vite, tellement qu’elle fut frôlée et chancela. Il la retint d’un geste sûr, avec une exclamation si effrayée qu’elle tressaillit. Jusqu’à cette minute, elle eût cru que Ghislaine seule était capable de s’inquiéter ainsi, qu’une ombre même de danger l’effleurât… Elle vit qu’il avait pâli et son cœur se mit à battre, en sa poitrine, à larges coups.

— Vous n’avez pas été heurtée ? Vous n’êtes pas blessée ?

— Oh ! non ! pas du tout… J’ai seulement été un peu saisie. Et je suis confuse de vous avoir fait peur pour moi…

Confuse, mais heureuse aussi… heureuse à ce point qu’une seconde, elle ferma les yeux, effrayée de ce qu’il pouvait y lire… Ainsi conduite par lui, dont elle sentait autour d’elle l’infinie sollicitude, elle avait l’impression d’être emportée en plein rêve… Il répétait de la même manière, doucement souveraine :

— A quoi pensez-vous ?

Avant que sa volonté eût arrêté ses paroles, elle murmura lentement :

— Je pense que j’irais ainsi au bout du monde…

— Vous me laisseriez vous emmener partout où je le souhaiterais, même dans les pays sauvages où j’ai aimé à vivre ?…

Sans tourner la tête vers lui, elle répéta avec une sorte de gravité frémissante :

— Oui, je me laisserais emmener, parce que je pense que si vous le faisiez, c’est que je vous en aurais donné le droit…

Brusquement, il cessa de patiner, l’arrêtant ainsi, et, avec une ardente volonté, il chercha le regard qui se dérobait. Il avait la sensation nette que la minute décisive d’où dépendait son avenir, dont il devinait l’approche depuis des semaines, cette minute-là était venue ; que son avenir, il ne pouvait plus le concevoir sans que Josette de Moraines en fût le bonheur même…

Il implora :

— Je vous en supplie, donnez-moi vos yeux pour que j’y lise la vérité… Savez-vous ce que vous venez de dire ?… ce que vous me laissez espérer ?…

Elle ne répondit pas, ses lèvres tremblaient, mais, dans le visage que l’émotion faisait tout blanc, les yeux parlaient, lumineux d’une clarté d’aurore…

Immobile comme lui, elle se tenait toute droite, recueillie dans l’enivrante certitude qu’elle allait entendre les mots dont elle se souviendrait aussi longtemps qu’un souffle l’animerait, même fût-elle devenue une vieille, très vieille femme… Comme lui, elle avait oublié tout ce qui n’était pas eux… Même en son âme à elle, le souvenir chéri de Ghislaine avait reculé, pâli, effacé par la splendeur du présent…

Il répéta :

— Savez-vous ce que vous me faites espérer ? Je vous en supplie, répondez-moi ! Est-ce vraiment…

A son tour, il hésitait. Et ce fut elle qui répéta :

— Est-ce vraiment…

— Est-ce vraiment que vous me permettez de vous aimer ?… Auriez-vous foi en moi pour me confier votre vie, afin que, de toute mon âme, de toutes mes forces, je m’emploie à la rendre heureuse ?…

— Si vous m’aimiez comme je vous aimerais, je serais heureuse à ne plus rien souhaiter d’autre !

Lentement, avec une sorte de passion grave, sa jeune voix articulait les mots. En l’âme même de Marc, ils résonnèrent… A peine, pourtant, il osait y croire…

— Josette, je vous comprends bien, dites ?… Répétez-le que vous voulez bien consentir à devenir ma femme ?

Du même accent, elle dit :

— Ce serait pour moi le bonheur que, de toute mon âme, je désire vous donner…

Cette fois, il ne doutait plus. Étroitement, il enveloppa dans les siennes les mains frémissantes qui s’abandonnaient… En son cœur d’homme, chantait la même joie divine qui palpitait éperdument en elle… Pour aucune femme, — même pour Ghislaine, dont il avait aimé la grâce et le fier courage, — il n’avait éprouvé aucun sentiment comparable à celui qui l’amenait vers cette enfant dont la jeunesse l’enivrait… Jeunesse de l’âme, jeunesse de la pensée, jeunesse de tout l’être dans la merveilleuse fraîcheur de la vingtième année… A travers le temps, les soucis, les épreuves qui l’avaient durement trempé, il était venu à elle, la fiancée d’élection, pour qu’elle lui fût donnée, incarnation radieuse de son bonheur humain…

Et une telle réalité, entrée ainsi subitement dans sa vie, lui semblait si belle, — à n’y point oser croire ! — que, malgré lui, il pria encore, sans détacher les yeux du cher petit visage :

— Répétez-moi que vous voulez bien être ma Josette, à moi, mon amour, mon unique… Vous qui, depuis des semaines, êtes pour moi la tentation vivante !

Elle murmura :

— Pourquoi ?

— Parce que j’avais peur d’être repoussé et de perdre ainsi même le droit de vous voir… Josette, ma précieuse petite Josette, vous ne craignez donc ni les années que j’ai plus que vous, ni mon méchant caractère, dont j’ai bien peur de n’arriver jamais à me corriger tout à fait ?… Vous me pardonnerez d’être jaloux de tout ce qui vous effleurera même, jaloux de vous garder pour moi seul, d’être le premier dans votre cœur, parce que vous serez pour moi la seule, l’âme même de la vie…

Elle eut un rayonnant sourire :

— Il faudra bien que je vous pardonne, puisque c’est ainsi, seulement, que je sais aimer, moi aussi…

Oui, ainsi elle avait aimé Ghislaine… En cette minute, elle l’avait oublié, et il lui semblait qu’elle allait aimer pour la première fois…

Inconsciemment, dans un instinctif désir d’être plus seuls, ils reprenaient, sur la glace, leur course, pareille à un vol, fuyant les couples qui les eussent troublés dans la douceur de l’heure exquise…

Une voix, tout à coup, à l’oreille de Josette, la fit tressaillir comme une note fausse. Au passage, une amie lui jetait, avec une flamme de malice dans les prunelles :

— Josette, Mme de Maulde se plaint que M. de Bresles vous accapare, et elle vous réclame parce qu’il est tard !

Était-il tard ? Elle regarda autour d’elle avec des yeux de créature soudain réveillée. Y avait-il des années ou une seconde que Marc l’avait emmenée pour lui dire les paroles divines ?… Le soleil s’était caché. Une brume voilait les lointains, et, sur le ciel, devenu d’un gris morne, les arbres profilaient maintenant leurs branches givrées… Pourtant le paysage assombri demeurait pour elle lumineux comme une vision d’apothéose. Marc la contemplait… Ah ! il était bien à elle comme elle était bien à lui !…

Il la ramenait. Doucement, elle dit :

— Ne parlez pas encore maintenant à grand’mère. Je veux que Ghislaine apprenne la première… Si vous saviez ce qu’elle a été pour moi !…

Il inclina la tête, tressaillant au nom de la jeune femme.

— Moi aussi, j’ai envers elle une dette dont je ne pourrai jamais m’acquitter !… C’est elle qui m’a donné l’audace d’aller à vous, ma précieuse petite aimée, qui m’a permis d’espérer, qui a tout fait pour nous rapprocher…

— Ghislaine, ô ma Ghislaine chérie ! murmura Josette.

Une reconnaissance passionnée la bouleversait toute. Elle eût voulu être blottie déjà contre l’amie qui avait été pour elle la plus dévouée et la plus aimante des mères, pour lui dire, dans ses baisers, quelle gratitude infinie elle avait plein le cœur pour elle !…

Mais, d’abord, il lui fallait remplir bien correctement son personnage de fille du monde devant le cercle qui entourait sa grand’mère, cacher à toutes les curiosités, son allégresse délicieuse ; puis, pendant le retour vers Paris, répondre aux propos de Mme de Maulde, à ses questions imprévues, à ses réflexions… Heureusement pour elle, la marquise offrait à une amie de la ramener ; et ainsi elle allait pouvoir revenir, recueillie en son rêve ; — ce rêve qui était une réalité !

La voiture roula vers Paris. A peine, elle entendait la conversation engagée près d’elle. Avec de grandes prunelles qui songeaient, elle regardait fuir le chemin familier à sa vue ; et, tout bas, par instants, elle se prenait à se demander si elle était vraiment la même Josette qui, trois heures plus tôt, avait traversé ces avenues, suivi ces rues sans que nulle obscure divination l’avertît que l’inoubliable minute approchait… Un désir s’avivait en elle de retrouver Ghislaine, de lui tout dire…

Désir si impérieux que, aussitôt ramenée par la marquise, sans prendre même le temps de quitter ses vêtements de sortie, elle se dirigea vers la chambre de la jeune femme :

— Ghislaine, je puis entrer ?

— C’est toi ? chérie. Tu n’as pas eu froid ? Je…

En parlant, elle avait relevé sa tête inclinée vers le bureau où elle écrivait ; mais, brusquement, elle s’interrompit… Sur le visage de Josette, une telle lumière rayonnait, qu’elle eut l’intuition que Marc avait parlé…

D’un geste vif, elle repoussa les feuilles éparses devant elle. Ah ! quelle misère était l’œuvre que son imagination créait, auprès du roman qui vivait là, tout près d’elle…

— Josette, mon enfant chérie, qu’y a-t-il ?

Elle l’attirait dans ses bras, loin de la clarté de la lampe, sur le petit canapé placé dans l’ombre ; mais Josette se laissa glisser aux genoux de la jeune femme et, comme au temps où elle était petite fille, elle mit sa tête contre ce cœur qui lui avait tant donné…

— Maman, ma Ghislaine, il m’a demandé d’être sa femme… Nous sommes fiancés… Et c’est divinement bon !

Ghislaine ne répondit pas, brisée par une émotion qui, soudain, lui remplissait la gorge de sanglots… Mais ses lèvres tremblantes se posèrent sur le petit visage chéri, fermant les yeux qui, triomphalement, disaient le bonheur sans nom entré dans la jeune âme pour y effacer, en souverain, toutes les autres joies. En son souvenir, une phrase tintait, jaillie d’un passé qui s’achevait, — une phrase enfantine que Josette, petite fille, lui disait parfois :

— Maman, je voudrais ne jamais me marier pour n’aimer personne autant que vous…

Oh ! l’ironie suprême d’avoir ce souvenir quand l’âme de l’enfant mourait en Josette, à qui venait de naître une âme de femme.

Elle murmura, Josette, toujours étroitement serrée contre elle :

— Tu es heureuse ? ma bien-aimée petite.

— Oh ! oui, bien heureuse !… comme je ne pensais pas qu’on pût l’être…

Ghislaine tressaillit. Elle avait la sensation bizarre que Josette, sa Josette si tendre ! lui marchait sur le cœur… Ainsi les enfants, ivres de leur plaisir, piétinent, sans les voir, les fleurs qu’ils font mourir…

Pourtant, elle se pencha vers la tête chère, et, d’un geste qui ressemblait à une bénédiction, elle effleura d’une croix le front levé vers elle, disant très bas :

— Sois heureuse longtemps, toujours, ma Josette. Que Dieu te donne la part de bonheur humain qu’il ne m’a pas accordée… Qu’il te récompense de ce que tu as été pour moi depuis des années…

— Maman, je ne faisais rien qu’être heureuse et reconnaissante de votre affection et de votre bonté infinies ! Ah ! Ghislaine, ma Ghislaine, je veux que vous soyez heureuse à votre tour, comme je le suis !

Elle dit d’un étrange accent, de la même voix assourdie :

— Il est trop tard !… Mon bonheur, c’est le tien, ma petite aimée. Et il m’est précieux plus que le mien ne me le serait…

— Ah ! maman ! maman !… ma vraie maman !

Passionnément, elle embrassait la jeune femme, étreinte jusqu’à l’angoisse, par le sentiment de son impuissance à écarter d’elle toute tristesse.

Ghislaine demanda :

— Il t’a parlé… tantôt ?

— Oui… cela est venu par hasard… pendant que nous patinions ensemble… pour une simple phrase !… Ce soir seulement, il verra grand’mère. A vous, ma Ghislaine chérie, à vous, la première, je voulais dire mon bonheur, puisque je vous le dois…

Que disait-elle là ?… Certes, pourtant, elle ne pouvait savoir à quel point c’était l’absolue vérité…

Toujours agenouillée près de la jeune femme, ses yeux pleins d’une immense tendresse levés vers elle, Josette continuait :

— Ghislaine, il m’a dit que c’est vous qui l’aviez encouragé à songer à moi, qui lui aviez laissé espérer qu’il ne serait pas repoussé comme les autres… Que, sans vous, qui me connaissez mieux que personne, jamais il n’aurait osé venir à moi !… Oh ! Ghislaine chérie, jamais je ne vous aimerai assez pour vous montrer, même un peu, ma reconnaissance de tout ce que vous avez fait pour moi… une enfant à qui vous ne deviez rien, une étrangère ?… Et cela, depuis le premier jour où vous m’avez connue ! Ghislaine, que pourrais-je donc faire pour vous à mon tour ?…

La main de Ghislaine se posa sur les cheveux de la jeune fille :

— Ce que tu pourras, mon enfant chérie ?… Te souvenir que, toi partie, ma chère petite Joie, je demeure seule, toute seule, sans mari, sans enfant, sans avenir, et me faire encore, généreusement, largement, le don de ta tendresse, qui est ma part de bonheur… Tu ne ressembleras pas à ces heureux qu’absorbent tellement leurs propres joies qu’ils n’ont plus même conscience des tristesses, des isolements, des déceptions qui souffrent près d’eux… Tu peux ne pas m’abandonner, ne pas te détacher de ta Ghislaine, parce que tu seras aimée autant que tu l’as pu souhaiter…

Josette se redressa, frémissante :

— Vous abandonner ! me détacher de vous ! Oh ! maman, ma Ghislaine, ma seconde mère !… Comment pouvez-vous dire même pareille chose ?… Est-ce qu’une fille se détache jamais de sa mère ? Avant d’être à personne autre, je suis à vous qui m’avez élevée, qui avez créé la Josette que je suis, celle qui a mérité d’être choisie et aimée par lui ! … Ah ! je ne serais pas digne que vous m’appeliez jamais plus votre enfant, si je devais vous aimer moins, parce que, grâce à vous, ma Ghislaine chérie, je possède un bonheur qui est votre œuvre, que vous me donnez, comme vous m’avez donné toutes les plus exquises, les plus fortes, les plus profondes joies de ma vie de jeune fille… Vous me croyez, n’est-ce pas ? maman. Vous sentez bien que je vous parle avec tout mon cœur, qui est, qui restera à vous… Est-ce que je pourrais être jamais heureuse sans vous ? Dites que vous me croyez, maman…

Ghislaine inclina la tête et, d’un geste de mère, attira la jeune fille sur sa poitrine, — de ce même geste qu’elle avait eu autrefois quand, en son âme, elle l’avait adoptée, pauvre petite fille délaissée… Mais, obscurément, une souffrance l’étreignait… Oui, Josette était sincère. Mais, que savait-elle encore de son propre cœur ?… Dans le monde nouveau où elle allait entrer, délicieusement enivrée, resterait-elle la Josette qui l’avait aimée avec tant de chaude, de délicate, de juvénile tendresse ?… L’avenir, — et un avenir bien proche, — allait impitoyablement lui révéler si cette ardente affection n’avait été, hélas ! qu’un fragile enthousiasme de jeune créature, égoïstement avide d’être aimée, ou si vraiment elle avait eu sa source dans une âme profonde, généreuse et fidèle, incapable de défaillance, d’oubli, quand elle s’était donnée.

En cet instant, Ghislaine sentait que, désormais, nulle déception ne pourrait plus l’atteindre, si elle s’était trompée sur la valeur de cette jeune âme en qui elle avait eu foi ; si l’enfant, devenue femme, heureuse infiniment par l’amour de son mari, s’éloignait d’elle, dont la tâche était finie, cessait d’être sa petite « Joie » dévouée, caressante et tendre, jalouse de lui faire oublier la misère de sa vie désolée…

VIII

Ils furent mariés deux mois plus tard, dans la fraîche lumière d’un renouveau hâtif qui gonflait de sève les rameaux vivifiés, et ouvrait les bourgeons dans une floraison soudaine, éclose aux premiers soleils de mars.

« Un vrai jour de fête !… » Ghislaine ne prenait plus même garde à cette exclamation qui tintait à son oreille comme un ironique refrain. Quel jour de fête était pour elle celui-là, terme du mystérieux calvaire que son cœur avait gravi depuis des mois !… Personne d’ailleurs n’aurait pu le soupçonner, ni les indifférents curieux, ni les amis, ni la grand’mère préoccupée de maintenir ses premiers droits sur la jeune fille, ni Marc, délicatement affectueux avec elle, comme avec une sœur très chère, mais absorbé par l’amour souverain ; ni l’enfant elle-même, toujours confiante et tendre, mais qui vivait en plein rêve, dans la fête incomparable de ses fiançailles que l’affection de Ghislaine s’était ingéniée à lui faire inoubliable…

Un vrai jour de fête ! Oui, il fallait que l’heureuse petite aimée elle-même pensât ainsi, qu’elle ne fût point troublée en son allégresse par la pleine conscience de l’angoisse qui déchirait un cœur près d’elle. Ghislaine savait combien elle en eût souffert, — inutilement, puisqu’il fallait que les choses fussent ainsi… Et jusqu’au bout, elle fut vaillante, comme elle l’avait été pendant l’épreuve de ces mois de fiançailles où chaque jour devenait pour elle une page vivante de l’éternel roman d’amour qu’il lui avait été refusé de lire.

Elle sut être souriante pendant l’interminable défilé de la sacristie, pendant la réception qui suivit à l’hôtel de Maulde. Elle eut le courage de ne pas faiblir quand elle-même vint aider la jeune fille à revêtir le costume de voyage, quand enfin elle la vit prête à partir, s’attachant à elle étroitement, les yeux brillants de pleurs, quand elle entendit la voix chère lui murmurer avec une tendresse éperdue :

— Maman, ma dévouée, ma bien-aimée maman, merci !… Je vous adore !

Même ce calme de mort qui semblait la glacer ne l’abandonna pas quand le bruit sourd de la porte qui se refermait l’avertit que la séparation suprême était accomplie, que l’enfant, sa petite « Joie », était partie…

Toute son âme lui faisait mal, mais elle n’avait pas une larme. Incapable d’entrer encore dans la chambre désormais déserte, où, pendant des années, Josette avait apporté la lumière de sa jeune vie, elle revint dans la pièce même où elle avait appris les fiançailles, où, sur sa table de travail, il y avait le portrait qu’elle aimait par-dessus tous les autres, celui de Josette petite fille, — sa Josette à elle… Non pas celle de Marc de Bresles, qu’il emmenait rayonnante sous les larmes.

Et lasse infiniment, elle s’assit devant l’image chérie.

Par la fenêtre entr’ouverte, un souffle tiède l’enveloppa, où flottaient un parfum vague de violette, une senteur de verdure fraîche… Machinalement, elle regarda vers le ciel tout bleu, le doux ciel printanier d’où tombait une clarté blonde sur les pousses frêles qui buvaient le soleil…

Ah ! c’était bien la journée qu’il fallait pour mieux enivrer les époux de leur bonheur en son exquise aurore ; une de ces journées qui font frémir l’être des jeunes et rêver leur cœur, — une journée, ô Dieu ! pareille à celles que, jadis, les vingt ans de Ghislaine de Vorges avaient tant aimées à travers tous les espoirs dont sa jeunesse confiante se leurrait divinement…

Elle en eut soudain le brusque ressouvenir et un regret désespéré lui déchira le cœur de toutes ces joies qui lui avaient été refusées et qu’elle ne posséderait jamais, jamais… Jusqu’au plus profond de l’âme, elle se sentait broyée par l’affreuse impression de sa solitude, où la vie, la rejetait encore une fois, pauvre épave humaine, à qui nul port hospitalier ne s’était ouvert pour jamais…

Maintenant sa jeunesse finie, sans avenir de femme, il lui fallait se reprendre à vivre dans l’horrible isolement de celles qui n’ont ni époux, ni enfant, ni famille… Il lui fallait continuer sa route déserte, sans rien demander à personne, sans avoir même le droit de souhaiter pour réchauffer son cœur, une part de la vie de son enfant, devenue femme, si celle-ci, spontanément, ne la lui donnait point…

Un souvenir tout à coup la hantait, celui d’un rêve mauvais fait quelques jours plus tôt, où lui était apparue une Josette indifférente, fuyante, lointaine, qui, appelée par elle lui jetait d’une voix brève « qu’elle était trop exigeante de la vouloir encore à ses côtés, ayant eu une bien large part de sa tendresse jadis… »

Elle secoua la tête pour échapper à la vision menteuse. Mais, instinctivement, elle murmurait, les yeux attachés sur la Josette qui l’avait tant aimée :

— Mon enfant chérie, te souviendras-tu toujours que ta Ghislaine n’a que toi au monde, à qui elle a donné son temps, sa pensée, son cœur, sa vie, bien plus absolument que tu ne le sauras jamais ?… Reste-lui fidèle, ô ma « toute petite »… Rappelle-toi qu’elle est bien seule, toi partie… Ne l’oublie pas tout à fait parce que tu es heureuse comme elle a tant souhaité que tu le sois…

Oui, depuis cinq années, elle avait vraiment vécu pour le seul bien, pour le seul bonheur de cette enfant, et elle pouvait avoir conscience que sa promesse au comte de Moraines avait été remplie, — et au delà !

Aujourd’hui, elle payait durement les joies de son illusoire maternité. Pourtant, elle ne regrettait rien de ce qui avait été. Quel meilleur usage eût-elle fait de sa vie sans but ? Lorsqu’elle avait accepté pour sienne la petite créature orpheline qui s’attachait à elle jalousement, elle avait eu l’étrange intuition qu’elle allait ainsi au-devant de nouveaux chagrins… Elle savait maintenant que cette intuition ne l’avait pas trompée, et, tout bas, elle redoutait l’avenir qui la meurtrirait peut-être encore parce qu’elle avait trop profondément donné son cœur à Josette de Moraines. Soit ! à l’avance, elle l’acceptait, s’il devait en être ainsi… Même si absorbée par son bonheur, inconsciente du mal qu’elle lui faisait, Josette se détachait d’elle, malgré tout, elle lui demeurerait dévouée infiniment, comme le sont les mères… Seulement, alors, elle ne pourrait plus avoir foi en aucune affection…

Oui, peut-être, ç’avait été folie à elle de se consacrer toute à la tâche acceptée, avec cette dédaigneuse insouciance de sa propre destinée… Mais cette folie qui avait été la joie et peut-être le salut moral d’une jeune vie, elle savait bien qu’elle eût été prête à la refaire même avec la révélation du prix dont elle la paierait…

Car elle était de celles pour qui aimer, c’est se dévouer — et souffrir…

PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET C ie , 9, RUE GARANCIÈRE. — 16022.