The Project Gutenberg eBook of Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières

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Title : Le voyage immobile, suivi d'autres histoires singulières

Author : Maurice Renard

Release date : September 20, 2024 [eBook #74448]

Language : French

Original publication : Paris: Mercure de France

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGE IMMOBILE, SUIVI D'AUTRES HISTOIRES SINGULIÈRES ***

MAURICE RENARD

Le Voyage Immobile
suivi
d’autres Histoires singulières

PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI , RVE DE CONDÉ , XXVI

MCMIX

DU MÊME AUTEUR

FANTÔMES ET FANTOCHES ( Histoires singulières ), publié sous le pseudonyme Vincent St-Vincent (Plon-Nourrit)
1 vol.
LE DOCTEUR LERNE, SOUS-DIEU , roman (Mercure de France)
1 vol.
Prochainement
LE PÉRIL BLEU , roman.
En préparation
UN HOMME CHEZ LES MICROBES , roman.
NOTRE-DAME ROYALE , roman documentaire.

JUSTIFICATION DU TIRAGE

Illustration

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

AVANT-PROPOS

Lecteur,

S’il te suffit que mes histoires soient singulières ; si tu te contentes de demander à chacune, isolément, le plaisir qu’elle peut te donner ; si tu n’exiges entre elles d’autre lien qu’une parenté de sœurs, et d’autre ressemblance qu’un air de famille (hélas, inévitable), — dispense-toi de lire cet avant-propos. Il est rébarbatif.

Te faut-il, au contraire, une idée conductrice, dont tu puisses surveiller la persévérance et le développement tout au long du recueil, et qui fasse de mes nouvelles comme autant de chapitres où se poursuit l’évolution d’une seule pensée, — alors, écoute ceci. Et pardonne-moi, pour être laconique, d’emprunter aux mathématiciens leur langage sec et bourru.

Les contes suivants ne sont pas réunis au hasard. Mais ils constituent les parties, volontairement disparates, d’un même tout, et se groupent dans une succession méthodique.

Leur ensemble forme une étude de ce que j’appellerai le merveilleux logique , — étude ayant pour objet de reconnaître les limites du genre et d’en éprouver la souplesse.

Le problème s’énonçait de la sorte :

Étant donné qu’une œuvre de merveilleux logique se compose de deux éléments : le merveilleux et la logique , — chercher jusqu’à quels points extrêmes l’un des deux éléments peut y prédominer, sans que l’œuvre cesse d’offrir nettement son double caractère de fantaisie et de raison, — sans qu’elle s’échappe de son étrange domaine ambigu, pour verser soit dans une science d’utopie, soit dans une divagation à système.

Sauf erreur, la première et la dernière de mes nouvelles déterminent ces deux points opposés. Celle-ci, Une Légende chrétienne d’Aktéon , ne renferme plus que le minimum indispensable de logique. Celle-là, Le Voyage Immobile , contient la dose maxima de science.

(Je dis bien « science » et non plus « logique » ; parce que, dans cette matière romanesque, il m’apparaît qu’on doit envisager la science comme étant la logique en action, la logique appliquée, réalisée, matérialisée, visible, tangible, audible, tombant sous les sens et non plus seulement sous le sens ; comme étant l’expression la plus frappante dont on puisse revêtir aux yeux du lecteur la logique pure, abstraite et spéculative ; — et que mêler de la science à l’ouvrage que l’on écrit, c’est y faire entrer de la logique au superlatif.)

Après avoir établi ces deux termes limitatifs de l’étude, il était indiqué de les relier l’un à l’autre au moyen d’histoires intermédiaires, où l’on vît peu à peu s’atténuer et pâlir la teinte logique , tandis que, par nuances graduées, la couleur merveilleux se foncerait.

Allant ainsi d’un paradoxe cosmologique à une fable raisonnée, j’ai cru devoir échelonner dans le temps les étapes finales de ma route, les derniers stades de mon travail, les contes terminaux, — estimant que plus un récit est fabuleux, plus le recul des âges lui devient nécessaire.

Et si l’on me demande pourquoi j’ai suivi l’ordre inverse de la chronologie naturelle, je répondrai que j’ai mieux aimé partir de l’époque moderne (figurée par ce roman d’ingénieur où débute mon livre) ; que j’ai préféré démarrer du milieu des précisions concrètes, positives et prosaïquement familières de la science contemporaine, pour m’éloigner vers le rêve, et pour aller me perdre, avec le mythe, dans la nuit évasive des temps. Adopter ici l’ordre véritable des siècles eût été, ce me semble, aussi peu rationnel que descendre en éthéroplane du fin fond des espaces célestes, sans y être jamais monté que sur le dos de la Chimère.

M. R.

LE VOYAGE IMMOBILE

Pour Charles Derennes.

Vers dix heures du matin, l’homme que nous avions sauvé ouvrit enfin les yeux.

Je m’attendais au réveil classique, à des doigts fébriles passés sur le front, à des « où suis-je ? où suis-je ? » balbutiés d’une voix languissante. Il n’en fut rien. Notre obligé resta quelques secondes tranquille, le regard perdu. Puis son œil s’anima d’intelligence, d’énergie, et il prêta l’oreille au bruit de l’hélice et au clapotis des vagues contre le bordage. Alors, s’étant assis dans l’étroite couchette, il se mit à inspecter la cabine, aussi froidement que si Gaétan et moi n’eussions pas été là. Nous le vîmes ensuite se tourner vers le hublot pour regarder la mer, puis nous examiner l’un après l’autre, sans curiosité ni politesse, comme des meubles encore inaperçus, et, les bras croisés, se plonger dans une profonde rêverie.

Sur la foi de son extérieur, nous tenions pour bien élevé cet inconnu de beau visage et de belles mains, dont les habits, tout ruisselants qu’ils fussent, nous avaient paru ceux d’un gentleman. Aussi sa conduite blessa-t-elle mon camarade et me surprit moi-même, quoique Gaétan m’eût depuis longtemps accoutumé à voir dans un seul être la noblesse encanaillée d’un rustre et le chic mésallié à l’insolence.

Mon étonnement, toutefois, dura peu : « Allons ! me dis-je, pas de jugements téméraires ! Ne faut-il pas mettre l’attitude étrange du sinistré sur le compte d’un trouble cérébral fort excusable après un tel désastre ? et n’est-il pas indiqué de respecter sa méditation ? Elle ne doit pas être banale, si j’en crois les circonstances extraordinaires de son arrivée ici… »

Mais Gaétan, à lui trouver tout ensemble si bonne mine et si mauvais caractère, s’impatienta.

— Eh ben ? — lui dit-il d’un ton rogue, — comment qu’ça va ?… Ça va mieux, hein ?…

Il répéta plusieurs fois de suite : « ça va mieux, hein ?… hein, ça va mieux ?… » sans obtenir de réponse. L’homme semblait quelque peu interloqué de l’apostrophe. Il toisait l’élégance de Gaétan, si mal assortie à son langage, à son allure, et, après un temps de réflexion — bien fait pour indisposer encore le gentilhomme-voyou — il fit signe que « oui », que « ça allait mieux, en effet. »

« Bon, pensai-je, il entend le français. Un compatriote peut-être… »

— Vous en avez d’la veine, — reprit Gaétan, — Vous savez… sans nous, mon vieux !… Eh ben quoi ! On est mort ? — fit-il avec un geste de colère. — Est-ce qu’y a quéqu’chose qui vous colle les lèvres ?… Bon Dieu !…

— Avez-vous mal ? — dis-je en écartant mon ami et bien plus pour lui couper la parole que pour m’enquérir de la santé du taciturne. — Dites… souffrez-vous ?

L’autre hocha la tête négativement et reprit le cours de sa pensée. Mes craintes s’affermirent et j’échangeai avec Gaétan un coup d’œil d’inquiétude. Je ne sais si l’homme le surprit, mais, en dépit de sa figure restée sévère, je crus voir un sourire dans ses prunelles.

— Voulez-vous boire ? — demandai-je.

Alors, me désignant, il dit avec un accent étranger indéfinissable :

— Mé-de-cin ?

— Non ! — fis-je gaiement. — Non, non !

Et comme ses yeux continuaient d’interroger :

— Romancier, — ajoutai-je. — Écrivain… vous comprenez ?…

Il esquissa du front un « oui » assez aimable, presque un salut, et lança vers Gaétan le plus interrogatif des coups de menton.

— Moi, j’fais rien, — ricana celui-ci, — j’suis rentier… — Et il ajouta, en parodie de mes propres termes : — Fainéant… flemmard…, vous comprenez ?…

J’épiai sur la figure de notre pensionnaire l’effet de cette gentillesse, et vite je m’empressai de faire diversion.

— Monsieur est le propriétaire du bateau, — repris-je. — Vous êtes chez le baron Gaétan de Vineuse-Paradol, qui vous a recueilli ; et moi, je suis Gérald Sinclair, son compagnon de voyage.

Mais, au lieu de décliner ses nom et qualité comme je l’y poussais, l’homme réfléchit encore une seconde et articula très laborieusement :

— Pouvez-vous raconter, s’il vous plaît, ce qui s’est passé ? J’ai complètement perdu la mémoire, à un certain moment.

Cette fois, l’intonation se révélait dans toute sa plaisante impureté : c’était l’accent anglais.

— Eh ben, — répondit Gaétan, — c’est tout simple. Y avait la chaloupe à la mer. C’est les matelots qu’étaient dedans qui vous ont repêché…

— Mais, avant, monsieur ? Avant ?

— Avant quoi ? Pas avant l’explosion, j’suppose ! — railla mon ami.

L’homme prit un air stupéfait.

— Quelle explosion, monsieur ?

Je pressentis que Gaétan allait se fâcher, et j’intervins encore.

— Mon cher, — lui dis-je tout bas, — laissez-moi causer avec cet individu. Il est sans doute victime d’une sorte d’amnésie assez fréquente à la suite des vives émotions, et peut parfaitement ne rien se rappeler de son accident formidable. Tenez-vous en paix et restez coi.

Puis, m’adressant à l’homme sans mémoire :

— Monsieur, je vais vous exposer tout ce que nous savons au sujet de votre aventure. Cela, j’espère, vous rafraîchira suffisamment le souvenir, pour qu’à votre tour, vous puissiez faire à votre hôte un récit complet de l’événement auquel il doit l’honneur de votre connaissance.

Bien que j’eusse souligné les mots « votre hôte » de la voix et du regard, mon auditeur n’avait pas bronché. Il noua de ses bras ses jambes repliées, appuya son menton sur ses genoux, et attendit la suite de mes éclaircissements. Je poursuivis :

— Vous êtes, mon cher monsieur, sur le yacht à vapeur Océanide , à M. de Vineuse-Paradol ; capitaine : Duval ; port d’attache : Le Havre. Et vous y êtes en sécurité. C’est un beau navire, long de 90 mètres. Il jauge 2.184 tonnes, file ses 15 nœuds, et sa machine fait 5.000 chevaux-vapeur. En sus de l’équipage et du service, soit 95 personnes, nous n’étions à bord, avant votre rencontre, que deux : le patron et moi. C’est peu, le bateau possédant vingt-huit cabines pareilles à la vôtre. Mais la croisière de M. de Vineuse, à cause de sa durée, n’a tenté personne que votre serviteur. Nous revenons de la Havane, où il plaisait à mon ami de choisir, lui-même et sur place, quelques cigares… Donc…, hem… »

J’avais supputé un gros effet d’ébahissement avec le coup des cigares, mentionné comme un détail, négligemment… J’en fus pour mes frais de diction.

« … Donc, monsieur, notre retour s’accomplissait dans la plus heureuse monotonie, lorsque, voilà trois jours, une avarie se produisit aux machines. Il fallut stopper. Nous sommes le 21 août, c’était par conséquent le 18. On entreprit sur-le-champ la réparation de la bielle rompue, et le capitaine voulut profiter de l’arrêt pour consolider son gouvernail. Nous étions en panne par 40° de latitude nord et 37° 23′ 15″ de longitude ouest, non loin des îles Açores, à 1.290 milles de la côte portugaise, 1.787 de la côte américaine ; aux deux tiers de la traversée. Et, de fait, monsieur, nous n’en sommes repartis que ce matin, à l’aube.

« Le 18, l’air était calme, la mer d’huile. Aucune brise. Nul courant. Rien ne bougeait. Un voilier, toute sa toile dehors, n’eût pas fait une brasse en douze heures ; et l’ Océanide , livrée au caprice des éléments, restait parfaitement immobile. Cet épisode n’avait rien de gai. Cependant, sur l’affirmation du capitaine que les travaux seraient menés rondement, nous prîmes la chose sans trop d’ennui ; et, en raison de l’extrême chaleur — que le vent de la marche ne tempérait plus — nous résolûmes de dormir pendant le jour et de passer les nuits sur le pont. Le déjeuner y serait servi à huit heures du soir et le dîner à quatre heures du matin.

« Or, avant-hier, vendredi 19, entre ces deux repas nocturnes, nous marchions le long du bastingage, en fumant au clair de lune. Le ciel fourmillait de constellations. Tous les astres, jusqu’aux planètes, avaient l’air de scintiller. Il pleuvait sans cesse des étoiles filantes, et, sur le fond de la nuit, leurs blanches traînées persistaient si longtemps que vous eussiez dit une craie mystique traçant des paraboles au tableau noir des cieux. Je ne me lassais pas de suivre cette leçon de mystérieuse et grandiose géométrie… Tout, d’ailleurs, concourait à la majesté du spectacle. Un silence absolu régnait. L’équipage endormi, on n’entendait plus que nos semelles de caoutchouc se poser en sourdine sur les planches. — Et c’était peut-être la vingtième fois que nous faisions le tour du tillac, lorsqu’un sifflement naquit au fond de l’espace, vers tribord. Presque en même temps, assez haut dans le ciel, nous vîmes une lueur faible poindre de ce côté. Elle venait sur le yacht, et le sifflement l’accompagnait. Celui-ci grandit, s’enfla, puis s’éloigna et s’évanouit, tandis que la lueur passait au-dessus de nous, animée d’une vitesse relativement modérée pour un corps céleste, et sautant d’un horizon à l’autre, comme une étoile filante paresseuse et rapprochée.

« C’est, du reste, à cette conclusion d’un météore que nous nous arrêtâmes tout de suite. L’homme de quart fut de notre avis, bien qu’il n’eût jamais rien observé d’analogue au cours de trente années de navigation ; et le capitaine, attiré au dehors par le sifflement, accepta d’emblée l’évidence d’un bolide, quand il eut écouté nos explications. Il consigna sur le livre de bord que, le 20 août, vers minuit et demi, un aérolithe à peine lumineux avait traversé l’atmosphère juste au-dessus de l’ Océanide , décrivant sa courbe rigoureusement de l’est à l’ouest, et suivant ainsi le 40 e parallèle, où se trouvait notre mouillage. »

Ici, je regardai l’homme fixement. Il resserra autour de ses chevilles l’étreinte de ses bras, ferma les yeux, et attendit la suite de mon histoire.

« Vous pensez, — repris-je, un peu désillusionné, — vous pensez si le météore défraya nos causeries. Chacun de nous deux soutenait à son endroit diverses conjectures. Moi, je m’attachai à certaines relations qui m’avaient frappé, entre la vitesse de son jet et la durée de son bruit ; et M. de Vineuse émit une opinion peu banale, mais défendable. Selon ses dires, le bolide, — que jusqu’alors nous avions supposé jailli de l’horizon, — avait pu sortir de l’océan ; rien ne prouvait le contraire. C’était bien hasardé ; mais plus les théories étaient fantastiques, monsieur, plus elles nous séduisaient. Nous tâchions ainsi d’excuser la venette qui nous avait empoignés, en lui prêtant une cause extra-naturelle. A ne vous rien cacher, la brusque apparition de cette masse, piquant droit sur le bâtiment, n’avait pas laissé que d’être émouvante, et nous avions poussé un soupir de soulagement à voir ce projectile passer si haut ; encore qu’à cette minute de délivrance, son damné sifflement nous fît rentrer la tête dans les épaules, vous savez : ce que les gens de guerre nomment « saluer la balle ».

« Bref, nous souhaitions du fond du cœur ne jamais refaire d’astronomie aussi expérimentale ; ce qui n’a pas empêché le phénomène de se reproduire cette nuit, un peu plus tard, vers une heure du matin, et avec des complications autrement dramatiques.

« Hier, M. de Vineuse, las de cette séance en pleine mer, sous un ciel dangereux, donna l’ordre de travailler tout le jour et toute la nuit aux réparations. Relevées de deux heures en deux heures, une équipe se mit à la bielle cassée, dans la chambre des machines, et une autre au gouvernail, dans la chaloupe. Les ouvriers de celle-ci venaient d’achever leur besogne et se préparaient à remonter l’embarcation, à l’instant même où le singulier bolide périodique siffla dans le lointain.

« A travers une nuit égale en feux à la précédente, tout le monde vit la lueur pâlote s’allumer, monter, glisser vers nous… — M. de Vineuse crut remarquer cependant qu’elle allait moins vite que la veille, et, d’après moi, le sifflement était d’un timbre plus grave et d’une moindre intensité. — Tout de même, l’astéroïde marchait encore bon train. Dans quelques secondes, il atteindrait le zénith, et de là, sans doute, plongerait paisiblement derrière l’horizon du couchant. La terre possédait en lui quelque satellite nouveau, une lune en veilleuse, éphémère et minuscule.

« Mais tout à coup, monsieur, il y eut à sa place comme un soleil qui serait à la fois un éclair ; rien ne continua vers l’ouest l’orbite commencée, et le sifflement s’interrompit dans une effroyable détonation. Je reçus à l’épigastre le coup d’un invisible poing ; l’air ébranlé nous suffoqua ; on sentit trembler la membrure de l’ Océanide ; un vent s’éleva qui fut apaisé dans le même temps, et des vagues se soulevèrent pour disparaître aussitôt.

« Alors, nous entendîmes très distinctement une grêle d’objets qui tombaient dans la mer. L’un d’eux vint s’enfoncer tout près de la chaloupe, reparut et surnagea… C’était vous, monsieur, cramponné aux verrous d’une porte de tôle, — mais d’une tôle curieuse et légère à miracle, puisqu’elle vous permettait de flotter avec elle…

« On vous repêcha, mais évanoui ; et, ne sachant si vous étiez seul à bord de… l’aérolithe, le capitaine fit croiser la chaloupe dans un rayon de deux milles. Elle parcourut ainsi le champ de la catastrophe, sans rien rencontrer que des épaves métalliques. La mer en était jonchée. Elles luisaient d’une sorte de reflet mat, si j’ose dire, et se comportaient sur l’eau comme d’excellentes bouées. Nul vestige d’êtres vivants.

« Pour vous, monsieur, toujours sans connaissance malgré nos soins, nous vous avons déshabillé, couché et veillé, durant cette recherche. Mais je crois savoir que votre évanouissement s’est changé en un bon sommeil, vers l’aurore, à peu près quand nous sommes repartis pour Le Havre, où nous arriverons, je présume, sous une huitaine.

« Et voilà !…

« Maintenant… nous sera-t-il donné de savoir qui nous avons le plaisir de traiter ? »

L’homme branlait du chef et ne répondait pas. — Et… la plaque ? — dit-il enfin, — la plaque flottante ?… les débris ?…

— Eh ben, — fit Gaétan, — i’sont restés là-bas où vous avez pris la bûche… M’sieu Duval, le capiston, a jugé qu’c’était d’la ferraille d’aluminium, et qu’elle était de si mauvaise qualité qu’ça ne valait pas la peine qu’on l’embarque.

L’étranger sourit franchement. Ce que voyant, mon ami l’attaqua sur un ton de joviale gronderie :

— Dites-nous donc vot’truc, voyons ; on vous le chipera pas ! C’t’ un ballon, hein ? C’est vot’dirigeable qu’a claqué ?… Mince de crevaison, mon vieux ! Allons ; racontez ça au monsieur !… Ah ! et pis flûte, vous savez ! — acheva-t-il en se vexant, — si vous voulez rien lâcher, c’est vot’affaire, s’pas ?

Alors l’autre, avec son baragouin de clown solennel — que j’essaie de rendre une fois pour toutes — s’aventura dans une longue phrase :

— Monsieur le baron, — déclama-t-il, — le piou petite convéniabilitey… euhr… désire… euhr… que je présente… qui suis-je ici… sans invitation, et comment, et pourquoi. Car, maintenant… je… euhr… remémore toute chose very well . Mais, avant la racontation… permette, monsieur le baron, que je… euhr… Saouper, if you please … Je suis hongre… c’est-à-dïeure : j’ai un faim… splendide !… Avez-vous les habits ?…

Gaétan fit apporter l’un de ses propres costumes de yachtsman , et du linge de ses armoires.

— Vot’pelure n’est pas sèche, — dit-il, au risque de ne pas faire comprendre son argot ; — et d’ailleurs elle sera toujours inmettable. V’là vot’porte-monnaie et vot’montre, qu’étaient dedans… Qu’est-ce que vous pensez de c’pantalon bleu et d’cette vareuse à boutons d’or ? ça vous plaît-i ?…

— Ne possédez-vous pas de vêtements noirs ? — dit l’homme en saisissant la bourse.

— Non. Mais pourquoi ? Les vôtres sont gris…

— C’est bon. J’aurais préféré. Tant pis.

Cependant Gaétan avait ouvert la montre de son hôte, comme un gamin mal élevé qu’il sera toujours.

— J’ai pas pu regarder dans vot’porte-monnaie, — lui avoua-t-il.

— Non, — répondit l’homme sans s’émouvoir, — il y a un fermoir à secret.

— Quant à vot’toquante… voyons ces initiales ! — s’écria Vineuse en éclatant de rire. — Le boîtier porte un C et un A entrelacés. Vous vous appelez… comment ?… Cachottier Anglais, eh ?… Ha ! ha ! ha ! ha !

— Je m’appelle Archibald Clarke, monsieur, pour vous servir, et je suis Américain, de Trenton, en Pensylvanie. Le reste, j’aurai l’avantage de vous le dire tout à l’heure, après le déjeuner. — Voulez-vous me prêter un rasoir, s’il vous plaît.

Nous le laissâmes. — La connaissance de son nom me faisait ressentir un grand soulagement : celui même que j’éprouve ici à pouvoir le désigner d’un mot, d’un seul mot : « Clarke », au lieu d’enfiler un nouveau chapelet d’antonomases choisies, justes et variées, comme « l’inconnu », « le sinistré », « l’homme », et autres fatigants subterfuges de rhétorique.

Mais Gaétan rageait. Il pestait contre les manières de l’intrus — de Clarke, veux-je écrire — , et il ne changea d’opinion qu’à l’entrée de l’Américain — c’est-à-dire de Clarke — dans la salle à manger.

Vraiment, sous la vareuse de Gaétan, celui-ci nous parut un garçon très bien. Physionomie sympathique, éducation parfaite, allure aisée ; bref : un garçon très bien.

M. Archibald Clarke mangea en conscience et but de même, sans articuler une syllabe. Au café, il se versa un petit verre de scotch whisky , alluma un claro (d’un dollar, pris à la manufacture), et nous tendit la main en disant :

— Messieurs, je vous remercie.

Était-ce du déjeuner ou du sauvetage ?… La question se pose encore.

Puis il tira de son cigare quelques bouffées de conséquence (à deux cents au moins la bouffée), et commença de parler avec lenteur, cherchant ses expressions et peut-être même ses idées. — Le lecteur ne m’en voudra pas d’avoir corrigé, à son intention, le plus cocasse mais aussi le plus obscur français qu’un citoyen des libres États-Unis se soit jamais permis d’élaborer. J’ai cru devoir aussi traduire en mesures françaises les évaluations américaines de distance, poids, volume, superficie, etc. et ne pas mentionner les innombrables pauses dont se coupa, pour diverses raisons, le discours de M. Clarke.

— Assurément, — dit-il, — vous connaissez de nom les Corbett ?… de Philadelphie !… Non ?… Après tout, c’est assez naturel. En France, on peut ignorer l’existence d’un couple lointain, qui, à la vérité, fit toutes les grandes découvertes de ces dernières années, mais qui eut la malchance de les faire en même temps que d’autres savants plus prompts à les divulguer. Edison, les Curie, Berthelot, Marconi, Renard n’ont rien trouvé que n’aient inventé mon beau-frère Randolph et ma sœur Ethel Corbett ; seulement, ils l’ont découvert un peu plus tôt. Si bien que mes infortunés parents accomplissent fatalement leur tour de génie pendant qu’un rival inattendu proclame le sien, qui est identique. « Trop tard » semble être leur devise. Voilà pourquoi vous ne les connaissez pas.

Chez nous, c’est pourtant un ménage célèbre ; et naguère encore, les journaux de là-bas ne tarissaient pas d’éloges sur leur audace indomptable. C’était à propos d’une expérience de plongée sous-marine. Depuis plusieurs mois, en effet, on les a dits surtout passionnés de submersibles, d’aérostats, d’automobiles, enfin de tous les genres de locomotion inusités ou vertigineux. Et alors… Et alors… Excusez-moi de conter si pesamment ; votre langue me gêne, elle étrique ma pensée… Et puis, promettez-moi votre discrétion : il s’agira bientôt d’un secret qui ne m’appartient pas…

Bien. Je vous remercie.

Et alors, l’autre jour, le 18 août, comme j’allais quitter mon bureau, un télégramme, signé Ethel Corbett, vint prier Monsieur Archibald Clarke, premier comptable à la manufacture de câbles Roebling Brothers , Trenton, Pensylvanie , de se rendre sans retard à Philadelphie.

Cette invitation me laissa rêveur. Un léger dissentiment, survenu entre nous à l’occasion mesquine d’un héritage, faisait depuis longtemps que les Corbett ne me voyaient plus. Qu’y avait-il ? Que faire ?… Je balançais… Mais la suscription de la dépêche, détaillée, presque surabondante, révélait combien ma sœur avait tenu à ce qu’elle me parvînt sans difficulté ni détour. En définitive, il y avait à coup sûr quelque chose d’important… Et puis, la famille est la famille, n’est-ce pas ?

Une heure après, le Pennsylvania Railroad me déposait à West Philadelphia Station , et je me faisais conduire par un hansom à Belmont. C’est là que demeurent les Corbett, dans l’admirable Fairmount Park , au bord de la Schuylkill River si propice à toutes les variétés de batellerie, voire le canotage sub-aquatique.

Le cab traversa les faubourgs de l’ouest, franchit un pont et s’engagea sous les verdures. Pendant le trajet, la nuit était venue, mais si riche d’étoiles, que je pus reconnaître de loin la maison de mon beau-frère. Une humble petite maison, certes, et qui paraît encore plus humble et plus petite, adossée à l’immense atelier, près du hangar monumental et devant la plaine d’expériences pour automobiles et aéroplanes.

Je la reconnus, messieurs, et mon cœur se serra. Dans tout ce bloc imposant de constructions, seule une fenêtre du logis était éclairée. Or, les veilles des Corbett sont légendaires en Pensylvanie ; chaque nuit, la fête du travail illumine le toit vitré de l’atelier ou les baies du hangar… Jugez si, l’autre soir, tant de quiétude obscure et silencieuse me fut un sujet d’alarmes !


Jim, le nègre, me reçut sans lumière et m’introduisit dans la chambre de Corbett, — la seule éclairée.

Je vis mon beau-frère alité, jaune et fiévreux. Ma sœur entra aussitôt. Depuis quatre ans, je ne l’avais vue qu’en effigie, dans les magazines. Elle n’avait presque pas changé. Sa robe était taillée d’une façon garçonnière, comme autrefois, et ses cheveux courts grisonnaient à peine, malgré son âge respectable.

— Bonjour, Archie, — me dit Randolph. — Je ne doutais pas de votre empressement. Nous avons besoin de vous…

— Je le pense bien, Ralph. Que puis-je faire ?

— Seconder…

— Ne vous fatiguez pas, — interrompit ma sœur. — Je vais le lui dire, et vite, car le temps presse.

« Archie, nous avons fabriq… Non, tranquillisez-vous : Ralph n’est pas en danger, — une simple grippe, mais l’obligation absolue de garder la chambre et le lit. — Je vous prie de ne plus m’interrompre.

« Nous avons fabriqué dans le mystère, Ralph, Jim et moi, une machine très intéressante, Archie, réellement. Et, de peur qu’un autre nous devance encore dans cette découverte, nous nous sommes toujours promis d’expérimenter notre machine aussitôt qu’elle serait finie. — Par malheur, la grippe se mêle de nos affaires. Aujourd’hui, voilà du même coup l’objet mis au point et Ralph en réparation. Cependant, il est impossible d’ajourner l’expérience, et il faut trois personnes pour la manœuvre. Qui va remplacer Randolph ? Moi. Qui me remplacera ? Jim. Et qui remplacera Jim ? Vous, j’ai pensé.

« Votre poste n’exige aucun entraînement, nulle présence d’esprit… On vous demande seulement un peu de discipline au cours de l’épreuve, et beaucoup de discrétion après. Je sais vos qualités, Archie. Mieux que tout autre vous pouvez nous aider. Le voulez-vous ?

All right ! Oublions tout, ma sœur. Je suis venu pour me rendre utile.

— Nous courrons quelque danger, soyez-en prévenu…

— Bast !

— Il y a aussi… Comment dirai-je ?… Enfin, ce… sport, que nous allons pratiquer, se présente sous un aspect assez impressionnant d’anomalie à outrance, d’exagération bizarre, presque de monstruosité…

— Ça m’est égal. Je suis venu pour me rendre utile. Montrez-moi la chambre où je dois dormir. Je vais me coucher immédiatement, pour être plus dispos demain matin.

— Demain ! — s’exclama Corbett. — Ce n’est pas demain, c’est tout de suite ! Voilà onze heures qui sonnent. Allez, mon cher ami ! Allez ! Ne perdons pas une minute !

— Comment ! l’expérience ? en pleine nuit ?…

— Oui. Elle a lieu forcément au dehors ; et si c’était de jour, notre idée, je vous le demande, resterait-elle un secret pour les ingénieurs perspicaces et jaloux qui nous épient sans cesse ?

— Dehors ? Bien. Au fait, qu’est-ce que c’est donc ?

Mais Ethel s’agitait d’impatience.

— Allons, venez, puisque c’est convenu ! — s’écria-t-elle. — Tout est prêt. Le fonctionnement de l’appareil vous fera mieux comprendre son but que la meilleure description… Quoi ? changer d’habits ? mettre une blouse ? Pas besoin de déguisements, nous ne sommes pas au théâtre. Venez !

— Au revoir, Archie, — me dit Randolph. — A demain soir !

Hein ??…

— Dites-moi, — demandai-je à ma sœur, en la suivant : — « A demain soir » !… Vous avez l’intention de me faire voyager, à ce qu’il paraît. « A demain soir » ? Mais, Ralph disait qu’il ne fallait pas se montrer en plein jour ! Alors, on s’arrêtera quelque part avant l’aube ? Où passera-t-on la journée ?… Enfin, où allons-nous ?

— A Philadelphie.

— S’il vous plaît ?… A Philadelphie ! Mais nous y sommes !…

— Bien sûr, grand benêt, mon excellent frère. Nous ferons un circuit et nous y reviendrons.

Je me tus, sentant bien qu’elle ne m’instruirait pas davantage et fort occupé à me conduire dans le noir, à tâtons. Ethel ne voulait pas éveiller l’attention des importuns ou des espions, ce qu’auraient fait des lumières vagabondes.

Ma sœur me précéda au long d’un corridor interminable, puis à travers l’atelier.

Là, on voyait clair. Par le vitrage de la toiture, les étoiles et la lune levante rayonnaient sur un chaos de formes étranges. Pour gagner l’autre bout de la salle, nous dûmes circuler en zigzag parmi le désordre le plus fantastique ; enjamber la barrière de poutrelles armées, soudainement hostiles ; éviter de singulières créatures d’acier, tapies sur leurs quatre roues ; et contourner aussi des moulins inexplicables, avec des ailes tordues en bras d’hélice. Ethel se faufilait au milieu de ces bizarreries sans les heurter. Quant à moi, j’échappai d’abord à certain pneumatique arrondi sous mes pas, et, glorieux d’avoir su déjouer son lâche traquenard, je subis le trébuchet d’une corde sournoisement déroulée. Puis, après ma lutte victorieuse contre ce boa de chanvre, ce fut comme une araignée qui m’eût pris aux rêts : un filet m’empêtra dans ses mailles ténues ; et je finis par m’enlizer au sein d’un marécage qui était une enveloppe de ballon imparfaitement dégonflée. M’étant raccroché aux nageoires d’une espèce de requin tout en fer, je m’en délivrai pourtant ; et ce fut pour me cogner à je ne sais quel oiseau tout en bois. Mais sans doute la Fée des inventions avait-elle suffisamment éprouvé ma vaillance, car je me trouvai tout à coup en face de Jim, dans le hangar.

Ce hangar était grand comme une nef d’église cathédrale, et servait de garage aux aérostats. Ils en occupaient le pourtour. La lune faisait reluire leurs panses plus ou moins enflées. — Sphériques, fusiformes, ovoïdaux, tous ces ballons, rangés contre le mur, semblaient s’être écartés avec déférence d’une espèce de muraille brillante qui s’allongeait au milieu du hall. Ethel me l’indiqua et me dit :

— Voici l’engin.

Puis elle entreprit avec Jim un colloque à voix basse.

— Ah ! ah ! — fis-je. — C’est cela, l’engin… Hum ! Un automobile… colossal. A moins que… Un bateau peut-être ?…

Autant que je pouvais l’estimer dans cette pénombre, où des arcs électriques suspendaient bêtement leurs globes inutiles, — la chose était une lame de couteau gigantesque, non tranchante, mais excessivement pointue. Je ne trouve pas de meilleure comparaison. Cela mesurait environ 40 mètres de long sur 8 mètres de haut, avec 1 mètre seulement d’épaisseur depuis l’arrière jusqu’au milieu. L’avant, lui, s’effilait pour couper l’air (?) ou l’eau (?). Mais il s’effilait tellement que cela poignardait la vue.

Je distinguai à la poupe un gouvernail triangulaire.

« Ah ! pensai-je. C’est un bateau. — Eh non ! c’est un automobile ! »

En effet, le véhicule énigmatique reposait sur des roulettes trapues. Elles étaient munies de bandages en caoutchouc et montées sur des ressorts anormalement vigoureux. Il y avait entre elles, sous l’appareil, des blocs noirs que je découvrais mal.

Comme j’ai dit, l’ensemble brillait ; cependant — si l’on peut accoupler de tels antonymes — c’était d’un éclat terne.

Ethel écarta du pied quelques outils jetés sur le sol, et ouvrit une porte au flanc de ce glaive titanique, vers le milieu. Alors, une ampoule, brusquement éblouissante à l’intérieur de l’objet, me révéla l’existence d’une cabine ménagée à la base de son étroitesse. Cela composait un réduit fort exigu. Précisons : 4 mètres de longueur, 2 d’élévation, 1 tout juste en largeur. Cet habitacle contenait trois sièges l’un derrière l’autre ; c’étaient de confortables baquets d’automobile. Devant les deux premiers étincelait tout un système de leviers, de manettes et de pédales. Au troisième aboutissaient seulement, par derrière, deux tringles à poignée, où je devinai les drosses du gouvernail.

— Voici votre place, — m’annonça Ethel. — Vous serez à la barre. Moi devant vous ; Jimmy devant moi. Oh ! pas de fausse modestie ! On ne vous demande pas un brevet de timonier, mon garçon. Il ne s’agit guère de nous piloter. L’emploi du gouvernail est exceptionnel. Peut-être même n’aurez-vous pas l’occasion d’y toucher.

— Bon. Mais à quoi diantre servent tous ces machins-là ?

Ethel n’entendit pas. Jim l’avait appelée vers la proue, et elle me laissa en extase devant la cabine.

Quelle cabine, messieurs ! Quel poste de commande ! Que de robinets, de cercles gradués, de secteurs, de tiges, de cordes, de serpentins, de clefs, de fils, de boutons, de tableaux indicateurs ! Et que d’autres mystérieux instruments !… Rien n’y ressemblait à des meubles de chrétien, à part les trois fauteuils, — et peut-être aussi, debout contre la cloison de l’avant, l’horloge en pitchpin.

A tout prendre, elle avait la mine d’une brave horloge de précision. Mais pourquoi, sous le cadran, cette mappemonde enfoncée à demi dans la caisse du chronomètre, et susceptible de pivoter autour d’un axe vertical, comme pour démontrer à de jeunes cancres l’alternative des jours et des nuits ? Pourquoi cette aiguille courbe fixée au pitchpin, contournant la rondeur de la boule terrestre, et dont la pointe y désignait Philadelphie ? — Impuissant à le déduire, je continuai mon inspection.

Un panier rempli de bouteilles et de victuailles m’intrigua violemment : Eh bien, et les auberges, alors ? Ne pouvait-on passer la journée dans une auberge solitaire, voisine du fleuve ou du chemin ? Ah ! oui : la crainte d’y rencontrer quelque fâcheux indiscret ! En vérité, c’étaient là des précautions excessives… — Mais, mais… et les fenêtres ?… Point de fenêtres ? « Comment va-t-on se diriger ? murmurai-je. Comment reconnaître la route, si c’est un automobile ; les hauts fonds, si c’est un sous-marin ; les montagnes, au cas improbable où ce serait un aviateur ?… Et d’abord, en effet, qu’est-ce que cette mécanique ? Où se loge le moteur ? A la tête ? A la queue ? Au-dessus de la cabine ?… Dans l’appareil, cette chambrette occupe le quart de la hauteur et le dixième de la longueur ; elle est donc en lui, si j’ose m’exprimer de la sorte, ainsi qu’un estomac au ventre d’une baleine. Qu’y a-t-il dans tout le reste du cétacé factice dont nous allons devenir les Jonas ? »

A ce moment, la voix de ma sœur s’éleva, tremblante de plaisir et d’intrépidité.

— Jim ! ouvrez le portail du hangar. Il est temps de sortir le dada.

Et le nègre de s’esclaffer. — Je confesse ne point raffoler des noirs et de leur langage guttural. Ces gens-là vous parlent toujours comme s’ils avaient mal à la gorge. Mais Jim, avec son rire d’angine… non ! vous ne pouvez pas vous figurer à quel point il m’a dégoûté !…

Cependant le moricaud fit glisser sur leurs galets d’immenses battants, et, du haut en bas de l’édifice, une fente étoilée s’élargit. La plaine apparut, toute blanche au fond d’un cirque de collines argentées. Un petit lac miroitait sous le ciel rutilant. Et devant tout cela notre épée formidable semblait en garde. — Quelle force effrayante et cachée allait mouvoir cette arme écrasante, et faire cheminer ce monument à roulettes, aussi pesant d’aspect qu’un navire échoué ?…

Ma sœur éteignit la lampe.

— Dépêchons-nous, — dit-elle. — Je voudrais partir à minuit précis. — Eh ! qu’y a-t-il, Archibald ?

— Vous… vous ne mettez pas le moteur en marche ?…

— Ah ! ah ! — se récria Ethel, comme si j’eusse proposé une farce des plus drôles, — ah bien ! cela ferait du bel ouvrage ! Hein, Jimmy ?

— Oui, oui, — gargouilla le nègre dans un rire agaçant, — Madame se rappelle l’accident, avec le modèle en réduction ?

— Allons, Archie, un coup de main ! — reprit ma sœur.

Et elle s’arc-bouta contre l’arrière de l’énorme masse, comme pour la déplacer. Jim, — et moi aussi, malgré mon ébahissement, — nous allions l’aider, quand nous vîmes le colosse de métal, mû par le simple effort d’une épaule de femme, avancer doucement vers sa destinée inconnue.

— Oh ! il est bien équilibré, aujourd’hui ! — remarqua Ethel simplement. — J’aurais cru qu’il faudrait se mettre à deux pour le démarrage… Non, non, laissez-moi ; c’est un jeu d’enfant…

Et, tournant le dos à la Schuylkill River — ce qui détruisait toute hypothèse nautique —  ; elle poussa le véhicule au milieu de la plaine, dans la direction de l’ouest. Je l’escortai. Jim, au comble de l’allégresse, nous suivait en cabriolant sur un rythme de fandango.

— Excusez-moi, mon frère, je vous expliquerai le mécanisme chemin faisant. Pour l’instant, j’ai trop de soucis…

Ah ! quelle émotion vibrait dans ces paroles ! Depuis combien de mois d’anxiété laborieuse mes compagnons attendaient-ils cette minute sensationnelle ?…

A présent, diminué par l’ampleur du décor, l’engin paraissait moins terrible. Vu de face, même, on ne l’apercevait pas plus qu’une latte de sabre considérée par la pointe. M’en étant écarté pour le voir dans son ensemble, je découvris au sommet quelques légères aspérités, invisibles sous le hangar ; il y en avait aussi plusieurs qui dépassaient les parois, à gauche et à droite.

Ethel vérifia les blocs entre les roulettes.

— Allons, c’est parfait, — dit-elle. — Pas un souffle de brise : un temps de rêve. Embarquons !

Nous entrâmes dans le glaive. Jim referma sur nous la porte méticuleusement hermétique ; et la rumeur de la nature, — si vague que je l’avais prise pour le silence absolu, — s’anéantit à nos oreilles.


Je crus d’abord que l’obscurité emplissait la cabine, et je commençais à ne plus rien comprendre à cette expédition d’aveugles prisonniers, lorsque mon regard fut attiré par une tache de lumière pâle, au-dessus du siège d’Ethel.

C’était une sorte de grand abat-jour dont le dedans luisait. Je le décrirai : un large entonnoir hémisphérique, suspendu, le pavillon en bas, et de qui le goulot allait se perdre tout droit dans le plafond. Ce goulot s’allongeait à volonté, comme une lunette d’approche. — Par ce moyen, Ethel descendit l’entonnoir, qui vint englober sa tête et la blêmit d’une lividité lunaire. Puis elle me fit asseoir à sa place.

Quel fut mon ébahissement de me croire, par magie, transporté au dehors !

En effet, à l’intérieur de l’entonnoir, le site environnant venait projeter son ciel, — avec le croissant de lune, la Voie Lactée, la profondeur de l’azur, le scintillement des étoiles, — et puis sa plaine blanche et ses coteaux d’argent. Je me tournai vers l’arrière, et j’aperçus la silhouette de Philadelphie, surmontée de la statue de Penn et nimbée du halo qui flotte, la nuit, au-dessus des grandes villes. Elle était là aussi, dans l’entonnoir, l’humble petite maison des Corbett, où Randolph pensait à nous, sur son lit de fièvre… Ah ! messieurs, quelle merveille ! La vision de cette miniature vivante m’a positivement ravi ! J’en donnerai quelque idée si je la rapproche des images renversées que voient les photographes, quand ils regardent, au verre dépoli de la chambre noire, ce que le paysage « donnera » sur la plaque. Mais ici, le paysage, on le découvrait sans inversion, tout entier, sous forme de panorama, — avec cette particularité que l’observateur semblait juché à 8 mètres du sol, c’est-à-dire, vous l’avez deviné, à l’endroit où débouchait, sur le toit de notre prison, la cheminée de ce périscope perfectionné.

Voilà qui permettrait de se diriger.

Je serais resté longtemps coiffé de l’abat-jour miraculeux, si ma sœur n’avait repris son poste. Elle bougonna :

— Eh ! que trouvez-vous de si féerique à ce jeu de lentilles ? Chaque sous-marin de notre flotte en possède un presque aussi commode ! — Sommes-nous en direction, Jim ?

L’entonnoir diffusait sa phosphorescence bleuâtre. Un à un, les instruments sortaient des ténèbres.

Jim se pencha sur une boussole. Il ne riait plus.

— Oui, Madame, — dit-il. — La ligne de l’est à l’ouest nous traverse dans la longueur.

— Bien. — Archie, à votre gouvernail ! Maintenez-le droit, simplement, jusqu’à nouvel ordre ; comme si vous faisiez du rowing… Y êtes-vous, Archie ?

— Oui.

— Y êtes-vous, Jim ?

— Oui, Madame.

— Bien. Attention !… Lâchez les poids !

Le nègre fit basculer deux pédales à la fois. J’entendis, sous l’appareil, deux déclics simultanés, à l’avant et à l’arrière ; et quelque chose tomba sur le gazon avec un bruit sourd, lourdement. Alors, il me parut soudain qu’une force écœurante me rentassait sur moi-même, la tête dans le buste, le buste dans les jambes et les jambes dans le plancher, bref, j’éprouvai la sensation nauséeuse de télescopage que produit, au départ, l’essor brutal d’un ascenseur. Mais cela ne dura que le temps de le constater. Maintenant, rien ne pouvait trahir le moindre déplacement de notre wagon.

— Tiens ! — m’écriai-je, — qu’est-ce que c’est que cela ?

(Quelque chose brillait à mes pieds).

Je me baissai. Et tout à coup — Ah ! Seigneur ! — je fermai les yeux, et mes poings se crispèrent aux drosses du gouvernail, sous l’empire affolant du vertige. Le parquet de la cellule était fait d’une glace si transparente qu’elle semblait n’être rien, et par ce trou béant, je voyais Philadelphie s’enfoncer… s’enfoncer… à la vitesse d’une dégringolade… — Nous montions.


Ethel ne s’était pas souciée de mon exclamation. Elle surveillait un cadran et mentionnait à haute voix les renseignements qu’il lui procurait.

— 300… 400… 600… 1.000… Jim, contrôlez au statoscope ! 1.050… 1.100… C’est bien cela ?…

— Oui, Madame.

— Jetez 30 kilogs de lest.

Le serviteur agit sur une autre pédale. Un déclic se produisit encore, et je vis l’une des ombres, qui s’interposaient par place entre l’abîme et nous, diminuer de volume et devenir flasque. Cette fois, ce n’était plus un poids qui tombait : vu le risque d’assommer quelque promeneur attardé, un dispositif permettait d’éventrer, à distance, des sacs gorgés de sable (ou des outres pleines d’eau). Dans quel but les Corbett avaient-ils systématiquement proscrit toute communication directe avec l’extérieur ? J’aurais donné beaucoup pour le savoir. Mais ce n’était pas le moment d’interviewer ma sœur. Elle s’hypnotisait sur le cadran barométrique, énumérant :

— 1.450… 1.475… 1.500 mètres ! Enfin !… Ah ! 1.540 ; c’est trop !

Elle saisit une chaîne pendante et s’y accrocha. De ce fait, il se produisit au-dessus de nous, — dans ce que j’appellerai le grenier, — un susurrement de gaz échappé d’une valve ; et l’aiguille du baromètre rétrograda jusqu’au chiffre 1.500.

— Nous y sommes ! — proclama Ethel.

Puis, ayant regardé l’horloge par-dessus la casquette du nègre :

— Moins cinq. Bon. Nous partirons à minuit précis.

« Nous partirons » ?… Que voulait-elle dire ?… Je considérais, d’un œil stupidement interrogateur, sa nuque, sa chevelure masculine ; et j’étais si intrigué que les boucles m’en parurent dessiner quelque vague figure grisonnante et moqueuse.

— Ah çà ! — questionnai-je enfin, n’y tenant plus, — ah çà ! « Nous partirons », dites-vous ? Ne sommes-nous pas partis ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’il vous faut donc ? Que voulez-vous faire, Ethel ?

— Le tour du monde ! monsieur l’inquisiteur !

— Eh ?… Eh ?… Oh ! vous raillez !… Le tour…

— … du monde. En un seul jour ! — L’appareil est-il d’aplomb, Jim ?

L’épouvante d’une ascension avec une folle en guise d’aéronaute me brouilla les yeux ; et ce fut à travers cette buée de défaillance que je distinguai le maudit Zoulou en train de consulter un niveau d’eau.

Il y découvrit que l’engin piquait du nez, insensiblement. Un peu de lest, précipité de l’avant, lui rendit son horizontalité absolue, mais en le faisant remonter de 20 mètres. Ethel déclara que, après tout, cela n’avait aucune importance. Une boussole, interrogée, lui répondit selon ses vœux : elle sourit et murmura :

— Parfait : le cap en plein ouest.

Et tandis que minuit sonnait aux profondeurs de l’horloge, ma sœur commanda :

— Le moteur en action ! Mettez le contact !

Jim tourna un gros commutateur.

Aussitôt, par delà le panneau d’arrière, avec un ronflement très doux et très puissant, la machine invisible s’éveilla. Elle grondait de plus en plus fort ; et, à mesure que son activité redoublait, une brise parut souffler autour de nous, fraîchir, croître, et devenir un vent d’orage, puis de tempête ; une bourrasque hurla le long de l’aviateur, et puis se changea en simoun, et puis en rafale de cataclysme, et puis en quelque chose de pire, inconnu des hommes jusque là. Des courants d’air, violents comme des javelots sans fin, fusaient aux joints des portes, malgré leur exactitude ; un assaut de vipères n’aurait pas sifflé davantage ; et cela faisait une petite tornade qui tournoyait dans la cabine.

Cependant le bruit augmentait régulièrement à la superficie de l’appareil et surtout vers l’étrave coupante, où l’on eût dit qu’une soie perpétuelle se déchirait. Sous l’effort du moteur, notre cellule trépidait de plus en plus, et je m’aperçus, en touchant la muraille vibrante, qu’elle était moins froide que de raison. D’ailleurs, la température s’élevait sensiblement, le thermomètre montait sans trêve, et bientôt je pus me croire l’habitant d’un poêle extraordinaire, chauffé par le dehors. — Tout cela prouvait, clair comme le jour, le déplacement de notre véhicule et son incroyable célérité. La démence d’Ethel cessa d’être pour moi une certitude navrante. Aussi bien, ma brave sœur ne manifestait nulle surprise, ayant à coup sûr prévu, dans toutes ses péripéties, l’événement vertigineux.

Sur son ordre, Jim calfeutra les portes et aveugla les courants d’air, au moyen d’étoupe enfoncée au ciseau. Ethel, durant ce travail, considérait une longue règle graduée où s’avançait continûment un curseur, et elle énonçait de nouveaux chiffres :

— 500… 600… 1.000… 1.200… 1.250 !

Je dois dire que 1.250 fut proclamé d’un air triomphal, et il n’y a aucune raison de vous dissimuler qu’à cet instant même, le curseur s’arrêta sur la règle et la colonne de mercure dans le tube thermométrique, tandis que le bruit du moteur et le sifflement de la course demeuraient constants.

— 1.250 ! — redisait ma sœur. — Nous y voilà donc !

Et, après un coup d’œil à l’horloge, suivi d’un bref calcul mental, ma sœur fit un signe vers le globe terrestre.

— Jim, — dit-elle, — à minuit 3 minutes 45 secondes, vous mettrez Thorndale sous la pointe de l’aiguille. Thorndale , n’est-ce pas ? Nous y passerons à cette heure-là.

Jim attendit l’instant et fit tourner le globe à la main, de façon que l’aiguille courbe et fixe, qui en épousait la rotondité, eût sa pointe au-dessus de Thorndale. L’instant venu, il appuya sur un bouton, et la sphère, actionnée sans aucun doute par le mécanisme de l’horloge, se mit à tourner lentement sur elle-même, de gauche à droite.

Pour moi, je revenais avec peine d’une surprise suffocante.

— Ethel ! — m’écriai-je. — Ce n’est pas possible !… Déjà ?… nous serions à Thorndale ?…

— Non pas, — répondit-elle, en veillant à d’innombrables petites manœuvres. — Thorndale est dépassé. A présent, nous traversons le railway entre Valley et Siousca. Regardez l’aiguille de la mappemonde, et regardez cela aussi.

Ethel me signalait la règle graduée, où l’indice marquait en permanence le nombre 1.250.

« Cela, — poursuivit ma sœur, — c’est un tachymètre, un compteur de vitesse. Il indique une translation de plus de 20 kilomètres 800 par minute ; soit, à peu près, du 1.250 à l’heure.

— Saperlotte ! nous marchons à…

— Non, mon ami, nous ne marchons pas.

— Oh ! oh ! expliquez-vous, sacrebleu !

— Nous ne marchons pas. C’est l’air qui détale autour de nous. Notre esquif est immobile dans l’atmosphère déchaînée. Et de là vient, Archie, que je l’ai baptisé l’ Aérofixe .

— Ho !

— Oui. Attendez un peu… Maintenant, me voilà tranquille. Encore ce robinet à fermer… Là ! Je suis à vous. Que la lumière soit dans votre âme et dans cette cabine !

Et ma sœur créa le jour électrique, dont la violence abolit, au fond du périscope, la lune et les étoiles.

— C’est l’air qui détale ? — repris-je, au paroxysme de la curiosité.

— Voyons, mon frère, si marchand de ficelle que vous soyez, n’avez-vous jamais pensé combien les hommes sont ridicules dans leur façon de voyager ? ridicules de se déplacer, à grand renfort de vapeur, d’essence ou d’électricité , SUR UNE BOULE EN MOUVEMENT , alors qu’il suffit de rester stationnaire au-dessus d’elle, pour que tous les points d’un même parallèle vous défilent sous les yeux, l’un après l’autre, avec faculté d’y atterrir ?

— Diantre !…

— C’est pourtant l’idée que nous avons eue et réalisée, Randolph et moi. L’ Aérofixe en est la preuve.

« Oui, l’air s’enfuit autour de lui, et la terre au-dessous. A leur égard, il est immobile. La pesanteur, à laquelle notre ballon reste soumis, le maintient toujours à égale distance du centre terrestre ; mais il possède un moteur qui l’affranchit de l’entraînement du globe roulant sur lui-même. C’est en ce sens qu’il ne bouge pas ; car notre vieille planète continue de l’emporter dans sa course autour du soleil, et le soleil l’emporte dans la sienne à travers l’infini des révolutions sidérales.

« Seulement, la terre opérant de l’ouest à l’est sa révolution axiale, nous avons l’air de boucler de l’est à l’ouest un tour du monde en 24 heures, ou, pour être plus précise : en 23 heures 56 minutes 4 secondes. Tout comme le soleil.

— Mais cependant, — risquai-je, après avoir griffonné quelques opérations sur un bout de papier, — je me rappelle que la terre a 40.000 kilomètres de tour. En ce cas, puisqu’elle met 24 heures à pivoter sur son axe, elle devrait décamper sous l’appareil à une vitesse de… 1666 kilomètres et quelques centaines de mètres à l’heure…

— Pas trop mal, pour un débitant de grelins ! Le caissier montre le bout de son oreille !… Mais, stupide étourdi, mon délicieux compagnon, c’est à l’équateur que se développe une ceinture de 40.000 kilomètres : à l’équateur seulement ! et si nous nous étions élevés de Quito, par exemple, le tachymètre indiquerait en effet 1666, 66, 6… Par malheur, Philadelphie, d’où l’ Aérofixe est monté, se trouve sur le 40 e parallèle nord, qui ne mesure que 30.000 kilomètres, puisqu’il se rapproche du pôle. La sphère terrestre n’y tourne donc qu’à 1.250 à l’heure. Et que diriez-vous, si ascension avait eu lieu de l’un des pôles, qui restent sédentaires ainsi que tous les points de l’axe ? Nous aurions sans cesse le même endroit sous les pieds, et le décor serait un cercle de glaces, virant autour du centre polaire, comme un disque de gramophone !

« Remarquez-le, d’ailleurs : Plus le ballon s’élève au sein de la masse d’air entraînée dans la valse terrestre (élévation qui amplifie quelque peu la ronde que nous semblons décrire), plus grande est la rapidité du fluide qui l’environne, puisque celui-ci s’éloigne davantage du centre de rotation. Cette particularité augmenterait l’effort à donner pour se maintenir en immobilité contre un courant plus vigoureux, si ce gaz, que l’on trouve en montant, ne se raréfiait à mesure que le torrent s’en accélère. Plus la charge du vent nous heurte avec fureur, moins elle a de consistance ; l’éperon la divise toujours avec la même facilité ; les deux phénomènes se contre-balancent.

— Mais pourquoi stationner à 1.500 mètres ?

— Parce que la cime culminante du 40 e parallèle n’atteint pas tout à fait cette altitude. Et il ne faudrait pas entrer en collision avec les Montagnes Rocheuses, n’est-ce pas ?

— Alors, — fis-je, — ce 40 e parallèle, nous le suivons strictement ?

— Strictement. Peut-être, un jour, notre machine pourra-t-elle diriger sa fixité , par les attractions gravitationnelles des astres, ou bien à l’aide de la progression de la terre sur son orbite. Il s’agirait alors de s’immobiliser par rapport au soleil, afin d’accomplir, autour de la terre, des trajets obliques, — du moins : des apparences de trajets… Mais nous en sommes loin ! Force nous est, aujourd’hui, de suivre comme un rail le parallèle de notre choix. Le gouvernail n’est qu’un accessoire destiné à mettre l’aviateur en direction au départ, et à lutter, lors de la descente, contre les vents nuisibles. Nous sommes des globe-trotters obligés, mon frère. Voyez la boussole ; sa flèche n’oscillerait pas d’une ligne en vingt-quatre heures, sans la déclinaison : si le pôle magnétique était aussi le pôle boréal. Nous avons le nord constamment à droite.

— Ainsi, — bredouillai-je dans une sorte de prostration émerveillée, — demain nous aurons regagné Philadelphie, après avoir parcouru tout le 40 e parallèle ! Voilà donc le « circuit » dont vous parliez !

— Vous l’avez dit. Considérez à présent la mappemonde de l’horloge. C’est, à la fois, un indicateur de nos positions successives et un schéma de la réalité. La pointe de l’aiguille inamovible représente l’ Aérofixe . Toutes les 24 heures, les mêmes lieux processionnent sous elle. Philadelphie demain s’y représentera. Mais nous serons un peu en retard, à cause du temps nécessaire à la mise en arrêt comme à la reprise de l’entraînement terrestre. Ces deux manœuvres exigent une progression insensible, et si, en pleine station, j’arrêtais brusquement l’effet du moteur — ce qui m’est, du reste, impossible — , le fleuve aérien ressaisirait tout à coup notre embarcation, et la muraille d’avant se précipiterait sur nous avec la force d’un obus.

Je sentis la sueur perler à mon front et mouiller mes paumes.

— Chaleur maudite ! — grommelai-je. — Et damné sifflement !… Vous criez votre petite conférence, et c’est à peine si je vous entends !…

— Oui ; la friction de l’air provoque tout cela. Ne trouvez-vous pas qu’on étouffe ?

Elle démasqua de petites ouvertures qui perforaient les portes et donnaient au dehors par l’intermédiaire de tuyaux inclinés vers la poupe, dans le sens du souffle. Ces ventilateurs étaient des mieux agencés ; une fraîcheur délicieuse se répandit.

Ma sœur continua :

— Que de mal nous avons eu à trouver un remède contre l’excès d’échauffement ! Ralph a découvert un enduit calorifuge, dont la carène est badigeonnée : une couche isolatrice…

J’allais prononcer de judicieuses réflexions au sujet de l’air et sur les facultés contradictoires dont il jouit, de refroidir les corps aux grandes vitesses et de les enflammer aux rapidités prodigieuses, quand, de nouveau, ma sœur éteignit la lampe.

L’éblouissement des ténèbres une fois dissipé, j’aperçus Ethel casquée du périscope et toute blême dans sa lueur de lait.

— Leurs Altesses les Montagnes Rocheuses ! — annonça-t-elle. — Contemplez, Archie !

Tout le ciel bleuissait l’entonnoir magique. Des nuages y vaguaient maintenant. Les plus lointains semblaient ramper sans hâte ; les plus proches passaient comme des éclairs floconneux ; d’autres, que nous percions de part en part, me dérobaient la vue, l’espace d’un clin d’œil. Émergée de l’horizon — je veux dire : du bord de l’abat-jour — une tache d’ombre montait rapidement vers les étoiles. Elle était bizarrement découpée, des lumières blanches se jouaient à ses pointes, et je vis que c’était la redoutable chaîne qui arrivait sur nous « à toute vapeur ».

Les glaciers emballés produisirent, sous la lune, des traînées opalescentes, pareilles à des queues de comète ; une pâleur fugace éclaira notre parquet transparent ; des croupes bondirent ; des pics sautèrent. On eût dit la panique d’un troupeau de montagnes.

Puis tout s’abaissa. Les sommets, descendus, rentrèrent dans la zone invisible, et le firmament, libre de nuées, remplit le périscope de sa magnificence.

Alors, le plancher de verre me parut brasiller d’innombrables facettes, et devenir un vitrail de diamants, avec, dans ses feux mobiles, une émotion de gemme vivante. — Le nègre fut pris d’un accès de gaieté complètement idiot. (Son angine croissait en proportion de sa joie, et c’était, pour lors, une hilarante diphtérie.) Il s’étrangla, fit le gros dos, et gloussa quelques interjections en l’honneur du Pacifique.

Ethel confirma :

— Oui. Voilà bien l’Océan. 3 h. 22. Il est exact au rendez-vous.

Un cri m’échappa :

— Si nous tombions !

— Ne craignez rien, vieux poltron, petit frère chéri ; l’ Aérofixe est bâti solidement.

— Hum ! — fis-je, confus de son dédain et voulant crâner, — en effet, c’est un beau « plus lourd que l’air », un superbe…

— C’est un ballon, Archibald, un vrai ballon, à gaz. Ni planeurs ni hélicoptères ne pourraient se soutenir ou demeurer vissés dans l’avalanche atmosphérique, point d’appui trop fuyant. C’est un ballon. Mais vous comprenez qu’en matière d’aérofixes, la nacelle, où se trouve le moteur, doit être absolument solidaire de l’enveloppe ; sans quoi, celle-ci, pour accompagner le mouvement terrestre, se coucherait sur les cordages, et les romprait, si elle-même n’était pas crevée dès le début. Donc, notre appareil se compose d’une seule carène, — dont le métal est un alliage d’aluminium et d’une autre substance qui pèse le poids du liège et manque un peu de résistance, malheureusement. — Cette coque est divisée en deux étages par une cloison horizontale. L’étage supérieur, au-dessus de nous, est plein d’un gaz connu de nous seuls et qui possède une force ascensionnelle sextuple de celle de l’hydrogène. Le « rez-de-chaussée », lui, est partagé en trois compartiments : au milieu, la cabine où j’ai le plaisir de vous renseigner ; à l’avant, un réceptacle fort étroit où s’entassent les accumulateurs Corbett, source légère et presque inépuisable d’énergie électrique ; et à l’arrière, enfin, la chambre du moteur.

« Ah ! le moteur ! c’est notre gloire ! — Vous croyez peut-être à des millions de chevaux-vapeur ? Non pas. L’ Aérofixe n’a rien d’un steamer qui lutterait contre un courant fluvial et dont la puissance, tout juste suffisante à empêcher la dérive, maintiendrait le bateau sur place. Dans ces conditions-là, vous pourriez dire que les Corbett n’ont rien inventé ; leur ballon serait simplement l’aérostat le plus vite de tous, capable de filer ses 1.250 kilomètres à l’heure, et susceptible, par ce fait, de sembler immobile eu égard au centre du globe, à condition de suivre un parallèle. Oh ! en théorie, la chose est réalisable, et l’idée peut en venir au premier venu par une simple multiplication des vitesses courantes et des vigueurs qui les engendrent… Mais en pratique, cela revient à faire voler une mouche avec la puissance d’une locomotive. Et puis, ce serait quand même un pauvre résultat, sans élégance, une invention de brute…

« Je vous le redis : notre moteur ne pousse pas l’ Aérofixe , mais il le délivre de l’entraînement de la terre. C’est un générateur de force d’inertie , comprenez-vous ? et s’il produit le même effet qu’une usine volante lancée de l’est à l’ouest, il n’emploie en ceci qu’un effort insignifiant.

— Mais qu’est-ce que c’est ? — demandai-je. — Quel principe…?

— Ah, voilà ! Je ne puis vous le dire… Ne m’en veuillez pas… Corbett serait mécontent…

— Vous savez combien ma discrétion…

— Tenez, Archie, je vais vous mettre sur la voie. Ne m’en demandez pas davantage.

« Rappelez-vous ces toupies nommées gyroscopes , dont s’est amusée notre enfance, et qui, sur un fil tendu, tournent, sans tomber, dans toutes les positions. Elles forment avec leur support les angles les plus invraisemblables, et paraissent défier les lois de l’équilibre et de la pesanteur. Souvenez-vous aussi de leur récente application en Angleterre. Louis Brennan, l’ingénieur, en adapte une série à son tramway bicycle, de telle sorte que la voiture, aussi mal d’aplomb qu’une bicyclette arrêtée, se tient sur un seul rail ou sur une corde jetée au travers d’un précipice, immobile et inébranlable. Bref, tout corps muni de gyroscopes demeure stable en équilibre instable, comme s’il était animé d’une grande vitesse . L’emploi du gyroscope remplace donc la vitesse acquise.

« C’est ce pouvoir qu’un dispositif spécial nous a permis d’augmenter… Derrière vous, six gyroscopes — six volants perfectionnés — tournent dans le vide.

— Seigneur ! voyez-vous qu’ils s’arrêtent sans prévenir !…

— Il faudrait un accident fort imprévisible. Brennan a démontré qu’à partir du moment où l’on cesse de les actionner, les gyroscopes continuent de tourner pendant 24 heures, dont 8 d’utiles, — délai plus que suffisant pour reprendre sans choc l’élan de l’atmosphère et choisir un bon point d’atterrissage. Un accident ne pourrait être déterminé que par la destruction de… des… enfin, du dispositif spécial. Et, à moins de le faire exprès…

— Ethel ! Ethel ! je suis émerveillé !

— Vous supposez bien, — continua ma sœur, — pourquoi j’ai poussé l’appareil avec autant de facilité ? Des plombs, attachés dessous, équilibraient la force ascensionnelle ainsi neutralisée ; de sorte que le ballon ne pesait que les quelques livres nécessaires à l’appuyer sur le sol. Ces poids compensateurs se décrochent de la cabine, automatiquement. C’est le meilleur « lâchez-tout »… Oh ! la moindre chose est prévue. Nous avions d’abord expérimenté un modèle réduit, grand comme une périssoire ; mais, par inadvertance, on a fait tourner le moteur dans l’atelier. Alors, le petit aérofixe nous a brûlé la politesse. Crevant la muraille, il est allé s’enfouir dans un coteau de Belmont… Il y est toujours.

— Mais, — fis-je tout à coup, — n’y a-t-il aucune chance que la chaleur n’enflamme le gaz ?

— Rassurez-vous. L’énorme bulle explosible ne saurait détoner que par l’effet d’une étincelle ou d’une flammèche en contact avec elle. Chimère !

— Bien, bien… Cela va bien. Je comprends votre système, Ethel, parfaitement… quoique, au début, j’aie pris votre auto-immobile pour un véritable motor-car !…

— A cause des roues, je gage ? des roues à ressorts !… Ce sont là de simples amortisseurs, qui servent lors de l’atterrissage. On s’abaisse, on touche sans secousse, et l’élan vous fait rouler quelques mètres avant de stopper. L’aéroplane le plus vulgaire en est pourvu.

— Bien, bien, — radotai-je. — Eh oui, c’est fort bien !

Mais la stupeur de vivre un songe aussi paradoxal m’embrouillait l’entendement, et mes yeux ne pouvaient quitter le globe tournant, dont l’évolution régulière et lente figurait notre passage au long du 40 e parallèle.

Ethel s’aperçut de mon état.

— Je soupçonne la raison de votre abattement, — dit-elle. — C’est le propre des découvertes inattendues de paraître contraires aux lois de la Nature et de sembler, dans l’origine, autant d’infractions au Règlement Universel. Après toutes les grandes inventions, le monde crie au miracle pendant huit jours, avec une espèce de terreur. Et certaines victimes de la Science ont un faux air de criminels justement châtiés pour avoir contrevenu aux codes en vigueur. Archibald Clarke se croit le témoin d’un sombre attentat !…

Mais je n’avais pas envie d’épiloguer. La psychologie des foules en présence des résultats scientifiques me laissait de glace.

— Effrayant, — murmurai-je, — effrayant : toute cette eau qui n’en finit pas !… Qu’y a-t-il de fond, là, sous nos semelles ?… Eh ! l’épaisseur de la mer, s’il vous plaît ?

— De 1.000 à 2.000 mètres. Nous sommes quelque part entre le 140 e et le 160 e méridien.

— C’est vrai : 5 heures bientôt.

— 5 heures… à Philadelphie ! Mais non pas aux lieux que nous visitons ! Là, il est toujours minuit. Minuit, c’est presque nous-mêmes. Aujourd’hui, l’ Aérofixe , immobile dans l’espace terrestre et dans l’heure des hommes, accomplit son voyage de minuit…

L’angoisse m’étreignit le gosier.

— En effet, le soleil ne se lève pas, — remarquai-je.

— Parbleu ! Il est toujours de l’autre côté de la terre. Lui et l’appareil jouent à cache-cache, en quelque sorte. Midi réchauffe nos antipodes fugitifs, puisque nous formons le centre des ténèbres en marche (simulée) autour du globe. Archibald, nous aurons passé un jour de lumière, et vécu, par contre, une nuit de trop !… Plus tard, quand la découverte sera mise en exploitation, lorsque chacun possédera son aérofixe, on fera surtout des tournées diurnes, — c’est probable ; et les ennemis de l’obscurité pourront vivre au milieu d’un jour éternel, en face d’interminables crépuscules, ou baignés dans l’éclat d’une aurore sans fin. Voyez le ciel au fond du périscope : la coupole de l’un se reflète immuablement sur la calotte de l’autre, rien ne bouge, — que la lune. Les constellations n’avancent plus à nos regards. On dirait que la pendule céleste s’est arrêtée.

— Il y en a une qui marche toujours admirablement, — répliquai-je. — Elle est dans mon estomac, et tinte à coups redoublés l’heure nutritive… Je n’ai pas dîné, ma sœur…


Nous dînâmes.

Vous avez pu vous rendre compte, messieurs, par la manifestation de ma faim, que le moral de votre serviteur s’était raffermi tant soit peu. Il le fut bien davantage après le repas. Lesté d’excellentes conserves et d’un plein verre de brandy, je ne me trouvai pas plus gêné dans cette lame étroite que dans le couloir d’un sleeping. Seule, une courbature générale témoignait de la tension nerveuse éprouvée tout à l’heure, et dont c’était la réaction.

Mais, au sein de la pénombre tiède, une bienheureuse digestion m’alourdit les paupières. Elles se fermaient, à la berceuse monotone de l’air sifflant et des gyroscopes ronflant. Comme dans un brouillard auditif, j’entendis vaguement l’horloge sonner, Ethel bourdonner que nous étions au quart du voyage… Et le sommeil me gagna tout à fait.

— Hé ! hé ! pas de ça, mon frère ! Vous dormez, je crois. Allons ! allons ! Je puis avoir besoin de vous d’un instant à l’autre. Il faut veiller. Il faut être vigilant.

— Humph !…

— Pensez, — me dit-elle, — à ce Japon délicieux que nous traversons !

— Au diable votre Japon ! — ripostai-je, — il y fait noir comme s’il avait neigé de la suie !

Jim parut follement se divertir.

— Et puis, vous ! fermez ! — lui dis-je en me dressant. — Vous n’avez pas le droit de vous tordre quand on parle de suie !… Espèce de ramoneur !

— Paix ! paix ! Archibald ! Restez sur votre siège !

Le nègre se courba, faisant le gros dos ; ses épaules tressaillaient d’une joie rentrée ; à travers son crâne épais, je croyais surprendre un sourire lippu… Mais l’accent d’Ethel, impérieux, m’avait apaisé. Je lui demandai, d’un ton sec où il y avait encore un peu de colère :

— Où sommes-nous ?

— A quelques lieues au sud de Pékin. Voici le désert de l’Alascha.

Toujours à 1.500 mètres du sol ?

— Non, voyons : à 1.500 mètres du niveau de la mer . L’altitude moyenne du désert nous approche à 500 mètres des terres.

Puis le silence retomba. En vérité, je puis nommer silence le vacarme perpétuellement égal de l’air et du moteur. Je ne l’entendais pas plus, maintenant, que les mille tintamarres dont se compose la tranquillité de nos pires solitudes.

Pendant longtemps, je luttai contre le sommeil. Afin d’y réussir, je tâchai de m’intéresser à toutes choses : aux attitudes de mes compagnons ; au lest, d’heure en heure lâché ; aux physionomies incertaines de la chevelure d’Ethel ; à toutes ces contrées léthargiques, où des hommes singuliers reposaient sur des lits étranges et sous des toits biscornus… Mais l’imagination ne supplée nullement au savoir, et j’ignorais tout de ces pays perdus, et je n’en distinguais pas un arbre ! J’en étais réduit à inventer le monde, à la manière des enfants qui chevauchent un coursier de bois inerte et demeurent, de longues minutes pensives, à se figurer le chemin parcouru.

Deux alertes, cependant, me secouèrent.

La première fut causée par un choc — très faible — à l’éperon de l’aviateur. Quelque chose de mou s’était trouvé sur sa route. Ma sœur calma d’une phrase la terreur dont je sursautai. « Elle avait aperçu, dans le périscope, deux grandes ailes aussitôt éclipsées ».

La seconde alerte, je la dus au nègre. Il se leva tout à coup d’un air égaré, en demandant « si l’on était toujours en direction », assurant que « si l’on avait dévié, ce serait terrible, à cause des montagnes de Cachemire, hautes de 3.800 mètres », et « qu’il était trop énervé pour s’en rendre compte lui-même ».

Un verre de brandy le remonta. Ayant recouvré le sang-froid et la lucidité, il reprit sa place devant l’horloge.

Enfin ma sœur annonça gaiement, avec le ton des stewards de dining-car :

— A table ! A table pour le premier service ! Il est midi !

— Midi ! — répétai-je, en vérifiant les ténèbres. — Midi à minuit !…

Le firmament chinois constellait l’abat-jour de son dôme cosmographique, telles ces cartes des cieux, voûtées à leur imitation et qu’on appelle des uranoramas. Le noir de cette nuit me sembla tirer sur le vert. Des nuées, pareilles à nos cumulus, masquaient et démasquaient les mêmes astronomies. Changement unique : la lune dans sa croissance avait élargi sa tranche de melon d’eau et, de sa propre initiative, s’était portée vers le sud-est.

Le déjeuner eut l’apparence d’un souper. Et le dîner lui ressembla. On ne fit pas grand honneur à celui-ci. L’après-midi nocturne avait passé, indéfiniment. La Caspienne, la Turquie, la Grèce, la Calabre, l’Espagne et le Portugal s’étaient succédé, invisibles et sans intérêt. Un agacement insurmontable me fit piétiner le plancher transparent où rien ne se montrait. Je m’agitais, je me démenais dans l’étroite cellule ; et ce fut avec un bonheur enfantin que, vers 11 heures trois quarts, je reçus l’ordre de me tenir à mon poste. Ma sœur ajouta qu’on allait arrêter le moteur et freiner sur les gyroscopes, afin de reprendre peu à peu l’entraînement terrestre et pouvoir descendre à Philadelphie.

La lampe fulgura son éclair opiniâtre. Jim tourna le gros commutateur et fit basculer plusieurs leviers à crémaillère. Dans la chambre de poupe, on entendit les patins grincer sur les volants. Le ronflement devint plus grave, l’air siffla de moins en moins fort, et l’indice du tachymètre se mit à reculer.

Je serrai dans mes mains fébriles les poignées du gouvernail. — Ma sœur m’avait recommandé de n’en pas faire usage avant un signal. — Parfois, entre mes pieds, quelque navire de l’Atlantique, muni de ses feux, rayait d’une double traînée, blanche et rouge, l’étendue miroitante.

Cette situation dura un laps de temps qui me parut excessif. M’étant penché par-dessus l’épaule de ma sœur, je démêlai à son visage une forte contrariété.

— C’est, — répondit-elle à mes questions, — c’est que nous ne ralentissons pas assez franchement. Je crains de dépasser Philadelphie…

L’horloge indiquait minuit 30, et l’air sifflait encore furieusement. — Je m’essuyai le front d’un geste nerveux.

— Croyez-vous, — dis-je, — que nous puissions atterrir dans la banlieue ?… Quand ce serait à plus de cent kilomètres de la ville…

Le nègre secoua la tête.

— Non, Jim ? non, n’est-ce pas ? — fit ma sœur. — Ce n’est pas la peine d’insister… Je m’y suis prise trop tard…

— Eh bien ! la belle difficulté ! — m’écriai-je soudain. — Une fois arrêtée, vous ferez machine en arrière !

— Archibald, vous êtes un âne. Le ballon — vous l’avez dit vous-même fort judicieusement — n’est pas un automobile, mais un auto- im mobile. Pour revenir sur notre vol, il faudrait que la terre se mît à tourner en sens inverse ; et la fin du monde suivrait immédiatement cette petite fantaisie, à cause du contre-coup. Non, non ; nous sommes bien fournis de gaz, de lest, d’électricité, de vivres ; le seul parti raisonnable consiste à effectuer un second tour de planète, et à ralentir plus tôt. Remettez le moteur en marche, Jim ! et débloquez vos freins !

Comme elle formulait cette décision exaspérante — aussitôt exécutée — , une tache vaporeuse et semblant pointillée de lucioles se déroula au fond de l’abîme : — Philadelphie passait…

— Pauvre Randolph ! — soupira Ethel. — Va-t-il être inquiet !

Et, sans reprendre haleine, elle débita un petit discours loquace et dru, à la façon des gens qui redoutent un blâme de leur interlocuteur et ne veulent pas le laisser parler. Elle crut ainsi devoir me renseigner sur le mode le meilleur de réintégrer Belmont, après la descente du lendemain. Suivant ses prévisions, l’appareil ne devait pas toucher terre à plus de vingt kilomètres de la ville ; et de là, un cheval quelconque le traînerait jusqu’au hangar, où l’on serait de retour avant l’aurore.

En dépit de son verbiage, ce mot déchaîna mes lamentations.

— Hélas ! l’aurore ! Que dites-vous, Ethel ! J’en ai la nostalgie, de l’aurore ! Il me paraît que le soleil s’est éteint pour jamais… Enfin ! Je suis venu dans la volonté d’être utile… Je me résigne. Mais vous me promettez que nous serons à Philadelphie demain sans faute !

— Je vous le jure : demain, à une heure et quelques secondes. En bonnes comme en fausses manœuvres, nous avons perdu soixante minutes.

Jim retarda de 1.250 kilomètres la mappemonde de l’horloge.


Cette fois, Ethel se préoccupa de ménager à son équipage et à soi-même un repos nécessaire. Elle et Jim devaient prendre le quart tour à tour. Quant à moi, profane fourvoyé dans cette expédition, j’obtins la liberté imprévue d’en agir à mon caprice. Je crois que notre capitaine redoutait maintenant la nervosité dont j’avais témoigné par mon agitation et par mes invectives à Jim.

Excédé de fatigue, je m’étendis sur le plancher de verre, le pied de mon fauteuil entre les jambes. Et, sous couleur de sieste, je me livrai, pendant de longues heures, à d’horribles cauchemars.

Mais aucun songe n’eût égalé dans son extravagance la fabuleuse réalité. Aussi le réveil me parut-il le début d’un cauchemar plus horrible que les autres ; et lorsque je m’aperçus qu’il fallait, pour de bon, revivre ce délire, tout le désagrément de la situation se fit sentir à moi d’un seul coup. Le périscope jetait dans la cabine sa lueur de soupirail ; Ethel, la face blanchie par cette lividité, dormait, ainsi que dorment les cadavres ; Jimmy, grave et bronzé, sculptural, montait la garde, à son poste. Et la nuit implacable régnait autour de nous.

Je connus la peur, et fis un geste désespéré.

Or, ma main se heurta, dans cette pantomime, contre un objet lisse et froid… qui était une bouteille de brandy… Trois secondes, — le temps d’une sérieuse rasade, — et voici la peur en déroute ! Que dis-je ? De mémoire d’homme, elle n’avait occupé mon âme valeureuse !

Cependant, la sinistre visiteuse revint à la charge ; et pour l’exorciser, il me fallut recourir à de fréquentes lampées de courage. Ce courage, d’ailleurs, avait bon goût, et je l’ingurgitais vaillamment, sans réfléchir à toutes les conséquences d’une bravoure assimilée de la sorte et incorporée sous la forme liquide, en ce cabinet minuscule, non loti du confortable moderne, où je partageais le triste sort d’un nègre goguenard et d’une dame bien élevée. — Ah ! messieurs, pardonnez-moi cette considération. Elle vous atteste la véracité de mon histoire, et met en lumière combien les contes de Jules Verne et autres touristes en chambre, diffèrent, au premier regard, d’un voyage authentique.

Aussi bien, mon intempérance était grosse de résultats plus considérables, dont je vous entretiendrai seulement.

Il était 7 heures, quand, au-dessus des îles Baléares, Ethel commanda le branle-bas de stoppage.

— Allons, Archie, relevez-vous ! Assez dormi ! Prenez vos tiges de gouvernail.

— Bien, madame Corbett ! — fis-je avec un gracieux sourire. — A votre disposition, madame Corbett !

Ayant vivement rallumé la lampe, ma sœur me toisa. Depuis un jour entier qu’elle me présentait l’occiput, elle n’avait pas même vu si je dormais ou non. — L’air jovial de ma figure ne lui révéla qu’une satisfaction intense et fort légitime d’aborder enfin à Belmont.

Les freins gémissaient. Le vent mollit. Mes compagnons, affairés, ne cessaient de manipuler, l’une après l’autre, l’infinité des pièces régulatrices. J’avais honte de mon inaction. Mais un noble orgueil me gonfla le cœur, à la pensée des services que je rendrais avec mon gouvernail. On verrait mes talents de pilote ! Ah, oui ! pour sûr ! J’allais bigrement ébahir ce brave homme d’Ethel et ce crétin de ramoneur !… Une ! Deux ! la barre à babord !… Une ! Deux ! la barre à tribord !…

Et, « pour voir », je hâlais alternativement sur les drosses. — Il va de soi que le gouvernail ne bronchait pas. Serré dans l’étau du courant d’air, à qui la vitesse prêtait une résistance de solide, il était fort empêché de pivoter sur ses charnières. J’avais beau m’essouffler : mes tringles semblaient vissées à quelque chose d’inébranlable… Et cela me faisait bouillir ! « Tu viendras, mon vieux, disais-je en moi-même au gouvernail récalcitrant. Tu viendras ! quand je devrais y laisser ma peau !… »

Là-dessus, je hâlai de plus belle, et si rageusement, qu’une tringle se détacha du maudit appareil. Emporté par l’effort, j’en tirai de la cloison une grande longueur.

« Aïe ! — me dis-je, subitement refroidi, — pourvu qu’on ne s’aperçoive de rien ! »

Cela n’était guère à redouter. Les deux autres ne songeaient qu’à leurs manœuvres. L’accident pouvait peut-être se réparer. — Je fourrageai donc avec ma tringle, en vue de la raccrocher. Mais cette tige, qui traversait toute la chambre du moteur, avait quitté l’orifice par où elle sortait du ballon, à la poupe ; et c’était folie que tenter de l’y remettre sans pénétrer dans cette chambre, et vouloir la rajuster de loin à ce gouvernail dont l’agencement ne m’était pas connu.

C’est pourtant à quoi je travaillai, en fronçant les sourcils.

Tout à coup, la colère m’aveugla. De toute ma force, je plongeai la tringle en arrière et vers le haut… Une chose, qu’elle avait rencontrée, céda, un peu moins facilement qu’une paroi de carton. Elle la transperça. Je sentis l’extrémité de la tringle prise dans le trou qu’elle avait pratiqué, et je la dégageai d’un mouvement brusque. Alors, un sifflement très distinct se fit entendre par-dessus celui de l’atmosphère. — Ethel prêta l’oreille. — Affolé, m’apercevant que la tringle tenait encore à je ne sais quoi de souple et d’enveloppant, je voulus arracher cette liane sournoise…

Ma sœur et Jim, retournés vers le sifflement suspect, me virent debout, secouant la drosse à deux mains. Ils se jetèrent en avant…

Trop tard.

Le nœud souple s’était rompu dans l’ombre, et là-bas il y avait une espèce de friture qui grésillait… qui crépitait…

— Grand Dieu ! Jim, — s’écria ma sœur. — Le gaz s’échappe ! et j’entends comme une étincelle ! Vite ! vite ! courez !…

Jim se précipita du côté des gyroscopes. Et moi, perdant la tramontane, j’ouvris une porte sur le vide…

Mais je n’eus pas le temps de m’y jeter…

Une fournaise instantanée… Un tonnerre assourdissant… L’impression de la lumière au paroxysme et du fracas au maximum…

Je me cramponnai au vantail et perdis le sentiment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La fin de l’aventure, messieurs, vous la connaissez mieux que moi. »

M. Archibald Clarke avait cessé de parler. Bouche bée, nous le regardions finir son dernier claro et son dernier gobelet de liqueur. Grâce à lui, le niveau des cigares avait baissé dans la boîte ; et dans la bouteille, le cylindre de whisky, peu à peu raplati, était devenu un disque très mince, comme une rondelle fluide. Nous avions fréquemment interrompu M. Clarke de « Ha ! » et de « Ho ! » admiratifs ; j’avais dû, à plusieurs reprises, l’aider à découvrir les termes qui lui échappaient ; et l’honorable victime avait profité de ces nombreux répits pour abuser de tabac et d’alcool avec une sorte d’ostentation bizarre.

Gaétan ouvrait de grands yeux et il inspectait sans se gêner l’unique survivant d’une équipée aussi incroyable. M. Clarke se leva de sa chaise et fut s’accouder à l’un des hublots. Leurs petites lucarnes rondes s’alignaient aux lambris de la salle à manger, comme autant de marines peintes en médaillons ; mais c’étaient là de piteuses toiles, c’étaient des circonférences qui découpaient la mer unie et le ciel vide, pour les ramener à des cercles géométriques et plats, que l’horizon tranchait en deux segments, l’un vert et l’autre bleu. L’Américain déclara que « ça n’était pas joli ».

— Eh ben, mon vieux !… Eh ben !… — murmura Gaétan, qui ruminait les exploits des Corbett.

— En sorte, monsieur, — dis-je au bout d’un instant à M. Clarke, — en sorte que votre sœur et le nègre sont morts ?…

— C’est à peu près certain, — répondit-il.

Et M. Clarke jeta dans l’Océan le bout de son cigare éteint, comme si la fortune d’Ethel Corbett, le sort de Jim et la destinée du mégot eussent pesé du même poids sur son âme flegmatique.

— Oh ! vous savez ! — fit-il, — les noirs… Pouah ! quelle sale race !… Quant à ma sœur, hum !… La pauvre fille avait parfois de ces mesquineries !… Cette histoire d’héritage ! on ne peut pas se faire une idée… Mais à quoi bon radoter là-dessus ?… Bah !…

Ceci nous replongea dans la silencieuse contemplation de l’individu.

— Monsieur, — lui demandai-je enfin, — pourriez-vous m’expliquer ceci :

« Quand l’ Aérofixe a traversé l’atmosphère, au-dessus de l’ Océanide , j’ai remarqué certaine étrangeté à propos du sifflement.

« Le premier jour, il a commencé de se faire entendre (je me garde de dire : après l’apparition de l’engin — dont la lueur ne s’apercevait pas à longue distance) mais bien après l’instant probable où, invisible encore, il était sorti de l’horizon. Et l’ Aérofixe , au contraire, avait déjà plongé derrière l’ouest, que le bruit de son passage sifflait toujours.

« La seconde fois, il y avait coïncidence approximative de durée entre l’audition de votre appareil et l’arc-en-ciel qu’il aurait décrit tout entier sans la catastrophe… »

Clarke, ayant réfléchi, démontra :

— C’est fort simple, monsieur Sinclair. Le premier jour, arrivés à la hauteur de l’ Océanide , nous ralentissions à peine, et notre vitesse était supérieure à celle du son, de 46 mètres 66 par seconde… Vous y êtes ?… Le second jour, notre ralentissement, plus accentué, devait égaliser les deux rapidités… Désirez-vous le détail des opérations ?

— Inutile.

— C’est, du reste, un problème d’école primaire : Étant donné un train, etc…

— Mais, saperlotte ! — s’écria Gaétan, — avec vot’facilité d’compréhension, qui n’me paraît pas ordinaire, il n’est pas possible que vous n’puissiez pas nous donner quelques tuyaux sur l’ Aérofixe … Les accumulateurs légers, par exemple ?…

— J’ai dit tout ce que je sais, — répondit Clarke, — et si je vous l’ai confié (sous le sceau du secret) c’est que vous m’avez tiré de l’eau, et que votre insistance à connaître mon histoire demandait satisfaction. Encore une fois, les parties vives du moteur, ses organes intéressants, m’étaient cachés. Nulle circonstance ne m’a permis de les entrevoir ni de les supposer. Peut-être, de certaines remarques faites dans la cabine, un savant, un ingénieur eût-il déduit le contenu des chambres closes et la combinaison particulière des gyroscopes… J’en suis, pour ma part, incapable ; et la leçon, volontairement succincte, de ma pauvre sœur, je ne l’ai bien saisie qu’en raison même de sa simplicité et parce que je possède, — comme tout le monde en notre siècle de sports, — les éléments de la mécanique. Si j’ai retenu quelques chiffres avec assez d’aisance et de certitude, n’allez pas en charger ma science, qui est nulle, et veuillez l’attribuer à mon état de comptable, dont j’ai hâte de retrouver l’exercice avec ses joies casanières, mais ponctuelles.

Ayant dit ces sages paroles, M. Clarke se tut derechef. Et malgré nos instances, il ne voulut jamais revenir sur l’étonnante sortie de l’ Aérofixe , prétendant qu’elle lui rappelait de fâcheuses situations.


Jusqu’à notre arrivée au Havre, où M. Clarke prit congé de nous, il faut bien reconnaître qu’il garda le silence le plus farouche, non seulement à propos du voyage immobile, mais encore sur tous les autres sujets. Nous eûmes beaucoup de peine à lui arracher quelques détails concernant Trenton, l’industrie des câbles et sa chère maison Roebling Brothers . Encore ne s’adressait-il qu’à moi. Gaétan lui déplaisait, la chose était visible ; et, tant que la fatalité l’obligea de fréquenter son hôte, M. Clarke fit montre envers lui d’une gratitude polie, mais remarquablement laconique.

Dès que l’ Océanide eut rangé le quai de débarquement, M. Clarke, ayant refusé les subsides que Gaétan s’offrait à lui prêter pour rejoindre sa patrie, nous salua d’une courbette et franchit la passerelle en courant.

Le résultat de son départ fut — naturellement — de mettre M. Clarke au rang des souvenirs, des idées. Un absent n’est plus qu’une pensée ; et, comme tel, son être, simplifié, schématisé, essentiel, nous apparaît avec ses caractéristiques violemment ressorties, à la façon d’un personnage de théâtre. Les morts et les voyageurs, il semble qu’on les regarde de très loin ; de leurs nuances et de leurs formes, on ne voit qu’une seule couleur, dominante et qu’une silhouette, souvent caricaturale. M. Clarke revêtit dans notre mémoire l’aspect d’un fantoche extraordinaire. L’excentricité du bonhomme nous creva les yeux, comme on dit. Maintenant, qu’il n’était plus là, témoin palpable de la merveilleuse aventure, son récit nous semblait un rêve, et lui-même une hallucination.

Je proposai — un peu tard — une enquête à bord. On y procéda. Elle fut menée sans beaucoup de méthode, et n’aboutit qu’à exaspérer notre curiosité. L’unique enseignement qu’elle nous procura était relatif aux pourboires. Avant de partir, M. Clarke en avait distribué à l’équipage et à la domesticité : — ils étaient magnifiques… Ce caissier gaspillant tout le contenu de son porte-monnaie en largesses de nabab, cela constituait déjà nous ne savions quelle charge contre lui. Mais ce n’est pas tout ! ces gratifications, il les avait payées, — lui, Américain venu tout droit de Pensylvanie, — il les avait payées en billets de banque et en louis de France !…

Le train de Paris m’emporta, l’imagination pleine de cette affaire, tandis que Gaétan roulait en automobile vers son château de Vineuse-sur-Loire. — Sans y employer plus d’encre que n’en mérite l’incident, je dois enregistrer la sotte altercation qui précéda nos adieux, et qui, faisant de notre séparation momentanée une brouille irrévocable, m’autorise à peindre tel qu’il est Monsieur le baron Gaétan de Vineuse-Paradol. S’il le trouve mauvais, qu’il le dise : je suis à ses ordres.

Mais laissons là ce triste sire. Et revenons à notre sujet.

Quelques semaines après mon retour, je possédais un petit dossier touchant M. Clarke et les événements préliminaires à sa chute dans l’Atlantique.

On y feuilletait, d’abord, des coupures de journaux et des bulletins d’observatoires, notant les pluies d’étoiles filantes des 19, 20 et 21 août et le passage d’un bolide à travers le ciel d’Europe pendant la nuit du 19 au 20.

Ensuite, on pouvait lire, traduites à mon usage, plusieurs attestations de correspondants italiens, espagnols et portugais, demeurant sur le 40 e parallèle et qui certifiaient avoir passé au dehors la nuit du 20 au 21 août, sans remarquer de lueur anormale, sans entendre de sifflement insolite.

Qu’ils n’aient rien vu, c’est assez naturel : M me Corbett supprimait la lumière électrique au-dessus des continents. Mais qu’ils n’aient rien entendu… qu’en pensez-vous ? — Or, sur le chapitre de ces dépositions, il importe de garantir l’absolue bonne foi de leurs signataires. Voici, en effet, la source de mes documents :

L’un de mes neveux reçoit une petite revue mondiale, imprimée en diverses langues. C’est l’organe d’un club international des plus recommandables. Ses abonnés, polyglottes, se plaisent à échanger toute sorte de choses, depuis les cartes postales illustrées jusqu’à de certains poèmes que jamais rien n’illustrera. Je devais à l’obligeance de mon neveu les rapports d’Italie, d’Espagne et de Portugal, comme d’ailleurs toute la fin du dossier.

C’était encore des traductions de lettres, mais de lettres envoyées de Philadelphie et de Trenton. Elles formaient contre M. Clarke un faisceau de témoignages accablants.

Certes, il y avait à Philadelphie un Fairmount Park , et dans Fairmount Park , à l’ouest de la Schuylkill River , un Belmont, avec une plaine entourée de collines « fort bien disposée pour le lancement d’un aéroplane », observait l’aimable informateur. — Mais les Corbett n’existaient pas.

A Trenton, parmi les manufactures de pots et les fabriques — moins honnêtes — de scarabées égyptiens, on connaissait l’usine de câbles Roebling Brothers ; et même chacun la tenait en grande considération. — Mais nul caissier de l’établissement ne répondait au prénom superbe, au nom lumineux et sec d’Archibald Clarke.

Notre homme était redevenu « le sinistré », « l’inconnu », « le naufragé »… Sa longue narration ne m’avait fourni à son sujet qu’une épithète nouvelle, de taille à le désigner avec justesse mais sans précision : « le menteur ».


Des mois s’écoulèrent sans que j’apprisse rien du pseudo Clarke. Et je me perdais en conjectures à son égard, lorsqu’avant-hier le facteur m’apporta le billet suivant. Il était cacheté sous deux enveloppes. L’enveloppe extérieure, en plus de l’adresse et de l’affranchissement, portait le timbre humide du bureau de poste n o 106, place du Trocadéro. L’enveloppe intérieure montrait une deuxième suscription tracée d’une autre main, qui avait écrit la totalité du billet.

A MONSIEUR GÉRALD SINCLAIR
Homme de lettres.
212, avenue Armand-Fallières.

Paris (XV e )

Cher Monsieur,

Je viens très humblement vous prier d’excuser ma conduite à bord de l’ Océanide . Vous devez savoir depuis longtemps que j’y donnai la comédie, et vous me traitez avec raison de malotru. Cependant, Monsieur, que j’eusse préféré garder le silence ! et pourquoi m’avez-vous obligé de parler, vous et surtout M. de Vineuse-Paradol, vous mes sauveurs, dont c’était le droit de tout connaître et le devoir de ne rien demander ?

Non, Monsieur, je ne suis pas le caissier américain Archibald Clarke. Je suis ingénieur, Français, et l’appareil que j’expérimentais, l’heureuse nuit de notre rencontre, n’était pas précisément un aérofixe. Oh ! j’aurais pu vous dénombrer tous ses organes, pièce à pièce, jusqu’à la moindre goupille… Ma découverte est si capitale et si simple à la fois, que j’ai mieux aimé vous berner partiellement que d’en risquer la gloire dans une confidence irréfléchie. Quels hommes étiez-vous ? Je l’ignorais. Certes, vous m’aviez conservé l’existence ! Mais, Monsieur, si l’acte de repêcher son pareil trahit des sentiments fort méritoires, il ne prouve, en tout cas, ni la discrétion du sauveteur, ni même sa probité… Ajoutez-y que les manières et le ton de M. de Vineuse sentent leur malandrin d’une lieue ; que vous pouviez parfaitement m’avoir dupé sur vos états-civils ; et que, dans le cas opposé, nul n’est plus potinier qu’un milliardaire désœuvré, ni plus bavard qu’un romancier en quête de copie. Est-ce vrai ?… — Ne m’en veuillez pas de ma franchise actuelle, Monsieur, plus que de mon ancienne dissimulation. Celle-ci s’imposait, comme celle-là est nécessaire ; et toutes deux se justifient l’une l’autre.

S’il vous paraît surprenant que j’aie si vite combiné ma petite fable, vu le peu de temps dont je disposais avant de la débiter, je vous dirai combien je fus secouru, dans cette occurrence, par le grand fond de vérité qu’elle renferme. Quant au reste — la part légendaire — il me serait difficile de débrouiller, dans leur ensemble, quelles suites ténues de raisonnements, quelles infimes associations d’idées me l’ont fait machiner. C’est d’abord, je crois, ce hasard béni d’un météore ayant passé la veille au-dessus de votre bateau et dans certaines circonstances que le besoin de généraliser — si humain, cher Monsieur ! — vous a fait assimiler aux conjonctures de mon arrivée. Le gouvernail réparé de l’ Océanide engendra le gouvernail brisé de l’ Aérofixe . Votre séjour en un point du 40 e parallèle n’a pas laissé non plus que d’influer sur la direction de ma fantaisie. Mais, chose curieuse ! ce fut la plus insignifiante, la plus incidente de vos phrases, qui l’orienta surtout vers l’idée mirifique d’un voyage sur l’aile de la nuit. Je veux parler de cette mention que vous fîtes de vos repas nocturnes, lesquels ressemblaient chacun à des soupers…

Laissez-moi vous confier, aussi, l’assurance où je me sentis de n’être point réfuté, à bord de l’ Océanide , par les plus savants du bord : un écrivain de contes délicieux mais frivoles, un gommeux quelconque et cet excellent capitaine, M. Duval, qui traita de ferraille sans valeur la substance de mon véhicule.

Pour localiser l’unique scène exigeant un décor et sa description, j’ai choisi Philadelphie, où mes affaires me conduisent souvent ; et je me suis prétendu natif de là-bas, afin de profiter des longueurs et des temps que laisse à l’orateur l’emploi d’une langue inusitée.

Ici, vous vous demandez comment j’ai flairé votre ignorance de l’anglais ?… Voyons, cher Monsieur, en présence d’un inconnu qui ne répond rien aux questions formulées en français, et qui semble ne pas les comprendre, — n’use-t-on pas de tous les dialectes qu’on bredouille plus ou moins ? Or, vous ne m’avez interrogé qu’en français…

Vous le voyez, Monsieur, j’étais armé de pied en cap. Et j’ai poussé le scrupule de la mise en scène jusqu’à boire trop de whisky, pour mieux confirmer l’épisode du brandy, et jusqu’à fumer trop de cigares, à l’effet de me donner soif… Aussi mon subterfuge a-t-il réussi. Vous m’avez cru.

Mais n’allez pas vous traiter vous-même de gobe-mouches. De plus avertis m’auraient écouté sans défiance et jusqu’au bout ; car il arrive chaque jour des événements impossibles au point de vue scientifique. Toutes les fois qu’un chat, tombé d’une gouttière, se reçoit sur ses quatre pattes, — ce chat, Monsieur, brave impertinemment le théorème des aires. Ce qu’il a fait ne peut pas être fait ; la Science le lui défend ; de même que, par la formule de Newton sur la résistance du vent, elle interdit aux oiseaux de voler.

Ne vous tenez donc pas rigueur de votre crédulité. Et ne m’en veuillez pas non plus, malgré mes torts ! Considérez que, pour les reconnaître, je n’ai pas attendu de les pouvoir entièrement réparer au moyen d’une confidence totale. Cela viendra. La raison qui me permet de vous écrire aujourd’hui n’est autre que l’achèvement d’un nouvel aviateur construit sur les plans du N o 1, perdu en mer. Les indiscrétions ne pourraient me nuire, à présent. La machine est prête à s’envoler. Dans quelques jours, vous apprendrez, avec mon triomphe, qui je suis et ce qu’il est, lui, mon ballon ! Et quand vous lirez, dans les journaux enthousiastes, le compte-rendu de ma véritable expérience… alors, Monsieur ! alors, vous serez incrédule ; CAR ELLE SERA PLUS MERVEILLEUSE ENCORE QUE TOUT LE VOYAGE IMMOBILE .

Je vous réserve l’étrenne de mes vraies impressions. Vous pourrez en confectionner quelque récit des plus attachants. Mais d’ici que vous me fassiez l’honneur de les rédiger, cher Monsieur, je vous autorise bien volontiers à publier le petit roman que j’ai eu l’audace de vous narrer, — si toutefois vous le jugez propre à divertir vos lecteurs.

C’est fait.

LA SINGULIÈRE DESTINÉE DE BOUVANCOURT

A Paul Courtois.

Durant mon absence de Pontargis, Bouvancourt avait changé de bonne. La nouvelle servante eut beau m’affirmer que son maître était sorti, elle me trompa d’autant moins que j’entendais la voix de mon ami claironner dans le laboratoire, au fond du corridor. — Je pris le parti de crier :

— Bouvancourt ! Eh ! Bouvancourt ! C’est moi : Sambreuil ! Puis-je entrer, malgré la consigne ?

— Ah ! mon bon docteur ! Quelle joie de se retrouver ! — répondit le savant, à la cantonade. — Je n’ai jamais éprouvé un tel désir de vous serrer les mains, Sambreuil ; mais — voyez le contretemps ! — je suis enfermé là-dedans pour une demi-heure ! Il m’est impossible d’ouvrir maintenant… Gagnez donc, je vous prie, mon cabinet de travail, en passant par le salon ; nous pourrons causer à travers la porte, comme ici, et vous y serez plus décemment qu’au vestibule.

Je connaissais de longue date les aîtres du petit appartement. L’habitation m’était chère à cause de l’habitant ; et, comme le salon Louis XV était le lieu ordinaire de nos entretiens, je pris plaisir à le revoir un instant, bien que le meuble en fût singulièrement prétentieux dans sa banalité. Bouvancourt, en effet, se croyait avant tout — et bien à tort — un maître décorateur ; il employait ses moments de loisir à clouer, scier, draper ; et le plus mince titre de gloire du grand physicien n’était pas, à ses yeux, d’avoir dessiné et fait exécuter ces sièges et ces consoles « pour compléter une paire de chenets authentiques » !

Je saluai donc d’un coup d’œil affectueux l’horrible mobilier de style , ses bois sculptés à l’emporte-pièce, sa tapisserie captieuse qui feignait cyniquement d’être de l’Aubusson ; et l’idée ne me vint même pas d’en être choqué, tant cette laideur m’était devenue familière.

Mais la ridicule prétention de Bouvancourt se rappela vivement à mon esprit, quand je fus dans son cabinet de travail. Il y avait apporté l’embellissement le plus effroyable. Pour agrandir la chambre au moyen d’un trompe-l’œil, il avait appliqué une haute glace contre le mur séparant le cabinet et le salon Louis XV. C’était un simulacre de porte, qui faisait pendant à la porte véritable ; c’était un mirage de sortie, une réminiscence des attrape-nigauds que l’on rencontre au musée Grévin. Le grand miroir s’appuyait à même le tapis, et, afin de mieux duper la vue, il était encadré par des rideaux de peluche grenat, pareils à ceux des fenêtres et des autres portières. Ah ! ces rideaux ! je connus sans effort quelle main les avait triturés en choux, gonflés en bouillons, précipités en torrents ; quel infernal tapissier les avait ligotés de ces torsades à glands ! Et je restai muet en face du terrible lambrequin, où les cordelières s’entortillaient à l’étoffe en des étreintes d’une ingéniosité féroce.

— Eh bien, docteur ! — fit la porte du laboratoire avec la voix assourdie de Bouvancourt. — Eh bien, vous n’arrivez pas ?

— Si. Mais j’admirais votre sens de la décoration… Vous avez là une glace… magnifique.

— N’est-ce pas ? Comment trouvez-vous le drapage ? C’est mon œuvre, vous savez. Le cabinet paraît énorme, hein ? Il a du chic, à présent. N’est-ce pas qu’il a du chic, mon cabinet ?

A la vérité, cette salle ne manquait pas de « chic », non certes à cause des objets destinés à lui en fournir, mais pour cette raison qu’elle servait d’annexe au laboratoire contigu, et recélait en désordre une foule de machines étonnantes, de toute grandeur, de toute forme, de toute matière, pour la pratique et la démonstration. Deux fenêtres, l’une donnant sur le boulevard et l’autre sur la rue, éclairaient cette pièce de coin, et parsemaient l’ébonite, le verre ou le cuivre, de lueurs, de clartés ou de feux. On voyait ainsi reluire, plus ou moins, plateaux, disques et cylindres. Sur le bureau s’amoncelaient des manuscrits, comme jetés là dans une fièvre géniale et glorieuse. L’algèbre d’un problème blanchissait le tableau noir. La Science exhalait son arome chimique. — Je m’exclamai en toute sincérité :

— Oui, Bouvancourt, oui, mon vieux : il a du chic, votre cabinet !

— Excusez-moi de vous recevoir ainsi, — reprit-il. — C’est aujourd’hui samedi ; mon préparateur…

— Toujours Félix ?

— Oui, parbleu !

— Salut, Félix !

— Bonjour, monsieur Sambreuil.

— Mon préparateur, — poursuivit Bouvancourt, — m’a demandé à sortir de bonne heure. Il a congé demain ; et je tiens à ne pas différer cette expérience.

— Elle est donc bien intéressante ?

— Capitale, mon cher. C’est la dernière de toute une série ; elle doit aboutir à la conclusion… Je vais sans doute faire une assez jolie découverte…

— Laquelle ?

— La libre pénétration, par la lumière obscure, de substances que les rayons de Rœntgen traversent encore difficilement : le verre, les os, et d’autres… Nous sommes dans les ténèbres. Je vais essayer une photographie. Permettez-moi de garder le silence pendant quelques minutes ; ça ne sera pas long… — Allez-y, Félix !

J’entendis alors ce ronflement de mouche, que bourdonnent les bobines d’induction. Il y en avait plusieurs en activité ; les trembleurs, selon le serrage, imitaient le vol sonore de l’abeille ou celui du frelon, et leur essaim chantait un accord passablement cacophonique.

Cette pédale interminable, ronflant parmi le calme d’une ville de province, engendrait le sommeil ; et je me serais probablement assoupi, sans les tramways, dont le passage, au long du boulevard, emplissait d’un fracas périodique ce premier étage. Leurs fils électriques côtoyaient la maison au niveau des fenêtres ; même, entre celle du laboratoire et celle du cabinet, une potence, adaptée à la façade, soutenait les câbles. Les trolleys, au contact de la suture, y produisaient à chaque fois une étincelle. Mon attente désœuvrée s’en amusa.

Cependant les bobines continuaient leur parodie de ruche.

Plusieurs hampes de trolley se succédèrent en ferraillant. Je les comptais, par une manie de tout dénombrer.

— Est-ce bientôt fini, Bouvancourt ?

Félix me renseigna vaguement :

— Un peu de patience, monsieur Sambreuil.

— Ça marche ?

— A merveille. Nous touchons au but.

Ces mots me donnèrent une furieuse envie d’être de l’autre côté de la porte, afin de voir la chose nouvelle se passer pour la première fois, et contempler l’inventeur au moment de l’invention. Bouvancourt, par ses trouvailles, avait inscrit déjà plusieurs dates au calendrier de la Renommée. Une horloge sonna. Je frissonnai. L’heure était historique.

— Mais, Félix, — me lamentai-je, — est-ce qu’on ne peut pas entrer, maintenant ? Je me morfonds… Voilà le vingtième tramway qui passe, mon garçon, et…

Je n’en dis pas davantage. En touchant la suture, le vingtième trolley fit jaillir un éclair aussi crépitant, aussi aveuglant que la foudre du ciel. Puis, simultanément, derrière la porte du laboratoire, éclatèrent une suite de détonations et le chapelet des principaux blasphèmes anodins :

Pouf !

— Nom d’un tonnerre !…

Pif !

— Saperlipopette !…

Paf !

— Mille millions de bottes !…

Et cætera. Bouvancourt avait la colère banale, mais non sacrilège. — Quand la pétarade eut cessé, il s’écria :

— Tout à recommencer !… Quel désastre !… Mon pauvre Félix, en voilà une mésaventure !…

— Qu’y a-t-il donc ? — fis-je.

— Il y a que mes ampoules de Crookes ont sauté, parbleu ! Voilà ce qu’il y a ! Ça n’est pas difficile à deviner !

Prudemment, je me tus.

Quelques secondes plus tard, je pus entendre Félix ouvrir la porte du couloir, et s’en aller.

Enfin Bouvancourt se montra.

— Ho ! — lui dis-je — Qu’avez-vous fait ?… Dans quel état vous êtes !

Dès l’abord, son aspect m’avait interloqué. La cause de ma surprise se précisa peu à peu.

Le physicien avait l’air entouré d’un brouillard très mince ; une sorte de teinte violette, analogue pour l’œil à de la moisissure, l’enveloppait tout entier de sa couche vaporeuse et transparente. — Une forte odeur d’ozone se répandit.

Bouvancourt ne s’en émut pas.

— Tiens ! — fit-il simplement. — Très curieux, en effet. C’est, à coup sûr, une trace de la maudite expérience. Cela s’en ira progressivement.

Il me tendait la main. Le halo coloré qui la gantait de mauve était impalpable, mais je fus étonné de sentir cette main extrêmement flasque. Tout à coup, le savant la retira brusquement des miennes et s’étreignit la poitrine, sous l’empire évident d’une palpitation.

— Vous n’allez pas bien, mon cher ; il faudrait vous reposer. Si je vous examinais ?

— Allons, allons, pas d’enfantillages, docteur ! Cela est passager. Dans une heure il n’y paraîtra plus ; je l’atteste. Et puis, au diable les déconvenues, puisque vous voilà de retour ! Parlons d’autre chose, s’il vous plaît. — Que dites-vous de cette nouveauté ?… Est-ce du beau travail, ce lambrequin ? Et la glace ! du Saint-Gobain, mon vieux !…

Et tandis que le violon d’Ingres pleurnichait dans mon souvenir, il m’amena devant son chef-d’œuvre.

Mais soudain, la stupeur nous immobilisa ; puis nous nous regardâmes l’un l’autre avec un air interrogateur, sans oser parler. Enfin Bouvancourt me demanda d’une voix tremblante :

— Pas de doute, n’est-ce pas ? Vous voyez comme moi ?… Il n’y a rien ici ?…

— Parfaitement, — balbutiai-je. — Rien… Rien du tout…

Là, en effet, commence le miracle. Je ne sais au juste lequel de nous s’en aperçut le premier. Le fait certain est que nous étions deux en face du miroir et que mon image s’y reflétait seule . Bouvancourt avait perdu la sienne. A la place qu’elle aurait dû occuper, s’apercevaient le reflet très distinct de la table et celui, plus lointain, du tableau noir.

J’étais ahuri. Bouvancourt se mit à jeter des cris d’allégresse. Peu à peu, il se calma.

— Eh bien, mon vieux ! — dit-il, — voilà, je crois, une découverte de première grandeur… et sur laquelle je ne comptais guère ! Oh ! Que c’est beau, mon ami ! Il n’y a rien là ! que c’est beau ! Mon cher petit docteur !…

« Au reste, j’avoue n’y rien comprendre… La cause m’échappe…

— Votre auréole mauve… — insinuai-je.

— Chut ! — fit Bouvancourt. — Taisez-vous.

Il s’était assis devant la glace vide de son effigie, et argumentait, sans cesser pour cela de rire et de gesticuler.

— Voyez-vous, docteur, je comprends à demi.

« Pour des motifs que je ne vous confierai pas, — de peur d’être vertement réprimandé, — je suis imprégné d’un certain fluide (dont, au surplus, j’étais loin de soupçonner la ténacité). J’en suis même sursaturé, vraisemblablement ; car ce nimbe me paraît un excès du fluide, surabondant à l’intérieur de moi-même, et qui déborde.

« Nous venons de découvrir à ce… gaz, — cette lumière, si vous préférez, — un pouvoir inopiné. Je ne lui prêtais que la faculté de traverser les substances déjà perméables aux rayons ultra-violets : la chair, le bois, etc… plus les os et le verre . Certainement, on discerne des rapports confus entre la propriété que je lui supposais et cette qualité imprévue qui vient de se manifester… Tout de même, je ne m’explique pas… Les rayons X, il est vrai, sont irréflexibles, mais…

— L’optique n’a pas encore dévoilé le secret de la réflexion, n’est-ce pas ? — demandai-je.

— Non. Dans la réflexion l’optique étudie un ensemble de résultats dont la cause est mal connue. Elle constate des faits, sans savoir exactement la nature de leur source ; énonce les règles suivant lesquelles ils se produisent d’habitude ; et ces règles, elle les nomme des « lois », parce que, jusqu’à ce jour, rien n’est venu les démentir. La lumière, agent des phénomènes optiques, est un mystère. Or, ce mystère est d’autant plus difficile à démêler que la moitié de ses manifestations — pressenties et travaillées depuis quelques années — ne sont pas directement perceptibles, étant non seulement, comme les autres, impalpables et silencieuses, inodores et sans goût, mais encore : froides et obscures.

« Oui, il n’y a pas dix ans, on s’imaginait que la lumière était renvoyée par les objets, plus ou moins totalement, mais qu’elle ne pénétrait jamais rien. Quelle magie ! — s’écria Bouvancourt, — tous ces corps, transpercés ! »

Et, de l’index recourbé, il frappait l’acajou de son fauteuil.

Alors, pris d’une idée subite, il s’approcha de la glace et la heurta de la même façon. Mais — ceci m’arracha une exclamation effarée — son doigt perfora le cristal aussi aisément que la surface d’une onde paisible. Du point crevé, des cercles naquirent et irradièrent, un par un, et leurs rides concentriques troublèrent, en se propageant, la limpidité de ce lac vertical.

Bouvancourt tressaillit, et me regarda. Puis, d’un pas résolu marchant sur le miroir, il s’y enfonça tout entier, avec un léger bruit de papier froissé. Un remous fit danser la déformation des images. Quand il se fut apaisé, je vis l’homme violet de l’autre côté de la glace . Il me toisait et riait sans bruit, confortablement installé dans le reflet du fauteuil .

Sous mon doigt, le produit de Saint-Gobain sonna, impassible et rigide.


Au milieu du cabinet réfléchi, Bouvancourt agita les lèvres. Mais nulle parole ne me parvint. Alors, il passa la tête à travers la cloison bizarre qui nous séparait, bouleversant ainsi de nouveau la vision.

— Quel drôle de lieu ! — me dit-il. — Je n’y entends pas ma propre voix…

— Je ne l’ai pas distinguée non plus. Mais ne pourriez-vous choisir un autre moyen de communiquer ? Vos immersions et vos émersions m’empêchent de voir, pendant quelque temps.

— Elles me l’interdisent aussi : je vous aperçois dans le cabinet comme vous me voyez dans son reflet, avec cette différence que moi, je suis en compagnie de votre image.

Sa tête replongea dans le monde extraordinaire. Il s’y promena sans gêne apparente, toucha des objets, les palpa. Comme il déplaçait un flacon sur une étagère, un tintement me fit tourner les yeux vers la chambre véritable, et je vis le vrai flacon se promener en l’air, un instant, et se reposer de lui-même sur l’étagère. Bouvancourt provoqua ainsi, dans le cabinet réel, plusieurs mouvements symétriques de ceux qu’il imprimait dans le cabinet apparent. Quand il passait près de mon sosie, il prenait soin de le contourner. Une fois, à dessein, il le poussa légèrement, et je me sentis écarté par un invisible personnage.

Après quelques pratiques de ce genre, Bouvancourt s’arrêta près du tableau noir reflété. Il sembla chercher quelque chose à sa droite, se frappa le front, et découvrit, à sa gauche, l’éponge. Puis, ayant effacé les équations et les formules, il traça, d’une craie alerte, ses impressions. Il écrivait en gros caractères, afin que je pusse les lire facilement du seuil de cette chambre mirée qui m’était interdite. Souvent, il quittait l’ardoise, hasardait une exploration, vérifiait tel doute, éprouvait telle conjecture, puis se remettait à écrire le résultat de l’expérience. Alors, derrière moi, la craie réelle, avec un bruit de télégraphe, martelait l’ardoise véritable, y déroulant de droite à gauche, en lettres inversées, un grimoire indéchiffrable.

Bouvancourt nota le compte-rendu suivant. Je le copiai sur mon carnet, car la dimension des bulletins couvrait vite le tableau et nécessitait de fréquents effaçages.

Je suis dans un pays singulier. On y respire sans peine. — Où peut-il être situé ? Nous y méditerons plus tard. Maintenant, il convient d’observer.

Tous ces doubles de la réalité sont flasques au suprême degré : inconsistants, presque.

La pièce où je me trouve se termine subitement où finit le champ visuel du miroir. De mon côté, le mur contre lequel s’appuie la glace est un pan ténébreux, percé d’un rectangle de jour… un pan ténébreux et imperméable… Cela est angoissant à regarder… plus encore à toucher. Cela n’est ni rugueux, ni dur, ni chaud, mais impénétrable, simplement ; je ne sais comment l’exprimer.

Si j’ouvre la fenêtre, la même nuit opaque s’étend de chaque côté du paysage réfléchi. C’est elle aussi qui constitue le revers non reflété des images et le dos de votre copie, docteur ! Votre fantôme est divisé en deux zones : celle qui regarde la glace est semblable à l’une de vos moitiés, l’autre est une silhouette composée de cette obscurité effrayante. La ligne qui les partage est fort précise, et, quand vous pivotez sur vous-même, cette ligne reste immobile, comme si, la nuit, devant un foyer lumineux, vous tourniez, toujours mi-clair et mi-sombre.

L’ammoniaque ne sent rien.

Les liquides n’ont plus de saveur.

La machine de Ramsden décoche, vers la bouteille de Leyde, des apparences d’étincelles, sans énergie.

Nous en étions là de notre correspondance, lorsque je voulus transmettre à Bouvancourt mes incertitudes de ce qui se passerait dans des miroirs inclinés, ou plafonnants, ou bien encore placés à terre, et mon avis que des épreuves sur la pesanteur s’imposaient dans ces diverses conjonctures et même dans le cas présent. A cette fin, je m’en fus éponger l’ardoise. Cela prit quelques secondes. Je commençais à rédiger ma proposition, quand la craie sauta violemment de ma main, et, en majuscules malhabiles, tremblées, de gauche à droite, normalement — indice que le savant écrivait, lui, à rebours, et voulait à toute force être compris sans retard — elle traça : AU SECOURS ! En même temps, une forme se dessina près de moi, humaine et brumeuse, tenant le crayon blanc.

Je courus au miroir. Bouvancourt s’y précipitait à ma rencontre. Son front saignait. Il heurta la glace, de tout son élan, à la briser. Un bloc de granit n’aurait pas mieux résisté. Elle était redevenue impénétrable et d’une incompréhensible solidité à l’égard des puissances retenues dans son au-delà. La tête du savant se rougit d’une autre blessure ; et je compris que pendant ma brève absence il avait déjà tenté de s’évader. Le nimbe mauve s’était dissipé, et le malheureux, abandonné par le fluide, — sans doute vital en cette atmosphère inconnue, — donnait des signes croissants d’asphyxie.

A plusieurs reprises, il chargea et vint se cogner et se meurtrir à l’inflexible séparation. Mais le plus épouvantable, ce fut de voir son image reparaître graduellement de mon côté , devenir un second Bouvancourt sanglant, affolé, monstrueux avec sa moitié de ténèbres, et de voir ces deux forcenés, tordant face à face et en silence une bouche de rugissements et d’appels, se jeter constamment mains à mains, front à front, sang à sang, s’entrechoquer et se frapper l’un l’autre, du même geste sauvage et des mêmes coups impuissants.

J’essayai — dans quel but ? par quelle intuition ? — d’entraîner le reflet au laboratoire. Mais, parvenu à la limite du champ visuel de la glace, l’être inconsistant s’y buta, de même qu’à l’obstacle le plus inébranlable. Cette frontière coupait en oblique la porte grande ouverte, et la murait plus solidement qu’un rempart de moellons, pour le spectre du savant. Je le tirai, je le poussai de toute ma vigueur contre cette clôture immatérielle qui se dérobait à ma perception, sans réussir à la lui faire traverser. Il dépendait intimement du vrai corps de Bouvancourt, et celui-là — je l’avais oublié — était prisonnier de la région fabuleuse.

Cependant il fallait agir. Le reflet haletait dans mes bras. Que faire ?… Je l’étendis sur le tapis. Et là-bas, au fond du miroir, Bouvancourt se coucha spontanément, rouge et les yeux fermés.

Je pris une décision. Il y avait, à la cheminée du salon, ces lourds chenets du XVIII e siècle. J’allai chercher l’un d’eux.

Du premier coup, la glace s’étoila largement. Elle fut bientôt en miettes. La muraille apparut, et le chenet en érafla la pierre épaisse. Je me retournai : — le reflet de Bouvancourt n’était plus là.

Alors, un cri de femme retentit dans le salon. J’y trouvai la bonne, attirée par le vacarme.

— Eh bien ? quoi ? — lui dis-je en entrant.

A ma profonde stupéfaction, elle me désigna son maître inanimé, gisant sur le parquet. Le pied d’une console, demeurée à sa place, lui traversait la cuisse.

Je déclare ici que, la minute d’avant, lorsque j’y pénétrai pour me saisir du chenet, cette chambre était absolument déserte.


Le physicien vivait, et reprit connaissance après quelques tractions rythmées de la langue et quelques manœuvres de respiration artificielle. Mais il me fallut desceller la console, et tirer de tous mes muscles sur le morceau de bois, avant de réussir à l’extirper. Son extraction laissa une plaie singulièrement nette, perçant la chair de part en part et frôlant le fémur, — une plaie qui, à vrai dire, méritait mal ce nom : c’était plutôt un trou, dont les bords ne portaient nul vestige de contusion. Le pied de la console n’avait donc pas été enfoncé dans la cuisse. (D’ailleurs, le scellement l’immobilisait.) On eût dit — et c’est là peut-être la vérité — que le membre s’était reformé autour de la colonnette, l’enserrant comme d’un moulage.

Mais je n’avais pas le temps de m’appesantir sur ces remarques : l’état de Bouvancourt exigeait tous mes soins.

Pourtant, ce n’est pas de sa blessure à la jambe qu’il manqua trépasser, mais d’ulcères qui le couvrirent, et aussi d’étranges brûlures internes, dont peut-être il n’a jamais guéri. Il me fit la plus belle dermite que j’aie jamais traitée, accompagnée de chute des cheveux et d’une maladie des ongles, bref — cela est notoire — tous accidents consécutifs à un bain prolongé de lumière obscure, et que j’ai observés maintes fois chez des patients radiographiés, avant l’emploi des instantanés. Aussi bien, Bouvancourt m’avoua-t-il sa tentative de photographier un candélabre en fer à travers son propre individu doublé d’un panneau de vitre : expérience avortée comme je l’ai narré et qui fut l’origine de cette aventure. « J’avais, — me dit-il, — composé le métal de mes électrodes en mêlant du radium au platine. » Il m’en parlait continuellement dans son lit, avec des jurons innocents contre ce mal qui le tenait éloigné de ses manipulations et, par suite, de la solution de l’énigme.

Pour le calmer, je l’entretenais de ces remarques que j’avais faites, lui montrant la nécessité de réunir toutes nos certitudes, afin d’échafauder sur elles de logiques suppositions qui nous permettraient de travailler plus congrument. Je me livrai même à une enquête sur les lieux, dans l’espoir que leur examen renforcerait nos documents de nouvelles constatations. Je n’en fis qu’une seule : la console du salon était scellée, — par rapport au plan de la glace détruite, — à l’endroit symétrique de celui où j’avais déposé, dans le cabinet, l’image de Bouvancourt.

— J’en fis part au savant.

— Connaissez-vous, — me dit-il, — ce truc nommé par les fabricants de lanternes magiques « vues fondantes » ?

— Oui, — répondis-je. — Il sert à remplacer, sur l’écran, une projection par une autre. Cela s’obtient avec deux projecteurs : on obture lentement le premier, tandis que l’on débouche le second.

— Il y a donc, si je ne m’abuse, — continua le physicien, — un instant où les deux photographies sont visibles ensemble sur la toile, et viennent y mêler leurs sujets différents : les mâts d’un navire surgissant, par exemple, au milieu d’un groupe sympathique…

— Eh bien ? — dis-je, — quel rapport…

— Imaginez, — reprit le savant, — que la première vue projetée soit mon portrait, et que la seconde représente une console Louis XV… Il me semble que cela donne assez bien l’idée de mon aventure au moment où vous avez brisé la glace… surtout si l’on a photographié la console dans mon salon et votre serviteur dans son cabinet…

— Cela n’explique rien !

— En effet. Pourtant, d’autre part, tout ce qui nous est arrivé tend, malgré la raison, à justifier le sens de la vue, lequel porte à croire qu’un espace s’enfonce derrière les miroirs…

— Mais, — répliquai-je, — où voulez-vous qu’il se loge, votre espace… comment dire ?… votre espace temporaire ? Dans le cas présent, le cabinet reflété aurait occupé la place du salon !…

— C’est cela, c’est bien cela, — fit le professeur.

— Mais enfin, Bouvancourt, le salon est le salon ! Deux choses au même point, en même temps, c’est fou !

— Hem ! — reprit-il avec une grimace. — Fou !… D’abord, il y a les vues fondantes… Ensuite, nous ne vivons que dans l’espace et dans le temps, et nous ne les connaissons pas. L’immensité, l’éternité, sont inconcevables. Prétendez-vous savoir en détail la partie d’un tout que vous ignorez ? Êtes-vous certain que deux choses peuvent exister en même temps ? Êtes-vous sûr qu’elles ne peuvent pas exister au même endroit, simultanément ?… Après tout, — lança-t-il d’un ton moqueur, — le lieu de mon corps est, à la fois, celui d’un malade et celui d’un électeur de même volume, sans compter les autres personnes…

Je fus soulagé de voir clairement qu’il plaisantait, et la conversation tourna. D’ailleurs, les expériences pouvaient seules nous édifier sur cet événement, si extraordinaire que, parfois, je doutais qu’il se fût déroulé comme j’avais cru l’observer.

A peine convalescent, pâle et boiteux, Bouvancourt entreprit ses recherches. Redoutant les indiscrétions, il congédia Félix, — que je remplaçai tant bien que mal, — et se mit à l’ouvrage.

Disons-le tout de suite : jamais l’espace temporaire , — comme nous l’appelions désormais par opposition à l’espace permanent , — ne se rouvrit. Les cochons d’Inde que notre prudence utilisait, moururent d’affections variées : les uns glabres, les autres rongés d’ulcérations, quelques-uns sans griffes, plusieurs en des crises d’une sorte inconnue ; trois furent foudroyés quand, après bien des déceptions, Bouvancourt voulut reproduire facticement l’éclair du trolley ; l’un fut assommé par le savant qui, rageur, s’obstinait à l’introduire de force dans une glace. Mais aucun n’alla trottiner dans le monde des reflets. Rien ne put engendrer sur eux la fameuse transparence violette.

J’abandonnai la partie. Bouvancourt la continua.

— Vous avez tort, — me dit-il. — J’ai mon idée… Il n’y a pas que les miroirs de verre… Il y a d’autres substances douées du pouvoir réflecteur, et plus perméables…

Pauvre vieux Bouvancourt ! Avec quel acharnement il a poursuivi sa chimère ! Que de fatigues et de témérités ! — Je lui avais prescrit, sous peine de mort, un régime sévère. Loin de le suivre, il s’exposa constamment aux influences terribles qui avaient déjà failli le tuer. Chaque jour, j’ai vu son teint jaunir et sa tête chauve se courber davantage. Les accidents pathologiques reparurent ; il devint hideux, et le savait. Voici peu de temps, il me dit que, le jour de sa découverte, il serait peut-être moins joyeux du triomphe que de n’avoir plus à se pencher sur des miroirs. « Mais, patience ! — ajouta-t-il. — Encore une ou deux semaines, et l’Académie des sciences apprendra du nouveau ! »


Hier, à l’aube, un batelier du canal aperçut des appareils insolites sur le chemin de halage. Transportés au poste de police, ils furent reconnus, par un commissaire sagace, pour des « instruments de chimie ». On se rendit chez Bouvancourt, afin d’obtenir de lui des renseignements plus complets. Là, on apprit qu’il avait disparu depuis la veille au soir.

C’est lui qu’on a repêché… « Il y a d’autres substances plus perméables que le verre et douées du pouvoir réflecteur… »

Certaines gens disent qu’il s’est noyé après s’être électrocuté, par surcroît de précaution. Certaines autres ajoutent finement que « sa bonne n’est peut-être pas étrangère à tout cela ». « Il s’est suicidé, — imprime l’Écho de Pontargis , — souffrant d’une maladie incurable, occasionnée par ses études périlleuses ». Quelqu’un m’a dit dans un charmant sourire : « Eh ! eh ! la lumière froide lui a brûlé la cervelle ! »

Moi seul, je connais la vérité.

Je vois Bouvancourt au bord du canal nocturne. Il pousse dans le bichromate les zincs de la pile. Aussitôt, la bobine de Ruhmkorff bourdonne son vol d’abeille ou de frelon ; l’ampoule devient phosphorescente… Le savant se croit imprégné de clarté mystérieuse. Il regarde, aux profondeurs liquides, l’image renversée de la campagne en repos, toute neigeuse de lune… Il regarde cet espace temporaire où le fluide incorporé doit l’autoriser à descendre dans un clair de lune encore plus léger, une campagne encore moins bruyante…

Et il descend, ignorant quelles lois de pesanteur gouvernent cet univers, — au risque de s’abîmer dans le gouffre du firmament, ouvert à ses pieds…

Et il descend… Mais il ne trouve que l’espace permanent, c’est-à-dire, en l’occurrence : l’eau, — l’eau pesante où l’homme ne sait pas vivre, — l’eau des épilogues, dont le silence est celui qui suit tant d’histoires, — l’eau finale.

LE RENDEZ-VOUS

A la mémoire d’Edgar Poe.

Paris, boulevard de Clichy.
Ce mardi 10 mars 1908.

Monsieur le Procureur de la République,

Avant de lire cette lettre, vous saurez comment on l’a découverte, et vous aurez appris que je suis mort.

Je vais me tuer, en effet.

Rien, sans doute, ne viendra contester que je sois mon propre assassin. Je le souhaite de toute mon âme. J’espère qu’on trouvera le logis en ordre, comme il est maintenant, et que je serai moi-même un suicidé bien sage, bien banal, bien évident. C’est probable et rationnel. Mais, hélas ! ce n’est pas certain. Car il y a une chose capable d’entourer ma fin de tumulte et de mystère… une chose hideuse, au point qu’on mourrait pour ne plus savoir qu’elle existe… Rien que pour cela ! je vous le dis !…

Telle n’est pas cependant l’unique raison de ma mort. Si je me supprime, voyez-vous, c’est aussi dans l’espoir de la supprimer du même coup, elle, la chose… vous comprenez ?… — Seulement, voilà : je ne suis pas sûr de la détruire avec moi… Alors, j’ai pensé qu’il valait mieux vous livrer mon secret. Il vous expliquera toutes les étrangetés (s’il s’en produit) et vous empêchera de supposer un meurtre.

Ah ! surtout, surtout, n’accusez personne ! J’ai déjà causé tant de mal ! N’accusez personne, si par hasard ma porte se trouvait défoncée. N’accusez personne, si quelqu’un — quelqu’un de bizarre — tenait compagnie à mes restes. N’accusez personne de rien, même si l’on reconnaît à mon visage l’épouvante d’une agonie surnaturelle, et si mes yeux fous regardent tout grands la porte brisée… Mais non ! pas cela ! Non ! Cela, c’est impossible ! parce que, voyez-vous, à ce moment-là je serai parti ! je me serai sauvé ! Je me tuerai avant cela, voyez-vous, quand je devrais, pour mourir à temps, m’arracher le cœur avec les ongles !…

La pendule marque une heure et demie ; ce sera donc dans trois heures. Mon Dieu ! Plus que trois petites heures ! Et tant de choses, tant de longues choses à dire !

Mais, pour abréger l’histoire et m’éviter la description des personnes en cause, voici, jointes à ma lettre, deux photographies : une assemblée de jeunes gens et un portrait de femme.

Veuillez, je vous prie, examiner la première. Ce n’est pas un bataillon d’aliénés. Elle représente les élèves de l’atelier Montgény, l’architecte, en 1896. On l’a prise un dimanche dans la cour de l’École. Elle est burlesque : chacun y arbore l’attribut de son talent particulier, l’emblème de son habitude caractéristique, ou bien y fait un geste qui les symbolise. Très « quartier latin », comme vous voyez, mais aussi pas très spirituel, — et si triste aujourd’hui !

J’appelle votre attention sur la partie gauche du groupe. Au deuxième rang, le jeune homme à besicles, muni d’une palette et couronné d’un diadème de navets, c’est l’aquarelliste Guillaume Dupont-Lardin, que vous connaissez de nom, sûrement. On lui a mis des navets sur la tête, parce que « navet » et « aquarelle » sont synonymes en argot d’atelier, et que mon brave Guillaume ne rêvait déjà que peinture à l’eau. Sa famille exigeait pourtant qu’il fût architecte ; il avait cédé ; mais il travaillait juste assez pour obtenir ses valeurs , décrocher le diplôme, et s’adonner enfin à la belle carrière de son choix. C’est le meilleur, le seul ami de toute mon existence. Je l’ai connu là, chez Montgény. En 96, il était massier.

A mon tour, maintenant. Moi, je figure, avec deux camarades, la scène d’hypnotisme que vous apercevez au-dessous de Dupont-Lardin. Je ne suis ni le petit pâlot qui est assis, les yeux fermés, ni le gros barbu qui semble l’asperger de passes magnétiques. Je suis le grand noir au nez busqué. Les deux autres, Juliot et Salpêtrier, c’étaient vraiment un médium, vraiment un hypnotiseur, et leur exhibition constituait le principal numéro de nos fêtes. Pour ma part, simple amateur dans ce genre d’exercices, je n’ai jamais été que le second de Salpêtrier. Encore l’étais-je sans ardeur ; et mon maître s’en désespérait, prétendant qu’avec mes regards « plus crochus que mon nez » j’eusse été le premier magnétiseur de l’univers. C’est possible, après tout… Mais l’acte m’a toujours déplu. Ceux qu’on endort battent des paupières si éperdues, leur figure se dépouille tellement de toute expression, que cela me fait peur, comme si on les estropiait…

Passons au deuxième cliché. Celui-là, Monsieur, je vous demande en grâce de le brûler sitôt que vous l’aurez suffisamment considéré. Avez-vous un peu la religion du souvenir et le culte des objets ? alors, je ne doute pas que le tisonnier ne tremble dans votre main, quand vous mêlerez aux poussières d’un foyer la cendre de cette photographie. Je ne m’en suis jamais séparé, depuis que je l’ai volée…

Ah ! Monsieur, si les choses s’usaient sous le regard, si nos larmes savaient dissoudre les images, et nos baisers les effacer, vous n’auriez pas devant vous le portrait de Gilette… Au lieu de cela… elle n’est plus très élégante, ma relique… On dirait qu’il a plu toute la nuit sur elle… Malheureux ! Tu pouvais pleurer, toutes les nuits, sur un portrait ; que voulais-tu de meilleur ? Tu possédais la seule volupté qui ne s’épuise pas d’elle-même, et tu l’as ruinée ! Tu jouissais de l’infatigable Désir, et tu l’as satisfait ! Tu ne savais donc plus d’où viennent les regrets, et les repentirs, et les remords ? Imbécile ! ce sont de vieux désirs pourris, que l’assouvissement a décomposés !

J’ai été stupide et criminel, c’est vrai. Mais aussi, regardez-la ! Et encore, vous n’en percevez que la forme silencieuse et immobile. Vous vous dites : « C’est une jolie fille. Elle a le type scandinave. » Et vous pensez à autre chose. Ah ! si vous saviez !

Quand je l’ai vue pour la première fois, c’était le soir, dans un salon crépusculaire. Tout à coup, il me sembla qu’une lumière s’approchait dans l’ombre. Ce fut comme une reine de vitrail qui venait à moi, si blanche et rose et blonde, avec sa jeune chair toute resplendissante d’un soleil d’aurore au printemps !… Elle me regardait bien franchement, de ses longs yeux étroits, pleins d’une clarté grise… J’étais ébloui… Une voix inattendue me fit sursauter. Je n’avais pas vu Guillaume derrière elle. Je l’entendis prononcer mon nom, puis me dire :

— Voilà ma fiancée.

Alors, Monsieur, je sentis la terre graviter, et les étoiles m’apparurent à travers le plafond. J’étais perdu. Ah ! Gilette ! Gilette !

Ce soir-là, j’aurais dû m’en aller, sans attendre une minute. Mais il m’apparut qu’un départ précipité jetterait une ombre équivoque sur la joie de ces fiançailles. Je me dis que tout le monde ferait des suppositions, et qu’il valait mieux retarder ma fuite jusqu’au lendemain du mariage. — Étaient-ce là des raisonnements sincères ? Je me demande à cette heure si je fus, en restant, un héros ou un lâche.

Quoi qu’il en soit, je suis resté. Et alors ils ont exigé — ah ! les imprudents ! les aveugles ! — ils ont voulu que je bâtisse leur maison ! Guillaume avait acheté un vieil immeuble à démolir, boulevard de Clichy, entre la place Pigalle et la place Blanche, presque à l’angle de celle-ci. C’était leur quartier favori, et c’est là qu’ils désiraient loger, dans un hôtel de ma façon. Vous savez ce que c’est, des fiancés… Ça n’admet pas de résistance… Aussi bien, refuser… Comment ? Pourquoi ? C’eût été me trahir, n’est-ce pas ?… Et puis, tenez, j’en conviens : travailler pour elle, édifier son gîte, lui faire une maison comme on fait une robe, créer le décor de son geste et le paysage de sa beauté, parapher de mon nom le site de sa vie, — je me figurais… enfin, pour ainsi dire, n’était-ce pas la compléter selon mes propres goûts, accoupler sa grâce à mon art, et marier quelque chose d’elle à quelque chose de moi ?… Sornettes ! Balivernes ! Des mots ! Des mots ! presque des calembours ! Soit ! soit !… Pourtant, cette maison, j’y rêvais en amoureux. Je l’aurais voulue non pas un temple pour ma divinité, mais une étreinte autour de ma bien-aimée… Je souhaitais aussi que tout y fût d’accord avec sa splendeur boréale, et que l’habitation devînt en édifice ce qu’elle était en femme, — une sorte d’émanation de son être. La hauteur des chambres devait s’approprier à sa taille, et la dimension des portes s’harmoniser avec sa silhouette passante et momentanée. Il fallait aux murs, derrière elle, des couleurs variées suivant les salles différentes, mais telles, cependant, qu’un peintre subtil eût brossé l’une ou l’autre au fond de son portrait. Je me promis une débauche d’attentions : les poignées des vantaux bomberaient, sous sa main, des rondeurs accueillantes et d’emblée familières ; la posture des meubles serait seyante à ses attitudes, et les fenêtres sembleraient chacune le cadre idéal de ses accoudements.

Ma tâche n’était pas difficile ; car Gilette rayonnait sur toutes choses, et sa présence illuminait son entourage d’on ne sait quelle lumière personnelle, d’où il résultait bizarrement que tout semblait dépendre d’elle et s’embellir de son voisinage ; les gens, les objets avaient l’air de s’effacer devant sa suprématie ; et quand elle était là, le monde tout entier devenait secondaire.

Non, non, ma tâche n’était pas difficile… Peuh ! qu’est-ce que j’ai bâti ! Allez donc voir ! Faites-vous montrer l’hôtel ! On dirait un chalet norvégien, ou danois, ou russe, ou n’importe quoi ! C’est banal et prétentieux. Mes camarades l’ont surnommé « l’isba » ! Ah ! ah ! « l’isba » !… Malheur !… Ah ! nos rêves ! nos rêves !…


Mais le temps passe. Je l’entends, derrière mon dos, se compter à la pendule. Mon heure approche. Et vous ne savez rien encore. Dépêchons.


La construction de l’isba fut pour nous une cause de réunions fréquentes. La critique des plans, l’examen des devis, le choix des détails, puis la surveillance des travaux, multiplièrent nos réunions et provoquèrent entre Gilette et moi une intimité que la collaboration rendait plus étroite. Cela n’était pas pour me guérir. Mon amour s’en aviva jusqu’à devenir une sorte de fièvre insupportable. Quand la maison fut terminée, je m’aperçus qu’il était trop tard pour le combattre, et qu’il ne pourrait plus s’éteindre que dans la mort ou dans la satisfaction. — Par malheur, je ne voulus pas mourir sans avoir tenté la chance.

Alors, j’ai descendu, de bassesse en bassesse, tous les degrés de l’ignominie.

Loin de fuir, comme je l’avais résolu naguère, je rapprochai mon domicile de celui des Dupont-Lardin, et je louai cet appartement, boulevard de Clichy, à deux cents mètres de l’isba vers la place Pigalle. Guillaume et sa femme se réjouirent de ma proximité. Il fut décidé qu’on se verrait tous les jours. Le couvert du « bon architecte » serait mis, soir et matin, dans cette salle qu’il avait construite, sur cette table qu’il avait imaginée.

Ils s’aimaient éperdument… Est-ce que cela n’aurait pas dû me désespérer ? dites ? me rebuter ?… Bah ! Leur tendresse ne fit qu’exaspérer mon désir, en me gorgeant le cœur de jalousie. Au surplus, j’étais persuadé qu’en s’aimant ils se fourvoyaient ; et je me tenais de ces discours absurdes : « La nature ne les a point façonnés l’un pour l’autre. Ils sont dans l’erreur. Ils ont tort de s’aimer. Où donc en prennent-ils le droit, puisque Gilette m’est destinée, à moi seul ? Quel autre corps s’adapterait au mien plus exactement ? Ses bras, j’en suis sûr, ne pourraient se nouer dans le vide sans dessiner le contour de mon torse ; et l’ajustement de nos lèvres doit être le baiser parfait… » Bref, à mon sens, jamais on n’aurait vu d’époux mieux assortis que Gilette avec moi, et nous étions vraiment les deux moitiés d’un même tout. Sottise et banalité, n’est-ce pas ? « Cependant, me disais-je, il faut bien qu’il en soit ainsi ; autrement, est-ce que je souffrirais, à cause d’elle, cette passion presque surhumaine ? » La violence de mon amour est-elle une excuse à ma faute ? Cela se peut. Cela m’est égal. Je vous en laisse juge, Monsieur. Toujours est-il que j’aimais Gilette d’une manière exceptionnelle, unique, à mériter d’être célèbre, comme Léandre aimait Héro, comme Tristan aimait Yseult…, comme chacun, sans doute, aime sa belle amie, depuis que le Seigneur a créé l’homme et qu’il l’a créé mâle et femelle.


Trois heures ! Déjà trois heures qui sonnent derrière moi ! Que les heures tournent vite aujourd’hui ! Je n’ai rien dit encore. On dirait que je recule devant ce qu’il faut dire… Allons !


Pendant plus de deux ans, Monsieur, je fus le parasite des Dupont-Lardin, et je n’eus d’autre souci que de me ménager, avec mon hôtesse, des rencontres en tête à tête. Elles étaient rares, Guillaume travaillant jusqu’à la nuit dans son atelier, et sa femme ayant coutume de s’y tenir à côté de lui. Après cela, ils sortaient ensemble… Vous voyez d’ici tous les stratagèmes qu’il fallait ourdir pour les séparer sans en avoir l’air. Quelles vilenies ! Quelle turpitude !

Il n’y avait qu’un jour par semaine où, à moins d’un hasard, je fusse assuré de trouver seule, durant une couple d’heures, M me Dupont-Lardin. C’était le mardi, de cinq à sept. Ce jour-là, Guillaume avait accepté de faire un cours d’ Histoire de l’Art dans une grande institution de jeunes filles, sur la rive gauche. C’est vous dire que les mardis étaient mes vrais dimanches, et que je profitais régulièrement de cette aubaine pour me rendre à l’isba. Parfois, il n’y avait personne : « Madame était sortie. » Parfois aussi, quelque importun venait troubler pour moi le charme de notre solitude. Mais, la plupart du temps, les choses se passaient à mon gré, car Gilette n’avait aucune raison d’éviter mon approche, par goût elle quittait son home le moins possible, et elle recevait peu de visites en dehors de son jour.

Oui, Monsieur, pendant trente mois, je n’ai vécu réellement que deux heures par semaine, et encore pas toujours. Pendant trente mois, je fus le prétendant ridicule, odieux, mais insoupçonné, de M me Dupont-Lardin. Elle et Guillaume, absorbés dans leur propre bonheur, ne s’apercevaient de rien. — Oh ! si j’avais clairement distingué l’indifférence de Gilette, peut-être qu’à la fin j’aurais secoué le joug… Mais, à force de désirer qu’elle me fût bienveillante, j’acquis peu à peu la certitude illusoire qu’elle l’était devenue. Et pourtant, je l’atteste à ma honte : en dépit de prévenances et d’assiduités, — qui d’ailleurs ne lui étaient pas suspectes, — jamais un mot ne lui échappa, jamais un mouvement, qui pussent motiver de ma part un aveu. Malgré cela, je fus victime du mirage, comme tant d’autres misérables délaissés. Bientôt, Gilette ne put agir ou parler que je ne l’interprétasse en faveur de ma convoitise. Je traduisais ses moindres gestes en signes de bon augure : un regard furtif devenait un coup d’œil de connivence ; une phrase quelconque dissimulait une allusion ; la simple urbanité se faisait complaisance. — J’étais halluciné, vous dis-je ! — Et, certain jour, une querelle d’amoureux étant survenue entre elle et son mari, je crus ce moment-là propice à mes desseins.

Or, c’était un mardi. Et je pus l’entretenir sans témoin.

Je me déclarai.

Tout d’abord, elle ne saisit pas de quoi il retournait ; puis, quand elle eut compris, elle essaya de me donner le change et feignit de croire à une plaisanterie. Enfin, convaincue de la gravité de mes paroles, M me Dupont-Lardin laissa voir autant de tristesse que d’ébahissement, et me dit des choses très bonnes et très douces, mais aussi très catégoriques, où je ne pus retenir un seul mot d’espoir.

Le mirage se dissipa ; derrière, il y avait comme une grande nuit. J’écoutais Gilette ainsi qu’on écoute un personnage de délire. Tout de suite, j’avais pris la résolution de me tuer, le soir même, en sortant de l’isba. Je ne pouvais plus vivre sans espérance, voyez-vous… Elle ne savait pas cela ; elle ne lisait rien dans mes yeux ; elle me faisait la leçon, maternellement !… Mon Dieu ! nous étions assis tout près l’un de l’autre, face à face, l’air tranquille… On aurait dit une visite ordinaire. Sa voix était à peine émue. Personne n’aurait deviné qu’elle prononçait ma sentence de mort… Et moi, Monsieur, je la regardais, oh ! je la regardais avec toutes les forces de ma vie. Je la regardais pour la dernière fois. Et vaguement, je l’entendais moraliser et raisonner :

— Mon pauvre ami, ce n’est ni beau, ni bien, ce que vous avez fait. Cependant… tout n’est pas de votre faute… J’aurais dû m’apercevoir… Guillaume aussi… Mais comment pouviez-vous supposer… Oh ! ce n’est pas beau ! ce n’est pas bien !… Vous étiez un peu fou, n’est-il pas vrai ? Mais c’est fini ? Vous êtes raisonnable, à présent ? Oh ! oui, quand j’y songe, il fallait que vous ne fussiez plus vous-même ! Guillaume qui vous admire tant ! que vous aimiez, enfin ! que faisiez-vous de lui dans cette affaire ?… A quoi pensez-vous ? Ne me regardez pas comme cela… Qu’en faisiez-vous, de Guillaume ?

Je répondis à regret, sachant que ma réplique allait l’indigner :

— Guillaume ? Il n’aurait jamais rien su. Rien ne l’aurait donc fait souffrir. Je vous jure (et c’était la vérité, Monsieur !), je vous jure que je donnerais mon sang pour lui épargner… ne fût-ce qu’un léger souci.

— Mais vous êtes effrayant de cynisme et de contradiction ! — reprit Gilette. — De grâce, mon ami, taisez-vous. Je ne vous reconnais plus !… Écoutez : Je ne veux pas de rupture, pas de brouille. Non, Guillaume en aurait trop de chagrin, et peut-être même en concevrait-il des soupçons. Vous trouverez, je l’espère, assez d’énergie pour étouffer… vos désirs, sans vous éloigner d’ici. Oubliez, mon cher, si ce n’est déjà fait. Pour moi, tenez, je ne sais plus ce qui est arrivé. Par ma foi ! rien ne s’est produit. Je ne me souviens pas de votre déclaration ; vous ne vous rappelez pas mes rebuffades ; nous ignorons tous deux que vous avez douté de ma constance. N’est-ce pas la meilleure solution ? Qu’en dites-vous ?

« Allons ! Reprenons notre vie accoutumée, moi sans rancœur et vous sans amertume. — Seulement… si vous recommenciez…, alors, que voulez-vous… Guillaume en serait averti. Vous écouter deux fois ne serait plus vous éconduire et serait indigne de sa femme. Cela, c’est ce que vous pensez vous-même, n’est-ce pas ?

« Eh bien ? Nous oublions ? C’est promis ?… Répondez-moi. »

Ah ! Monsieur, comme j’avais pitié de ses projets ! L’avenir ? L’avenir était pour les autres ; pas pour moi ! Je la regardais ; c’est tout. Je la regardais sans relâche. Elle était l’unique lumière au sein de la grande nuit. Elle ouvrait, sur les miens, ses longs yeux effarouchés, qui semblaient s’élargir et me considéraient avec inquiétude et curiosité… Et je ne les verrais jamais plus ! Jamais plus !

— Voyons ! — reprit-elle. — Vous me faites peur ! Vous ne m’écoutez pas. Est-ce promis ? Jurez ! Donnez-moi vos mains, loyalement, comme si j’étais un homme. Là. Jurez-moi de ne plus me parler de l’histoire d’aujourd’hui. Jurez-moi de vous guérir, de n’être plus ni malheureux, ni… déshonnête. Et, de mon côté, je vous fais le serment…

Monsieur !! Au milieu de sa phrase, elle demeura court !… Oh ! Cela fut extraordinaire ! — Sa voix, depuis un moment, avait baissé, baissé. Elle était devenue grave, sourde et traînante. Pensez à un phonographe à bout de ressort et qui va s’arrêter, c’était cela, pénible et drôle. En même temps, une indifférence de pierre avait gelé son visage (l’air neutre des statues antiques, le zéro de l’expression). Ses paupières, après avoir battu douloureusement, avaient fini par s’immobiliser, par se pétrifier aussi ; elles s’écartaient à outrance et découvraient des yeux trop fixes, au blanc démesuré, pareils à des yeux de verre… Et voilà qu’au milieu de sa phrase ralentie, soudain, Gilette s’était tue. — Je l’avais trop regardée. Elle dormait.

J’avais bien remarqué tout cela dès le début, voyez-vous. Quand ses mains touchèrent les miennes et que ses yeux commencèrent à se laisser prendre, je l’ai bien vu, — oh ! avec effarement ! et ce n’était pas de ma faute ! Non, pas de ma faute ! Ouvrez un manuel d’hypnotisme : qui aurait l’idée saugrenue d’endormir un sujet non consentant ? — C’était un cas exceptionnel, presque miraculeux. J’en fus saisi. Mais j’avais aperçu tout le profit que je pouvais tirer de l’aventure. La grande nuit où s’enfonçait mon âme s’était illuminée d’une aurore brusque et diabolique ; des trompettes nasillardes sonnaient dans mes oreilles. Et, au lieu de libérer les pauvres yeux battants, j’avais resserré sur eux l’étau magnétique de mon regard. Puis, en moi-même, avec insistance, j’avais commandé :

— Dormez !… Dormez !… Dormez !… Dormez !…

Et maintenant elle dormait, Monsieur, assise devant moi, froide et pâle, cataleptique, semblable à son propre marbre.

Et tout son avenir était à ma discrétion.

Mais il fallait agir sans tarder : quelqu’un pouvait entrer à l’improviste, et alors quelle tragi-comédie ! — Rapidement, je cherchai la formule des ordres que Gilette allait recevoir et qui devaient s’imposer nettement à son esprit. Je les voulais courts, précis et complets, prompts à donner, faciles à retenir, et d’abord exempts de toute ambiguïté, incapables de susciter un malentendu par fausse interprétation.

Au bout d’une minute, je crus avoir composé la teneur adéquate, et je m’empressai d’en opérer la suggestion, car la peur me talonnait, — la peur d’être surpris, et puis une autre peur… Je vous l’ai déjà dit : la compagnie des hypnotisés m’effraie. Je répugne à leurs entretiens. Ce sont de mystérieux interlocuteurs. Et l’isolement où je me trouvais, en plein péril, avec une patiente que l’opinion publique eût appelée « victime », redoublait encore mes alarmes.

Je débutai par l’interrogatoire de tradition :

— Gilette ! Dormez-vous ?

D’une voix blanche et mécanique, elle répondit :

— Oui.

— Êtes-vous disposée à m’obéir ?

— …

— Il le faut. Je le veux. M’obéirez-vous ?

— … Oui.

— Bien. Retenez ceci : — A partir de mardi prochain… inclusivement, tous les mardis, à cinq heures, vous viendrez chez moi, et — ajoutai-je d’un ton rauque, avec une espèce de sanglot — vous serez ma maîtresse, ardente et ravie entre les plus fougueuses et les plus émerveillées… A sept heures, vous me quitterez, et vous perdrez le souvenir de nos rendez-vous et de nos relations jusqu’au mardi suivant. De même, à votre réveil, vous oublierez que je vous ai endormie. Est-ce bien entendu ?

— Oui.

— Répétez.

Mot à mot, sans inflexion, impassible et automatique, elle redit l’infernal règlement, à la façon d’une écolière qui débite sa fable, et elle articula ses promesses d’amour comme elle eût ânonné jadis « tenait en son bec un fromage ». Scène odieuse. J’avais hâte d’y mettre un terme.

Je la réveillai. Par bonheur, tout marcha normalement. Sous mes passes transversales, je vis les couleurs et l’animation refluer à ses joues ; les paupières tressaillirent, les yeux cillèrent, et la pose de Gilette s’assouplit, tandis qu’un murmure grave, échappé de ses lèvres, s’accélérait, montait, se cadençait, et devenait la fraîche voix habituelle reprenant au milieu la phrase interrompue :

— … de ne jamais rien dire à Guillaume. Sinon, je serais bien forcée de lui apprendre la vérité. Oh ! dites-moi que c’est promis, voyons !

— Eh oui, c’est promis ! — répondis-je gaiement, avec des rires nerveux plein la gorge. — Tenez, vous aviez raison : j’étais fou ! Mais il suffit, pour ne l’être plus, de savoir qu’on l’est. Et vous m’avez, de si péremptoire façon, démontré que je l’étais, madame, que, morbleu ! j’ai cessé de l’être, à la minute exacte où vous m’en persuadiez ! Ouf ! Cela fait du bien de plaisanter un peu ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !… Me voilà guéri pour longtemps. Oublions, fichtre ! Oublions, je vous crois ! Fi ! la vilaine histoire ! N’en parlons plus jamais !…

— Ah ! — s’écria Gilette avec un accent de triomphe. — Ah ! Enfin ! Vous êtes donc resté l’honnête homme que je pleurais déjà ! Quel cauchemar vous m’avez donné, mon pauvre ami ! Et quel soulagement aussi !… Mais, — fit-elle en se prenant la tête dans les mains, — pardonnez-moi…; tant de secousses… Je vous demande la permission de vous congédier, mon cher ; je souffre tout à coup d’une migraine atroce…

Je vécus, la semaine qui suivit, dans un état de surexcitation déplorable. Je ne sais quelles terreurs me saisissaient au cou, parfois, et m’étranglaient ; puis c’étaient de folles allégresses et des espérances morbides, qui me secouaient d’une mauvaise hilarité. Viendrait-elle ? Voilà, huit jours durant, la seule question que je me sois posée. — Viendrait-elle ? Scientifiquement, je n’en pouvais douter ; mais les hôtes de l’isba menaient une existence si paisible et si joyeuse, qu’elle eût ébranlé Dieu dans sa conviction. La mienne était presque anéantie, par moments. Hypnotiseur d’occasion, manière d’apprenti-sorcier, j’avais joué comme un enfant vicieux avec quelque chose de trop immense, de trop sacré, de trop mystérieux… Et maintenant je restais confondu par mon œuvre épouvantable, au point d’en méconnaître les effets les plus naturels. L’insouciance de Gilette constituait cependant une preuve de ma réussite ; mais je n’y voyais qu’un témoignage du contraire, et je m’acharnais vainement à découvrir, au fond de ses yeux purs, l’arrière-pensée que j’y avais insinuée. Je n’y surprenais rien, — rien de plus que Guillaume, avec ses yeux de mari derrière ses lunettes de myope. — Le besoin d’être fixé me hantait. J’établis, pour cette semaine critique, un calendrier analogue à ceux que les soldats confectionnent pour la durée de leur service, et, de même qu’ils effacent les jours un par un, une par une je biffai les heures.

Au bout de leur kyrielle, le mardi se présenta. C’était le premier d’octobre.

A tout hasard, je fis de ma chambre une véritable serre chaude, remplie de floraisons précieuses et de feuillages recherchés. Et quand l’instant fut arrivé, je descendis me poster sous la voûte, afin de guider Gilette, si elle venait, et de la conduire à mon deuxième étage sans qu’elle eût à se tromper.

Je croyais de moins en moins à sa venue ; et je m’en consolais tant bien que mal, en évoquant toute l’humiliation d’un tel succès. Du reste, à supposer qu’elle fût là tout à l’heure, que serait-elle ? Une simulatrice, un mannequin remonté par moi… Quel plaisir pouvait dispenser un automate de ce genre ?…

Mais quand je l’aperçus de loin, tapotant le pavé de ses petits talons mutins et décidés, drapant avec un art coquet le retroussis de sa jupe, si blanche et rose et blonde, si légère malgré ses fourrures et si gracieuse en dépit de sa hâte, si vivante enfin ! allez ! je ne pensais plus guère à un automate ! Son allure désinvolte n’avait rien de saccadé, je vous en réponds ! — Elle approcha. — Ses yeux riaient de l’escapade. Ce n’étaient pas des yeux de somnambule. — En passant près de moi, elle mit son manchon devant sa bouche et murmura : « Rentrez vite ! quelle imprudence ! » Et elle courut gaiement vers l’escalier.

Seigneur ! On eût dit le printemps déguisé en hiver !

Je l’avais rejointe d’un bond, et je la précédai en lui tenant la main. Son parfum montait devant nous, en effluves de vergers fleuris et de jardins renaissants, qui remplissaient la vieille cage de l’escalier.

Sur le seuil, Gilette m’enveloppa de toute sa souplesse affolante, elle plongea passionnément son regard dans mes yeux, puis, à travers un baiser dont je crus défaillir, elle chuchota en balbutiant d’émoi :

— Enfin, mon amour ! Enfin ! Enfin !…

Et le désir faisait un peu loucher ses prunelles lascives.

Nous glissâmes vers la chambre, enlacés.

Ici, je m’arrête. Quand j’accumulerais tous les superlatifs pour décrire tous les maxima et tous les apogées, en sauriez-vous davantage ?… Le temps passa comme un souffle édénique. C’est à peine si quelques velléités de réflexion, quelques essais d’analyse, troublèrent ma bienheureuse félicité. Mais, à chaque fois que je m’interrogeais à propos de Gilette, il me fallait reconnaître le naturel dont témoignaient ses actions et son langage. Il est des choses qu’on ne saurait contrefaire. Au surplus, elle manifesta des impressions que je ne lui avais pas ordonné de ressentir. Ce jour-là seulement, son jeune corps lumineux s’éveillait aux premières délices. Il en prenait des airs surpris et désordonnés ; et, charmante, elle admirait qu’il s’étonnât si profondément, et qu’il s’agitât au mépris d’elle-même, d’une façon peu modeste, qui la faisait tout ensemble rougir et se pâmer.

Mais — que l’esprit de l’homme est donc contrariant ! — ne m’avisai-je pas, brusquement, de croire à trop de naturel ! La comédie, parbleu ! c’est en feignant de s’endormir qu’elle l’avait jouée ! Ah, petite poison ! petite masque ! Elle avait voulu se réserver la meilleure part et le plus beau rôle ; se garder, pour le cas d’un scandale possible, l’excuse absolutoire de la suggestion ! — Oui, Monsieur, voilà mon idée. Est-ce curieux, hein ? Devant l’énormité de mon crime, je refusais d’y ajouter foi, et je ne voulais pas admettre ma victoire en présence de son caractère magique et de sa taille colossale !

Gilette se chargea de me rappeler à la réalité. Tout à coup, elle tressauta et dit d’une voix brève :

— C’est l’heure. Je le sens. Il faut partir.

Puis elle se leva. J’essayai de la retenir par un bout de ruban ; mais elle fit, pour se dégager, un mouvement si raide, que le ruban me resta dans la main avec un lambeau de dentelle. Et j’observai dans cette retraite une fatalité impulsive, qui força mon respect et ma crédulité.

Je l’aidai à se vêtir.

Ses adieux furent tendres et désolés. Elle répétait en pleurant :

— Huit jours ! Huit jours sans se voir ! Comment pourrai-je attendre si longtemps !… Mais que faire ? Nous n’y pouvons rien ! Au revoir ! A mardi… Au revoir…

Sa plainte amollissait ma fermeté. Cette semaine de solitude, qu’il fallait traverser, me parut un désert à franchir, interminable et ténébreux. En regardant Gilette descendre l’escalier, j’éprouvais une angoisse mortelle, comme s’il eût été celui même de l’Enfer.

Elle se retourna sur la dernière marche et me lança dans un sourire navré :

— Mardi ! A mardi, surtout !…

Puis, ayant longuement contemplé ma douleur penchée vers son départ :

— Pauvre chéri !… C’est l’heure ! C’est l’heure ! — fit-elle. — Adieu !

Elle s’échappa.

Je respirai, jusqu’au dernier soupçon, les haleines d’avril où sa présence s’attardait. Et son absence commença… Une absence terrible et singulière, où Gilette s’exilait de M me Dupont-Lardin ; où celle qui m’aimait sortait de l’autre, et s’en allait dans l’inconnu, plus loin que tout : nulle part !

Pourtant, je n’étais pas sans inquiétude au sujet des suites de notre rendez-vous. Je redoutais qu’il n’eût laissé quelque vestige confus dans la mémoire de Gilette ; et, le lendemain, je sonnai à la porte de l’isba.

J’y reçus l’accueil habituel : cordial et sans façons. Guillaume, toutefois, se montra soucieux. « Sa femme, disait-il, avait des yeux battus et des traits tirés qui ne présageaient rien de bon. Il l’avait trouvée ainsi en revenant du cours, la veille au soir. » Et M me Dupont-Lardin daigna me confier qu’elle se sentait lasse et languissante, et n’en pouvait découvrir la raison.

Resté seul un moment avec elle, je saisis le hasard pour lui demander, avec un air de magistrat bouffon :

— Qu’avez-vous fait hier, de cinq à sept ?

— Hier ?

— Eh oui ! — continuai-je sur le ton badin. — Je suis venu vous offrir mes hommages, et vous n’étiez pas là. Qui donc m’a privé du spectacle de vos grâces ? Le couturier ? la modiste ? ou l’adultère ?

M me Dupont-Lardin se mit à rire.

— Insolent ! Vous êtes trop curieux, — me répondit-elle. — Pour votre punition, vous ne saurez rien !

Elle avait dit ces mots d’un ton fort enjoué. Mais aussitôt, son front devint pensif, et elle tomba dans une rêverie obstinée dont je ne pus la divertir. Je compris qu’elle cherchait à se remémorer l’emploi de son temps, de cinq à sept, et qu’elle n’y parvenait pas.

Là-dessus, je rentrai chez moi, tranquillisé et sans avoir prolongé ma visite, car il m’était particulièrement désagréable de tenir salon avec une Gilette indifférente, l’étrangère qui, la semaine d’avant, m’avait rabroué, tancé, humilié, et qui ne considérait en ma personne qu’un goujat remis à sa place.

Le mardi suivant, mon amoureuse, fidèle à sa consigne, resurgit du néant, et m’apporta ce paradis hebdomadaire que je m’étais assuré délicieux et ponctuel.


Je viens de consulter la pendule… Quatre heures moins cinq… Plus que trente-cinq minutes à vivre !… Ah ! pourquoi n’ai-je pas écrit cette lettre plus tôt ! Je voudrais tant me recueillir un peu !…


Donc… — Ah ! je ne sais plus… je ne sais plus…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, ceci se passait au début d’octobre. Et les semaines de ténèbres suivirent les mardis éblouissants.

Les gens de l’isba m’y voyaient de moins en moins. On me reprocha cette froideur. M me Dupont-Lardin me fit comprendre gentiment que ma délicatesse était trop réservée. « Depuis des jours elle avait oublié mon incartade, et elle prendrait plaisir à jaser, comme par le passé, avec Guillaume et son vieil ami. » Oui-da ! Moi aussi, j’aurais voulu la fréquenter davantage, mais éprise, mais voluptueuse, et non pas négligente ! Et je déplorais maintenant les scrupules qui m’avaient interdit de lui suggérer l’amour pur et simple, sans intermittence, et la résolution de fuir avec moi… Et je maudissais la peur dont me faisait trembler le sommeil de l’hypnose et qui m’empêchait de rendormir Gilette afin de pouvoir lui dicter une loi nouvelle.

Ah ! cet effroi du médium en catalepsie ! La fréquentation périodique d’une magnétisée ne parvenait pas à le vaincre. Je frémissais à l’idée qu’un jour, quelque événement surviendrait fatalement qui me forcerait à replonger cette femme dans les transes et à lui intimer tel ou tel contre-ordre. Et s’il m’arrivait de sonder le mystère psychique, oh, alors ! dans cette ombre redoutable où la pensée chemine à tâtons, parmi ces rouages incertains et formidables que j’avais eu l’audace de mettre en action, tout m’épouvantait ! Pour en obtenir des résultats connus, j’avais donné le branle aux machineries les plus énigmatiques ; et maintenant j’appréhendais que le jeu secret de ces engrenages ne provoquât des aboutissements imprévus, et n’engendrât d’irréparables conséquences.

Or, la bizarrerie des effets que j’avais suscités n’était pas pour me rassurer à l’égard de ceux qui pourraient se produire. Une face terrible de l’hypnotisme, c’est la fatalité inexorable de ses phénomènes. L’obéissance du sujet aux commandements du magnétiseur a quelque chose de mathématique, d’aveugle, qui vous impressionne au delà de toute expression. — Plusieurs fois, poussé par le génie des frissons pervers, je me donnai l’infâme spectacle de Gilette réduite à l’état de chose aimantée :

Un mardi, à l’instant des adieux, je lui dis :

— Reste avec moi. Ne t’en va plus.

Et je me plaçai devant la porte ouverte, les bras en croix.

Sa figure se contracta douloureusement. Elle ne dit pas un mot pour tenter de me fléchir. Elle n’essaya même pas de se faufiler sous l’un de mes bras. Elle passa, simplement, impétueuse et farouche, en athlète herculéen, forte soudain d’une force irrésistible venue on ne sait d’où. Le choc me renversa.

Un autre mardi, — ayant prémédité cette deuxième épreuve, — je me rendis chez elle un peu avant cinq heures. Ce fut la visite classique du « vieil ami ». Nous devisâmes de frivolités. Mais Gilette, sans plus de formes et tout à coup, rompit notre duo mesquin et sonna sa femme de chambre.

— Donnez-moi vite mon chapeau et ma jaquette, — lui dit-elle. Puis, se tournant vers moi :

— Vous me pardonnerez… Une course indispensable. Je suis absolument obligée de sortir… A bientôt, n’est-ce pas ?… Non, ne m’accompagnez pas : je vais au diable !

Ne sachant pas si bien dire, c’est ainsi qu’elle m’abandonna pour aller me rejoindre.

Ah ! l’étrange maîtresse que j’avais là ! Parfois, Monsieur, songeant que c’était ma volonté, à moi, qui la régentait, j’éprouvais l’abominable sensation de me posséder moi-même !

Et pourtant, est-ce que l’amour est autre chose que cela ? Dans chaque misérable paire d’amants, est-ce que l’un n’est pas toujours dominé, suggestionné par l’autre ? Et quand, des deux, c’est l’homme qu’on fascine, est-ce que cela ne vous semble pas monstrueux, comme si alors la femme usurpait les prérogatives du mâle ? Dites ?… En somme, nos amours, à Gilette et à moi, n’étaient qu’une transposition, dans le domaine expérimental, de ce qui se passe dans la nature. Je n’ai rien fait de plus que reproduire artificiellement un phénomène de la nature, et mon crime se confond avec expérience de laboratoire. Peut-être même ne serait-il pas un crime, si je l’avais commis au nom de l’humanité ! Qu’est-ce, à tout prendre ? C’est de la sérothérapie psychologique, voilà tout. J’ai inoculé la passion, de même qu’on injecte un virus. Dieu fait les poitrinaires, comme il fait les amoureux ; dans la première occupation, force tuberculeurs de rats et de cobayes le remplacent au mieux ; moi, je l’ai doublé dans la seconde.

Doublé ? Allons donc ! Je l’ai parodié comme un homme peut le faire. Je l’ai singé burlesquement ! Et je ne tardai pas à reconnaître l’infériorité de mon travail au regard du sien.

La santé de Gilette s’affaiblit. De semaine en semaine, j’en suivis le déclin, très lent, mais indiscutable. Toujours fringante et radieuse quand elle venait à moi, j’appris de Guillaume, pendant une apparition que je fis à l’isba, les longues méditations injustifiées et les tristesses sans cause qui la tenaient, des heures, assise et ployée, dans un mutisme sauvage. — Ce jour-là, Guillaume m’avait supplié de revenir souvent, de les égayer…

Je n’en fis rien. — J’étais perplexe.


Un matin, vers Noël, Guillaume se présenta devant moi, me causant une vive appréhension. Ils avaient consulté le célèbre docteur B*** sur l’état de M me Dupont-Lardin !…

Mais B*** s’était prononcé tout de go : — M me Dupont-Lardin souffrait d’une neurasthénie aiguë.

A cette annonce, mes craintes se dissipèrent.

— Eh bien ? — répliquai-je. — La neurasthénie, on la soigne ! Et on la guérit !

— Je sais, je sais. Le docteur a prescrit des cachets, des vins, des piqûres, des douches. Ça, ça va tout seul. Mais la principale médication… Le croirais-tu ? Gilette n’en veut pas ! Elle refuse de s’y soumettre.

— En quoi consiste…?

— Ah ! Ce n’est rien, pourtant ! Cela consiste à séjourner deux mois au soleil, dans un pays de verdure et d’agrément, au bord de la mer. Promenades. Repos. Distractions…

— Oui. Et elle ne veut pas ?

— Elle dit qu’elle ne peut pas ; qu’il lui est impossible de quitter Paris. Et quand je lui demande pourquoi : « Je ne sais pas, répond-elle, mais c’est impossible. » Et la voilà qui se reprend à méditer, l’œil allumé, la joue en feu, la tête sur les poings, avec l’air de poursuivre la solution d’un problème indéchiffrable !… Le docteur prétend voir dans cette obstination une preuve même de la neurasthénie… Écoute, mon vieux, — reprit Guillaume, — aide-moi, je t’en conjure ! Tâchons de la décider, à nous deux. Elle a suivi tes conseils tant de fois !… Sa mère possède une villa près de Saint-Raphaël ; que Gilette y passe deux mois, et c’est la guérison, la vie… Autrement…

Il eut un grand geste enfantin, découragé ; il renifla, toussa, et finit par éclater en sanglots.

— Quoi ? — m’écriai-je.

— Le docteur… ne garantit rien…

L’émotion fit trembler ma réponse :

— Tu peux compter sur moi, Guillaume ! Nous la déciderons, je te le promets. Tu as bien fait de venir. Mais il ne faut pas la laisser seule. A tout à l’heure, mon bon vieux ! Va ! Je te suis. J’y vais.

Quand le brave garçon fut parti, en essuyant tour à tour ses yeux et ses lunettes, je tâchai de rassembler mes idées en déroute :

Sans la permission de son « directeur d’âme », Gilette ne voudrait pas s’embarquer pour le Midi. Or, son existence étant à ce prix, coûte que coûte elle partirait. Donc, le devoir m’incombait de l’endormir et de lui accorder, sinon la liberté, du moins quelques semaines de répit. L’opération s’effectuerait chez moi, commodément, le prochain mardi. Trois jours me restaient pour simuler, en présence du mari, les objurgations pressantes qui légitimeraient à ses yeux une pareille saute d’humeur.

Mon programme fut rempli de point en point.

Le trente et un décembre, ayant pris mon courage à deux yeux, j’appelai sur Gilette la hideuse torpeur.

Une belle tentation s’offrait à ma conscience : lui dire : « C’est fini. Tu ne viendras plus jamais. Reprends ton indépendance. »

C’était cela, le remède infaillible, les vocables magiciens ! Je ne les ai pas prononcés. Je l’aimais trop. Je préférais mon plaisir à son bonheur. Et voici, dans sa forme concise, mûrement réfléchie, la décision que je lui notifiai, et qui, par la même occasion, corrigeait les défauts de l’ordonnance antérieure :

— Tu laisseras passer neuf mardis sans venir. Le dixième, à cinq heures, tu seras ici. Dès lors, tous les mardis, rendez-vous dans les anciennes conditions. Seulement, s’il m’arrive d’être près de toi, ne va pas me chercher ailleurs, et viens me trouver n’importe où que je sois.

Le soir même, elle annonçait à Guillaume sa détermination d’aller, deux mois, tenir compagnie à sa mère, puisqu’il désirait si ardemment cette villégiature.

Guillaume exulta. Il ne savait comment remercier l’avocat de sa cause… Un point, toutefois, le chagrinait. Retenu par l’exposition annuelle de ses œuvres, il ne pouvait quitter Paris avant le quinze…

Mais on eut le bon esprit de ne point tergiverser. Les décisions furent prises : Gilette partirait sans retard ; et lui, la rejoindrait à Saint-Raphaël.

Le premier janvier, à neuf heures, le Côte d’Azur Rapide emporta M me Dupont-Lardin.

C’était la première fois que Guillaume se séparait de sa femme. Il en conçut beaucoup de mélancolie, et, redoutant la désolation des soirées solitaires, il me pressa de dîner chaque jour à l’isba. Plus attristé que lui d’une plus longue séparation, j’acceptai son offre volontiers. Au moins, de cette façon, j’aurais des nouvelles de Gilette, et quelqu’un m’en parlerait. Cela m’aiderait à supporter les journées éternelles, — et les mardis surtout, ces neuf mardis qui s’avançaient tout doucement du fond de l’avenir, mardis de jeûne et d’abstinence, vides et noirs maintenant comme les autres jours, comme toutes ces nuits que tous les jours me paraissaient former…

Le premier d’entre eux tombait le sept janvier.

Le mardi sept janvier mil neuf cent huit !… J’aurais pensé qu’il fût de ces dates quelconques et sans intérêt, lugubres sans doute, mais dont l’anniversaire ne vous rappelle rien qui vous fasse pleurer… Ce fut un jour terrible, Monsieur ! Et j’en sais plus d’un qui sangloteront, le sept janvier, tous les ans de leur pauvre vie !…

Il était dix heures du soir, à peu près. J’allais prendre congé de Guillaume. Il avait reçu, le matin, de Gilette, un billet empreint d’une souriante sérénité, et, pour célébrer ce qu’il nommait « le rétablissement de sa chère malade », il avait voulu festoyer au champagne.

Cette petite orgie avait dissipé mon spleen, accentué son optimisme, et nous échangions, ma foi, d’assez coquines reparties, — quand on lui remit une dépêche.

Il la parcourut. Je le vis blêmir, s’asseoir lourdement pour ne pas tomber… En même temps, il me sembla que mon sang devenait une eau froide, et je sentis ma lividité comme un enduit glacial…

Guillaume respirait en homme essoufflé.

— Un malheur ? — fis-je d’une voix qui s’étranglait.

Il se prit à hocher la tête, et bégaya :

— Un… grand… grand malheur… Ma femme… très souffrante… On m’engage à me rendre… là-bas… sans retard… sans retard…

S’étant levé tout d’une pièce, il ajouta :

« Elle est morte ! J’en suis sûr. On les connaît, ces télégrammes de précautions et de ménagements : « Venez sans retard », cela signifie : « Vous arriverez trop tard »… Allons ! Il faut partir. »

Je me rends compte, à présent, que son calme était plus effrayant qu’un désespoir avec des larmes et des cris. Mais j’avais tant de peine à maîtriser mon propre affolement, que je ne pouvais pas m’en apercevoir, ni mesurer combien sa douleur grande et pure s’élevait au-dessus de mon épouvante.

Cependant, peut-être bien qu’il s’abusait ? Pourquoi la dépêche n’aurait-elle pas dit toute la vérité ? — Je tâchai de l’en convaincre et de m’en persuader moi-même. Vains efforts. Guillaume partit dans la nuit avec sa funèbre certitude, et je restai seul en face de la mienne et de la conviction que j’étais un assassin.

Jusqu’à l’aube, j’arpentai ma chambre, couvrant des lieues et des lieues, dans un va-et-vient de navette sans fil, qui se démène à vide et ne peut rien tisser. J’avais beau raisonner, en effet, je ne pouvais rien établir, — que des suppositions inutiles. Mais, Monsieur ! l’unique évidence qui s’imposait à mon esprit le torturait : — Gilette, bien portante jusqu’alors, avait été victime d’un grave accident le jour même de nos rendez-vous et — d’après l’heure du télégramme — vers la fin de l’après-midi, c’est-à-dire aux instants qu’elle avait coutume de passer avec moi.

Avais-je mal effacé, aux tables de son âme, l’injonction primitive l’obligeant à venir me trouver de cinq à sept ? S’agissait-il d’un accident morbide ? d’une catastrophe mentale ? Ou bien, dans une précipitation somnambulique, avait-elle roulé sous quelque voiture ? Un train l’avait-il écrasée ?

A toutes ces conjectures, j’opposais mille et mille objections. Une âpre bataille d’arguments se livrait dans ma tête ; des voix différentes y lançaient les apostrophes de ma raison, de ma conscience et de mon égoïsme. Je crus entendre leur altercation.

Et cela dura jusqu’au matin.

La clarté du soleil me rendit confiance. Le doute égalisa peu à peu les bonnes chances et les mauvais risques. Vers le soir, je ne croyais même plus à la mort de Gilette.

A neuf heures, une dépêche :

Tout est fini.

Guillaume.

Pas d’explications. Nul détail. Nul réconfort. « Tout est fini. » Je ne savais ni l’heure exacte ni les conjonctures de l’événement. Et je n’osais pas télégraphier pour en obtenir le récit…

Alors, le supplice de la dernière nuit recommença. Et cette fois, deux aurores se levèrent sans éclairer ma vie intérieure. Je me demandai, avec une obstination persécutrice : Comment cela est-il arrivé ? Et si ma conscience interrogée ne savait que me confondre, mes souvenirs questionnés ne répondaient rien qui valût. Je ne me lassai pas de redire sur tous les tons ce que j’avais prescrit à Gilette ; de retourner en tous sens mes formules impératives ; aucune ambiguïté ne s’y révéla pour m’indiquer la solution du mystère. D’heure en heure, cependant, ma faute s’affirmait à mon jugement. De quelle façon j’étais coupable de cette calamité, c’est une chose qui m’échappa toujours ; mais que j’en fusse l’auteur, voilà ce dont je ne doutai plus au bout de trois journées d’angoisse et d’insomnie. « Tu l’as tuée ! » Je me criais cela, Monsieur. « Tu l’as tuée ! Tu l’as tuée ! » — Et depuis lors, je ne peux pas m’imposer silence à moi-même.

A côté du cercueil qu’il avait ramené, Guillaume, pourtant, m’a raconté la fin de Gilette. Il m’a dit l’absurde crise d’appendicite, survenue en coup de foudre ; la nécessité d’une opération immédiate, à chaud, dans les conditions les plus défectueuses ; et la mort sous le chloroforme, à deux heures du matin. Il m’a dit tout cela, qui aurait dû me soulager le cœur… Eh bien ? Savez-vous ce que j’ai pensé ? « Tu l’as tuée ! Tu l’as tuée ! »…

Il n’était plus temps, voyez-vous. C’était une idée fixe. « Tu l’as tuée ! »

Mais non, ce n’est pas moi ! Je suis innocent !

Allons donc ! Tu le sais bien, au fond, que c’est toi qui l’as tuée !… Tu l’as tuée, te dis-je ! Ah ! Ah !

Chut !

Tu l’as…

Silence donc !

… Tuée !…

Oh ! Malédiction !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est à la sortie du cimetière Montmartre que, depuis sa mort, j’ai subi la première attraction du suicide. L’état où je voyais Guillaume m’empêcha d’y succomber. Le quitter dans la douleur me sembla déserter un poste de confiance. Je compris mes devoirs de consolateur et je me donnai la tâche de les accomplir avant de disparaître.

L’égarement du veuf touchait à la démence. Son beau stoïcisme du début avait fait place aux fureurs de la rancune. Il maudissait l’amour, le sort, et tout. Il aurait voulu croire en Dieu, pour le rendre fautif de sa détresse et le blasphémer à coup sûr.

Je réussis pourtant à lui remettre aux doigts ses crayons et ses pinceaux ; à le courber, du matin au soir, sur des albums, où bientôt les portraits de Gilette se succédèrent de page en page ; à l’abrutir de travail et de lassitude. Il reprit son cours du mardi. Voûté, jauni, muet, jetant par en dessous des regards craintifs, ce n’était plus le même, hélas ! mais enfin, c’était un homme encore ; et sans moi, qui sait ?… Si ce n’est pas la vie, c’est du moins la raison qu’il doit à ma sollicitude.

Mais ce qu’il m’a donné de mal, au commencement ! — Le cimetière, aussi, n’était pas assez loin de l’isba ! C’était si vite fait d’y courir ! On traversait la place Blanche, on enfilait le boulevard, et tout de suite, à droite, l’avenue Rachel ouvrait sa courte impasse sur la grille de la nécropole. Trois jours consécutifs, je l’ai retrouvé là, dans la petite chapelle de la famille Dupont-Lardin. A sa dernière équipée, il avait soulevé la dalle du caveau et se préparait à descendre l’escalier !… J’obtins de lui la promesse de ne plus revenir qu’une fois par semaine et de laisser la dalle en repos.

Il avait eu la force de tenir sa parole. C’était bon signe. Du reste, je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il allait de mieux en mieux et n’avait plus besoin d’un assistant.

Mon rôle prenait fin plus tôt que je ne l’avais espéré. Cependant, Monsieur, si brève qu’eût été sa durée, il m’avait suffi de vivre un seul mois avec mes remords pour m’habituer à leur compagnie. Un deuil accablant, une tristesse infinie me rendaient l’existence plus sépulcrale que la mort ; mais à présent, le courage d’en sortir m’avait abandonné. J’étais incapable du moindre effort. Mon métier d’architecte me rebutait. Tout labeur m’excédait. J’aurais voulu ne pas quitter ma chambre et qu’elle fût tapissée de noir, à l’exemple d’un catafalque. La fenêtre en demeurait close. Je m’y tenais prisonnier tant que la faim ne m’en chassait pas, ou que Guillaume, surpris d’une telle affliction, — et soupçonneux peut-être, — ne se décidait pas à m’y relancer. Je haïssais tout ce qui venait rompre mes lamentables entrevues avec la mémoire de Gilette. La joie des autres m’indignait. L’éclat de rire d’un passant suffisait à m’irriter. Le Carnaval, qui produit dans les rues un brouhaha de fête, porta ma colère au paroxysme.

Pendant qu’il régnait sur Paris, j’essayai de calfeutrer la croisée au moyen de tapis et de matelas. Peine perdue. La rumeur du peuple en jubilation filtrait, bien qu’assourdie, au travers de l’étouffoir, et elle m’arrivait aussi par les chambres voisines. Des chants, des hurlements de liesse, un air de mirliton s’en échappaient comme des fusées ; et je compris, à des musiques ambulantes et à des explosions de clameurs, que les chars d’une cavalcade défilaient sur la chaussée.

N’y tenant plus, je pris la détermination d’aller chercher le silence et la paix dans un quartier plus tranquille. Je sortis.

La cavalcade s’éloignait vers la place Pigalle. Je m’enfuis à l’opposé.

Sur toute la largeur du boulevard, une foule clairsemée entrecroisait ses promeneurs. La gaieté populaire sévissait à grand renfort de confetti. On en jetait avec énergie dans toutes les bouches ouvertes ; mais ils ne coupaient là que des obscénités ou des cris de bétail ; car cette populace empruntait la voix d’un troupeau : elle brayait et bêlait de plaisir. Des martinets en papier, aux lanières frénétiques, violentaient les figures soudainement effarées. Le lazzo des serpentins saisissait les cols et, pour une seconde, liait un groupe dans la multitude. Quelques masques, pauvrement costumés, paradaient ou faisaient d’imbéciles pitreries… Oh ! tas de baudets ! tas de boucs ! Idiots assez lubriques pour s’amuser dans cette vallée de larmes ! La joie ! — Misère ! — La joie ! Quelle folie atroce !

Je hâtai le pas.

Il avait plu dans la matinée. Mais le jour s’achevait par un beau soir d’hiver, déjà mêlé de langueurs tièdes et perfides. Le soleil déclinant allumait aux flaques de pluie des flamboiements de verrière. Un Paillasse miteux sautait dans ces mares boueuses, afin d’éclabousser l’endimanchement des citoyens. Comme je l’évitais par un détour, quelqu’un me gifla d’une poignée de confetti sordides. Je me fâchai. Les témoins s’esclaffèrent.

Je repartis plus vite encore.

Ce boulevard m’était insupportable. Bordé de cabarets à devantures baroques, — le Ciel , l’Enfer , l’Araignée , le Chat Noir , les Porcherons , façades aux statues difformes et sinistres, — il était bien le cadre de laideur grotesque le mieux approprié à cette mascarade prolétarienne. Je fus sur le point de me réfugier chez Guillaume ; mais la crainte d’y percevoir encore la hurle du Carnaval m’en dissuada.

Tout m’agaçait. Le Moulin Rouge , à deux pas du lieu saint où les défunts reposent, me sembla la honte de Paris.

En traversant l’avenue Rachel, je vis que la grille du cimetière n’était pas fermée. — Devais-je entrer ? — Hélas ! Pourquoi ? Pour entendre la tourbe se divertir contre le mausolée de Gilette ! Une telle perspective me relança, tête baissée, parmi la foule.

Celle-ci, à mesure que j’avançais, allait s’épaississant. J’éprouvais une difficulté croissante à la pénétrer. Je sentais sa joie hostile à mon désespoir, et sa lenteur s’opposer à ma course. Peu à peu, je dus ralentir. — On me dévisageait curieusement. — Et, place Clichy, la cohue et surtout la joie devinrent si violentes que je me vis dans l’obligation de rebrousser chemin, jouant des coudes et cognant des épaules, sous une averse de confetti, de serpentins et d’invectives.

Il fallait se résigner. Le plus simple était de retourner à la maison. C’est ce que j’entrepris.

L’affluence diminua. Les badauds circulèrent avec plus de sagesse. Mais je vis sans plaisir que les masques s’y multipliaient. Sans doute l’imminence de la nuit les encourageait-elle à se hasarder au dehors, avec leurs oripeaux misérables. Il en débouchait de toutes les rues dans ce boulevard carnavalesque, attifés de haillons, fardés à l’encre et poudrés de farine, défigurés par d’ignobles maquillages grimaçants, — tous pitoyables et tous joyeux ! Il en sortait des ruelles les plus maussades, des culs-de-sac les plus obscurs, et même de cette avenue Rachel qui menait à des sépulcres ! Oui, même là, des gens habitaient qui voulaient godailler et qui réclamaient leur part de joie ! de folie ! Deux clowns en débouchèrent devant moi. Ils avaient des faux nez de carton, des sarraux de lustrine mi-partis jaune et bleu, et chantaient joyeusement la scie à la mode. Une femme, travestie en ouvrier, pipe aux dents et moustache aux lèvres, les suivait en riant toute seule. Puis venait un autre masque indéfinissable. Homme ou femme ? odalisque ou Romain ? toge sale ou malpropre burnous ? On ne savait pas ce que c’était. Mais, sans conteste, cela était ivre, et cela s’appuyait aux murailles pour marcher. En vérité, c’était une gageure ! Les plus miséreux voulaient se réjouir aujourd’hui, pour me narguer ! Les pieds de celui-là faisaient « floc, floc » sur l’asphate mouillé ; sûrement son péplum, qui traînait dans la boue, ne cachait que de vieilles savates ; mais il était déguisé, ce pouilleux ! et il était saoul, la brute !… Oh ! cette joie ! cette joie ! partout !!!…

J’étais indigné, et je dépassai vivement le pochard en détournant les yeux. Cette facétie de misère en goguette incarnait pour moi la ripaille unanime et la Joie universelle ; à tel point qu’il me fut odieux d’entendre patauger à ma suite les crochets de l’ivrogne. Toute la tristesse du monde s’était réfugiée dans mon âme. J’aspirais à la solitude avec une ardeur maladive. Une cloche, qui sonna l’heure lentement, me sembla tinter un glas funéraire.

J’atteignis ma maison comme on gagne un lieu d’asile.

Soulagé d’avoir fui la bousculade ébaudie, je montai sans hâte l’escalier ; et j’arrivais au premier étage, quand un bruit désagréable me fit aller plus vite et grimper à l’assaut… C’était, au dallage du vestibule, le « floc, floc » trébuchant, qui s’amortit bientôt sur la moquette des marches.

Ah, malheur ! Le chie-en-lit qui montait, à présent ! La Joie ! La Joie qui me poursuivait !…

En quatre enjambées, je fus sur le pas de ma porte, cherchant mes clefs et ne les trouvant pas à cause d’une envie forcenée de les découvrir et de me soustraire à la vue de cette Joie , vous comprenez : la Joie qui passerait là, sur le palier, avec son rire et ses hoquets, en se foutant de moi !

Enfin le passe-partout glissa dans la serrure. Et je me sentis gouailleur, libéré, victorieux.

— Que le diable emporte le mardi gras ! — fis-je. — Tiens, mardi !… Nous sommes à mardi… Il y a aujourd’hui… Hélas ! c’est aujourd’hui qu’ elle devrait…

Et tout à coup, Monsieur, mes dents se mirent à claquer, et mes ossements commencèrent à danser la danse des Morts… J’étais devant ma porte ouverte, sans pouvoir y passer… J’écoutais monter le masque… le masque de l’avenue Rachel… Je l’entendais chanceler contre les murs, dans la pénombre… Une exhalaison de morgue le précédait !…

Il surgit, accroché à la rampe… Ce n’était pas un burnous… une toge non plus… Il écarta le suaire qui l’enveloppait ; ce que j’aperçus, aux lueurs du couchant, ne pourrait se traduire. Ce n’était ni masculin, ni féminin, et ce n’était pas ivre : — c’était un être de limon qui s’approchait de moi… un monstre obscur et vaseux, qui me toucha…

Il m’étreignit de sa rigidité froide et gluante… Et voici qu’un râle essaya de parler :

— Viens ! viens vite ! Nos deux heures sont écourtées ; j’ai eu tant de peine à sortir… Je suis en retard… Viens, mon amour !… Oh ! je souffre le martyre… Mais je t’aime encore plus que je n’ai mal… Viens !

Je me laissais faire, abêti, sans comprendre ; et feu ma maîtresse m’entraîna vers la chambre.

La fenêtre bouchée y faisait une nuit précoce. — La nuit venait aussi dans ma tête. — Je dormais de stupeur. — Une abjecte accolade me réveilla soudain. Je fis un haut-le-corps et je repoussai le cadavre amoureux, si brutalement, que je l’entendis s’abattre avec une chaise culbutée. Ma main chercha d’elle-même un objet familier ; je tournai machinalement quelque chose : une lampe électrique s’alluma.

La morte s’était déjà relevée. Debout, elle arrangeait les plis de son linceul. C’était, dans la lumière impitoyable, une chose à vous rendre fou ! un spectacle à vous tuer ! un horrible prodige qu’il fallait sur-le-champ faire cesser !…

Mais comment ? — Quelle secrète loi d’hypnotisme avait prolongé au delà de la mort l’effet de mes ordres ? Je n’étais pas à même d’y réfléchir. Un seul expédient s’offrait à mon esprit bouleversé : endormir cette chose, et lui enjoindre de réintégrer sa bière et d’y rester sans vie jusqu’à la consommation des siècles… Oui ! Mais ce spectre matériel était-il susceptible de s’endormir ? Les morts sont-ils magnétisables ? Peut-on les assoupir, eux qui déjà ne veillent plus ? Se peut-il qu’on endorme celui qui dort ?… Et moi ! Est-ce que j’aurais l’audace de plonger mon regard dans ces deux ignominies… moi qui ne l’osais pas quand c’étaient les étoiles de mon ciel ?…

Je fis un grand effort.

— Gilette, — commençai-je. (Ah ! que ces noms diminutifs s’accordent mal avec les trépassés, et comme celui-là sonnait faux !) — Gilette… Asseyez-vous… Il y a si longtemps que je ne vous ai contemplée… Non ! Ne vous mirez pas dans la glace ! Je vous en conjure ! Je vous le défends !…

Son râle gronda sourdement :

— C’est abominable de savoir qu’on est mort… de se sentir ainsi souffrir… et p…

— Grâce ! grâce ! — suppliai-je.

— Pourquoi demander grâce ? Es-tu coupable ?… Je t’aime ; voilà qui importe seulement. Viens, mon adoré ! Oh ! j’ai tant besoin d’être ta maîtresse, ardente et ravie entre les plus fougueuses et les plus…

Elle déclamait les vieux mots emphatiques, et, de ses bras levés dans une pose atrocement coquette, elle tendait le drap, comme un écran, derrière sa nudité bourbeuse.

— Gilette ! — bredouillai-je en reculant jusqu’à la porte. — Je vous ai dit… que je voulais… vous… regarder un peu… Prenez ce fauteuil…

Elle obéit docilement. — Au dehors, un piston suraigu s’acharnait à pousser des cris incohérents.

J’essayai alors d’influencer Gilette. — Mais je n’arrivais pas à obtenir la condensation de ma volonté, et mon regard, sans énergie, vacillait. — A distance, d’ailleurs, et sans toucher le patient, on ne fait rien de bon. Faudrait-il donc nous placer mains contre mains, genoux contre genoux !

Au moment où je me préparais à subir ce nouveau supplice, un incident fortuit m’abîma plus avant au gouffre de l’horreur : — quelqu’un, dans l’antichambre, s’exclamait :

— Eh quoi ! Toutes les portes ouvertes !… Oh ! cette odeur ! Quelle peste !… Eh bien ! où es-tu ?…

Guillaume !… Hein ! qu’en dites-vous ? Guillaume était là ! — Mardi gras ; congé ; il n’avait pas de cours !…

La scène qui allait se dérouler, Monsieur, se déroula pour mon imagination avec une rare promptitude. J’assistai, par avance, au flagrant délit satanique où le veuf surprendrait sa femme décédée en conversation galante avec l’ami de la maison. Et j’atteignis le fond de la terreur.

Le cadavre, dressé, titubant, éperdu, s’alla cacher dans les rideaux du lit. D’un tournemain, j’éteignis la lumière, et je me ruai à la rencontre de Guillaume.

L’empoigner, l’entraîner, le descendre fut si vite fait qu’il ne recouvra qu’au dehors le pouvoir de s’exprimer. Je ne répondis rien à ses questions. Je le tenais solidement et je le faisais courir à travers la foule, courir encore et courir toujours. Où ? Je l’ignorais. Nous allions à toute vitesse. A chaque instant, par-dessus l’épaule, je surveillais l’espace que nous laissions derrière nous ; mais, songeant à la vigueur des hypnotisés et à l’injonction « Viens me trouver n’importe où que je sois », j’arrêtai le premier auto qui fût libre.

Il nous conduisit à Montrouge, ensuite à Vincennes, puis autre part. Il nous véhicula dans toute la banlieue. — Je me taisais toujours.

Lorsqu’il fut sept heures, je consentis pourtant à regagner Montmartre, et, après m’être débarrassé de l’insistance de Guillaume à l’aide d’une histoire que j’avais inventée et qu’il fit semblant de croire, je le déposai devant l’isba.


Ainsi que je l’avais prévu, ma chambre était déserte.

Par mesure de précaution, je secouai les rideaux du lit… Personne ne s’y cachait plus. D’ailleurs, on distinguait, sur le tapis clair, des empreintes huileuses, où le départ de la chose impure s’était écrit, avec ses piétinements et son arrivée. — Mais le séjour qu’elle avait fait chez moi s’éternisait d’une façon navrante, et je dus aérer la pièce, afin d’en expulser Gilette tout entière.

Alors, j’ai commencé à réfléchir…

Et voilà huit jours que je réfléchis.

« Chaque mardi, de cinq à sept, rendez-vous dans les anciennes conditions. » Et « Viens me trouver n’importe où que je sois !!! »

Ainsi, je me suis infligé la hantise d’un revenant ! Tous les huit jours, la morte reviendra, et, pendant de longues années, elle sera plus repoussante de semaine en semaine. Je serai visité d’abord par une créature d’immondice, et puis par un informe tas de petites choses mouvantes ; un squelette suivra, blanchissant avec l’âge ; et enfin ce sera quelque nuée de poussière… Mais cette nuée-là, c’est dans bien longtemps…, c’est au fond de ma tombe, à moi, qu’il lui faudra descendre, tous les mardis…, si toutefois le fantôme est capable de me survivre…

Je pourrais m’en aller très loin… L’Amérique… Nul, en deux heures, ne m’y rejoindrait… Mais, par la Miséricorde Divine ! est-ce qu’il ne faut pas tenter l’impossible pour anéantir ce que j’ai formé ? Cette profanation de la Mort, la laisserai-je se poursuivre sans tâcher d’y mettre le holà ?… Et puis, qui sait ? on n’a pas remarqué Gilette à cause du Carnaval et des masques… Mais comment passerait-elle inaperçue, les autres fois ?

Il faut arrêter tout cela. Oui. Cependant, — alors même que la chose serait praticable, — jamais plus je ne pourrai l’endormir. J’ai trop peur. Et savez-vous ? Je ne pourrai même plus la revoir, ni l’entendre, ni la… Oh non ! non ! non !

Mardi. Elle va venir tout à l’heure…

C’est pourquoi je vais me tuer.

Je vais me tuer, surtout parce que c’est l’unique moyen de me rendre aveugle et sourd, de m’ôter le tact, l’odorat, le goût, le souvenir, et tout ce qui nous sert à percevoir, à connaître, à nous rappeler…

Et je vais me tuer aussi — écoutez bien — parce que j’ai la ferme espérance de détruire, avec ma volonté, ce fragment d’elle-même que j’ai glissé dans le corps de Gilette, et qui, resté vivant, la gouverne aux jours dits et lui prête affreusement une âme intermittente et fatidique.

Je crois cela. Je n’en suis pas certain. Car ici je me heurte à l’inconnu de la science. Néanmoins, je me tuerai avant quatre heures et demie, avant qu’elle se ranime, là-bas, avant qu’elle ne soulève le couverc…


Oh ! Qui sonne à ma porte ?… Si fort ?… Si longuement ?…

Qui frappe à coups redoublés ?…

Mon Dieu, comme il fait sombre ! Quelle heure donc ? Quatre heures ! Encore quatre heures ! Mais… Dieu du ciel ! le balancier qui ne bouge plus ! La pendule arrêtée depuis quatre heures ! Et que de lignes j’ai tracées depuis !…

On frappe plus fort ! On va défoncer la porte ! Oh ! Oh ! Oooh ! — Gilette !… Une seconde ! Je vais ouvrir… Attendez une seconde ! — Vite, mon revolver !… Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

LA MORT ET LE COQUILLAGE

Pour Jacques Pillois.

…, et leur forme est d’une malice si mystérieuse qu’on s’attend y entendre…

HENRI DE RÉGNIER.
Contes à soi-même.

Remettez cette coquille à sa place, docteur, et ne l’approchez pas ainsi de l’oreille afin d’y confondre à plaisir, avec un murmure de mer, la rumeur de votre sang. Remettez-la. Celui-même que nous venons d’enterrer, notre cher grand musicien, vivrait encore, s’il n’avait accompli cet acte puéril d’écouter ce que dit la bouche d’une conque… Oui : votre client ; oui : Nerval… Vous parlez de congestion ? C’est possible. Moi, je suis incrédule. En voici les motifs. Ne les répétez à personne.

Mercredi soir, la veille du malheur, j’ai dîné chez Nerval. Depuis vingt ans, ses amis intimes se retrouvaient là, tous les mercredis. Cinq au début. Pour la première fois, nous n’étions plus que deux, l’autre jour ; l’apoplexie, une grippe infectieuse et le suicide laissaient Nerval et moi face à face. Quand on est soi-même sexagénaire, une telle situation n’a rien de folâtre. On se demande : « A qui le tour ? » — Le repas fut sinistre et mortuaire. Mon grand homme se taisait. Je fis l’impossible en vue de le regaillardir. Peut-être pleurait-il d’autres deuils, plus amers d’être tenus secrets…

Il en pleurait d’autres, en effet.

Nous passâmes dans le cabinet de travail. Sur le piano à queue resté ouvert, le manuscrit d’une œuvre musicale renversait au pupitre sa page commencée.

— A quoi travailles-tu, Nerval ?

Ayant levé le doigt, il dit, comme un prophète triste annoncerait son Dieu :

Amphitrite .

Amphitrite ! Enfin ! Voilà combien d’années qu’elle est en réserve ?

— Depuis mon prix de Rome. J’attendais toujours. Plus on mûrit l’ouvrage, meilleur il est ; et je voulais mettre en celui-ci l’expérience et le rêve de toute une vie… Je crois qu’il est temps…

— Poème symphonique, n’est-ce pas ?… Tu es satisfait ?

Nerval hocha la tête :

— Non. Ceci, pourtant, ceci, à la rigueur, peut aller… Mon idée ne s’y déforme pas outre mesure…

Et, virtuose, il interpréta le prélude : un Cortège de Neptune. Vous le savourerez, docteur, c’est une merveille !

— Vois-tu, — me dit Nerval, en plaquant d’étranges accords, inouïs et brutaux, — jusqu’à cette fanfare des Tritons, ça va…

— Magnifiquement, — ripostai-je, — il y a…

— Mais, — poursuivit Nerval, — c’est tout. Le chœur suivant… raté. Or, je sens mon impuissance à l’écrire… Il est trop beau. Nous ne savons plus… Il faudrait le composer à la manière dont sculptait Phidias, en faire un Parthénon, simple, simple… Nous ne savons plus… Ho ! — s’écria-t-il tout à coup, — en être là, moi !

— Voyons, — lui dis-je, — tu es parmi les plus célèbres, donc…

— Donc, si j’en suis là, les autres, que savent-ils ? Mais, du moins, leur médiocrité est-elle heureuse, par cela même qu’elle est médiocre et se contente de peu. Célèbre ! La belle gloire avec tous ces chagrins !…

— C’est toujours aux sommets que les nuages s’amoncellent…

— Allons ! — reprit Nerval, — trêve de flatteries ! Et puisque l’heure est décidément lamentable, consacrons-la, si tu veux, à de plus réelles douleurs. Nous la devons aux disparus.

Sur ces paroles assez énigmatiques, il découvrit de sa housse un phonographe. J’avais compris.

Vous le pensez bien, docteur, ce phonographe ne jouait pas le « pot pourri de La Poupée , exécuté par la musique de la garde républicaine, direction Parès ». L’appareil, très perfectionné, sonore et pur, n’avait qu’un petit nombre de rouleaux. Il parlait, simplement…

Oui, vous avez deviné : mercredi, les défunts nous ont parlé…

Terrifiant, ce gosier de cuivre et ses accents d’outre-tombe ! car, en la matière, il n’est pas question d’un à-peu-près photographique, ou, mieux, cinématographique ; c’est la voix elle-même, la voix toute vive, survivant à la charogne, au squelette, au néant…

Le compositeur s’était assis dans un fauteuil, près de la cheminée. Il écoutait, les sourcils douloureux, nos camarades trépassés dire, du fond de l’âge comme du fond de leur sépulcre, des choses très douces.

— Eh ! la science a du bon, Nerval ! Source de prodiges et d’émotions, voilà qu’elle se rapproche de l’art.

— Certes. Plus perçants seront les télescopes, plus grand sera le nombre des étoiles. Certes, la science a du bon. Mais elle est trop jeune pour nous. Ceux qui doivent en profiter, ce sont nos héritiers surtout. Car, au moyen de ces découvertes récentes, il leur sera donné de contempler l’aspect de notre siècle, et d’entendre le bruit que fait notre génération. Qui saurait, en notre faveur, projeter sur l’écran l’Athènes d’Euripide, ou déclencher la voix de Sapho ?

Il s’animait, jonglant avec un gros coquillage qu’il avait saisi sur la cheminée, sans y penser.

Ravi de l’aubaine qui le rassérénait, je pressentis qu’un développement du thème scientifique l’amuserait, — voire paradoxal, — et je repris :

— Garde-toi de te désespérer. La nature se joue parfois à devancer la science, et bien souvent celle-ci ne fait que la pasticher. Tiens ! s’agit-il de photographie ? tout le monde peut voir, au Muséum, les traces d’un antédiluvien — le brontosaure, je crois — et l’on distingue, dans le sol, l’empreinte de l’averse qui tombait quand l’animal est passé par là. Quel instantané préhistorique !

Nerval avait porté la coquille à son oreille.

— C’est joli, le bruissement de ce cornet, — dit-il. — Cela remémore la plage où je l’ai ramassé : une île, près de Salerne… Il est vieux et s’effrite.

Je m’emparai de l’occasion :

— Qui sait ? mon cher. On dit que les prunelles des mourants conservent l’image des visions suprêmes… Si ce colimaçon, de forme auriculaire, avait enregistré les sons qu’il a perçus lors d’un instant critique — l’agonie du mollusque, par exemple ? — Et s’il nous les redisait, à la façon d’un graphophone, avec les lèvres roses de sa valve ? Après tout, peut-être distingues-tu le crépitement de flots séculaires…

Mais Nerval s’était dressé. D’un geste impérieux, il m’ordonna le silence. Ses yeux de vertige s’ouvraient comme sur un abîme. Il maintenait contre sa tempe la petite grotte biscornue, et semblait aux écoutes à l’entrée du mystère. Une extase d’hypnose le raidissait.

Sur mes instances réitérées, il me passa l’objet, à contre-cœur.

D’abord, je n’ai discerné qu’un pétillement de mousse et, plus loin, l’immense tumulte du large, à peine perceptible. Je sentis — à je ne sais quoi — que la mer était très bleue et très antique. Et puis, soudain, chantèrent des femmes qui passaient… des femmes surhumaines, dont l’hymne était sauvage et voluptueux à l’égal d’un cri de Déesse en folie… Oui, c’est ainsi, docteur : un cri, mais un hymne tout de même. — Ces chants — ces chants insidieux — Circé conseillait de ne pas les surprendre, à moins d’être lié au mât de la galère, et les rameurs s’étant bouché de cire les oreilles… Cela suffisait-il vraiment à se préserver du péril ?…

J’écoutais toujours.

Les goules marines s’éloignèrent au tréfond du coquillage. Toutefois, de minute en minute, la même scène, renouvelée, se déroula, périodique ainsi qu’aux phonographes, mais sans cesse troublante et jamais amoindrie.

Nerval m’arracha la conque miraculeuse, et courut au piano. Longtemps il essaya de noter la divine clameur sexuelle.

A deux heures du matin, il y renonça.

La chambre était jonchée de feuillets noircis et déchirés.

— Tu vois, tu vois, — me dit-il, — je ne peux même pas transcrire le chœur sous la dictée !…

Il regagna son fauteuil, écoutant, malgré tous mes efforts, le pæan venimeux.

Vers quatre heures, il se mit à trembler. Je le suppliai de se reposer. Il secoua la tête, et parut se pencher au-dessus du gouffre invisible.

A cinq heures et demie, Nerval tomba, le front sur le marbre du foyer, — mort.

Le coquillage se brisa en mille parcelles.


Croyez-vous qu’il y ait des poisons de l’ouïe, à l’instar des parfums délétères et des breuvages toxiques ? Depuis l’audition de mercredi, je suis mal à mon aise. C’est à moi de partir, à présent… Pauvre Nerval !… Vous dites qu’il est mort d’une congestion, docteur… Ne serait-ce pas, plutôt, d’avoir entendu chanter les Sirènes ?

Pourquoi riez-vous ?…

PARTHÉNOPE
OU
L’ESCALE IMPRÉVUE

Pour Charles Montaland.

Il y avait déjà plusieurs jours que les galères de M. de Vivonne ramaient au large, quand, à son tour, M. de Beaufort cingla vers la Crête avec une escadre de haut bord.

Ainsi voguaient, l’an 1669, les dix mille sabres, piques et mousquets dont l’armée, sous M. de Navailles, avait l’ordre de délivrer Candie, pour le triomphe du Christ et la gloire du Roi.

Un courrier fut dépêché de Toulon sur Versailles, afin d’y porter la nouvelle de l’heureux départ. — Il n’avait pas couvert six lieues, qu’un fort coup de vent le décoiffa de son chapeau galonné.

Cette bourrasque venait de la mer. Elle en voulait sans doute au ciel comme à la Cour, et sortait plus certainement des grottes de Lucifer que de la caverne d’Éole ; car, en face des îles d’Hyères, elle avait déjà malmené les navires de M. de Beaufort, et rompu ses mâts de hune à la Sirène .

Dès l’accalmie, le commandant de la Sirène , — qui était alors M. de Cogoulin, — emboucha le porte-voix, et demanda des instructions à M. le Grand Maître, dont le vaisseau, par l’effet de l’ouragan, s’était rapproché du sien.

(Car on ne ramasse point deux mâts de hune comme un feutre à galons.)

M. de Beaufort, lui-même, cramponné au bastingage du Monarque , l’air furieux, pourpre de colère, et d’un coup de poing s’étant campé la perruque sur l’oreille, répondit à son subordonné « que l’avarie provenait de sa maladresse ; qu’on n’avait pas loisir de retarder la victoire à cause d’un Jean-foutre tel que lui ; et que, pour sa part, il l’envoyait aux cent mille diables ».

Là-dessus, M. de Cogoulin devint, lui aussi, très rouge. Il riposta qu’il se faisait fort d’atteindre Candie au même jour et à la même heure que M. le Grand Maître, pourvu qu’on lui laissât prendre par la mer Tyrrhénienne, dont la route, moins longue, est aussi plus abritée que celle de Malte, où la flotte des Chevaliers devait s’unir aux escadres de France.

L’amiral sembla réfléchir un instant. Puis sa conque de cuivre mugit sa réponse. « La concentration générale des forces combinées se ferait à Cérigo. Il y donnait rendez-vous à la Sirène et à deux bâtiments qu’il désignait pour la convoyer : le Comte et la Princesse .

A bord du premier, M. de Kerjan, et sur l’autre, M. Gabaret, commandèrent de carguer les huniers, — se privant ainsi des mêmes voiles que leur infortuné camarade avait perdues, pour filer son allure et demeurer dans ses eaux.


A présent, les trois vaisseaux naviguaient de conserve.

A cause de la Sirène infirme, ils se maintenaient à faible distance du littoral ; et les Toscans après les Ligures, puis les Latins avant les Campaniens virent passer sur l’horizon la file des voilures, blanches d’être lointaines, et gonflées sous bonne brise, avec cette grâce majestueuse qui tient à la fois du cygne et de l’étendard.

Certaines îles, côtoyées, purent observer le convoi de plus près. On remarqua les carènes, hautes d’arrière et basses d’avant. On admira leurs figures de proue, et surtout celle du deuxième navire : une sirène au naturel, qui, — la tête tendue au-dessus des flots, du côté des routes à suivre, — semblait tirer le navire de toute la force de ses bras raidis, et l’entraîner vers sa destinée ; au lieu que les deux autres coques avaient l’air de pousser leur statue inerte, celle-ci un chevalier de bronze, celle-là une reine d’argent.

Les yeux des canons furent comptés aux paupières des sabords ; le roulis, en les mettant au soleil et à l’ombre tour à tour, y savait, de seconde en seconde, enflammer des salves d’éclairs.

Enfin, quand ces passants de la mer s’éloignaient, un par un tournant la croupe, on s’émerveillait de leurs châteaux de proue, et qu’ils fussent à ce point somptueux, et qu’ils étageassent, dans un éblouissement d’ors, tant de balustrades sur tant de cariatides.

Ces palais rutilants s’apercevaient encore de très loin. Chaque matin et chaque soir, trois coups de caronade ayant tonné, quelque chose de pâle y montait ou descendait entre les grosses lanternes armoriées. C’était le pavillon à fleurs de lys, joint à la bannière du pape.

Et les riverains et les insulaires, en souhaitant le succès aux bateaux chrétiens, auguraient bon voyage du beau temps revenu ; car le ciel d’azur, avec ses nuages blancs, arborait les couleurs de Madame la Vierge, et la mer était bleu de Roi.


Quatre fois, les drapeaux unis furent amenés en des crépuscules de gloire. Mais le cinquième couchant, sombre et venteux, remplit d’inquiétude MM. de Kerjan, de Cogoulin et Gabaret.

La nuit fut diabolique ; un cyclone y tourbillonna. La houle hurlante houspilla les navires, pleins de craquements et de clameurs ; et les capitaines s’avouèrent vaincus.

Toute manœuvre étant impossible, tout commandement eût été dérisoire.

M. de Kerjan pria.

M. de Cogoulin prisa.

M. Gabaret jura.

Et ils attendirent la fortune, chacun sur sa dunette.

Jamais leurs yeux n’eurent moins de travail et leurs oreilles plus d’ouvrage, tant il y avait de vacarme dans cette obscurité. Parfois, cependant, la foudre illuminait brusquement le désordre, et laissait aux prunelles la persistance d’une vision si brève, que l’agitation n’avait pas eu le temps de s’y marquer. La mer paraissait alors une chaîne de montagnes étincelantes, où des vaisseaux, tantôt ruants et tantôt cabrés, couronnaient quelque cime ou jonchaient quelque vallée. Et ce spectacle, immobile à force d’être instantané, suggérait à M. de Kerjan qu’après tout, les montagnes ne sont qu’une énorme statue de l’océan.

M. de Cogoulin, lui, songeait au calme nocturne de Paris et du Marais, au milieu de quoi, dans l’hôtel de Cogoulin, chaude et silencieuse dormait sa chambre.

M. Gabaret jurait toujours.

Enfin, une aurore aux doigts livides révéla, comme à contre-cœur, le voisinage d’une frégate vers tribord et, vers bâbord, la proximité de trois écueils. Derrière ceux-ci, à un mille marin, une côte se prolongeait.

On évita les rochers à grand’peine. La Sirène pensa même y rester ; mais M. de Cogoulin, voyant l’échouage imminent, ordonna le coup de barre intrépide qui la sauva. Par malheur, le bond que fit le navire jeta par-dessus bord quatre matelots, et, en retombant, son étrave heurta violemment l’étambot de la frégate. Le petit bâtiment s’ouvrit, et l’on eut la douleur de le voir couler bas, sans que la furie des lames permît d’en essayer le sauvetage.

Il était prudent, vu l’insuffisance du gréement, de ne pas s’obstiner contre la nature, et de mesurer le dommage à loisir. Le cap fut donc mis sur la terre. On fit le point : ceci se passait à la hauteur de Caprée, en face du golfe de Salerne, et les trois îlots étaient les Petites Bouches.

Au bout d’une heure, les vaisseaux, alignés, mouillaient dans une anse paisible, la proue tournée vers la haute mer ; et leurs capitaines, embarqués dans un canot, pouvaient en faire le tour et visiter l’éperon défoncé de la Sirène .

Seule, la poupée de bois peint avait souffert de l’accident. Elle était décapitée, manchote du bras gauche, meurtrie de horions à son torse de femme et à sa queue de poisson. Ses plaies humaines et ses blessures animales montraient les fibres sèches d’un hêtre. La bûche renaissait de la nymphe.

M. Gabaret, cependant, consigna ce triste détail : une tache de sang éclaboussait la poitrine de l’effigie. L’un des quatre matelots, sans doute, s’était raccroché là, mais la collision l’avait écrasé contre le sein de la sirène.

M. de Cogoulin sourit malgré tout : voilà qui ne ralentirait point la marche de son navire. Il parla même d’appareiller sur-le-champ. M. Gabaret l’en dissuada sur l’assurance que la mer serait clémente le lendemain, et qu’on la reprendrait plus avantageusement dès l’aube avec les équipages reposés. M. de Kerjan émit la même opinion.

— Ne pourrions-nous passer cette journée à terre ? — demanda-t-il.

— Parbleu ! — s’écria M. Gabaret. — C’est peut-être la dernière fois que nous tâterons le sol, et, pour ma part, je le piétinerai sans rechigner !

— Soit, — fit M. de Cogoulin. — Au surplus, la côte de Salerne est charmante et curieuse, car les orangers y poussent parmi les ruines romaines. Je l’ai parcourue jadis. De nobles Napolitains y possèdent quelques villas propres à recevoir des officiers de Sa Majesté. — Allons nous vêtir plus galamment.

Mais, comme le canot, en contournant la Sirène , passait en vue du rivage :

— Sangdieu ! — s’exclama M. Gabaret. — Quel est ce Bucentaure ? et que fait le Doge par ici ?…

Une chaloupe venait à eux, laissant traîner dans l’eau, assez vainement, des tapis multicolores. Les rameurs portaient livrée et cadençaient l’aviron fort proprement. Sous le tendelet, un personnage de belle mine était assis. M. de Cogoulin remarqua son costume rose et miroitant : « Voilà cinq ans, pensa-t-il, cet habit-là eût été de suprême élégance. Il est singulier qu’un homme aussi bien mis le soit à l’ancienne mode… Mais, je reconnais ce nez-là !… Eh oui ! c’est Chambanne !… »

L’autre s’avançait toujours. Quand il fut assez près :

— Messieurs, — dit-il en saluant, — permettez-moi de… Ah ! Cogoulin ! Cogoulin céans ! Quel heureux sort !… Accostez donc, vous autres !

Et il sauta légèrement sur le canot, en s’aidant d’une longue canne.

M. de Cogoulin lui présenta les deux capitaines, et dit :

— J’aurais bien juré que vous étiez dans votre baronnie du Nivernais…

— Le Roi, — repartit M. de Chambanne, — a bien voulu ne pas imposer à ma disgrâce une résidence forcée. J’habite là, sur les biens du duc de Sorrente, à qui mes noces m’ont apparenté. Je loge au milieu de ces ruines, dans une maison à l’antique, bâtie sur des plans spéciaux d’après les décombres eux-mêmes. On l’aperçoit d’ici… dans les cyprès, là… au bout de ma canne. — J’ai vu de ma fenêtre vos ennuis, dont je me suis affligé, et votre pavillon, qui me les a fait déplorer davantage…

— Bagatelle, — dit M. Gabaret ; — le mal est insignifiant.

— Je bénis donc cet incident anodin qui va permettre à M me de Chambanne et à moi de vous donner l’hospitalité. J’étais venu vous prier à souper, messieurs, et vous offrir d’user de mon logis selon votre bon plaisir.

— Nous lèverons l’ancre demain, à la pointe du jour, — répondit M. de Kerjan. — Rien ne s’oppose donc, monsieur, à cette joie que vous nous apportez si courtoisement.

Mais, — balbutia M. Gabaret en lorgnant le costume de satin rose, — mais, je n’ai, dans mon porte-manteau, que buffle et gros drap… puis-je…

— De grâce, monsieur, — se récria M. de Chambanne, — ne me faites pas la honte de parler ajustements. Vous voyez bien que je suis accoutré à la façon de mon grand-père !…

La maison de M. de Chambanne était peu vulgaire et témoignait d’un goût fantasque. Édifiée sur une colline, elle ressemblait aux temples romains qu’on ne voit plus dans leur entier, sinon aux estampes. M. Gabaret a dit qu’elle avait l’air d’une ruine toute neuve.


La compagnie pénétra dans la salle des repas entre les deux valets qui venaient d’en ouvrir la porte.

M. de Cogoulin eut tout de suite l’assurance d’une bonne chère sur de la vaisselle plate, et de fines boissons dans de la verrerie vénitienne. La table, en effet, qu’on avait dressée là, promettait les derniers raffinements de la gastronomie. Sur un dressoir, des tonnelets en bois de cèdre et de santal contenaient les vins, prêts à couler de robinets vermeils. Devant chaque baril, cinq calices de cristal, côte à côte, enguirlandaient leurs transparences de festons et de fleurs fragiles.

M. de Chambanne plaça M. de Cogoulin près de la baronne, dans le haut bout. Par les fenêtres, au delà d’une terrasse de marbre et derrière la colonnade obscure des cyprès, on y découvrait la mer. Elle montait comme une grande muraille bleue, mouvante dans le bas, impassible à la crête. Les trois navires y semblaient peints en miniature, et les trois flots paraissaient tout près.

Aux murs de la chambre, sur un fond rouge sombre, des fresques faisaient gambader quelques farandoles antiques — frises profanes et sacrées — en des postures oubliées ; les jambes nues des danseuses battaient des cadences perdues ; on les regardait sans comprendre. Au dire de M. de Chambanne, c’étaient là des imitations exactes, copiées dans le palais de Tibère. M. de Kerjan les loua sans réserve.

— Pourquoi faut-il que ces danses nous soient à jamais étrangères ? — dit-il, — et quel ennui d’ignorer toujours la mélodie que, pour les scander, ces joueuses de flûte, muselées du bâillon, tiraient de leur double flageolet !

M me de Chambanne lui répondit que chaque ballerine de la peinture accomplissait un temps différent de la même courante, laquelle devenait, par cela même, facile à reconstituer.

— Pour la musique, — ajouta-t-elle, — n’est-il point aisé de l’imaginer, si l’on connaît le pas qu’elle devait solliciter ? C’est, bonnement, découvrir la cause par l’effet. Écoutez…

Elle fit un signe.

Alors, le son d’un chalumeau s’éleva du jardin. Il geignait une mélopée d’Orient que, bizarrement, rythmaient un tambourin à crotales et des sistres.

M. Gabaret fit la moue.

L’amphytrion avoua que tout ceci — maison, fresques et concert — était l’œuvre de la baronne, entichée des choses anéanties et de leur résurrection.

— Pour moi, messieurs, j’en profite en paresseux, mais je confesse que cette architecture me fait oublier celle de M. Mansard… Et, — dit-il en montrant l’océan, — voici les grandes eaux de Dieu qui valent bien celles de Versailles !

M. de Kerjan écoutait la flûte en regardant les frises. Quand le morceau se fut terminé sur une plainte évasive et un ronflement épuisé, il complimenta M me de Chambanne, et la trouva plus jolie qu’au prime abord. En vérité, cette petite précieuse avait les yeux d’une déesse, de larges yeux, des yeux limpides, qui semblaient toujours en contemplation devant une mer immense et calme.

Les laquais, cependant, avaient enlevé les potages et disposaient en ovale le premier service, qui était de six entrées de poulardes et de deux hors-d’œuvre de cailles, avec une oille au milieu.

Sous les plumes des chapeaux, les convives prirent, malgré leur qualité, ce visage que procure une douceur inattendue.

— Le savoureux spectacle ! — s’écria M. de Cogoulin.

— Corbleu ! madame, — fit M. Gabaret, dont l’épée se trémoussa, — qu’on est heureux de vous trouver sur sa route, vous et vos victuailles !

— Eh, messieurs ! — dit M me de Chambanne, — pour des gens qui vont où vous allez, quelle belle humeur !

— Quoi de plus naturel ? — expliqua M. de Kerjan. — D’abord, les batailles sont notre lot. Nous les allons quérir sans tristesse, mais, d’honneur ! sans joie non plus ! Et c’est pourquoi, voguant à la guerre certaine, à la mort possible, ne croyant pas toucher terre de longtemps — peut-être de jamais — cette soirée nous enchante d’être une escale inespérée de paix luxueuse et de vie charmante.

M. de Cogoulin renchérit de la sorte :

— Ah ! madame ! Vous ne sauriez supposer le plaisir d’être attablé à des nappes semées d’orfèvreries et de mets apprêtés comme de petites apothéoses ! La table et les chaises ne se balancent point au tangage : volupté ! L’horizon de la mer, aperçu dans les fenêtres, n’y monte pas sans cesse pour s’abaisser constamment : ivresse ! A vrai dire, je vois bien, dans le golfe, nos trois vaisseaux qui chassent sur leurs ancres ; mais leur aspect éloigné nous atteste, du moins, que nous ne sommes pas à leur bord, — car ayant peine à le croire, nous en quêtons toutes les preuves…

— Et puis, madame, — fit M. Gabaret, — et puis, vous êtes bien avenante ; et c’est, ne vous déplaise, qu’une hôtesse ne saurait être tout à fait accueillante avec un vilain museau, — ce qui gâte bien des réceptions, madame, nonobstant votre révérence.

M me de Chambanne s’inclina devant le madrigal rustaud. Elle désigna les navires.

— Est-il donc si pénible de vivre en ces châteaux dorés ? — demanda-t-elle. — Pour moi, je ne me lasserais pas de la mer. Elle est si captivante !

— Oui, — ricana M. Gabaret, — on en est parfois plus captif que de raison… Elle m’a joué bien des mauvais tours.

— Madame, — fit M. de Cogoulin, la bouche pleine, — madame, M. Gabaret a fait douze fois naufrage ; et il a mangé de l’homme, à la neuvième, comme je mange cette cuisse de chapon…

M. Gabaret, sans contredit, répugnait à ce thème de conversation. Il se renfrogna, et demanda licence de ne pas se servir de fourchette, « cet ustensile italien n’étant guère en usage chez les Français, hormis peut-être à la Cour ».

— Et vous pouvez croire, madame, — ajouta-t-il, — que je n’ai rien d’un courtisan, moi qui ai mangé du matelot avec la fourchette du père Adam.

— Enfin, monsieur, — interrogea la baronne, — vous n’aimez pas la mer ?

— Que si, madame ! comme une maîtresse plus adorée à mesure qu’elle vous trompe davantage, et que l’on injurie quand on ne la baise point aux lèvres.

— Et vous, monsieur de Cogoulin ?

— Oh ! madame, la mer est pour moi le chemin du bâton, et l’étoile de Saint-Louis est au bout ; je l’aime de me rappeler tout cela, en étant un large ruban de moire bleu clair…

— Et vous, M. de Kerjan ?

— Moi, madame, j’y suis attaché pour certaines raisons un peu… enfantines, qui me rendent cette campagne-ci plus séduisante encore que les autres. Mais vous ririez de moi, si je vous les disais ; souffrez que je me taise.

— Peste ! Des secrets ? — fit M. de Chambanne.

— Oh, dites ! monsieur ! — insista la jeune femme.

Ayant regardé, dans les yeux vastes et liquides, le reflet de l’invisible océan, M. de Kerjan poursuivit en ces termes :

— Eh bien, voilà :

« Je suis d’un pays où l’on croit moins l’Histoire qu’une légende ; les korrigans y cabriolent à minuit sur la lande, et dans les brouillards nocturnes il y a des fées qui glissent. Certes, madame, je chéris le manoir de Kerjan, son rocher, ses vassaux pieux et têtus, et mieux encore, sans doute, la mère Yvoël, qui est la conteuse la plus bavarde. Mais j’aime surtout ces farfadets que je n’ai jamais vus et ces dames insaisissables. Des maîtres m’ont enseigné Rome et la Grèce, la valeur de César et la sagesse de Périclès ; mais je me rappelle davantage Mercure ou Pallas. Et si je sais encore un peu de grec et de latin, ce n’est point à cause de Plutarque ni de Tite-Live, mais d’Homère et de Virgile, que je lis toujours en me divertissant.

« Voilà pourquoi, madame, épris de fable et non de vérité, il m’est doux de toucher Cérigo, qui fut Cythère, — d’atteindre Candie, qui est en Crête, — et d’aller, comme l’Ulysse rêveur d’une épopée fantôme, de l’île de Vénus à l’île de Minos. Ici, je vais regarder aux fontaines si quelque reflet blond n’y serait pas resté ; là, je rechercherai l’antique labyrinthe. Enfin, me prêtant l’âme d’un dieu ou d’un héros, je me croirai, selon le cas, Vulcain ou Jupiter, Minotaure ou Thésée, et je jouerai ce jeu enivrant de revivre ces vies que l’on n’a point vécues.

— Point vécues ! — fit M me de Chambanne. — Qu’en sait-on ? Vos croisières ne vous ont-elles pas montré des choses surprenantes et d’incroyables épisodes ?

— Hélas ! — soupira M. de Cogoulin, — elles ne ressemblent guère à des Énéides, non plus qu’à des Odyssées… Hors la présente ! — se récria-t-il tout à coup. — Encore que je ne sache point si nous soupons chez Calypso ou chez Didon !

M me de Chambanne sourit, décidément indulgente.

— Quoi ! monsieur, — reprit-elle, — se peut-il, après tant de campagnes sur l’océan, que vous ne puissiez rapporter comment se coiffent les sirènes ? quelle fanfare sonnent les tritons dans leur coquillage ? Ah ! vous mériteriez que je fusse Circé ! Vraiment, ces êtres fameux, vous n’en vîtes jamais ?

— Si, madame : en rêve. Il nage dans mes cauchemars un gros triton rouge. Sa perruque est mise de travers, et il me souffle des injures dans sa conque de cuivre, qui beugle : « Jean-foutre ! Jean-foutre ! » toute la nuit. Madame, cet amphibie est un vilain merle.

— Ne blasphémez pas les demi-dieux, — dit M me de Chambanne en riant ; — la haine de Neptune vous poursuit déjà…

« Mais vous, monsieur, que pensez-vous des sirènes ?

— Je n’en ai jamais vu, — répondit M. Gabaret fort sérieusement. — Mais la mer est si mystérieuse ! On y pêche souvent des poissons inconnus et monstrueux. Il y en a même, j’imagine, qu’on ne prendra jamais, parce qu’ils doivent ramper tout au fond, sans pouvoir monter, comme qui dirait nous autres lourdauds sur le sol.

— Très juste ! — s’écria M. de Kerjan. — Car, on peut le dire, madame : pour les oiseaux et les philosophes, la terre n’est que le fond du ciel, et les hommes s’y traînent pesamment, avec, au-dessus d’eux, l’océan d’azur interdit, où passent les nuées ainsi que des remous.

« Quant aux sirènes et quant à moi, je me plais à voir des chevelures dans les goémons flottants ; et lorsque les vagues ont des souplesses de torses nus, je me garde bien d’y chercher autre chose. Au reste, madame, si d’aventure les sirènes étaient mieux que des flots cambrés où l’algue s’échevèle, — c’est ici qu’il faudrait s’en assurer.

« Voyez ces trois îlots ; vous les nommez Galli ; nous traduisons : les Coqs ; le nautonier les a baptisés Petites Bouches , on ne sait pourquoi. Mais l’antiquité leur connut un autre nom : les Sirènes . Et j’en possède la raison. »

L’intérêt se peignit aux visages, et l’on se tourna vers les fenêtres.

Entre les obélisques noirs des cyprès, la nuit tombait sur la mer apaisée, où des moutons blancs se poursuivaient encore. Perdus dans la brume, les trois écueils se distinguaient à peine ; on voyait surtout les trois taches d’écume que les lames faisaient mousser en s’y brisant.

Maintenant, parmi les plats du deuxième service, ordonnés en losange, la cire brûlait aux branches des candélabres ; et le tableau maritime, que tous regardaient, paraissait plus bleu dans ce cadre rougeoyant. Les laquais, eux aussi, cherchaient de l’œil les îles confuses.

M. de Kerjan continua :

— J’ai entrepris cette tâche — oh, bien puérile ! je l’avoue — de relever sur la carte les itinéraires des héros. D’après les descriptions, j’ai pu situer le conte dans la géographie et m’assurer que, si les exploits sont faux ou du moins fardés, rien n’est plus vrai que leur décor.

« Voici, messieurs, l’endroit où, selon les paroles ailées d’Homère, l’astucieux Ulysse entendit chanter les sirènes.

— Il est assez curieux, — fit M. de Cogoulin, — que mon vaisseau la Sirène soit précisément venu dans ces parages pour y navrer sa figure de proue, laquelle avait forme de chanteuse homérique…

— La seule, sans doute, que notre ciel ait jamais vue ! — répliqua M. de Chambanne en haussant les épaules. — Il n’y a de sirènes qu’en bois, aux avants des navires, et que sur les écus, en peinture. A ma connaissance, trois maisons de France en portent dans leurs armoiries — en tant que pièces — s’y peignant et mirant, deux ou une, au naturel ou d’argent. Mais la héraldique emploie davantage les femmes-dauphins comme supports de blason ; ainsi…

— Fi ! mon ami ! — s’écria M me de Chambanne, — l’aride science auprès de la mythologie !

M. de Chambanne, encore un coup, haussa les épaules.

— Pardonnez-moi, — dit-il sur un autre ton, — d’interrompre, un instant, des propos si agréables ; mais je dois à M. de Cogoulin de m’excuser un tantinet.

Il montra, sur le plat principal, un énorme poisson :

— Voici, monsieur, un marsouin, ou je me trompe fort. Si la tête n’en est pas de votre côté, servie à part dans le haut bout, n’accusez pas de cette faute mon ignorance des nouvelles coutumes. Grâce à Dieu, je me tiens au courant de la mode sur ce point ! Mais la pêche, à cause du mauvais temps, n’a point donné, ces jours-ci ; et le poisson que vous voyez fut tout à l’heure jeté sur le sable, tout frétillant encore, mais sans tête. La fraîcheur de sa chair et sa rareté nous ont décidés, moi et mon chef, à vous l’offrir ainsi.

— Ce n’est pas un marsouin, — fit M. Gabaret.

— Qu’est-ce donc alors ? — demanda aigrement M. de Chambanne.

— C’est une espèce de marsouin.

— Ah ! Gabaret ! Marsouin vous-même ! — s’esclaffa M. de Cogoulin, qui buvait courageusement. — Vous êtes bien futé, pour un anthropophage !…

« Un verre de bourgogne, s’il vous plaît ! »

On lui apporta son cornet de Murano, rouge de vin. — Il le vida d’une lampée et le rendit au valet.

M me de Chambanne trahit de l’impatience. Elle ne quittait pas des yeux la mer plus sombre de minute en minute.

— Nous voilà bien loin des sirènes, — soupira-t-elle à M. de Kerjan.

— Eh ! madame, ce sujet vous tient bien au cœur ! Je ne savais pas trouver ici des rêves si semblables aux miens…

— Oh ! pas semblables : pires. Car vous, vous croyez aux sirènes comme à des symboles, et moi, je crois qu’elles existent, avec leurs cheveux, leur voix, leurs écailles…

— Plaise à Dieu que non, madame ! Les trois sœurs fabuleuses égorgeaient les matelots, et ce seraient, si elles vivaient, des monstres féroces, à tuer sans merci !

— Les trois sœurs… Oui, selon l’Odyssée, elles ne sont que trois : Ligée , Leucoste , Parthénope

— C’est cela, — répondit M. de Kerjan, un peu interloqué de tant de connaissances ; — mais la légende se charge elle-même de les faire disparaître. On dit qu’ayant écouté la musique d’Orphée, le dépit les mua en trois rochers : ces Galli que la nuit efface tout à fait.

— Elles n’étaient que trois seulement, — poursuivit M me de Chambanne, — mais (les poètes nous le disent) il en est aussi de fluviales. Elles habitent les grottes du Rhin…

— Un peu de champagne, — demanda M. de Cogoulin. — Ce poisson-là est fameux… Eh quoi ! Gabaret, vous ne l’estimez pas ? Êtes-vous mal en point ?

M. Gabaret, en effet, n’avait plus ses belles couleurs. La patine bronzée du grand air verdissait à ses joues.

— Çà, qu’avez-vous, monsieur ? — s’enquit M me de Chambanne.

Mais déjà le rude capitaine avait repris son teint.

— Cela n’est rien. C’est passé, — fit-il en souriant.

— Eh bien, mangez ! Est-ce que l’espèce de marsouin vous déplaît ? — s’empressa M. de Chambanne. — Voulez-vous y ajouter quelque épice ? deux grains de fenouil ? une pincée de coriandre ?

— Merci ; non, monsieur, merci… A vrai dire, je n’ai plus faim… — Un peu de rossolis, je vous prie…

— Vous êtes bien raffiné, pour un cannibale ! — dit M. de Cogoulin en éclatant d’un gros rire. — Deux doigts de bordeaux, s’il vous plaît !

Les venaisons du troisième service dessinèrent un rond sur la toile damassée. Un violent fumet s’en dégagea.

— Des truffes vertes ! — admira M. de Cogoulin. — Sommes-nous encore à Versailles ?

— Hélas ! — fit M. de Chambanne avec un soupir, — Versailles a du bon, tout de même. Il y a des jours… voyez-vous… — Et, du bout du doigt, nerveusement, il se toucha le coin de l’œil. — Cogoulin, racontez-moi ce qu’on dit à la Cour ; cela m’intéresse, tout compte fait.

Alors, tandis qu’ils parlaient jeu du Roi et petit lever, y mettant l’ardeur attendrie d’un souper finissant, — les deux romanesques, de leur côté, reprirent le sujet mythologique. M. Gabaret voulut s’en mêler. Il le fit sans pudeur et lourdement, le rossolis ayant développé en son âme une fâcheuse disposition naturelle, et le moment venu, croyait-il, d’être léger.

— Me direz-vous, madame l’amie des sirènes, — fit-il, — me direz-vous comment elles font l’amour ? Prennent-elles des hommes pour maris, ou si c’est des poissons ? Car enfin, m’est avis que ces filles se terminent mal à propos, et risquent fort, en tant que femmes, de ne jamais sacrifier à Cupidon, faute d’en posséder le temple, si j’ose dire. Et si vos naïades se dévergondent avec les cachalots, ah ! les polissonnes ! vous en penserez ce qu’il vous plaira, mais ventrebleu, madame…

— Calmez-vous, Gabaret, — dit M. de Kerjan. Et sur ce mot, il lança un maître coup de pied aux chevilles du capitaine. — Les sirènes, mon cher, sont immortelles, et n’ont point souci de postérité. Peut-être les tritons s’en amusent-ils parfois, — je ne sais au juste de quelle manière. Au surplus, elles s’aiment fraternellement ; les poètes prétendent qu’elles ne se quittent guère et qu’une sirène ne saurait en apercevoir une autre sans aller la cajoler ; dans les opéras, on leur fait toujours chanter quelque trio ; et les peintres se plaisent à les représenter comme trois Grâces marines enlaçant leur triple caresse.

— Trois doigts de lesbos, — demanda M. de Cogoulin au valet le plus proche.

— Et pour moi, du chypre ! — fit le baron, les pommettes empourprées. — A la santé d’Athénaïs de Montespan !

Ils burent.

Les fruits avaient remplacé les viandes, et leurs jattes, alternées avec des compotiers, se déployaient en carré.

M me de Chambanne était assez prude et craignait les discours licencieux. Elle s’aperçut qu’ils le devenaient de plus en plus, sur un ton de corps de garde avec M. Gabaret, et de petite maison avec M. de Cogoulin. Donc, elle fit en sorte qu’on expédiât vivement les desserts. Puis la compagnie s’en fut au salon ; et M me de Chambanne, ayant, de ses belles mains, donné l’hypocras — qui était au vin blanc et au verjus d’oranges rouges — crut sage de laisser les hommes proférer leurs gaillardises en liberté. Elle s’esquiva.


Ce salon ne rappelait en rien l’antiquité. Son meuble était récent, et sur les fenêtres on avait tiré de grands rideaux jaunes, à lambrequin. M. de Kerjan les écarta ; mais à peine avait-il entrevu le paysage bleu, où les poupes d’or devenaient, sous la lune, des châteaux d’argent, — que M. de Chambanne lui souffla dans l’oreille, d’une voix tremblante de larmes et parfumée à l’hypocras :

— Ha ! monsieur ! laissez cela fermé ! Je vous en prie ; qu’on s’imagine être un peu à Versailles !… Tenez, comme ceci, en clignant les cils, on peut se croire en le boudoir safran de Madame ; le bosquet de lauriers se trouve à gauche, là…; et derrière ce rideau, oyez, monsieur, oyez gazouiller le jet d’eau du petit bassin octogone !…

— Mais, la mer, monsieur ?… — répliqua M. de Kerjan décontenancé. — Les grandes eaux de Dieu ?…

— Ah ! — fit l’autre en larmoyant, — la pièce des Suisses est plus redoutable : mon naufrage s’y est miré. Elle est plus belle aussi, puisqu’elle n’est pas là…

— Oui, oui, — murmura M. de Cogoulin. — L’exil !… Trop de chagrin !…

— Oui, oui, cornejoseph ! — grommela M. Gabaret. — Trop de chypre !…

Et, sans façon, il alluma sa pipe de terre, noire et puante.

On revint à l’hypocras ; M. de Chambanne en fit apporter une aiguière. Puis il pria M. de Cogoulin et M. de Kerjan de lui relater encore quelque intrigue d’antichambre ou quelque aventure de ruelle. Ils le mirent au courant des derniers scandales ; et lui, paupières closes, les écoutait en béatitude, donnant la réplique par-ci par-là ; et, de temps en temps, selon qu’une saillie le plongeait dans le rêve ou le rejetait dans la réalité, un sourire lui venait aux lèvres, ou bien un pleur aux yeux.

Cependant, M. Gabaret, ennuyé d’entendre ces capitaines babiller comme deux caillettes, dodelina gentiment du chef et se prit à ronfler.

Il y avait longtemps qu’on s’entretenait et qu’on dormait ainsi, quand M. de Kerjan vit les grands rideaux fermés s’éclairer d’une lueur froide, et les fenêtres y projeter l’ombre pâle de leurs croisillons. La flamme des chandelles blêmit.

— Alerte ! messieurs. Voici l’aurore.

Il secoua M. Gabaret, qui, la sueur aux tempes et le pied sur sa pipe cassée, grognait un songe dans son fauteuil.

L’air du salon était chaud et pesant. Ils éprouvaient cette gêne des vêtements trop longtemps portés, que laissent les nuits de veille.

M. de Chambanne fit tinter une sonnette. Personne ne vint. Les laquais, assoupis, jonchaient les banquettes du vestibule. Il fallut les éveiller. Leur maître ordonna que la chaloupe fût parée. Ensuite, M. de Chambanne et ses hôtes sortirent, vêtus de longues capes.

Un vent froid gémissait à travers les cyprès. Il était vif, pointu, chargé de sable, et cingla la fièvre des joues, irritant comme un soufflet. Les yeux rougis clignotèrent ; la chair moite frissonna sous les manteaux.

On fut bientôt sur la plage.

Pendant la nuit, la mer avait rejeté ses victimes. Des corps jalonnaient la rive. Certains, déjà, reposaient à quelque distance du flot. Mais d’autres, encore à demi submergés, s’agitaient à chaque retour de la vague ; et la mer se jouait d’eux, telle une chatte cruelle, obligeant ces cadavres à répéter, avec des gestes de mannequin, les soubresauts et les hoquets de leur agonie.

Les quatre hommes passèrent la revue sinistre.

Ci-gisaient, trépassés, l’équipage et les passagers de la frégate sombrée ; plusieurs femmes, un enfant ; les uns nus, d’autres habillés de loques, quelques-uns costumés d’oripeaux voyants, mis en lambeaux — des baladins sans doute — . Tous verdis et gonflés, ils crispaient des faces de passion, de terreur ou de rage ; et certains laissaient voir un masque inouï, grimaçant une expression si monstrueuse, que nul vivant, semblait-il, n’aurait pu l’imiter, ou qu’il en serait mort.

M. de Cogoulin, qui allait de défunt en défunt, reconnut deux de ses matelots.

— Il en manque deux encore, — fit-il.

— On ne les reverra pas, — répondit M. de Chambanne. — Il est trop tard. Ici, la mer garde souvent les noyés. Trois pêcheurs ont disparu, l’an passé. Ils avaient coulé près des îles. Aucun n’a reparu. On dirait vraiment…

— Venez voir, messieurs, venez ! — cria M. de Kerjan.

Il avait devancé les autres, et, penché sur une chose confuse, de la couleur du sable, il faisait de grands mouvements.

On le rejoignit.

La chose était une morte toute nue, ou plutôt la moitié supérieure d’une femme horriblement mutilée. Un accident — le choc de deux épaves, sans doute — l’avait tranchée au ventre, à la hauteur qu’il fallait pour que ce tronc demeurât pudique en dépit de sa nudité.

Un silence régna. M. de Kerjan exécuta deux signes de croix énergiquement ponctués.

Il y avait là, devant eux, de quoi les interdire. Cette créature était bizarre. Son visage exigu sortait d’une chevelure étrangement mal soignée, bourrue et fauve comme une crinière, où les varechs s’étaient emmêlés. De petits yeux ronds l’éclairaient encore d’une lumière jaune qui, vivante, avait à coup sûr étonnamment brillé. Sous les narines, propres à humer l’air à fortes bouffées, une large bouche découvrait la mâchoire serrée d’un carnassier, dont les canines démesurées mordaient la lèvre du bas. Les joues étaient plates et le menton fuyait. Aucune ride ; nul pli ne témoignait, au front de cette femme, qu’elle eût jamais pensé, ni, à ses lèvres, qu’elle eût jamais souri. Cette figure lisse n’avait point d’âge, et sa sérénité pouvait passer pour une indifférence bestiale.

C’était pourtant un être humain. Le torse nerveux, creusant sa taille avec élégance, et les seins, jolis dans leur petitesse, le prouvaient, en évoquant l’idée d’une vierge spartiate, habile aux jeux du corps. Certes, les jambes absentes avaient couru, sauté, bondi ! On se les figurait musclées, sèches et rapides. Pour les bras, ils confirmaient la supposition d’une athlète. Un duvet rude recouvrait leurs tendons noueux, et, des aisselles, jaillissaient deux touffes de crins.

Le plus curieux, pourtant, avec les canines, c’était que les mains fussent palmées jusqu’aux ongles, ceux-là poussés en griffes, durcis et longs.

Un même hâle brunissait toute la peau.

M. de Cogoulin parla le premier :

— C’est une sauvage !

— Plutôt, — repartit M. de Chambanne, — plutôt quelque phénomène à exhiber aux tréteaux et embarqué sur la frégate avec les baladins. J’ai vu des mains pareilles dans un bocal, chez l’apothicaire de la rue Gilles-le-Queux. C’est une infirmité de naissance, paraît-il.

— Non, — fit M. de Kerjan. — Ces cheveux-là ignorent le peigne, et ces pattes de cygne ne les ont jamais tressés en nattes. Je jure bien aussi que jamais chemise ni guimpe n’a frôlé ces épaules, — singulièrement belles pour une telle guenuche ; — le corps, autrement, serait plus blanc que les mains et la figure.

— Il faut donc, — insista M. de Chambanne, — que ces bateleurs aient été fort mal avisés, de si peu soigner leur gagne-pain.

— Elle est fameusement grande, l’estropiée ! — dit M. Gabaret. — Cela devait faire un colosse, sur ses jambes.

— Si elle en eut jamais, — murmura M. de Kerjan.

— Ma parole ! — continua l’autre, — sa tranche, monsieur, vaut la tranche de votre espèce de marsouin d’hier au soir. Si on les avait soudées ensemble…

Il s’interrompit tout à coup. Probablement, l’idée qui lui était venue se trouvait baroque ; ou bien fut-il démonté par la mine des trois gentilshommes ?…

Ils s’entre-regardèrent un instant.

— Bast ! — fit M. de Chambanne.

— Au diable ! — ajouta M. de Cogoulin.

— Hum ! — toussa M. de Kerjan.

— Tout de même, tout de même, monsieur, — conclut M. Gabaret, — cette espèce de marsouin sentait diantrement la chair humaine…

La matinée s’avança.

Tandis que M. de Chambanne faisait donner la sépulture aux morts, les vaisseaux, en file, disparaissaient. L’horizon couvrit d’abord leurs châteaux magnifiques, puis, voile à voile, déroba leur voilure, blanchie de s’éloigner. Ils allaient, la Sirène , la Princesse et le Comte ; et la statue navale où renaissait la bûche les entraînait, sanglante, à leur destinée : — vers la défaite.

A bord, les commandants sommeillaient.

De cette longue journée, ils devaient garder un souvenir étrangement tenace, à considérer la vanité et le décousu de ses incidents, — qu’un nœud secret joignait peut-être. M. de Kerjan et M. Gabaret auraient pu la raconter, dans tous ses détails, à leurs petits enfants. Mais ils l’estimaient quelconque et sans intérêt. Et si M. de Cogoulin, deux mois plus tard, ne se rappelait pas ce qui vient d’être narré, c’est qu’un boulet ramé, parti d’une felouque, lui avait emporté la mémoire avec la tête.

LA STATUE ENSOLEILLÉE

Pour André Vermare.

Nous avions gravi le Lykabette pour voir le clair de lune sur la mer.

Phidias en aimait le spectacle, et quand la fantaisie le prenait de s’y délecter, nul d’entre ses élèves n’aurait manqué de le suivre, les uns par courtisanerie et les autres par goût. J’étais de ces derniers, car moi aussi j’aime les clairs de lune sur la mer. Et cela, Phidias le savait bien : à l’atelier, Korœbos était son préféré, parce que, servile, Korœbos affectait de modeler dans sa manière et même avec ses manies ; au dehors, c’est à l’épaule d’Agorakritès qu’il s’appuyait en marchant, à cause de la beauté d’Agorakritès ; mais, les nuits du Lykabette, à qui le maître parlait-il davantage ? A Kritias. Et pourquoi ? sinon qu’il devinait mon âme, et sentait combien elle se réjouit d’un clair de lune sur la mer ?

En vérité, rien ne sait m’enchanter comme cela. Mais il me plaît surtout de voir Phœbé se lever à l’horizon des flots, et naître de l’onde comme Aphrodite elle-même. Or, c’est là une merveille dont les Athéniens sont privés. Sous peine d’un long voyage, il leur faut surveiller l’espace terrestre depuis le Pentélique jusqu’à l’Hymette, s’ils veulent assister à l’aube lunaire. Les enthousiastes seuls qui ont gravi le Lykabette découvrent un coin du golfe, entre le mont des Abeilles et les coteaux de Salamine ; et lorsque la lune passagère est déjà loin de son départ, on voit de là-haut la mer rutiler, comme si tous les poissons en frétillaient sur elle, dans l’éblouissement opalin de leurs écailles.

C’est pourquoi nous avions gravi le Lykabette pour voir le clair de lune sur la mer.

L’Attique s’endormait sous la nuit de clarté. On entendait, au loin, le murmure incommensurable des vagues sans sommeil. Plus près, les grenouilles de l’Ilissos faisaient une rumeur de grelots secoués, et, dans les roseaux du petit fleuve, maints crapauds jouaient de leur syrinx monotone. Au-dessus d’Athènes étendue à nos pieds, les hiboux tutélaires volaient en cercles. Des parfums flottaient jusqu’à nous, exhalés de fleurs invisibles, peut-être des buissons de roses accrochés aux flancs abrupts de la colline, peut-être même de la ville ; tout en bas, ses jardins mêlaient leurs sombres verdures à l’ombre noire de ses maisons blanches. Deux ou trois lueurs brillaient encore aux fenêtres d’un palais. Elles s’éteignirent avec les derniers bruits et le chœur batracien du fleuve. Alors, on ne distingua plus que le murmure maritime, confondu bientôt dans les mille chuchotements du silence.

Phidias me dit :

— Regarde, Kritias, regarde combien l’air de la nuit ressemble à une eau pure… Ne dirait-on pas que la ville est noyée au fond du clair de lune, comme au fond d’un beau lac plus transparent qu’une source et plus infini que l’océan ? Regarde : cette nuit, l’Attique est une plaine sous-marine, et la cité de Pallas a vraiment l’aspect d’une morte, — cet aspect que le temps lui donnera peut-être et dont l’heure présente s’amuse à la revêtir.

Et c’était vrai. Nous avions devant nous l’image submergée de la métropole en ruines. D’abord, les faubourgs, avec leurs masures, ont toujours évoqué le délabrement. Et puis, à cette époque de prospérité, les riches citadins faisaient bâtir à profusion, et Périklès avait ordonné l’érection de temples et d’arcs dans plusieurs quartiers ; de sorte qu’aux rayons de la lune facétieuse, tous ces monuments à demi construits semblaient à moitié détruits. Le Parthénon lui-même entretenait l’illusion. Il n’était guère ce qu’il est aujourd’hui, et ne terminait pas encore en sérénité le chaos de la roche Acropole ; à peine les lignes s’en dégageaient-elles, et cette ébauche représentait fort bien le décombre où vingt siècles le réduiront sans doute. Phidias, avec nous, s’occupait à son achèvement ; des échafaudages l’entouraient de toutes parts, et, du sommet de Lykabette, je pouvais repérer ma place de travail : au niveau de la frise, près du second triglyphe de la muraille occidentale.

Le sculpteur d’Immortels soupira. Ses yeux rêvaient en face du mirage symbolique, et, devant tous ces sanctuaires habités par ses œuvres et simulant des restes inondés, il devait songer à l’effritement des marbres et des gloires sous le déluge irrévocable dont les minutes sont les gouttes.

Soudain, quelque chose résonna. Il y eut un son qui monta de la cité vers la lune, pareil au cri musical d’un crapaud chimérique. Il y en eut un, puis un autre, puis un autre, puis un autre, — tous identiques, — et c’était comme un fil de perles mélodieuses qui s’envolaient dans le silence, une par une, — une file de bulles sonores, échappées à travers l’eau dormante du calme, et dont la lune semblait la dernière, près d’éclater à la surface, tout là-haut, dans le grand jour.

Chacun de nous avait dressé l’oreille. Ce bruit nous était familier. Et Alkaménos dit en raillant :

— Quel ivrogne est assez ivre pour sculpter à cette heure-ci ?

Car c’était le bruit du ciseau sur le marbre.

— Je reconnais le paros, — fit Agorakritès : — il sonne clair.

— Parions une drachme ! — repartit Soloôn, — je tiens pour l’albâtre du Pentélique !

Mais Phidias écoutait s’égrener les grains d’harmonie, et il avait appuyé le doigt contre sa bouche, afin qu’on restât sans rien dire. Après un long recueillement, il baissa la tête et se plaignit de sa pensée à l’égal d’une souffrance :

— Pheu ! Pheu ! Que c’est loin, cela ! Que c’est vieux !

Je lui demandai :

— Maître, de quoi vous souvenez-vous avec des larmes ?… L’esprit des malheurs défunts vous hante, chassez-le… Goûtez le moment où nous sommes… Ou rappelez-vous plutôt vos triomphes…

— Kritias, — répondit-il au bout d’un instant, — si la prévision ne sait engendrer que l’épouvante, la mémoire, elle, est vraiment la fontaine des pleurs. Les Dieux lui ont ciselé un masque changeant : selon que les souvenirs sont joyeux ou tristes, son visage d’Aréthuse mystérieuse reflète tantôt la joie et tantôt la tristesse ; mais c’est toujours des pleurs qui sourdent de ses yeux…

— Sans doute, — répliqua ce flatteur de Korœbos. — Mais, pour émouvoir Phidias jusqu’au sanglot, certes, il faut le souvenir d’une fameuse allégresse ou d’un rude chagrin ; il faut qu’il apporte avec lui, sinon quelque regret démesuré, du moins la prolongation d’une douleur excessive !

Phidias répondit :

— C’est celui de ma plus belle statue.

— La plus belle ! — m’écriai-je.

Et tous ensemble, ceux-ci désignant l’Acropole, ceux-là Delphes, et d’autres le Métroôn :

— Est-ce l’Athénè-Gardienne ? — L’Apollôn ? — Est-ce l’une des treize pour Marathon ? — Est-ce la Kypris-Ourania ?

— Ni l’une, ni l’autre. La destinée de mon chef-d’œuvre est une bizarrerie : à peine fait, je l’ai brisé.

— Oh ! — Par Dzeus, quel désastre ! — Votre chef-d’œuvre ? brisé ! — Oï ! oïmoï ! une statue de Phidias ! — Et c’était la plus belle ! — Comment cela est-il arrivé ? — Quand ?…

— Cela est arrivé dans la soixante-treizième olympiade, sous l’archontat éponyme de Lykas, lorsque j’avais des cheveux, qu’ils étaient blonds et qu’ils bouclaient. Et cela s’est engagé par un clair de lune tellement semblable à celui-ci, qu’on pourrait se demander si ce n’est pas le même qui est revenu, à la manière d’un spectre, et si, là-bas, ce n’est pas l’ombre de ma jeunesse qui taille une statue sous des fantômes d’étoiles… Et demain, quand l’aurore, flambant derrière lui, transformera l’Hymette en volcan pacifique, elle répétera sans faute la matinée de printemps où l’histoire se dénoua.

« Je vais la dire.

« En cette année lykadienne, malgré le peu de temps écoulé depuis mon abjuration de la peinture, j’étais déjà réputé comme statuaire, et j’avais, dans la rue des Hermès, une petite maison de marbre blanc, avec une cour au milieu. C’est là, dans cet aïthrion, que je travaillais, — sous un voile de pourpre, — à la belle saison.

« Je vois encore ma chambre, la nuit de mai dont il s’agit. C’est une chambre blanche et nue ; sa fenêtre darde un rayon blafard qui se retire peu à peu sur le dallage, y chemine en tournant, de dalle en dalle, et semble mesurer sur un cadran lunaire les heures de mon insomnie.

« Car je ne puis dormir. Une obsession me force à veiller. Elle reproduit dans mon délire l’ouvrage presque terminé, la statue qui m’attend avec le jour, au milieu de l’aïthrion, afin de subir un dernier travail. Mais la naïade marmoréenne, évoquée par mes yeux, jaillit au sein d’une mauvaise fantasmagorie ; la fièvre en dénature les traits, et je me désespère à n’y plus retrouver ceux du modèle bien-aimé : Non, ce n’est pas là le mouvement nageur de ses bras… Son sourire ne riait pas autant… Ce n’est guère ceci ; ce n’est plus cela…

« Qui de vous, mes enfants, n’a pas subi de telles angoisses ?… Vous les connaissez tous ! J’en étais sûr. Eh bien ! n’est-ce pas ? si étrange que cela puisse paraître, on s’éveille moins facilement de ces sortes d’insomnies que du sommeil le plus profond. Pour y échapper, cette nuit-là, il m’a fallu déployer un effort surhumain…

« Cependant, je me suis sauvé du lit. Et me voilà sur le seuil, en présence de la figure.

« Gloire aux Dieux ! Elle est ressemblante. On peut même dire qu’elle ne saurait l’être davantage. Car la lune, complice de mes désirs et complétant mon art de son artifice, accuse encore la similitude de l’effigie avec celle qu’on appelait « Naïade ». Sa lumière aquatique emplit la cour ; elle en fait un puits de légende où quelque Vérité aurait plongé. La pâle nudité de ma statue s’immerge dans ce demi-jour liquide, et sa nuance blême est devenue la pâleur d’une baigneuse sous la nappe cristalline et froide d’un bassin. Naïs ! Pour le coup, c’est bien Naïs ! Le premier venu dirait son nom, à la vue de cette pierre transfigurée. Et il songerait : « Voici réellement la maîtresse de Phidias, Naïs la ballerine, qui sait danser comme nagent les Néréides ».

« Naïs !… Hélas ! Naïs… Elle n’est plus qu’un peu de cendre dans une urne.

« Les gens n’ont pas connu sa fin, ou bien ils l’ont oubliée. Nul ne disparaît aussi furtivement qu’une petite ballerine. On croit que Naïs nage encore sa danse, ailleurs. On se la figure peut-être en bonne fortune. Et si quelqu’un suppose, en un logis fermé, quelque amant ombrageux regardant, sombre et seul, ondoyer le beau corps aux souplesses sirénéennes, — il ne se doute pas que c’est Ploutôn.

« Elle est morte. Et ma statue est seulement l’image de sa pensée en moi.

« Ah ! Dire que j’ai dû me tourner vers moi-même pour la dessiner ! Jadis, n’est-il pas vrai, j’avais mieux à faire d’une pareille splendeur que d’en imiter le contour ! Mais j’employais ma vie à l’admirer ; et j’ai tant et tant contemplé Naïs, que je la vois aujourd’hui dans les plus épaisses ténèbres. Aussi, mes mains, qui ont pétri sa chair, ont-elles caressé l’argile à sa ressemblance, puis donné la lèvre et la prunelle au roc aveugle et taciturne… Cette bouche possède un écho de la voix étouffée, ces yeux ont un reflet des regards éteints… Naïs ! Oh ! peux-tu me voir ? peux-tu me le dire ?…

« Mais voilà : c’est un caillou au clair de la lune, et rien de plus. C’est une chose inachevée, à finir au plus tôt.

« Alors, saisissant le maillet et le ciseau, je risque ma tâche aux clartés de la nuit, presque diurne à force d’être enlunée. Et vibre mon fer, et tinte le marbre ! Gonfle ma gorge, ô douleur ! Et toi, ma solitude, gémis vers les Dieux !

«  — Les Dieux ! Sont-ils assez cruels ! Pourquoi ne manifester leur toute-puissance que par des sévices ? Pourquoi les seuls Dieux de bonté sont-ils ceux de la Fable ou de la Comédie ? Ah ! nous voyons, chaque jour, Hékate et Kronos exercer leurs ravages ! L’une emporte nos amis, quand l’autre est fatigué de les vieillir ; et tous deux vont de la même fuite prodigieuse qui les fait à la fois s’évanouir et demeurer. Car la Mort et le Temps sont des passants éternels, et coulent sur le lit du monde à la façon des rivières : ils arrivent constamment, ils partent sans cesse, et pourtant ils sont toujours là ; et ce sont des fleuves empoisonnés !

« O Dieux ! Voici les plus certains de vos exploits : dissoudre la jeunesse peu à peu, et fondre, d’un seul coup, la vie… Composez-vous votre immortalité de toutes nos enfances dérobées, de tous nos souffles ravis ? Je n’en sais rien ; mais vous volez à l’homme ses biens les meilleurs, et vous ne les rendez jamais, — que dans la bouche des vieilles femmes ou sur le théâtre.

« Serait-ce que je me trompe ? Rencontre-t-on parfois un nouveau Philémon près d’une autre Beaucis ?… Où est la Piscine de Jouvence ?… Y a-t-il, pour chercher son Eurydice, un véritable Orphée qui soit descendu dans le Hadès ? Et depuis la fictive Alkestis, ô Dieux ! combien de morts en sont-ils remontés ?

« Des contes ! ma pauvre Naïs. Des contes ! Récits d’aïeule ou tirade d’histrion ! Oï ! Oï ! Rien ne peut t’arracher au cortège de Perséphonè ! On ne traverse pas le Styx deux fois, sinon dans les histoires ; et elles ne sont que flagorneries à l’adresse des Olympiens !

« S’ils voulaient, cependant ! De quelles exceptions magnifiques ils pourraient fausser notre laide harmonie ! Comme ils dérogeraient superbement à leurs propres lois ! Car ils existent, à n’en pas douter : Dzeus, parce que son orage tonne et foudroie ; Phœbé, dont la torche m’éclaire en cet instant ; Éros, puisque je t’aime, ô Naïs ! et Phoïbos, de qui l’ascension prochaine va refouler la nuit dans les grottes et dans les catacombes…

« Phoïbos-Apollôn… Il est le beau Dieu Musagète, soutien des arts et protecteur des statuaires… C’est lui que je devrais invoquer dans mon infortune… Mais à quoi bon ? Il n’a jamais fait de miracle. En ferait-il pour moi ? Quelle sottise !

« S’il voulait, cependant !…

« Iô païan ! Iô, Phoïbos ! Iô, Apollôn !… Hélios ! Hélios ! Moyeu de flamme aux rais de feu ! O Tournant ! ô Resplendissant ! Je t’implore !

« O astre-phénix ! Les aurores innombrables sont faites de tes résurrections, et toutefois ce n’est pas le Dieu des renaissances que je supplie en ta divinité. Non, je ne t’adjure pas de renouer ce qui est dénoué, de rallumer la cendre, de faire revivre Naïs la ballerine…

« Mais, ô toi Fécond ! Roi des germinations et des enfantements ! Créateur et Brasier ! Jette dans ma statue l’étincelle de la vie ! Réalise, avec elle et Phidias, le mythe de Pygmalion et de son amante ! Qu’elle soit une deuxième Galathée, en devenant une seconde Naïs toute pareille à la première !

« Et, ô Resplendissant ! ô Tournant ! je t’élèverai sur l’Acropole une statue d’ivoire et d’or, à toi, jardinier du monde, qui l’arroses de chaleur et de lumière ! A toi, Phoïbos ! Apollôn ! »

« Tels sont à peu près les mots que j’ai dits, mes enfants. Encore ne me suis-je pas souvenu si je les avais criés, ou murmurés, ou seulement pensés, tant le désespoir me bouleversait les idées. J’étais aussi très las de mes journées de labeur et de mes nuits agitées ; la fatigue et le sommeil m’accablaient à mon insu. J’avais parlé comme je travaillais : en somnambule.

« Or, ayant formulé cette prière extravagante sans même interrompre ma besogne, je la poursuis. Et tandis que, d’un ciseau méticuleux, j’adoucis le front de Naïs, — Oh ! Oh ! Iô, les Dieux ! Et iô, le Cytharède ! — un flux rose et chaud l’envahit par degrés !… Fou de joie, mais redoublant d’ardeur, je le vois, du coin de l’œil, descendre sur le visage, gagner le nez, la bouche, et s’aviver en se répandant… Vite ! vite ! ne perdons pas de temps ! Il s’agit de devancer la tâche divine ; dépêche-toi, Phidias ! Termine ton œuvre ! Si la vivante allait n’être qu’une imperfection ! Vite ! Il ne reste plus que la gorge à polir ; vite !… Et je me hâte.

« Le menton se colore et s’échauffe… et c’est la poitrine… et c’est le globe délicat où je promène plus timidement le fil aiguisé de l’outil. Enfin, jusqu’aux pieds, le bloc est teinté de vie. Et soudain, commence une autre phase du prodige : le buste et le ventre sont parcourus de frissons voluptueux. Mon ciseau flatte un sein qui tremble… Le voilà tout ému. Les veines du marbre sont les veines de sa chair. On devine, sous la peau, le tumulte du sang. Je crains de le faire couler. Le ciseau me paraît un glaive, et j’ose à peine l’appuyer… Mais, à leur tour, voilà que les jambes frissonnent… Encore un instant, et la métamorphose sera consommée. Le portrait s’efface derrière l’original. C’est presque une femme, à présent. Naïs revient dans sa copie ; Naïs est en chemin à travers le marbre ! Elle arrive…

« Et déjà sa présence imminente m’est redevenue familière. Encore absente, il me semble ne l’avoir jamais quittée. Lorsqu’elle va, tout à l’heure, descendre du socle et parler, sa démarche ne surprendra pas mes yeux, ni sa voix mes oreilles. Que fera-t-elle ? Que dira-t-elle ? je le sais d’avance. Elle ira revêtir sa robe d’hyacinthe, qui dore un peu plus ses cheveux dorés et fleurit encore sa joue en fleur ; et, la main sur la porte, elle dira tranquillement :

«  — Je sors, mon petit chevreau. Je vais à Phalère, chez Xanthô. »

« Ou bien :

«  — Ma sœur et moi, nous allons embrasser notre mère. »

« Ah ! la menteuse ! Je les connais, ses sorties, pour les avoir épiées ! Elle ignore jusqu’à l’impasse où loge Xanthô ! et sa mère la recevrait à coups de bâton ! Non, non : chaque fois qu’elle s’esquive, elle court au même endroit, et c’est au bouge de Gnathon ! Chacune de ses fugues est une escapade chez le hideux bossu… (Et l’on rapporte qu’il use des femmes avec d’ingénieuses brutalités !…) Elle ira sans tarder, mort d’Héraklès ! consoler ce monstre d’une aussi longue séparation ! Elle ira tout de suite… A moins, cependant… Quelqu’un m’a dit l’avoir surprise en compagnie de Lesbia. Je ne l’ai pas cru. Mais il y a de méchantes langues pour insinuer qu’elle s’obstine à visiter encore Aïthiops, le belluaire d’Afrique… Ha ! Ha ! Elle se précipitera aujourd’hui même ici ou là, près d’un amant ou près d’un autre !… Aujourd’hui ?

« A l’instant même ! C’est maintenant ! C’est maintenant ! Les frissons se multiplient sur son être ; ce sont de grands spasmes qui se propagent comme les lames du golfe ; et si rapides sont les progrès du miracle, que j’hésite à lever les yeux… Ils verraient luire ceux de Naïs, pleins de luxure et de fourberie… Comme je les avais oubliés, ces yeux !… Mais, entre mes doigts, le ciseau tremble, et le sein soulevé me paraît trahir les battements du cœur… Tu respires, Naïs ! Et moi, je vais donc reprendre mon existence de jaloux berné, retrouver ton sarcasme, nos querelles et mes brusques envies de t’assassiner quand tu partiras vers l’amour !… Elle bouge ! Elle va descendre !… Ah ! Bourreau ! Femelle ! Chienne ! Bête vicieuse ! Tu n’iras pas ! Tu n’iras plus jamais !… Han !…

« Le ciseau frappe au cœur. J’ai tapé fort : le maillet se fend sous le choc, un éclat de marbre me saute à la figure, et la statue, renversée sur les dalles, rend le fracas d’une tour pesante qui s’écroule.

« Stupide, le maillet brisé dans la main, du sang aux lèvres, et sans doute ayant l’air d’un insensé, je puis enfin l’examiner sans peur. Elle est rompue. Sa tête a roulé dans un angle, et son corps en morceaux fait un tas de pierres. Mais chacune de ces pierres semble frémir encore, et garde sa teinte charnelle…

«  — Quoi ?… Qu’y a-t-il ?…

« Alors, je m’aperçois que le jour est venu. La brise du matin souffle de la mer, et, au-dessus de l’aïthrion, le voile de pourpre s’agite onduleusement. Il projette, sur les choses, des ombres palpitantes qui se propagent comme les flots du golfe, et il tamise la lumière brûlante et vermeille de l’aurore ; si bien que les murailles mêmes de la cour paraissent bâties de chair frémissante et rosée…

« Phoïbos-Apollôn avait exaucé mon désir. Le soleil avait animé le marbre de Naïs. Et c’est pourquoi je lui ai dressé sur l’Acropole une statue chryséléphantine. »


Ainsi parla Phidias. Et quand il eut fini, le silence nous attrista.

UNE LÉGENDE CHRÉTIENNE D’AKTÉON

A Paul Dukas.

All o mod o ma con fuoco.

Musique

[ Écouter. ]

PAUL DUKAS
Symphonie en ut majeur.

En ce temps-là, les hommes ayant oublié le Seigneur, ils adorèrent les puissances inexpliquées. Et surtout les astres. Et parmi les astres, surtout le soleil et la lune.

Et malgré l’objurgation de Iahveh, que nul n’entendait plus, ils leur construisirent des temples nombreux et magnifiques, où, afin de rendre plus accessible le commerce des nouvelles divinités, on les représenta sous forme de garçons et de filles. Si bien qu’Elohim ayant créé l’homme à son image, les faux dieux ressemblaient au Véritable.

Ainsi, la lune, femelle du soleil, eut pour effigie une statue de jeune femme.

Et parmi la multitude des peuples, chacun lui donna dans son langage autant de noms qu’il lui supposait d’empires. Sous des titres divers et sous d’autres parures, elle fut partout déesse des vierges, protectrice des accouchées, gardienne des vaisseaux sur l’océan nocturne, et patronne de ceux qui poursuivent les animaux pour les tuer. Les petites Romaines l’appelaient Diane , en bouclant leur ceinture ; et les adolescentes carthaginoises, en regardant la chaîne de leurs pieds, lui disaient : Tanit . Au fond des lourds palais de Thèbes Hécatompyle, les cris aigus des Pharaones en gésine invoquaient Isis . On entendait, la nuit, sur les galères de Tyr, monter vers Astarté l’hymne des équipages…

Aktéon, étant Grec et chasseur, vénérait la lune sous le nom d’ Artémis .

Mais ce prince était le jouet d’une imagination exaltée qui lui faisait voir toute chose comme étant merveilleuse. Crédule aux nourrices bavardes, il croyait que son père, le roi Aristeus, l’avait engendré de la nymphe Cyrénè, et non de sa royale épouse. Il croyait que son aïeul, Kadmos le Béotien, avait récolté des guerriers, pour avoir semé les dents d’un dragon. Et telle était son erreur, que Chiron, son vieux maître, ayant succombé, on lui persuada sans peine — et fort stupidement — qu’il avait été centaure de son vivant.

Aussi, quand ce visionnaire aperçut les dieux modelés en imitation d’hommes et de femmes, rien ne l’empêcha de s’imaginer que ces simulacres étaient leurs véridiques ressemblances, et qu’ils peuplaient réellement la terre, à l’exemple des mortels. Dès lors, Aktéon reconnut dans la voie des chevreuils la trace des satyres, et devina des gestes de dryades aux attitudes souples des arbres balancés.

Tout le panthéon des païens se montra de la sorte à ses yeux complaisants. Il vit tous les dieux : qui derrière la foudre, dans le profil olympien de quelque nuage ; qui sous l’aspect humain d’une vague tordue, à la barbe d’écume. Il les vit — ou crut les voir — tous, hormis la chasseresse Artémis, couronnée d’un croissant et chaussée d’endromides. Car il avait appris de son siècle égaré la pudeur prétendue de la déesse illusoire, et qu’elle se dérobait, avec ses nymphes, aux regards libertins des hommes.

Or, malgré les sourdes remontrances d’Elohim, effrayé d’une aberration si funeste, Aktéon résolut de surprendre la vierge mystérieuse ; et, passant ses journées et parfois ses nuits à la chasse, il ne guetta plus seulement les bêtes féroces, et chercha rencontre moins brutale que celle des porcs sauvages et des loups-cerviers.

Un soir, il regagnait la cité. L’épieu ou l’arc à l’épaule, des amis lui faisaient escorte. On portait devant eux, sur des litières de branchages, un ours et trois sangliers morts ; et les chiens, étant fatigués, allaient à leur guise, libres de colliers, sans être maintenus par les serviteurs. La troupe et la meute marchaient lentement et suivaient le fond d’une gorge boisée, au long d’un ruisseau.

Aktéon, n’ayant pas tué de gibier ni vu de déesse, fronçait les sourcils d’un air farouche et traînait la sandale.

Il faisait déjà très noir au creux du défilé. Seuls, les bouleaux, qui semblent toujours imprégnés de clarté lunaire, plantaient dans l’obscurité du bois leurs pâles colonnettes phosphorescentes ; et, brusque, un poisson argenté fila dans le ruisseau turbulent, comme un rayon de lune échappé. Le prince éphèbe se dérida. Quelqu’un, même, l’entendit murmurer de plaisir.

Et tout à coup, au détour du sentier, il commanda tout bas de s’arrêter et de faire silence. On lui obéit. Les amis et les valets tournèrent de son côté des faces interrogatives, et les chiens, immobiles, le considéraient, l’oreille levée.

Alors, il étendit la main vers le tournant du ruisseau, en disant : « Artémis !… »

On regarda le lieu qu’il indiquait, et l’on vit simplement un brouillard blanchâtre sur l’ombre bleue de la forêt. Il se mouvait à la surface de l’eau, comme fait la brume chaque soir, et, à cet instant, ses volutes rondes et nonchalantes simulaient vaguement un groupe de baigneuses. Le même caprice qui les avait ébauchées les déforma sur l’heure.

Cependant, l’oubli de la vérité était si profond dans ce temps-là, qu’il se trouva, parmi la suite d’Aktéon, plusieurs fous assez dévoyés pour partager son illusion et redire après lui : « Artémis !… »

Et ils furent convaincus de l’avoir surprise au bain.

Mais, tandis que les compagnons et les serviteurs admiraient avec un saint respect le brouillard maintenant informe, il y eut, au milieu de leur assemblée, un furieux tapage des chiens subitement rués sur quelque chose.

Et s’étant retournés, ils s’aperçurent que le prince n’était plus là, et qu’un grand cerf soudain, la tête renversée et les bois sur le dos, fuyait devant la meute enragée.

Personne ne douta de la métamorphose : Aktéon était changé en cerf. On le comprit sur-le-champ. Et les moins fidèles au culte d’Artémis furent persuadés, à la fois, de son existence et de son pouvoir, puisque la divine pudibonde savait se venger si effectivement des indiscrets.

La première stupeur étant dissipée, le plus sage s’écria qu’il fallait arrêter les chiens. Et tous, envisageant l’épouvantable fin dont le cerf Aktéon se trouvait menacé, fondirent dans les halliers, avec de grandes clameurs terribles.

Par malheur, ils avaient perdu, à être stupéfaits, des minutes inestimables ; et bientôt, tout au bout de la distance, un cruel hourvari des chiens leur annonça la curée. Désormais impuissants, hors d’haleine et saisis d’effroi, ils s’arrêtèrent au bruit de l’horrible scène. Les uns se laissèrent tomber, de désespoir ; d’autres, sous le coup de la terreur, faisaient des grimaces d’ivrogne, et titubaient ; il y en avait un qui pleurait, à genoux, en frappant la terre d’un poing rythmé ; celui-ci se mit à hurler, pour couvrir la rumeur de l’assassinat ; et celui-là se bouchait les oreilles, à deux mains convulsées.

Puis, quand les chiens revinrent, du sang aux babines et du poil aux crocs, ils les abattirent à coups de flèches.

La lune éclaira leur retour. Ils ont prétendu qu’elle était toute rouge.


Or, si vraiment la reine des nuits se teinta de pourpre, ce fut certes sous l’influence de quelque phénomène astronomique, et non par l’effet de la pudeur offensée ou de l’indignation, et encore moins à cause du sang d’Aktéon. Artémis, vaine chimère des esprits corrompus, était fort innocente de l’aventure, — et d’ailleurs, le prince vivait toujours.

Iahveh, qui mène tout, avait dirigé tout ceci. Dans sa tristesse de voir Aktéon, parvenu au comble de sa folie, donner le plus nuisible spectacle et le modèle le plus contagieux, c’est lui qui, pour le châtier, l’avait mué en daguet bondissant. Mais les chiens ayant lancé, Dieu fit un signe, et ils prirent le change sur une autre victime, dont le carnage ensanglanta leur gueule.

Car l’Éternel gardait le cerf Aktéon pour des visées moins courtes et pour des fins plus hautes.

Celui-ci, resté seul dans la double nuit de l’heure et de la forêt, entendit une voix confuse qui lui sembla venir de lui-même. Et c’était proprement celle d’Elohim :

— Tu vivras de la vie d’une bête, — disait-elle en substance, — jusqu’à la chute des faux dieux, tant que la païenne Artémis sera patronne des chasseurs.

Cependant Aktéon ne comprenait qu’à demi, n’ayant jamais ouï parler de Iahveh, sinon comme de l’idole d’une tribu lointaine. Et puis, l’aurait-il connu davantage, que cette habitude d’Elohim — de toujours s’exprimer à l’intérieur des consciences et sans se nommer — l’eût dérouté quand même. Il prit l’allocution du Seigneur pour une harangue de son âme, et s’étonna seulement qu’elle discourût si peu net et si hors de propos.

Néanmoins, les Paroles avaient laissé en lui leur écho inextinguible ; et, à tous les instants de son existence animale, il sentit désormais quelque chose de grand et d’inconnu peser sur sa destinée.


Elle fut lente à s’accomplir.

Rien, d’abord, ne distingua le cerf Aktéon des autres cerfs solitaires. Ceux-ci ne brament point aux soleils couchants printaniers, et la harde gracieuse des biches et des faons ne les suit jamais. Les jours d’Aktéon furent monotones. Il broutait l’herbe, mangeait la feuille, et, se désaltérant aux sources miroirs, y mesurait la croissance de ses bois. Leur ramure tombait et repoussait chaque année, et chaque année il frottait contre les écorces la mousse de ses nouveaux andouillers.

Après avoir été le prompt daguet, il fut le dix-cors puissant, devint très vieux et vit pâlir sa robe.

Il atteignit l’âge où meurent les cerfs, et le dépassa. Nulle raideur n’engourdit ses jarrets ; l’œil demeura perçant, l’oreille infaillible. Il portait, d’un front insoucieux et léger, son diadème bifurqué ; et pourtant, chaque hiver, celui-ci s’alourdissait d’une branche, — et cela n’était jamais arrivé. Des bûcherons, l’ayant aperçu, racontèrent l’apparition d’un cerf gigantesque, tout blanc et triplement dix-cors. Mais leur récit enflamma de convoitise les chasseurs de la contrée. On organisa des battues. Aktéon s’exila et recommença plus loin la même vie.

Il atteignit l’âge où meurent les hommes, et le dépassa. Mais toujours sa présence extraordinaire était dénoncée, et toujours il lui fallait se remettre à fuir devant les générations de l’humanité.

Toutes les forêts abritèrent sa déroute et ses relâches. Certaines sont percées d’avenues et semblent des parcs, le soleil s’y joue dans les feuilles ; il leur préférait les immenses voûtes d’arbres, où la fraîcheur est souterraine, tant il y fait calme et ténébreux. Aktéon respira leurs arômes différents, de jardins ou de cavernes. Il frotta ses bois moussus à tous les troncs ; et parfois, revenu, au hasard des randonnées, à certaine futaie jadis familière, il saluait en de vieux rouvres centenaires les chênes qu’il avait connus baliveaux. Aktéon méprisait la charge des siècles.

Il atteignit l’âge où meurent les arbres, et le dépassa. Là-bas, en Grèce, les arrière-petits-fils de ses neveux étaient des vieillards. Là-bas, très loin. Ceux qui le poursuivaient maintenant parlaient des langues inouïes et se vêtaient de costumes baroques. Tout, des nations, se modifiait au cours de ses voyages perpétuels ; et il ne savait pas si c’était à cause du temps passé ou de l’espace couvert.

Car il fuyait toujours, et parcourut le monde, avec, derrière lui, le pas des hommes ou le galop des chevaux, l’aboi du molosse ou le jappement du mâtin. On sonnait, à ses trousses, dans des cornes de buffle, des olifants d’ivoire ou des trompes de cuivre. La fanfare était un beuglement ou une musique. Il entendit siffler le javelot, le trait des arcs, puis le carreau des arbalètes. Les appels des veneurs changeaient, suivant l’époque et le pays ; les uns ressemblaient à des cris de guerre, d’autres tenaient du rugissement. On lui tendit des embûches. Il tomba dans le fond des chausse-trapes et déclencha le ressort des pièges. L’affût des braconniers le surprit. Mais il échappait sans blessure aux plus grands périls, laissant pour tout butin à ses ennemis déçus, aujourd’hui sur le sable et demain dans la neige, l’empreinte énorme de son pied surnaturel.

Car Dieu le conservait pour d’autres fortunes.

Aktéon le saisissait plus clairement de jour en jour, d’année en année, de siècle en siècle. Qu’il fût au repos sous une arcade de feuillages, ou qu’il traversât quelque large estuaire, haletant et les chiens aux flancs, les Paroles d’autrefois obsédaient sans répit sa rêverie ou sa panique : « Tu vivras de la vie d’une bête jusqu’à la chute des faux dieux, tant que la païenne Artémis… » Ah ! Artémis ! le prince n’y croyait plus guère ! et il comprit que tout arriverait selon la prophétie, puisqu’elle s’était déjà réalisée aux deux tiers, et qu’ayant vécu de la vie d’une bête, il avait dépassé l’âge où, sans doute, meurent les dieux.

Alors, après avoir ainsi deviné l’agonie de la déesse, Aktéon se mit à épier les hommes qu’il pouvait approcher, afin de démêler dans leurs actes l’indice de l’abjuration aux vieilles divinités, le signal aussi de sa délivrance.

Une fois déjà, il en avait suivi. C’étaient des vagabonds qui marchaient vite à travers les broussailles et paraissaient fuyards. Ils ouvraient, dans des faces maigries, des yeux de fièvre, et les levaient au ciel en murmurant des supplications. L’un deux, exténué, baisait avec amour deux brindilles croisées, comme on boit un généreux cordial ; et chaque baiser lui rendait plus de force qu’une gorgée d’hydromel.

Une autre fois, errant à l’aube par une ville abandonnée, Aktéon passa près d’un temple d’Artémis. Le monument tombait en ruines. Il n’en restait debout que la colonnade du péristyle et le fronton, de qui le tympan s’était écroulé. Cela faisait sur l’aurore un grand triangle céleste, où le soleil, comme un œil de gloire, vint regarder. Le prince en fut tout remué, d’autant que, Phœbos étant plus haut dans sa course, un nuage en forme de croix l’éclipsa. Mû par une invincible poussée, Aktéon se tourna vers l’occident : Phœbé, diaphane, y blêmissait, et une palombe, immobile dans son vol, semblait la biffer des cieux. Augures emblématiques.

Plus tard, le cerf blanc découvrit une réunion de cabanes, au milieu d’une clairière. Des croix les surmontaient, et leurs habitants, froqués de bure et ceints de cordes, s’agenouillaient en face d’autres menuiseries parfaitement semblables. Mais on voyait, clouée à celles-ci, la poupée d’un homme couronné de ronces.

Sur la foi de ces épisodes, Aktéon se confirma dans l’idée que la croix dominait le monde. Cependant, il demeura surpris que cela fût en qualité de gibet, et non comme un symbole de la géométrie éternelle et universelle, ainsi que tout d’abord il s’était plu à le croire. Du reste, peu lui importait : ces choses étaient visiblement liées aux Paroles ; donc, les temps venaient. Et il rendit grâce à la nouvelle religion, et il bénit la croix ; car il était excédé, pour avoir trop vénéré le croissant, de toujours fuir devant les chasses.


Il en vint une qui fut acharnée, et dura trois jours et trois nuits. Son passage fit le bacchanal d’un typhon. Jamais la bête enchantée n’avait été harcelée par une horde aussi tenace de chasseurs et de chiens. On aurait cru des belluaires avec des fauves. Leur vitesse égalait sa rapidité, leur astuce déjouait ses ruses. Il eut beau se mêler à des hardes et frapper ses pareils, pour les obliger à prendre sa place de martyr ; il eut beau croiser ses voies et marcher dans les ruisselets, afin de mettre ses tourmenteurs en défaut : — le vacarme féroce se rapprocha peu à peu.

Et comme descendait le soir du troisième jour, Aktéon se sentit fatigué pour la première fois, et chercha d’instinct l’étang de son hallali. L’ayant trouvé, il y entra. Mais alors, sa pauvre âme humaine s’attendrit, et voilà qu’il se mit à pleurer. Or, jusqu’à lui, nul autre cerf n’avait encore versé de larmes ; c’est depuis, en mémoire de sa détresse, qu’ils pleurent tous comme des hommes, dans les étangs mortuaires.

Il attendait la fin. Le limier débûcha, puis les chiens de tête apparurent, et puis toute la meute. Aktéon les toisa du haut de sa prodigieuse stature. Mais, à sa vue, ils se mirent en cercle autour de lui, dans l’eau, et restèrent là, sans plus bouger ni donner de la voix. Et en l’apercevant, les premiers cavaliers s’arrêtèrent aussi, brusquement, à la lisière de la forêt, le cor aux lèvres ou l’arc tendu, sans que la sonnerie éclatât, sans que le dard fût décoché. Car l’animal forcé leur était surprenant, dressé dans l’or du crépuscule contre la nuit bleue des sapins, neigeux, colossal, hautain, et les ronces de ses bois lui tressant le plus fastueux diadème.

Soudain, il y eut un froissement de branches écartées ; un palefroi hennit ; des armes s’entre-choquèrent ; et le Veneur lui-même surgit de la forêt. Mais lui, seul entre tous, ne sembla point émerveillé. Il cria des insultes aux chiens et des railleries aux valets, puis sauta de cheval, et fouilla dans son carquois…

Alors, Aktéon sentit une lumière s’allumer sur sa tête, au milieu de la grande couronne d’épines ; et, baissant le front vers l’eau paisible et mirante, il vit, au reflet de la lumière, que c’était une croix flamboyante.

L’être miraculeux n’en sut pas davantage ; car il s’affaissa, mort enfin, comprenant par là que les Paroles s’étaient accomplies jusqu’à la dernière, et que désormais tout chasseur allait renier son antique patronne…, mais sans avoir contemplé le Veneur prosterné devant lui, et sans apprendre que c’était là le comte Hubert, qui fut évêque de Liège, — et saint.

TABLE

AVANT-PROPOS
LE VOYAGE IMMOBILE
LA SINGULIÈRE DESTINÉE DE BOUVANCOURT
LE RENDEZ-VOUS
LA MORT ET LE COQUILLAGE
PARTHÉNOPE OU L’ESCALE IMPRÉVUE
LA STATUE ENSOLEILLÉE
UNE LÉGENDE CHRÉTIENNE D’AKTÉON

ACHEVÉ D’IMPRIMER
le vingt octobre mil neuf cent neuf
PAR
BLAIS & ROY
A POITIERS
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE

Note du transcripteur

Le fichier audio au format mp3, interprétation par le transcripteur de la partition en exergue de « Une légende chrétienne d’Aktéon », est placé dans le domaine public.