The Project Gutenberg eBook of La survivante This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: La survivante Author: Jean Balde Release date: September 21, 2024 [eBook #74455] Language: French Original publication: Paris: Plon-Nourrit Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SURVIVANTE *** JEAN BALDE LA SURVIVANTE PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE--6e Tous droits réservés Il a été tiré de cet ouvrage: 20 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder, numérotés de 1 à 20. L’édition originale a été tirée sur papier de fil. DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE: Les Ébauches. Roman Un vol. in-16. Prix des Annales: Le jeune Roman en 1911 Madame de Girardin. Textes choisis et commentés. Bibliothèque française Un vol. in-16. Mausolées. Poésies Un vol. in-16. (Couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses) Les Liens. Roman Un vol. in-16. La Vigne et la Maison. Roman. 16e édition Un vol. in-16. Prix Northcliffe 1923 (Prix Femina anglais) A la Librairie Sansot: Ames d’artistes. Poésies Un vol. in-16. (Couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses) Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1923. Copyright 1923 by Plon-Nourrit et Cie. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. LA SURVIVANTE Nous naissons avec un caractère d’amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure que l’esprit se perfectionne, et qui nous porte à aimer ce qui nous paroît beau sans que l’on nous ait jamais dit ce que c’est. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dans les choses mêmes où il semble que l’on ait séparé l’amour, il s’y trouve secrètement et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela. PASCAL, _Discours sur les Passions de l’Amour_. I L’inauguration du monument aux Morts, dans la commune de la Rébédèche, avait été enfin fixée au 11 novembre 1922. Il y avait plus de trois ans que l’on discutait sur ce monument, dans les maisons égrenées au flanc du coteau bombé dont l’ondoyant vêtement de prés, de bois et de vignes se déchire sur de grandes falaises calcaires, d’une ocre éclatante, au-dessus d’un «estey» vaseux qui forme un petit port sur la rive droite de la Garonne. Les pois de senteur trois fois avaient refleuri, autour des profondes carrières qui ouvrent dans le roc leurs bouches noires de catacombes; trois fois l’été avait soufflé son crépitement d’étincelles sur les vignes accablées et vertes, qu’éblouit la couleuvre engourdie du fleuve; les bonnes et les mauvaises récoltes s’étaient succédé, et les fêtes de toutes sortes: le monument ne paraissait pas. Le Conseil municipal était critiqué. Les mots malsonnants, si riches de sens, qui abondent dans ce petit pays, semblaient sortir un peu de partout: des gabares brûlantes de soleil, amarrées le long de «l’estey»; de la grande tonnellerie, en face de l’église, où les coups pleuvent sur les douelles et les cercles neufs, assourdissant les maisons blanches, autour de la place où règne la paix des platanes. Les bateliers, vignerons, petits artisans, qui soulevaient devant le maire un béret bleu sombre, avaient depuis longtemps leur opinion faite: toutes les communes de la Gironde auraient leur monument, avant qu’on eût posé une seule pierre à celui de la Rébédèche. Le maire, Aristide Brun, était un solide paysan, propriétaire d’une jolie vigne à flanc de coteau. Il avait amassé une fortune en y plantant des arbres fruitiers. Son domaine, bien exposé au midi et enclos de haies, semblait au printemps une petite Provence. Ses pêchers et ses pruniers, éclatants de fleurs, posaient un nuage rose et blanc en haut du vallon. Leur taille n’avait pas de secrets pour lui. Pendant l’hiver, monté sur une chaise de cuisine ou sur une échelle, il plongeait au milieu des ramilles noires sa grosse tête sur laquelle une casquette à oreilles était rabattue. Mais la question du monument le passait un peu. Tout d’abord, on avait décidé de «ramasser l’argent». Aristide Brun, après bien des hésitations, s’inscrivit péniblement pour cinquante francs, en tête d’une liste à laquelle un crayon était attaché. Le garde champêtre, en vieux képi galonné d’argent, la présenta de porte en porte. Dans les maisons où il y avait eu des morts, on pleura beaucoup: «Lou praoube, lou praoube», disaient les mères, la figure ruisselante sous leur foulard. Les hommes, avant de signer, regardaient ce qu’avaient donné leurs voisins. Les souscriptions des grands propriétaires étaient commentées. M. Auguste Virelade, qui avait, dans la palud le beau domaine de la Flaütat, et une île au milieu du fleuve, versa mille francs. Tout le petit pays le sut le soir même. «Il peut bien le faire, puisqu’il est riche», dirent les envieux. Mais d’autres allaient déjà de porte en porte, répétant que M. Auguste était un orgueilleux, qui se ruinerait. L’occasion fut belle pour récapituler ce qu’il avait gâché d’argent en entreprises extraordinaires. Seules, les bonnes âmes, et il s’en trouva au moins deux ou trois, vantèrent sa générosité et rappelèrent qu’il avait perdu à la guerre le mari de sa fille unique. Tout le monde connaissait bien ce Georges Borderie, né et élevé à la Rébédèche, dans une autre propriété sur le bord du fleuve, et qui laissait un souvenir assez mystérieux parce qu’il était peintre et parlait très peu. Pendant les années d’avant-guerre, il avait habité Paris. Depuis son veuvage, la jeune femme était revenue vivre à la Flaütat, chez ses parents. On la saluait avec respect quand elle passait, belle, affable et toujours en deuil. Les paysans qui travaillaient sur le domaine l’appelaient Mme Élisabeth. Personne ne se montra plus irrité que sa belle-mère, Mme Anselme Borderie, lorsque la liste lui fut présentée: bien inscrit à l’encre noire, au milieu d’une page, le fameux mille sautait à l’œil, comme le numéro du gros lot dans une tombola, et les autres dons à côté se rapetissaient, chétifs, piteux et dérisoires. Mme Borderie, posant ses lunettes rondes cerclées d’écaille sur un guéridon, sentit une terrible colère bourgeoise gonfler son cerveau. Donner mille francs, c’était de la folie! Auguste Virelade mourrait sur la paille. La vision de cette fin misérable la réconforta. Mais, en attendant que la justice immanente eût remis l’ordre dans les choses, la situation créée ne laissait pas d’être embarrassante: Mme Borderie ne voulait faire ni trop ni trop peu. En quelques secondes, elle envisagea son budget, sa situation et se décida: --Une année où ma toiture a besoin d’être réparée, je ne peux pas donner plus de trois cents francs. Encore les inscrivit-elle à regret, avec le sentiment qu’Auguste Virelade l’obligeait à une prodigalité déraisonnable, dont personne ne lui saurait peut-être un gré suffisant. --J’ai donné ce qui m’a semblé convenable, proclama-t-elle par la suite à plusieurs reprises, bien résolue à provoquer l’approbation. Cette femme courte, aux hanches ballonnées sur des jambes basses, et qui se dandinait un peu en marchant, ne souffrait pas d’être contredite. Dans sa figure carrée, aux bajoues pendantes, qui avaient été jadis pétries de lis et de roses, ses yeux bleus brillants dardaient soudain de fulgurants regards qui faisaient céder chacun à sa volonté. Sa manie d’orgueil était si forte qu’elle accueillit avec une égale satisfaction les compliments que les uns lui adressèrent sur sa générosité et les autres sur sa sagesse. Seule, sa belle-fille, la triste et grave Élisabeth, l’écouta silencieusement. --Votre père a voulu se distinguer, lança enfin Mme Borderie, en l’enveloppant d’un regard de réprobation. --Chacun est libre de donner, répondit la jeune femme, avec une expression qui montrait que ce débat lui faisait horreur. La collecte prit beaucoup de temps. Le garde, intimement flatté de son rôle, ne se pressait pas. Chacun, d’ailleurs, lui offrait à boire. Quand il eut vidé des verres dans toutes les cuisines du village et de la palud, il remonta la route ombragée qui s’enfonce dans un étroit vallon, au bord de «l’estey»; puis il gravit les pentes du coteau. A Gueyte-lou, grand et beau domaine, dont le péristyle Louis-Philippe regarde en face la vallée du fleuve brillante à ses pieds, Mlle de Lagarette l’accueillit avec enthousiasme: --Un monument pour nos pauvres morts! Je sais, mon ami, M. le curé nous en a parlé. C’était une spirituelle et aimable femme de soixante ans, alerte, les mains fines et le regard vif. Les grâces du dix-huitième siècle semblaient avoir ciselé son visage de jolie laide. Elle et son frère, qui n’avait jamais non plus voulu se marier, formaient une sorte de vieux ménage, admirable de délicatesse, de bonté touchante et de prévenances. Bien avant que le garde, transpirant sous le soleil d’août, n’eût fait chez eux cette démarche officielle, M. et Mlle de Lagarette s’étaient inquiétés du monument. L’un et l’autre redoutaient, en matière d’art, la balourdise du pauvre maire. --Il faudra que nous en parlions à Élisabeth, avaient-ils conclu. Il eût été raisonnable, en effet, de consulter la jeune femme qui avait vécu à Paris, parmi des artistes, et devait garder au moins quelques-unes des relations de son mari. Mais le Conseil s’inquiétait surtout de choisir un emplacement: dans la commune, où chacun donnait son avis, les uns en tenaient pour la petite place plantée de platanes qui borde l’église; certains plaidaient pour le cimetière, d’autres encore pour la croisée d’un chemin creux et de la grande route, endroit consacré par la feuillée ronde du «chêne de la Liberté». Une année passa, pendant laquelle les décisions prises furent à chaque séance remises en question. Les vieilles querelles qui divisent les gens du coteau et ceux de la palud s’étaient ranimées; le maire, bonasse, et qui ne voulait surtout «pas d’histoire», prodiguait des promesses à tout le monde, et d’autant plus facilement qu’il n’avait lui-même aucune opinion. Une autre année s’étant écoulée, et la risée publique croissant peu à peu, le secrétaire de la mairie fit un coup d’éclat en découvrant un architecte. C’était un vieux maître, doux et effacé, qui s’était retiré pour finir ses jours dans une petite propriété et y vivait en philosophe, au milieu de ses livres et de beaux dessins, se délectant de rouvrir, l’été, sous une treille, un traité de Philibert de L’Orme relié en veau brun, qu’il avait acheté jadis sur les quais. Le garde le trouva assis sur une chaise pliante, à côté d’un pied de dahlia. Le vieux maître fut sensible à cette idée de clore par un pieux monument à de jeunes morts une vie chargée d’œuvres. Dans sa chambre, où l’ombre de la treille versait un jour vert, il accumula des dessins patients, envisagea tous les emplacements, et se montra d’une complaisance inépuisable. --On voit bien qu’il n’a rien à faire, disaient les commerçants du village qui le voyaient passer, modeste et voûté, s’abritant du soleil sous un parapluie, et son soulier fendu sur un pied goutteux. Il y eut grande séance le jour où il vint, un rouleau pressé sous son bras, présenter ses projets au Conseil réuni pour la circonstance. C’était par une matinée de dimanche toute vibrante du son des cloches. La salle de la mairie, qui ouvrait sur la cour de l’école par ses deux fenêtres, se remplit peu à peu de gens endimanchés, méfiants et sceptiques, devant lesquels les projets furent étalés sur la grande table et qui hochaient la tête en face des lavis, ne comprenant point ce qu’est un plan ni une coupe, mais voulant savoir d’abord ce qui serait le meilleur marché. Les plus dégourdis trouvaient qu’un bout de colonne sur un piédestal ne faisait pas beaucoup d’effet. Aristide Brun, tout en reconnaissant que c’était très bien dessiné, déchaîna un gros rire en disant que ce monument ressemblait à un chandelier. M. Justin Videau, l’architecte, écoutait en homme qui a entendu beaucoup de sottises et plaidé toute sa vie dans le désert la cause de l’art. Il développa patiemment ses explications. Mais le secrétaire de la mairie lui en remontra. C’était M. Clastre, instituteur en retraite, un petit homme qui ne perdait pas un pouce de sa taille, solennel, en jaquette grise, pinçant une bouche de pédant de village sur son impériale blanche. Trente ans d’école lui avaient donné le pli des sentences et des remontrances: il parla de la Justice, de la Liberté et de la République, pour réclamer un coq gaulois. L’adjoint, qui avait de grandes idées, aurait préféré un poilu casqué et la croix de guerre. Puis la séance finit dans le brouhaha et la confusion. Cependant, après bien d’autres hésitations, une stèle blanche finit par s’élever, à droite de l’église, entourée par la sollicitude de Mlle de Lagarette qui planta tout autour de petits cyprès. Pour donner au goût public une satisfaction, le vieil architecte, las de disputer, permit qu’on l’encageât dans des barres de fer, reliées aux angles par de gros obus. * * * * * Ce 11 novembre, la commune fut donc réveillée par les décharges répétées d’un petit canon villageois qui tirait ses pétards dans toutes les fêtes. Ces détonations avaient pour effet d’exaspérer M. Virelade. Chaque fois, ses éclats de colère leur faisaient écho. Il éprouvait pour ce qui est bruit et manifestation populaire une mauvaise humeur agressive. C’était aussi pour sa femme, excellente, empressée autour de lui, mais qui ne l’avait jamais compris, l’occasion de dire précisément ce qui pouvait le mieux l’irriter. Élisabeth, à travers une cloison, entendait leurs voix. Pourquoi sa mère reprochait-elle si naïvement à son mari, en un jour pareil, d’avoir de l’humeur? La jeune femme, debout, en peignoir, tout en continuant de se coiffer devant une grande glace au cadre perlé, soupira à plusieurs reprises. Cette scène durerait sans doute jusqu’au moment d’aller à l’église. Sa mère alors viendrait la chercher, avec un air d’attendrissement, prête à ces larmes qui glissaient de ses yeux si facilement. Le visage d’Élisabeth, dans la glace trouble, par-dessus une grande commode un peu cussonnée, sembla se défaire dans une expression d’amertume. Il y avait dans sa chambre, exposée aux brouillards du fleuve, une odeur de moisissure et d’humidité. La jeune femme pencha la tête vers la lumière. Ses cheveux séparés coulaient sur ses joues. Dehors, dans le jardin que les pluies de novembre avaient détrempé, c’étaient toujours les mêmes magnolias aux feuilles vernies doublées de cuir fauve, et au delà le fleuve brumeux où glissait un train de «sapines». Elle s’approcha d’une des fenêtres. Combien cette journée grise lui jetait au visage le relent mélancolique des choses passées! Elle s’enivrait comme d’une volupté déchirante de ces sensations qui lui faisaient mal. Des nuages couleur de plomb épaississaient un ciel de céruse. Un vol d’oiseaux se perdait là-bas, collier dénoué qui laisse fuir ses grains. Et elle revoyait un des petits tableaux préférés de Georges: la même atmosphère un peu hollandaise baignait les rives du fleuve bordées de roseaux. Il aimait ces études modelées dans le gris, qu’éclairaient seules quelques taches fines et précieuses, une voile rousse sur l’eau assombrie. C’était sa manière de se révéler, lui dont la sincérité n’apparaissait que lentement, à travers ses rêves, comme si les choses profondes de son âme ne pouvaient que dans le demi-jour affleurer enfin. Un pas ferme descendait l’escalier. Son père sortait. Au dehors, les cloches sonnaient, sonnaient, comme pour hâter la fuite éperdue des goélands chassés de l’océan par le grand vent d’ouest. Il n’était que neuf heures et Élisabeth alla s’asseoir dans la galerie du premier étage. Deux portes-fenêtres ouvraient sur la terrasse mouillée, bordée de balustres, que supportait un petit péristyle. Des banquettes crevées se nichaient dans l’enfoncement des croisées. La jeune femme s’allongea contre une embrasure, son paroissien et ses gants posés sur sa robe. Son chapeau rassemblait de l’ombre sur son visage. Elle ferma les yeux et les rouvrit après un moment. Son regard parcourait maintenant le large couloir tapissé de tableaux et de dessins, en face des fenêtres. Tout était pour elle souvenirs dans cette galerie. Les portraits rassemblés couvraient deux panneaux. Elle revoyait d’une part la famille de son père: des têtes brunes et énergiques, aux yeux d’ébène, engoncées dans des cols du temps de Louis-Philippe et de Napoléon III. Une belle jeune femme, à la figure de madone, avec sa longue boucle noire glissant sur le cou, était cette Italienne que le grand-père Virelade, alors armateur à Marseille, rencontra dans un de ses voyages, aima, épousa, pour la tourmenter jusqu’à sa mort par sa jalousie passionnée. Par elle, du sang milanais s’était mêlé à ce sang de Gascogne, déjà si chaud, qui brûlait leurs veines. Toute enfant encore, Élisabeth s’arrêtait souvent pour la regarder, attirée peut-être par l’aimant d’un secret amour, prise jusque dans l’âme, ne se lassant pas d’interroger ce beau visage qui, disait-on, rappelait le sien. Bien différent apparaissait le panneau consacré à la famille maternelle--médiocres toiles, yeux incolores--où les daguerréotypes piqués voisinaient avec une sainte Geneviève brodée au passé. Cependant Georges leur accordait une préférence à peine ironique. Le portrait d’une vieille dame à lunettes, coiffée de rubans jaunes, le faisait sourire. C’était près de ces gens tranquilles qu’il aimait se réfugier, sur un fauteuil bas, comme si les terribles Virelade l’eussent heurté et inquiété. Que de fois, au crépuscule, elle l’avait trouvé, accoudé, tenant dans ses mains un livre entr’ouvert. Elle entrait, étouffant ses pas, se penchait par-dessus sa tête... Ses lèvres touchaient le beau front massif. Il avait parfois un violent sursaut de frayeur, étant sujet à des craintes étranges... Puis ses traits s’apaisaient et se détendaient. Quel charme émanait de lui, à ces heures-là, libérant une expression douce et heureuse qui montait du fond de sa vie! Sa physionomie un peu terne semblait transformée et renouvelée. C’était à ces moments qu’elle prenait conscience d’une qualité d’âme qui la ravissait. Maintenant, après quatre années, combien d’images laissées par Georges fondaient peu à peu, sacrifiées à celle-là dont reparaissaient toujours les empreintes, fleur de douceur, de recueillement, respirée jusqu’au plus intime du cœur. Le temps, qui dissipe de si fortes fièvres, n’atténuait même pas cette chose impalpable... le rayonnement d’une beauté secrète baignant les traits qu’elle avait aimés. Les cloches sonnent, sonnent largement. Mon Dieu, elle n’a pas besoin de cette clameur pour se souvenir. Mais une voix l’appelle, des portes battent précipitamment: --Je te croyais partie. Ton père, où est-il? Il brume un peu sur l’auto grise encroûtée de boue qui les emporte vers l’église. Mme Virelade baisse la glace pour demander et le panier aux provisions n’est pas oublié. Puis elle se désole parce que son mari refuse de mettre ses gants. Les roues font jaillir une boue jaune, dans un chemin de propriété défoncé par le pas des vaches; les fossés débordés baignent les vignes basses; des gouttes d’eau emperlent les fils de fer. Les coteaux, sous leur manteau de bois presque dépouillés, sont ce matin d’un gris noir de fer tout taché de rouille. L’auto dépasse des groupes de gens endimanchés. Il y a, sur la terrasse du presbytère, quatre petits drapeaux que le curé lui-même a dû attacher. Encore une détonation, et voici la place noire de monde, le monument enveloppé d’étoffe tricolore entre les cyprès minuscules. Dans le porche ouvert se creuse l’église, pareille à une grotte obscure étoilée de cierges. * * * * * Il en était dans cette commune de France comme dans beaucoup d’autres: depuis quatre ans que l’armistice avait fait éclater son feu de joie, dans un ciel d’azur miraculeux, la vie s’était reformée comme se cicatrisent les plaies. Les cellules vivantes se multipliaient fiévreusement pour dévorer les cellules mortes. Bien des veuves n’avaient même pas attendu ce signal pour «reprendre un homme»; les jeunes filles pour renouer, en robe du dimanche, ces guirlandes claires d’amoureux que les autos disloquent en travers des routes. S’ils étaient revenus inopinément, les jeunes Girondins pour lesquels on avait tant pleuré, gémi, harcelé le facteur, interrogé mystérieusement les somnambules, combien auraient pu reprendre leurs espadrilles et leur vieux béret sans bouleverser les petites maisons tapissées de vigne? Les grands événements étaient redevenus les gelées du printemps, les invasions de l’oïdium qui blanchit les mannes, du mildiou qui sèche la feuille, de la cochylis qui troue le grain vert, décharne le grain mûr, laissant flétrie la grappe dégonflée dans la guirlande indigo des astes. Il était parlé comme par le passé des vins réussis et des «petits vins». Chacun connaissait le chai de son voisin. On s’abordait toujours en se racontant qui a vu le lièvre, dans ce pays sans gibier où chaque vigneron a son chien de chasse, bâtard noir ou jaune qui se traîne sur ses talons par les soirs d’août, les flancs battants et la queue basse, tout vaseux d’avoir cherché à boire dans les fossés vides. Il n’y avait rien de changé que le prix des choses et les exigences des épiciers. Les plus petits boutiquiers, charcutiers et autres, filaient bien entendu dans des autos neuves, sur les belles routes ombragées d’ormeaux. Les temps nouveaux, c’était aussi le syndicat des ouvriers agricoles qui sortit un jour de l’auberge, sans qu’on sût comment, et cet autre syndicat des propriétaires, formé à grand’peine, laborieusement réuni pour décider du prix des journées, après quoi chacun avait fait de son mieux selon son humeur, sa récolte et les circonstances. Dans la foule noire agglutinée autour de l’église, déjà larmoyaient plusieurs de ces femmes qui ne finissent jamais l’année sans avoir brouillé deux ou trois ménages. Combien dissimulaient, dans un coin d’armoire, tout un dossier de lettres anonymes sur petit papier quadrillé! On voyait aussi, sous leur feutre, quelques exemplaires de ces vieux avares, tannés et recuits comme des loups de mer, qui gardent sur une poutre de leur grenier, dans un cocon de toiles d’araignées, un pot de jardinage plein de pièces d’or. Mais un sérieux extraordinaire changeait les visages. Chacun s’abordait avec un air de cérémonie. Les regards se portaient vers les femmes qui fendaient les groupes, leur mouchoir aux yeux, tirant par la main un petit enfant. Une considération particulière les enveloppait. L’heure était venue de reconnaître, dans leur malheur, le titre de noblesse qui met sa marque sacrée sur une famille. Les plus frustes et ceux-là mêmes dont l’âme disparaissait dans une chair épaisse, sentaient en eux une vague lueur de cette grande idée. Les familles bourgeoises, qui arrivaient en voiture, retenaient l’attention. M. et Mlle de Lagarette étaient descendus d’une petite victoria d’osier. Ils venaient d’entrer dans l’église, après avoir salué beaucoup de gens et serré des mains; Mlle de Lagarette s’était arrêtée pour embrasser une femme en larmes. Un jeune curé du voisinage, éclaboussé de boue, poussait sa bicyclette devant la porte de la sacristie; les enfants de chœur, en soutane noire et surplis, entraient et sortaient. Un omnibus avança devant le porche, refoulant les groupes. Mme Borderie en descendit: l’ostentation de la douleur maternelle éclatait dans toute sa personne. La sacristine la conduisit à un rang de chaises, embroussaillé de ficelles, qui lui avait été réservé. Mais la petite auto grise des Virelade ayant débouché, la sympathie se portait vers Élisabeth. D’autres jeunes veuves ne s’étaient pas encore remariées. Mais aucune ne donnait à la fidélité un attrait si sensible. Bien qu’elle fût parfaitement simple, et d’un naturel qui charmait, il apparaissait aux plus bornés que cette femme de trente ans à peine était belle et faite pour l’amour. Tout semblait mystérieux en elle: son mariage avec ce jeune peintre qui parlait si peu, sa pâleur au lendemain du deuil qui la pétrifia, et à ce moment encore, après quatre années, une dignité frappante et cet éclat de lampe voilée. Quelque chose frémit le long de la nef quand elle passa. La pluie maintenant battait les vitres de l’église sombre malgré les lumières. Un porte-drapeau, traversant le chœur, empêtrait dans le lustre de cristal la lance d’une hampe cravatée de crêpe. Les pendeloques emportées dans un mouvement giratoire tintèrent longuement. Un jeune prêtre, accablé par le poids de sa chape noire, se prosternait devant l’autel incendié. Dans les bas côtés, presque déserts chaque dimanche, se touchaient les têtes découvertes: on n’aurait pas imaginé qu’il y eût tant d’hommes dans la commune. Élisabeth, agenouillée au bas de la chaire, sentait s’exalter dans son âme l’émotion profonde de cette journée. Comme tant de fois, mais avec une fièvre d’orgueil plus intense, se brisait sur les pieds divins sa douleur d’épouse. Un aumônier militaire, loquace et barbu, couvert de médailles, sa croix suspendue à un ruban tressé noir et vert, lança du haut de la chaire un discours rempli de fusées, de grenades et de trous d’obus. La jeune femme, ses longues paupières brunes baissées sur ses yeux, regardait dans le monde immense de son cœur. Pourquoi disait-on autour d’elle: «Pauvre Élisabeth!» Le pire malheur eût été de ne pas épouser celui qu’elle avait aimé. La détresse la plus profonde devait être de ne pas connaître l’amour. La mort, malgré son avidité de tout prendre, lui laissait le nom qu’elle portait, et tant de choses mêlées à sa chair, incorporées à sa vie intime, dont ne s’épuiserait jamais la chaleur cachée. Ce moment effaçait les longues périodes de désœuvrement taciturne et d’aridité. Tant qu’elle vivrait, Georges Borderie revivrait en elle. Son œuvre aussi lui appartenait, ces toiles d’un sentiment délicat et rare, appréciées seulement de quelques amis. Dans son désastre, il lui restait encore cela qu’un artiste ne meurt jamais tout à fait. Ah! qu’elle avait hâte d’accomplir maintenant ce qu’elle différait depuis si longtemps. * * * * * Il n’y avait pas moins de cinq discours prêts. La foule, que l’église dégorgeait peu à peu sur la place, se couvrit de parapluies pour les écouter. Un photographe, sur une grande échelle ouverte, prenait des clichés. Élisabeth, au plus épais du rassemblement, regardait devant elle un petit vieillard: l’architecte sans doute. Son nez en faucille plongeait dans une barbe blanche, son cou flottait dans un col trop grand. Ses voisins, qui le bousculaient, prétendirent être gênés par son parapluie: il le ferma docilement. La stèle, maintenant découverte, éclairait de sa blancheur neuve ce jour ruisselant. L’adjoint, très croque-mort, avec ses gants noirs, commença l’appel émouvant. Les enfants des écoles, sous leurs petits capuchons, bien alignés contre la cage du monument, répondaient ensemble: --Mort pour la France. Ils étaient dix-sept, hommes de la classe, de la réserve, territoriaux même, dont les noms tombaient, chacun dans la nudité de quelques syllabes. _Georges Borderie_... Ce nom-là n’a-t-il pas pénétré dans la masse humaine plus profondément? Mais non, sauf la jeune femme aux paupières bistrées, dont se crispe un peu la bouche de madone, personne ne sait! Le maire, entravé dans ses phrases, n’a pas eu un mot pour cette jeune gloire; ni le conseiller général en cravate blanche; ni le sénateur, M. Lopès-Welsch, qui le reçut autrefois à Paris et acheta deux petites toiles. Tous ont oublié que ce peintre tombé à trente-deux ans était un grand peintre. Plutôt personne, sauf Élisabeth, ne l’a jamais compris. On ne croit pas si facilement que l’enfant grandi sous vos yeux, un peu timide et réservé, puisse porter en soi le trésor d’un Corot ou d’un Daubigny; on ne devine guère que le génie n’est pas, dès la vingtième année, un don fulgurant, et que les plus grands maîtres furent d’abord de jeunes hommes en apparence semblables aux autres. Dans l’esprit fortement positif de Mme Borderie, qui donc déracinera jamais cette opinion que son pauvre fils était paresseux? Quant à M. Virelade, dont se détache la tête bourrue de barbe, pas une fois il n’a convenu que la peinture de son gendre pût être autre chose qu’une insanité. Ce n’était pas ainsi qu’il peignait lui-même, dans sa jeunesse, au temps où il touchait un peu tous les arts. Pourtant, Élisabeth s’est juré d’en faire la preuve éclatante, Georges Borderie, âme imprégnée de la lumière de la Gironde, était un grand peintre. II Pour les gens du pays, ce qui se passait dans le domaine de la Flaütat semblait extraordinaire et presque incroyable. C’était un proverbe que «rien ne s’y faisait comme nulle part ailleurs». Entre toutes les maisons qui ornent les coteaux sur la rive droite de la Garonne, ou se disséminent parmi les arbres le long du fleuve, cette grande et ancienne demeure paraissait pourtant bien paisible. Sa façade basse, à un seul étage, décorée d’un petit péristyle, s’ouvrait au milieu d’un jardin humide et feuillu en face de l’eau. Novembre, dépouillant les tilleuls et les marronniers, avait jonché de feuilles rousses les pelouses claires. Mais les hautes sapinettes de velours noir montaient au milieu des ramures nues. Il y avait près de la berge un grand peuplier envahi de lierre. Les journées glissaient, silencieuses, dans ce jardin. S’il arrivait qu’une voiture s’arrêtât devant le péristyle, les ornières creusées par les roues restaient longtemps marquées dans les allées assez négligées. Un de ces domaines trop imprégnés par le passé, sans cris d’enfants, où l’on s’est lassé peu à peu de relever les choses qui tombent et de semer des fleurs. Les paysans ne passaient guère dans ces allées, ni chaque matin la carriole du boulanger. Toute l’animation campagnarde se donnait rendez-vous de l’autre côté, où les écuries, la remise et les chais, encadrant la maison de deux ailes basses, formaient une de ces cours pittoresques comme on en voit tant au pays gascon. Des treilles couraient sous la pente des longs toits de tuile. Un rosier tapissait le mur de la cuisine. Des poules noires, ornées d’une crête en émail rouge, montaient à leur poulailler par une mince échelle; quelques-unes se juchaient le soir en fraude, au-dessus du puits couvert d’un auvent, sur la tête torse d’un cognassier. La porte du bûcher restait ouverte toute la journée, et aussi celle de la tonnellerie. Dans un angle, une cloche rouillée à laquelle pendait une chaîne... Quand elle sursautait, dans la paix morne du domaine, des aboiements éperdus de chiens éclataient soudain. Chaque matin, M. Virelade, réveillé à cinq heures, levé à six, allumait sa lampe à pétrole et poussait dans la nuit ses volets humides sur lesquels étaient cloués des fers à cheval. C’était un souvenir de sa jument Bécasse, une fine tarbaise couleur pain brûlé, aux paturons blancs, qu’il couronna un dimanche soir à la descente d’une côte et vendit dès le lendemain, par chagrin de voir dégradée la bête qu’il aimait. Auguste Virelade était un homme de soixante ans, grand et fort, d’une santé de fer. Au premier coup d’œil, il pouvait paraître négligé et rustre, avec son air de paysan du Danube, sa barbe inculte et les vieux habits verdis par la pluie, roussis par l’air et par le soleil, qu’il affectionnait. Les dames de la famille ne se privaient pas de dire qu’il était un ours. Malgré les supplications de sa femme, il entrait dans la maison avec ses gros souliers empâtés de boue et ses chiens mouillés. Il fumait jusque dans le salon sa courte pipe en bois de bruyère, au fourneau brûlé, dont il renversait la cendre sur un coin de la cheminée. Le marbre blanc gardait une tache couleur de rouille. Mais, sous ces apparences de rusticité, les façons du grand bourgeois ressortaient en lui, et il fallait bien découvrir peu à peu la finesse des traits, et une sorte d’aisance supérieure qui en imposait. La grande beauté de ce visage était dans les yeux, bruns et magnifiques, alourdis de poches, mais baignés de cette jeunesse qui est le signe des âmes passionnées. La manie qu’avait M. Virelade de se lever aux étoiles était dans la maison un sujet de désolation. La cuisinière, Seconde, tirée de sa paillasse, soufflait en maugréant un feu de sarments. Le branle-bas gagnait l’étable. Une lanterne, accrochée parmi les toiles d’araignées, faisait surgir de l’ombre une rangée de bat-flancs, autrefois vernis, maintenant délabrés, entre lesquels haletaient de chaleur les belles hollandaises, rondes comme des mappemondes et largement souillées de purin. Un grand Landais, à la silhouette d’oiseau de proie, dégonflait les pis. Il était sourd, sentait le lait aigre, laissait au fond des filtres une couche de poils et avait toujours vécu dans la crasse. L’abrutissement des vachers dégoûtait de son troupeau M. Virelade. Le temps n’était plus où il allait, le fameux traité de Guenon au fond de sa valise, chercher en Hollande même de grandes laitières. C’était le drame de sa vie que le goût des choses belles et parfaites. L’impossibilité de les maintenir dans cet état lui faisait prendre en grippe l’univers. Il avait toujours eu, dans son entourage, la réputation d’être original. Chacun sait avec quelle intonation de pitié et de blâme les lèvres bourgeoises prononcent ce mot. Beaucoup insinuaient, avec un fond caché d’amertume, que ses entreprises l’auraient dû déjà réduire à la pauvreté. Quelle fortune avait donc laissée son grand-père! Et l’on rappelait la vie singulière de ce Léonce Virelade, qui débuta comme capitaine de navire; puis entrepositaire, armateur, installant ses frères et ses cousins à Maurice et à la Réunion, achetant des bois de plus près de Langon, des vignes sur le bord de la Garonne et enfin une île au milieu du fleuve... A sa mort, toute une famille s’était partagé ses dépouilles. Il y avait évidemment, en ces Virelade, une sorte de démon qui ne leur permettait pas de rester en paix. Le même génie, qui souleva si haut le grand-père, semblait prendre un cynique plaisir à détruire son œuvre en ses descendants. Parfois, dans un de ses accès d’humeur noire, Auguste Virelade récapitulait ses mécomptes: la batellerie à vapeur, qui avait été la grande affaire de sa jeunesse, déclinait chaque jour. Le long du fleuve, tous les cinq cents mètres, des passerelles en fer relevées marquaient seules l’emplacement des anciens pontons où depuis la guerre les gondoles ne s’arrêtaient plus. Le charbon était cher. Un petit train, établi au pied des coteaux, drainait le long de la route la clientèle paysanne. Les autobus mêmes s’en étaient mêlés. M. Auguste leur vouait une haine particulière. De sa petite flotte, qui s’amarrait à Bordeaux au quai de la Monnaie, seuls naviguaient encore quelques remorqueurs et aussi deux bateaux à aubes qui ne servaient qu’aux pèlerinages. On les voyait revenir, par les soirs d’été, sur le fond enflammé du ciel, le pont noir de foule, battant de leurs roues l’eau écumeuse et traînant des refrains d’_Ave Maria_... Parfois, dans ses crises d’humeur, M. Auguste parlait de tout vendre. Quand pourrait-il vivre enfin en paix? Ses vignes aussi lui faisaient horreur. Que ne lui avaient-elles pas coûté, depuis ces temps dramatiques du phylloxera où, jeune homme et organisant la bataille, il installait une pompe à vapeur sur le bord du fleuve. Un savant préconisait d’inonder les terres. Il s’agissait de noyer l’insecte logé comme un chancre dans la racine. Pendant quarante jours, la machine pompant infatigablement couvrit d’eau les pièces de terre, dont on avait fait de vastes réservoirs en les entourant de digues. Les paysans, qui installaient un grillage au bout de la dalle, remplissaient des paniers d’anguilles. La nappe boueuse monta jusqu’au haut des ceps. On se promenait en barque dans les allées. Puis l’eau s’étant écoulée, les règes reparurent laquées de vase, et la vigne de nouveau florissante se couvrit d’une verdure de forêt vierge. Il fallait entendre M. Virelade, après tant d’années, énumérer quelles calamités s’étaient succédé: les «flages» passaient par-dessus les carassonnes et les fils de fer, il fallut les moucher six fois; l’humidité fut fatale aux mannes qui coulèrent, et seule resta la queue de la grappe dans des feuilles larges comme des assiettes. Puis chacun replanta des _américains_ que l’on dut défendre à leur tour contre un défilé de nouveaux fléaux. Pourtant dans cette commune de la Rébédèche, comme dans la Gironde entière, il n’était guère de propriétaires dont le vignoble ne fût la vie même. M. Virelade prophétisait en vain qu’«ils en reviendraient». Et maintenant, il y avait encore cette affaire de l’île dont les gens n’arrêtaient pas de dire qu’elle coûterait plus de trois cent mille francs. * * * * * Ce lundi matin, Élisabeth, réveillée par un bruit de pas précipités, savait que son père s’apprêtait à partir pour l’île. Tout un pan de berge rongé par les mascarets s’étant éboulé, il dirigeait de grands travaux de terrassement. Mme Virelade, descendue à la cuisine en robe de chambre, préparait elle-même, dans un panier fermé, le déjeuner que la femme du régisseur ferait réchauffer. Elle insistait pour que son mari se chargeât de sa pèlerine. On entendait M. Auguste qui s’impatientait. Lui parti, un grand vide envahissait la maison entière. Ce matin-là, un orage éclata au dernier moment. Cadiche Rouquey, le batelier, était en retard. Alors qu’on le croyait sur le petit port, occupé à passer son faubert de laine mouillée au fond de la yole ou à vider l’eau avec un sabot, il était allé au village. Sa femme, dans des flots de paroles, jurait ses grands dieux qu’elle ne savait où il pouvait être. Mais, par la petite porte de sa maison, elle avait déjà expédié son «drôle» qui courait à toutes jambes vers le café-buvette tenu par le buraliste. Chacun savait que c’était l’heure du vin blanc: «Un ivrogne, un f... ivrogne comme les autres», criait à sa femme désolée M. Virelade. Puis on entendit claquer la porte. Élisabeth allait et venait lentement dans sa chambre. Elle demeurait parfois, un objet à la main, sans penser à rien. Ou bien elle se retrouvait devant un tiroir ouvert, ne sachant plus ce qu’elle y cherchait. Par la fenêtre, elle aperçut son père, dans le jardin, faisant les cent pas. Un moment après, sans qu’elle ait eu conscience du temps écoulé, elle vit sur l’eau gris de perle passer enfin la petite yole. Il lui fallait toujours des heures pour s’habiller, tant étaient longs ses oublis des choses présentes. Parfois elle s’arrêtait, fatiguée d’être restée si longtemps debout; elle se laissait aller au creux d’un voltaire, amollie par l’intime jouissance de s’appartenir, d’être bien seule, seule avec sa vie. «Qu’est-ce que tu peux faire dans ta chambre jusqu’à midi?» lui demandait Mme Virelade. C’était d’ailleurs le refrain de tous: Que faisait-elle? Comment pouvait-elle, si jeune, à la campagne, passer ses journées? On déplorait qu’elle n’eût pas d’enfant. Et ce n’était pas le moindre de ses ennuis que d’être «la pauvre Élisabeth», que chacun prétendait à sa manière plaindre et diriger. Le rayon de soleil qui, à onze heures, toucha sa fenêtre, la trouva assise, des lettres ouvertes sur ses genoux. La lumière semblait prendre un plaisir divin à baigner son visage revêtu d’une expression de gravité et d’enthousiasme. C’était à ces moments, où nul ne la voyait, que ses traits s’éclairaient d’une ardente et tendre beauté. Ses cheveux noirs tordus sur le cou découvraient son front. L’ombre de ses cils glissait sur ses joues un peu amaigries. Elle remua les lettres, en cherchant une: «Il faut que vous reveniez à Paris, lui écrivait Lucien Portets. Vous devez à celui qui nous fut si cher de ne pas laisser son œuvre dans l’ombre. Lui-même, pour s’être trop désintéressé du succès, n’a pas eu la place que son talent lui aurait faite. Peut-être le pressentiment de sa mort prochaine l’agitait-il d’une inquiétude secrète: les êtres infiniment sensibles frémissent d’avance sous leur destin. Il appréhendait aussi, pour ses petites toiles à la fois solides et précieuses, le jour vif des expositions et le contact brutal du public. Nous sommes tous ainsi, le cœur faible devant notre œuvre. Du moins nous l’étions, car les générations d’après-guerre sont autrement pressées et voraces. Combien, à trente-cinq ans, je leur parais déjà démodé, avec mes hésitations, mes scrupules, mon éternel recommencement de la page jamais finie! Vous-même, qui m’avez si souvent reproché ces dispositions d’esprit maladives, vous laisserez-vous décourager? Je désespérerais alors de tout. Quoi qu’il vous en coûte de rouvrir l’atelier de Georges, de rentrer seule dans l’appartement où vous fûtes deux, où le rayonnement de votre foyer nous pénétrait tous, je ne doute pas de vous revoir bientôt. Vous avez une si grande foi, vous êtes la seule, mon amie, que je n’aie jamais vue douter. Venez, nous organiserons cette exposition des œuvres de Georges dont vous me parlez depuis si longtemps... Tous ses amis vous entoureront. Ne renoncez pas à sa jeune gloire. Quant à moi, sans vous, je n’aurai pas la force; quoi que j’entreprenne, je me sens sombrer dans le désordre et dans le néant...» Élisabeth replia la lettre, demeura un instant pensive, les paupières mi-closes, goûtant profondément cette joie de sentir que sa vie n’était pas finie. Celui-là du moins la connaissait qui ne lui parlait que de son amour. L’image qu’un autre se fait de nous, quand elle est belle, produit toujours une exaltation secrète de nos qualités. C’est comme si l’on apercevait la figure idéale vers laquelle on tend. Élisabeth sentait affluer cette force généreuse qui était une réapparition de son âme ancienne. Tout en achevant de s’habiller, elle regardait sur la cheminée, à côté de la pendule en marbre blanc, une photographie: c’était, sous les marronniers de Versailles, un groupe d’amis entourant Georges assis sur un banc de pierre, son album ouvert; une seule femme, elle, le visage barré par un grand chapeau; et Lucien, un peu en arrière, accoudé à une vasque. Elle revoyait l’après-midi qu’ils avaient passée, les nefs vert tendre amincissant un fuseau de ciel orageux. Mais, malgré cette fraîcheur si douce à son âme, elle se sentait malheureuse et humiliée... Elle se rappela ces premiers temps de leur mariage: les amis de Georges éveillaient en elle une jalousie intolérable, et qu’elle lui cachait; Lucien surtout lui inspirait de l’éloignement, parce que son regard de myope appuyé sur eux se dilatait à certains moments, singulièrement aigu et fouilleur, lui donnant la sensation de pénétrer ce qu’elle-même se dissimulait. Mais à travers son ressentiment perçait une sorte de pitié, parce qu’elle savait Lucien malheureux: du même âge que Georges, petit et nerveux, ses cheveux rabattus sur une tempe jaune, il déplaisait souvent dans le monde par une disposition à critiquer et à contredire. Ses amis assuraient que ces dehors cachaient une sensibilité maladive. Élisabeth voulait bien le croire, tout en n’allant pas jusqu’à accepter sans contrôle certains jugements; les plus bienveillants étaient ceux de Mlle de Lagarette, la mère de Lucien, morte prématurément, ayant été sa meilleure amie: le pauvre enfant, disait-elle, avait été abandonné. Il fallait entendre par là que M. Portets, trop vite consolé, se trouvait réduit en esclavage par une seconde femme sur qui la faute était rejetée. Peut-être l’opinion publique était-elle portée à exagérer? Toujours était-il que l’enfant, éloigné des siens, interne à Paris, n’avait guère connu la vie de famille; Mlle de Lagarette, seule, en souvenir du passé, le faisait venir aux vacances. Son entourage prenait en pitié cette affection dépensée, qui semblait bien l’avoir été en pure perte; depuis plusieurs années, Lucien, répondant à peine à ses instances, ne paraissait plus. Mais Mlle de Lagarette trouvait à tout de bonnes raisons: il fallait attendre... Le plus grand chagrin de ce cœur excellent était que son protégé eût perdu la foi. Élisabeth parcourut d’un regard ce qu’elle savait de cette destinée. Oui, elle convenait que Lucien avait dû souffrir, mais autrement que ses amis l’imaginaient, d’une manière plus subtile, plus aiguë aussi. Les choses n’avaient pas le même sens pour lui et pour eux. La preuve de ses erreurs n’était pas tant dans sa conduite, son insuccès même, que dans un certain désaccord de ses aspirations et de sa vie qui se traduisait par un état de mécontentement. Il était fait, disait-il souvent, pour quelque chose de mieux. Mais pour quelle chose? Que de fois elle avait été frappée par l’idée que leur vie, à eux, celle de Georges, des jeunes gens qui les entouraient, était infiniment plus hasardeuse et plus complexe que ne pouvaient l’imaginer des natures paisibles et pondérées, comme celle de sa mère, de Mlle de Lagarette ou de leurs amis. Des états d’âme dont on eût souri, qu’on n’aurait pas même imaginés, jetaient sur l’existence une telle variété de lumière et d’ombre; surtout ils laissaient surgir des souffrances et des joies presque inépuisables. Et il lui semblait que c’étaient eux, les jeunes, qui avaient de la vie l’expérience la plus riche et la plus profonde. Ni sa mère, ni son père, d’une intelligence pourtant si forte, ne l’avaient préparée à rien. Maintenant même sa vie de femme leur restait cachée: à peine en avaient-ils entrevu les premiers moments, l’île d’or de certaines heures. Elle revit brusquement ce qu’ils ne savaient pas, son espèce de terreur devant l’inconnu, ce sentiment de honte parce que tout avait été donné, consommé, et jusqu’à son nom; mais, au-dessus de ces bas-fonds, l’envahissement d’une joie si puissante, l’ivresse d’être deux êtres qui n’en font plus qu’un, l’homme et la femme qui se sont choisis, qui s’attendent à voir dans tous les regards l’émerveillement... Non, vraiment, elle n’avait pas imaginé ce qu’est le mariage. Peut-être Georges non plus ne le savait-il pas? Et elle revivait l’apprentissage difficile de leur vie commune, cette sensation qu’il se repliait, qu’il fermait son âme, inquiet de lui-même, craignant pour son art, et se ménageant une retraite inaccessible. Combien elle était exigeante alors et inconsciemment maladroite! Un désir d’épanchement se glissait en elle, avec l’impression que Lucien était le seul à qui pût être fait l’aveu de ces choses; le seul aussi qui fût capable de l’éclairer, de l’aider à comprendre ce qui lui échappait. C’était encore une des déceptions du mariage que l’on se possédât sans se connaître! Élisabeth ouvrit ses fenêtres et commença de mettre un peu d’ordre. La brise qui gonflait sur le fleuve une grande voile rapiécée secoua ses rideaux. Les lettres s’envolèrent jusque sous le lit. Après s’être agenouillée pour les rechercher, elle se releva et regarda encore longuement sa vie. Combien elle avait eu raison de toujours se taire: ses parents, s’ils avaient connu ses angoisses, ses crises de doute, auraient pu croire que Georges et elle ne s’étaient pas vraiment aimés. Et leur amour restait un si grand amour! Il fallait comprendre la vie, qui n’est point comme on le croit sûre et uniforme; il fallait admettre qu’un peintre, plus encore qu’à son amour, serait à son art. Maintenant que son cœur n’était plus tiraillé par tant de souffrances déraisonnables, mais ramassé sur le sentiment affreux de la mort, tout cela semblait si facile. On ne se marie pas pour être heureux, on se marie pour _être_, pour vivre avec celui qui est le souffle de votre souffle... C’était cela qu’elle devait toujours continuer. Mais quelle douleur aiguë de penser que peut-être maintenant il l’eût mieux aimée! Le chagrin, les longues réflexions solitaires, les contraintes terribles de la mort lui avaient tellement appris sur l’amour! * * * * * Midi sonnait. Élisabeth ferma ses fenêtres. Une vache échappée broutait les rosiers. Sur le petit port, deux hommes vidaient une gabare chargée de grave. Elle les voyait aller et venir, portant la charge sur une sorte de brancard, et faisant fléchir sous leurs espadrilles une planche jetée du pont à la cale. Élisabeth achevait de ranger sa chambre. Sur une étagère, à côté d’un prie-Dieu en tapisserie, elle prit un à un, pour les essuyer, quelques livres qui formaient la bibliothèque préférée de Georges. Elle les replaçait... _Le Rouge et le Noir_, _le Cousin Pons_... Un petit volume s’ouvrit tout seul sur un brin de menthe roussie: c’étaient _les Rêveries d’un promeneur solitaire_. Élisabeth le referma, le rouvrit encore... d’autres fleurs... une feuille de vigne vierge nuancée du rouge-brun au jaune, comme une grande étoile d’automne. Ah! ce petit livre plein de Georges! Cette sensation que les empreintes de ses mains y étaient encore fraîches! Il était trop tard pour qu’elle commençât de répondre à Lucien. Elle s’assit pourtant devant sa table. Une phrase au premier moment l’avait fait frémir: _Quoi qu’il vous en coûte de rouvrir l’atelier de Georges, de rentrer seule dans l’appartement où vous fûtes deux_... Mais elle sentait qu’elle aurait la force. Les premiers temps, sa chair souffrant trop, elle n’aurait pas pu. Seuls l’obsédaient les plus sensuels de ses souvenirs. Ce visage dont le sien se détachait avec tant de peine, où était-il? Dans quel état? Qu’est-ce qui pouvait égaler l’horreur de se réveiller, en pleine jeunesse, une femme seule? Ah! s’il n’était que disparu! Elle aurait usé sa vie sur les routes. Mais elle avait ramené jusqu’au cimetière la boîte de chêne; sur la croix de bois déracinée, le nom peint en noir n’était pas encore effacé. Il était bien mort. Mais qu’avaient-ils donc, sauf un seul, à lui dire que c’était fini? Elle-même oubliait combien de fois, la tête envahie par une nuit profonde, elle avait de ces mots désespérés martelé son cœur. Non, non, elle était toujours la femme de Georges Borderie. Ce nom rayonnant de beauté profonde la revêtait entièrement. Elle était seule à le porter. C’était sa part dans ces grandes choses qu’on rêve à vingt ans. Même dépouillée de lui, elle restait si riche: voici qu’elle revoyait son petit appartement, si longtemps fermé, avec quatre pièces tapissées en gris, qui lui semblaient les cabines d’un grand navire; et tout en haut, lanterne au front de la vieille maison parisienne, l’atelier de Georges. Non, elle n’avait pas peur d’y revenir. Elle y rentrerait, en survivante, tellement sûre de l’y retrouver. La plupart de ses œuvres y étalent restées, et cette quantité de toiles, de dessins, à la veille de reparaître sous ses yeux chauds, prenaient de loin une beauté de terre promise. En vérité, jamais la Gironde n’avait été peinte avec cette délicatesse. Il y avait de vieux jardins, avec des perrons envahis de jasmins, serrant contre des marches usées leurs rampes de fer; et aussi, sous le pont de bois en dos d’âne, «l’estey» envasé où dort au soleil la barque échouée, toute cette vie puissante du fleuve, rose les matins d’été dans les brouillards gris, jaune et plombé sous les ciels d’orage, coulant à pleins bords dans les roseaux que le courant rebrousse ou découvrant des bures de vases. Il y avait de petites grèves raclées par le tresson des pêcheurs d’aloses, où l’eau allongeait son ourlet d’écume en ces jours de brises rapides qui courbent la tête des jeunes peupliers. Tout ce pays, avec ses rectangles de vignes, ses cuviers sombres et comme un parfum de vendanges imprégnant les «rapes» violettes. Les soirs y exhalaient un charme infini. Jamais elle n’avait senti, comme en face de ces toiles pénétrées de clarté nocturne, le mystère d’une fenêtre ouverte sur une chambre sombre... ou encore la douceur d’une petite lumière flottante, faible et balancée, au bout d’un filet. C’était cela qu’il lui laissait. La Gironde, qu’elle aimait si passionnément, l’attendait baignée d’une ineffable poésie. Mais il en est des œuvres comme des enfants, qui ne vivent, et se développent, et s’embellissent que sous des regards pénétrés d’amour. Elle viendrait, et après elle ces esprits d’élite qui font la vraie gloire. Peu à peu se révéleraient les trésors cachés. Et Georges vivrait, de cette autre vie vers laquelle un artiste tend, avec une grande faim obscure de son être. Qu’importait qu’elle eût à souffrir et qu’elle pleurât de solitude le soir, la tête enfouie dans le grand divan... * * * * * Au déjeuner, elle parut si distraite que Mme Virelade répétait chacune de ses phrases, avec un son de voix désolé, sans pouvoir la tirer de sa rêverie. Elle avait une grande facilité de parole et l’habitude de se lamenter. Dans quel état reviendrait le soir son mari? A son âge, passer ses journées dans l’humidité, c’était de la folie! Il avait trois paires de bottes qui ne séchaient pas. Pendant ce temps, dans la propriété, personne n’était surveillé. On la dérangeait à toute minute. Seconde, précisément, poussant avec peine la porte gonflée, passait dans l’entre-bâillement sa tête de Parque ceinte d’un foulard. --Madame, Élie demande la clé du chai. Mme Virelade se leva en gémissant pour l’aller chercher, cette grosse clé, qui faisait dans la serrure un bruit de mâchoire, et qu’on voyait si souvent traîner au coin du buffet ou sur la table de la cuisine. A chaque instant, il était d’ailleurs question de rouvrir ce beau grand chai, à droite de la cour, embaumé par le vin nouveau, et où l’on mettait deux ou trois fois plus de temps que partout ailleurs pour ouiller ou pour soutirer. Élisabeth traversa le vestibule carrelé, décrocha une veste de laine à un portemanteau surchargé de châles et de pèlerines, et ouvrit la porte vitrée. L’après-midi était assez beau. Le ciel s’étendait d’un gris lumineux sur le paysage éclairé par une eau glissante. Les arbres dépouillés semblaient tracés à la sépia sur un fond fumeux. C’était une de ces calmes journées de novembre où tremble encore de loin en loin quelque feuille d’or oubliée. Élisabeth aimait ces belles harmonies où chante dans une atmosphère voilée la gamme des ocres, des bruns et des rouilles. La terre était encore tout imbibée d’eau. Elle respira profondément le bon air humide. Sur le chemin de halage s’y mêlaient des odeurs marines, cette senteur si particulière de varech et de bois pourri qui monte des berges. Le petit port était désert, avec deux barques hissées sur la route. Il y avait aussi, ses moignons en l’air, une souche d’aubier déracinée, qu’une inondation entraîna, et qu’un marin avait pêchée la veille dans les eaux gonflées, la prenant dans une corde comme au lasso, la tirant à terre, pour l’amarrer enfin à une des bornes de pierre verdie plantées sur le port. Combien Élisabeth aimait ce chemin dévoré d’herbe que tous appelaient «le bord de l’eau»! Les grandes marées, en le couvrant, le feutraient de débris d’écorce et de paille, maintenant brisés, émiettés, tapis élastique d’épaisse poudre brune. A certains endroits, des plantations d’aubiers avaient été faites, les vases retenues par des piquets pour défendre la rive creusée en dessous par les courants. Tout racontait la longue lutte contre le fleuve; au-dessus des terres, ainsi que de larges jetées herbeuses, s’allongeaient les digues sur lesquelles de grosses haies d’épines criblées de baies rouges étaient cramponnées. Élisabeth regardait en marchant les propriétés, bien abritées derrière le double rempart des oseraies et de leurs talus. A certains endroits, les fourrés, en ces dernières années, s’étaient épaissis. La vue était plus dégagée au temps où enfant, puis jeune fille, elle rencontrait Georges sur ce petit chemin; ou bien elle savait qu’il était parti en bateau, avec la marée, emportant ses toiles et son chevalet et elle attendait de voir reparaître son embarcation qui longeait la berge. Il débarquait presque en face de chez lui, au bas d’un «peyrat» qui formait une petite presqu’île feuillue dans laquelle tâtonnait la gaffe. Parfois il lui jetait, pour qu’elle le halât jusqu’à terre, une grosse corde de chanvre qui l’éclaboussait... Plus tard, que de fois ils étaient partis tous les deux, dans les brumes glacées du matin, suivant les contours sinueux du fleuve et reconnaissant au passage les petits ports égrenés au pied des coteaux. Les panaches mouillés des roseaux balayaient parfois sa figure. Le soleil d’été perçait le brouillard; les étincelles d’argent vif commençaient de courir sur l’eau soyeuse battue par les rames. Et c’était la recherche, pour la sieste de l’après-midi, d’un coin ombreux. Parfois ils remontaient aussi loin que possible, à la marée haute, un «estey» couvert par les arbres. Des demoiselles d’émail vert et bleu se posaient sur le livre qu’elle ne lisait pas. Son visage riait au fond de l’eau, dans le tremblant paysage de ciel et de feuilles sur lequel sa joie se penchait. Puis le retour dans une impression de torpeur heureuse, la tête lourde d’avoir bu tant d’air et tant de soleil, les yeux qui se ferment. Que de fois aussi, depuis son deuil, elle était venue, seule, le soir, pour réciter son chapelet devant l’eau dorée et rougie qui se décolorait lentement comme de somptueuses soies anciennes. Les flammes du couchant s’étaient effacées que leur reflet vivait encore. De ce double miroir, le ciel et le fleuve, c’était celui-ci qui retenait le plus longuement les couleurs fuyantes. A peine le globe de braise s’était-il enfoncé derrière l’autre berge que commençait la fête étrange des verts, des roses, des aigues-marines, évoquant pour elle l’amour dont les mirages persistent après la mort même. Son esprit, plus encore que ses yeux, suivait le drame mélancolique qui se joue chaque soir au seuil de l’ombre. Tout occupée de ses souvenirs, elle était presque arrivée, sans l’apercevoir, devant un portail bien repeint, entre deux haies taillées au cordeau. Mais un instinct l’avertit et elle revint sur ses pas d’un mouvement rapide. Il lui eût été insupportable d’entrer ce jour-là chez sa belle-mère. Demain, sans doute, quand elle devrait lui annoncer sa décision, son ardeur se heurterait aux arguments les plus vulgaires. Aujourd’hui elle voulait garder, comme une joie grave qui l’oppressait, ce sentiment si beau de sa mission. C’était un secret entre Dieu et elle. Puis elle imagina, tout en marchant, ce qu’elle ferait: il faudrait trouver une salle d’exposition, susciter l’intérêt et la sympathie, tant de choses qu’elle ne voyait pas très clairement mais vers lesquelles sa volonté passionnée se tendait d’avance. * * * * * --A quoi penses-tu, que dira ton père, commença précipitamment Mme Virelade, le soir où sa fille s’ouvrit à elle de ses intentions. Dès le premier moment, elle entrevit une ère de difficultés qui l’épouvanta. C’était une femme excellente et faible, sans initiative, dominée depuis sa jeunesse par son mari et qui consumait sa vie à chercher la paix. --Tu t’ennuies ici, tu ne veux plus rester avec nous? Ceci se passait dans un petit salon meublé de chaises italiennes, en ébène et ivoire comme des dominos. Le soir tombait, un de ces crépuscules rapides et humides qui font si tristes les vieux jardins. Élisabeth, assise, la tête appuyée à un haut dossier, regardait pâlir au-dessus du fleuve la longue bande orange du ciel. L’angoisse de sa mère lui serrait le cœur. Elle sentait bien que tout serait tenté pour la retenir, supplications, larmes et colères. Son âme ardente souffrait d’avance les peines aiguës qu’elle allait causer; mais de céder, de renoncer à son projet, la pensée ne la touchait pas. --Il faut que je parte, dit-elle doucement. Elle se rapprocha un peu de sa mère. Brièvement, de sa belle voix grave et triste, elle lui expliqua comment cette idée de faire une exposition des œuvres de son mari lui était venue: quand il avait été tué, dans la dernière année de la guerre, elle ne s’était occupée de rien. Elle ne voulait que se noyer dans ses souvenirs. Maintenant, elle se reprochait de rester oisive: --Un ami de Georges m’a écrit. Vous vous souvenez bien de Lucien Portets qui venait aux vacances chez les de Lagarette. Nous l’avions vu souvent à Paris. C’est un esprit très délicat, difficile à satisfaire, et que Georges estimait beaucoup. Lui aussi trouve que tant d’études, d’une qualité si belle et si rare, ne devraient pas être oubliées. Elle ajouta d’une voix plus basse et un peu meurtrie: --Je ne sais pas si vous avez jamais bien compris ce que Georges était... Mme Virelade soupire à plusieurs reprises. La pénombre dissimule quelle compassion vague se peint sur son visage aux traits fatigués. Mais Élisabeth a le sentiment que ses paroles sont inutiles. Jamais, jamais, elle ne pourra faire jaillir jusque dans le cœur de sa mère cette flamme profonde qui est dans sa vie et, comme tant de fois, elle arrête la voix intérieure qui s’élève dans sa solitude: --Non, vous n’avez pas senti, ni vous ni mon père, quelle âme se cachait sous ses apparences modestes. D’autres, à Paris, l’ont admiré. Vous, vous n’avez pas compris que son être était pénétré de ce qu’il y a chez nous de plus précieux, et que Dieu ne recomposera peut-être jamais une âme pareille. Moi, je jouissais en lui de ce qui m’a le plus intimement charmée dans ce pays que nous aimions tant. Il suffit d’un dessin, de quelques touches sur une toile pour que je le retrouve. Et moi aussi, qui vous aime tant, je sens que vous me regardez comme des aveugles. Vous ne voyez pas la femme que je suis et combien je souffre d’être prisonnière! Votre amour jaloux est une prison. Pourquoi suis-je ici, inutile, alors que d’autres femmes agissent et luttent pour continuer ceux qu’elles ont perdus? Elle avait pris la main de sa mère, cette main un peu forte et gonflée de veines, et la pressait contre sa bouche. Quoi qu’on pût tenter pour la retenir, elle repartirait. Après avoir tant attendu quelque chose à faire, elle voyait enfin l’emploi de sa vie, un dernier chaînon brillant de bonheur. Le ciel était maintenant derrière les arbres noirs d’un bleu enfumé. Mais que lui importait l’obscurité, le silence des choses dans son avenir! Elle avait la foi. Celui qu’elle avait aimé lui laissait ses œuvres, pauvres parcelles de beauté, obscures pour les autres, mais à ses yeux plus éblouissantes que des diamants. C’était le trésor de son amour. Et elle espérait comme on aime, avec un entêtement illuminé, que sur cette œuvre un jour merveilleux allait se lever. III Le soir même, au visage irrité de son père, Élisabeth sut que sa mère lui avait parlé. Mme Virelade, gémissante, venait d’essuyer les premiers feux de sa colère: quelle était cette nouvelle folie de prétendre faire une exposition? Ce n’était un mystère pour personne que le pauvre Georges n’avait jamais eu le moindre succès. Maintenant qu’il était mort, on voulait qu’il eût du génie. Élisabeth, avec ses idées fixes, finirait par devenir folle. --Parle-lui toi-même, répétait sa femme, en le suivant d’une pièce à l’autre. Mais il tempêta que tout cela ne le regardait pas et qu’elle pouvait bien agir comme elle l’entendrait. Le lendemain matin, il se leva très sombre et n’en parla plus. Élisabeth s’était habillée plus tôt que de coutume pour passer avec lui dans l’île. Mais elle hésitait à le lui proposer. Neuf heures sonnèrent. Elle allait et venait dans le vestibule aux carreaux humides, autour du billard houssé de toile grise. Au même moment, devant le chai ouvert, M. Auguste refusait d’une voix violente à un courtier, survenu en automobile, de goûter son vin: «Je le vendrai, monsieur, quand il me plaira.» Les domestiques filaient de tous les côtés. Mme Virelade, entrée précipitamment dans le vestibule, racontait déjà la scène à sa fille. Elle tremblait aussi que son mari réclamât un des paysans, Élie Couture, dont elle venait d’apprendre qu’il était parti au petit jour pour chercher des cèpes. Élisabeth, découragée, remonta dans sa chambre. Elle comprenait, elle, tout ce qui se cachait de sensibilité blessée dans la nature de son père. Personne plus que lui ne l’avait aimée, d’un sentiment profond, orgueilleux, qui se refusait au partage. Quoi qu’elle pût dire, il était jaloux. Il l’avait été de son gendre. Les Borderie lui paraissaient d’une autre race, mesquine, égoïste, dénuée de cet instinct de grandeur qu’il sentait en lui et chez les siens. Lorsqu’il se heurtait aux droits de ces «gens-là» sur Élisabeth, son cœur se cabrait. Il ne pouvait supporter qu’elle leur appartînt. Pourquoi avait-elle fait ce mariage? Néanmoins, entre sa fille et lui, un flot de tendresse rejaillissait sans cesse qui emportait tout. * * * * * La nouvelle du prochain départ d’Élisabeth ayant commencé à se répandre, Mme Borderie accourut. Le dépit de n’avoir pas été prévenue la première enflait sa personne courte, ronde et roulante, engoncée dans une de ces toilettes qui font de l’effet à la campagne. Les petits froissements qui entretenaient quelque excitation entre les Virelade et les Borderie ne pouvaient surprendre personne. Il n’était pas possible de trouver des gens plus différents dans les goûts et les habitudes. C’est ainsi que M. Auguste donnait libéralement à ses paysans son vin le meilleur. Mme Borderie, au contraire, ne leur accordait par an qu’une ou deux barriques, et encore prises dans le vin de presse. Les années passaient sans étouffer le souvenir d’un après-midi de septembre, où ses vendangeurs assis sur leurs paniers et bastes renversés au bout d’une vigne, lui envoyèrent une délégation pour des affaires de piquette tournée et de soupe claire. Mme Borderie répétait chaque jour qu’elle entendait être maîtresse dans sa maison. Son mari même ne s’était jamais hasardé à lui disputer cette autorité. Tous deux d’ailleurs se ressemblaient par le goût de l’ordre: leur idéal était de s’assurer dans les meilleures conditions une vie confortable. M. Borderie, comme les Eyquem qu’illustra Montaigne, s’était patiemment enrichi dans le commerce des morues. Son esprit de prudence était renommé: jusqu’à sa mort survenue quelques mois avant la guerre, il n’avait jamais manqué d’examiner toutes choses à tête reposée, ne se décidant qu’avec la plus extrême circonspection. De même, il entretenait sa maison et ses vignes avec une application scrupuleuse. Son grand souci était de drainer l’humide palud. Nulle part les canalisations n’étaient si bien entretenues, les fossés si larges. Au moment du phylloxera, quand M. Virelade, surexcité, vint lui proposer d’inonder, il le regarda avec une sorte de pitié glacée et lui répondit: «Non, monsieur, je ne mettrai jamais l’eau chez moi. J’ai passé ma vie à l’en faire sortir.» Qu’un artiste naquît, sensible et rêveur, dans ce milieu de vieille bourgeoisie admirablement solide et équilibré, cela avait été une singulière fantaisie de la Providence. Sans doute fallait-il que fût humilié, par cette extraordinaire aventure, l’orgueil de ce ménage qui se flattait d’avoir tout prévu. M. Borderie, avec ses yeux peu animés dans un visage rasé, ne comprit jamais. Il opposa à son fils un entêtement qui fut approuvé par son entourage. M. Auguste allait chez ses voisins de mauvaise grâce, Mme Borderie ne découpant pas une volaille sans lui dire qu’il n’en mangeait point chez lui d’aussi bonne. Et ainsi de tout. Quant à Élisabeth, elle avait conscience qu’il n’était rien dans sa personne qui ne parût mauvais à sa belle-mère. A peine était-elle entrée dans cette grande maison carrée, astiquée et nette, qu’elle s’y sentait une étrangère. Cette sensation de déplaire l’accablait vraiment. Partout où elle était passée, avec son regard chaud, son intelligence vive et attrayante, elle réussissait si vite à prendre les cœurs: au temps où elle faisait ses études, dans un cours de Bordeaux, les professeurs ne s’étaient jamais lassés de la préférer; à Paris, les amitiés l’avaient entourée. C’était alors que s’épanouissait sa beauté marquée surtout de sensibilité et d’intelligence. Mais, dans ce milieu hostile, sa physionomie se fermait: que répondre quand sa belle-mère en revenait toujours aux tracas quotidiens et au prix des choses; et si quelquefois elle essayait de ramener l’entretien vers Georges, il lui semblait que le cher visage se détruisait peu à peu dans l’ombre. Mme Borderie, apparaissant à la Flaütat, causait un peu de saisissement. Chacun se sentait vaguement en faute. La cuisinière, Seconde, qui la vit venir, retourna d’un geste rapide son tablier bleu. Dans le vestibule, sur les grands fauteuils Louis XIII à verdures et sur le billard, le linge de la dernière lessive était entassé. Elle s’en excusa avec toutes sortes de considérations paysannes sur la difficulté de «faire sécher» et le mauvais temps. Cependant Mme Borderie montait d’un pas lourd l’escalier un peu délabré, parcourait la galerie dans toute sa longueur, entrait dans le grand salon dont Seconde, allant vivement d’une fenêtre à l’autre, ouvrait les volets. Un moment s’écoula. Mme Virelade, que les visites surprenaient toujours, se faisait attendre. Élisabeth avait été porter des lettres à la poste. Mme Borderie, installée dans une bergère, eut le temps de braquer son face-à-main sur toutes les choses. Ce grand salon avait bien du charme, avec ses fenêtres claires sur le jardin et tant de meubles très divers, mais d’un caractère noble et délicat, et qui semblaient associés par une longue et douce habitude. Il y avait, au-dessous d’une glace vénitienne, une table massive. Des feuillages d’automne, mêlés de perles vermillon, débordaient d’une coupe japonaise. Sans doute était-elle venue autrefois par la malle des Indes, avec d’autres porcelaines parfumées de thé. Dans une encoignure, sur un petit guéridon en marqueterie, une touffe de roses d’arrière-saison--neige et soie flammée, grenats presque noirs--avaient laissé choir deux ou trois pétales. Mme Borderie, en chapeau rond, ses vieux diamants jaunes aux oreilles, leur jeta un coup d’œil sévère. Son regard inquisiteur dénombra aussi les lézardes de la corniche; sur le papier gris salpêtré, une bordure décollée pendait. Mme Virelade, entrée enfin, s’excusait sur un ton aimable et peiné, avec une grande facilité de parole: c’était à ces moments qu’elle aussi prenait conscience de tout ce qu’il y avait dans la maison d’un peu négligé. Ses yeux allaient, avec une sorte de surprise désolée, de la rosace délabrée aux grandes taches d’humidité: «Sur cette palud mouvante, les vieilles demeures s’affaissaient peu à peu... Le piano aussi s’abîmait.» Mais Mme Borderie, interrompant ses lamentations sur l’hiver proche, la pressait déjà de questions nettes et coupantes. Au dehors, le ciel était doux avec de grands nuages déchirés sur du bleu de lin. Une charrette chargée de barriques passait sur la route. C’était l’heure où Mme Virelade, un léger fichu sur ses cheveux gris, commençait chaque après-midi sa promenade autour du jardin, s’arrêtant dans le potager devant les plates-bandes fraîchement remuées, et considérant avec plaisir les petits semis. Mais ce jour-là, prisonnière dans son grand salon, elle attendait avec angoisse qu’Élisabeth vînt la délivrer. Dès les premiers mots, quand sa visiteuse avait fait au départ projeté une allusion assez acerbe, elle avait cru qu’il s’agissait d’un simple froissement d’amour-propre, que quelques explications sauraient apaiser. Mais, de phrase en phrase, par une progression implacable, Mme Borderie révélait des pensées que l’indulgente mère n’aurait même jamais soupçonnées. Ses yeux un peu somnolents, qui ne voyaient le mal nulle part, s’ouvraient effarés: --Personne n’imaginera des choses pareilles. Dans l’atmosphère paisible de ce grand salon campagnard, les deux voix se heurtaient: l’une, aiguë, harcelante, l’autre un peu voilée, venue du cœur, impuissante à rien refouler par longue habitude de se répandre comme sur le rivage une eau molle et douce. Mme Virelade s’enveloppait dans un châle noir. Sa figure un peu effacée, toute marquée de petites rides, paraissait vieillie, fatiguée par des pensées incompréhensibles. Ainsi, parce qu’Élisabeth voulait se consacrer à la mémoire de son mari, le monde se dresserait pour la suspecter dans ses intentions! Les mots de scandale et d’aventure, résonnant durement dans son cœur faible, la bouleversaient: --Peut-être pourrait-on penser cela d’une jeune femme coquette et frivole, comme on en voit tant... Mais Élisabeth! Dans ce nom, prononcé avec une sorte de culte attendri, elle mettait toute son admiration pour l’enfant grandie sous ses yeux, d’un caractère parfaitement élevé et noble; pour la jeune femme qui, depuis quatre ans, vivait isolée dans cette maison, brûlée par sa peine, à qui l’on pouvait bien reprocher parfois d’être singulière et trop concentrée, mais dont la dignité, les manières, la personne entière semblait porter la marque d’un monde supérieur. Comment, la voyant, pourrait-on lui prêter d’autres sentiments que ceux de son âme? La mère, sans avoir jamais pénétré sa fille, sentait dans sa tendresse la force mystérieuse de la vérité: --C’est pour Georges qu’elle veut le faire. Mme Borderie, dans un geste de pitié feinte, élevait ses deux mains gonflées. Un gros bracelet d’or enserrait son gant. Si Élisabeth voulait vendre les tableaux de son mari, comme c’était son droit, puisqu’un testament--bien hâtivement rédigé d’ailleurs--l’instituait l’unique héritière, il y avait des marchands qui s’en chargeraient. Ce n’était point l’affaire d’une jeune femme de s’en occuper. Tout ce qu’on avait pu lui dire sur le monde des artistes ne réussissait donc pas à la mettre en garde! Dans ces derniers mots, par une intonation méprisante, Mme Borderie trahissait sa longue rancune pour cette société où elle n’avait jamais pénétré, mais qu’elle voyait à distance composée de bohèmes, de gens aux mauvaises mœurs, et contre laquelle son esprit d’autorité avait échoué. Pendant dix ans, inattentive aux éclaircissements que Georges s’efforçait de lui donner, elle n’avait eu d’autre volonté que de l’en retirer. Qu’Élisabeth y revînt seule, c’était révéler un goût de l’imprudence, du désordre peut-être, que sa famille serait bien coupable de ne pas combattre. --Il vaudrait mieux qu’elle se remariât, conclut Mme Borderie, d’un ton péremptoire. --Ma bonne amie, comment pouvez-vous dire? Vous savez bien que jamais elle ne consentira... Berthe Virelade, les épaules courbées sous son châle, sentait monter dans toute sa personne une révolte de mouton qu’affole la plus injuste persécution: --D’autres sans doute se remarient, mais qui n’avaient pas aimé de cette façon... Elle-même s’étonnait de ces paroles qui l’entraînaient au bord d’un monde inconnu. Sa naïveté aussi s’émouvait, cet incurable optimisme de la femme mariée de bonne heure, par un arrangement de famille, et qui approche de la soixantaine sans avoir connu les angoisses brûlantes de la chair. Il lui paraissait naturel que sa fille vécût d’un souvenir. Tant d’autres veuves, jeunes comme Élisabeth, s’étaient résignées! C’était la conception paisible des vieilles familles, à laquelle son esprit un peu distrait mêlait un charme d’idéalisme. Toute la douceur de la vie tenait pour elle dans les affections familiales. Sa nature, portée aussi à tirer du plaisir des petites choses, imaginait aisément les moyens d’occuper les jours: Élisabeth finirait par s’intéresser à la Flaütat, comme elle-même s’y était attachée, et peu à peu s’apaiserait ce sentiment encore si ardent qui l’occupait exclusivement. --Vous ne vivez que d’illusions, affirmait Mme Borderie, acharnée à déchirer ce tissu de rêves qui l’exaspérait. Votre fille a passé sa jeunesse à lire. C’est un caractère romanesque qui n’a point de goût aux choses utiles... C’était le grand grief de Mme Borderie que ces longues promenades solitaires de la jeune femme pendant lesquelles on l’apercevait, lisant en marchant, ou assise au bord d’un talus herbeux, les yeux fixés sur un point vague de l’horizon. Qu’elle eût cherché des distractions, ou passé ses journées à parler de choses futiles avec des amies, même les moins sérieuses, tous l’auraient trouvé naturel! Mais ce silence, ce rayonnement d’une vie intérieure... Quand Élisabeth rentra, un quart d’heure après que Mme Borderie, triomphante, se fut retirée, elle trouva la porte du salon ouverte et sa mère en larmes. Sans doute, Mme Virelade, pour la ménager, ne fit-elle des propos tenus en des matières si délicates qu’un récit très atténué. Mais, si éloignée que fût la jeune femme de la mesquinerie humaine en général, et campagnarde en particulier, elle comprit: un peu de sang brunit son nerveux visage que le grand air humide avait rafraîchi: --Ne vous inquiétez pas, dit-elle seulement, vous savez bien qu’on ne doit donner à ces choses aucune importance. Elle ôta son chapeau et alluma, avec des gestes qui s’efforçaient de rester paisibles, une petite lampe sous la bouilloire en cuivre rouge. Elle-même, chaque jour, préparait le thé que Seconde n’avait jamais su faire. Mme Virelade, rassérénée par son air calme, la regardait disposer sur le napperon d’un plateau de laque les tasses minuscules, les petites cuillers, la théière chinoise dont l’anse était formée par un brin de jonc. L’eau ayant commencé de chanter, elle rapprocha un peu son fauteuil: --Je lui ai bien dit, commença-t-elle... Et elle reprit, avec plus d’abandon cette fois, le compte rendu de la conversation, donnant des détails et développant ses moindres réponses avec complaisance. Au premier moment, le trouble que toute sa personne avait avoué lui donnait un peu d’inquiétude; maintenant qu’Élisabeth était là, avec son beau regard, ce port de tête si doux et si fier qui la ravissait, il lui semblait que sa seule présence dissipait les miasmes. Combien elle avait eu raison de dire que sa fille ne ressemblait pas à tant d’autres femmes! Quelle différence entre ce sérieux, cette gravité tendre, et la folie de plaisir qui s’était emparée du monde! La calomnie même ne l’atteignait pas. Et elle la regardait, par-dessus la table couverte d’un tapis de laine où les tasses veinées de bleu s’embuaient de fumée légère. Le ciel de quatre heures pâlissait entre les nuages ballonnés de pluie qui montaient de l’ouest. Comme elles étaient bien, toutes les deux, se comprenant si parfaitement! Dans l’auréole des petites rides, les doux yeux couleur d’amande brûlée s’éclairaient d’amour: --Nous n’en parlerons pas à ton père, ajouta-t-elle, tandis qu’Élisabeth, de ses longues mains brunes, ramassait les miettes. Tu penses bien que lui, ne supporterait pas... --Certainement, avait répondu la jeune femme, d’une voix un peu sourde, et elle était passée dans la galerie où sa mère un moment l’avait entendue aller et venir, sans pressentir quelle révolte profonde ne lui permettait pas de rester en place. La pluie tombait quand M. Virelade, dans sa vieille peau de bique rousse marbrée d’un cuir noir, débarqua au bas de la cale. L’eau d’un gris fouetté était basse. Il remonta d’un pas ferme la pente pierreuse, et appela deux ou trois fois son grand épagneul qui se coulait entre les aubiers envahis d’ombre, flairant dans la vase des odeurs suspectes. D’un doigt impatient, il frappa à la porte de la cuisine que l’on tenait fermée le soir par crainte des rôdeurs. Dans la cheminée veloutée de suie, un feu de vigne allongeait au-dessous de la crémaillère ses langues de flammes. Tout à côté, dans un coin d’ombre, au hublot d’une haute horloge gainée de bois, un balancier allait et venait, pareil à un rond bouclier de cuivre. Le premier coup d’œil jeté sur le maître révéla que son mécontentement semblait dissipé. Seconde, empressée, ouvrit sous ses yeux une casserole de terre où de gros cèpes, couleur de tabac, rissolaient dans l’huile. Le hachis d’ail était déjà préparé, au coin de la table, sur une épaisse planche brune que tous les couteaux, en débandade au fond des tiroirs, avaient entaillée. Un grand garçon de vingt ans, la figure rouge sous des mèches collées de cheveux noirs, se trouvait assis sur la plaque du foyer, fendant du vime. Une botte déliée couvrait ses sabots. Quand M. Virelade, sans demander d’explications, félicita Seconde sur le plat de cèpes, un sourire silencieux fendit son visage. Dans le vestibule, une petite lampe Pigeon tremblotait au bord du billard. L’odeur du vin nouveau remplissait la maison. M. Virelade accrocha au portemanteau sa pelisse mouillée, s’ébroua, essuya son front et se dirigea vers l’escalier. Après toute une journée passée dans l’île, à surveiller des équipes de terrassiers et de charpentiers qui enfonçaient le long de la berge ravagée par les mascarets des poteaux de mine, il se sentait mieux, les nerfs détendus. Le projet d’Élisabeth, s’il lui était pénible, touchait cependant son cœur toujours jeune, dans lequel jamais sa manie de pessimisme n’était descendue. Mme Virelade s’était promis de ne rien lui dire des événements de l’après-midi, mais à peine eut-il pénétré dans le petit salon, au visage contraint de sa femme, il eut l’impression que quelque chose s’était passé et qu’on lui cachait. Après le dîner, tous trois s’installèrent, comme chaque soir, autour de la lampe de porcelaine à filets dorés. Au bord du cercle lumineux luisaient les meubles noirs marquetés d’ivoire et les vitres d’une petite armoire. M. Virelade, enfoncé dans un grand fauteuil aux ressorts cassés, à côté d’un amas croulant de volumes, laissait en lisant s’éteindre sa pipe. Sa femme, fatiguée par les émotions de la journée, luttait en vain contre le sommeil. De temps en temps, elle avait de brusques mouvements de tête qui la réveillaient. La pluie ruisselait au dehors. C’était une de ces soirées d’automne où Élisabeth avait l’impression que la maison entière frémissait, arche perdue, au milieu du jardin submergé et des terres grasses. Mais jamais, aussi profondément que ce soir, elle n’avait pénétré l’âme de son foyer, cette atmosphère de confiance totale qui la remplissait de tendresse et de gratitude. Les siens, du moins, s’ils ne la comprenaient pas jusqu’au fond, avaient en elle une foi absolue. Qu’importaient les autres... Un moment, sentant les larmes prêtes à l’envahir, elle ferma les yeux: une humiliation infinie lui noyait le cœur. * * * * * Bien qu’elle se refusât à faire des visites, Élisabeth promit à sa vieille amie, Mlle de Lagarette, de déjeuner à Gueyte-lou avant son départ. A la fin de novembre, la lune nouvelle éclaircit le ciel, et le soleil rose, apparu après sept heures derrière le coteau, éclaira la palud fumante de brumes légères à travers lesquelles brillaient des perles de gel. Dans les règes de vignes, tapissées d’herbe dure et de seneçon, les paysans commençaient la taille. Leur sécateur au-dessus des ceps d’un noir de suie semblait hésiter, puis tombait la chevelure emmêlée des astes. A tout instant, ils s’interrompaient pour détacher de leurs sabots, avec une «curette» en bois, des boulets de glaise et racler aux chevilles leurs bas tricotés. Derrière eux, des femmes courbées, ramassant la jonchée de sarments dans leur tablier, faisaient des fagots. Élisabeth, le cœur plein d’adieux muets, entrait et sortait, regardait vaguement, cueillait dans un massif de rosiers bas tout embroussaillés la dernière petite rose striée de carmin, à peine grosse comme une noisette. Sa mère la rappelait. Mme Virelade n’en finissait pas de rassembler quantité d’objets. Un matin, il fallut rechercher les malles, dans une grande pièce qui servait de débarras derrière la cuisine. La porte de bois, péniblement poussée, éclaira des barriques remplies de cendre et le plus bizarre bric-à-brac, M. Virelade achetant aux expositions toutes les machines possibles que l’on rebutait pour n’avoir pas su s’en servir. Cadiche et Seconde, se frayant un passage au milieu des sulfateuses, dressèrent contre le mur la broche spéciale qui servait à rôtir les dindes. Un vinaigrier gouttait dans l’ombre, élargissant sur le carreau une tache bordée de moisissures. Ces derniers jours laissaient à Élisabeth une impression de fatigue extrême. Combien elle avait hâte de s’en délivrer! Sa mère, toujours conciliante et illusionnée, s’était promis de ne rien dire à son mari des propos qui l’avaient troublée. Mais M. Virelade possédait un flair infaillible pour dépister ce qu’elle lui cachait. En une soirée, et aussi sûrement que l’aurait pu faire le juge d’instruction le plus exercé, il lui avait arraché une partie de la vérité, rétabli le reste, et passé par les sentiments de mépris, de fierté blessée et d’exaspération qu’elle redoutait plus que tout au monde. Il lui paraissait monstrueux que Mme Borderie prétendît dicter sa conduite à Élisabeth. --De quoi se mêle-t-elle? Lui-même se proposait de dire, immédiatement, et de la manière la plus péremptoire, que sa fille était maîtresse d’elle-même, au-dessus des critiques, et qu’il l’approuvait. La jeune femme avait eu beaucoup de peine à le retenir. Le piétinement des préparatifs rendant la conversation impossible, Élisabeth se tait. Elle ne redoute pas sa belle-mère, majestueusement retirée sur ses positions, et qui l’a reçue avec cette diplomatie que possède à fond toute forte personnalité formée en province. Elle appréhende les derniers jours, l’attendrissement. Il y a une grande tristesse à être aimée uniquement, aimée à l’excès! Son père lui dira peut-être au dernier moment: «Pars, si tu le veux, mais je n’ai pas encore compris ce que tu vas faire.» Il croit donc que c’est fini pour elle d’espérer, d’attendre, de respirer passionnément l’atmosphère de l’amour, l’orgueil de l’amour, à la manière des solitaires qui tirent leur vie d’un inépuisable secret de leur âme. * * * * * A Gueyte-lou, la veille du départ, son cœur étant prêt à s’ouvrir, elle a senti le violent et délicieux désir de parler de Georges. Elle avait traversé à pied la palud fumante et monté la route en lacets taillée dans le roc. La lumière argentait le bonnet de fourrure baissé sur ses yeux. Il avait gelé le matin et de vertes plaques de glace fondaient dans les herbes au bord des fossés. C’était une de ces journées où s’effacent les premières rides. Quelques nuages impalpables comme une haleine se diluaient dans un ciel d’azur transparent. Combien elle aimait cette atmosphère girondine qui baigne d’un éclat riant les petites maisons, les garennes grandes comme un mouchoir à flanc de coteau. Mais ces bouquets d’arbres, ces pruniers marbrés de lichen, cette campagne gonflée, vallonnée, qui regarde par toutes ses pentes la chenille d’argent de la Garonne, qu’est-ce que cela eût été pour elle si elle ne l’avait pas possédé plus intimement dans l’œuvre de Georges? Cette beauté, elle l’avait respirée dans ses mains, sur son épaule, tout contre ce cœur dont le battement ralentissait peu à peu le sien. Maintenant encore, après quatre années, chaque gorgée d’air semblait nourrir au fond de son âme cette royale substance d’un secret d’amour. --A table, lui dit M. de Lagarette, venu vers elle dans l’allée d’ormeaux. Le sourire de l’accueil plissait sa figure qu’une sagesse aimable avait affinée. Depuis le matin, sa sœur et lui se réjouissaient du beau temps. Tous deux avaient un amour extrême pour le magnifique panorama que fonce à l’horizon l’indigo des Landes. Leur longue maison tournée vers le couchant, vitrée et claire comme un belvédère, avec son péristyle monté sur un haut perron, ne semblait faite que pour absorber du matin au soir cette vue nuancée. Pendant le déjeuner, dans la salle à manger qui sentait la pomme Calville, Élisabeth fut la première à parler de Georges. Ses vieux amis, qui les avaient l’un et l’autre connus enfants, admiraient ingénument que deux natures d’élite se fussent ainsi rapprochées, liées, dans un de ces sentiments invincibles qui se dénouent en longs souvenirs. Élisabeth, pour avoir bu le philtre d’un grand amour, leur semblait revêtue d’une ardente et chaste beauté. Leurs yeux délicats et pâlis par l’âge s’éclairaient en la regardant. Nulle part, la jeune femme n’avait senti tant de respect, de soins attentifs, comme si ces deux célibataires tendrement unis honoraient en elle un mystère que leur vie ne connaîtrait pas. Le déjeuner fut long et tranquille, avec la succession de ces plats onctueux, parfumés, dans lesquels se fondent les volailles engraissées à l’ombre de la maison, les légumes arrachés le matin même, trempés de rosée, dans le potager. Le vin rouge, d’un rubis fané, décanté une heure avant par M. de Lagarette, avait tiédi sur la cheminée. Une autre bouteille, toute sirupeuse d’un vin d’or, fut au contraire retirée au dernier moment d’un cellier obscur. Quand on le versa, les verres s’embrumèrent. M. de Lagarette remua lentement cette liqueur glacée, chaude d’un feu secret, ramassée chez lui graine à graine, vieillie dans son chai, et d’où montait l’arome de tout ce qu’il aimait. Lui aussi était un vrai Girondin. Il avait voyagé dans l’Europe entière pour placer des vins, prêché avec son léger accent bordelais des Anglais, des Russes et des Hollandais, rapporté des cigarettes à bout doré de Saint-Pétersbourg, des cigares belges, toujours désolé et scandalisé de ne voir nulle part les grande crus traités comme il le faudrait. Personne ne voulait savoir comment on doit laisser «reposer» le vin, le fouetter, le soutirer, le mettre en bouteilles. Lui, au contraire, avec l’amour de l’artiste qui offre son chef-d’œuvre, du connaisseur qui dispose le meilleur jour, entourait ses bouteilles de soins infinis. Mlle de Lagarette, fine, distinguée, en robe montante, le visage bistré et vif sous ses cheveux gris, présenta à Élisabeth de tremblants chasselas, conservés en poches, dont se détachaient seules les graines flétries. Tous trois parlèrent de ces beaux fruits d’arrière-saison, tachés de rousseur, que Georges disposait pour les peindre dans un compotier. Il n’était rien, dans cette transparente et tendre journée, qui ne semblât vu à travers son âme. Après le déjeuner, sur le péristyle, un peu écrasé par un vieux manteau à pèlerine dans lequel sa personne semblait se réduire à rien, M. de Lagarette demanda à Élisabeth comment l’exposition s’organiserait. Il ne doutait pas qu’elle trouvât beaucoup d’appui chez les Bordelais et leurs amis fixés à Paris dont il repêchait un à un les noms. Le plus éclatant était celui de M. Lopès-Welsch, le sénateur, qui ne résidait pas beaucoup en Gironde, mais qui y était propriétaire d’un cru célèbre devenu pour lui une sorte de fief électoral. Il appartenait à ce clan de grands financiers étrangers à la région, qui ont dans leur château un administrateur choisi dans les meilleures familles du pays; les négociants des Chartrons, quand ils venaient à Paris, étaient reçus chez lui, et aussi les écrivains, les jeunes artistes qu’éblouissait un peu son luxe et charmaient ses manières affables de politicien. M. de Lagarette, qui dînait dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré deux ou trois fois par an, vanta l’agrément de ces réceptions où des personnalités de toutes sortes, d’une grande ouverture d’esprit, se trouvaient réunies. Les jeunes gens surtout étaient portés à le considérer comme un protecteur magnifique, allié à la plupart de ceux qui détiennent pouvoir et fortune, si bien qu’un mot de lui avait le don de faire ouvrir instantanément les portes fermées. Tout cela était vrai, sans doute, mais il semblait à Élisabeth que M. de Lagarette jugeait de ces choses avec un optimisme trop généreux, sans démêler des dessous plus complexes, et un noyau de dureté et d’égoïsme qui lui répugnait. Il cita aussi des peintres, des écrivains: tous, certainement, ne demanderaient qu’à faire sur le nom de Georges une manifestation d’amitié et de souvenir. Sa sœur, qui déplaçait son fauteuil d’osier, déroulait un store pour se garantir d’un petit vent du nord, parla la première de Lucien Portets. --Lui aussi, Élisabeth, aimait beaucoup Georges, et vous secondera mieux peut-être que vous ne croyez. M. de Lagarette s’excusa affectueusement de la contredire: elle s’obstinait, affirmait-il, dans des illusions. Si Lucien avait, comme M. Lopès-Welsch lui-même l’assurait, des dons remarquables, sa sauvagerie le condamnait à n’être jamais qu’un mécontent et un isolé. Sous des apparences de timidité, il cachait une indépendance obstinée, la crainte de s’ennuyer au milieu du monde, et un orgueil extrême qui l’éloignait même de ses meilleurs amis. Chez M. Lopès-Welsch, où il avait débuté comme secrétaire pour n’y demeurer que quatre ou cinq mois, tout cela était apparu; et son protecteur, en lui trouvant une vague situation dans une Revue, avait montré la plus grande longanimité en même temps qu’un assez vif désir de s’en débarrasser. Élisabeth, assise au soleil sur une marche de l’escalier, songeait à certaines lettres de Lucien; mais, de leur correspondance, elle n’avait jamais parlé, et un sentiment mal défini lui faisait taire tout ce qui était lié à cette amitié. Mlle de Lagarette, seule, approuvée cette fois par son frère et prétendant connaître «le vrai Lucien», parla des études brillantes de leur protégé: un petit roman d’analyse, _Alphonse_, publié sous son pseudonyme l’année précédente, leur avait assurément déplu à tous deux par l’âpreté du ton et aussi la totale amoralité. Mais la littérature moderne semblait on ne peut plus singulière et les bons esprits mêmes, ou ceux qui avaient longtemps paru l’être, en venaient à favoriser ce qui était hors du sens commun; la veille encore, dans son journal d’opinion pourtant modérée, M. de Lagarette avait lu des insanités: un jeune homme, dont on ne connaissait pas même le nom, était appelé un nouveau Flaubert; le même critique, la semaine précédente, avait prétendu que Balzac était un bon travailleur, peu intelligent. De tels jugements, qui font couler l’encre à Paris, tombent en province sous le mépris. --La bourgeoisie doit être un rempart, déclara M. de Lagarette, qui entendait par là qu’il fallait résister de toutes ses forces au flot montant des idées absurdes. A plusieurs reprises, pendant l’après-midi, comme l’une et l’autre se promenaient au soleil dans les lacets de la garenne où leurs pas s’imprimaient sur le tapis poisseux des feuilles de chênes, Mlle de Lagarette reparla à Élisabeth de son jeune ami. Dans la manière dont les choses se présentaient à son esprit, un garçon comme Lucien, assez riche, rétif, d’un caractère malheureux, devait finir par tomber dans les pires mains; les plus dangereuses étaient assurément celles de ces dames aux dehors brillants, cauchemar des familles et des vieux amis. Ah! si elle avait pu le marier! L’admiration qu’elle éprouvait pour la jeune femme, sa confiance dans la beauté absolue d’une âme si haute, la lui faisait voir opérant en quelque sorte le sauvetage de Lucien. Elle en parlait encore, à quatre heures, devant le mur fendu de la terrasse, au bas duquel une petite serre, délicat champignon de verre ombré de paillons, recélait des feuillages immergés dans ses transparences. Élisabeth, tête nue, le cou libre dans le chinchilla de son long manteau, ne répondait rien. Un sourire flottait sur sa bouche. IV Le petit train qui se traîne au bas des coteaux passait à six heures. Une lampe à pétrole souffletée par les courants d’air éclairait faiblement la gare; des portes battaient. Élisabeth allait et venait dans la salle tapissée d’affiches qui sentait le tabac refroidi et le poulailler. Son père, qui avait horreur de s’attendrir, fumait sur le quai. Depuis trois jours, M. Virelade lui avait à peine parlé. C’était sa manière de se faire mal, intérieurement, dans les moments où son cœur violent et exclusif était contrarié. Tous deux, retenus par la pudeur des natures profondes et solitaires, ne savaient comment s’aborder. Cependant le petit train soufflait au détour du coteau une fumée mêlée d’étincelles. Élisabeth se trouva soudain à côté de son père. Devant la portière ouverte, il enleva pour l’embrasser son vieux chapeau mou, la regarda enfin dans les yeux, et l’étreignit de toutes ses forces. Dans la boîte cahotée du wagon, où elle était seule, la courbature de ce baiser passionné lui serrait le cœur. Il lui eût fallu une épaule où poser sa tête pour pleurer de fatigue et de solitude. Un moment avant, sur le visage vieilli de sa mère, doux et comme usé par les baisers de toute sa vie, elle avait aussi senti le sel chaud des larmes. Et elle éprouvait cette détresse obscure du départ, douloureuse comme le péché, parce que les âmes tendres souffrent avec toutes leurs craintes, tous leurs scrupules, dans la désolation muette de n’avoir peut-être pas su assez bien aimer. Derrière les vitres, la palud embrumée fuyait. Les lumières de Bordeaux tremblaient sur le fleuve. A une station, un voyageur entra, puis deux autres. Élisabeth se redressa. Sur son visage, voilé de dentelle, s’effaçaient les stigmates amers du départ. Ses yeux avaient repris leur éclat d’étoiles. Elle n’était plus que la voyageuse anonyme, en long manteau noir, son sac à la main, que personne n’aidera à descendre et qu’entraînera la cohue du quai. Dans le rapide de Paris, elle enleva sa toque, passa dans ses cheveux sa main dégantée, et respira profondément. Tout à l’heure, elle avait été comme vaincue par la bête obscure qui est dans la femme, cette chienne de tristesse qui lèche longuement les plaies invisibles et dissimulées. Que de fois s’était élevée en elle la tragique lamentation de la femme seule: Pourquoi partir, si nul ne m’attend; pourquoi espérer, puisque nulle force humaine, ni divine même, ne me rendra dès ici-bas celui qui était la chair de ma chair! Maintenant le mouvement du train lancé dans la nuit lui faisait du bien. Une coiffe bleue voilait la lumière. En face d’elle, la tête cahotée, la bouche entr’ouverte, un jeune homme s’était endormi. Quelque chose dans son front lui rappelait Georges. Élisabeth se rapprocha un peu de la portière pour qu’une de ses jambes étendues ne la touchât pas. Dans l’autre encoignure, sur le veston de son compagnon, une nuque de femme s’abandonnait. La trépidation écrasait contre le rideau les cheveux obscurs d’Élisabeth. De temps en temps, sous le voile de sommeil qui l’engourdissait, un ralentissement du train suspendait sa respiration. Dans une demi-conscience, elle lui résistait, s’opposant de toutes ses forces aux soubresauts diminués des roues. Pourquoi cette hâte d’être emportée vers une autre vie? Elle avait dans la gorge un appel muet, dans ses nerfs une telle fièvre de désir que la vitesse seule la soulageait, poursuivant comme dans une chasse vertigineuse cette chose lointaine qui l’attirait et dont elle ne pouvait plus supporter d’être séparée. Après chaque arrêt, quelle volupté de sentir s’accélérer le glissement qui l’emporte vers l’inconnu. Mais sa tempe nue tâtonne dans l’encoignure, jetée à droite, jetée à gauche, comme à la recherche d’un creux, d’une empreinte vivante qui la recevra. Une grande nuit lourde est dans son âme que déchirent les éclairs de pensées étranges. Ce n’est pas la première fois qu’elle est ainsi seule, dans les demi-ténèbres étouffantes d’un compartiment aveuglé d’étoffes. Un autre soir, elle s’en souvient bien, c’était dans la première année de son mariage, sa tête pesait sur l’épaule de Georges endormi, une grande détresse de solitude s’est aussi abattue sur elle. Comme il était loin, quoique contre sa joue, tout entier plongé dans ces mystérieuses régions du sommeil où ceux qui s’aiment doivent se perdre, pour un oubli qui est une mort brève, une effrayante suspension de ce qui vous lie! Dans ses bras mêmes, n’a-t-elle pas entrevu que toujours il lui échappait, et que quelque chose, le plus profond et le plus beau, ce qu’elle eût voulu respirer comme on plonge ses lèvres au fond du calice, lui demeurait insaisissable? Elle qui se sent, aux yeux du monde, tout enveloppée par la parure d’un grand amour, est-elle sûre qu’il l’ait aimée? La portière s’ouvre, jetant une ondée d’air glacé nocturne. Des gens passent, qui la heurtent de leurs valises, s’installent en soufflant. Puis le train relancé tasse peu à peu, entre les dormeurs, ces arrivants d’abord suffoqués qui s’habituent insensiblement à la demi-obscurité, à l’atmosphère lourde, et s’abandonnent au bercement infatigable. Il faut courir. Il faut jeter au petit jour, dans la gare immense et retentissante, tout ensemencée de lumières, ces voyageurs blêmes, enlaidis de mauvais sommeil, qui se plaignent et se retournent sur l’oreiller fripé pour changer de courbature et de cauchemar. Le jeune homme, allongé en face d’Élisabeth, ouvrant ses yeux las, regarde seul cette femme qui semble endormie. Comme elle est belle, avec ses cheveux collés sur le front, ses longues paupières dans un masque pâle, et cette gorge obscure qui se perd dans le col de fourrure ouvert! Une expression admirable entr’ouvre sa bouche, un air de défaite et de mélancolie qui avoue son âme. Elle ne sent pas ce regard anonyme qui boit sa tristesse. Une jeune femme aux yeux clos est toute revêtue de ses pensées secrètes. Mais sans doute ne sait-il pas lire, cet inconnu qui vient d’entrevoir une si pathétique et tendre beauté, puisque le reprend l’abêtissement du sommeil. Dort-elle aussi? Serait-ce un cauchemar, ces pensées désordonnées qui s’acharnent sur ses fibres les plus délicates et les plus blessées? L’a-t-elle connu? L’a-t-il aimée? Non point sans doute de cet amour qui voue un être à un autre être, exclusivement, faisant de lui le seul intérêt poignant de la vie, le centre du monde, celui qui colore les choses ou les assombrit, les détruit ou les ressuscite. Ceux qui aiment ainsi rassemblent toute la beauté de la terre sur la seule personne de la femme aimée. Ils s’en nourrissent et s’en désaltèrent. Ils en vivent dans une joie exaltée d’orgueil, mais aussi dans les troubles et les angoisses, frissonnant du tremblement inexprimable de l’être qui au fond se sait misérable, et n’est jamais complètement sûr d’un autre cœur et d’une autre chair. L’a-t-il aimée? Oui, sans doute, mais en n’accordant qu’une part de lui-même, ce que peut donner un artiste qui, en réalité, ne vit que pour son art. Elle le savait. Elle croyait pouvoir l’accepter. Mais qu’elle a souffert! Avant les fiançailles, avant leur union, elle s’imaginait qu’il lui suffirait de se taire, épouse, à son côté. Son désir avait l’humilité de tous les grands désirs qui ne réclament que d’être admis, soufferts, tolérés, dévorant les miettes. Mais, vraiment humble, elle ne l’était pas. Elle s’était trompée sur son cœur. Il y avait au fond de ses veines, insatiables et passionnés, son orgueil d’enfance, toutes les humeurs des Virelade. Elle ne savait pas que c’était si dur de se renoncer, de vivre sous un regard qui ne vous voit pas. C’était aussi que le temps leur avait manqué. Oui, Georges l’aimait... Elle revoyait des moments heureux, cette expression de repos profond qu’il avait parfois en la regardant pendant les heures si douces du soir. Des mystérieuses régions de son âme, un peu de leur bonheur affleurait enfin. Elle en respirait les effluves secrets qui la ravissaient. Il l’avait aimée... Mais ses tristesses, ses soucis, ce n’était jamais à cause d’elle! Il n’avait rien cherché, rien vaincu qu’au fond de lui-même, dans ces ténèbres où l’artiste explore et désire, le visage penché sur sa propre source, se buvant et se reflétant, hypnotisé par l’image renversée du monde. Aucune autre joie ne l’avait vraiment exalté. Elle le savait. Elle le sentait. Parfois même elle l’avait haï, avec le sombre déchaînement d’un cœur refusé. Et cependant cette œuvre qui naissait lentement sous son front penché, toutes ces toiles, comme autant de miroirs qui le révélaient et qui l’expliquaient, elle en avait l’orgueil passionné. Au bout de son voyage, c’était cela qu’elle allait trouver. Même après la mort, Georges avait à vivre cette vie d’une œuvre dont on ne sait jamais ce qu’elle pourra être dans le monde, et jusqu’où s’étendra son rayonnement. Le chaos étrange du sommeil enfiévrait encore ces germes d’idées: par un dédoublement mystérieux, au delà de ce projet en apparence si ordinaire, une exposition, elle attendait quelque chose d’autre, de plus merveilleux que la gloire même, peut-être une connaissance nouvelle de celui qu’elle avait perdu. * * * * * Le train de Bordeaux était annoncé. Une vingtaine de personnes, le visage gris et marqué par un réveil précipité, se serraient contre les barrières. Les regards se fixaient sur l’escalier vide. Un jeune homme, arrivé le premier, dans le petit jour, regardait sa montre. Depuis une demi-heure, il piétinait dans le hall désert. La fatigue de l’attente avait peu à peu creusé son masque chétif d’intellectuel, aux beaux yeux brillants et sensibles dans des orbites aux arêtes dures. Il mit son lorgnon et le retira. Un tic crispa sa bouche délicate et douce. L’heure de l’arrivée, Lucien Portets l’avait vue venir sur toutes les horloges. Depuis deux jours, il avait épuisé son esprit à l’imaginer. Elle rentrait à Paris, cette Élisabeth qui l’attirait invinciblement... Lui qui s’était tant méfié de l’amour, comme il se sentait pris! Cela s’était fait sans qu’il sût comment, pendant la guerre, au fond du camp de Bavière où il avait échoué avec beaucoup d’autres, dans un ennui que ceux qui n’ont pas été prisonniers ne sauraient même pas concevoir. Jusque-là, dans deux ou trois brèves expériences, il avait eu à souffrir des femmes et le leur rendait en mépris. Et voilà que dans ce troupeau misérable, alors que chacun était ramené à l’essentiel, aux besoins vitaux, un instinct de tendresse l’avait tourmenté. Autour de lui, tous écrivaient. On leur répondait. Les lettres gonflaient les capotes sordides. Mais lui, lui, pour fixer ses facultés de rêve et de désir, ne pouvait pas trouver un visage. C’était alors qu’il avait appris, par quelques lignes d’Élisabeth, que Georges était mort. A partir de ce moment, la figure qu’il cherchait ne l’avait plus quitté. Il avait vécu avec elle pendant cette dernière année de l’exil. Il lui écrivait sur un cahier des lettres passionnées qu’il n’envoyait pas, mais dont il détachait, aussi souvent que le permettaient les règlements, quelques passages revus avec soin... Le souvenir de Georges... c’était entre eux le thème inépuisable qu’il ne s’était pas lassé d’exploiter, avec un mélange de respect, d’affection vraie, et de rouerie presque inconsciente. Georges avait bien été son ami, mais, en vérité, il eût fallu entendre par là qu’ils s’étaient rencontrés enfants, qu’ils avaient plus tard continué de se voir, sans beaucoup de suite, avec des alternatives d’oubli et d’intimité. Leur vie d’étudiant, le mariage d’Élisabeth, comme c’était loin! Et aussi l’hostilité de la jeune femme, au temps où il venait le soir, en familier qui garde sa place. Déjà, sans qu’il se l’avouât, le charme de cette figure agissait sur lui, et aussi ce qu’il sentait en elle de tendresse exigeante et de jalousie. Il eût voulu comprendre, savoir... Mais elle se taisait. Il avait fallu le miracle de la douleur pour qu’elle lui revînt, cette fois confiante, tout enveloppée de ses secrets d’angoisse et de passion. Il allait être, pendant plusieurs mois, son conseiller et peut-être son confident. Elle le lui avait écrit simplement, comme à son meilleur et plus sûr ami. D’autres femmes, sans doute, n’auraient pas osé. Et lui-même se serait mépris. Mais en elle, qui s’absorbait dans son projet, les mouvements d’un esprit élevé passaient au-dessus des idées communes. Était-elle donc si assurée de se posséder tout entière! Non, ce n’était pas cela... Devant ses yeux remplis de rêve, Lucien Portets n’existait pas mais seulement l’ami de Georges. Il le sentait. Son être nerveux, tiraillé de scrupules et d’inquiétudes, se contractait sous cette pensée. Il avait le geste machinal de passer souvent sa main sur son front. Un de ses gants tomba. Depuis la veille, pendant cette nuit si longue et si douce, oppressé d’attente, il n’espérait rien, ne désirait rien que l’entrée dans sa vie de cet inconnu. Il s’abandonnait en aveugle à la sensation d’être entraîné vers un grand bonheur. Qu’adviendrait-il? Elle allait venir. Il ne voulait pas penser plus avant. Pourquoi, eussent dit des gens d’un jugement simple et trop pressés aussi de conclure, n’avait-il pas, ces dernières années, été en Gironde? Sa venue aurait comblé les vœux de ses vieux amis. C’était cela qui l’effarouchait. Il ne voulait pas revoir Élisabeth ainsi encadrée mais la retrouver seule, véritablement elle-même, hors de son milieu. Il nourrissait cette opinion qu’une jeune veuve est toujours plus ou moins victime de son entourage. Il y avait aussi, pour le retenir, sa sauvagerie instinctive et son horreur de prendre un parti. La seule atmosphère dans laquelle il pouvait vivre était celle de la solitude. Maintenant même que le moment attendu accourait vers lui, et le touchait presque, il n’éprouvait plus qu’une immense timidité et l’envie de fuir. Le bruit d’un piétinement s’éleva soudain. L’escalier précipitait dans le hall la foule trépidante et hagarde des arrivées. Des gens s’embrassaient. Lucien, les yeux clignotants derrière son lorgnon, avait l’impression que lui échappaient, comme au cinéma, les visages à peine entrevus. Ses regards sautaient d’une barrière à l’autre. Peut-être Élisabeth, sans qu’il l’aperçût, était-elle déjà passée? Peut-être aussi ne viendrait-elle pas? Il souhaitait qu’elle eût renoncé au dernier moment; qu’elle ne montât pas, figure éblouissante, dans le flot humain. L’audace qu’il avait eue de venir au-devant d’elle le remplissait de crainte et de honte. Si quelqu’un les reconnaissait, que penserait-on? Mais sans doute, si elle se montrait, son premier regard serait pour le repousser; son premier mot pour lui reprocher de l’attendre, aux yeux de tous, sans qu’elle l’ait permis, par un excès de zèle ridicule, comme eût fait un enfant ou un sot ami. Il s’excuserait, il disparaîtrait. Peut-être, avant qu’elle l’eût aperçu, avait-il le temps... Mais une angoisse le rivait à cette barrière. Son regard aigu, insistant, ne parvenait pas à se détacher de la foule montante qui entraînait, trésor caché et incomparable, celle qu’il attendait. Une main toucha doucement son épaule. Il se retourna: Élisabeth était devant lui, non point telle qu’il la voyait dans ses rêveries, moins grande, vieille, les yeux enfoncés et graves, son sac à la main. Elle ne lui adressait pas de reproches, elle le regardait avec une expression d’amitié et de tristesse affectueuse qui le pénétra entièrement. Il lui prit la main: --Par où êtes-vous montée?... Je ne vous voyais pas. Dans la voiture, quand il eut bien compris qu’elle ne le chassait pas, qu’elle était même touchée et heureuse de l’avoir trouvé, une joie profonde le délivra. Ils ne parlaient que par petites phrases, comme les gens qui ne se sont pas vus depuis très longtemps, qui ont trop à dire, et se comprennent plutôt par les yeux et par le silence. Il y avait eu tant de choses en ces années dont le fantôme s’élevait entre eux: la guerre, l’arrachement à la vie ancienne, la mort de Georges. La première fois qu’il osa murmurer ce nom, il reprit la main d’Élisabeth. Les quais passaient dans la portière, un Paris du matin gris et triste, tout voilé d’hiver et de brumes. Élisabeth se taisait. Quand elle releva un peu son visage, il vit près de lui ses yeux graves, brillants de larmes contenues. Mais sur la bouche qui étouffait les mots douloureux, un sourire peu à peu montait, beau et radieux comme la vie, qui le remerciait de son amitié. La maison, rue de Seine, n’avait pas changé. Il y avait toujours, à droite de la porte, le magasin poussiéreux d’un marchand d’estampes, avec son entrée ouverte, des lithographies retenues par des pinces en bois, et des cartons poussés sur le trottoir même. Élisabeth s’engagea sous la voûte où, dix ans avant, jeune épousée, par un soir de mai, elle s’était avec Georges enfoncée dans l’ombre. La concierge, sortie de sa cage vitrée, prenait les paquets. Le chauffeur de l’auto, écrasé sous le poids d’une grande malle noire, traversait la cour. Lucien, qui aurait voulu accompagner la jeune femme, monter derrière elle, la réintroduire avec douceur au milieu des choses, n’avait pas osé. Il s’était arrêté sur le trottoir, anxieux et gêné, et l’avait quittée brusquement. Elle cherchait de l’argent dans son sac et ne comprit pas ce qu’il lui disait. Un jour blême éclairait l’escalier de pierre sans tapis, aux marches usées; à chaque étage, le long des portes couleur chocolat, pendait un cordon à l’ancienne mode. Une petite fille descendait précipitamment en balançant son sac d’écolière. La concierge, ceinte d’un large tablier bleu, les paquets pressés sur ses hanches, se vantait d’avoir aéré l’appartement et frotté les meubles. La porte s’ouvrit. Élisabeth était chez elle. Quatre pièces au plafond bas, que sa famille bordelaise eût prises en pitié. L’atelier était au-dessus. Elle s’arrêta dans la salle à manger, posa son sac sur la table et releva son voile de dentelle. La porte du petit salon était entr’ouverte. Ses yeux parcoururent les choses, le buffet enseveli sous un drap blanc, les fauteuils qu’engonçaient les housses. Tout cela tellement silencieux et grave! Elle eut l’impression qu’un linceul recouvrait sa vie ancienne. Sa main hésitait à le soulever: qu’allait-elle trouver? Quelle détresse intime s’élevait chancelante à côté du vide? C’est parfois une volupté triste de répandre des larmes sur sa jeunesse et sur son amour. Il semble que soit baisée dans l’ombre une face invisible. Et quelle douceur, dont l’âme jouit comme d’une noblesse, d’aimer encore, d’aimer toujours dans l’apaisement si vaste de la mort! A cette même place, sur le divan drapé d’un châle de l’Inde orange et noir, Élisabeth se rapprochait autrefois peu à peu de Georges. L’un et l’autre, leurs bras se resserrant, sombraient dans une obscure et muette joie qui laisse aux lèvres un goût de néant. Qu’était-ce donc que cette poursuite intime qui avait quelque chose de désespéré? Que de fois aussi, solitaire et impatiente, le visage dans ses mains, elle l’avait attendu le soir. Il n’aimait pas qu’elle montât à son atelier. Combien elle sentait alors, dans toute sa chair, que l’homme et la femme liés d’amour se trouvent engagés malgré eux dans un perpétuel et obscur combat, où l’un se dérobe et l’autre s’épuise. Maintenant, entre son amour et le souvenir insaisissable que modifient mystérieusement l’instant et l’humeur, la lutte continuait. Il lui fallait, à travers l’œuvre de Georges, le chercher encore. Élisabeth se releva, le regard brillant. En face d’elle, sur le fond uni d’un papier gris de cendre, une aquarelle se détachait. Les eaux girondines glissaient sous un ciel d’automne, éclairées par le liséré jaune des roseaux secs. Un souffle de grand air humide passa sur sa face. Une heure après, dans l’atelier, agenouillée entre les cartons, elle penchait sur les pages feuilletées son front découvert. Les visions se succédaient, trempées de rosée ou de clair-obscur, merveilleusement limpides et fraîches, comme au fond de la tombe les trésors intacts des pharaons. Tout son pays, à travers son amour, remontait vers elle, plus nuancé que jamais elle ne l’avait vu, touché par la métamorphose secrète de l’art et regardé dans la lumière intime d’une âme. Elle se courbait pour le respirer, se remplissant le cœur de ces jours d’or et de turquoise, de ces joyaux crépusculaires s’éteignant sur l’eau assombrie. La fatigue l’envahissait. Elle s’allongea sur le parquet, un coude appuyé. Autour d’elle s’entassaient les cartons gonflés. Sur le vitrage, d’où tombait un jour tempéré, un seul store de toile était relevé, découvrant une étroite bande à moitié remplie par les cassures compliquées des toits. Son regard brillant se fixa au fond de l’atelier. Il y avait, sur un lambeau de vieux damas violet-évêque, un grand Christ en bois tordu de douleur, le côté ouvert. Georges, un matin où il partait en permission, l’avait trouvé renversé, un bras arraché, sur le piédestal d’un calvaire. Il l’avait ficelé dans une couverture, rapporté et accroché au-dessus des toiles. C’était une chose oubliée dont elle se souvenait progressivement. Elle regardait le corps convulsé, manchot, sur lequel régnait une face de tristesse. Il semblait que sur la bouche saignât un sourire. Son visage s’abattant soudain dans ses mains, elle pleura longtemps, les épaules courbées sur ses genoux joints. V Lucien Portets venait de rallumer son feu. La flamme, derrière le tablier de tôle baissé, ronflait dans la grille. Il ramassa délicatement, du bout de ses doigts, les débris de coke. Il faisait si sombre, à trois heures de l’après-midi, que l’on n’aurait pas pu lire loin de la fenêtre. Le divan qu’écrasait une fourrure noire était mal placé, à contre-jour, à côté d’une table basse surchargée de livres. Un tapis étouffait les pas. Cette petite pièce semblait installée pour que la vie du dehors y fût oubliée. Des bibliothèques remplies de reliures la tapissaient à hauteur d’appui. Il y avait aux murs quelques gravures; sur un chevalet, la _Mélancolie_ de Dürer. Mais toutes les choses, belles cependant, choisies avec soin, avaient cet air de négligence et d’abandon qui est comme le reflet de la vie du maître. Quand Lucien, pressé, bouleversait un tiroir en une minute, les objets ainsi bousculés n’avaient qu’une faible chance de recouvrer jamais leur place. C’est qu’il éprouvait cette répugnance à mettre de l’ordre particulière aux intellectuels, pour lesquels le temps consacré aux choses matérielles est du temps perdu. Ce jour-là, ayant cherché quelques lettres qu’il ne retrouva pas, son parti fut vite pris de n’y pas répondre. Il écarta aussi la traduction, à moitié faite, d’un roman italien. Pourquoi cette tentation, à laquelle il avait si souvent cédé, d’exprimer la pensée des autres? La tête entre ses mains, Lucien songeait au temps écoulé, quatre années déjà depuis la guerre, tant de travail intérieur qui ne laissait que de faibles traces. «Il faut produire,» lui disaient parfois ses amis. Quand donnerait-il enfin «quelque chose»? Mais le goût d’écrire tournait chez lui en volupté. Le regard fixé sur son «moi», respirant un air raréfié, il n’en finissait pas de s’étudier, de se contrôler, la plume à la main. Son œuvre, c’était pour le moment un seul petit livre. Le héros, tel qu’il l’avait peint, présentait une déformation assez vaniteuse de son propre esprit. A feuilleter ce roman d’analyse, _Alphonse_, il s’inquiétait de savoir ce qu’Élisabeth en pouvait penser, incapable de décider s’il devait désirer ou non qu’elle ne l’eût point lu. Par moments, il se reprochait ses longues périodes d’inaction et se jetait dans le travail. Mais bientôt la peur le prenait de se dessécher le cœur et l’esprit--de se retrouver un jour plus misérable et isolé qu’avant. La pensée d’Élisabeth le gênait aussi. Que penserait-elle de ce qu’il écrivait? Elle ne devait pas aimer les sceptiques. Toute la vie de Georges n’avait-elle pas été un acte de foi? Il chercha, dans une liasse de feuillets, le prologue d’un essai psychologique: _Ceux qui sont sincères_. A revoir ces pages, il n’avait plus envie de les lui lire: «Ce n’était pas assez large, cela manquait d’air, de tempérament. Il fallait attendre des souffles.» «J’espère, pensa-t-il, puis je doute et me détache tout à fait. Il faudrait créer plus vite, dans un moment de fièvre, de joie...» Les boulets rougissaient dans la grille comme des œufs de braise, avec de courtes flammes bleues, dansantes, légères qui rappelaient des contes qu’on lit aux enfants. Il faisait tiède et calme dans la petite pièce. A travers le tulle de la fenêtre, au-dessus d’un mur, Lucien apercevait le grand bouquet sec et noir d’un arbre. Non loin grondait, avec son fracas d’autobus, la rue des Saints-Pères; mais sa rue, à lui, vide de bruit et d’animation, à la lisière d’un monde trépidant, exhalait une sérénité provinciale. Il y avait, en face de sa maison, un petit restaurant. Le patron, énorme et joyeux comme un Bacchus, la figure vernissée de rouge, servait sur des tables grossières des plats auvergnats. Pendant les années d’avant-guerre, dans les milieux de jeunes gens, une sorte de réputation lui était venue. Quelques étudiants, des avocats et des artistes y mangeaient régulièrement. Mais la tourmente de 1914 avait balayé ce petit monde. Le cyclone passé, quelques-uns s’étaient mariés ou avaient émigré dans d’autres quartiers; plusieurs étaient revenus en province, fatigués de mauvaise cuisine et d’amours faciles. D’autres, les morts, avaient sombré dans les régions désolées du front comme se perdent corps et biens, pendant la tempête, de petites barques, dont la mer redevenue lisse et brillante semble ignorer même qu’elle les engloutit. Lucien y pensait avec une muette répulsion d’horreur. Mourir en pleine jeunesse, à l’âge de l’amour, sans avoir tiré de soi tout ce qu’on peut extraire! Lui aussi, prisonnier et blessé au début de la guerre, aurait pu sombrer. Et rien n’eût subsisté de lui, pas une ligne qui valût la peine de s’en souvenir, pas une vraie douleur. Aucune femme ne se fût consumée à le regretter. Son père, établi à Londres, remarié et tyrannisé, n’aurait pas osé montrer beaucoup de chagrin. L’aimait-il seulement? Les difficultés qu’avait eues Lucien, pour lui arracher l’argent de sa mère, le laissaient hostile et sceptique. Non, personne ne tenait à lui, par l’âme et la chair, d’un amour où il y eût de l’entêtement, du sang et des larmes; s’il était mort, sa vie se serait effacée instantanément, une bulle crevée. Le feu s’éteignait. Lucien rapprocha son fauteuil de la cheminée. Combien la maison lui semblait ce jour-là muette et indifférente! Y avait-il des gens à côté, des gens au-dessus? On n’entendait rien. Cette solitude, volupté et souffrance, la seule maîtresse qui ne vous lâche pas, à laquelle on n’échappe que pour revenir, assoiffé de joie taciturne, en avait-il peur? Était-ce à cause de ces idées d’amour et de mort qui travaillaient sourdement son être? Un mirage de poésie s’élevait en lui, enveloppant l’image de Georges. Le miracle continuait qui l’avait voulu aimé et comblé de dons; dans sa course brève, les joies s’étaient accumulées, comme les pétales de roses dans ces rapides journées de printemps où l’on n’a même pas le temps de choisir et de respirer. --Non, protesta-t-il soudain, en passant la main sur son front. Et il marcha un moment, allant et venant entre le divan et la fenêtre... Toutes ces impressions de bonheur dont l’esprit pare une jeune vie brisée, qu’était-ce au fond qu’une duperie? Ah! il n’aimait pas penser à l’inconnu de cette minute où Georges peut-être s’était débattu. Lui aussi devait avoir horreur de la mort. On ne sait pas assez, on ne peut pas savoir la répulsion terrible de l’artiste qui résiste, qui demande grâce, non pas pour lui mais pour ce qu’il veut faire, parce que son œuvre toujours commence demain... Lucien revoyait les yeux de Georges, ces yeux de peintre gris et brillants, à la pupille un peu dilatée, qui scrutaient avec délectation la beauté des choses. Peindre, pouvoir peindre, c’était pour lui la seule réalité qui valût la peine de vivre, l’oubli de tout, d’Élisabeth même... Le savait-elle, qu’il se fût épanoui sans son amour et que son art lui aurait suffi? L’idée le frappa que ce secret lui appartenait. Lui seul avait été assez attentif pour pressentir le conflit qui couvait entre eux; ce réveil, au lendemain du mariage, de l’homme qui prend peur de la femme aimée. Georges avait beau vouloir se taire, son inquiétude remontait en lui, une sourde révolte, mais non point, disait-il, contre Élisabeth. --Un artiste ne devrait jamais se marier, avait-il un jour laissé échapper. L’après-midi passait lentement. A quatre heures, la pièce s’assombrit. Lucien fit du thé, alluma une petite lanterne au coin du divan, puis le plafonnier. Une lumière laiteuse tomba de la coupe. Où était-elle, que devenait-elle, à cette heure dangereuse du crépuscule où la fatigue du jour se fond en un goût de larmes? N’osant encore sonner chez elle, ce premier soir, il s’enfiévrait de la sentir proche. La chaleur du thé engourdissait son corps au fond du divan. Mais des idées rapides, autour de la mort de Georges, allaient et venaient: avait-il, pendant la longue séparation, coupée de loin en loin par un bref retour, laissé jaillir vers Élisabeth les mots de tendresse que le danger arrache parfois aux plus réservés? Non, Georges n’était pas de ceux qui écrivent des lettres pathétiques; du silence plutôt, des apparences de paix, de détachement, avec un grand mystère autour de son cœur. Il y a, pour une nature restée extrêmement sensible, sous des dehors de scepticisme et de dureté, une douceur infinie à remplir sa solitude d’un énigmatique et tendre visage. Lucien, dans la fin de cet après-midi, savourait les émotions de la matinée. Élisabeth, posant gravement son regard sur lui, avait fait sourdre jusque dans ses veines un courant secret. Il se sentait envahi de pitié et d’admiration pour la femme qui n’avait peut-être étreint que son propre rêve, et qui l’ignorait. Mais il lui épargnerait le mal irréparable de la détromper. Le beau sourire remontait en lui, confiant et mouillé, comme un lever de soleil entre les nuages. * * * * * Le lendemain, à l’heure du thé, il se décida. Un brouillard glacé pesait sur la ville. Les réverbères, dans une auréole trouble, semblaient grelotter. En face de la maison d’Élisabeth, dans une fissure, la rue Visconti, les ténèbres s’accumulaient. Une femme de ménage lui ouvrit la porte. «Madame» l’attendait. Le matin, il avait déposé une lettre l’avertissant qu’il viendrait la voir. La salle à manger était obscure et le petit salon éclairé. Le premier coup d’œil jeté sur Élisabeth lui apprit que sa crise de découragement était surmontée. Les fauteuils avaient été débarrassés de leurs housses, le feu allumé. Un mouchoir de soie voilait l’ampoule électrique pendue au plafond. Elle le reçut debout, devant la cheminée, les cheveux cernés par la lumière. Lucien, très ému, reconnaissant les meubles, les choses, lui rendait grâces de ne pas s’attendrir. La banalité des condoléances lui paraissait indigne d’elle. La simplicité de cet accueil ne permettant aucun embarras, ils causèrent avec calme, puis avec douceur, par petites phrases qui peu à peu s’approfondissaient. Élisabeth sonna, demanda du bois, et s’installa comme pour un long tête-à-tête. La gravité émanait de ses grands yeux chauds. Lucien, qui avait redouté des silences, se rassérénait. Dans les premiers temps du mariage de Georges et d’Élisabeth, il lui était arrivé d’être reçu seul par la jeune femme. Mais il avait l’impression d’être toléré plutôt qu’admis. Les tentatives qu’il pouvait faire pour l’intéresser, les plus fines même, semblaient passer en dehors du champ de son esprit. Le fait qu’elle s’adressait maintenant à lui avec considération, avec une sorte d’amitié triste, lui donnait la mesure du temps écoulé. La mort de Georges, le tirant de son obscurité, lui conférait une valeur nouvelle. C’était, pour ce garçon dénué de famille et d’affections, un bienfait extraordinaire et inattendu--d’autant plus vivement senti que la crainte presque maladive d’être dédaigné dénaturait dans son caractère les traits véritables. Que de fois il avait eu l’impression que des égards vrais, venant de quelqu’un dont il eût placé très haut l’estime, auraient suscité en lui un homme différent, renouvelé par la confiance, capable de désintéressement et de sacrifice. Rien qu’en lui disant: «vous êtes bon,» Élisabeth le rendait meilleur. La crainte seule de la décevoir continuant de le tourmenter, il cherchait pour s’associer à ses sentiments les expressions les plus délicates et les plus discrètes. Elle lui disait son enchantement d’avoir retrouvé, limpides et brillantes de leur vie intacte, les études de Georges. En vérité, cette peinture était unique, avec ses rapports de tons si justes et si rares, et cette atmosphère de beauté qui l’enveloppait. La ferveur de son sourire rayonnait à travers ses mots. --Nous ne pouvons pas monter aujourd’hui, lui dit-elle, il est trop tard. Il faudra venir un matin... --N’est-ce pas que c’est beau, continua-t-elle, en ouvrant un des albums posés sur une petite table. Il y a tant de recherches dans le moindre croquis, et un effacement si rigoureux de tout ce qui ne compte pas. Le caractère, c’est cela seulement qui a de l’importance. Debout, la nuque un peu penchée, sa tunique noire ruisselante de reflets soyeux, elle tournait lentement les pages. Une émeraude brillait sur sa main. Lucien, le regard attentif, la laissait parler. Il était frappé qu’elle distinguât avec sûreté le mérite réel de chaque esquisse. «Ces quelques lignes de coteaux, comme c’est délicat... Vous vous souvenez du grand cèdre, chez les de Lagarette... N’est-ce pas qu’il prend une valeur extraordinaire...» Il était si rare qu’une femme parlât des choses de l’art, avec cette intelligence supérieure, et aussi avec cette aisance, ce naturel, non point pour faire montre de son savoir, mais seulement pour retenir l’attention sur la beauté de ce qu’elle aimait. Sa voix un peu grave et comme veloutée semblait avoir le timbre de son âme. Un instant, elle se pencha pour lire au coin d’une feuille une date minuscule. Puis elle releva ses paupières avec un sourire plein de mystère, comme si cette date lui rappelait un temps ineffablement beau et heureux, conservé au fond d’elle-même. La lumière de l’ampoule, suspendue au-dessus de sa tête, creusait les ondes de ses cheveux. L’animation colorait un peu son visage, dans ses yeux brillait, reflet de son cœur, la satisfaction de parler sa vraie langue et d’être comprise. «Comme elle est belle», pensait Lucien. C’était lui maintenant qui tournait les pages. La lampe éclairait son front et ses mains veinées. Une profonde tristesse précède souvent les mouvements plus violents du cœur. Cette pièce pleine d’une présence invisible oppressait Lucien, lui faisant sentir avec une acuité intolérable quelle comparaison s’imposait entre lui et Georges. Une sensation de trouble voilait son esprit. Il cherchait les défauts de chaque dessin, non pour les signaler, mais pour se rassurer sur sa valeur propre. Il lui semblait être venu au-devant d’une humiliation: «que savez-vous de moi, qu’avez-vous cherché à savoir,» était-il déjà prêt à dire, comme si Élisabeth s’était permis quelque allusion à son état d’infériorité. Il était près de huit heures sans que l’un ou l’autre s’en fût aperçu. --Vous croyez, lui demanda-t-elle, quand il se leva, que cette exposition réussira... Son visage, à ces derniers mots, se couvrit d’une rougeur ardente. Lucien eut l’impression qu’une lueur d’incendie rayonnait de toute sa personne. En était-elle donc à ce moment de l’amour où un élément nouveau, l’ambition, introduit dans un cœur toujours avide d’inconnu et de mouvement, y fait éclater une plus haute flamme? Que lui fallait-il pour la satisfaire, quelle pâture d’honneurs et d’admirations? Une rancune obscure faussant en lui le sens véritable de la pensée d’Élisabeth, il s’en prenait à l’exigence terrible des femmes vis-à-vis de l’homme. «Jamais, pensa-t-il, on ne leur donne jamais assez. Elles sont insatiables. Celle-là même...» Sa physionomie, un instant avant tout éclairée de sympathie, se resserrait dans une expression de souffrance. «Que vous importe, faillit-il dire, la beauté que vous voyez dans cette œuvre devrait vous suffire. Quand on aime, le jugement des autres n’est rien. En êtes-vous réduite à chercher au dehors des aliments que vous aviez jusqu’ici trouvés en vous seule? C’est donc que vous n’aimez plus comme au premier jour, que sans le savoir vous vous débattez.» Un esprit mauvais de violence soufflait sur Lucien. Il eût voulu presser Élisabeth de questions précises, lui arracher des aveux, des larmes, mettre la main sur son orgueil même: «Convenez, lui criait une voix intérieure, que votre cœur sent un espace vide et ne s’agite que pour le remplir. On ne travaille pas pour les morts. Le temps seul, cadran solaire impitoyable, allonge ou réduit la place de leur ombre...» Il pensait confusément tout cela, les paupières battantes, contredisant ce qu’il avait lui-même écrit pour la rappeler. --Le succès, dit-il brusquement, qu’est-ce que le succès? L’admiration de la foule ou seulement de quelques-uns... pourquoi pas le témoignage d’un seul, le plus capable de juger, le meilleur esprit... Un silence s’étendait entre eux, un grand espace merveilleux de pensée et de recueillement. --Je crois d’ailleurs, ajouta Lucien, ramené le premier à la réalité, et comme effrayé par ses derniers mots, que l’œuvre de Georges touchera vivement les gens de goût. Tout ce qu’il a fait est tellement sincère! --N’est-ce pas, approuva-t-elle, en lui jetant un regard qui le pénétra comme un trait de flamme, vous qui étiez son meilleur ami, vous savez qu’il ne s’est jamais trompé sur lui-même. Mais c’était une nature si secrète, qui ne s’ouvrait qu’à certaines heures. Moi-même, il y a des choses que je n’ai jamais sues, que je crains de ne jamais savoir... quand la mort passe, tout devient obscur, on se tourmente, on s’interroge... Elle était debout, la main sur le bouton de la porte, lui fermant la route. Son visage incliné, presque suppliant, le touchait moins que le tremblement profond de sa voix, ses intonations brisées, hésitantes. C’était comme une confession qui était montée à ses lèvres. Il eut l’impression que ses derniers mots avaient atteint en elle une partie vibrante, peut-être un point secret d’inquiétude, et qu’elle attachait une extraordinaire importance à ce qu’il pourrait ajouter. En réalité, il avait songé seulement à la sincérité de l’artiste qui est autre chose que celle de l’homme. Il crut deviner qu’elle glissait de l’art de Georges à leur amour, ramenée par une préoccupation cachée à sa vie de femme. Sans doute eût-il fallu qu’il se fît violence, dès ce premier jour, pour la rassurer. Tous les hommes, aurait-il dû dire, ne savent jamais ouvrir leur cœur, ceux-là surtout qui aiment le plus. Mais comment aurait-il eu, à cette minute, assez de courage! Au moment où il allait sortir, en promettant de revenir bientôt, le lendemain sans doute, elle lui prit la main, la pressa, et le regardant avec un air de tristesse et de reconnaissance: --Je vous remercie d’être venu. Pardonnez-moi d’abuser peut-être... Je suis si heureuse de parler de Georges avec quelqu’un qui l’a vraiment compris et connu. Elle insista sur ce dernier mot, d’une voix basse et douloureuse qui semblait venir du fond de sa vie. La femme ardente et pleine de foi, qui paraissait tout à l’heure ne songer qu’à l’art, avait disparu. Lucien se sentit remué par une émotion indicible: --Non, protesta-t-il, avec un frémissement intérieur qu’il s’efforçait de contenir, vous ne pourrez jamais abuser. Mon temps est à vous... Il ajouta, d’un ton plus aisé, pour atténuer la portée de ces derniers mots: --Qu’ai-je à faire de mieux que de vous aider? * * * * * --Je vais vous laisser, dit Élisabeth, en ouvrant la porte de l’atelier, vous serez plus tranquille... Je reviendrai dans un moment... Lucien entendit les pas s’éloigner. Il était seul. Aucun bruit du dehors n’arrivait jusqu’à l’atelier. Comme un gardien de phare qu’on abandonne à ses pensées, il se trouvait enfermé au point de leur vie le plus sensible dont le rayonnement s’étendait sur tout leur passé. Le store relevé découvrait le ciel enfumé. Mais le soleil de Gironde ruisselait sur les murs. Lucien allait lentement d’une toile à l’autre. Une fenêtre à petits carreaux voilée de verdure, entre des volets écartés, commença de réveiller en lui un monde de souvenirs. La lumière du matin à travers les feuilles suspendait sur la pierre des guirlandes d’ombre, une herbe longue posait sa fraîcheur au bas du mur. Cette fenêtre, dans la glycine de la Flaütat, il la reconnaissait; et aussi, sous sa folle arcade de vigne, la porte cintrée peinte en gris tendre, qui était celle de l’orangerie; des géraniums éclatants fleurissaient les marches, entre des pots vernissés de jasmins d’Espagne. A travers ces visions revenaient à lui des odeurs d’été. Il s’assit sur un canapé, son chapeau entre ses genoux, et ne regarda plus rien qu’au fond de lui-même. Il revoyait les vacances qu’il avait passées plusieurs années de suite chez les de Lagarette. Son père, qui allait dans les villes d’eaux, le laissait volontiers à ses vieux amis. Il arrivait, susceptible et un peu sauvage, souffrant de n’être nulle part vraiment à sa place. Puis, peu à peu, tout s’adoucissait... La maison, longue chartreuse ceinturée de lilas et de lauriers-tins, avec ses appartements au-dessus du chai, était imprégnée des odeurs du vin et de la campagne. Le matin, ses contrevents battaient sur du lierre humide, et l’immense paysage d’un bleu de mer fumait dans la lumière d’argent merveilleux. A ces moments-là, son cœur se gonflait, il se sentait rafraîchi, meilleur, prêt à ces belles choses que rêve la jeunesse et qui devaient être la revanche de ses premières humiliations. Lui, qui n’avait pas eu de foyer, il éprouvait la sensation d’une tendresse, d’une paix infinie. Ah! ces réveils de l’adolescence, les claquements sur le péristyle de la tente en coutil rayé, la brise fraîche, les pêches enveloppées d’une buée glacée, et la grande journée devant soi, nappe de lumière et de liberté. Ses yeux cherchaient, parmi tant de toiles, quelques coins de ce vieux domaine. Il en reconnut un, puis un autre. C’était là qu’il avait rencontré Élisabeth enfant, ses longues tresses noires volant autour d’elle; Élisabeth jeune fille en robe d’été. Elle l’étourdissait de gaîté, de vie, quand elle ne lisait pas des après-midi entiers, assise sur l’herbe, son chapeau jeté à ses pieds. Il évoquait le jardin plein d’endroits délicieux où partout se levait une image d’elle: la grande terrasse, en face du point de vue, flanquée de deux tourelles qui restaient d’un ancien château; l’une d’elles, à droite, avait été arrangée en salon d’été, avec un canapé, des fauteuils de toile et quelques coussins; une porte-fenêtre ouvrait sur un petit balcon de fer embarrassé de lierre, au-dessus d’un ravin que cachaient des têtes de pins. Aux heures brûlantes, qu’il faisait bon lire, dans cette poivrière d’ombre et de fraîcheur; et aussi dans la grande prairie vallonnée, entre les racines saillantes des ormeaux géants, à cette place marquée par un banc de pierre d’où la vue plongeait sur le village et le petit port. Mais tant d’autres retraites faisaient ses délices, dans ces longues journées où il n’avait rien à désirer que s’étendre, se relever, transporter ses livres du péristyle nappé de soleil au mystère de la garenne où les sentiers semblaient des couleuvres glissant dans le lierre. Un bourdonnement d’insectes montait des fourrés. Mlle de Lagarette appelait ce vallon son petit Bagnères. Une prairie le surplombait, comme une terrasse verte en lisière de la feuillée, avec une échappée sur le profil blanc du coteau qui formait falaise et un pont lointain sur le fleuve. ... Tout cela si beau, si paisible; par derrière, les plateaux de vignes, avec les arceaux réguliers des grappes pendant comme des pis gonflés: et, plus profonde que tout, l’impression de poser sa joue sur la vraie vie, la bonne vie de la terre chaude. --Je suis très heureux, dit-il à Élisabeth qui refermait doucement la porte, il y a si longtemps que je n’avais pas vu tout cela... Elle fit avec lui le tour de la pièce, s’arrêtant parfois sans parler. --Attention, dit-elle, en montrant une marche. Une autre partie de l’atelier, en contre-bas, avec une grande armoire brodée de feuillages, des fauteuils paillés, formait une sorte de salon. Ils parlaient maintenant du petit monde girondin où ils s’étaient connus. Élisabeth, se rappelant la mission que Mlle de Lagarette lui avait confiée, regardait Lucien attentivement. Pourquoi n’était-il jamais revenu? Il se dérobait. Comment, sans se confesser entièrement, eût-il pu l’amener à comprendre quelles manières de penser et de sentir l’avaient isolé? Orgueil, inquiétude, répugnance extrême à être jugé. Que dire quand il ne distinguait pas encore quelle idée Élisabeth se faisait de lui? Il avait levé les yeux sur elle: dans le jour cru du matin, elle lui parut vieille, le visage fatigué et le teint terreux. Elle portait une robe de jersey noir qui l’enlaidissait. Mais plus encore l’exaspérait cet air de gravité, de délaissement, sceau de tristesse imprimé sur toute sa personne sous lequel les palpitations de la vie étaient étouffées. L’heure du bonheur était-elle passée à jamais? C’était de la folie. Lui, lui, à peine plus âgé, n’avait même pas commencé de vivre. Il regarda sa montre, se leva et fit quelques pas dans l’atelier. Un désir de lutte l’enfiévrait: ce n’était pas la jeune fille de sa jeunesse qu’il avait aimée, Élisabeth au chapeau de paille, toute rieuse, d’un éclat, d’une exubérance qui le déconcertaient. A ce moment, il était trop jeune, tellement en retard sur le pas des autres... C’était maintenant que ses grands yeux profonds, encore élargis, enchâssés dans leur cercle d’ombre, l’attiraient mystérieusement. --Ne restez pas trop longtemps ici, lui dit-il, comme elle se levait. Il faut vous détendre, vous reposer... Lorsque Lucien n’allait pas à son bureau de rédaction, dans l’après-midi, il restait habituellement chez lui, lisant, tisonnant, corrigeant des notes. Ce jour-là, il déjeuna vite, but plusieurs tasses de café et marcha au hasard pendant des heures. Vers le soir, harassé, il poussa la porte d’un café. Les petites tables garnies de femmes comme des jardinières, baignaient dans le bruit et dans la fumée. Il monta l’escalier et se réfugia au premier étage, dans une salle presque déserte. Un seul couple, muet et attentif, jouait au jacquet. Il s’assit près d’une fenêtre, demanda du thé. La place du Théâtre-Français s’éclairait. Son regard flottait sur la fourmilière noire qui court on ne sait où, indéfiniment renouvelée et toujours pareille. Les mêmes pensées, cent fois repoussées, le décourageaient: que pouvait-il offrir à Élisabeth qui valût la beauté de son jeune amour? Quoi qu’il essayât, il serait toujours le second, celui que l’on compare à un plus heureux et dont l’orgueil souffre, blessé, vaincu, incapable de réagir contre la force immense du passé. Cette salle de restaurant était semblable à beaucoup d’autres, avec des glaces, des boiseries blanches, des lustres à pendeloques, un tapis bleu de cendre, et de petites tables sur lesquelles des garçons, mettant le couvert, étendaient des serviettes propres. Il y avait sur un buffet des compotiers remplis d’oranges. Une rumeur d’orchestre montait du rez-de-chaussée. «Qui sait cependant, ce n’est pas certain, se répétait intérieurement Lucien, en versant une seconde tasse d’un thé noir et fort qui sentait la drogue. Si courageuse qu’elle soit, elle est une femme, un être faible au fond dont le cœur peut tout à coup craquer. On en a vu d’autres.» Le garçon enlevait le plateau du thé. Il resta un moment encore, les mains désœuvrées, essayant de reconstituer la journée qu’elle avait dû vivre: cet atelier rempli des visions de son petit pays, saurait-elle, à force de concentration intérieure et de volonté, le transformer en phare de rêve? Sans doute en avait-elle déjà fait l’essai épuisant. Mais peu à peu, après s’être fatiguée d’objet en objet, avec l’illusion d’y puiser de nouvelles forces, elle connaîtrait le brusque retour aux choses réelles. Au milieu des plus beaux reflets d’une vie bien-aimée, comment n’eût-elle pas senti plus cruellement que l’image irrite le désir? Le visage au fond d’un miroir n’est qu’une tromperie. Tout rêve se déforme. Seul demeure le cadre désaffecté du bonheur, le vide de la mort. Il mit son pardessus, sortit, longea des magasins encore éclairés. L’avenue de l’Opéra était presque vide. Le froid qui mordait son visage lui faisait du bien. Sa grande faute, en toutes circonstances, avait été de céder aux événements. Cette fois, il voulait lutter. Un moment viendrait pour Élisabeth où l’œuvre de Georges et son amour même, dont elle doutait peut-être en secret, lui paraîtraient creux, enlaidis, stériles. Cette heure vient toujours. Comment la vie, chez un être jeune, ne triompherait-elle pas enfin de la mort? Quel est le croyant qui, au fond de lui-même, une fois, mille fois, ne renie son Dieu? Il traversa un pont, regarda la Seine étincelante de lumières multicolores. Des fenêtres brillaient. Paris semblait une Venise nocturne parée pour les fêtes splendides de l’amour. VI Lorsque Élisabeth s’était réveillée, le lendemain de son arrivée à Paris, sa première sensation avait été la jouissance de se trouver chez elle. Son petit appartement lui restituait les privilèges de sa vie de femme. Le vide et le dégoût de la solitude reviendraient sans doute, elle aurait à souffrir «ces crises de noir» que la volonté même ne peut surmonter; mais pour le moment, le bien-être de s’appartenir, et un sentiment plus insaisissable de nouveauté et d’imprévu la rajeunissaient. Ce n’était pas qu’elle se laissât distraire du but vers lequel s’efforçait sa vie. Bien au contraire, il lui semblait tenir son cœur dans ses mains. Au milieu du bruissement continuel de la foule, dans ce Paris vaste et magnifique, si noblement ordonné autour de son fleuve et de ses jardins, un violent désir de beauté soulevait son être. Elle aussi, mystérieusement attachée à son âme, portait sa parure. Le soir même, aux heures où un murmure d’amour et de plaisir s’élève de la foule, son courage ne faiblissait pas: en vain voyait-elle, à tous les coins de rue, s’écraser des bouches; dans les voitures passer, comme un bref éclair, les faces unies. Quelle tentation eût pu l’effleurer? Aimer encore, pouvoir aimer, c’était impossible! Plus pieuse, elle aurait tendu uniquement vers l’éblouissante réunion en Dieu. Mais l’inconnu de l’éternité lui donnait une sorte de vertige sous lequel chancelait son âme. C’était dans ce monde, parmi les vivants de la terre, qu’elle essayait le rêve épuisant de faire régner Georges. Non point plus tard, mais dès maintenant... Est-ce que sa trace n’était pas frémissante encore? Qui donc avait dit que la gloire est le soleil des morts? Cette espérance colorait sa vie d’un éclat qui frappait Lucien. Les préparatifs de l’exposition lui donnaient des prétextes pour la voir presque chaque jour. Il sonnait à toutes les heures: avant le déjeuner, elle le recevait parfois dans sa petite salle à manger décorée d’assiettes. Une large et basse soupière en vieux Saxe, au couvercle enflé, était accroupie sur une console. Un matin où il dut monter chez elle de bonne heure pour lui apporter un renseignement, la table n’était pas encore desservie. Un soleil cristallin touchait, sur un napperon aux carreaux jaunes, la corbeille à pain, un morceau de beurre dans une soucoupe et la tasse vide; un sucrier d’argent côtelé reflétait une petite primevère; la chaise qu’Élisabeth venait de quitter était encore tournée vers sa place. Il éprouvait toujours, à pénétrer dans l’intimité de sa vie, le même sentiment de crainte et de gêne. Combien le troublait cette sensation d’invisibles regards fixés sur eux? Mais à peine paraissait-elle que ce malaise s’évanouissait: quand elle l’accueillait, lui tendait la main, tout rentrait dans l’ordre; qui donc, à les voir ensemble, eût pu s’y méprendre, et combien sa simplicité mieux que les défenses le désespérait! Le soir, il la trouvait dans son salon. Elle portait habituellement une robe drapée. Il y avait des fleurs dans les vases, des touffes sombres de violettes, un peu tachées par les boues grasses de la Flaütat dans lesquelles Mme Virelade les avait cueillies; des branches de mimosa, coupées par Mlle de Lagarette dans sa petite serre, couchées soigneusement dans un fin papier, et qui défripaient leurs duvets écrasés par le long voyage. La province continuait d’envelopper la jeune femme de ses affections lointaines et de ses parfums. Lucien apportait régulièrement des informations, des adresses. Ce garçon sauvage, qui détestait de demander le moindre service, écrivait dix lettres par jour. Il faisait des visites, téléphonait, ranimant pour les mettre au service d’Élisabeth toutes ses relations. Et il avait beaucoup de relations: ce que l’on appelle «Paris» est une immense masse humaine infiltrée de provinciaux; que leur réputation s’établisse à la Chambre, dans les affaires, ou dans le monde des lettres et des arts, des affinités les rapprochent. Ils se reconnaissent à l’accent, au type et au caractère. Que deux ou trois se réunissent, fût-ce au café ou dans une chambre d’étudiant, la petite patrie se reforme; chacun prend conscience d’une instinctive solidarité, une amitié en amène d’autres, comme la plante arrachée entraîne les racines mêlées à son chevelu. Un soir,--c’était le second dimanche après son retour--Élisabeth énumérait à Lucien les visites qu’elle avait décidé de faire. --Déjà, ne put-il s’empêcher de dire... Elle était assise dans un grand fauteuil de velours anglais, un carnet ouvert sur ses genoux, près du dôme multicolore baissé sur une lampe au long pied doré. Une lumière couleur de fleur enveloppait sa tête et son cou; à côté d’elle, sur le divan qui s’enfonçait dans la zone d’ombre, elle avait laissé en rentrant son manteau, sa toque et ses gants. Il était un peu penché vers elle: --Vous ne craignez pas de reprendre contact avec ces gens? Le monde, vous savez, quand on a du chagrin... Il ajouta: --La peine des autres, la peine de la guerre, c’est si démodé... Ce ne sera la faute de personne, mais tout ce que vous verrez vous fera du mal. Elle secouait lentement la tête: --Oh! moi! cela n’a aucune importance... --Attendez un peu, vous devez être si fatiguée! --Je ne suis jamais fatiguée. Les Lopès-Welsch m’ont envoyé une invitation. C’est pour vendredi... Je compte y aller. --Chez les Lopès-Welsch! Les arguments se pressaient sur ses lèvres pour la dissuader. C’était lui, lui, qui offrait de faire à sa place toutes les démarches. N’eût-il pas dû, au contraire, se féliciter qu’elle voulût rentrer dans la vie? Un instinct l’avertissait que la solitude travaillait contre lui pour Georges. Il ne fallait pas qu’elle fût toujours seule. Elle avait une trop grande force de vie intérieure. Le monde oublieux et dur, qui va de l’avant, la lui rejetterait peut-être un jour, stupéfaite de son réveil et désemparée sur les débris de son idéal. On lui parlerait crûment de sa jeunesse, de sa vie à vivre. Les indifférents savent si bien porter des coups meurtriers. Cependant une répugnance profonde s’élevait en lui, s’exaspérait: il craignait qu’elle lui échappât. --Pourquoi si tôt? L’exposition est pour février. Mais elle avait hâte d’engager la lutte: «Tant de choses échouent, qui mériteraient de réussir, pour n’avoir pas été assez préparées...» En réalité, depuis son retour, une profonde sensation de solitude et de liberté ranimait ses forces. Malgré la brume et le froid, elle sortait plusieurs fois par jour. La rue, avec le mouvement perpétuel des gens, des voitures, les éclats multiples des enseignes lumineuses jaillissant le soir comme des feux de phares, dégageait une impression de vie fiévreuse qui la pénétrait. La vie du dehors surexcitait son désir d’agir. Dans les journaux, aux devantures des libraires, elle reconnaissait avec une poignante sensation d’envie le nom de jeunes hommes qu’elle avait connus. Le succès comblait les vivants. Tout était pour eux. Rien pour les morts! Mais elle saurait, s’il le fallait, forcer l’attention, arracher à l’indifférence ce que le monde lui devait encore: la part de Georges. Et puis après... Non, après, après... c’était le trou noir, elle ne savait plus. --M. Lopès-Welsch, expliqua-t-elle, quand il est venu pour le monument, n’a même pas parlé de Georges. Vous savez ce que sont ces hommes politiques, ils ne pensent à rien... --A eux-mêmes, rectifia-t-il. Il se résignait à ce qu’elle acceptât cette invitation. Sa volonté n’était jamais capable d’un long effort; surtout il sentait que la discussion serait inutile: que pouvait-il tenter, pour la retenir, qui ne l’exposât à l’inconvenance ou au ridicule? Son amitié, qu’Élisabeth acceptait si loyalement, ne lui donnait pas le droit! Un moment encore, sa tête de philosophe mécontent penchée dans l’ombre, il dut écouter des plaintes irritantes: personne n’avait jamais compris Georges... Les qualités de Georges, la valeur de Georges... Ah! s’il avait voulu lui faire de la peine! Mais il ne pouvait pas. Au moment où la colère s’élevait en lui, prête à crier: «Cela est faux, vous vous enfoncez dans une idée vaine», une pudeur morale le retenait. Georges avait été son ami. Tout ce qui était exalté, sincère, peut-être chimérique, lui inspirait d’ailleurs une admiration mêlée d’envie. Était-ce à lui de gâcher une si belle chose? Dans la rue, il se rappela que lui aussi avait reçu une invitation; sitôt rentré, son chapeau encore sur sa tête, il bouleversa ses papiers pour la retrouver. * * * * * M. Lopès-Welsch habitait depuis cinquante ans, dans le faubourg Saint-Honoré, le premier étage d’un de ces hôtels que rehaussent encore des idées de considération et de luxe. Une grande glace, au bas de l’escalier, reflétait des banquettes de velours et des plantes vertes. La silhouette de Lucien apparut sur ce fond brillant et s’évanouit. Un autre invité, mince, élégant, montait derrière lui. Dans l’antichambre, un vieux domestique en gants blancs assénait des regards furieux aux dames qui ne finissaient pas de se préparer. Lucien traversa une pièce au tapis épais, tapissée de tableaux. Des rideaux de peluche étaient tirés devant les fenêtres. Dans le grand salon très éclairé, quelques groupes se formaient autour d’un énorme piano à queue; des robes claires de jeunes filles, du satin noir; des colliers de perles sur tous les cous. Un jeune homme en smoking, l’air heureux et alerte, se détacha... Lucien, en lui serrant la main, jeta un coup d’œil circulaire et se ressaisit: Élisabeth n’était pas encore arrivée. Mme Lopès-Welsch, maigre, décharnée, les pommettes saillantes, ses yeux voilés par la cataracte baissés et fuyants, était assise sur un canapé. Lucien la salua, dit quelques paroles, sans que la certitude lui vînt d’être reconnu. Quelques messieurs, qui causaient entre eux, ne parurent pas le remarquer; un israélite velu et voûté, la peau collée sur les tempes creuses, lui adressa un sourire froidement aimable. M. Lopès-Welsch allait et venait, inclinait sur la main des dames de vieilles lèvres voluptueuses. Lucien le trouva blanchi, la figure flasque, ses traits sinueux comme détendus, les paupières molles sur des yeux glauques. Mais la voix avait gardé ses intonations caressantes: sûr de son charme, il continuait de faire la cour aux femmes comme un acteur qui répète un ancien rôle et ne doute pas de le tenir encore à la perfection. «Très content de vous voir», lança-t-il à Lucien, de ce ton affable qui laissait percer la plus complète indifférence. «Que préparez-vous?» lui demanda-t-il un peu plus tard. Son air involontairement protecteur glaça le jeune homme en lui rappelant ses obligations. Mais la manière même dont cette question était posée lui ôtait sa présence d’esprit et les moyens de s’expliquer. Dans cette société, où la valeur des gens était cotée d’après le succès, la fortune et les services qu’on en peut attendre, comment eût-il rendu intelligible sa manière d’être? Si une seule personne, dans ce salon, se souvenait encore de son livre, elle eût cru faire une concession d’amabilité en le rappelant. Combien il préférait d’ailleurs qu’on n’en parlât pas! Tout à l’heure, dans la rue, revenu à un sentiment plus juste des choses, il se reprocherait comme son péché le plus humiliant d’être si sensible aux moindres contacts. N’était-ce pas, de sa part, une pitoyable faiblesse de conférer au premier venu le pouvoir de blesser ses nerfs? En réalité, personne n’y songeait. Les salons s’emplissaient peu à peu de personnalités assez diverses. M. Lopès-Welsch, sénateur, financier, propriétaire d’un cru fameux, allié à la haute banque israélite, avait des attaches dans plusieurs mondes. Ce n’était pas chez lui un plan mais une fructueuse habitude d’être agréable. La vie politique lui avait appris qu’il n’est personne dont on ne puisse espérer, le moment venu, tirer un profit. Ce vieil habitué des scènes mondaines et parlementaires plaisait par ses prodigieuses ressources. Les gens qui ont dans le caractère des arêtes dures, se laissant eux-mêmes séduire par l’onctuosité brillante de son esprit souple, admiraient que ses arguments, au lieu de se heurter brusquement aux obstacles, eussent un mouvement vif et gracieux pour les contourner. C’était son art de charmer ses adversaires les plus hérissés, de les assouplir, de les désarmer; sa voix leur versait, à travers l’éternelle berceuse des louanges, ce goût des conciliations universelles qui faisait dire: «Ah! ce Lopès-Welsch!» Pour tant qu’on se méfiât de son bel air de violoncelle, on se laissait prendre. On ne résiste guère à un homme qui a des relations dans toute l’Europe, un inépuisable fonds d’anecdotes, des vins excellents; et puis tant de charme personnel, une apparente négligence au milieu de combinaisons vivement poussées ou laissées en route et ce ton galant du mécène pour qui le dilettantisme fait partie du luxe. Derrière Lucien, un gros homme chauve, congestionné, aux petits yeux bridés, racontait où il avait dîné la veille. Le nom de son hôte, d’une consonance étrangère, éveilla une faible rumeur: «Je le croyais en prison,» commença quelqu’un. Le reste se perdit. A ce moment, une sorte d’instinct l’avertissant, Lucien tourna vers l’entrée un regard anxieux. Son visage changea. Élisabeth, rassemblant sur ses bras nus les plis d’une longue écharpe aux franges soyeuses, s’arrêtait au seuil du salon. C’était la première fois qu’il la revoyait en robe du soir. Elle lui parut plus grande, en velours noir, le haut des épaules d’une blancheur splendide, avec un air de royauté mystérieuse qui jamais encore ne l’avait frappé. Il imaginait, pour cette pénible rentrée dans le monde, un masque de pâleur comprimant les traits. Combien sa présence effaçait toute conception mesquine de son attitude! Jamais elle ne lui avait paru plus naturelle, comme supérieure aux difficultés, dans cette situation pourtant si gênante de la femme qui reparaît seule. Il la regarda traverser le salon. M. Lopès-Welsch l’accompagnait. Les regards se fixaient sur elle. Un groupe se formait maintenant autour de son fauteuil: plusieurs personnes s’étaient levées, rappelaient leur nom; des visages se penchaient sur sa main nue. Lui seul, qui l’avait saluée au passage, ne s’approchait pas. Il semblait que tous fussent, auprès d’elle, respectueux, affables; la nuance de tristesse qui s’était peinte sur les visages, avec les premiers mots vagues de condoléances, s’effaçait déjà. Il était évident que chacun se félicitait de voir reparaître une femme belle et veuve. Lucien se souvint des éloges que l’on faisait d’elle dès le début de son mariage, alors qu’il était presque d’obligation de la comparer à son mari pour en venir à dire qu’elle lui était supérieure à tous les égards. Les jugements mondains fondent ainsi, sur les qualités les plus dissemblables, des coefficients de valeur dont le souvenir ne s’efface guère. Maintenant que le mari n’était plus là, le tact voulait qu’on en parlât discrètement, avec l’intention de passer bientôt à d’autres sujets. Le monde ne croit guère aux douleurs qui durent. Lucien remarquait dans les sourires, sur les visages, cette expression de détente qui suit l’accomplissement d’un devoir banal. Chacun revenait à son naturel. Un jeune homme beau comme un athlète, au front d’Apollon, incliné vers elle, n’avait même pas songé à prendre une attitude de circonstance. L’ignorance totale du malheur éclatait dans toute sa personne. Lucien se pencha, pour la regarder, entre le dossier d’un fauteuil et la cheminée. Elle avait le teint un peu animé, la bouche souriante. Il se détourna, se pencha encore: cette fois, à travers un rayonnement magnétique, il vit ses yeux graves. * * * * * La soirée s’achevait. A côté du piano ouvert, une dame massive, en satin noir, qu’accompagnait un mince jeune homme penché sur sa flûte, chantait la cantate nuptiale de Bach. Élisabeth était assise à l’extrémité d’un canapé. Des ombres de fatigue creusaient son visage. A plusieurs reprises, son regard s’était de loin posé sur Lucien. Lui, un peu penché, écoutait à peine. Les phrases graves et exaltantes ne le pénétraient pas. Jamais son visage n’avait reflété un état d’âme plus misérable. Le morceau fini, il se leva. La dame imposante, entourée et félicitée, ouvrait un grand éventail de plumes. Devant la cheminée, un vieillard chauve parlait à mi-voix; un homme d’une quarantaine d’années, mince, plat, distingué, qui avait une figure d’Ancien Testament dans un léger collier de barbe, l’approuvait des yeux: quelques mots arrivaient à Élisabeth... talent surfait... tel autre flûtiste était supérieur... Le plus jeune parlait longuement, avec des phrases de dilettante. Elle courbait la tête, le cœur brusquement envahi d’angoisse: que leur fallait-il? Elle n’avait rien désiré, elle, de plus pur, de plus enchanteur que ces sons d’argent dont son âme frémissait encore. Et c’étaient les mêmes gens qui jugeraient Georges. Lui aussi, on le discuterait, le comparerait, avec cette sécheresse qui glaçait déjà son amour. Le silence se faisait. Un morceau encore... Élisabeth regardait, sur le fond doré d’une console, un groupe de trois jeunes filles assises sur un pouf; les robes se touchaient--bouquet blanc, lilas, vert jade--une figure riait de jeunesse, éblouissante, dans l’écheveau des cheveux légers. Élisabeth ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, Lucien s’était en silence rapproché d’elle. Dans l’escalier, comme elle descendait, le visage pâli sous une dentelle, il l’accompagna sans lui dire un mot. La nuit était claire, la glace sombre de l’asphalte luisante sous les réverbères. Une auto passa, à laquelle Lucien fit un signe. La portière se referma brusquement sur eux. Dix minutes à peine de silence, dans l’obscurité de la voiture autour de laquelle volaient les lumières. Un grand Paris vide fuyait derrière eux. Lucien entrevit l’arène brillante de la Concorde, les feux de la Seine. L’auto tourna deux fois, ralentit... Pourquoi ce moment devait-il finir? Quand la porte s’ouvrit sur les ténèbres du corridor, Élisabeth se retourna; Lucien aperçut une figure défaite, infiniment triste. Quel mal le monde lui avait-il fait? Quels stigmates en rapportait-elle? Mais déjà, la main sur le battant de la porte, elle disparaissait. VII Décembre passait. Une agitation fiévreuse précipitait dans les grands magasins une foule affairée. Les invitations pleuvaient sur les tables--réunions de toutes sortes, dîners, thés, arbres de Noël;--les librairies, comme un manteau neuf bariolé, arboraient les affiches des prix littéraires; aux bouches des métros d’où déborde la cohue noire, les vendeurs criaient à quatre heures les journaux dans la nuit tombée. C’était le moment où les pauvres se sentent plus pauvres encore, et plus tristes, plus «chiens perdus», ceux qu’isole une disgrâce quelconque du cœur ou de l’esprit. La crainte du tête-à-tête avec lui-même chassait Lucien de son petit bureau. Il sortait au déclin rapide de l’après-midi, fuyant le noir, la lampe solitaire, l’atmosphère saturée de sa propre vie. A Paris, c’est la rue qui est le refuge de toutes les détresses. La cendre indigo du soir tombait sur les quais. Un courant d’air glacé balayait les ponts; sur les cuirasses ardoisées du Louvre fuyait un couchant couleur de pêche anémique. Il marchait vite, serré dans son pardessus. Combien le ciel, au-dessus de la digue grise du Grand-Palais, éteignait lentement ses nappes translucides! Peu à peu s’allumaient, fruits écarlates et blancs, les feux de la Seine; un grand magasin, illuminé de la chaussée au toit, semblait une lanterne de féerie. Toujours il revenait à ces quais obscurs, à ces parapets. Irait-il ce soir-là chez Élisabeth? Quatre fois sur cinq, il cédait, s’engageait dans le tumulte populaire de la rue Dauphine; des femmes en cheveux se pressaient derrière la porte des crémeries; maintenant qu’il allait vers elle, vaincu, consentant, il hâtait le pas... C’était en lui le frisson fiévreux du malade qui veut sa piqûre. Quelquefois pourtant, il s’enfonçait dans le désert nocturne des Tuileries. Ces beaux espaces parsemés de lumières le rafraîchissaient. Il traversait le cirque de la Concorde où l’obélisque se dresse comme un cierge éteint; devant lui palpitait, longue allée de flammes, la montée vers l’Arc invisible. Il disparaissait sous les arbres, sentait sa gorge se serrer, tournait au hasard dans une rue vide. Le regret de ne pas être auprès d’Élisabeth harcelait sa volonté toujours défaillante. Combien, la fuyant, il la retrouvait! Mais pourquoi ce recul violent de son être? Ah! il se reconnaissait, avec son impénitente faiblesse, dans son angoisse de souffrir par elle. Chaque jour, en lui révélant ce qu’elle valait, accroissait les difficultés du problème qui le tourmentait: se pouvait-il qu’un souvenir fût pour toujours l’aliment d’une vie si ardente? Est-ce dans la nature d’une jeune femme de se rassasier d’un amour transposé en idée parfaite, alors que le monde, l’oubli universel et son propre charme la sollicitent d’aimer à nouveau? Les mains refermées sur le trésor chaud encore d’un passé si proche--ces mains de femme, raidies d’être jointes, ne sentiraient-elles pas un jour la paralysie et le froid mortel? Sans doute, d’autres étaient fidèles, mais celles-là, retirées, obscures, ne portaient pas dans leur âme même le mystérieux pouvoir de régner. Savait-on d’ailleurs si une tentation violente les eût trouvées prêtes? Qui peut sonder, sous les dehors impénétrables, les trahisons secrètes de l’esprit, et combien le féroce instinct de revivre dans le silence infini des deuils presse les cœurs contractés jusqu’à éclater? «Pas aujourd’hui, se répétait-il, demain peut-être...» Mais céderait-elle? Qui donc oserait, à travers les défenses d’un orgueil si pur, deviner les palpitations de la chair blessée qui voudrait se rendre, et dont l’aveu toujours sera étouffé! Il s’épouvantait de penser que cet autre, cet inconnu, qui l’arracherait à ce qu’elle aimait, ne serait pas lui. Tant de gens l’entouraient déjà. Il avait peur du moindre d’entre eux. Tous, lui semblait-il, auraient plus de force. Ils la mettraient à sa vraie place, en pleine lumière, au lieu que lui, avec ses scrupules, sa perpétuelle inquiétude des autres et de soi, l’inciterait à regarder sans cesse en arrière. Un jour viendrait où il la verrait disparaître, ne se donnant pas peut-être mais se laissant prendre. Il aurait à souffrir cela. Une fatalité inéluctable le rabattrait sur cette honte, sur ce désespoir de n’avoir pas su se jeter en travers de ses décisions. Après le dîner, il se réfugiait dans un café, excédé par les rengaines d’un médiocre orchestre, mais soutenu comme un bouchon sur une eau noire par la sensation de vie qui se dégage des gens rassemblés. C’était à la fois haïssable et bon. Il buvait du thé, redemandait de l’eau chaude, regardait sa montre. Dix heures, onze heures, où était-elle? Il connaissait presque jour par jour l’emploi de son temps. Ce soir-là, peut-être, elle aurait eu besoin de lui, l’avait attendu... Car, il ne pouvait pas en douter, sa situation restait celle de l’ami de choix: lui seul était accueilli à toute heure, consulté, associé à fond aux difficultés et aux espérances. Mais pourquoi, avec sa lucidité aiguë, ces nerfs de vaincu? Chaque soir, au cours des longues conversations où le nom de Georges revenait sans cesse, il retombait dans le même piège; c’était lui, le servant irrité d’un amour contre lequel pouvant tout peut-être, il ne ferait rien. Si elle avait besoin de lui, c’était pour cela... pour entretenir un feu qui sans doute un jour s’éteindrait. Ah! ce jour-là, il aurait fini de jouer un rôle ridicule! Tant qu’il ne l’avait pas revue dans le monde, il n’avait pas souffert de cette façon. Sa pâleur, son air de fatigue, quand elle en revenait, avouaient les secrètes blessures de son idéal. Encore lui aurait-il pardonné un isolement magnifique, un état d’émotion ardente qui l’eût rendue invulnérable! Mais il lui en voulait d’avoir accepté des invitations, reçu des lettres, groupé autour d’elle avec tant d’aisance les amis de Georges, ou ceux qui maintenant se prétendaient tels. Il était presque sûr que l’exposition réussirait. L’insuccès n’était que pour lui et pour les gens à sa ressemblance. En un mois, elle avait fait ce miracle! Cela prouvait combien elle était créée pour manier les hommes, recevoir des hommages, et, connaissant cette force de son pouvoir, n’y plus renoncer. Il regardait autour de lui: les femmes, avec leurs lèvres peintes et leurs fausses perles, lui semblaient vulgaires. Des «femmes digestives», avait-il coutume de penser. Il avait horreur de ces rires, de ces chairs payées. Quand il sortait, les rues étaient vides; l’air froid, l’outremer violet du ciel percé d’astres reposaient ses yeux. Il en venait à désirer passionnément une Élisabeth fidèle, infaillible, réfugiée dans le merveilleux château de son âme, puisque aussi longtemps qu’elle serait à Georges, elle n’appartiendrait ici-bas à personne d’autre. * * * * * Quand, la veille de l’exposition, Lucien rejoignit Élisabeth dans la grande salle où s’achevaient les préparatifs, elle l’accueillit d’un regard affectueux dont il fut touché. Un velum d’étoffe blanche voilait la lumière, sur le papier grenat des murs s’alignaient les petites toiles. Ils étaient seuls. Un jeune homme en blouse, tout à l’heure monté sur une échelle, des clous dans la bouche, venait d’emporter sa boîte d’outils. Élisabeth allait d’un côté à l’autre, redressant des cadres. Lucien cherchait dans son portefeuille les coupures de quelques journaux. Elle s’était assise, pour les lire, sur une banquette de velours. Sa voilette relevée découvrait son front et ses yeux baissés. Lucien, qui affectait de se tenir un peu à l’écart, sentait d’instinct qu’elle était lasse, à bout de forces, comme quelqu’un qui a fourni une longue course. Il eut l’intuition que de grandes épreuves l’attendaient, des désillusions, et la solitude plus amère dans la foule que dans le silence. Les louanges, sans doute, ne manqueraient pas, mais non plus les heurts, les absurdités, ce que le monde soulève de poussière fade jusqu’à suffoquer le cœur de dégoût. C’était cela qu’elle avait voulu. Il en souffrait pour elle, dans ses propres nerfs, comme si elle était une partie de lui-même. Que ne pouvait-il, à la veille d’un jour redouté, l’arracher à toutes ces choses! Doucement, tandis qu’elle repliait les coupures, il s’assit près d’elle, lui demanda d’avoir confiance, de ne pas trop penser. Elle avait tenté ce qui était possible. Quoi qu’il arrivât, elle devrait garder son courage. Elle l’écoutait, avec une expression navrée qu’il ne lui avait jamais connue: --Je ne sais pas si j’ai fait ce que je devais. Peut-être, en croyant servir cette œuvre, est-ce seulement moi que j’ai écouté, mon désir d’orgueil, je ne sais quoi de violent et de désespéré qui me poussait à montrer combien celui que j’aime avait de valeur. A présent cette gloire m’est indifférente. Il me semble que j’aurais dû garder mon trésor, le garder pour moi... Et puis, je suis si fatiguée... --Oui, dit-il vivement, vous devriez rentrer, vous reposer. Est-ce que vous dormez? Mais elle ne paraissait pas l’entendre et continuait d’une voix grave et basse, avec un feu triste dans le regard... Maintenant, comme une souffrance, comme une torture s’emparait d’elle la pensée que Georges allait être livré à tous. Ce n’était pas qu’elle doutât... Mais à revenir dans le monde, elle se rendait compte du peu que valent certains jugements... Non, elle ne savait plus ce qu’elle aurait dû faire. Brusquement, ses larmes jaillirent. Lucien, bouleversé, détournait les yeux; depuis un moment, il voyait monter cette vague de dégoût dans laquelle sombre une âme surmenée. Mais déjà elle était debout. --Venez, lui dit-il. Ce soir-là, pour la première fois, ils dînèrent ensemble dans la salle à manger qu’éclairaient deux flambeaux d’argent posés sur la table. Lucien parlait peu. Il sentait qu’elle avait l’esprit harassé et ne lui demandait que d’être là. Élisabeth regardait le feu: elle aurait voulu s’étendre, dormir, oublier. Tout ce qu’elle avait recherché en ces derniers mois, lui donnait une sensation de fièvre et de honte. C’était elle qui avait accepté des invitations, reçu des hommages, sollicité. Elle revit, posé sur elle, le regard insidieux de M. Lopès-Welsch qui parfois l’avait fait rougir; d’autres aussi ne lui cachaient pas une admiration qui lui semblait ce soir odieuse et blessante. Et pourquoi, pourquoi? Dans cette voie où elle était entrée, quelles que fussent maintenant les fatigues et les écorchures, il lui faudrait aller jusqu’au bout. Lucien eut l’impression qu’elle le regardait avec angoisse: ainsi un être qui va se noyer, et s’accroche encore au parapet, implore des yeux qu’on le retienne. --Vous croyez, commença-t-elle,--et sa voix n’était qu’un cri étouffé--vous croyez que Georges m’aimait... * * * * * L’exposition était ouverte depuis quinze jours. Le premier soir, après la cohue du vernissage, Élisabeth était rentrée, fiévreuse, excédée, le cœur durci et vidé de toute émotion. Jusque-là, elle avait connu une noble et pure tristesse, celle qui resplendit dans les espaces aérés de la solitude. Mais la satiété des mots inutiles, cette poussière de banalités que soulève un public mondain, l’enveloppait d’une atmosphère presque irrespirable, et elle souffrait d’une sorte d’amoindrissement, comme si ces gens, dévisageant ce qui faisait l’orgueil de sa vie, ramenaient les choses à des proportions plus petites et insignifiantes. Pourtant tout le monde lui avait marqué ostensiblement beaucoup de sympathie. M. Lopès-Welsch était venu, avec d’autres personnages officiels, après la séance du Sénat; il était resté longtemps, très entouré, discourant comme à la tribune: de sa voix enjôleuse, qui s’enflait et retombait avec une monotonie caressante, il entrelaçait au panégyrique du jeune mort l’éloge de la femme admirable qui se consacrait à sa gloire. Sa tête blanchie, émergeant de sa pelisse doublée de fourrure, coulait des regards satisfaits à droite et à gauche. C’était toujours une volupté pour lui de s’écouter, de se bercer de ses belles phrases. Mais combien cette jouissance était encore plus délectable, quand au plaisir d’une bonne action se mêlait celui de célébrer une jeune femme. Beauté... dévouement... fidélité au talent fauché... tous les vieux clichés ronronnaient dans son éloquence infiltrée de galanterie. Deux ou trois messieurs, impeccables et décorés, en pardessus noir, l’écoutaient comme ils eussent fait au Panthéon. Des dames en extase tendaient leur enthousiasme sur des lèvres peintes. Élisabeth ne pouvait penser à ces louanges sans être pénétrée d’une secrète humiliation. Ce n’était pas à cause de la légende qui commençait de s’attacher à sa personne: elle avait senti, comme une brûlure, le regard vert glauque glisser de son côté sous les flasques paupières rongées de cils blancs; la bouche sinueuse s’était attardée sur sa main. C’était alors qu’elle avait fait appel à son courage: il lui semblait, malgré la résistance de toutes ses fibres, que ces démonstrations n’étaient que pour elle, non point pour Georges. On attendait d’elle des phrases, des remerciements, quand dominait dans son esprit une magnifique idée de justice. Chacun la félicitait de ce grand succès et elle se demandait si ce n’était pas au fond un échec total. Lucien, demeuré à l’écart cet après-midi, le visage ravagé de tics, paraissait hargneux. Quand il l’avait accompagnée, elle ne s’était pas risquée à l’interroger: le malaise de la dernière soirée subsistait entre eux. Après le dîner, un peu renversé sur le divan, les jambes croisées, il avait fumé un moment. Elle voyait vaguement son veston d’une étoffe mince, sa cravate nouée sur un col souple. Il paraissait chaque jour plus soigné, d’un raffinement que décelaient de petits détails. Elle, au contraire, n’avait même pas pris la peine de se recoiffer. Taciturne, ses cheveux lâches tombant sur ses joues, pleine de remords pour le cri monté à ses lèvres, elle lui opposait un visage clos. La veille, si Lucien avait répété que Georges l’aimait, il l’avait fait avec une politesse résignée qui laissait une impression de vague défaite. Pourquoi, lui non plus, ne savait-il pas être ce qu’elle attendait, à une heure où elle aurait eu besoin de se recharger d’amour et de confiance--pauvre femme, en apparence invulnérable et si lasse au fond, dont le trésor de foi semblait se tarir. Cependant il fallait lutter: ce n’était pas le moment de perdre. Après le départ de Lucien, étendue au milieu de son grand lit bas, ses yeux ouverts dans l’obscurité, elle avait senti aller et venir une angoisse faible d’abord puis intolérable: la crainte de s’être trompée sur tout, sur le talent de Georges comme sur son amour. Le lendemain, quand elle était arrivée de bonne heure, la salle de l’exposition était encore vide. Alors elle avait eu peur qu’il ne vînt plus personne; puis deux jeunes gens étaient entrés; un vieux maître qui ressemblait à un portrait de Franz Hals, sous un feutre noir; puis une jeune fille, en gros manteau beige. Celle-là, coiffée jusqu’aux oreilles d’une petite cloche de velours, tendait vers les toiles une figure claire, trouée de fossettes, toute mousseuse de cheveux blonds, ses yeux bridés souriaient aux choses, au ciel léger, à la lumière: et Élisabeth, avec délices, regardait cette enfant charmante aller et venir, avec des mouvements vifs et vite rompus, à la manière des oiseaux. Celle-là jouissait, aimait la beauté. Élisabeth eut l’impression d’une offrande exquise comme un parfum. Il y avait eu aussi des critiques, qui regardaient longuement, avec beaucoup d’attention et de sérieux, et causaient entre eux. C’était alors qu’elle avait senti le succès venir, le véritable, celui que Georges méritait. Et elle n’avait pas été étonnée, quand Lucien frémissant lui apporta un grand article, signé d’un juge redouté, qui plaçait Georges dans la famille de nos paysagistes les plus précieux. Il lui semblait que les choses devaient arriver ainsi, de cette manière splendide, et que sa certitude obscure en était le pressentiment. Il y avait seulement huit jours que cela s’était passé, et elle le voyait comme à travers un immense temps écoulé. Maintenant les conséquences du succès se précipitaient; l’engrenage des choses heureuses, soudain déclanché, travaillait à toute vitesse dans un bruit merveilleux d’éloges et de gloire. C’était presque trop beau pour paraître vrai. Cependant les visages, la considération nouvelle qui l’enveloppait, lui certifiaient à chaque rencontre qu’elle était vraiment aux yeux du monde ce qu’elle s’était toujours sentie être dans son cœur: la femme d’un artiste dont la vie éphémère avait porté des fleurs admirables. Le pathétique de cette mort ajoutait à sa gloire un reflet de tendresse et de regret qu’elle portait comme une parure. C’était à ce moment qu’une nouvelle torture avait commencé: l’épreuve suprême, à quoi elle avait négligé de se préparer, du dépouillement. Il fallait vendre, lui disait-on. Ce n’était pas pour elle une question d’argent, mais un devoir à accomplir. Les grands amateurs, à la faveur du succès, ouvraient leurs galeries aux petites toiles sobres et exquises. Les garder toutes, c’eût été de la passion, un égoïsme que personne n’aurait compris, et dont le remords la mordait d’avance. Mais s’en séparer, c’était laisser s’arracher de soi, avec chaque étude, une parcelle de la vie de Georges. Un matin que Lucien l’avait rejointe, avant le déjeuner, dans la salle de l’exposition, elle essaya de lui en parler. Ils étaient revenus ensemble, longeant les marchés fleuris de la Madeleine. Il avait plu pendant la nuit. Une buée montait de l’asphalte mouillé de la rue Royale. Dans le jardin des Tuileries grelottaient les marbres, au-dessus des tapis verts ponctués de moineaux. Midi répandait dans les rues cette nuée de jeunes gens et de jeunes filles qui font de Paris, à certaines heures, un immense rendez-vous d’amour. Eux aussi passaient, couple inégal, entre les arbustes et les bancs humides. Mais Lucien restait concentré, maussade, avec sous sa courte moustache brune un pli d’amertume. Elle remarqua qu’il n’avait pas bonne mine et secouait souvent la tête, d’un mouvement nerveux, comme pour chasser une pensée: «Je le ferai, répétait-elle, il faudra bien que je le fasse»; et elle lui expliquait son angoisse, chaque matin, à chercher parmi les toiles celles qui demain lui seraient ôtées, place vide au mur, amoindrissement irréparable. Peut-être ajoutait-elle inconsciemment un peu à ces choses, comme on s’exalte à entendre, embellies par sa propre voix, les vibrations profondes de son cœur. Deux personnes déjà, sans qu’elle les eût aperçues, les avaient salués. Lucien en éprouvait une irritation mêlée de gêne. Il pensait à la manière qu’elle avait, non de dédaigner le monde mais de l’ignorer, se mettant au-dessus de toute prudence comme si elle ne prêtait pas la moindre attention à ce qu’on pourrait dire. Elle allait son chemin sans regarder rien que son idée. Les conventions sociales lui étaient aussi indifférentes que si elles n’avaient jamais existé; et Lucien, en contradiction avec lui-même qui n’admettait à l’ordinaire aucune contrainte, se sentait gonflé d’absurdes reproches: si elle se montrait avec lui, n’était-ce pas qu’elle ne lui accordait aucune importance? Soudain il y eut comme une fusion des sensations violentes dont ses nerfs étaient excédés: --Je crois, dit-il brusquement, que ce sera pour vous une chose excellente. Ils traversaient la ruche bruyante du Carrousel. Elle avait eu un tressaillement, s’était arrêtée, mais il lui prit durement le bras et la força à passer vite, entre deux autos. Les pensées qu’il comprimait depuis si longtemps montaient à ses lèvres, arides et précises: «Quel âge avait-elle pour proclamer l’orgueil insensé de nourrir sa vie d’une exaltation? Un souvenir, si beau qu’il puisse être, pâlit et tombe rapidement, ombre d’une ombre. Aucune douleur ne demeure vraie, qui dégénère en obstination contre nature. Quel profit ont-ils donc, les morts, à être pleurés, que leur revient-il de ces vaines larmes? Une idée, quand la force manque pour la soutenir, choit et vous écrase. Combien de gens, sous leur lourde idole renversée, ne sont plus qu’un orgueil saignant, et que de cœurs, quand il n’est plus temps, vont criant dans le désert qu’ils se sont trompés!...» Il parlait vite, sans lever les yeux, avec la bizarre impression que fléchissait sous eux la passerelle des Arts ténue et prête à se rompre. Un moment, il crut que son cœur allait se vider à fond; mais, à l’extrême bord de l’irréparable, la peur le saisit: --C’est pour vous, dit-il précipitamment, pour vous seule que je dis cela. Ne m’en veuillez pas. Le silence d’Élisabeth lui ôtant la force de poursuivre, il serra sa main inerte et s’enfonça dans une petite rue. Puis il revint sur ses pas, la suivit des yeux: elle s’en allait, coudoyée par les passants; sa démarche avait quelque chose de las et de traînant, comme celle de la bête blessée qui perd du sang. Le désir lui vint, puis l’espoir éperdu qu’elle se retournât. Quand elle eut disparu, une émotion indicible le cloua sur place: il se reprochait avec désespoir de ne l’avoir pas prise à deux mains, regardée en face, brutalement, dans une grande secousse, jusqu’au fond des yeux. VIII La nouvelle du succès de l’exposition s’était répandue en Gironde où elle trouvait beaucoup d’incrédules. Les échos glissaient à la surface des esprits sans les pénétrer. Élisabeth avait pourtant reçu de son père quelques lettres brèves, dans lesquelles perçait l’orgueil satisfait; Mme Virelade, passant comme toujours à côté des choses, se réjouissait de savoir que sa fille avait pris quelques distractions; elle lui posait quantité de questions sur ses toilettes, les personnes qu’elle devait voir: «Tu avais besoin de sortir un peu de cette propriété où la vie est si triste, l’hiver surtout. Nous avons eu des pluies terribles, au moment des grandes marées, et la Garonne a passé par-dessus les digues. Tu penses dans quel état était ton père. L’eau, heureusement, n’est pas entrée dans la maison. Nous en aurions eu pour des années à vivre dans l’humidité. On disait déjà que ce serait comme cet autre hiver, où l’inondation nous avait bloqués au premier étage; les barriques flottaient dans le chai, les cuirs des voitures ont toujours gardé l’odeur de moisi. C’était épouvantable. Et puis ton père qui assombrit tout: les travaux de l’île ne sont pas finis, je vois encore passer les gabares chargées de poteaux de mines. Il paraît que c’est maintenant la pointe qui s’écroule. Dieu sait ce que cela nous coûtera.» Mais, avec la fin de l’exposition, Mme Virelade parla de la maison vide, du printemps proche, et pressa sa fille de dire ses projets: «Ta belle-mère, insinuait-elle, me demande quand tu rentreras. Je ne sais si elle t’a écrit. Il faut bien te prévenir qu’elle va partout répétant que tu as fait des affaires d’or avec les tableaux du pauvre Georges. Mais je ne peux croire que tu les aies vendus les prix qu’elle dit. Tu sais combien elle exagère, et la pensée que tu as touché de l’argent lui porte à la tête. Tout cela est fort ennuyeux, parce que certaines personnes pourraient croire que tu as cherché ton intérêt. Enfin, laissons dire! Toi, ma chère enfant, tu sais te mettre au-dessus de ces petitesses. Et je ne peux pas répéter assez combien je t’admire. Ceux qui te connaissent savent bien d’ailleurs ce que tu vaux, et que seuls les motifs les plus nobles et les plus purs t’ont déterminée.» Mlle de Lagarette, après une période d’enthousiasme, parlait aussi du retour. Elle félicitait Élisabeth d’avoir mené à bien sa grande œuvre. D’autre part, une de ses amies lui ayant appris que Lucien avait été vu plusieurs fois avec Élisabeth, elle s’était empressée de conclure que l’influence de la jeune femme s’exerçait d’une bienfaisante manière sur ce cœur malade: c’était, disait-elle, une bonne œuvre dont elle avait hâte de l’entretenir. Ces lettres naïves, pénétrées de calme tendresse, portaient le reflet d’un petit monde paisible, semblable à lui-même, où aucune idée n’avait varié en ces derniers mois. Dans ces cœurs loyaux, elle était toujours la veuve infaillible, qu’entourait une légende d’amour et de sainteté. Elle l’était pour toute sa vie. On eût repoussé, comme abominable, l’idée que la tentation pouvait l’ébranler. Était-ce parce que le cadre là-bas restait si solide, l’armature si ferme, que la faiblesse se trouvait presque à son insu engrenée et consolidée? Mais cela lui paraissait loin. Le remords aussi l’envahissait, parce que ces lettres semblaient adressées à une Élisabeth qu’elle n’avait plus conscience d’être. Elle vivait maintenant tapie dans son petit appartement, ne voyant personne. La femme de ménage, le matin, apportait la bouteille de lait, préparait le déjeuner. Puis elle s’en allait, la porte se refermait sur la solitude. Cette fin de mars fut troublée d’orages et de mauvais temps. Il y eut même un jour de neige. L’après-midi, une lumière mortuaire blêmissant les choses, Élisabeth sortit pour marcher un peu. Paris, ses bruits étouffés, semblait désolé: un ciel cotonneux et blafard sur la Seine glauque, des champignons de velours blanc sur les arbres en suie, des toits ourlés de marbre lunaire. Des balayeurs, empaquetés de loques, poussaient le gâchis fangeux au bord des trottoirs. Elle rentra glacée. Le lendemain, quelques rayons de soleil parurent entre des giboulées de grêle; le grésil, qui passait dans les fentes du grand vitrage de l’atelier, rebondissait en perles de cristal sur le parquet, les chaises, une petite table. Elle épongea, étendit des linges. Il y avait dans le ciel des grondements et des déchirures roses d’éclairs. Lucien, depuis qu’il lui avait si durement parlé, ne paraissait plus. Au premier moment, elle l’avait détesté pour ces mots violents, cette projection de lumière crue jaillie sur l’intime misère de son cœur. Elle avait pensé qu’il reviendrait, qu’il s’excuserait; elle attendait son coup de sonnette ou la lettre glissée sous la porte. Mais rien, toujours rien..., elle y pensait longuement dans son lit, se retournant sur cette colère peu à peu muée en regret; chaque matin, en reprenant sa vie désœuvrée, elle retrouvait plus cruellement l’impression de vide, de manque, la détresse de l’ami perdu. Il y avait longtemps qu’elle aurait dû penser qu’il l’aimait. Mais son esprit ne s’arrêtait pas à cette conjecture; surtout son cœur ne le _sentait_ pas. Maintenant, avec le brusque renversement des choses d’où la vérité sortait découverte, une lumière insupportable éclairait les mois qu’elle venait de vivre. Il lui arrivait de penser, non point seulement à elle, mais à Lucien. N’avait-elle pas, en lui parlant toujours de son amour, soufflé sur un feu qui ne demandait qu’à tout embraser? Elle s’accusait d’être en réalité ce qu’il avait dit, orgueilleuse, éprise peut-être d’une idée vaine. Dans quelle impasse cruelle son imprudence les avait jetés? Son regard plongeait au fond d’elle-même, tantôt avec un dégoût profond, tantôt avec une immense pitié de son cœur. Pourquoi la vie l’avait-elle ainsi dépouillée? Tout, en ce moment, lui faisait défaut. Ce n’était pas qu’elle cessât de penser à Georges; mais, après le grand effort de ces mois derniers, son être était comme vidé d’amour. Elle prenait conscience d’un épuisement de toutes ses réserves qui la laissait aride, desséchée. Elle ne pouvait croire que cela durât: mais pourquoi avait-elle vendu tant de toiles, amoindrissant cette présence réelle de Georges qui l’entourait et la défendait? Elle restait des heures entières dans l’atelier, les yeux fixés sur les places vides, gardienne d’un sanctuaire irrémédiablement appauvri. Maintenant elle ne voyait plus rien à faire. L’œuvre rayonnante grandirait seule dans l’esprit des hommes. Jamais d’ailleurs, de son vivant pas plus que maintenant, il n’avait vraiment eu besoin de son aide. Savait-elle seulement s’il n’avait pas aimé d’autres femmes? Lucien peut-être l’aurait pu dire, mais il s’était tu, se tairait toujours. Cependant les Lopès-Welsch lui envoyaient des invitations, d’autres personnes aussi, qui s’étonnaient de sa brusque retraite, demandaient si elle était partie. Elle remarqua que le nom de Lucien revenait souvent dans ces billets: «on avait vu M. Portets... Il avait dit... Il ne savait rien.» L’idée la frappa que le monde avait commencé d’établir entre lui et elle un rapport, une sorte de lien que son esprit repoussait de toutes ses forces. Était-ce qu’on la croyait déjà infidèle? Mais, réfléchissant à sa conduite qui lui avait jusque-là paru si simple, elle sentait grandir le remords: elle se rappela des regards de Lucien, le feu trouble qui noyait parfois ses prunelles; et cette intimité journalière, ces longues promenades, jusqu’aux repas à la même table si près de la place où Georges s’asseyait. Qu’en penseraient-ils, ceux à qui ces choses seraient dites? Sa belle-mère, avec son implacable jugement, aurait beau jeu de répéter qu’elle ferait mieux de se remarier. Mais elle était sûre que Lucien ne la trahirait pas. Y avait-il donc entre eux un commencement de complicité? Comme il devait la mépriser, lui dont le regard embusqué derrière son lorgnon la térébrait si profondément! S’il avait été impitoyable, lui jetant à la face ses pensées secrètes, c’est parce qu’il savait! Il avait suivi jour par jour, en témoin lucide qui marquait les coups, la ruine de ses forces au milieu du monde; sa peur de la vie à vivre, son affaissement, sa déception d’elle-même, il avait tout discerné, dès cette soirée chez les Lopès-Welsch après laquelle il ne lui avait rien demandé. Combien elle sentait grandir le désir de le revoir, de se justifier, de lui redire désespérément, comme on se venge, qu’il s’était trompé! Puisqu’il continuait à ne pas venir, elle lui écrivit, déchira la lettre, la recommença. Ils ne pouvaient pas se quitter de cette façon; elle mentit, parla de son amitié comme si elle n’avait pas compris. Au bureau de poste où elle acheta un timbre, une employée du téléphone, grasse, agréable, la tête découverte, assise à une petite table, faisait ses appels. Elle eut l’impression qu’une jeune femme blonde, debout près de la porte, pâlissait extraordinairement. Des gens s’enfermaient dans les cabines et en sortaient. La petite blonde entra, reparut un instant après. Elle semblait avoir les jambes brisées. Élisabeth se retrouva sur le boulevard, regarda la fente de la boîte, allongea la main, se ravisa: non, elle n’enverrait pas cette lettre, ce serait de la folie, il triompherait, il croirait qu’elle ne pouvait pas se passer de lui. Il était quatre heures et demie. Elle acheta un journal, traversa la chaussée, se garant du double courant rapide des voitures. Il lui eût fallu ce soir-là, tout de suite, quelque chose d’heureux. Mais rien, rien; dans la cage vitrée de la concierge, elle aperçut, vide de la lettre qu’elle attendait, son casier jaunâtre; un chat d’un blanc sale, coiffé d’oreilles noires, dormait en boule sur un petit carré de tapis. Dans sa chambre, une bagarre d’objets épars et de vêtements recouvrait le lit. Un petit poêle fumait, imprégnant la pièce d’une malsaine odeur de pétrole. Au fond d’une glace, comme elle passait, elle se vit vieille, ravagée, ses yeux enfoncés, sous un grand chapeau aux ailes abattues. * * * * * La plus grande marque de faiblesse, dans certaines natures, est de s’arrêter au bord du succès; à l’instant même où le mystérieux génie de la victoire souffle de poursuivre un avantage, de précipiter la débâcle, une hésitation les paralyse, l’instinct fait place à la discussion, et une déroute inexplicable disperse les forces qu’il aurait fallu jeter vers le but. C’est ainsi que Lucien n’était pas revenu chez Élisabeth. Le bon sens, l’intérêt, l’amour, eussent dû le presser de la revoir, coûte que coûte; il ne devait pas, entre elle et lui, laisser s’aggraver ce lourd malaise, d’où une flamme brusque pouvait jaillir mais qu’épaississait le silence. A mettre les choses au pire, il lui eût été facile de se disculper, de jouer un rôle. Il avait les plus grandes chances que tout se passât bien, en attendant l’instant favorable, le mouvement intérieur qui peut-être triompherait. Mais son orgueil s’était emparé de lui. Il avait peur, une peur profonde, insoutenable, qu’au moment décisif se fît jour l’aveu qu’elle l’avait toujours dédaigné. Il la voyait entièrement changée, le regardant non plus avec bonté, avec amitié, mais d’une manière qui l’éclairait sur ses sentiments. Ce n’était pas tant son amie qu’il fuyait que cette épreuve devant laquelle ses forces se dérobaient. Il vivait misérablement. Chaque matin, à sa table de travail, il retrouvait cette sensation d’isolement, d’insensibilité qui n’était au fond qu’un manque de foi. Le chagrin attaché à son esprit rongeait sourdement. En réalité, il n’avait rien fait qui l’empêchât de revenir chez Élisabeth. Mais chaque jour qui passait rendait ce retour plus difficile. Il pensait, avec un déchirant regret, à son explication brutale et insuffisante. C’était son malheur, ayant si longtemps attendu pour parler enfin, de n’avoir pas dit ce qu’il avait au cœur. Une grande lassitude le courbaturait; il se levait tard, manquait de courage pour sortir, aller déjeuner. A une heure, et plus tard parfois, il prenait enfin son chapeau, fatigué, sans faim. Dans la salle du restaurant, il s’apercevait que son porte-monnaie était oublié: «Mangez quand même», lui disait le garçon, un grand blond, en tablier blanc sur sa veste noire. Mais il revenait sur ses pas, traversait une petite place où patinaient des enfants en tablier, remontait chez lui, redescendait. Il était deux heures. Dans le restaurant vide, un garçon comptait son argent et des tickets sur une petite table. D’autres enlevaient les nappes souillées. Jusqu’à l’épuisement, son esprit ressassait les occasions manquées: tant de jours où il avait passé des heures auprès d’elle; et toujours le besoin de discuter, de ratiociner, alors qu’il eût peut-être suffi de découvrir celui qu’il était au fond, que personne n’avait encore vu; jamais il n’avait pu se défaire de ce désir de savoir ce qu’on pensait de lui, d’être estimé pour une valeur intellectuelle qui dans l’amour est bien peu de chose. Mais il n’aurait pas supporté qu’Élisabeth, si elle avait eu un sentiment quelconque pour lui, ne l’admirât pas. Le souvenir de Georges le hantait aussi, Georges qu’elle avait aimé le premier, Georges paré des souvenirs de leur jeune amour; Georges qu’elle lui trouverait toujours supérieur. Puis brusquement reparaissait l’idée excitante que cet être tellement aimé n’était pas moins mort, qu’un souvenir s’efface, et que lui, lui, était vivant. Combien d’autres veuves, profondément blessées dans leur cœur, s’étaient apaisées, avaient fait bravement l’essai d’une nouvelle vie, s’y sentaient heureuses. Qui l’empêcherait de dire un jour à Élisabeth, mais non point de son ton amer et sarcastique: «Il y a le bonheur, tout ce que l’avenir peut vous réserver, que vous ne savez pas. Est-ce qu’on sait jamais?» Il se voyait, entrant chez elle: peut-être l’aurait-elle reçu comme tant d’autres fois, dans son petit salon, simplement, en faisant le thé. S’il l’avait voulu, il aurait pu la rejoindre dans dix minutes. Peut-être tous les deux, comme _avant_, seraient-ils sortis? Il y avait le matin des violettes sur le Pont-Neuf--un empilement de violettes d’un bleu nocturne, en collerettes vertes, à côté d’un grand mannequin de roseaux vidé. Au restaurant, une jeune femme, en face de lui, avait mis un bouquet dans un verre pendant le repas. L’odeur faible et délicieuse l’avait pénétré; un de ces parfums avant-coureurs du printemps qui approche, qui flotte déjà dans la buée prise aux branches des arbres. Oui, il serait entré chez elle, et le moment venu--un moment dont la crainte lui crispait le cœur--il aurait dit ces belles choses d’un placement si difficile, qui lui restaient toujours pour compte: «Si elle voulait, elle susciterait en lui le grand artiste qu’il n’avait pas seul la force d’être. Personne ne l’avait jamais soutenu,--ni père, ni mère, ni un ami--jamais aimé comme il faut qu’on aime, avec la foi qui discerne le meilleur de l’homme ou même le crée, rien qu’en y croyant. Ensemble, ils feraient de leur vie une œuvre d’art, riche d’émotion, de beauté cachée.» Elle était l’unique femme qui lui eût donné ces désirs, et il était bien vrai que les autres, ses brèves liaisons, n’avaient eu dans sa vie aucune importance. Peut-être, à ce moment, le regardant avec attention, aurait-elle découvert qu’il n’était pas l’homme sans avenir, le raté, qu’elle avait cru voir. * * * * * Un soir--c’était à la fin d’un après-midi de dimanche--Lucien, passant sous les marronniers de la place Dauphine, s’aperçut qu’ils étaient criblés de bourgeons. Le petit espace en patte d’oie, rétréci par de vieilles maisons lézardées, était presque vide. Seuls tourbillonnaient trois ou quatre enfants qui décrivaient des cercles comme les martinets dans l’air bleu. Lucien, longeant les boutiques où somnolait la paix du dimanche, marchait sur un délicat tapis de soleil et d’ombres légères qui reflétait les arbres encore presque nus. Une sensation de courage, après la longue période d’inaction, courait dans ses veines. Dans son appartement morne et triste, vide de celle qui sans doute ne viendrait jamais, les idées de défaite le dominaient; dehors, dans le calme doré de cette journée, une sorte d’espoir extrêmement faible mais gonflé de vie le régénérait. Les difficultés imaginaires s’absorbaient dans cette impression qu’il lui restait à tenter une chance magnifique. Il semblait que les choses fussent en train de se retourner dans son esprit, cachant peu à peu le côté obscur pour découvrir enfin une face éclairée d’où rayonnaient de chaudes sensations de joie. Tout à l’heure, il lui eût paru impossible de sortir du désert de son inaction, de traverser la place, le Pont-Neuf grouillant de promeneurs, pour reprendre le chemin de la rue de Seine. Maintenant il le faisait naturellement, le cerveau dégagé, vivant. L’afflux des forces nerveuses lui donnait cette illusion de courage dont les brusques réactions transforment les faibles. Ce serait plus facile qu’il ne le pensait. Et il allait, d’une allure calme, comme quelqu’un dont la décision ne saurait changer. Un vent printanier faisait voler des planches coloriées d’oiseaux et de fleurs, accrochées aux boîtes des bouquinistes, bâillant sur le quai, autour desquelles s’agglutinaient les gens désœuvrés. Il entrevit un portrait de la reine Victoria couronnée de perles. L’horloge de l’Institut marquait cinq heures mais la lumière était encore haute et radieuse. Tout cela n’avait pas duré un quart d’heure. Il lui semblait pourtant avoir parcouru un interminable chemin. Depuis combien de temps, à travers quelles tortueuses difficultés allait-il vers elle? Maintenant le ressentiment de leur dernière rencontre était dissipé: une fois seulement, et avec quelle maladresse, il avait essayé d’expliquer son cœur; si elle avait paru se rétracter, muette et blessée, n’était-ce pas à sa violence qu’il devait s’en prendre? Il était sûr de la trouver chez elle; cependant, quand la sonnette de l’appartement résonna dans la solitude sans qu’aucun pas se fît entendre, son cœur s’arrêta. Il monta à l’étage de l’atelier; cette fois, il sentit que son bonheur venait, approchait: la porte s’ouvrit. Elle était debout, dans l’ombre du couloir, les yeux brûlants et agrandis, les bras pendants sur sa robe lâche. Dans une sorte de double vue, il crut deviner qu’elle l’attendait: des excuses se pressaient dans son esprit pour justifier sa longue absence. Mais comme il effleurait de ses lèvres la longue main brune où brillait l’alliance, elle eut un tressaillement rapide et la retira. L’atelier lui parut changé. Ce n’était pas seulement à cause des toiles plus clairsemées; le bureau avait été débarrassé de ses bibelots; il sentait dans l’atmosphère une froideur étrange, comme si l’âme de la pièce eût été frappée d’inertie. Cependant Élisabeth, accueillant ses excuses avec politesse, s’en couvrait ainsi que d’un bouclier: après tant de circonstances qui avaient absorbé beaucoup de son temps, il était naturel que l’arriéré de travail eût été très lourd. Elle était assise à contre-jour, dans un des fauteuils paillés, le coude sur l’appui de bois chantourné. Lui, presque en face, son vieux chapeau mou dans les mains. Sa décision ayant été prise si soudainement, il n’avait même pas pensé à changer la cravate fripée de ces derniers jours; mais peut-être était-il plus touchant, sans apprêts, avec ses cheveux longs et son air de sortir d’un mauvais rêve. Malheureusement son démon habituel, réveillé en lui, l’engageait encore à dire ce qu’il ne fallait pas. Il s’enfonçait, tête baissée, dans une fausse route: le travail, en effet, l’absorbait beaucoup, il avait des œuvres en train... Sa voix changeait, se dénaturait, pour dépeindre avec une sorte d’emphase qui ne lui ressemblait guère ses projets littéraires, ses conceptions d’art. Il semblait que ce fût un petit discours préparé d’avance, une de ces professions de foi que l’on se récite dans sa chambre pour renoncer à s’en servir le moment venu, tant elles paraissent brusquement gauches et inopportunes. Lui, s’enferrait, le visage un peu coloré, ses énergies accrochées à l’inutile démonstration. Deux ou trois fois, ayant ôté son lorgnon, tourné vers elle ses yeux découverts, il lui avait trouvé l’air contraint: elle écoutait, avec une expression de patient ennui, comme résignée à une corvée inévitable. Il était évident que rien de tout cela ne l’intéressait. C’était un fait qu’il ne pouvait plus s’arrêter. Le silence l’accablait pourtant, et plus encore quelque chose au-dessus de lui, qui pesait lourdement sur son esprit; levant la tête, il vit, bien en face, avec son épaule amputée et son autre bras fendu jusqu’aux doigts, le grand Christ que la guerre avait foudroyé. Une image passa dans ses yeux, la vision d’un amour muet et saccagé dont le reproche les assombrissait. Ce fut comme si son être se vidait brusquement d’orgueil. Elle sentit soudain ses genoux embrassés, un enlacement inexprimable: cette fois, en larmes, le front dans sa robe, il laissait sangloter son cœur: --C’est moi, _moi seul_ qui vous ai aimée! Un vertige passait dans son esprit avec l’impression qu’elle le laissait faire; et, la serrant éperdument, il écrasait de baisers ses mains, les rassemblait dans les siennes et les pétrissait, comme pour s’en emparer plus profondément; mais enfin elle se dégageait, avec un geste de ses deux bras qui semblait à la fois l’éloigner et le retenir. Il se redressa lentement, les genoux tremblants; à travers ses larmes, elle lui parut d’une pâleur de morte. Ses yeux brillaient extraordinairement, sans qu’il pût distinguer si c’était d’épouvante ou de remords sombre. Soudain, elle sembla se souvenir, et le regarda fixement: --_Vous seul_, interrogea-t-elle, comment osez-vous, que voulez-vous dire? Un sanglot profond la secoua. --Ce n’est pas vrai... Vous n’en savez rien... Elle s’était abattue sur le canapé, écroulée et répétant avec désespoir: --Et c’est vous, vous qui me le dites. Ah! comme c’est lâche! Lui, penché sur elle, frémissant et bouleversé, la suppliait de se calmer. Il l’avait prise dans ses bras, elle sanglotait sur son épaule, le visage caché dans ses mains; et il couvrait de baisers ses cheveux sombres, cette tête si lourde et si chère qui s’abaissait peu à peu jusqu’à ses genoux, comme courbée par l’humiliation. Il ne s’efforçait plus que de la consoler, mais à la tenir enfin dans ses bras, sous sa bouche, toute blessée par lui, à boire ses larmes sur ses joues en feu, la stupeur du mal qu’il avait fait se fondait dans une farouche sensation de joie. Le démon obscur du désir, dans sa chair enivrée par la chaleur de cette autre chair, n’aspirait plus qu’à se rassasier. Son épaule se creusait pour la recevoir, pour offrir un repos à ce front d’errante. D’où venait pourtant cette impression d’un mort gisant à leurs pieds, entre eux, dont il ne pouvait se débarrasser? Sa bouche avait presque rejoint sa bouche, s’y appuyant et se retirant, pour revenir plus désespérément insistante comme un appel à ses sources vives; elle le repoussa, avec faiblesse d’abord, puis avec horreur, et se redressant: --Allez-vous-en... Allez-vous-en... J’aurais dû me douter que vous me feriez un jour tout ce mal... Qui vous a permis de venir, de parler ainsi? Et sur la porte, une dernière fois: --Vous avez menti! Le jour s’affaiblissait lentement. Qu’était-il arrivé? Un moment d’exaspération, des mots cruels, irréparables. Maintenant il était parti. Élisabeth assise, prostrée, sa figure brûlante cachée dans ses mains, sanglotait de honte. Était-ce possible? Qu’avait-il fait? Qu’avait-elle fait d’elle-même? C’était elle qui avait aux lèvres cette brûlure, et dans sa chair cette blessure rouverte et inavouée. Combien elle détestait l’homme qui l’avait surprise: même rejeté, haï, méprisé, il l’avait tenue dans ses bras. Elle n’était pas sûre de ne lui avoir pas accordé, le temps d’une éternelle seconde, un consentement de ses forces obscures. Lui aussi avait le droit de la mépriser. Elle, l’admirable, l’irréprochable! Ah! qu’il devait se venger par une joie féroce! Il était de ceux qui n’apportent partout que la contagion du mal et de la misère. En avait-elle autrefois le pressentiment quand elle le fuyait, se détournant de lui, s’irritant de le trouver toujours sur sa route? Mais pourquoi, imprudente, au lieu de se fier à cette première et sûre impression, s’était-elle prise à ses fausses promesses, à son amitié plus menteuse encore qui souillait de son venin jusqu’à la beauté de ses souvenirs? Elle se leva, fit quelques pas, retomba sans force. C’était ici, dans cet atelier... Ces petites toiles décolorées par le crépuscule, ces choses de son passé muettes autour d’elle, tout la condamnait. Mais c’était elle surtout, la femme qu’elle avait été jusqu’à cette heure, qu’elle n’avait pas au fond cessé d’être, qui se dressait pour lui reprocher de l’avoir trahie. Elle avait une chose admirable, son amour, la foi ardente en son amour, la pureté merveilleuse de sa vie entière. C’était cela, son trésor magnifique, qu’elle avait gâché; c’était sur cela qu’elle pleurait, Ève inconsolable, par elle-même chassée de son paradis. Tant qu’elle avait eu ce trésor intérieur, elle était riche de toute la beauté qu’une femme peut posséder au monde. La laideur lui faisait horreur, cette déchéance intime et profonde que le monde ne verrait pas mais qu’elle aurait toujours sous les yeux, elle et son complice. «Pourquoi, se demandait-elle, son menton pressé dans ses mains, pourquoi ne me suis-je pas fiée à moi-même?» Quel abaissement de livrer ses doutes, ses inquiétudes, à celui-là même qui n’attendait que le moment de la perdre, en les exploitant! La réponse avait fini par jaillir: «_C’est moi, moi seul, qui vous ai aimée._» Comment osait-il? Pouvait-il y avoir pour elle une insulte pire? Mais elle l’avait bien attirée, par son insistance à le presser, à le questionner, comme pour lui arracher une preuve décisive et qui lui manquait. C’était à elle de garder sa foi, elle seule devait tendre jusqu’à l’héroïsme cette volonté de croire plus forte que tout, qui sauve magnifiquement et recrée l’amour. Du moins il avait été bien puni, elle lui avait jeté au visage ce qu’il méritait. Qu’attendait-il de cette bassesse? Georges ne l’avait pas aimée... qu’en savait-il? D’où lui venait cette suffisance? Ce n’était pas à un homme comme lui que Georges se fût confié, ni à personne. Quand même un mot malheureux lui eût échappé, qu’était-ce que cela? On s’irrite, on parle, mais ces mouvements ne sont qu’en surface, étrangers au cœur qui leur résiste ou qui les dément. Ne comprenait-il pas, quand elle s’acharnait à l’interroger, qu’il n’avait qu’une chose à répondre, à cent fois redire, la seule chose profondément vraie: que Georges l’aimait. «C’est un malheureux,» pensa-t-elle, en marchant dans la grande pièce enténébrée. Une force désordonnée ne lui permettait plus de rester en place. Les impressions les plus diverses se déclanchaient, instantanées et contradictoires, la soulevant de colère ou laissant retomber son âme dans une sorte de pitié pour lui et pour elle. Le poison que ses lèvres lui avaient versé continuait de circuler dans son sang fiévreux. Toutes ses facultés de souffrir s’y embrasaient mystérieusement. C’était bon pourtant, ces baisers presque fraternels, cette joue chaude qui pressait sa tête, cette sensation de pleurer enfin sur une épaule! Pourquoi n’était-ce pas quelquefois possible? Puis elle se rappela le frisson brutal... Elle ne pourrait jamais oublier cela, elle ne lui avait pas assez dit qu’elle le détestait. Les moments de crise, en exaltant les forces à l’extrême, jettent malgré eux les gens dans l’action. Il leur faut, en dépit de toute prudence, se précipiter vers une issue. Élisabeth, étendue sur le canapé, les yeux fermés, essayait en vain de se reposer, de ne plus penser: l’idée fixe ne la lâchait pas, le désir harcelant de revoir Lucien, de s’expliquer coûte que coûte, une dernière fois. Ce fut alors qu’elle fit cette chose qu’elle ne pourrait jamais oublier, qui lui parut à ce moment-là presque naturelle et dont le souvenir resterait en elle comme une honte: elle mit son chapeau, descendit, enfila des rues; il pleuvait un peu dans la nuit tombée, de fines gouttes que l’on voyait briller près des réverbères. C’était elle qui montait dans le noir d’un escalier, s’arrêtait devant une porte, regardait la raie de lumière. Mais lui, lui, ne devait jamais savoir qu’elle était venue, que sa main posée sur le timbre s’était retirée. Un quart d’heure après, elle était rentrée chez elle, le cœur battant d’avoir marché tellement vite, étouffée de saisissement, poursuivie par la sensation d’être réchappée d’un danger immense. IX Personne n’était prévenu de son arrivée. Elle descendit du petit train. Les rails bleus luisaient dans l’herbe mouillée. Deux employés de la gare embarquaient dans le fourgon de grands «cartons» de lait bossués, posés sur le quai; il y avait, tout auprès, de longues cages bondées de volailles dont les crêtes passaient entre les barreaux. Devant l’horloge, qui marquait sept heures et demie, quatre ou cinq personnes attendaient: deux vieilles femmes en caraco noir, une jeune fille qui portait un gros bouquet de violiers mauves et de giroflées. Tous regardèrent, un peu étonnés, Élisabeth traverser le trottoir, la salle d’attente, son sac à la main. La boulangère, debout sur son seuil, ne comprenait pas comment l’auto ne se trouvait pas devant la gare. Il paraissait inexplicable que M. Virelade, toujours en avance, et qui se levait au chant du coq, ne fût pas venu bien avant l’heure attendre sa fille. Les coteaux, vus à contre-jour, encore trempés d’ombre, s’enflaient et s’abaissaient sur la nappe azurée d’un ciel d’avril. Élisabeth, sans presser le pas, marchait sur la route fraîchement chargée, où les cailloux étendaient par places de râpeux tapis. Il lui semblait, au sortir d’un cauchemar, rentrer dans une vie merveilleusement claire, bienfaisante et calme. A Paris, elle avait à peine entrevu des bourgeons aux arbres; ici le printemps avait éclaté, toutes les nuances du vert et du roux couvraient la campagne. Les vignes brillaient dans la lumière, les haies fleuraient bon la sève et l’amande amère, les vaches paissaient derrière les clôtures, la croupe noire d’un cheval de labour, suivie d’un homme butant aux mottes, les jambes écartées, s’éloignait dans une longue rège. La vie ici, la vie si paisible... Ce paysage retrouvé, avec sa grande étendue de ciel, les verts frais des feuilles nouvelles et les coulées jaunes des iris décelant les fossés cachés. Elle s’arrêta un instant et se remit en marche plus péniblement. Une carriole d’épicier passa, cahotant son chargement entre des galeries de bois à l’ancienne mode; des enfants, leur sac d’écolier en bandoulière, s’amusaient à lancer des cailloux le long des fossés, faisant s’ébouler dans les plantes d’eau la terre glissante. Puis il n’y eut plus qu’elle sur la route vide. Elle tourna à gauche, ouvrit une barrière, s’engagea dans un chemin de propriété et fit le tour de la maison. Dans le jardin, la feuillée des marronniers formait une chambre verte infiniment douce, transpercée par une buée d’or. De petites jacinthes blanches s’égrenaient au bord d’un massif. Elle longea l’écurie, aperçut à travers les barreaux de la fenêtre le dos ensellé d’une grande jument grise. Un rosier grimpant tout échevelé s’enlaçait à une palissade qui couvrait le mur. Des poules aux pattes empêtrées de plumes grattaient le terreau. Dans la vieille cour dallée, en pente, traversée par une rigole, un chat blanc pelotonné sur la margelle du puits la regarda passer. La mince fente de ses yeux ne s’élargit pas. Des seaux remplis d’eau embarrassaient comme toujours le seuil de la cuisine. Seconde, penchée sur l’évier, un bol dans ses mains, tourna la tête, faillit jeter un cri... Mme Virelade, non plus, ne se doutait de rien. Elle était devant son armoire ouverte, déjà coiffée, ses cheveux gris disposés sur son doux visage, attachant avec une vieille broche romaine son corsage noir... un pas venait dans le corridor, se rapprochait, qu’elle n’osait pas encore reconnaître. Dans sa chambre, Élisabeth retrouva le grand lit couvert de linge, de coffrets, de vases dorés, tout le contenu d’un placard qui avait été vidé la veille. Mme Virelade, le premier moment d’émotion passé, se plaignait qu’elle arrivât à l’improviste. Rien n’était prêt pour la recevoir. Élisabeth regardait le bandeau d’étamine rousse en haut des fenêtres, le mouchoir d’indienne indigo à grandes fleurs rouges qui couvrait une petite table. La commode, le verre d’eau, tout était en place. Du jardin montaient des bruits campagnards, le pas lent d’un cheval de labour passant, son harnais défait, devant la maison. Élisabeth s’assit sur le bord du lit, accablée par une fatigue qu’elle n’avait pas sentie tout d’abord; et pourtant au fond de son âme s’établissait une extraordinaire impression de paix, la certitude d’être sauvée, revenue au port. A la lassitude extrême des premiers jours, elle dut le repos, un lourd sommeil, et la sensation d’être tombée dans un vide immense. Mais la solitude n’était plus cette eau chaste où les souvenirs, en se reflétant, reformaient sous ses yeux un monde bien-aimé. Quoiqu’elle n’eût pas d’amour pour Lucien, le frisson brutal avait troublé le miroir paisible, remué une boue sous laquelle les pures facultés de son âme gisaient, étouffées. Était-ce possible, d’où revenait-elle? Se pouvait-il qu’elle, Élisabeth, après toute une vie d’un amour unique, acceptât ce réveil obscur? A sa grande surprise, sa belle-mère, qui lui réservait de dures allusions, l’avait trouvée patiente et bien disposée. C’était comme si elle découvrait la force des vieilles disciplines, des dures contraintes, dont on n’a pas le droit de médire puisque leur armature remet insensiblement en place les vies cahotées. L’amour, rassemblant à ses yeux la beauté du monde, lui avait peut-être caché la vie véritable: à défaut du bonheur, n’était-ce pas quelque chose que la dignité, l’ordre de l’existence? * * * * * Le mois de mai, le mois des lilas, des marronniers en fleur, des haies odorantes, ramenait une succession de jours lumineux. Les prairies dont le vent ridait l’herbe longue semblaient des lacs d’or. Trois matins de suite, le petit cortège des Rogations s’était enfoncé entre les talus de terre rouilleuse, dans les vieux chemins--cinq ou six enfants de chœur, un peu débandés, devant le curé; l’arrivée dans une cour, un jardin mouillé, une charmille basse où attendait la petite table du reposoir, nappée d’une serviette, avec un crucifix entre deux bouquets, et un brin de laurier dans une soucoupe. Le curé bénissait la campagne; les gens de la maison, inclinés sur une chaise de cuisine, faisaient leur signe de croix et se redressaient. On parlait des récoltes qui s’annonçaient belles. Dans la longue carriole du commissionnaire, qui passait à la tombée de la nuit, s’entassaient les sacs gonflés de fèves et de petits pois. Du matin au soir, dans les cuisines carrelées, ou sous l’arbre même au milieu des vignes, des femmes «montaient» de grandes corbeilles de cerises; peu à peu, dans l’épais diadème charnu, s’enchâssaient les rubis pressés; c’était un art dans lequel certaines personnes étaient réputées, quelques jeunes filles, de vieilles matrones qui se disputaient sans arrêt. Les corbeilles, coiffées d’un mouchoir d’indienne à carreaux, que l’on tirait et épinglait comme un foulard, avec des oreilles, s’alignaient le soir devant les portes. On écoutait, croyant entendre au loin le grelot, le trot du cheval; chacun reconnaissait entre toutes, au roulement des roues, la carriole du commissionnaire. A Gueyte-lou, où Élisabeth montait plusieurs fois par semaine, régnait un bourdonnement de ruche affairée. Mlle de Lagarette, préoccupée de ses fèves, de ses petits pois, et aussi du mois de Marie pour lequel elle exerçait les chanteuses deux fois par semaine, n’avait pas un instant à perdre. Lucien, dont elle avait affectueusement demandé des nouvelles, passait pour le moment à un second plan. Quant à M. de Lagarette, à cette époque des grands travaux de la vigne, il vivait comme un commandant sur la passerelle de son navire, observant le temps, pronostiquant; une invasion de mildiou, que personne n’avait pu prévoir, le bouleversait. Tout son personnel, brusquement retiré des autres travaux, soufflait sur les vignes un nuage bleu. Des cercles violacés sur l’herbe, au bord des fossés, indiquaient la place où les barriques remplies de sulfate de cuivre avaient séjourné. Voilà ce qu’Élisabeth, quand elle arrivait, le cœur gonflé de ses vains tourments, trouvait dans le beau domaine aux allées sarclées. Il lui aurait fallu parler de Lucien, assouvir peut-être une secrète animosité. Mais Mlle de Lagarette, toujours accueillante, ne s’asseyait guère; leurs conversations, entre le colombier Louis XIII dévoré de glycines et le potager, ruinaient toute espérance d’intimité. Et quand Élisabeth ne se serait pas tue, qu’aurait-elle pu dire qui ne la trahît pas? Un après-midi pourtant--c’était sur le banc de pierre entre les gros ormeaux, leur vue plongeait sur le village, le fleuve et le fond azuré des Landes--le découragement l’envahit. Un parfum de lilas venait de la terrasse. Pourquoi sa destinée était-elle de souffrir toujours? --Élisabeth, qu’avez-vous, s’écria vivement sa vieille amie, lui prenant les mains. Dans son visage flétri et creusé, les yeux clairs répandaient une merveilleuse lumière de bonté. Elle avait la figure des femmes qui s’embellissent en pensant aux autres. Élisabeth, la tête un peu rentrée dans ses épaules, comme quelqu’un qui voudrait s’enfuir, l’écoutait à travers un rêve: c’était à elle que l’on parlait des mystérieux desseins de Dieu frappant les meilleurs, de sa jeunesse, de son grand amour... Elle sentit un bras qui l’enveloppait, une figure proche de la sienne, ses yeux se fermaient. Ne serait-ce pas le moment de dire, sans rien regarder, que la vie n’était pas cela... la beauté de l’âme, la rayonnante beauté intérieure, elle l’avait connue, adorée, perdue. C’était un temps merveilleux qui était fini. Ah! qu’elle se voyait défigurée! Un moment après, quand sa vieille amie la raccompagna dans une grande allée d’ormeaux d’où l’on apercevait le lit du fleuve brillant de lumière, Élisabeth frémit en pensant aux paroles qui avaient failli déborder ses lèvres. Les jours suivants, dans la fin dorée de ces après-midi de mai où la lumière semble devoir ne jamais s’enfuir, Élisabeth entra dans l’église. Des seringas parfumaient l’ombre. Elle était seule. Longuement, la tête dans ses mains, elle laissait enfin remonter sa vie... * * * * * La fenaison commençait. A la Flaütat, où les travaux étaient toujours en retard, les nappes frémissantes de l’herbe haute prenaient la belle couleur brune des graminées mûres. Les paysans finissaient de faucher les bordures des vignes et les allées où s’embarrassaient les charrues. Puis la machine, dans un bruit de crécelle, s’engagea au milieu d’un pré comme dans une mer. Les femmes, un chapeau de paille sur leur foulard, maniant d’un geste allongé le râteau de bois, redressaient la jonchée à moitié sèche en longues vagues régulières. La campagne baignait dans le parfum des meules tiédies au soleil et des tilleuls bourdonnant d’abeilles. Toute la matinée, il n’était question que de «râteler», d’ouvrir les petites piles mouillées par la nuit; le soir, sur le tapis rasé, au milieu des mamelons espacés, les faneurs affairés semblaient des fourmis. Mme Virelade était occupée à remplir des bouteilles, des cruches de vin, qui fraîchissaient l’après-midi dans des touffes de vimes, au bord des fossés, à côté d’un verre renversé. Son mari, bon et généreux, qui détestait le soleil, fermait ses contrevents dès neuf heures, appelait les travailleurs de «pauvres bougres» et ne souffrait pas qu’ils manquassent de «quoi que ce soit». La parcimonie de certains propriétaires lui faisait hausser les épaules. Quant à lui, pourvu qu’on lui affirmât que son vin était le meilleur de la commune, il eût distribué verres et frontignans indéfiniment. Élisabeth, reprise par ces choses, sentait se reformer la douceur profonde de sa vie ancienne. L’orage qui l’avait secouée s’éloignait peu à peu. Les premiers jours, ne pouvant s’empêcher de penser à Lucien, elle le voyait errant, misérable, trop orgueilleux pour lui revenir, désespéré de ne l’oser faire. Ses défauts, qu’elle n’avait jamais remarqués, la frappaient avec plus de vivacité. Ses vieux amis avaient raison: c’était un garçon égoïste au fond, jaloux, incapable du geste qui répare. Elle avait eu bien tort de s’en inquiéter; maintenant qu’elle était loin, il ne pensait plus à elle, il ne souffrait pas. C’était un penchant absurde de tout exagérer: à revoir les faits tranquillement, elle ne se trouvait plus si coupable, s’étonnait même d’avoir été remuée avec cette force! Tant de trouble, un tel tumulte intérieur pour si peu de chose! Qu’y avait-il eu, en réalité, entre elle et lui, des mots sans portée, l’énervement d’une heure? Maintenant la page était tournée: il l’oubliait, elle était paisible. Le premier amour, son unique raison de vivre, ressortait des ombres comme le soleil renaît au matin. Ce fut alors que le facteur, la rencontrant au jardin, tira de sa sacoche gonflée cette lettre de Lucien: «Vous m’avez fui, Élisabeth. Je ne veux pas encore le croire. C’est trop. Je n’avais pas mérité cela. «Pendant ce mois, je n’ai pas su. Je n’osais pas remonter chez vous, pas même passer dans votre rue. Pourtant, agité d’un pressentiment, je ne vous sentais plus autour de moi, il me semblait que tout était vide. Un soir, n’y tenant plus, j’ai pris la rampe de l’escalier. Je ne souhaitais que vous revoir, vous arracher un mot, mon pardon. J’ai sonné une première fois, très doucement, puis plus fort, plus fort, j’ai frappé... à votre porte d’abord, ensuite au-dessus. Mais il y avait un calme, un silence! J’ai senti qu’aucune porte ne s’ouvrirait. «C’est la concierge qui m’a appris que vous étiez partie. «Comment, m’a-t-elle dit, vous ne le saviez pas?»... Je n’ai plus osé rien demander. Ce que j’ai souffert ce soir-là, dans les rues, chez moi, seul la nuit, j’aurais honte de vous l’écrire. Il me faudrait vous dire combien, vous appelant avec tout mon être, je vous ai pressée, suppliée, reproché de m’avoir réduit à ce désespoir. «Vous ne vouliez pas entendre que je vous aime. Que devais-je faire? J’avais attendu pendant des mois un regard, un geste, l’impression d’un fluide merveilleux s’échappant de vous, mais rien, toujours rien que distraction et indifférence. J’attends encore. Malgré votre visage, vos paroles violentes qui m’ont chassé, j’attendrai honteux, cachant mon injure, espérant l’impossible, le battement généreux d’un cœur que je sais capable de tous les pardons. «Mais voilà que peut-être je vous blesse encore. Ne puis-je donc, en vous aimant, que vous faire mal? Aurais-je dû me taire toujours? Il fallait pouvoir, et maintenant même où votre départ me désespère, où je vous trouve si cruelle dans votre silence, mon amie, mon amie perdue, je doute encore si l’amère douceur de vous écrire ceci ne passe pas ce que j’ai jamais goûté de bonheur? «Que vous le vouliez ou non, il fallait bien, un jour, que vous me vissiez. Je sais, c’est un animal méchant qu’un homme qui souffre. Mais ne serait-ce pas moi qui aurais reçu la pire blessure? D’autres vous approchent, Élisabeth, qui peut-être ne vous aiment pas. Moi seul, suis exclu. Me forceriez-vous de vous haïr? Pourquoi, vous aussi, par pitié, ne mentiriez-vous pas? Un seul jour, une seule lettre qui m’apporte un peu de bonheur! Mais je ne parle que de moi, et tant de chagrin m’empoisonne que vous finirez par me détester. «Acceptez ma nature, telle qu’il faut que je l’accepte, si égoïste, si ombrageuse, si nonchalante, et qui a déjà pu transformer en haine ou en dégoût de vraies amitiés... je n’ose dire de vraies amours! Mais ne doutez pas, Élisabeth, qu’elle renferme aussi des coins meilleurs où certaines voix résonnent seules, ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est passionné. C’est de ce coin que je vous écris. «Je vous sens malheureuse, désemparée. Votre silence est dur comme un visage qui a pleuré. Pourquoi? Qu’y a-t-il au fond? Je ne sais rien. Je n’ai eu avec vous qu’une demi-intimité. Certains soirs vous m’avez révélé une douleur précise, une plaie. Et puis je n’ai plus su. S’avivait-elle encore? L’entreteniez-vous avec passion? Était-elle guérie? J’ai pu croire tout cela successivement, à vos rares moments d’abandon, espacés de longs silences. «Je sens si bien en cette minute que je vous connais beaucoup et très mal. C’est ma faute, je n’ai pas eu avec vous assez de courage. «Cette fois encore, j’en dis trop, sans oser pourtant aller jusqu’au fond. Vous l’avouerai-je: le soir de notre dernière rencontre, toute la nuit, j’ai eu la folie de vous attendre. Un moment, il m’a semblé que vous étiez là, j’ai ouvert la porte dans l’obscurité. Mon cœur avait des battements fous... «Ah! comme vous m’en voulez de m’être jeté dans votre existence, dans cette construction idéale et brillante que vous sentez peut-être chanceler, enlacée par un grand vertige. Non, ce n’est pas moi seul qui la pousse, c’est tout le monde, c’est votre propre vie. Il m’a semblé, pardonnez-moi, en entendre les craquements. Pourquoi a-t-on dressé à la fidélité des temples glacés? Vous croyez qu’on vous reprocherait ce qui vous semble un reniement, mais qui vous connaît, qui pense à nous? «Non, vous ne redoutez pas le monde; vous, la loyale, vous, la sincère, vous pensez à _lui_. Déjà, sans doute, exténuée par l’immense effort de le ressaisir, vous lui offrez ma défaite et peut-être votre remords. «Le bonheur, c’était toi, lui dites-vous, le départ chantant de ma jeunesse, ce que nous avons amassé ensemble, un état de joie, de confiance, que je n’atteindrai plus. Maintenant tout est fini, il n’y a plus rien.» Élisabeth, qu’en savez-vous, c’est vous qui le dites! Craignez qu’un jour vienne où vous rappelant mon appel, ce cri de mon cœur que fausse la distance, vous soyez tentée d’en douter. «Mais j’écris trop. Il ne faudrait pas discuter, je ne voulais mettre que mes larmes. Mon amie, mon amie, si vous étiez là, vous laisseriez bien sur vos genoux, comme celle d’un enfant, ma face mouillée.» L’ombre d’un gros marronnier défleuri, encore plein de pétales épais et charnus, tremble sur cette lettre. Le visage penché se relève, les yeux allongés se ferment, se rouvrent: où est-elle, que tout est paisible, et qu’il vient de loin, d’un autre bout du monde, ce cri amer! Élisabeth est seule sur le banc de pierre. Entre un néflier et un massif de boules-de-neige, elle aperçoit, frémissante dans les vibrations de l’air chaud, la nappe du pré d’un gris métallique, que le soleil de midi blanchit. Puis elle a marché longtemps, tête nue, sa tunique serrée d’un ruban flottant sur sa robe, dans l’allée criblée de sous lumineux. Les faneurs rentrant à une heure, leur chemise ouverte, l’ont aperçue allant et venant entre la maison et le bord de l’eau, comme quelqu’un qui n’arrive pas à user ses forces. La journée a passé, puis le lendemain, ses blessures saignent, écorchées par de petits mots collés comme des taons sur ses fibres vives. Qu’il s’acharne à lui faire mal, s’il en a le triste courage: elle ne répondra pas. Le surlendemain, à la même place, une autre lettre lui fut remise: «Rien, toujours rien. Que faut-il que je vous écrive? Quelle rage me saisit contre moi-même, qui vous ai donné des raisons de me mépriser! Je n’aurais pas dû, en une minute de folie, mettre mon cœur au-dessus d’un autre. Mais l’amour qui éclate vous tyrannise, veut tout plier et ne souffre rien qui l’égale. Pourquoi l’ai-je fait: orgueil, rancune, désir de briser ce trésor que votre cœur garde si profond. Les femmes, à ces moments, conservent des scrupules, des délicatesses qui nous échappent. Nous, les hommes, nous voyons trouble, les faibles surtout qui sont les pires violents. «Vous voyez que je suis un triste orgueilleux. Je sais bien qu’il vous a aimée. Ne croyez pas que je lui aie porté ce coup dans l’ombre, d’une manière lâche, parce que nulle défense n’est plus possible. Combien de fois vous avais-je redit son talent, son charme, son cœur! Un seul mot peut-il dissiper le souvenir de tant d’amitié? Réfléchissez: n’est-ce pas vous, anxieuse, troublée, comme incertaine, qui me forciez presque à douter?... «Je sais, je devais lire au fond de vous-même, répéter ce que vous attendiez. Il eût fallu être un héros. Je n’étais qu’un homme qui vous aime. Maintenant que suis-je, un être méprisable qui a trahi son ami mort, ou plutôt qui l’a calomnié? Mais, Élisabeth, moi qui ne suis rien pour vous, ou qui suis si peu, comment aurais-je le triste pouvoir de profaner un seul de vos souvenirs? Vous comprenez bien que c’est impossible. Votre cœur, d’un battement, l’emporte sur moi. «Je voudrais écrire cent fois votre nom, en remplir des pages. Élisabeth... Élisabeth... Est-ce que cet appel continu, tout le jour et toute la nuit, ne finirait point par vous arriver? Je vais, je viens, je couvre de baisers vos mains qui m’échappent. Je vous vois sous de grands acacias en fleur. Ah! si vous saviez comme je pense à vous! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . «Je crois vous entendre dire: «C’est Georges que j’aime. Lui seul. Aujourd’hui comme hier. Demain et toujours. Je l’aime. Je l’aime. Une femme comme moi ne change pas, ne recommence rien. Ne cesserez-vous pas de me tourmenter?» Pourquoi, les yeux fermés, ne me laisseriez-vous pas vous mettre un bandeau? Nous partirions, nous irions dans des pays que ni vous ni moi ne connaissons. Ne sentez-vous pas combien la vie au delà de nous peut être vaste et magnifique? Ce ne serait pas la même chose. Il y a un autre bonheur... «Si c’était votre foi qui vous attachât de toute sa force à une espérance idéale, combien, Élisabeth, je la détesterais! Ah! que je vous sens intimement chrétienne, chrétienne jusqu’aux moelles, dressée depuis des siècles au retranchement, au sacrifice, au mépris hautain de la chair. Vous vous efforcez vers une beauté surnaturelle, vous en avez le goût et la nostalgie! Faut-il tout vous dire: c’est cela qui peut-être vous rend si précieuse, cette note perdue d’une grande espérance...» Dans cette lettre qu’Élisabeth lisait en marchant, une seule chose lui apparut: l’aveu que Lucien faisait de son mensonge, sa réparation. Un enivrement de douceur et de pardon lui soulevait l’âme. Lucien, humble enfin, rassasiant son immense désir de foi et de vérité, lui redevenait infiniment cher. Comme elle l’avait attendu, ce retour de son amitié! Plus que le remords d’avoir été faible, ce qui l’avait faite si dure, c’était le mot terrible «moi seul» qui humiliait son premier amour. Mais, sa lettre le criait, l’amère jalousie égarant son esprit lui avait soufflé ce mensonge. Il n’apportait aucune preuve. Sur cette confession de son ignorance, sur ces mots arrachés à sa sincérité: «Georges vous aimait», son âme délivrée triomphait de joie. Mais à travers quelles souffrances ce cri suprême lui était venu! Élisabeth... Élisabeth... Tout se découvrait en Lucien pour toucher son cœur de pitié, l’isolement, le regret, l’amour ulcéré, l’image de la vie qu’il eût souhaitée! S’il avait été là, dans cette allée violette d’ombre, parfumée d’été, elle l’eût enveloppé de douceur, de consolations, comme on anesthésie le malade auquel sa douleur est intolérable. Elle aurait laissé sa tête sur son épaule, son front sur ses mains. Mais qu’y eût-il puisé sinon une recrudescence de son mal, puisque sont vaines les paroles dont on étourdit et charme la peine, et que rien, pas même le frisson possible de la chair, ne peut unir les cœurs séparés. Non, elle n’était pas insensible. A une prière si frémissante, à tant d’amour, elle répondait de toute sa bonté «venez», «que pourrai-je» dans un immense désir d’apaiser des souffrances qu’elle connaissait trop. Que cette attente de Lucien lui faisait de peine! Pendant plusieurs jours, dans son esprit libéré d’elle-même, les brouillons de lettres s’emmêlèrent pour se dissoudre dans la même impression d’inutilité. Son visage apaisé, ses yeux graves répandaient une lumière voilée comme celle qui rayonne de certaines roses couleur de veilleuse. Lui mentir? Mais on ne peut pas mentir toujours et tout vous trahit, jusqu’à la pitié, en qui l’amour discerne sa pire ennemie! Si son dévouement allait jusqu’à la folie, si elle l’épousait, les yeux fermés, comme on s’immole, lui-même un jour, las de buter au mort invisible, se redresserait pour la maudire: «Il valait mieux me laisser... vous m’avez trompé!» Élisabeth... Élisabeth... La bouche qui avait jeté ce cri était douce, son baiser enfiévré d’amour. Lui seul, il eût su bercer la femme faible et désemparée qu’elle était à certaines heures. Mais cette femme, quoiqu’elle la plaignît, elle n’acceptait pas de s’y soumettre, il n’y avait pas une parcelle de son énergie qui ne refusât. Élisabeth... une autre voix remonte du passé, l’enveloppe de son nom comme une caresse. Une voix qui l’enchante et la fait frémir. Élisabeth... c’était dans le timbre des résonances insaisissables qui semblaient venir des parties exquises de l’âme. Et elle se revoit jeune fille, muette, arrêtée sous une treille croulante de roses, écoutant de toute sa joie dans l’infini brûlant de son cœur. X Un vent chaud enlève sous le péristyle des journaux oubliés--ce vent brutal et sec de l’été, qui jette au visage des odeurs de terre et fait battre une grande voie trempée de safran sur la gabare écrasée de barriques, le pont au ras de l’eau, qui vire là-bas. Le fleuve est un étincelant chemin de lumière. Des montagnes de nuages d’un blanc d’argent, épaissis de mine de plomb, montent au-dessus des landes miroitantes. La Flaütat a pris son aspect d’été. Les fenêtres sont aveuglées du côté qu’éblouit le ciel. La campagne plonge dans la vibration argentée du soleil, du soleil qui fend la terre et les contrevents, tarit les puits, boursoufle la peinture fraîche sur les vieilles portes. Les ombres portées sont d’un bleu épais. Un chien s’aplatit, la tête comme morte, les pattes allongées sur le pavé chaud. Dans la maison, depuis le retour d’Élisabeth, une contrainte a pesé sans qu’on en parlât sur la vie journalière et sur les pensées. Il semblait qu’une question fût posée silencieusement. M. Virelade, mécontent, flairant le chagrin, couvrait de paroles brusques une vive inquiétude. L’idée le hantait qu’elle repartirait et il en entretenait longuement sa femme, à l’heure du coucher, toutes portes closes, lui reprochant de ne jamais rien voir. Mais, en présence d’Élisabeth, il se taisait. Il y avait dans la gravité de sa fille, dans ce regard qui absorbait une noire lumière quelque chose qui le retenait de rien demander. Quinze jours ont passé depuis qu’Élisabeth a commencé de répondre aux lettres qui se font presque quotidiennes. Une pitié vive lui a inspiré des mots d’amitié. Lorsqu’elle pense à l’isolement de Lucien, aux peines qu’elle lui cause, un profond désir la tourmente de mettre dans sa vie un peu de douceur. Quand une femme sent qu’elle possède, dans son moindre geste, un mystérieux pouvoir de bien ou de mal, la tentation est grande d’en user suivant sa nature. C’est l’erreur d’un cœur généreux de croire qu’il est bienfaisant en donnant un peu, en donnant même plus qu’il ne devrait. Il n’y a qu’une façon de répondre à l’amour: c’est de donner tout. Hors de cette vérité, ce qu’on essaie a le sort misérable des choses fausses qui ne peuvent créer que le malaise, l’amoindrissement et la douleur. A la première lettre d’Élisabeth, Lucien a répondu par un accès de joie et la promesse qu’il se contenterait de son amitié. Mais, ce transport passé, il n’a pu contenir l’âpreté de son désir et ses exigences. «Pourquoi, lui écrit-il, ne reviendriez-vous pas à Paris? Si vous vouliez vraiment que fussent effacés les souvenirs qui nous sont pénibles, vous ne mettriez pas tant de distance entre vous et moi. Vous êtes compatissante parce que je suis loin. Les paroles amicales ne coûtent pas à votre bonté. Mais vos lettres si chères, quand je les achève, me laissent plus triste, plus tourmenté, parce que j’y vois les barrières contre lesquelles mon cœur se débat.» En quelques jours, par une progression inconsciente, ils étaient redevenus les deux adversaires, l’homme et la femme acharnés à se disputer le douloureux enjeu du prix de leur vie. La résistance d’Élisabeth exaltait en Lucien un désir inné de domination. Il lui semblait avoir à prendre une revanche. Peu à peu, oubliant les ménagements, il laissait déborder sa révolte et sa jalousie: «Vous ne restez en Gironde que pour vous envelopper de toutes les choses qui nous séparent.» C’était l’obsession de Lucien que ce pays glorifié dans l’œuvre de Georges. Il revoyait Élisabeth sous les arbres, près de l’eau glissante, partout où se levaient des images de l’ancien bonheur. Le premier amour, il le pressentait, devait distribuer sa magie sur les souvenirs auxquels il ne pouvait de loin l’arracher. Chaque jour, chaque nuit, il avait l’impression aiguë qu’elle se reprenait davantage. A Paris, presque malgré elle, sa résistance peut-être eût faibli. Il sentait en elle des auxiliaires muets, dominés, qui, un moment ou l’autre, l’auraient emporté: l’ennui, les puissances de la jeunesse et surtout la chair prompte à défaillir qui choit en aveugle. Là-bas, au contact du foyer, de la vieille terre aux forces intactes, l’alliance profonde sur laquelle sa vie était établie la ressaisissait. Que pouvait-il? Elle était hors de son pouvoir et comme enfermée dans un cercle enchanté où il ne la rejoindrait jamais. Les lettres d’Élisabeth devenaient plus brèves: «Vous voyez que je ne saurais vous faire aucun bien. Ne m’écrivez plus. Vous n’aimez donc point votre œuvre, votre art, que vous consumez en pensées stériles des jours que vous vous proposiez de si bien remplir.» Elle était étonnée que l’amour occupât un homme avec tant de force. Les angoisses, les tourments de n’être pas aimé, l’attente qui dévore, il lui avait jusque-là semblé que c’était seulement le lot des femmes. Georges, lui, passait en rêveur au milieu du monde: son œuvre, la lumière... La guerre même ne le détournait pas d’y penser sans cesse. Parfois, après le dîner, elle faisait une longue promenade dans les prairies rases, tièdes encore et fendues par la journée d’août. Des prunes blessées s’écrasaient autour des pruniers tordus par les vents d’ouest. Elle marchait longtemps, tête nue, balançant d’une main son grand chapeau noir. Une force l’attirait vers le village tassé là-bas, autour de l’église. Elle prenait la route, poussait une grille: le cimetière était désert, avec ses cyprès, ses allées étroites envahies d’ombre, et tout contre le chevet rugueux, sous un grand rosier échevelé, la tombe de Georges. Autrefois elle n’y venait que le moins possible. L’image de ce que la mort avait fait du corps bien-aimé lui était odieuse. Et puis cette dalle, cette porte rabattue, scellée par la croix, contre laquelle se brisait son cœur! Elle avait horreur de cet enclos qui sentait le néant et la pourriture. Maintenant elle s’asseyait sur la pierre tachée de lichens, le regard levé. Il lui semblait que Georges était bien. Sa tombe s’insérait au cœur même de ce petit pays qu’il avait aimé d’un amour qui ne se retrouverait peut-être jamais. Elle avait eu raison de le ramener. Et elle revoyait la campagne sinistre, hachée par la guerre, où elle avait été le reprendre. Il pleuvait. Les petites croix se touchaient toutes dans une boue crayeuse. Un village ruisselant n’était que décombres, avec des toits crevés, des gravats, des charpentes dressées comme des squelettes calcinés sur des murs croulants. A présent, il avait pris sa place éternelle dans les paysages de son enfance, de son art et de son amour. Élisabeth entendait, derrière le mur du cimetière, des pas sur la route. Combien de fois, eux aussi, étaient-ils revenus au crépuscule, longeant l’enclos ruiné par le lierre. Maintenant, elle écoutait un bruit de sabots--des bœufs revenant, la démarche lourde, du travail des champs; des voix devaient parler de quelque «façon» à donner aux vignes. Lui aussi pouvait les entendre. Son repos suprême était entouré de ce beau labeur de la campagne dont il aimait le rythme et l’utilité. Les saisons se succéderaient, cycle enchanté de toutes les nuances, autour de son tertre. Les nuits lunaires, rêveuses et tendres, marquées de signes mystérieux, napperaient de blanc sa dalle penchée. A chaque printemps renaîtrait du sol, en longues coulées neuves constellées de fleurs, ce reverdissement des matins qui annoncent Pâques. Août inclinerait autour de lui les lentes journées chaudes, paresseuses, chargées de sommeil, qui sentent la prune et la pêche mûres. On lui porterait chaque dimanche les fleurs de chez lui--les roses éclatées contre les vieux murs, sur les rosiers mêmes noués aux toits et aux treillages dont s’éclairaient ses petites toiles. Ah! qu’il était bien là, près du fleuve, dans l’air de son pays. Le ciel se fonçait. Elle restait encore, jouissant d’être la seule qui fût venue, la seule fidèle jusqu’au sacrifice profond de sa jeunesse, alors que tous les autres qui entouraient Georges étaient retournés depuis longtemps aux choses quotidiennes. Un espoir l’envahissait qu’il pût la voir, solitaire comme la douleur. Combien lui paraissaient vaines les craintes qui l’avaient troublée: qu’importait qu’il l’eût aimée ou non du même amour qui la consumait? Dans la vie telle qu’il faut la vivre, la plupart doutent, ne savent pas, ne possèdent jamais qu’une parcelle de la vérité. L’épreuve suprême est que l’amour, au-dessus de nos pauvres signes, doive établir son acte de foi. Élisabeth, rentrée dans sa chambre, ouvrait un secrétaire d’acajou où les lettres de Georges étaient enfermées. Celles du front, discrètes, paisibles, n’avaient rien retenu des bruits de la guerre: «Nous commençons un grand voyage. Ne t’inquiète pas. Parle-moi de la campagne, de la couleur de l’eau. Je vois cela si bien quand je ferme les yeux. Que c’est loin... loin!...» Dans la marge, sur l’humble papier quadrillé, des dessins fleurissaient soudain, une branche d’arbre, la croix gonflée de voiles d’un moulin à vent juché sur son pied. Tout cela si tranquille et comme dégagé des passions violentes... Mais parfois entre les images du passé et elle s’interposait un autre visage: celui de Lucien, brutal et fiévreux, fixant sur elle un regard qui l’hypnotisait. La nuit, elle rêvait qu’il l’avait étourdie de supplications, entraînée de force. Qu’avait-elle pensé? Où la menait-il? Se pouvait-il qu’elle ne fût plus la femme de Georges Borderie? Et elle se réveillait, angoissée, en larmes, réclamant ce nom bien-aimé, comme ferait une reine dépossédée qui dans son cœur se sent toujours reine. Un matin, une lettre lui fut remise qu’elle garda longtemps dans ses mains, puis, sans la lire, enfouit dans son sac. * * * * * Cependant Mme Virelade était surprise qu’Élisabeth prît aux travaux de la maison un intérêt qu’elle n’avait jamais montré. Le matin, descendant de bonne heure, elle s’inquiétait des vignes, des travaux, et s’installait pour coudre sous les arbres. Il semblait qu’elle s’efforçât de faire l’apprentissage d’une vie nouvelle. Un après-midi, ayant aperçu Cadiche Rouquey sur le port, prêt à s’embarquer, elle mit vivement un chapeau de paille et le rejoignit. Il y avait près d’un an qu’elle n’avait pas été dans l’île. La marée montait. La petite barque péniblement poussée par les rames, à contre-courant, avançait à peine. Élisabeth, les yeux éblouis par la réverbération d’une eau pailletée, avait l’impression de s’enfoncer dans le royaume de la lumière. A s’éloigner un peu de la rive, elle la voyait mieux... la maison, les arbres, les coteaux pâlis par l’ardent été. De tout cela, qu’elle avait respiré depuis son enfance, Georges avait composé pour elle un domaine d’art, de rêve et de poésie dont la nostalgie la suivrait partout. Il n’y avait pas de plus beau pays. Celui-là, inondé d’une jeune gloire, restait son royaume. Dans l’île, la barque aborda près d’un ponton, rasant l’épaisse ceinture des roseaux craquants. M. Virelade, sous un bouquet de saules pleureurs, dominait des épaules un petit inspecteur des Ponts et Chaussées, râblé, ruisselant, s’épongeant le cou. Il énumérait, d’une voix passionnée, ses plans de bataille contre le fleuve: l’été précédent, il avait bâti un «peyrat», coulé des cargaisons de graves et de moellons, puis entrepris d’enserrer son île dans un rempart de poteaux de mine. Derrière les arbres, on entendait le bruit sourd d’un bélier frappant, par coups réguliers, sur les piquets qui s’enfonçaient dans la vase molle. Élisabeth avait été s’asseoir dans l’ombre d’une oseraie, à la pointe extrême de l’île. Elle se sentait là dans un immense vaisseau de feuillage que les marées s’efforçaient en vain d’emporter, sans que se rompissent ses racines prises comme des ancres. C’était par des journées pareilles que son jeune amour avait éclaté. Silencieux, comme absent du monde, Georges éveillait en elle un chant dans lequel s’exaltaient ses forces de joie. Et elle se rappelle ses premiers baisers si légers, l’effleurant à peine, leur lente marche dans les prairies, son cœur émerveillé et ce mot qu’elle lui avait dit: «Je ne croyais pas le monde aussi beau.» Longtemps elle resta, sous les feuillages engourdis, l’âme reprise par les images inoubliables. Les ombres et les doutes s’étaient effacés. Seul régnait, sur le monde clos de sa vie de femme, un rayonnement de foi merveilleuse. Mais ses mains moites, cherchant un mouchoir au fond de son sac, ramenèrent froissée, déjà vieille, la dernière lettre de Lucien. Ce fut alors qu’elle l’ouvrit, avec une profonde sensation de force. Cependant sa bouche se crispa. Ses yeux glissaient d’une page à l’autre comme sur une chose brûlante qui lui faisait mal: quatre grands feuillets, couverts d’une écriture ronde et inégale, aux pleins épais, sur lesquels un vieux stylo avait craché. Puis elle revint aux premières lignes. Une sensation aiguë lui déchirait l’âme. Cette fois l’orage depuis si longtemps amassé éclatait sur elle: «Les jours passent, Élisabeth. Je sens que vous m’échappez toujours davantage. Ah! je pleure l’homme que j’eusse pu être si vous m’y aviez aidé. «Je vous revois dans votre retraite pleine du passé, où vous vous défendez de regarder vers une vie nouvelle. Pardonnez-moi si je vous blesse: vis-à-vis de ceux que j’aime, je ne peux souffrir ni complaisance ni timidité. Voilà assez longtemps que j’ai vécu en face de vous dans une atmosphère de mensonge. Il faut que cela finisse. Jusqu’à ce soir, j’avais l’intention de vous écrire enfin la vérité; ce soir, c’est un besoin. «Ne croyez pas que je méconnaisse la beauté de votre attitude. Ce qui est admirable dans votre vie, c’est qu’elle est votre œuvre. Je pense que plus vous prendrez conscience de cela, plus vous vous sentirez forte et heureuse (je parle du bonheur intérieur de ceux qui ne vivent que pour leur âme). J’envie ceux qu’une idée transfigure. Les fous n’ont aussi qu’une idée et on les dit parfois les plus sages. Mais je préfère encore ma conviction intime qu’ils s’enfoncent dans une erreur. «Laissez-moi vous l’écrire, Élisabeth: je continue de croire que vous vous trompez. Vous me dites aimer la vie dans «les efforts qu’elle réclame» et pour «ces souffrances mêmes qui sont les raisons de notre orgueil.» Ce sont là des mots presque hostiles pour moi, parfois même privés de sens; je devrais dire incompréhensibles. «Pour moi, j’aime la vie quand elle exalte mon esprit, ou mon cœur, ou mes sens--par élans, par flambées, et quand j’oublie _la vie_. «Mais comment aimer les souffrances? Comment me défendre contre les joies? Je hais, j’insulte les premières, et lorsqu’elles m’envahissent, si j’essaie d’aller jusqu’au fond d’elles, c’est seulement par défection et en sentant ce qu’a de morbide ce goût de souffrir--et je veux aussi aller jusqu’au fond des joies, goulûment. «Vous me parlez en chrétienne. Je vous réponds en irréligieux. La seule réalité pour moi, ce sont ces quelques années pendant lesquelles je serai jeune encore, et vous aussi, Élisabeth. Personne ne m’a jamais aimé de l’amour que j’ai poursuivi. Mais si je vous avais serrée dans mes bras, si je vous avais infusé tout ce qu’il y a en moi de désirs, cette passion de l’absolu qui m’a jusqu’ici dévoré en vain, savez-vous si le passé à cet instant ne se fût pas détaché de vous comme un linceul où vous ne deviez pas si tôt vous ensevelir? «Car la vérité, c’est de vivre. Ce sont ces baisers dont vous ne voulez pas, ce battement de cœur que vous étouffez, cette recherche ardente de l’être qui puise jusqu’au fond de l’être qu’il aime. Peut-être vous ai-je paru indécis, timoré, presque insignifiant? C’est que les mots que vous m’imposiez n’étaient pas les mots véritables. Chaque fois que je vous ai quittée, j’ai eu honte du rôle auquel vous me réduisiez. Je me suis trouvé plus irrité, plus seul qu’auparavant. Quant à borner ma vie à vous entourer de protestations mensongères, je n’en ai pas la force: il me faudrait un esprit de sacrifice que je ne conçois même pas. «Peut-être ne me pardonnerez-vous jamais de vous écrire comme je le fais? Mais j’aime mieux vous perdre que de vous mentir. A vous dire ceci, il me semble que je retrouve l’estime de moi-même. Ne me parlez pas de noblesse dans les sentiments. Tout cela est faux! Je ne suis qu’un cœur chargé de désirs qui hait ce qui est contraire aux lois de la vie. «Si je vous fais horreur, ne me répondez pas, ne m’écrivez plus. Je préfère le pire aux formes vagues de votre pitié. Mon cœur n’en peut plus d’attente et d’indécision. «Adieu, Élisabeth. Pardon, mon amie. Je couvre cette lettre de mes baisers.» Un moment, elle resta assise, les yeux fermés, en proie à une agitation intérieure qui était comme un dernier sursaut de sa chair vaincue. Ce moment était dur, mais elle entrevoyait la rupture complète et l’aurore de sa liberté. Lucien, lui-même, de ses mains agitées par la jalousie, venait de rompre l’attache obscure qui les unissait. Son caractère, qu’elle n’avait pas su définir encore, se faisait jour à travers les lignes: sous des apparences de rêve et d’indécision, un si violent appétit de vivre! Une négation si sèche de tous les scrupules! L’avenir qu’il lui dévoilait n’eût été qu’aigreur et que luttes. Ne comprenait-elle pas maintenant qu’il voulait détruire jusqu’à l’ombre de son passé? «Il m’accuse, pensait-elle, de m’enfoncer dans une idée fausse. Mais cette idée me donne une impression de noblesse, de paix infinie. Lui qui repousse le sacrifice, il me demande celui de ce qui relève le prix de ma vie. Que veut-il de moi? que je quitte ce pays plein de l’amour de Georges; que je fasse confiance à sa nature qui me blesse...» Les yeux d’Élisabeth se mouillaient de larmes. Elle, la femme d’un pur et admirable artiste, dont l’amour avait été en elle orgueil, plénitude de joie magnifique, elle aurait accepté de se dépouiller jusqu’au fond de l’âme! C’était bien cela qui eût été pour elle méprisable et contre nature. C’était cela l’oubli des lois de sa vie... --Tu es toute seule, tu voudrais partir, lui dit M. Virelade qui était arrivé près d’elle, son vieux «panama» baissé sur les yeux, par un petit sentier dans les vases séchées de l’oseraie, sans qu’elle l’entendît. --Non, répondit-elle, je suis bien ici. Elle étendit un peu sa robe pour lui offrir une place. De hauts panaches violets saignaient dans les herbes. M. Virelade, que le son de sa voix avait frappé, abaissa sur elle un de ces regards qui vont jusqu’à l’âme. En cet homme si intuitif, une grande lumière venait de se faire, la certitude que le danger latent était conjuré et qu’elle resterait. Sur son visage dévoré de barbe, un rayonnement montait, veloutant d’or ses profonds yeux bruns, ses yeux de père jaloux et sensible. Il s’assit près d’elle, allongeant ses jambes nerveuses de campagnard. Le pantalon, maculé de cette boue épaisse qu’on racle au couteau, découvrait de forts souliers englués de vase. Tous deux, si semblables, le père et la fille, sentaient battre un cœur obscurément épris de choses magnifiques. Ils restèrent sans parler, gonflés d’une inexprimable confiance l’un dans l’autre, en face du fleuve. Le retour se fit après la chute du soleil derrière l’horizon--un silencieux retour enchanté par un ciel de corail et d’or calciné. La barque glissait aisément sur l’eau presque étale, entraînée par les avirons qui berçaient des huiles merveilleuses. Élisabeth regardait, au-dessus d’un bouquet d’arbres en velours noir, vu à contre-jour, une frêle étoile suspendue dans le bleu nocturne. Puis une autre pointa, plus petite encore, atome d’azur, qui lui rappela l’ami perdu dans la grande ville, s’efforçant de jeter sa mince lumière. Une prière profonde montait dans son âme, élevée vers Dieu qui voit toute peine, connaît seul l’envers éclatant de nos destinées et s’en sert pour enrichir mystérieusement la beauté du monde et du ciel. La petite barque qui glissait sur des reflets d’or vert de plus en plus pâles entra doucement dans la pénombre. Paris, janvier-juin 1923. FIN Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par Plon-Nourrit et Cie, à Paris, le 17 octobre 1923. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SURVIVANTE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. 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