Title : Le divorce de Cady
roman
Author : Camille Pert
Release date : September 23, 2024 [eBook #74465]
Language : French
Original publication : Paris: La renaissance du livre
Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
CAMILLE PERT
ROMAN
PARIS
LA RENAISSANCE DU LIVRE
78, Boulevard Saint-Michel, 78
DU MÊME AUTEUR
La Petite Cady |
1 vol.
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Cady Mariée |
1 vol.
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Il a été tiré de cet ouvrage 10 Exemplaires sur Hollande.
Les lecteurs n’imagineront jamais combien les lettres que certains d’entre eux écrivent aux auteurs, au sujet d’un roman qui les passionne ou les révolte, sont précieuses pour ceux-ci.
Il en est de toutes sortes, de ces lettres. Nulles ne sont négligeables pour l’écrivain profondément épris de son art. On chérit jusqu’aux plus imbéciles propos de dénigrement ou d’approbation ; on sourit avec un amusement sympathique à la petite vanité de ceux qui écrivent à l’auteur qui a la vogue fugitive, comme s’il rejaillissait sur eux quelque gloire d’être en correspondance avec cette vedette passagère dans le cinéma bousculé de la vie actuelle.
Et, à côté de pages saugrenues, ou parfois même incompréhensibles, au français obscur, embrouillé comme un bredouillement de paralytique, que de lignes adorables !… Quel élan, quelle ingénuité l’on trouve encore dans le cœur de cette foule moderne que volontiers l’on croirait sceptique, blasée, indifférente à l’art, rebelle un peu au travail mental de la lecture, habituée qu’elle est à présent à l’imagerie du film…
Quoi de plus charmant que cette phrase naïve d’une petite inconnue qui m’écrit : « Je prends la plume pour vous dire que je regrette de n’être pas assez riche pour vous offrir un cadeau par rapport au charme que j’ai ressenti à lire Cady mariée . »
Petite inconnue modeste, votre pensée sincère, spontanément exprimée, vaut mille fois les perles et les diamants les plus somptueux…
Et, devant les lettres émanant d’esprits plus déliés en l’art d’écrire et d’exercer leur pensée, l’on reste ravi et — avouons-le — un peu étonné, de voir discuter, admirer, aimer avec tant d’ardeur les personnages de rêve que l’on a créés, qui ne vivent qu’à la faveur de ce mystère des petits signes noirs de l’imprimerie, disposés au gré de cet autre mystère qu’est l’âme d’un écrivain se matérialisant à peine pour aller pénétrer celle, multiple, du public !…
Cady, Georges, Maurice Deber, Renaudin… ils vivent réellement désormais, moins en vérité par ma volonté qui les a conçus que par l’élan de la foule — si diverse ! — pour les adopter, les adorer, les haïr, les désirer, les maudire, les plaindre, ou leur souhaiter la pire destinée !…
Ces appréciations sont des documents inestimables pour celui qui observe, pense, étudie, cherche à rendre l’énigme humaine ; elles le remettent en contact avec les vérités générales, fortes, qu’il doit rigoureusement respecter pour créer des types qui iront fatalement émouvoir le plus grand nombre ; elles le garderont de l’écueil de l’artiste qui est de trop raffiner, de trop spécialiser ses personnages, et par là de les rendre moins sobrement, simplement, des « êtres ».
Et ce qui ressort de l’ensemble de ces témoignages, c’est le besoin de tendresse, de sensibilité que chacun porte en soi, la répulsion universelle contre l’égoïsme, la sécheresse, l’hypocrisie et la brutalité.
Renaudin, le pauvre mari trompé, est estimé parce qu’il est digne et aimant ; Maurice Deber est violemment haï pour son « Bérangisme » et son âme privés de réelle sensibilité.
Cady est adorée, et même ceux qui croient n’être séduits que par son charme pervers l’aiment surtout à cause de son cœur vibrant sous tout ce que l’ambiance et l’éducation ont amoncelé sur elle…
Georges — et cela a surpris et enchanté l’auteur — est peut-être encore plus aimé que Cady !… et cela, d’une façon curieuse, on ne peut plus aguichante pour l’écrivain avide de pénétrer jusqu’au fond réel des impressions d’inconnus qui semblent avoir quelque pudeur et quelque difficulté à s’exprimer franchement…
En réalité, hommes et femmes aiment Georges un peu comme l’aime Cady elle-même. Ils ne savent pas définir si c’est son attrait équivoque qui les attire, ou son âme tendre et blessée… Ils ne sauraient dire ce qui se mêle de trouble inavouable à leur intérêt et à leur pitié, ni déterminer ce qu’il y a de pur et d’équivoque en leur sentiment…
Que d’aperçus singuliers, attachants, cela donne sur l’âme contemporaine féminine… et masculine… Combien elle fait réfléchir cette inclination, la plupart du temps timidement avoués, mais si forte, si irrésistible, pour un Georges !…
Et cette sympathie troublée pour le jeune amant de Cady qui l’a tout à coup fait surgir au premier plan, tout à côté, vraiment l’égal de Cady elle-même, a inspiré à l’auteur l’idée d’approfondir à part pour le public ce caractère qu’il connaît si bien, mais dont le plan tracé depuis longtemps de l’histoire de Cady ne lui permet pas de donner le développement complet auprès de l’héroïne principale.
Avant que la Petite Cady parût, j’avais construit en cinq volumes le scénario complet et fidèlement suivi depuis lors de cette existence féminine que je souhaitais tracer devant le public.
Après l’enfance de Cady, son existence de jeune fille proprement dite ne me paraissant pas comporter de développement intéressant, j’abordai immédiatement sa vie de femme mariée, que d’avance, mathématiquement, son adolescence avait déterminée. Ce furent Cady mariée et le Divorce de Cady qui sont aujourd’hui sous les yeux des lecteurs.
Prochainement, ils auront la suite et la fin de l’existence conjugale de Cady dans un ouvrage intitulé Cady remariée . Et, plus tard, Cady mère complétera, et, je puis dire, donnera la clef du but que je me suis proposé en écrivant cette série : prouver qu’une éducation funeste impose à l’âme la plus exquise les désordres et les fautes, les chutes et les actes les plus blâmables, qu’elle gâche irrémédiablement une existence, mais que, néanmoins, le fond d’un cœur et d’une intelligence heureusement doués demeurent prodigieusement intacts sous les souillures multiples, et sont capables vers la fin de l’étape de pousser soudain d’admirables et vigoureux rejetons.
Je n’ai d’ailleurs point la vanité de croire avoir découvert cette vérité pour la première fois. C’est, en somme, la traduction « laïque » et scientifique de cet antique précepte religieux que le pécheur entraîné par le diable dans les pires sentiers peut néanmoins rentrer dans la vertu grâce à la rédemption. Si les religions et les philosophies ne reposaient pas sur de solides réalités, leur fatras n’eût jamais obtenu leur souveraineté sur la pensée humaine.
Donc, à côté de cette idée initiale du tableau des phases de l’âme de Cady que je poursuis et que je terminerai comme j’en ai toujours eu le projet, j’essaierai en surplus un ouvrage offrant des difficultés presque insurmontables… Le Journal de Georges … où lui-même, en des heures particulièrement angoissantes, tracera de sa plume malhabile tout ce que son être secret renferme de divers et parfois de contradictoire.
Si les circonstances me le permettent, le Journal de Georges paraîtra juste après Cady remariée , précédant peut-être de quelques années Cady mère , le point final de cette étude.
Maintenant, après ces quelques mots destinés à satisfaire aux demandes qui m’ont été faites concernant la suite de Cady mariée , et auxquelles je ne saurais répondre individuellement, il me faut encore ajouter ceci.
Non, je n’ai point fait de portraits. Aucuns de mes personnages ne m’ont été inspirés par des modèles précis.
A la vérité, personne ne m’a questionnée au sujet de Georges et de Cady. L’on comprend, l’on admet qu’ils sont « eux » et non pas un reflet. De même, l’on dit de Deber et de Renaudin : « Je connais quelqu’un qui est exactement Deber » ; « j’ai rencontré un Renaudin presque semblable au vôtre ». Mais l’on me presse. « Avouez-le, Voisin, c’est un tel, n’est-ce pas ? » « Argatte, vous l’avez copié sur la silhouette de Maître celui-ci ? » « Montaux, c’est X… »
Et, chose singulière, l’on m’a dit que Jacques Laumière existait, portraituré sans le savoir, comme si j’avais recueilli, au hasard, un cliché flottant dans le vide… Un Jacques Laumière physique et moral, qui a la même profession, les mêmes instincts, des habitudes, des goûts pareils…
Cependant, pour celui-ci comme pour tous, je réponds : « Non, je n’ai dessiné ni caricaturé aucune personne déterminée. »
Seulement, il est logique que, de mes personnages, se dresse la concrétisation des ombres humaines que la vie m’a permis de frôler, de deviner pour ainsi dire dans la foule… Cette foule anonyme, inconnue, indéfinie, parmi laquelle l’écrivain saisit pourtant fugitivement tant de révélations, d’aveux, de secrets, en on ne sait quoi qui n’est ni écrit ni parlé, qui flotte, vient des autres, et qui le pénètre à l’insu de tous, et parfois même de lui-même au moment où le phénomène se produit.
Le romancier, il me semble, pourrait en quelque sorte être comparé à l’appareil de télégraphe sans fil qui rassemble les ondes accourant de toutes parts, invisibles, inentendues de tous, et que pourtant il perçoit, coordonne et reconstruit… pensée, image fidèles de l’inconnu qui dans le lointain formidable existe, qu’il reflète sans l’avoir jamais réellement vu ni entendu.
On ne saurait donc avec justice me féliciter ni me reprocher d’avoir happé les âmes étrangères qui m’ont environnée dans la vie, impalpables, inaperçues presque de moi-même qui les ai recueillies, quelles qu’elles soient, avec une curiosité pareille et une égale sympathie.
Camille Pert.
LE DIVORCE DE CADY
Juin était si morose, cette année-là, malgré les promesses du printemps, que sous ses pluies, ses souffles aigres, on se serait cru plutôt au début d’un hiver maussade.
C’était la troisième fois que Cady se rendait à l’appartement du passage Porsin sans rencontrer Georges, sans trouver un mot d’explication, un souvenir, la moindre trace de sa venue.
Elle n’avait pas d’inquiétude précise, mais elle éprouvait un sourd malaise, un pénible et irritant sentiment d’attente d’on ne sait quoi de funeste…
Elle sortit sur le palier, renonçant à l’espoir de voir son ami aujourd’hui encore. Les yeux baissés, sans regarder autour d’elle, elle ferma soigneusement la porte à double tour, ainsi qu’elle ne manquait jamais de le faire, comme si elle enfermait dans ces pièces solitaires tout ce qu’il y avait d’inestimable dans sa vie.
Elle se tourna, et aperçut brusquement Maurice Deber en face d’elle, immobile, en une faction que l’on devinait avoir été longue, rien qu’à son attitude exaspérée, hostile et obstinée.
Il prononça tout de suite, la voix altérée :
— Rentrons, j’ai à vous parler…
Et, comme elle avait un haut-le-corps indigné à cette proposition, il ajouta rapidement, avec brutalité :
— Si, si, il faut !… nous ne pouvons pas nous donner en spectacle dans la rue… Ni causer de Georges Félini, de votre amant chez votre mari !… Rouvrez cette porte et entrons.
Cady avait eu un léger tressaillement à ce nom de Félini, qu’elle entendait pour la première fois. Ses yeux se fixèrent, noirs, troublants, sur l’ami importun ; puis, elle se retourna silencieusement, remit la clef dans la serrure, et entra. Il la suivit, et referma aussitôt la porte derrière eux, les yeux rivés sur la jeune femme, sans se soucier des entours.
Pour elle, ce lieu, l’instant d’avant si cher, si précieux, perdait subitement une partie de sa valeur, par le seul fait de la souillure de cette présence étrangère.
Bien que l’on atteignît au moment de l’année où les jours sont le plus longs, et que l’après-midi fût encore peu avancé, le ciel était si sombre que le passage se trouvait déjà plongé dans l’obscurité.
Le magasin du rez-de-chaussée envoyait au travers des carreaux du sol une lumière glauque, contrariée plutôt que complétée par la clarté grise tombant de la verrière qui servait de plafond à la première pièce.
Sous cet éclairage misérable, Deber et Cady, déjà pâles, prenaient une apparence de figures de cire, sans autre vie que celle de leurs yeux qui s’interrogeaient, fiévreux, hostiles, haineux, reflétant tous les troubles complexes et divers de leur âme.
Et, comme Cady attendait, muette, raidie, Deber jeta avec précipitation et menace :
— Vous avez pour amant un chevalier d’industrie, un pilier de tripot !… un être infâme, ignoble !…
Elle le brava, frémissante.
— Et après ? En quoi cela vous regarde-t-il ?
Il fit un grand geste.
— Je l’ai démasqué !… Je l’ai mis en fuite !… Je lui ai défendu de reparaître ici !… Et, s’il me désobéissait, je l’écraserais comme une chenille immonde !…
Cady avait reculé jusque dans la chambre, et s’appuyait au bord du lit. D’un regard, d’un signe, d’un sourire de défi, elle montra que la couverture était défaite, car durant son attente ardente, elle s’était étendue.
A cette muette et insolente déclaration, Deber eut une protestation violente.
— Vous mentez !… Il n’est pas venu !… Il ne reviendra plus jamais !…
Elle le nargua, mentant effrontément.
— Il est venu et il reviendra… Je n’ai à recevoir ni conseils, ni ordres de vous, mon cher !
Le fonctionnaire colonial, vert à force d’être pâle, agité de mouvements convulsifs, le visage décomposé, lui apparaissait soudain tellement grotesque qu’elle ne lui accordait plus que du dédain.
— C’est la grenouille épileptique elle-même, fit-elle demi-haut, sans le moindre souci d’être entendue.
Mais il n’était guère en état de l’écouter. Les yeux saillant hors de l’orbite, les deux mains étendues, se crispant spasmodiquement comme s’il eût étreint l’objet de sa haine, il disait :
— Je vous avais vue entrer ici furtivement… Un soupçon m’était venu… Je vous ai guettée… Je vous ai revue, cette fois avec lui !… D’abord, à son aspect, je doutais, je ne pouvais admettre que ce fût cet individu que vous vinssiez retrouver… Il m’a fallu vous voir encore… Vous étiez arrivés en même temps, par deux côtés différents, vous vous êtes rencontrés devant la porte… Oh ! il m’a semblé que tout s’écroulait autour de moi !… Ce jour-là, tandis que vous entriez ensemble, je me suis enfui… J’ai couru je ne sais où… J’étais malade, j’étais fou… Il me fallait marcher… et pourtant, une fatigue atroce torturait mes membres… Je me suis trouvé très loin… si las que le courage m’a manqué pour revenir chez moi… J’ai couché dans un hôtel… Pour la première fois de ma vie, j’ai complètement oublié les chères femmes dévouées et tendres qui m’attendaient au logis, inquiètes, bouleversées par mon absence inexplicable… Ma mère, mes sœurs, qui ont passé la nuit debout à guetter mon retour et à pleurer, imaginant mille accidents… pendant que je dormais, assommé, d’un sommeil de brute, sans autre pensée que le cauchemar de votre fantôme dans les bras de cet homme odieux !…
Il se tut et marcha à pas saccadés, les mains nouées derrière le dos, la tête courbée, ses yeux hagards fixés dans le vide, sans doute poursuivant la vision qu’il venait d’évoquer.
Cady fit un geste délibéré et s’assit sur le lit.
— Monsieur Deber !… Oui, monsieur Maurice Deber, je vous parle ! fit-elle d’une voix aiguë et acerbe.
Il s’arrêta devant elle et l’examina avec une expression indéfinissable de répulsion et de passion sur ses traits contractés.
— Monsieur Maurice Deber, reprit-elle, avec une intonation plus marquée de raillerie et de mépris, voulez-vous me dire si vous comptez vous promener longtemps sans achever de m’expliquer vos intentions, le mobile qui vous a poussé à vous mêler à une aventure qui ne vous touche en aucune façon ?…
Il recommença son premier thème, d’une voix forte et colère.
— Je vous avais vue, je vous dis !… et je suis revenu… Je me suis attaché aux pas de votre amant, je l’ai suivi jusqu’au lieu infect où il exerce son métier de grec… pis encore !… Ah ! il ne m’a fallu que peu d’artifice et d’astuce pour m’introduire dans la place… Mon apparence exotique, ainsi qu’un peu d’or semé ont inspiré confiance, et j’ai pu juger de ce qui se passait en ce bouge !… La nuit achevée, je suis sorti avec « lui »… J’ai saisi cette crapule à la gorge et je lui ai dit : « Suis-moi, nous avons à nous expliquer ! » Il a essayé de m’échapper, mais je le tenais bien… Il m’a accompagné bon gré mal gré… Je l’ai confessé, ou plutôt je lui ai dit ce que je savais, et je lui ai donné mes ordres… Il a senti que j’étais le plus fort, et il a cédé… Le lendemain matin, il a quitté la France pour toujours !…
Et Cady ayant un geste d’incrédulité, il appuya violemment :
— J’y veillerai !… Moi vivant, il ne reparaîtra plus dans le lieu où vous serez !…
Une subite rougeur de colère monta au visage de la jeune femme. Elle jeta, la voix coupante :
— Vous vivant ?… Eh bien, mais, vous ne vivrez peut-être pas toujours !…
Il releva la sourde intention :
— Vous supposez qu’« on » m’assassinera ?… Qu’il y vienne !… J’en ai maté d’autre pâte que ce…
Cady tressauta au mot vulgaire, grossier, qu’il prononça sans ménagement, et avec un geste de dégoût, elle se dirigea vers la porte.
— En voilà assez, plus qu’assez !… Comme je n’ai pas les poings assez solides pour vous mettre dehors, je m’en vais… Si vous désirez continuer cette conversation, vous me trouverez chez mon mari, chez votre ami Renaudin, auquel je vous conseille de raconter tout cela… Votre tête, à tous deux, l’un en face de l’autre, ne serait pas banale !…
Il s’élança pour lui barrer le passage.
— Vous ne partirez pas !
Mais, au lieu d’avancer, elle avait reculé prestement et posé le doigt sur une sonnette électrique.
— Que faites-vous ? s’écria-t-il avec rage.
— Vous-même, ne faites pas l’imbécile, répondit-elle, sardonique. Vous voyez bien que j’ai sonné… A mon appel, la concierge montera tout de suite, car elle ne me fait jamais attendre… Et, si je lui dis d’amener deux agents pour expulser un grossier personnage qui a pénétré malgré moi dans mon appartement, je ne sais pas trop quelle attitude vous prendrez !…
Il fit un geste suppliant.
— Cady !
Au même moment, on frappa à la porte d’entrée.
— N’ouvrez pas ! cria-t-il.
La jeune femme sourit.
— Inutile, elle a la clef.
En effet, la porte s’ouvrit : une femme entre deux âges se profila dans l’embrasure.
— Madame a besoin de moi ? demanda-t-elle avec un coup d’œil curieux sur Deber.
— Oui, madame Mortier… Écoutez bien… J’ai une discussion avec monsieur… J’espère qu’elle se terminera bien, mais si vous m’entendiez sonner une seconde fois, n’hésitez pas, envoyez votre gamin chercher un agent et dites à votre mari de monter… C’est tout ce que j’avais à vous dire.
La concierge étudia avidement ce monsieur menacé de la police et qui se détournait, confus.
— Alors, madame, je dois me retirer, à présent ?
— Oui…
— Madame n’a pas peur ?
Cady eut un sourire furtif.
— Oh ! non, l’avertissement suffira, je l’espère… Redescendez et si, par hasard, je sonnais, faites vite… Merci.
— De rien, madame, à votre service.
Et elle disparut discrètement.
Deber fit un geste de dépit, constatant :
— C’est bien machiné !…
Elle rit insoucieusement.
— Oui, comme tour de Nesle, ce n’est pas mal.
Il fit quelques pas, indécis. Ces incidents semblaient l’avoir dégrisé et il se sentait rompu. Il se laissa tomber sur un fauteuil et cacha son visage dans ses mains, avec une sorte de sanglot.
— Oh ! Cady !… Vous, vous !… En arriver là !…
Elle le devinait vaincu, amolli, bon pour les blessures lancinantes, harcelantes, qui mettent la chair du cœur à vif. Elle en abusa avec un franc sentiment de jouissance.
— Moi, Cady, mais oui… Et pourquoi pas ?… Vous imaginiez-vous donc que j’étais une sainte ?… Et, vous ne savez pas tout, allez !…
Il supplia douloureusement :
— Ne dites rien !… Je vous en conjure !… Je ne veux rien savoir, je ne peux plus !…
— Tiens ?… Eh bien, ça se trouve mal, parce que moi, précisément, me voilà en veine de confidences !… Mon pauvre sauvage !… Vous vous épatez pour bien peu… Un amant, moi ?… Mais j’en ai déjà eu plus de dix !…
— Taisez-vous ! fit-il sourdement. Vous mentez, je ne vous crois pas !…
Elle énuméra, impitoyable :
— Laumière, d’abord… Oh ! ça, si vous n’admettez pas Jacques, c’est que vous êtes rudement aveugle !… Jacques, mais j’ai été à lui au lendemain de mon mariage, pour ainsi dire… C’était attendu, inévitable… C’était mon amant désigné, fatal… Pour mieux dire, il l’a toujours été… depuis le premier baiser de ses yeux sur mon corps de gamine, lorsque je posais nue pour lui, en cachette…
Deber répétait avec obstination :
— Vous mentez !… Vous mentez !…
— Après, il y a eu Montaux, parce qu’il est beau… Félix Argatte, à cause de son esprit ; Hubert Voisin, pour sa galette… et puis d’autres que vous ne connaissez pas… et des inconnus de moi-même… Un banquier que j’ai rencontré par hasard dans la rue, à qui j’ai raconté des histoires fantaisistes et qui, en échange, s’est montré si confiant, si ému, si tendre, que je lui ai volontiers donné pendant quelque temps l’illusion d’un bonheur qu’il se persuadait devoir être durable… Un autre encore, tout jeune celui-là… Il s’appelait Léon, il était bête et fat comme un paon… Je me trouvais seule par hasard, un soir, j’ai fait l’escapade d’aller à un music-hall… Comme je me sauvais vite avant la cohue de la fin, ce type m’a arrêtée… Il était clerc de notaire et faisait de l’art dramatique… Il était bien mis, et il avouait ne pas dîner tous les jours… Il me croyait la sœur d’une chanteuse du music-hall d’où nous sortions… Il portait un gilet de soie vert-pomme… Après l’avoir perdu de vue, je l’ai aperçu une fois… Il était devenu l’un des trois messieurs en habit noir du contrôle de je ne sais plus quel théâtre… J’étais avec Victor… Il a été très chic… ses yeux se sont fixés sur moi… il a eu un éclair involontaire… puis, immédiatement, il s’est détourné… Ensuite, il y a eu un vieux sportsman épatant, du Jockey, soigné, élégant, agile comme un clown ; il m’apportait des gâteaux et m’appelait « fifille »… Je le rencontre parfois au Bois, mais il est discret et bien élevé… C’est le seul de mes inconnus qui ait appris mon nom… mais je n’ai aucune crainte qu’il en abuse…
Elle s’arrêta brusquement. Deber, avec un cri sourd de douleur et de passion, s’était élancé sur elle ; et, brutal, affolé, la renversait sur le lit.
— Alors, si tu n’es qu’une fille appartenant au premier venu, moi aussi je t’aurai ! bégaya-t-il.
Cady n’opposa pas la moindre résistance à cet assaut de barbare. Une lueur de gaieté et de triomphe brillait dans ses yeux ; elle eut un gémissement plaintif de petite vierge violée.
— Vous !… Oh ! vous, Maurice !… Est-ce possible !…
A ce cri, qui semblait tout vibrant d’amère, de douloureuse désillusion et peut-être de tendresse cachée, toute la fureur animale de l’homme s’évanouit instantanément…
Il se vit ridicule, il se jugea grotesque, ignoble, odieux. Il se releva, éperdument honteux de sa jaquette froissée, de son plastron de chemise remontant hors du gilet, de son col cassé…
Cady, toute menue et mignonne, adroitement roulée en sa jupe intacte, n’avait pas un cheveu dérangé. Elle demeura étendue, tranquille, bien rassurée. Elle connaissait assez la mentalité masculine pour être persuadée que l’attaque de Deber ne se renouvellerait plus.
En silence, hâtivement, il répara son désordre, et, revenant à pas lents, il se laissa tomber à genoux, les coudes sur cette couche qu’il n’avait pas su faire sienne, sanglotant convulsivement.
— Oh ! je voudrais être mort ! proféra-t-il d’un ton de si âpre désespoir que l’œil de Cady se fixa, curieux, sur sa silhouette prostrée et vaincue.
Vraiment, l’homme était intéressant. Aucun Parisien ne lui avait encore donné un tel spectacle de violence et de sincérité.
Elle se souleva, ramena ses jambes sous elle, à la turque, et posa le doigt sur l’épaule de Deber, disant amicalement :
— Calmez-vous. Vous avez été brute, stupide. Mais, je vous avais taquiné, poussé à bout, et je ne vous en veux pas… Vous comprenez bien que je vous ai raconté de pures blagues…
Il lui montra un visage ravagé, tragique.
— Ah ! maintenant, vous ne pourrez plus m’arracher de la pensée vos affreuses confessions ! Elles sont vraies ! On n’invente pas de ces choses-là !
Cady eut un franc rire de gamine.
— Bon, bon, restez persuadé que c’est réel !… Après tout, je m’en fiche !…
Il appuyait ses deux paumes sur son front.
— J’ai mal ! murmura-t-il. J’ai eu trop de chagrin… Vous me tuez…
Il semblait anéanti, presque évanoui, mais Cady ne se troubla pas, sceptique, attribuant à ce malaise une cause plutôt physique que morale.
Du reste, elle se garda de lui laisser entendre cette appréciation, et feignit de s’apitoyer.
— J’ai eu tort, répéta-t-elle plusieurs fois, contrite, ses cils baissés voilant l’expression railleuse de son regard.
Un silence régna. Deber se remettait peu à peu. Sa lassitude, son découragement étaient extrêmes. Pourtant, sa vanité se trouvait chatouillée par l’humble attitude de la jeune femme. Obscurément, il se sentait redevenir le vainqueur. Se jetant avidement sur cet appât qu’elle agitait sournoisement devant lui, il reprit de l’assurance ; il essaya d’affecter la brutalité d’accent qu’il avait eue naturellement au début de leur entretien.
— Je vous ai isolée, j’ai éloigné de vous cet élément infâme que vous n’auriez jamais dû laisser se glisser dans votre existence, mais ce n’est pas assez, déclara-t-il. Je vous veux désormais obéissante !…
Intérieurement, Cady se tordit, ses lèvres murmurèrent un « tu parles ! » qui mourut prudemment à leur bord humide et vermeil.
Elle esquissa un geste vague qui pouvait être approbatif. Deber l’interpréta en ce sens.
— Me promettez-vous de m’écouter, et de m’obéir ? cria-t-il tout frémissant.
Elle releva sur lui des yeux purs et étonnés. Et, d’une voix d’« ange » prononça, tout à fait répertoire classique :
— Mais, mon ami, je pense que vous oubliez que je suis mariée ?… Voulez-vous vous substituer à Victor ?… Y songez-vous réellement, et supposez-vous qu’il le permettrait ?
Il répliqua avec feu, livrant, lui, toute son âme, tout son être en ce dialogue, où elle jouait un rôle, mi-amusée, mi-distraite, prête à rompre cette comédie par un rire insouciant, un mot coupant.
— Oui, je veux me mettre à sa place… puisqu’il n’a su ni la prendre complètement ni garder le peu d’autorité qu’il avait sur vous !… Ah ! si je vous avais eue pour femme, je vous eusse déjà transformée, je vous le jure !… Mais le malheureux n’a rien compris à votre être si simple, sous ses dehors compliqués… à votre âme, à qui il ne faut auprès d’elle qu’une volonté vigilante, qu’une main vigoureuse pour la discipliner !…
Cady lui jeta un impayable coup d’œil en coulisse.
— Et cette volonté, cette main… sans doute, vous les avez ?
— Je les ai !… et je vous les ferai sentir !
Elle sauta sur le tapis, d’un geste souple et rapide, fredonnant imperceptiblement.
— C’est entendu… En attendant, sortez…
Et, comme il protestait du geste, elle reprit, plus vivement :
— Ah ! je vous ai suffisamment écouté !… A mon tour… Il faut que je rentre, et je ne veux pas sortir d’ici en votre compagnie… Partez.
Il hésita, et se soumit de mauvaise grâce.
— Vous avez raison… Quand vous reverrai-je ?
Elle fit un grand geste involontaire, qu’elle réprima aussitôt.
— Ah ! Eh bien, je vous le dirai… Je vous écrirai.
Elle avait ouvert la porte du palier. Un souffle froid venait de l’escalier sombre, que l’on n’éclairait qu’à la dernière extrémité. Le bruit de la rue proche, des pas à l’étage supérieur s’entendaient, rompant leur intimité. Maurice Deber jeta un regard hostile autour de lui.
— Je ne voudrais pas vous laisser ici, avoua-t-il, jalousement.
Elle le poussa, nerveuse.
— Oh ! Dieu ! allez-vous-en donc !
Il retint le battant qu’elle allait lui jeter au visage.
— Promettez-moi de n’y jamais revenir ?
Elle cria, violente :
— Eh ! je vous promets tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me laissiez tranquille !
Et, cette fois, elle réussit à fermer la porte.
Elle revint précipitamment dans la chambre.
« Oh ! oh ! oh ! » gronda-t-elle en petite lionne furieuse.
Puis, d’une course agile, elle gagna la fenêtre donnant sur le passage, guettant pour voir Deber s’éloigner. Elle attendit assez longtemps. Sans doute, il ne pouvait se décider à partir. Enfin, il parut, le dos rond, la tête courbée. Il fit quelques pas vers la gauche, absorbé, puis se ravisa, revint sur ses pas.
« Quoi ! Il remonte, le chameau ! » s’exclama Cady, tout haut.
Mais non, Deber avait dépassé la porte, il filait, à présent, rapidement vers la rue Croix-des-Petits-Champs. Cady vint se jeter dans une bergère en soupirant.
« Quelle séance !… »
Elle demeurait inerte, incapable d’agir, même de reprendre nettement le fil de ses pensées. Elle chassait d’elle peureusement tout ce que Deber lui avait dit : elle n’en voulait rien retenir. Tout ça l’ennuyait !… oh ! l’ennuyait !…
Ses deux mains aux doigts écartés appliquées sur ses joues et ses yeux, elle pleurait doucement, sans secousses, comme une petite fille, sans savoir au juste la cause de ses larmes, sans goût pour en chercher le motif.
Plusieurs heures s’écoulèrent sans qu’elle s’en doutât, sans qu’elle se souvînt de tout ce qui la réclamait impérieusement au dehors.
Un heurt à la porte la fit tressaillir et se dresser. Hein ? quoi ? Deber encore ? Ah ! non, alors !…
La silhouette discrète de Mme Mortier, la concierge, se glissait dans l’appartement sombre, tendant une lettre.
— Pardon si je dérange madame, mais le facteur vient de l’apporter et il y a dessus « urgent ».
Cady prit l’enveloppe, dit merci machinalement, et se rassit.
— Est-ce que je dois allumer, madame ?
La jeune femme fit « oui » de la tête et ferma les yeux, éblouie désagréablement par la clarté soudaine. La concierge ferma les persiennes, tira les rideaux, rajusta d’une main prompte le lit froissé et se retira sans un mot, se devinant importune.
Cady restait immobile, la lettre à la main, sans la regarder, envahie d’un froid mortel.
« C’est de Georges », pensait-elle.
Et subitement, tout ce que Maurice Deber lui avait crié naguère jaillissait de son esprit anesthésié tout à l’heure ; la vérité cruelle, écrasante, lui apparaissait… Georges était parti… L’homme avait certifié qu’il l’avait chassé, qu’il ne reviendrait plus !…
Elle demeura pendant quelques instants atterrée. Puis, une révolte lui vint. Elle déchira l’enveloppe.
« Allons donc !… Il m’explique son absence… il m’avertit du jour où il vient ! » dit-elle haut, d’une voix tremblante, brisée, dont elle-même sentait le mensonge.
Elle lut avidement :
« Ma petite,
» C’est fini, je m’éloigne de toi pour toujours, forcé par les circonstances, plus puissantes que moi. Le beau rêve est brisé. C’est trop tôt, mais ça devait arriver.
» Méfie-toi du type qui nous sépare, c’est un salaud, et pis que cela, un homme qui n’a que de l’égoïsme et des sens, pas de cœur à l’égard de toi.
» A mon avis, tu devrais tout dire de préférence à ton mari. Lui, il t’aime, et c’est un brave homme, et dans ta souffrance, peut-être que tu trouverais auprès de lui de la consolation. Car, je sais bien que tu vas souffrir. A ce que je souffre moi-même, je sens bien de ce qui sera, de ce qui est probablement déjà en toi, dès les premières lignes de cet adieu que je t’envoie. Et cela m’affole plus que tu ne peux penser, plus que je ne saurais t’exprimer, de savoir que tu as mal, ma Cady, à cause de moi, et sans que je puisse rien… Ah ! si je serais l’individu qu’il suppose, celui qui brise notre amour et que je voudrais cent fois sous terre !… je lui aurais mis de suite un couteau dans le ventre !… Mais, hélas ! tu me connais, je n’ai pas le pouvoir de l’action, et c’est la fatalité qui, depuis mon enfance, m’écrase et m’écrasera toujours, et qui me fait fuir comme un lâche, au lieu de me défendre, de défendre celle que j’aime, et d’avoir le dessus, n’importe comment.
» Ma Cady, je suis parti droit devant moi, et je ne sais pas ni ce que je ferai ni ce que je deviendrai. J’ai pensé à mourir, mais je n’ai pas pu, parce que nous sommes trop jeunes pour qu’un jour ne revienne pas où nous nous retrouverons. Déjà, nous avons été séparés, et, tu vois, il y a eu du soleil pour nous. Garde ton diamant comme je garde le mien, et ne me chasse jamais de ta pensée.
» Te dire mes projets, je ne peux pas, je ne sais rien et rien ne me sourit, je suis comme un mort. Et pourtant, ne te désespère pas pour moi, parce que tant que je penserai que tu m’aimes, je vivrai avec encore du bonheur au fond de moi.
» Ma Cady, après tout, peut-être que j’aurais mieux fait de revenir, et puis que tous deux nous mourions ensemble. Peut-être que nous avons eu assez de bonheur et que ça sera fini pour nous. Alors, à quoi bon rester ?
» Mais, c’est trop tard à présent, je m’en vais. Ma petite, où que je tombe, tu garderas souvenir et amour de moi, n’est-ce pas ?…
» C’est avec ferveur et confiance en toi que je me dis ton homme pour la vie et la mort, et que je te crois ma femme de même.
» Je pleure, vois-tu, et je me voudrais tant dans tes bras si chers et si doux…
» Adieu, je te parlerais ainsi à l’indéfini que ça ne changerait rien.
» Je n’ose pas te dire que je prends tes lèvres, car cela fait trop de mal de penser que ça n’est que des mots, et que désormais ça ne sera jamais plus.
» Ton Georges . »
Cady releva la tête et jeta autour d’elle un regard égaré, qui n’apercevait rien.
Comme la neige tombe, silencieuse, impitoyable, et s’amoncelle, couvre et enlize le passant solitaire dans le sentier perdu de la montagne, elle sentait le malheur et le désespoir accourus de lointains inconnus s’emparer d’elle, l’enserrer de leur étreinte sournoise et implacable.
Gâtée par l’indulgence, la complaisance soumise des êtres et des choses à son égard, la brutalité de l’inéluctable qui lui était soudain révélé l’accablait de stupeur. Elle ne pouvait comprendre pourquoi l’existence, ses lois, la volonté d’autres êtres se levaient en face d’elle avec menace, au lieu de s’incliner, ainsi que jusqu’alors, devant ses fantaisies, ses caprices et son amour.
Et le sacrifice qu’on lui demandait était précisément celui auquel elle ne pouvait se résoudre. Rien ne comptait pour elle, hors Georges, et ce bien unique on le lui arrachait !… Oh ! sans doute, Deber n’avait aucun pouvoir sur elle, mais derrière lui se dressait tout ce qu’elle avait méconnu, bafoué, ce dont elle avait ri insoucieusement jusqu’à présent, le mariage, le monde, la famille…
Et brusquement, elle qui se croyait souveraine, libre de tout faire, puisqu’elle ne respectait rien, elle se sentit devenir faible, impuissante, saisie dans l’étau de forces formidables.
Fuir avec Georges ?… On les reprendrait, on les séparerait… Le rappeler, braver l’opinion ?… Non, non, « ils » avaient le pouvoir, on le ferait disparaître, lui ; on la riverait à sa place, elle !…
Elle se leva, avec une exclamation sourde, et répéta tout haut la phrase de la lettre de Georges, avec, inconsciemment, l’accent qu’il aurait eu en la prononçant :
« Peut-être que nous avons eu assez de bonheur, et que ça sera fini pour nous. Alors, à quoi bon rester ? »
C’était cela la solution, il avait raison… Tout s’écroulait autour d’eux… Eh bien, on ne s’attarde pas parmi les décombres… On se défile, pardi !…
Et fiévreuse, mais les mains sûres, l’esprit absorbé, bien que les idées nettes, elle saisissait son chapeau, l’épinglait sur sa tête très solidement, avec une arrière-pensée :
« Il ne faut pas qu’il tombe et que je sois décoiffée. »
Et elle repoussa une subite vision d’horreur.
« Baste ! comme cela ou autrement, on est toujours laid quand on est mort ! »
Elle ne chercha ni ses gants ni son sac. Elle sortit, ferma la porte, et glissa la clef dans son corsage.
« Pas une pièce d’identité. Ils seront longtemps à me retrouver… La surprise n’en sera que meilleure », pensa-t-elle avec une sorte de satisfaction rancunière.
Dehors, elle fila comme une flèche jusqu’au bord de la Seine, et suivit le quai le long du jardin des Tuileries. Elle n’eut pas un regard vers le lieu où elle et Georges s’étaient retrouvés… elle soupira seulement, oppressée ; et, la tête basse, descendit rapidement l’escalier conduisant à la berge.
La nuit était venue ; tout paraissait désert ; les réverbères éclairaient mal. Tandis qu’elle dégringolait les marches, elle eut une vision confuse de rangées de lueurs se reflétant et ondulant sur l’eau noire. Un souffle frais, une odeur fade et grasse l’enveloppèrent.
« Dieu, que cela sent le crapaud ! » murmura-t-elle, avec un frisson de dégoût, imaginant déjà sur son épiderme le froid gluant de cette eau trouble charriant mille impuretés.
Néanmoins, elle courut droit devant elle, trébuchant sur les gros pavés inégaux.
Une main lourde l’agrippa à l’épaule, la fit tourner sur elle-même ; une voix bonne et vulgaire éclata désagréablement à ses oreilles :
— Et alors, on va se foutre à l’eau ?…
Elle resta stupide devant un grand agent solidement charpenté, qui lui riait au nez, de tout près, lui soufflant, entre de belles dents blanches, une haleine chargée d’odeur de tabac et de vinasse.
D’où surgissait-il, et comment ne l’avait-elle pas vu ?… En vérité, à cette heure, pour elle, tout se succédait incohérent, violent, imprécis, comme dans un cauchemar… Et, toujours ainsi qu’en un mauvais rêve, sa volonté était entravée, annihilée par des interventions saugrenues… Deber, cet homme inconnu…
Il l’attirait en arrière, lui faisant mal sans s’en douter, avec ses doigts très forts qui, de peur qu’elle s’enfuît, s’enfonçaient dans la chair tendre du bras.
— Comment vous appelez-vous ?… Pourquoi faisiez-vous cela ? questionnait-il avec l’autorité familière de l’homme accoutumé à dresser les procès-verbaux des contraventions de la rue.
Il se penchait, et la dévisageait.
— Mais c’est qu’elle est mignonne comme tout !… Et jeune !… un petit poulet !… Ma petite fille, si c’est par désespoir d’amour que tu voulais prendre un bain, tu as bien tort… il y en a qui remplaceront bien volontiers ton homme !…
Cady secoua si inopinément son étreinte qu’elle lui échappa.
— Bigre ! Quelle anguille ! cria-t-il, vexé.
Et cette fois, ses deux mains s’emparèrent des poignets de la jeune femme.
— Lâchez-moi, dit-elle, la voix brève.
Il rit bruyamment.
— Tiens, tu parles ?… Je te croyais muette.
Elle reprit plus bas, plus doucement.
— Laissez-moi… je vais remonter… je m’en irai…
— Oui !… pour aller jeter une tête un peu plus loin.
Elle secoua la tête tristement.
— Oh ! non !… Cela, non, je vous le promets.
C’était vrai. Elle avait peur maintenant, horreur de cette eau, de tout ce qu’elle pressentait de vulgaire, de vilain dans la mort qu’elle souhaitait naguère…
Il comprit qu’elle était sincère. Cela ne l’étonna pas ; il n’en était pas à son premier sauvetage, avant ou après le plongeon. Il la laissa libre.
— Minute ! fit-il. Faut me suivre au commissariat.
Elle tressaillit, effrayée.
— Chez le commissaire ?… Ah ! non, pourquoi ?… Je n’ai fait aucun mal !…
— Possible, mais c’est comme cela… D’abord, il le faut pour ma prime.
Elle oublia qu’elle était sans argent.
— Si ce n’est que cela, je vous dédommagerai bien volontiers !…
Il l’arrêta, d’un geste offusqué.
— Pas de ça, ma petite !… J’accepte rien des femmes ! La prime, c’est autre chose, c’est une affaire de service.
Elle supplia avec angoisse.
— Je vous en prie !… Laissez-moi m’en aller !… Je ne veux pas qu’on sache chez moi !…
Sa voix sombra. L’agent eut pitié.
— Voyons, ma gosse, faut pas vous émotionner… Racontez-moi un peu la chose… Vous êtes peut-être bien chez vos parents ?
Elle fit « oui » de la tête, précipitamment.
— Eh bien, quante même, vous pouvez bien venir faire un tour au commissariat… Quoi, on ne vous mangera pas… Après, je vous reconduirai chez vous, et je ne dirai rien… Je resterai à la porte si vous me promettez encore que c’est bien passé, vos idées de loufoque.
Elle avait pris son parti brusquement.
— C’est bien, allons.
Il parut un peu déçu de cette soumission.
— Tiens, ça vous chante, à présent ?… Bon… alors, en route !…
Et, sa main familièrement posée sur la hanche de Cady, il la poussa vers l’escalier.
— Vous pourriez toujours bien me dire votre nom et où vous restez ?… Je vais avoir l’air Jacques tout à l’heure…
Elle s’obstina doucement.
— Je répondrai au commissaire.
Ils traversèrent la Seine. A la dérobée, sous la lueur des réverbères, l’agent examinait sa « rescapée » et devenait plus respectueux. C’est qu’elle avait l’air d’une dame, ma foi, cette supposée midinette !… Les feux de diamants à la main nue de Cady achevèrent de le méduser.
« Allons donc que ça serait une ambassadrice ? »
Dans le cabinet minable, puant le cigare et la sueur d’indigents, ils furent immédiatement reçus. Le commissaire, d’âge moyen, la barbe brune, le front chauve, considérait Cady avec étonnement pendant le récit emphatique de l’agent qui amplifiait, déclarant avoir « cueilli la personne » au moment où elle sautait. Depuis cinq minutes, il la filait, ayant deviné à son air ce qu’elle méditait.
Le commissaire interrogea avec un doute :
— Vous aviez réellement l’intention de vous suicider, mademoiselle ?
Elle répondit avec tranquillité et précision.
— Oui, monsieur, mais j’estime que cela ne regardait personne… Et c’est une sale blague de promettre des primes pour que l’on vienne embêter les gens.
Le commissaire sourit.
— Permettez-moi de ne pas partager votre idée… Car, si ce système n’existait pas, je n’aurais sans doute point l’agrément de m’entretenir ce soir avec une demoiselle qui me paraît avoir infiniment d’esprit.
Elle répliqua avec aménité :
— C’est possible, monsieur, mais tout le plaisir n’est que pour vous.
L’agent éclata de rire.
— Ah ! monsieur le commissaire, elle en a une tête, vous savez !… Ce qu’elle m’a fait endurer !… Et, pas moyen de lui arracher son nom !
Le commissaire jubilait, enchanté de sa soirée.
— A moi, mademoiselle, livrerez-vous votre état civil ?
Elle répondit sans aucune hésitation.
— Parfaitement… Jeanne Lecourge… ça s’écrit comme le cucurbitacé… Orpheline, vingt-deux ans.
— Profession ?
— Maîtresse d’un avocat.
Le commissaire eut un haut-le-corps.
— Vous dites ?
— Eh bien, après, il n’y a pas de quoi vous épater !… Je vous dis que j’ai pour amant M. Félix Argatte, avocat à la Cour d’appel, 37, rue de Tournon… et je vous prie de faire avancer une voiture, afin qu’on me reconduise chez lui, puisqu’il paraît que c’est une formalité indispensable.
Le magistrat avait repris son sérieux.
— Vous refusez de me dire le motif de votre tentative de suicide ?
Elle agita la tête délibérément.
— Je refuse… ça n’a d’intérêt que pour moi.
Le commissaire regarda l’agent, hésita.
— Après tout, ce n’est pas absolument nécessaire… Et vous voulez vous retirer ?
— Probable !…
— Attendez une minute… Vous allez signer un papier, puis vous serez libre.
Il griffonna des lignes, et voulut lire. Elle l’arrêta avec impatience.
— Eh ! je m’en fiche un peu !… Passez que je signe.
Elle écrivit et parapha soigneusement « Jeanne Lecourge ». Ensuite, après un salut au commissaire, elle s’adressa, bourrue, à l’agent.
— Vous… accompagnez-moi.
Dans le fiacre qui les conduisait rue de Tournon, il tenta des excuses.
— Je vous ai peut-être paru familier, mademoiselle…
Elle fit un geste.
— C’est bon, allez, peu importe.
Au bas de l’escalier, elle se sentit tout à coup un tel vertige qu’elle s’appuya au bras de l’homme.
— Écoutez, flic, dit-elle en souriant faiblement, aidez-moi à monter… Je ne suis pas bien.
Il hocha la tête, attendri et empressé.
— C’est la réaction… Oui, dame ! vous faites la brave, la tête forte, mais faut tout de même que vous ayez eu rudement du chagrin pour vous risquer à ce jeu-là !…
Et, d’un geste décidé, il saisit la jeune femme à bras-le-corps.
— Tenez, je vas vous monter… Ah ! parbleu, vous n’êtes qu’une plume.
Elle s’abandonna, subitement anéantie, mille feux courant devant ses yeux. Elle n’eût su dire comment, quelques minutes plus tard, elle se trouvait dans l’antichambre de l’avocat, étendue sur un canapé canné ; tandis que l’agent, debout, saluant militairement, expliquait à Argatte stupéfait, arraché à son cabinet de toilette au moment où il se rasait :
— S’il vous plaît, monsieur, c’est cette demoiselle… Jeanne Lecourge, qu’elle dit se nommer, et qui se recommande de vivre d’avec vous…
Argatte se tourna et poussa un cri.
— Cady !… Quoi, un accident ?…
Elle leva le doigt, et dit en souriant :
— Ne criez pas… J’ai la tête un peu faible… Je vous expliquerai… En attendant, affirmez à ce brave agent de la force publique que je suis bien Jeanne Lecourge, que je vis chez vous… que vous êtes mon amant… et donnez-lui cent francs pour le remercier de m’avoir sauvé la vie.
L’agent fit les yeux blancs.
— Ah ! j’accepte rien des dames, je vous l’ai déjà dit…
Argatte, rendu muet par l’étrange discours de Cady, alla à sa chambre, ouvrit un meuble, revint avec un billet qu’il fourra dans la main de l’agent, malgré la résistance honnête de celui-ci.
— Je vous jure, monsieur, que je suis assez payé par le plaisir d’avoir empêché de mourir une aussi charmante dame !…
Enfin, on parvint à s’en débarrasser.
Argatte courut achever sa barbe, se lava, se poudra au galop, passa un pyjama, et revint auprès de Cady, qui n’avait pas bougé de l’antichambre.
— Et alors ? fit-il planté devant elle. Me donnerez-vous le mot de cette charade ?… Mince !… Vous vous mettez bien !… Vous vous faites ramener par la police, maintenant !…
Elle se leva péniblement, et demanda d’un ton plaintif :
— Est-ce qu’on ne peut pas s’asseoir plus confortablement qu’ici ?
Félix sourit, l’enlaça, et l’entraîna dans son cabinet de travail.
— Si vous voulez, il y a ma chambre et mon lit ?
Mais il cessa vite de plaisanter, car il voyait bien que quelque chose de grave se passait.
Il l’installa dans un grand fauteuil, et s’assit à son bureau.
— J’écoute, dit-il, attentif, en avocat qui se prépare à entendre la confession d’une cliente.
Cady enleva son chapeau, tapa sur sa coiffure, tira d’une cachette une houppe pleine de poudre de riz, s’en frotta le visage et se nicha au fond de son siège.
— Eh bien, voilà, dit-elle du ton le plus naturel. J’ai voulu me tuer. L’imbécile de tout à l’heure m’a attrapée sur la berge, en bas des Tuileries… Il m’a conduite au commissariat de police, et comme je ne voulais pas avouer comment je m’appelais, j’ai dit le premier nom qui m’est venu à l’esprit, et j’ai donné votre adresse. On m’a reconduite ici… et l’embêtant, c’est qu’il est très tard, et je ne sais pas du tout ce que je vais raconter à Victor…
Argatte la regardait intensément.
— Vous avez voulu vous tuer, Cady ?
— Oui.
Il réfléchit, hocha la tête.
— A cause du type… Celui du Printemps-Palace ?
Elle se sentait défaillir et essaya un piteux petit sourire.
— Oui… ils nous ont séparés.
— Qui ?… Votre mari ?…
— Non, Victor ne sait rien. Maurice Deber, qui a espionné, et qui a menacé Georges… et moi-même.
Elle se fouilla, et tendit la lettre du jeune homme.
— Tenez, lisez…
Argatte lut et relut, les sourcils froncés, plongé dans une rêverie profonde. Enfin, il replia le papier, et le posa sur son bureau.
— Eh bien, il est évident qu’il est sincère, accorda-t-il d’un ton contrarié. Mais quoi, on ne se tue pas parce qu’un joli marlou vous est enlevé…
Il insista vivement, au geste de Cady.
— Si, si, il ne faut pas se faire d’illusion !… Possible que vous ayez ce garçon dans la peau, mais, je le connais, c’est la dernière des fripouilles… Non, Cady, ne vous fâchez pas, et écoutez-moi !… Sûr, que je voudrais coucher avec vous, mais je suis aussi très sincèrement votre ami… et je vous dis… Je n’aurais certes pas agi comme Deber, mais je suis enchanté qu’il l’ait fait… du moins, à présent que cela a bien tourné… Maintenant, il faut tâcher d’arranger cela vis-à-vis de votre mari, et surtout passer l’éponge sur le passé… Le petit coco a filé, n’en parlons plus, hein ?… et redevenons notre Cady jolie, pas sentimentale pour deux sous… Car, au fond, tout ça, c’est une crise de sentimentalité de pensionnaire…
Cady étendit les deux mains, en un geste instinctif de prière.
— Écoutez, Argatte, je voudrais, oui… je voudrais oublier… ne penser à rien… ne rien regretter… mais, je ne peux pas…
Elle s’affaissa, les yeux brillants, avec une expression d’intense angoisse, répétant :
— Je ne peux pas !… je ne peux pas !…
Et, tandis qu’Argatte parlait longuement, raisonnait, s’animait, plaidait, elle ne dit plus mot, les yeux fixes, le corps agité parfois d’un frisson.
Lorsque, las, un peu haletant, il s’approcha d’elle, à bout d’arguments.
— Voyons, vous ai-je convaincue ?
Elle lui répondit en divaguant, les yeux égarés. Il fut saisi d’une affre indicible.
— Bon dieu ! que faire ?…
Cady malade, Cady ayant le délire, chez lui !…
Il était complètement seul. Il ne prenait point ses repas à la maison ; il n’avait qu’une femme de ménage et un garçon de bureau qui, à cette heure, avaient déjà quitté l’appartement.
Cady continuait d’extravaguer doucement, ne reconnaissant ni Argatte, ni le lieu où elle se trouvait.
Il l’enleva dans ses bras, et la porta sur son lit, se contentant de défaire son corsage, la ceinture de sa robe, et d’étendre sur elle un chaud couvrepied américain. Puis, il courut téléphoner à un camarade, docteur en médecine de venir en toute hâte.
— Une veine que Debussy soit chez lui ! fit-il, un peu soulagé, ayant reçu l’acquiescement désiré.
Et, raccrochant les récepteurs, il revint à Cady qui riait, et murmurait des choses inintelligibles. Il prit sa petite main glacée, et la serra affectueusement.
— Pauvre gosse !… Comme elle est jolie, malgré tout !… décoiffée, ses beaux yeux fous… et cette petite bouche pincée, tiraillée de tics…
L’examen de son ami ne le rassura guère. Le jeune docteur hocha la tête.
— Ça, mon vieux, je te dirai dans vingt-quatre heures si ça n’est rien du tout, ou si c’est une machine dont on claque !… Je pencherais plutôt pour ça, elle m’a l’air assez touchée, mais après tout, la nuit passée, il n’y paraîtra peut-être plus du tout… C’est une névrosée à fond, ta petite amie, et avec ces tempéraments-là, on ne peut se baser sur rien. En attendant, il faut une garde ici, puisque tu n’as pas de bonne, et qu’on la déshabille, et de la glace sur la tête… Demain, on verra si elle court comme un lapin, ou s’il faut la transporter à la maison Clavel… Je te recommande cette boîte-là, c’est propre, et on n’y écorche pas trop le client…
Mais il resta abasourdi lorsque Félix lui déclara que la jeune malade était une femme mariée, et que, sans doute, à l’heure présente, l’époux fouillait tout Paris pour la retrouver.
— En ce cas, coûte que coûte, préviens-le, et fais-la emporter, tu t’expliqueras après comme tu pourras… Parce que, tu sais, mon avis est que c’est la belle méningite qui se prépare… et te vois-tu avec un décès !…
Argatte fit un grand geste.
— Et elle n’est même pas ma maîtresse !
— Bah ?
— Eh, non !…
— Alors, ça va tout seul.
— Parbleu non !… Le mari, tu crois qu’il avalera de trouver sa femme dans mon lit !
— Si tu veux, je certifierai… on inventera…
Argatte supplia, agacé.
— Non, je t’en prie, pas de mensonges !… Ça complique encore… Que veux-tu ? je vais lui téléphoner brutalement le fait… il l’adore… il accourra… et quand il sera là, je lui dirai la vérité, tout stupidement… S’il ne me croit pas, zut !…
Cependant, une demi-heure plus tard, le cœur du jeune homme battit désagréablement dans sa poitrine lorsque le coup de timbre annonça l’arrivée du juge.
Il alla ouvrir, referma la porte, et d’un geste spontané, tendit la main à Renaudin.
— Monsieur, fit-il d’une voix émue, je serais l’amant de la pauvre petite qui se meurt peut-être dans la chambre à côté que, je vous le jure, je n’esquiverais aucune responsabilité ; mais je vous jure sur l’honneur que cela n’est pas, et que c’est justement parce que je ne suis que l’ami qu’en son désarroi elle est venue chercher près de moi un refuge…
Livide, raidi, Renaudin toucha distraitement la main du jeune homme.
— Vous avez dit qu’elle était en danger… Actuellement, il n’y a que cela… Je ne veux envisager que cela… Où est-elle ?
Argatte ouvrit une porte et s’effaça.
— Elle est ici.
Il pensait, reconnaissant et soulagé : « C’est un rudement brave homme ! »
Déjà penché anxieusement au-dessus de Cady, touchant son front, ses mains, douloureusement frappé par le délire de la jeune femme, Renaudin interrogea l’avocat.
— Qu’avez-vous fait ?… Il faut un médecin.
Argatte expliqua le diagnostic du docteur.
— Dans dix minutes, nous aurons une voiture d’ambulance et une garde ; mon ami s’est chargé de prévenir.
— Et en attendant ? s’écria le mari angoissé, n’y a-t-il rien à tenter ?
— La garde apportera de la glace et une potion calmante, mais le docteur ne croit pas qu’il y ait urgence absolue… Voyez, elle ne paraît pas souffrir… Peut-être n’y a-t-il qu’une extrême surexcitation qui disparaîtra après du repos physique et moral…
Renaudin contempla encore longuement le petit visage fiévreux et contracté de Cady, puis, gardant sa main entre les siennes, il dit, tournant son regard vers le jeune homme :
— Racontez-moi tout… ne me cachez rien… il faut que je sache, pour la soigner…
Argatte se défendit.
— Pardon ! je vous dirai bien volontiers ce que je sais, mais c’est peu de chose !… Il y a deux heures, Mme Renaudin, obéissant à un mobile que j’ignore, s’abandonnant à un désespoir dont je ne sais point la cause, a voulu se jeter dans la Seine…
Le juge tressaillit, poussant une sourde exclamation.
— Elle ?… Oh !…
— Un agent, que ses allures avaient intrigué, l’a retenue à temps… Pour ne rien livrer de sa réelle personnalité, certaine de ma discrétion, elle m’a nommé… On l’a amenée chez moi. Elle m’a avoué le fait sans autres confidences… Du reste, très vite, elle est tombée dans l’état où vous la voyez… Vous concevez mon embarras, ma véritable épouvante… J’ai téléphoné au docteur, puis à vous… et voilà…
A ce moment, Cady se souleva dans son lit ; et, se tournant vers son mari, elle prononça :
— Écoute, Victor, je voudrais bien du lait… mais dans un petit seau de bois… tu sais… comme en avait la mère Jeanne chez ma grand’mère…
Bouleversé, Renaudin se courba.
— Cady, tu me reconnais ?
Mais elle le repoussa avec impatience.
— Laissez-moi donc, Joséphine, je ne prendrai pas mon tub maintenant, j’ai trop froid…
Puis, ses lèvres ne balbutièrent plus que des mots sans suite, mal articulés…
Peu après, la voiture d’ambulance arrivait. On descendit la malade. Sur le seuil, Argatte demanda à Renaudin :
— Vous me permettrez de venir prendre de ses nouvelles ?
Le juge saisit sa main, la serra énergiquement et prononça d’une voix ferme et grave :
— Non !… Comprenez-moi bien… Je crois à vos affirmations… Je ne vous garde aucune rancune… Je n’ai aucune suspicion contre vous… Mais, après ce qui s’est passé… pour approfondir le monde inconnu que je redoute, il faut que je sois seul avec elle… Ma porte sera rigoureusement fermée pour tout le monde…
Argatte s’inclina.
— Alors, adieu, monsieur.
Le juge sauta dans la voiture ; la portière se referma. Tout disparut dans la nuit.
Argatte soupira, pensif.
— Pauvre petite !… Après tout, elle avait peut-être raison… et le geste banal de l’agent a-t-il été cruellement intempestif !…
Deux jours plus tard, la fièvre de Cady avait disparu. Toute crainte de complication était écartée. Il ne lui restait qu’une extrême faiblesse, contre laquelle elle n’essayait point de lutter.
La garde — une autre que celle qui l’avait amenée — déclarait à Renaudin ne rien comprendre à sa malade, qui ne parlait pas, ne se plaignait point, ne demandait rien, acceptait ou refusait par signes ce qu’on lui offrait, ne dormait guère, et demeurait des heures entières sans bouger, les yeux fixes si absorbée qu’elle semblait ne rien entendre de ce qui se passait autour d’elle.
— Cependant, la température est normale, le pouls un peu faible, mais sans rien d’inquiétant. En vérité, elle n’offre aucun symptôme de maladie. Et, comme je ne lui rends aucun soin, je ne crois pas nécessaire que je reste auprès d’elle.
Très perplexe, Victor Renaudin s’approcha du lit de Cady.
— Comment te sens-tu ? fit-il affectueusement.
Elle tourna les yeux vers lui avec lassitude.
— Très bien.
— La garde dit qu’elle est inutile. Veux-tu qu’elle s’en aille ?
— Comme tu voudras.
— Est-ce que tu ne vas pas te lever ?
Cady se tourna de côté, fermant les yeux.
— Non, j’ai sommeil.
Découragé, Renaudin revint à la garde.
— Je vais vous régler. A la moindre alerte je vous ferai prévenir.
Dans le cabinet du juge, elle eut un sourire ambigu.
— Monsieur me pardonnera… Mais, j’ai dans l’idée qu’il y a peut-être bien de la malice…
Renaudin fit un geste impatient.
— Bon, bon !…
Et, cette femme partie, comme il lui fallait se rendre au Palais, il fit venir la femme de chambre. Ainsi que la cuisinière, elle était nouvelle, le juge ayant fait maison nette depuis l’avant-veille, aussi bien pour éviter les commérages que pour supprimer toute complicité avec Cady, s’il y en avait.
— Vous vous installerez dans la chambre de madame. Si elle me demandait, ou paraissait plus souffrante, prévenez-moi immédiatement. Vous savez téléphoner ?
— Oh, oui, monsieur.
— Vous appellerez le 824-25. Vous voyez où est l’appareil ?
— Oui, monsieur… Seulement, si madame ne me permet pas de rester dans sa chambre, que dois-je faire ?…
Renaudin fronça les sourcils, hésita.
— Eh bien, vous vous tiendrez dans la salle à manger, la porte ouverte, de façon à l’entendre si elle appelait.
— Bien monsieur.
— Venez avec moi, je vais vous présenter à madame. Au fait, rappelez-moi votre nom ?
— Eugénie, monsieur.
Dans la chambre de Cady, Renaudin alla au lit et prononça d’un air qu’il s’efforçait de rendre dégagé :
— Cady, voici ta nouvelle femme de chambre, Eugénie. Elle va travailler auprès de toi pendant que je serai au Palais. Je rentrerai de bonne heure.
La jeune femme, peut-être endormie, ne donna pas signe de vie. Mais, lorsque son mari eut disparu, et que la femme de chambre se fut installée dans l’embrasure d’une fenêtre avec son ouvrage et ses menus ustensiles posés devant elle sur une chaise apportée de l’office, elle se tourna, se souleva, et examina l’étrangère.
— Alors, Joséphine n’est plus ici ? dit-elle.
L’autre, une grande bique maigre, l’air faussement humble des domestiques de maisons « bien pensantes », se leva vivement.
— Non, madame… Monsieur a changé également la cuisinière pendant la maladie de madame… J’espère que je ne déplairai pas à madame… Je ferai de mon mieux.
Cady se laissa retomber sur son oreiller avec un geste d’indifférence.
Eugénie demanda :
— Cela n’ennuie pas madame que je reste ici ?
Cady ne répondit pas, et la femme de chambre passablement décontenancée n’osa pas insister.
Une grande heure s’écoula. La jeune femme ne bougeait pas ; la bonne sentait peu à peu un malaise indicible la gagner. Son attention extrême de ne faire aucun bruit la rendait maladroite. Trois fois, elle laissa tomber ses ciseaux, tressaillant, le cœur battant à cette résonance métallique dans le silence de la pièce. Enfin son dé lui échappa, elle se baissa trop vivement pour le rattraper, et fit choir bruyamment sa chaise.
Elle se redressa, toute rouge : et, devant le regard de Cady posé sur elle, balbutia des excuses.
— Je ne sais pas comment, je m’y prends !… C’est comme un fait exprès…
Mais Cady se borna à répondre :
— Allez ouvrir, on a sonné.
Eugénie s’élança hors de la chambre avec un vif sentiment de délivrance. Puis, devant la porte, elle se trouva perplexe. Madame n’avait point indiqué qu’elle ne recevrait pas. Or, monsieur avait dit en prescription générale :
— Madame est souffrante, vous n’admettrez absolument personne, et pour qu’on n’insiste pas, vous direz simplement que madame est sortie.
Fallait-il s’en tenir aux ordres de monsieur ?… ou se mettre du côté de madame ?… Car la bonne avait assez d’expérience pour avoir déjà deviné que quelque chose de mystérieux se passait…
Une seconde sonnerie brusque et prolongée la fit sursauter. Elle ouvrit, et ne put que reculer précipitamment pour n’être pas bousculée par Mme de Montaux entrant en tempête.
— Non, mais, vous en mettez un temps à venir ouvrir, vous ! s’exclama la jeune femme, en se dirigeant vers la chambre de Cady sans autre formule.
Eugénie fit un geste d’impuissance et de dépit.
— Ma foi, qu’ils se débrouillent !…
Et elle regagna la cuisine, où elle confia au cordon bleu qu’elle n’avait pas idée de rester longtemps dans cette boîte, où les dames avaient positivement l’air de cocottes. Sûr que si le patron n’avait pas paru si convenable, et ne se serait pas recommandé d’être juge, elle ne serait pas rentrée !…
Marie-Annette de Montaux se laissait tomber sur un siège, au pied du lit de sa cousine, s’écriant avec une ardente curiosité :
— Enfin, je puis parvenir jusqu’à toi !… Qu’arrive-t-il ?… Tu es séquestrée ?… Que s’est-il passé ?… Je n’ai rien compris à ce que m’a dit ton mari hier, il ne m’a pas laissée l’interroger… et tu sais qu’il me fiche un trac !… Enfin, quoi ?… Il t’a pincée en flagrant délit ?… Il m’a parlé vaguement d’accident… Je ne sais quoi d’absurde !…
Assise sur son séant, Cady la considérait avec tranquillité. Elle désigna du doigt l’écharpe de tulle lourdement brodée d’argent que portait sa cousine.
— C’est neuf cette belle Fatma ?… Je ne te la connaissais pas… Tu sais que c’est d’un goût affreux sur un costume européen.
Marie-Annette s’indigna.
— Comment, c’est ainsi que tu me réponds ?… Tiens, tu es encore pire que ton mari !…
Cady reprit une mine lasse et ennuyée.
— Mon Dieu, que tu es bruyante… D’abord, pourquoi entres-tu ici ?… Est-ce que je t’ai demandé de venir ?…
Mme de Montaux se leva, piquée :
— Oh ! parfait, je file !… Et, quand tu me reverras, ma chère !…
Pourtant elle ne s’éloigna point, et Cady reprit d’une voix unie :
— L’autre jour, j’ai essayé de me suicider, et puis, Victor est venu me chercher chez Argatte… Seulement, auparavant, il avait, comme un imbécile, fait un raffut de tous les diables, téléphoné chez maman pour me réclamer, chez toi, chez Alice… Oui, chez ta sœur, la pire gaffe !… Alors m’ayant retrouvée, il a été très embêté, et c’est à ce moment qu’il t’a demandé de venir lui parler pour que tu certifies que j’étais chez toi…
Marie-Annette suffoquait d’étonnement.
— Tu dis… Tu as voulu te suicider ?… Toi ?… Quelle blague !…
Du bout du doigt, Cady dessinait des cercles soigneusement sur son couvrepied de satin bleu pâle.
— Ce n’est pas une blague, fit-elle posément.
— Mais comment ? avec quoi ?
— Avec de l’eau… c’est-à-dire, dans l’eau.
— Dans quelle eau ?
Cady s’impatienta.
— Ah ! tu m’embêtes !… Pas dans le Gange ou le Niagara, naturellement… Dans la Seine, pardi !…
— Oh ! quelle horreur !…
La jeune femme reconnut :
— Cela, c’est vrai… Tu n’as pas idée combien cela sent mauvais, de tout près, sur la berge.
Marie-Annette questionna, fébrile :
— Tu t’es jetée ?… On t’a sauvée ?
— On m’a sauvée, oui… mais, je n’étais pas encore dedans.
— Au vol, alors ?
Cady hocha la tête.
— Heu !… L’agent a raconté cela… Ça faisait bien… mais c’est pas vrai… J’étais bien encore à… Voyons, oui, large comme la chambre du bord quand il m’a mis la main dessus.
— Un agent ?… Un vrai agent ? Un plongeur ?
— Oh ! ma foi non, un ordinaire, comme ceux qui font circuler les voitures.
Marie-Annette enleva son écharpe et son chapeau.
— Oh ! écoute, tant pis, je m’installe, ton mari dira ce qu’il voudra !… Il faut que tu me racontes tout… D’abord, pourquoi as-tu voulu te tuer ?… Tu as donc des peines de cœur ?… Ça, ce serait épatant !…
Cady hésita.
— Il y a surtout que je m’assomme.
— Cela, ce n’est pas suffisant… Tout le monde s’assomme, et on ne se tue pas.
Cady baissa la tête.
— Après tout, je ne me suis pas tuée… Si l’agent ne s’était pas trouvé là… à y bien réfléchir, je ne sais pas trop si au bord de cette vilaine eau puante je ne me serais pas arrêtée toute seule.
— Tu avais le trac ?
— Non, pas encore, mais cela serait peut-être venu.
— Enfin, quand as-tu eu cette idée ?… Je t’avais vue mercredi… tu étais comme à l’ordinaire…
Les yeux de Cady s’emplirent soudain de larmes. Elle se rejeta sur ses oreillers, et baissa ses paupières dans un dernier effort pour dissimuler son émotion croissante.
— Ah ! à ce moment-là, oui… Je ne savais pas…
Marie-Annette la pressa :
— Quoi ? Qu’est-ce que tu ne savais pas ?
Cady ne répondit pas. Alors, Marie-Annette se coula sur le lit tout contre elle, et l’enlaça tendrement.
— Parle, petite.
Cady appuya sa tête sur l’épaule de sa cousine.
— Je ne peux pas te dire… C’est trop profond… C’est trop loin de toi… tu ne comprendrais pas.
Marie-Annette affirma :
— Si, si, je comprendrai très bien… C’est Laumière, n’est-ce pas ?
Cady sourit tristement.
— Ah ! pauvre Jacques, ce que je me fiche de lui, à présent !…
— Alors, qui ?… Pourquoi ne veux-tu pas m’avouer ?… Je le connais, pourtant ?
— Non… c’est-à-dire, tu ne dois pas t’en souvenir, mais tu l’as vu, il n’y a pas longtemps.
— Où ? Quand ?
— A l’inauguration du Printemps-Palace. Un blond, mince, de taille moyenne… Tu as même remarqué qu’il était joli garçon… Il a fait le voyage avec nous dans le train spécial.
Marie-Annette fit un grand geste.
— Félini ?… Mais, c’est de Félini que tu parles ?… Le chéri de Fernande Voisin !… Ah ! non, par exemple, cela, c’est fantastique !…
Cady se releva, appuyée sur un coude, regardant Marie-Annette avec curiosité.
— Ah ! tu sais ?…
— Ma chère, précisément au Printemps-Palace, après le banquet, j’ai revu ce petit… Ma foi, je ne te cache pas que je le trouvais extraordinaire… et je dis à Hubert Voisin qui venait de causer avec lui de me le présenter… Tu sais comment est Hubert… Il se met à rire, et me répond en grimaçant comiquement :
— Vous aussi ? Comment, ce n’est pas assez qu’il soit le gigolo de Rosine Derval et l’amant de ma femme ?…
» Tu comprends que je l’ai pressé de questions, non à propos de Derval, cela m’indiffère, mais au sujet de Fernande… Cette pauvre femme est inouïe, elle est convaincue que son mari ne se doute de rien, et lui, qui dispose d’une police supérieure à celle de la Sûreté, tu penses s’il ignore quoi que ce soit… Pas une fois Fernande ne s’est offert un joli jeune homme sans qu’un dossier fût immédiatement établi, et vînt grossir la collection.
Cady réfléchissait.
— En somme, quel but a Voisin en la mouchardant ?
— D’abord, il aime savoir… Ensuite, il y a entre sa femme et lui pas mal de cadavres…
« A ses débuts, Fernande était de moitié dans toutes ses opérations, et dame ! elle en sait trop long pour qu’il ne soit pas bien aise de la tenir si elle s’avisait de se rebiffer et d’essayer de lui jouer de sales tours… Comme elle n’a absolument rien à elle, un divorce serait l’écroulement… Elle retomberait dans la sombre dèche où se trouve sa mère, dans laquelle elle a vécu pendant toute sa jeunesse. Et Dieu sait qu’Hubert possède vingt fois ce qu’il faut pour faire prononcer un divorce de plano …
Puis, revenant à l’aventure de sa cousine.
— Alors, c’est pour Félini que tu as voulu te tuer ? Pourquoi ? Tu l’aimais ?… Vous étiez amants ?… et il t’a plaquée ?
Cady ayant raconté l’intervention de Maurice Deber, Marie-Annette hocha la tête.
— Voilà un individu dont je te conseille de te garer… Il est hypocrite et violent… Je le crois capable de tout… Et puis, si peu Parisien !…
Mais, depuis un moment, Cady prêtait l’oreille. Elle repoussa soudain sa cousine hors du lit.
— En bas ! en bas ! Voilà Victor !… cria-t-elle d’une intonation gamine et brusquement égayée. Vingt bons dieux, ce qu’il dirait s’il te voyait là !…
Marie-Annette avait sauté agilement sur le tapis, et, rattrapant son écharpe, son chapeau, se plantait — un peu essoufflée — sur un fauteuil au pied du lit, dans la pose classique et guindée d’une amie en correcte visite. De son côté, Cady avait remonté ses oreillers, relevé le couvrepied, et se tenait bien droite, bien sage.
La porte s’ouvrit, le juge entra, la mine froide et contrariée.
— Ah ! c’est vous, Marie-Annette, qui avez forcé la porte ? fit-il d’un ton ambigu, toisant la jeune femme sans aucune bienveillance.
Mme de Montaux lui tendit la main avec une aisance affectée.
— Mais oui, je tenais beaucoup à avoir des nouvelles de Cady.
— Et vous avez causé ? dit-il sur le même ton.
Marie-Annette se leva, éludant la question.
— Elle me paraît bien faible.
— Vous partez ? fit Victor avec une visible satisfaction.
— Oui, je n’avais qu’une minute à lui donner… Il faut que je me sauve…
Et, se penchant sur Cady, elle l’embrassa, lançant un courageux :
— A demain, chérie !…
Renaudin la reconduisit poliment et revint, considérant Cady avec une vague méfiance.
— Alors, tu te sens mieux ?
Elle répondit tranquillement :
— Veux-tu sonner la pintade… Oui, ta femme de chambre… Tu sais, je te félicite de ton choix, elle est tout à fait réussie.
Le juge fit un geste de contrariété, s’efforçant de garder un ton ferme.
— Elle a d’excellents certificats… Elle sort d’une maison fort bien.
— Oh ! je n’en doute pas !… Seulement, je me demande si elle saura préparer mon tub et m’habiller.
— Tu veux te lever ?
— Oui.
— Tu as peut-être tort de te baigner, fatiguée comme tu es.
Cady prononça d’une voix de martyre :
— Je ne puis pas me baigner, puisque je n’ai pas de baignoire… mais enfin, il faut bien que je me lave…
Et, subitement, parce qu’elle évoquait involontairement la jolie salle de bain du passage Porsin, des larmes abondantes parurent emplir ses yeux.
Son mari se détourna, très ému, se raidissant contre sa faiblesse ; il était résolu à avoir une sérieuse explication avec la jeune femme, et ne voulait pas se laisser attendrir d’avance.
Du reste, comme Eugénie entrait, Cady essuya vivement ses yeux.
— Mon tub, fit-elle brièvement. Avec de l’eau chaude, beaucoup d’eau très chaude, au moins trois brocs…
La bonne ouvrit de grands yeux et demanda :
— Tout de suite, madame ?…
— Évidemment… pas dans huit jours… Apportez-moi une chemise… Là, dans l’armoire, le panneau à droite.
Eugénie resta perplexe devant les piles de lingerie.
— Où cela, madame ? En bas ou en haut ?
— Est-ce que je sais, moi ! s’écria Cady impatientée. Demandez à Joséphine !… C’est elle qui rangeait.
Et l’autre restant immobile, vexée, elle jeta :
— Ah ! c’est bon ! allez prendre l’eau chaude, je chercherai moi-même.
Et, la domestique encore sur le seuil de la chambre, elle prononça avec dégoût, très haut :
— Quelle gourde !…
Fort ennuyé, Victor Renaudin ne disait mot, les mains dans les poches, planté devant une fenêtre, feignant de regarder au dehors.
— Victor, fit Cady avec une douceur exquise, tu serais infiniment gentil de me laisser m’habiller.
— Je te gêne ? dit-il sans bouger.
Elle répondit suavement.
— Oh, pas du tout !
Quelques secondes plus tard, il se retournait précipitamment au cri étouffé d’Eugénie figée à l’entrée de la chambre par la vue de Cady debout, entièrement nue, paisible, qui fredonnait une chansonnette langoureuse, en fouillant sans hâte dans son armoire.
— Ah ! par exemple ! proféra la bonne, suffoquée.
— Cady ! gronda Renaudin, navré.
Cady se tourna, pleine de candeur.
— Eh bien, quoi ?… Il faut bien que je trouve une chemise… puisque cette… personne… n’en est pas capable.
Cramoisie, Eugénie balbutia du ton le plus offensé :
— Madame… il n’y a pas d’eau chaude à la cuisine à cette heure-ci… et Véronique dit qu’il lui faut une bonne demi-heure pour en faire chauffer deux brocs…
Les bras levés, renouant sa coiffure, les reins cambrés, les seins saillants, Cady la regardait avec impertinence.
— Qui ça, Véronique ?… Ah ! l’autre oiseau !… Ah ! ben, s’il est du même plumage que vous !…
Renaudin anéanti courba la tête, et voulut fuir ; mais la femme de chambre, qui s’en allait aussi, lui jeta au passage, furieuse :
— Monsieur, je ne reste pas ici cinq minutes de plus !… J’ai l’habitude des dames convenables !… On ne m’a jamais manqué… et ce n’est pas à mon âge qu’on commencera !… Ah ! bien ! je n’avais encore pas vu de numéro pareil !…
Le juge fit un geste impérieux.
— En voilà assez, sortez !… et partez tout de suite, personne ne vous en empêche !…
La porte claqua sur eux deux. Cady eut un faible sourire.
— Allez, mangez-vous… mais, avec tout cela, je pourrai me taper, moi, pour de l’eau chaude !…
Et, toute grelottante, elle fit sa toilette à l’eau froide, ce qu’elle abhorrait autant qu’elle aimait la douche ou le bain de mer glacés.
Elle passait un pantalon quand son ancienne femme de chambre parut :
— Tiens, c’est vous ?…
Joséphine sourit malicieusement.
— Mais oui, madame… Je me trouvais justement chez la concierge quand l’autre est passée, faisant les grands bras… Alors, je suis montée, et monsieur m’a rengagée… J’ai envoyé après Marie, et dès demain matin, madame aura sa maison comme d’habitude.
Cady soupira avec soulagement.
— Tant mieux… Joséphine, je vois que je vous adore, en comparaison de l’horreur que m’inspirait l’autre !…
Joséphine confia :
— Et la cuisinière !… Elle avait une manière de goitre !… Madame ne l’a pas vue ?
— Non, heureusement !
— Faut tout de même que monsieur ait un drôle de goût pour avoir choisi de pareilles têtes à massacre !…
Puis, elle ajouta audacieusement :
— Et tout cela parce que monsieur croyait que madame me faisait des confidences… Monsieur avait bien tort… Madame n’a jamais eu confiance en moi… je l’ai regretté bien souvent.
Cady feignait de ne la point entendre, se rejetant sur son lit, les yeux clos.
— Écoutez, Joséphine. Je vais faire encore un petit somme… Il va falloir vous débrouiller pour nous faire du thé ou du chocolat. Moi, ça me suffira pour dîner, et il faudra bien que monsieur s’en contente… Autrement il ira manger dehors.
Joséphine agita la tête d’un air vainqueur.
— Ça lui apprendra à mettre la maison sens dessus dessous.
Après un repas succinct que Renaudin consomma sans la moindre observation, comme Cady regagnait sa chambre, il l’arrêta, l’entraînant doucement dans son cabinet de travail.
— J’ai à te parler, fit-il, la voix changée, tremblante.
Elle le suivit docilement, et s’assit sur un petit canapé bas, essayant vainement de s’installer confortablement à l’aide de coussins invraisemblablement durs.
Renaudin dit très vite, donnant visiblement cours à des idées qui le tourmentaient depuis longtemps.
— Cady, pourquoi m’as-tu menti ?… Pourquoi m’as-tu caché une part de ta vie ?… des rêves, des sentiments, des chagrins assez puissants pour t’avoir amenée à ce geste affreux…
La voix lui manqua. Il ne pouvait dominer l’afflux de désespoir, d’épouvante que lui apportait le souvenir de cette preuve qu’il ne comprenait rien à cette enfant chérie, qu’il ignorait tout d’elle, qu’il se trouvait devant elle en des ténèbres impossibles à dissiper !…
Cady avait voulu se tuer !… Cady, qu’il supposait un esprit gamin, frivole, léger, incapable d’impressions graves et profondes… Cady dissimulait une âme sensible, tragique, passionnée… Cady avait rêvé, espéré, et sans doute désespéré… Cady, la sceptique, l’ironique, la sensuelle à fleur d’épiderme avait tressailli, aimé !… car il n’y avait que la démence de l’amour qui pût la conduire à la volonté de mourir…
Il supplia :
— Dis-moi, parle-moi… avoue !… Qui aimais-tu ? Quel roman s’est développé dans ton cœur ? Quel drame s’est joué là, près de moi, contre moi, sans que je l’aie deviné ni pressenti ?… Mais parle donc, avoue donc !…
Elle releva sur lui ses grands yeux volontairement, implacablement vides, et sortit de son mutisme avec un air d’ennui :
— Tu imagines un tas de folies… Je n’ai rien à te dire, rien à t’avouer… puisqu’il n’y a rien…
Il eut un sursaut d’indignation.
— Il n’y a rien et tu veux mourir !… La vie te paraît insupportable à ton âge, et il n’y aurait rien !…
Elle répliqua avec le même calme :
— Il n’y a rien de ce que tu inventes… mais, il y a autre chose, évidemment.
— Quoi ? cria-t-il avec violence.
Elle fronça les sourcils.
— Ah ! ne crie pas… Expliquons-nous, bavardons si tu veux bavarder… Quoique ça soit bien inutile, va !… Je te parie bien que nous pourrons discuter pendant deux heures sans que tu en saches plus long qu’actuellement… mais parlons tranquillement, parce que les scènes, le bruit, c’est odieux.
Il se modéra, les yeux attachés sur elle, la scrutant désespérément.
— Pourquoi dis-tu que nous ne finirons point par nous comprendre ?… Tu veux donc mentir.
Cady fit un geste de détachement.
— Ah ! Dieu, non !… Mais, il y a des choses que tu ne saisiras jamais.
— Quelles choses ?
Elle se renversa et ébaucha un léger bâillement.
— C’est bien embêtant, tout cela… et combien fatigant de se creuser la cervelle pour en extraire ce qui s’y trouve !…
Le juge s’assit brusquement devant son bureau, tournant son fauteuil de côté, sa main martelant le meuble.
— C’est pourtant ce que tu feras ! déclara-t-il impérativement. Je suis décidé à voir clair en toi !… Nous ne pouvons plus vivre l’un près de l’autre en étrangers, en inconnus !… comme je m’aperçois que nous avons fait jusqu’ici !…
L’esprit gouailleur de Cady saisit immédiatement le geste machinalement professionnel qu’il avait eu.
— Ah ! si nous sommes à l’instruction !…
Il rougit, mais répliqua quand même vivement :
— Pourquoi pas ?… j’ai doublement droit à tes aveux !… comme mari et comme juge !… Ton acte est doublement répréhensible, au point de vue de la société comme au point de vue conjugal !… Nul être n’a le droit de se soustraire à ses devoirs par la mort volontaire !…
Elle se leva nerveusement.
— Oh ! alors, si on invoque la Société, les Lois, si je suis une Criminelle !… Fais appeler les gendarmes.
Il comprit qu’il avait commis une lourde bévue en engageant sur ce ton un entretien qu’il eût souhaité tout d’émotion, de tendresse et d’abandon.
— Cady !… reste… oublie ce que je t’ai dit… Ne vois en moi que ce qui est… ton ami… qui le restera toujours…
Elle se rassit, entourant son genou de ses mains croisées, souriant avec une froideur dédaigneuse.
— Un ami ?… Qui, au premier prétexte se dresse devant vous, de toute sa hauteur grotesque et méchante d’époux et de juge !…
Il quitta son siège et se mit à arpenter la pièce avec agitation.
— Cady, écoute-moi avec ton cœur, avec ta sensibilité… Tu es bonne, au fond, aie pitié de moi, je souffre cruellement !…
Elle haussa les épaules.
— Tant pis… Tu crées du drame autour de nous. Vis tranquillement et ne te tourmente pas de choses inexistantes.
Il protesta avec vivacité.
— Comment le pourrais-je aujourd’hui ? Ah ! certes, j’ai été trop longtemps aveugle et sourd… Mais, maintenant que le fait est là, patent, énorme, criant… Tu es malheureuse, tu veux mourir, tu as donc une existence morale cachée de moi !… Comment puis-je demeurer paisible, fermer mes yeux et mes oreilles ?… Non, non, Cady, il n’y a plus de faux-fuyants, plus de mensonges, plus de dissimulation possible entre nous !… En ce moment, il faut faire une bonne fois la clarté, quand même il en devrait sortir pour moi l’effondrement, le malheur définitif… Quand même il nous faudrait envisager la séparation, la rupture de notre vie à deux… Je ne peux plus dormir auprès d’une énigme, lorsque je suis persuadé que cette énigme a un mot qu’elle me tient obstinément caché… Parle, dis-moi tout franchement… Je te l’ai déjà déclaré une fois… s’il m’était démontré que tu es malheureuse près de moi… que ton bonheur serait attaché à ce que je m’efface, que je m’éloigne, afin de laisser la place à un autre… digne de toi… plus apte que moi à être aimé… oui, je te l’affirme de nouveau, j’aurais le courage de disparaître…
Elle le regardait profondément, un sourire désabusé aux lèvres.
— Tu dis cela… Je me demande à quel point tu es sincère vis-à-vis de toi-même… Oh ! ne proteste pas, va !… Si tu crois que je ne lis pas au travers de tes réticences, de tes conditions !… Oui, oui, tu laisserais la place à quelqu’un de « plus digne », de « plus apte que toi à faire mon bonheur »… mais on te nommerait n’importe qui que ça serait toujours celui contre lequel tu te lèverais, furieux, pour défendre ton bien !…
Livide, frappé, il balbutia :
— Cady !… Avec ces mots, tu avoues qu’il y a quelqu’un… qu’il y a réellement quelqu’un que tu aimes… pour qui tu voudrais te libérer de moi !…
Elle se leva et soupira longuement, semblant porter sur ses épaules un manteau écrasant.
— Eh ! non, il n’y a personne… Personne, entends-tu…
Et, avec un petit rire aigu, énervant, elle ajouta, railleuse :
— Comment, peux-tu supposer qu’il y ait de par le monde quelqu’un qu’on puisse te préférer ?… qui soit digne d’être accepté par toi pour te remplacer ?…
Pas un instant elle n’avait eu la pensée d’avouer, le leurre d’espérer que Renaudin tiendrait sa parole et s’écarterait de sa vie si elle lui criait la lourde peine qui emplissait son cœur, l’amour sauvage, intime, profond, indéracinable qui la liait au misérable petit compagnon de son enfance dévoyée… Elle avait au fond d’elle une amère hilarité. « Ah ! la tête de Victor, si elle avait nommé Georges !… Quelle rage ! Quel déchaînement ! »
Pendant ce temps, le pauvre juge pleurait.
Les coudes sur son bureau, le front enfoui dans ses mains, il sanglotait, vaincu, se laissant aller…
Elle s’approcha de lui. Elle le plaignait et n’éprouvait aucune animosité à son égard ; mais la souffrance la plus poignante de cet homme ne pouvait rien faire vibrer en elle, sinon cette pitié cérébrale et fugitive que l’on éprouve pour des malheurs étrangers.
— Tu as bien tort de te chagriner autant… Ni moi ni mon affection n’en valent la peine, dit-elle, convaincue. Je sais bien que ce que tu aimes en moi c’est surtout l’image que tu te fais de moi, le rêve que je représente… Mais, du moment que cela te rend malheureux, tu ferais mieux de le chasser…
Il releva la tête ; et, sans la regarder, il prononça tout bas, presque honteux :
— Cady, réellement, crois-tu que lorsqu’on t’aime, on puisse ainsi à volonté se soustraire à ton emprise ?… Je ne sais pas si je te vois faussement… C’est possible… En effet, plus je vais, plus je suis convaincu que je n’ai jamais rien compris à ton être véritable… Mais quelle que tu sois, je t’aime… je t’adore !… Tu es la seule femme qui existe pour moi au monde !…
Et, se levant, ses larmes soudain séchées, il poursuivit avec une animation croissante, presque avec violence :
— Tu avais raison, tout à l’heure, de dire que je mentais, que je me trompais moi-même, quand je prétendais pouvoir te céder à un autre !… Moi, t’abandonner !… moi, te voir prendre à moi !… Non, cela me serait impossible !… Le vieux levain de bête fauve que nous avons tous au fond de nous se soulèverait, me porterait malgré moi aux actes extrêmes… Ah ! que m’importe qui essaye de te voler à moi, et ainsi que la dernière des brutes, je l’étranglerai de mes deux mains !…
Elle le considérait, souriant froidement.
— Je n’en ai jamais douté.
Il s’agenouilla brusquement devant elle, et l’entoura de ses bras avec une passion angoissée, les yeux dans ses yeux à elle, qu’elle savait si indéchiffrables qu’elle n’essayait point de les lui dérober.
— Regarde-moi, Cady !… Donne-moi tes yeux… tes beaux yeux qui me troublent, qui chavirent tout en moi… qui font de moi un pauvre homme ridicule, vraiment bon à bafouer… Donne-moi tes yeux, que j’essaye encore une fois de ne pas m’y perdre, de ne pas y boire le vertige, mais d’y lire ta pensée… d’y deviner quelque chose du mystère insondable que tu es… Cady !… Toi que j’appelle ma Cady, et qui es si peu mienne… Laisse-toi toucher par mon désespoir… Dis-moi qui tu es, ce que tu veux… Dis-moi si tu me hais… si tu as pitié, ou si parfois tu m’as aimé… Dis-moi n’importe quoi, mais que je sente que tes paroles ne sortent pas seulement de tes lèvres, qu’elles sont véritablement l’écho de ton âme…
Elle posa ses deux petites mains froides sur le visage de l’homme, comme on prend la tête d’un brave chien.
— Mon pauvre Victor, es-tu bien sûr que j’en aie une âme ? fit-elle doucement, de sa voix décevante. Où veux-tu que je l’aie pêchée ?… Oui, peut-être en avais-je une en naissant, comme tout le monde… Mais, je te réponds qu’on s’est si bien évertué à l’user, à la diminuer, à la supprimer que, tout enfant encore, il ne me restait plus que quelques instincts… Oui, oui, évidemment, j’ai certains instincts, et assez vifs, comme les petites bêtes… Seulement, ce qui les éveille, ce ne sont ni les beaux ni les nobles sentiments… Je t’aime ?… Certainement, je t’aime autant que je puis aimer, je te l’ai déjà dit cent fois, à quoi bon te le faire encore répéter ?… Mais, évidemment, ce mot aimer ne représente pas du tout en moi ce qu’il évoque en toi… Tu es bien meilleur que moi, ça ne fait pas de doute ; tu es surtout susceptible d’un tas d’émotions qui passent sur moi comme l’eau sur le plumage d’un canard… Tu auras beau me supplier pathétiquement, tu ne tireras rien de moi… parce qu’il n’y a rien en moi… Mon mystère, va… c’est du néant… Cady, c’est un joli petit grelot nickelé — ou même, ma foi, tout en nickel ! — c’est assez précieux, mais dame ! dedans, c’est pas plein !…
Il avait saisi la main et la dévorait de baisers goulus.
— Ah ! Si j’étais sûr que ton cœur est vraiment vide, je ne souhaiterais rien de plus !
Elle détourna ses yeux, pour qu’il n’y vît pas la lueur de détresse qui s’y était fugitivement allumée, et elle poursuivit avec une légèreté affectée :
— Veux-tu que je t’en fasse le serment solennel ?… Si ça peut te faire plaisir je ne demande pas mieux.
Il reprit ardemment, désespérément :
— Si tu disais vrai, Cady, pourquoi aurais-tu voulu mourir ?… Est-ce que les cerveaux vides, est-ce que les poupées se tuent ?
Elle haussa les épaules.
— Ah ! mon Dieu, la vie vaut-elle si cher que ça, pour qu’on y attache tant d’importance !… L’autre jour… mettons que j’étais un peu plus loufoque que de coutume… ça t’expliquera « mon geste », puisqu’il paraît que ça se nomme ainsi.
Il la regardait avidement.
— Cady, quand tu as voulu mourir, tu n’as pas pensé à moi, à ma souffrance ?
Elle baissa les yeux, et avoua, sincère :
— Non, pas du tout… J’étais loin, loin… de tout, de tous…
Il se releva, une sensation de déception cruelle l’étreignant.
— Ah ! je ne suis vraiment rien… rien pour toi !
Elle plaisanta, en apparence insoucieusement.
— Console-toi, puisque c’est pareil pour tout le monde.
Cependant, une heure plus tard, ne pouvant s’endormir, Renaudin poussait doucement la porte de la chambre de Cady. Il s’arrêta au seuil, douloureusement frappé.
La jeune femme n’était pas couchée. Assise sur une chaise basse, les bras abandonnés, les mains pendantes, elle regardait le vide, de ses yeux grands ouverts, fixes. Et, lentement — on eût dit en dehors d’elle-même et de sa volonté — de grosses larmes se formaient au bord de ses cils, se gonflaient et coulaient sur son visage…
Il fit quelques pas. Elle tourna la tête, semblant revenir avec difficulté d’un monde inconnu.
Il l’interrogea, la voix brisée.
— Pourquoi pleures-tu, Cady ?
Elle répondit, douce et têtue :
— Pour rien.
Alors, vaincu, courbant le front, il se retira silencieusement.
Avec les premiers jours de juillet, des chaleurs brusques et très fortes s’étaient abattues sur Paris, devenu subitement estival et torride après les journées grises et glaciales de juin.
La vie de Cady avait repris son cours morne et banal d’autrefois, avant la venue de Georges dans son existence.
Au déjeuner chez Renaudin, ce matin-là, Jacques Laumière annonça son départ pour la Brolière, le château nouvellement acquis par Mme Darquet, en Seine-Inférieure. Et, faisant remarquer la pâleur et la mine dolente de Cady, il ajouta :
— Tu devrais m’accompagner chez ta mère. Ce n’est vraiment plus tenable, ici.
Elle ne répondit que par un geste vague. Mais, son mari qui, lui aussi, l’examinait soucieusement, prit soudain une décision.
— Laumière a raison. Dans quelques jours, tu partiras.
Le peintre objecta :
— Alors, il lui faudra voyager seule… Pourquoi ne viendrait-elle pas aujourd’hui avec moi ?…
Victor interrogea Cady.
— Laumière part à trois heures… D’ici là, tu aurais le temps de te préparer ?
Elle fit la moue.
— Dame ! c’est court.
Jacques suggéra :
— Nous pourrions prendre seulement le train de six heures, nous coucherions à Rouen, et demain matin, je ferais visiter la ville à Cady, qui ne la connaît pas. Nous arriverions à la Brolière pour déjeuner.
— Cela te va, Cady ? demanda Renaudin, séduit par ce projet.
Elle inclina la tête :
— Oui, si cela vous convient à tous deux.
— Alors, je vais téléphoner à ta mère.
Laumière recommanda :
— N’oubliez pas de l’avertir que j’arriverai seulement demain avec Cady, afin que l’on ne compte pas sur moi ce soir.
Le mari sorti, Cady releva lentement les yeux sur Jacques. Il roulait une cigarette, les doigts nerveux.
— J’emmène Joséphine avec moi ? fit-elle, moqueuse, avec un mystérieux sous-entendu que Jacques ne pouvait manquer de saisir.
Il répondit sur le même ton léger et gouailleur :
— Non… elle te suit demain avec tes malles. Nous ferons le voyage tous deux, seuls…
Tous deux se sourirent, Laumière leva l’un après l’autre trois doigts.
— Quoi ? dit Cady qui le comprenait fort bien.
Il précisa :
— Trois mois que tu n’es venue chez moi.
Elle hocha la tête et s’abîma dans une songerie qu’il eut l’adresse de respecter.
Le voyage jusqu’à Rouen fut un enchantement pour Cady.
Laumière n’était certes pas homme à se mettre en frais sciemment pour qui que ce fût, mais lorsqu’une cause quelconque excitait son esprit, d’ordinaire nonchalant, nul n’était plus charmant causeur, plus fin, plus amusant, plus inopinément original. Et, ce jour-là, son contentement d’avoir — croyait-il — reconquis Cady, lui communiquait une verve incomparable.
Pourtant, à mesure que le temps s’avançait, quelque chose le préoccupait ; il devenait silencieux. Cady s’en étonna.
— Qu’as-tu ?
Il la considérait profondément.
— Comme tu es changée, Cady !
— Moi ?… En quoi ?
— En tout… Il y a peu de temps encore, on ne voyait en toi qu’une gosse… maintenant, on a l’impression que tu es une femme… Tu es même devenue spirituelle.
— J’étais donc bête ? fit-elle avec un petit sourire.
Il suivait une idée sans l’écouter, continuant :
— Je comprends à présent que ta tentative de suicide était au moins autant le résultat d’une pensée et d’une souffrance que l’acte spontané et idiot d’une gamine habituée à ce que rien ne la contrarie… Cady, tu l’aimais donc bien ?…
Elle répondit simplement, les regards au lointain du paysage, dont l’horizon semblait suivre fidèlement le train, tandis que les premiers plans filaient, aussi vite disparus qu’apparus.
— Je ne sais pas si je l’aime, mais il est en moi, répondit-elle avec lenteur.
Laumière fit un geste chagrin.
— Ah ! j’avais eu le sentiment qu’il te serait fatal dès le premier jour où tu m’as parlé de lui !
Un silence tomba ; puis Cady demanda subitement :
— Est-ce que tu crois que Victor serait homme à divorcer si je l’en priais ?
Jacques la regarda avec une surprise alarmée.
— Non, mais tu n’es pas toquée au point de songer à épouser un… Félini ?
— Non, répondit-elle, sans s’émouvoir. Mais, divorcée, je serais libre.
Il gronda :
— Quelle folie !… Ne crois donc pas cela ! Telle que tu étais, il y a peu de temps, je t’aurais dit simplement : « Tu es incapable de supporter une existence précaire, bohème, qui ne serait pas ouatée comme celle dont tu as l’habitude ». Et, aujourd’hui, j’ajoute que, telle que tu viens de m’apparaître, tu souffrirais profondément d’être déclassée, disqualifiée, de tomber dans le monde de basse galanterie, de vice vulgaire et crapuleux tel que celui où te conduirait ton amant… Les bas-fonds, vois-tu, sont parfois amusants à frôler, mais il est intolérable d’y séjourner.
— C’est possible, reconnut-elle, songeuse.
Il insista :
— C’est certain ! Ne fais jamais une gaffe pareille. Renaudin est pour toi le mari rêvé. Garde-le précieusement.
— Oui, tant qu’il ne sait pas, mais il ne serait plus supportable s’il apprenait quoi que ce soit…
— Il est de ces êtres heureusement doués qui n’aperçoivent jamais rien, même de ce qui s’impose, constata Laumière légèrement.
Cady insinua :
— Si je divorçais, Jacques, tu pourrais devenir mon mari, et toi, tu me permettrais Georges.
Laumière secoua la tête.
— Non, fit-il avec décision.
— Pourquoi non ?… Ce ne serait pas par jalousie ? Tu n’es pas jaloux ?
Il la regarda fixement.
— Jaloux comme on entend ce mot généralement, non… J’ai trop l’amour de mes propres fantaisies pour ne pas admettre la réciprocité en toi… D’ailleurs, cela ne veut pas dire que ce que j’accepte, ce soit avec plaisir… Car l’on est toujours un peu en contradiction non seulement avec ses principes, mais encore avec soi-même…
Elle l’interrompit :
— Enfin, tu l’acceptes, c’est l’essentiel… si tu étais mon mari, ce serait la même chose.
— Pas du tout.
— Oh ! que c’est bête ! ragea-t-elle.
— Mais non. Je prends mes aises avec l’opinion publique, cependant on ne peut pas absolument s’asseoir dessus si l’on veut vivre dans le monde. Un amant tolérant comme moi, on l’appelle un vicieux, et cette épithète n’a jamais déshonoré personne… Au contraire, un mari complaisant est traité de sale individu… C’est idiot, mais c’est comme cela… C’est donc une des raisons pour lesquelles je me garderais bien de t’épouser. Uni légalement avec toi, je ne pourrais plus rien te permettre, je t’en préviens loyalement… et, averti comme je suis, tu penses si tu serais bouclée !
— Eh bien, ça serait gai ! constata Cady, pensive et morose.
— Évidemment !… En échangeant Renaudin contre moi, tu y perdrais considérablement, — étant donné que j’y consentisse, ce qui n’est pas prouvé.
Elle l’interrompit, bourrue :
— C’est bon, tu l’as assez dit !… Mon Dieu, je ne t’épouserai pas de force, sois tranquille !
Il hocha la tête et dit sérieusement :
— Ce qui est fâcheux, c’est qu’en dehors de la conjugalité que tu souhaites, tu n’as plus envie de moi.
Elle pouffa tout à coup.
— Tiens, à quoi vois-tu cela ?…
Il fit un geste vague, exagérant la mélancolie réelle de son accent :
— A une infinité de choses, hélas !
Aussitôt après le dîner dans la luxueuse salle à manger de l’hôtel de Grande-Bretagne, ils montèrent dans leurs chambres, dont la porte de communication était ouverte.
Cady s’accouda au balcon dominant le port et le fleuve, respirant la tiédeur de l’air, admirant le spectacle que lui offrait la nuit.
— Comme c’est beau !
Dans l’ombre endormie de l’enfilade des quais, sur un seul point en activité, de puissants feux électriques jetaient de longues lueurs étincelantes, éclairant le grouillement de tout un monde de débardeurs déchargeant un vaste bateau à vapeur, qui semblait échoué au long du quai ainsi qu’une bête monstrueuse couchée parmi les herbes.
Ses mâts, sa cheminée, ainsi que ceux des navires voisins, formaient une forêt enchevêtrée et compliquée de tiges obscures se profilant sur le ciel piqué de milliers d’étoiles. Des grondements de vapeur, des crissements de chaînes, le heurt des pièces métalliques que l’on débarquait faisaient une rumeur confuse que l’on eût dit menaçante comme le souffle de quelque mystérieux monstre.
Dans la chambre, Laumière avait éteint l’électricité, dont il détestait la clarté brutale accusant impitoyablement le ravage de ses traits. Svelte et gracieux, il fumait, appuyé au chambranle de la porte-fenêtre, les yeux attachés sur la silhouette de Cady.
Elle sentait son regard sur elle, mais n’éprouvait plus comme autrefois à ce contact cette communion de sensations qui les liait invinciblement.
— Cady, prononça-t-il de la voix calme qu’il avait jusques aux moments les plus éperdus. Crains-tu le froid ?
Pour toute réponse, elle haussa les épaules, de son geste coutumier, qui chez d’autres est mal gracieux, et avait en elle une gaminerie légère, une grâce piquante indicible.
Il expliqua.
— J’aimerais te voir nue, en cette nuit rare.
Elle se redressa lentement, enlevant un à un ses vêtements, qu’elle rejetait dans le néant ténébreux de la chambre.
— Voir, observa-t-elle, c’est une façon de parler.
— Si, si, il y a juste ce qu’il faut de clarté.
En effet, elle eut l’étonnement d’apercevoir la blancheur de son épiderme luire comme un onyx pâle sous les lueurs diffuses venant du lointain, et qui auparavant ne s’attachaient point aux vêtements.
— Tu crois qu’on ne va pas me remarquer du dehors ? demanda-t-elle.
— Cela n’a aucune importance, déclara-t-il à voix basse, détachée.
Peu après il dit : « Viens ! » et referma la fenêtre.
Avec une alarme subite, Cady se pencha et tourna rapidement le commutateur. La lampe du plafond s’éclaira, illuminant la blancheur des murs ripolinisés, la verdure pâle de quelques tentures sur laquelle brillaient les cuivres de l’ameublement.
Renversé en travers du lit, Laumière, pâle comme s’il n’eût plus eu une goutte de sang dans les veines, les yeux grands ouverts, égarés, demeurait inerte, raidi, les lèvres entrouvertes dans un rictus…
— Jacques ! dit-elle d’une voix assez haute, dont la résonance dans la chambre muette la fit tressaillir elle-même.
Elle posa la main sur la poitrine découverte de son ami qu’elle trouva glacée.
— Jacques ? répéta-t-elle, penchée sur lui.
Et, chose singulière, brusquement, devant ce demi-cadavre, loin de ressentir une impression de terreur et de douleur, elle fut envahie par une véritable ivresse de joie cruelle.
Pendant une minute inoubliable, elle connut une jouissance souveraine, aiguë, croissant jusqu’à sa propre souffrance, à guetter la mort s’épandre en cette chair foudroyée…
Et, attirée, avidement, de ses petites mains rapides et douces, elle palpa l’homme tout entier… moins pour chercher en ce corps un reste de vie que pour y bien sentir la mort…
De nouveau, comme le jour où elle avait souhaité l’anéantissement pour elle-même, elle se plongeait dans la mystérieuse volupté, dans la joie éperdue de la destruction…
Mais Laumière eut enfin un long frisson. Ses paupières se fermèrent, ses lèvres se rapprochèrent, ses bras se tordirent, puis revinrent, assouplis, s’allonger contre ses flancs. Durant quelques secondes, il offrit l’aspect du sommeil paisible.
— Jacques !… appela-t-elle.
Il parut s’éveiller avec difficulté.
— Quoi ?
Ses yeux rouverts s’éclairèrent peu à peu. Il se rappela vaguement ce qui s’était passé.
Lentement, il se souleva, se secoua, sourit, s’inquiéta de sa chevelure, dont les bandeaux blonds un peu clairsemés étaient irréprochables. La vue de l’électricité le désola.
— Éteins ! supplia-t-il.
Cady secoua la tête avec un rire.
— Du tout !… Tu étais très bien en macchabée, tu sais…
Il sourit.
— C’est vrai ?
— Très vrai.
Il sauta à bas du lit, sûr de l’impeccabilité de son corps d’éphèbe soigné, et, les muscles encore sans souplesse, alla examiner son visage dans la glace de l’armoire.
— C’est certain, constata-t-il surpris et ravi. Je suis en beauté.
Il se rhabillait lentement, enfoncé dans une songerie. Il revint vers Cady et l’interrogea.
— Dis-moi… Tu m’as cru mort ?
Elle répondit avec sa nette franchise habituelle :
— Oh ! carrément !… Tu ne bougeais plus… tu étais blanc…
— Tu as eu peur de ne savoir que faire de mon cadavre ?
— Ma foi, je n’y ai pas du tout songé.
— A quoi as-tu pensé ?
— A rien du tout de raisonnable… C’était épatant !…
Et, avec une sincérité absolue, elle essaya de raconter ses sensations obscures. Il l’écoutait avec un profond intérêt. Lorsqu’elle se tut, il hocha la tête.
— Quand je le disais que tu étais changée !…
Au matin, Laumière frappa à la porte de la jeune femme.
— Tu sais que si nous voulons visiter la ville, il est temps de te lever.
Cady cria, indignée :
— Zut ! pour la ville !… Fais-moi envoyer du thé, je m’habillerai à dix heures… En partant à onze heures avec une auto nous serons facilement à la Brolière à midi et demi, car ne compte pas que je prenne le train omnibus, ça m’exaspère…
— Bon, bon, on aura une auto… Je puis entrer ?
— Bien sûr.
Les persiennes, les fenêtres ouvertes laissaient le soleil déjà haut se répandre jusqu’au lit où Cady était étendue, les bras nus, le cou nu, les cheveux noués négligemment, quoique sans désordre, glorieusement jeune et fraîche.
— Bigre ! quelle apothéose ! remarqua-t-il avec une imperceptible nuance de jalousie.
Naguère, en se rasant, la fatigue de son épiderme, les creux livides sous ses yeux, les rides de ses paupières, les plis flasques de son cou l’avaient empli de colère et d’âpre désolation. Hélas ! il n’avait plus l’âge où les intenses voluptés semblent apporter à l’être un nouvel afflux de vie !…
— Tu as entendu ? dit-elle avec impatience. Sonne pour que j’aie à manger, je meurs de faim. Et puis, tu regarderas si la femme de chambre est possible pour m’habiller. Je l’admets vieille si elle n’est ni rouge ni grasse, j’aime assez les petites pommes de reinette alertes. Je ne supporterais pas une jeune qui ait les doigts vilains, qui soit trop laide, qui louche ou qui ait les cheveux rouges…
Laumière s’inclina.
— Parfaitement… Je leur demanderai leur photographie, pour te la soumettre.
— Tu es stupide !… Vite, commande mon thé.
— Je croyais que tu prenais du chocolat, habituellement ?
— Pas dans les hôtels… Il est fait avec de la boue, et il a goût de transpiration de nègre.
Laumière se retira, offusqué.
— Cady, tu es répugnante !…
Il était midi passé lorsque la jeune femme, définitivement prête, sauta dans l’automobile qui attendait sur le quai.
Le peintre observa :
— C’est absolument grotesque. Ta mère sera furieuse de nous avoir attendus pour le déjeuner, et cela fera des chichis sans fin ; j’ai cela en horreur… Pour un peu, je te plaquerais et je retournerais à Paris.
Cady resta parfaitement insensible à ces reproches mérités.
— Maman n’attend jamais personne, à moins que ça ne soit des princes ou des membres du gouvernement… Ensuite, je parie bien qu’à la campagne le déjeuner a lieu à des heures invraisemblables… Tu verras que nous arriverons aux hors-d’œuvre, si même on a déjà commencé.
Après les rues populeuses de la ville, les faubourgs sordides, les essais piteux de maisons de campagne semblables à des concessions de cimetière, ç’avait été, brusquement, une immense plaine dénudée, que l’auto avait franchie à grande allure ; puis, la route s’élançait au flanc d’une colline plantée de bois.
Cady respirait avec délices l’odeur de fougère fraîche et de feuilles de châtaignier desséchées.
— Ça me rappelle mon enfance, les allées du parc que ma grand’mère arpentait en tapant le sol de sa canne et en m’appelant, tandis que je me cachais derrière les tas de fagots ou dans les taillis épais.
— Pourquoi te cachais-tu ?
— Pardi, pour lui échapper ! Elle me grondait toujours.
— Est-ce que tu étais déjà la perverse gamine que j’ai connue… hélas ! il y a près de quinze ans…
— Oh ! pas du tout !… A la campagne, j’étais candide comme l’agneau de la ferme… C’est Paris qui m’a formée… Je t’assure que les mercuriales de la vieille mère Darquet n’étaient causées que par des méfaits bien innocents…
Elle s’interrompit brusquement.
— Qu’est-ce que c’est que cela ?… Il y a le feu dans ce village, ou un assassinat ?
A la sortie du bois, la route tournante, en pente raide, était bordée par les maisonnettes d’un hameau. Au milieu du chemin, en tas, plus de trente personnes gesticulaient, en donnant de la voix bruyamment, autour d’une superbe automobile arrêtée.
— Une auto qui aura écrasé quelqu’un, supposa Laumière.
Le chauffeur dut ralentir, corna à dix reprises sans pouvoir se faire livrer passage. Des bonnes femmes, le visage convulsé par la haine, se retournaient pour lui cracher des injures variées et copieuses.
Cady pouffa.
— Dieu, qu’elles sont laides !…
Cependant, on avait pu se couler tout doucement près de l’autre voiture. La cause de l’attroupement se dévoila. Un veau sanglant, la tête à moitié arrachée du corps, gisait mort sur la route, tandis qu’un homme en blouse, agenouillé, l’air égaré, s’efforçait stupidement de recoller cette tête au cou déchiqueté, répétant d’une voix rauque se détachant parmi les rumeurs confuses de l’assistance :
— Mon viau !… mon si beau viau !… Si c’est pas eune pitié !… Ah ! les sauvages !…
Le chauffeur se retourna, souriant à Laumière et à Cady :
— Voilà comme ils sont par ici… On aurait touché un homme qu’y regarderaient tout juste, mais une de leurs bêtes !… Ah ! ils ne sont pas frais, les touristes…
Justement, Cady poussait un cri de surprise :
— Voisin !… C’est Hubert Voisin qui a fait le coup !… Ça, c’est trop bon !…
Trois messieurs descendus sur la route se retournèrent. Le directeur du Paris-Soir fit un geste d’allégresse.
— Cady Renaudin !… Veine !… Elle va nous sauver !
Et, s’adressant vivement à son chauffeur :
— Tenez, Lavillette, débrouillez-vous comme vous voudrez avec ces gens, nous filons… Vous rejoindrez la Brolière quand vous pourrez.
Il poussa ses compagnons à l’assaut de la voiture dont Laumière avait déjà ouvert la portière.
— Marchez ! cria-t-il en riant au chauffeur. Écrasez tout le monde s’il faut !… Ils ne feront pas plus de potin que pour leur sacrée viande à quatre pattes !…
Cette fois, le ronflement du moteur se mettant en marche, la trompe soufflant dans l’oreille du public obtinrent un étroit ruban de route libre sur lequel le chauffeur se lança, sans souci des hurlements provoqués par cette manœuvre plutôt risquée.
Presque instantanément, on dépassait le village, et l’on rentrait dans la paix des champs déserts.
Alors, les voyageurs se regardèrent.
— Tiens, c’est Laumière ! s’écria Voisin, en riant. Vous êtes en bonne fortune, mes compliments !…
Et, présentant ses compagnons :
— Ma chère petite madame Renaudin, vous aurez avant madame votre mère la primeur de notre nouveau ministre des colonies que voilà, Edmond Vivien… Quant à cette chère crapule de Paul Durand, ici, auprès du chauffeur, mon spadassin attitré, je crois que vous ne l’ignorez pas… en tout cas, il est votre fervent admirateur, comme tous ceux qui vous approchent, de près et de loin… Monsieur le ministre, voici notre ami, l’excellent peintre Jacques Laumière… N’ayez aucune crainte, il ne vous tapera pas, il est déjà décoré, et il n’aspire pas aux commandes de l’État…
Le ministre baisait la main que Cady lui tendait.
— J’ai déjà le bonheur de connaître madame, mais elle ne se souvient certainement pas de moi.
— Pas le moins du monde, confessa Cady, en examinant de son mieux le personnage qui souriait.
— Il y a environ huit ans, expliqua-t-il, j’ai été, pendant un laps de temps très court, attaché au cabinet de monsieur votre père, alors président du conseil, et, un soir, à l’Élysée, j’eus l’honneur de bostonner avec vous.
Cady se tapa le bout du nez, du doigt.
— Je sais !… Oui, je vous reconnais, à présent !… Vous avez toujours la même tête de défroqué !… Ne vous épatez pas de mon oubli ; en ce temps-là, il m’a passé tant d’attachés de cabinet dans les bras !… Pensez, c’était tout pour moi, la corvée de la danse, ma sœur était encore trop petite !…
Edmond Vivien la considérait intensément.
— Si c’était une corvée pour vous, vos danseurs n’en disaient pas autant…
Cady l’interrompit avec vivacité :
— S’il vous plaît, n’allez pas raconter à ces oreilles avides, qui nous mouchardent, que je défaillais sur la poitrine de mes valseurs !… D’abord ça ne serait pas vrai.
— En effet, reconnut le ministre en riant. C’était beaucoup mieux.
Voisin hochait la tête.
— Elle affole tous ceux qui l’approchent. C’est à peine sa faute, vous savez… C’est un aphrodisiaque, cette enfant, elle est née comme cela.
Laumière écoutait, impassible.
— Vous venez comme nous déjeuner à la Brolière ? demanda-t-il à Hubert.
— Nous y serions déjà sans le veau !
Pendant qu’ils causaient, Cady accaparait le ministre.
— Vous apprendrez que jamais je ne vais chercher les gens influents, mais quand ils tombent sous ma patte je les grippe salement !… J’ai un tas de choses à vous demander… et puis, il ne faudra pas me faire des promesses sans tenir…
Penché sur elle, son visage glabre et gras la frôlant, Vivien murmura :
— Que me donnerez-vous en échange ?
Elle lui rit au nez avec impertinence.
— Tout ce que vous prenez déjà, avec vos façons de curé manqué, c’est bigrement assez !…
Il se redressa en souriant.
— Vous savez que j’ai été élevé au séminaire ? Je me destinais à l’éducation…
— Et vous vous offrez pour compléter la mienne ?
— Oh ! ce serait peut-être téméraire de ma part !… Déjà, il y a huit ans, vous aviez des yeux qui affirmaient que c’est vous plutôt qui eussiez été un bon professeur… Vous ne me croirez sans doute pas si je vous dis que j’ai toujours gardé de vous une image d’une netteté !… Et si troublante !…
— L’image vous suffisait, il paraît.
— Ah ! oui, pourquoi ne me suis-je pas rapproché de vous ?… Est-ce qu’on sait ?… D’abord, cette bête de vie politique, avec ses soucis, ses occupations incessantes… Puis, une certaine timidité… et aussi… Oui, cela a été pour beaucoup… un désir de garder ce rêve inachevé, et par conséquent susceptible de recevoir toutes les broderies qu’on y ajoute aux heures de liberté, de solitude… ou même d’amour avec des indifférentes…
— Alors, c’est la déveine qui nous met en présence aujourd’hui, vous allez perdre toutes vos illusions.
Les narines de l’homme battirent voluptueusement.
— Oh ! quand même, je ne regretterai rien… Avoir simplement respiré l’odeur de votre chair, c’est une ivresse supérieure aux imaginations les plus osées… Il émane de vous quelque chose d’inouï…
Elle l’interrompit.
— Dites-moi !… Puisque vous êtes le manitou des colonies, n’oubliez pas d’accorder un avancement aussi scandaleux qu’intempestif à un certain René Durand de l’Ile, que l’on vient de nommer à Madagascar comme il le demandait, mais dans un poste absolument dérisoire.
Le ministre avait repris son calme.
— N’est-ce pas le propre beau-frère de Voisin ?… Il me semble qu’il ne doit guère avoir besoin de protection.
— C’est ce qui vous trompe… Voisin est dégoûtant pour lui… Il ne m’écoute pas, mais je le lui dirais bien en face.
Vivien sourit et se pencha, mystérieux.
— Je devine pourquoi.
Elle haussa les épaules.
— Quelle idiotie allez-vous émettre ?
— Parbleu ! que Voisin ne se soucie guère de récompenser votre amoureux.
Elle le contempla avec commisération.
— Quelle platitude !… Si je m’intéressais à cet imbécile, comme vous le supposez, je vous réponds qu’il y a longtemps qu’il n’aurait plus rien à désirer en fait de situation… Non, en réalité, il est en cachette le fiancé de ma sœur Jeanne… Je vous confie ce secret parce que personne ne l’ignore, sauf notre mère, bien entendu.
Le ministre rit, enchanté.
— Bon, bon, je préfère cela !… Eh bien, c’est entendu, tout ce qu’on pourra faire et au delà, on le fera… Il en vaut la peine, au moins ?
Cady affirma, candide.
— Oh ! c’est l’homme rêvé de toutes les administrations, le parfait idéal… il n’est pas possible d’être plus médiocre.
Vivien saisit soudain sa main et la baisa goulûment.
— Vous avez de l’esprit jusqu’au bout des ongles !…
Hubert Voisin qui, depuis un moment, les guettait, tout en causant avec Laumière et Paul Durand, perpétuellement retourné sur son siège, observa avec une certaine aigreur :
— Vous cherchez cet esprit avec ferveur, mon cher ministre.
Vivien le frappa sur l’épaule.
— Ne soyez pas jaloux, vous avez le bonheur d’être intime avec elle, vous !
— Pour ce que ça me rapporte !…
Cady poussa tout à coup un cri.
— Oh ! mais, j’oubliais !… Est-ce que vous pourriez offrir un poste très beau, très tentant, très éloigné, très malsain si possible à un fonctionnaire colonial qui a donné sa démission ?
Vivien et Hubert échangèrent un coup d’œil ravi.
— L’entendez-vous ? souligna le premier. Un poste malsain… elle veut un poste malsain !… De qui entendez-vous donc vous débarrasser, séduisante Marguerite de Bourgogne ?
Cady répondit, sérieuse, d’une voix nette :
— Maurice Deber.
Le ministre secoua la tête.
— Oh ! celui-là, rien à faire !… Indépendant à tous points de vue… Il n’a jamais sollicité la croix, et vous ne savez peut-être pas que, déjà riche, il vient d’hériter de près d’un million… alors !…
Hubert compléta en ricanant :
— Comment voulez-vous qu’on lui offre un marécage pernicieux comme résidence de choix ?… Ça n’a aucune chance de prendre.
— C’est dommage, fit Cady, convaincue.
Laumière écoutait en silence, attentivement.
— Au fait, suggéra Voisin, si ce monsieur vous embête, vous n’avez qu’à faire signe à Paul !…
— Hé ! Durand ! héla-t-il en riant.
Le jeune homme tourna sa grande taille souple.
— Quoi, patron ?
— Entends-toi avec la petite madame, il faut la débarrasser d’un gêneur.
L’autre rit, montrant toutes ses dents fortes et blanches.
— Comment donc, c’est facile… Qui ça ?
— Maurice Deber… Tu le connais ?
Paul Durand fit un geste.
— Ah ! pardon !… Pas moyen avec Deber.
— Parce que ?
— Très fort au pistolet, tandis que nous, n’est-ce pas, toujours l’épée… et lui, malin, jamais l’agresseur… alors, il choisit son petit pétard… Il a déjà deux bonshommes derrière lui…
— Morts ? demanda Vivien, intéressé.
— Tout ce qu’il y a de plus morts… même enterrés.
Et, s’adressant à Cady :
— Pourtant, pour vous, on ferait son possible… Seulement, je demande trois mois d’entraînement… Ça vous va, patron, un congé avec appointements payés ?
Hubert fit la grimace :
— Fumiste !
On arrivait. Après une imposante allée de hêtres, c’était un château moderne, de style banal et compliqué. Sur le perron, qu’abritait une galerie vitrée, avec un tapis rouge comme une entrée de ministère, cinq ou six personnes attendaient les arrivants signalés par les coups de timbre du portier à la grille d’entrée.
— Regardez donc à la droite de Mme Darquet ! fit Laumière.
Voisin éclata de rire.
— Cela, c’est exquis !
— Quoi donc ? demanda Vivien.
Paul Durand expliqua :
— Justement M. Maurice Deber est là… Écoutez, madame Renaudin, si vous payez d’avance, je me risque…
Voisin lui envoya une bourrade trop rude.
— Assez blagué, jeune voyou !
Après un dîner plantureux et fin qui s’était prolongé, les convives de Mme Cyprien Darquet, au nombre d’une quinzaine, se trouvaient en cet état heureux qui suit un repas savamment ordonnancé, tant au point de vue de la chère que de la composition des voisinages et de l’aimable ambiance. Ils s’étaient rendus à la terrasse, s’égrenant au long des allées illuminées autour du château ; puis, rentrant graduellement dans l’ombre discrète du parc.
La terrasse, c’était, la nuit aussi bien que le jour, le joyau de la Brolière. Longue de plus de trois cents mètres, elle rangeait ses balustres de pierre au sommet d’une falaise à pic de cinquante mètres de haut, au bas de laquelle coulait la Seine. Des chênes, des châtaigniers quatre fois centenaires l’ombrageaient, réunis par un mur d’épaisses charmilles.
Ce soir-là, bien que la lune ne fût pas levée, la nuit était assez claire pour que l’on distinguât nettement le dessin de la balustrade sombre sur le lointain, ainsi que les massifs bancs de pierre échelonnés à intervalles réguliers. Dans la brise tiède courait un pénétrant parfum de chèvrefeuille. En bas, des bateaux passaient, traînant des feux rouges et verts ; et, à l’horizon, à gauche, c’était la splendide illumination de toute la ville de Rouen étalée sur la plaine, escaladant la colline, avec ses myriades de taches étincelantes, en files symétriques, en zigzags, formant des figures compliquées, ou semées au hasard des demeures.
Maurice Deber, à l’écart des autres convives, fumait, non point les fins et opulents cigares de leur hôtesse, mais de ces minces et longs rouleaux noirs, à la saveur âcre, opiacée, dont il avait pris l’habitude aux colonies, bien qu’à la vérité il n’en fît que peu usage, n’y recourant qu’aux heures de détresse et de suprême irritation.
Ce soir-là, il y avait en lui excès de ces deux sentiments.
Depuis l’arrivée de Cady, il n’avait pu échanger avec elle que les banalités de rigueur en présence d’étrangers. Soit que la jeune femme s’y prêtât malicieusement, soit que cela fût seulement l’œuvre du hasard, il la voyait continuellement s’isoler en des tête-à-tête suggestifs avec d’autres, alors que lui-même ne pouvait obtenir une minute de cette précieuse solitude au milieu d’une nombreuse assistance que savent se procurer les mondains.
Il l’avait devinée dans la plus brûlante intimité de pensée, de regards, de paroles murmurées, tour à tour avec Hubert Voisin et Paul de Montaux, qui, ainsi que sa femme, Marie-Annette, comptaient parmi les hôtes du château. Laumière, et jusqu’à ce forban de Paul Durand avaient bénéficié de ces faveurs mystérieuses, audacieusement accordées en pleine lumière, et il n’avait pu lui aussi la joindre, lui exprimer librement sa colère, essayer de reprendre sur elle l’avantage qu’il croyait avoir acquis auparavant.
Du reste, la vie champêtre, chez Mme Darquet, ne comportait guère de répit. Tout l’après-midi avait été rempli par la réception d’une mission de savants japonais, de passage à Rouen, et qui avaient accepté avec joie de venir saluer la veuve de l’ancien président du conseil. Ç’avait été un interminable défilé d’autos, de landaus, de victorias amenant de Rouen, sans cesse, de nouveaux visiteurs ; la plupart des fonctionnaires, et le préfet lui-même, s’étant précipités sur l’occasion de faire leur cour au ministre que l’on savait en court séjour, incognito, à la Brolière. Vers cinq heures, sur l’incomparable terrasse, où un succulent lunch était servi, la foule était considérable, on eût dit un brillant garden-party dans quelque ministère. Mme Darquet exultait et se multipliait, radieuse, tout en conservant cet extérieur imposant, calme et détaché, qui lui attirait tant de respect et de si nombreuses jalousies de la part des nouvelles venues des cercles officiels, qui manquaient totalement de cette science mondaine qu’elle-même possédait au suprême degré.
Au dîner, on s’était retrouvé dans la relative intimité des seuls habitants du château. A la place d’honneur, en face de la maîtresse de la maison, Edmond Vivien présidait, un peu marri d’avoir à sa droite la vénérable et sourde épouse du sénateur du département, et à sa gauche la toute simple et gentille femme du consul français, à Yokohama ; tandis que le voisinage envié de Cady était dévolu à Hubert Voisin et Paul de Montaux. Avec Paul Durand et Marie-Annette, ils formaient un coin où le flirt aigu et les propos susurrés de façon inintelligible pour le reste de la table semblaient dépasser toutes les bornes permises. Au lieu qu’à l’extrémité opposée, le sénateur, Mme Durand de l’Ile, le consul, Jeanne Darquet, le jeune secrétaire du sénateur, Laumière distrait et Maurice Deber rongé de fureur se morfondaient dans l’inanité consacrée des conversations de repas officiels.
Le café pris, occasionnant une courte mêlée de tous les convives, les groupes des sympathies ou des désirs qui s’attiraient s’étaient naturellement reformés dans le parc. Voisin, Paul Durand et Montaux semblaient ériger une garde jalouse et exacerbée autour de Cady qui les excitait, les harcelait, bien moins pour eux-mêmes qu’en vue d’exaspérer Maurice Deber. Le désarroi, la souffrance de celui-ci lui causaient une délicieuse sensation à la fois superficielle et profonde : satisfaction puérile de gamine malicieuse, frisson de femme qui hait et se venge.
Car sous la griserie, sous la gaieté apparente de Cady, la blessure cachée ne se fermait point. Lorsque par hasard — et c’était cent fois le jour — quelque chose remettait devant ses yeux, devant son cœur, devant sa pensée, l’image du disparu, c’était en elle un subit afflux de douleur poignante, suraiguë, qu’elle chassait désespérément, épouvantée de l’affolement, du désespoir aveugle qui montait en elle, malgré elle. Et, parallèle à sa souffrance d’avoir perdu Georges, croissait sa rancune violente, vindicative, contre le machinateur de sa misère. Marie-Annette, Montaux, Voisin, Paul Durand n’étaient que des pantins qu’elle agitait pour meurtrir, pour tenailler ce spectateur désarmé, à qui elle rendait avec science, avec raffinement, torture pour torture.
Et, tandis que, à l’insu de tous, se jouait entre eux ce drame, le dégoût de sa propre colère envahissait peu à peu Deber. Il n’avait plus la force de s’indigner, de rouler dans sa tête en feu des projets de représailles : il se sentait veule, lâche, il se laissait aller à la dérive.
Assis contre la balustrade, au-dessus de l’abîme de nuit profonde d’où montaient les senteurs fraîches du fleuve, un coude sur la pierre, il fumait en silence, son intelligence endolorie, presque anesthésiée, gardant à peine la faculté de noter l’écho assourdi du murmure de rires et de paroles qui parvenait à ses oreilles.
Cady était là, non loin, accoudée, elle aussi, entre Marie-Annette et Hubert Voisin, serrés à trois sur un petit canapé de rotin. Paul Durand, debout, à côté de Laumière, faisait avec sa cigarette, au-dessus de leurs têtes, un nuage de vapeur blanche très distinct dans les ténèbres, et qui s’étendait lentement, sans se dissiper.
De leur conversation — déjà peut-être incohérente — il ne venait à Maurice Deber que des tronçons informes, et qui, néanmoins, suffisaient pour aggraver sa désolation… Son âme était comme la plaine disgraciée sur laquelle le vent impitoyable apporta peu à peu l’aridité, et que, acharné, il dénude encore de ses derniers buissons, de ses ultimes petites plantes fragiles.
Pour que ces hommes, cette femme tinssent devant Cady un pareil langage, pour que de tels secrets de honteuses, d’effrayantes sensualités fussent effleurés entre eux avec des rires aussi légers, il fallait que les confessions de la jeune femme dans l’appartement maudit fussent vraies, il fallait que tous les fantômes hideux qu’elle avait évoqués devant lui et qu’il niait avec révolte fussent réels… Il fallait !…
Sa tête s’inclina, une sorte de vertige le gagna. A son tour, il souhaita âprement, follement, la mort, l’anéantissement.
La voix aiguë, vibrante, la voix névrosée de Marie-Annette prononçait avec un ricanement voluptueux puissamment évocateur :
— Comme c’est bon sous les doigts, Cady, ta chair ferme et chaude au travers des mailles lâches de cette laine… On dirait que l’on palpe l’épiderme saignant d’un petit mouton incomplètement écorché…
Les yeux clos, Deber avait la vision de Cady en sa robe de mousseline de soie décolletée sur laquelle, pour sortir dans le parc, elle avait passé un paletot de tricot de laine blanche… Tressaillant, les doigts exacerbés, il croyait toucher, lui aussi, cette chair frémissante…
Quand il s’éveilla, il perçut l’accent spécial, très étranger et très parisien, de Paul Durand racontant :
— … Ils étaient trois, le mari, la femme et leur ami à tous deux… Ils ignoraient l’un et l’autre totalement cette preuve touchante de leurs goûts communs… Ils se rencontraient, le mari les jours pairs, la femme les impairs, dans une boîte que certainement aucun de vous ne connaît, dans la chambre verte à la décoration saugrenue de…
— … de coquilles de Saint-Jacques ! interrompit Cady, en une fusée de rire échappée des lèvres de Marie-Annette.
— Est-ce vrai, madame de Montaux, demanda Voisin, que cette bonne Garnier fut jadis votre très correcte institutrice ?…
Paul Durand poursuivait :
— Ils y avaient leurs vêtements « de nuit » dirai-je improprement, puisque les rendez-vous furent toujours diurnes… Or, il arriva qu’il y eut deux déshabillés bleus presque semblables, et que, par erreur, un jour, on fit échange. Madame rapporta au domicile conjugal et revêtit un bien qui, pour être élégant, ne lui appartenait quand même point… Et, par malheur, le mari possédait des yeux de lynx, une mémoire indéroutable… Apercevant son épouse drapée dans ces délicieuses fanfreluches qu’il reconnaissait trop bien, il pâlit, il rougit.
« — Madame, s’écria-t-il, d’où vient ce vêtement ? »
— Vous nous rasez ! Paul Durand, interrompit Mme de Montaux. Il y a huit jours qu’on la connaît, votre histoire… Et, d’ailleurs, elle est fausse d’un bout à l’autre.
— Par exemple ! protesta le journaliste.
— Certainement, puisque, en réalité, il ne s’agit point de deux hommes et d’une femme, mais bien de deux femmes et un homme…
— Pardon ! pardon !… c’est qu’il y a deux aventures, la vôtre et la mienne !…
— Comme chroniqueur, vous êtes au-dessous de tout, affirma Marie-Annette. Vous n’apprenez jamais rien qu’après tout le monde ; alors, pour rajeunir vos nouvelles surannées, vous brodez… Si vous voulez le vrai potin d’hier, je vais vous le dire… Vous connaissez la grosse mère…?
— Pas de noms, sacrebleu ! s’écria Voisin, en lui mettant sans façon la main sur la bouche.
Et il ajouta à demi-voix :
— Je parie qu’elle va nous conter l’aventure de la vieille veuve qu’Edmond Vivien épouse…
Il y eut une explosion de rire, Marie-Annette avoua :
— J’avais complètement oublié qu’il était encore là !… Eh bien, imaginez-vous…
Sa voix tomba à un murmure dont le sens ne parvint plus jusqu’à Deber.
Le colonial se leva nerveusement et précipita le reste de son cigare dans le vide. Laumière, qui le rejoignit, posa la main sur son bras avec un rire.
— Diable ! on dirait le geste d’un justicier !…
Maurice secoua cette légère étreinte avec une brusquerie inexplicable.
— Ah çà, passe-t-on la nuit dehors ?… On gèle ! fit-il maussade et soudain grelottant.
Laumière s’étonna.
— Vraiment, tu as froid par un temps pareil ?
Mais, justement, le ministre devant retourner à Paris, Mme Darquet donna le signal du départ et délivra Deber d’une réponse. On rentra dans les salons copieusement illuminés. On prit le thé en subissant les harmonies d’une dame surgie d’on ne sait où. Puis, ce fut la libération, la montée vers les chambres.
— Trop d’électricité ! estima Hubert Voisin contrarié, dans les couloirs spacieux, semés de nombreuses lampes.
Cependant, à peine les invités avaient-ils disparu, chacun enfermé sagement dans son appartement, qu’une demi-obscurité régna, à peine éclaircie de temps en temps par une lueur amortie, tombant de verres bleus.
Dans le silence, le calme de la nuit, Maurice Deber sortit furtivement de sa chambre et s’assit dans un recoin garni d’une banquette, attenant à la pièce habitée par Marie-Annette de Montaux. Quelques bribes de phrases saisies sur la terrasse lui faisaient supposer que c’était de ce côté que sa curiosité douloureuse devait veiller.
Il tressaillit, fustigé par le doux éclat de la voix de Cady répondant à Marie-Annette…
Les nerfs tendus, l’effort d’écouter faisant couler la sueur sur son front et battre tumultueusement le sang dans ses oreilles, il tentait vainement de distinguer un accent masculin dans le bourdonnement confus et fréquemment interrompu qu’il percevait…
Il y eut des bruits de pas, des craquements de meubles… Il imaginait des choses invraisemblables, immondes… qu’il croyait parfois saisir nettement… puis, il retombait dans le néant, ne sachant même plus s’il avait réellement reconnu la voix de Cady…
Un gémissement, un bruit de pleurs, lui parut avoir traversé la muraille…
Il se redressa, affolé, éperdu. Il courut à la porte de la chambre, colla son oreille à la serrure, et se releva, avec un cri d’horreur et de triomphe… Cette fois, il avait entendu !… Il avait reconnu la voix de Cady, mêlée à celle d’Hubert Voisin !…
D’un coup d’épaule absurde, irréfléchi, il essaya stupidement de faire sauter la porte, tandis que machinalement ses doigts tournaient le bouton, qui céda… la porte n’était point close !…
Il pénétra précipitamment dans la chambre, livide, égaré.
— Misérables !…
Demi-nue, Marie-Annette se souleva sur le lit, stupéfaite de cette invraisemblable apparition. Hubert Voisin se tenait debout, tourné lui aussi vers cette irruption. Cady tout habillée, n’ayant point quitté sa robe du soir, était assise à quelque distance, sur une chaise longue. A la vue de Maurice, ses prunelles s’illuminèrent, un sourire crispa ses lèvres. Elle ne proféra pas une parole, et regarda, ses yeux indéchiffrables largement ouverts.
Le visage brusquement contracté, rendu hideux par la colère, à présent que la compréhension lui venait, Voisin avait fait deux pas vers l’intrus.
— Voyou, brute !… Que venez-vous faire ici ? bégaya-t-il.
Saisie d’une folle terreur, Marie-Annette poussait des cris aigus, appelant son mari qui occupait une chambre contiguë.
— Paul ! Paul !… Oh ! Paul, au secours !
Et le désordre de cette scène surprenante parvint à son comble lorsque le beau Montaux surgit, en pyjama orange. Avait-il entendu, saisi ce qui se passait, au travers de la cloison ?… Il ne manifesta aucun étonnement, et fit face à Deber, qui s’élançait sur Voisin, avec un geste d’assassin.
— Allons, je pense que vous sortez d’un cabanon ! Comment vous trouvez-vous chez ma femme, vous ? cria l’ancien officier de dragons, avec une indignation pleine de noblesse.
Maurice Deber s’arrêta net, une expression d’incommensurable dégoût dans les yeux, sur la bouche.
— Gredin ! canaille ! fit-il, la main levée.
Mais, d’un mouvement admirablement preste, Paul de Montaux avait saisi et rabattu cette main. Et, passé maître dans l’art du plus pur jiu-jitsu, il domptait le colonial par une torsion cruelle du coude, le conduisait vers la porte sans résistance possible de la part de l’autre qu’il projeta rudement dans le couloir.
— Monsieur Deber, veuillez quitter cette maison le plus tôt possible !… Je vous excuserai près de ma tante, Mme Darquet… Demain, à dix heures, mes témoins seront chez vous, à Paris !…
La porte se referma, Maurice rentra dans la demi-nuit, dans la paix discrète du corridor. Le cauchemar avait passé sur lui, et avait disparu, en somme, incompréhensible.
Il lui sembla que la folie gagnait son cerveau. Il descendit précipitamment l’escalier, sortit par une fenêtre du rez-de-chaussée, et rejoignit la route en franchissant une haie, fuyant comme un sanglier blessé.
La lune montait dans le ciel, jetant une clarté livide sur la terre, exagérant les angles et les ombres. Il marcha, marcha, parvint à la petite gare déserte. La salle n’était pas fermée. Il se laissa tomber sur un banc. Il se répétait :
— C’est fini, je ne la reverrai plus, c’est une créature perdue, sombrée dans les fanges les plus immondes… Je tuerai cet homme. Puis, je retrouverai l’autre, l’ignoble singe !… Je le tuerai aussi… Je les tuerai tous !… tous ceux qui ont eu son corps, sa bouche, son regard, son sourire ! je la tuerai, elle aussi, car je me souillerais à la faire mienne… Oui, oui, je la tuerai, et je vivrai pour me souvenir de tout ce sang qui lave, qui purifie !…
Au matin, le personnel de la station pensa suffoquer de surprise en trouvant cet homme redevenu très froid, très renfermé, expliquant avec simplicité que, appelé chez lui à Paris par dépêche pour une cause grave, il avait quitté le château de la Brolière comme il était, croyant à l’existence d’un train de nuit. Il n’avait pas de chapeau, pas d’argent sur lui, mais sa mine sévère et correcte impressionna le chef de gare, qui s’empressa de lui avancer le prix de son parcours jusqu’à Paris.
Rendu chez lui, son empire sur lui-même reconquis, il répondit avec douceur et complaisance à toutes les questions gentiment curieuses que lui posèrent sa mère et ses sœurs sur le château de la Brolière, sur la veuve de l’ancien président du conseil, ses hôtes, l’opulence du train de maison, les toilettes des invitées. Il décrivit la robe de Cady dans tous ses détails, avec une minutie, une précision qui fit bien rire ses sœurs.
— Je ne te savais pas si grand clerc en fait d’habillement de dames ! déclara Germaine avec une admiration affectée.
Celle-ci était veuve depuis de longues années, elle avait élevé ses deux filles à la maison paternelle. Denise, la seconde sœur de Maurice, à ses trente-six ans, était une vieille fille gaie et charmante. Le père de famille était mort vingt ans auparavant. La mère avait une verte vieillesse, et les trois femmes vivaient en une étroite union, chérissant Maurice, avec un certain respect.
En ce milieu, il lui semblait que toutes les colères, que toutes les agitations malsaines, tous les troubles passionnels devaient s’éteindre promptement. Il s’y sentait bien, non point consolé, mais un autre homme ; il y avait un cœur plus ferme, un esprit plus pondéré, plus rigoureusement digne de ces chastes et tendres créatures dont il était presque le Dieu.
Le duel devait avoir lieu le lendemain au vélodrome Saint-Marcel. Paul Durand et Lapierre, les témoins de Paul de Montaux, avaient choisi l’épée. Bien que Maurice Deber connût son infériorité à cette arme, il gardait pourtant la ferme conviction de sa victoire. Et, dans son esprit, celle-ci devait être complète ; il ne pouvait tolérer la pensée que l’issue du combat ne comportât point une mort d’homme : celle de son adversaire.
Aussi, sans s’attarder à une seule de ces lettres qui, en cas de résultat fatal, doivent être remises à la famille, Maurice mit-il à exécution un projet qui n’était point déterminé en lui par l’idée de sa mort, mais la possibilité de celle-ci lui fournissait un prétexte pour agir.
Il était près de neuf heures du soir lorsque la domestique l’introduisit dans le bureau de Victor Renaudin, quai du Louvre.
Le juge se leva, étonné, et vint à lui, la main tendue.
— C’est vous, cher ami ?
Le colonial ne prit pas cette main.
Il paraissait très grand dans la demi-nuit de la pièce, où la lampe à l’abat-jour baissé n’éclairait distinctement qu’un étroit espace sur la table où le magistrat écrivait. Son visage bronzé, aux traits anguleux, à l’expression obscurément menaçante était impressionnant.
— Excusez-moi, dit-il avec lenteur. Je reconnais que je viens faire auprès de vous ce soir une démarche insensée… Mais il est indispensable que nous ayons ensemble une conversation résolument en dehors de toutes les convenances…
Renaudin le considérait fixement, les sourcils froncés, hanté par une vague divination de ce qui allait suivre.
— Asseyez-vous et parlez, dit-il avec froideur et décision.
En ses oreilles, qui, soudain, bourdonnaient douloureusement, il lui semblait entendre, en coup de cloche assourdissant : « Cady ! Cady ! »
Maurice Deber, absorbé, le regard absent, une ride profonde barrant son front, déposa son chapeau, et s’assit en face de son hôte.
— Pardonnez-moi, commença-t-il avec sécheresse. Je dois vous entretenir d’abord de moi, vous dire des choses qui vous paraîtront sans intérêt, peut-être même hors de propos… Je vous affirme que c’est nécessaire. Ne soyez aussi ni surpris ni choqué si je prononce des paroles qui, selon les lois mondaines, ne devraient jamais tomber entre nous.
Silencieux, renversé dans son fauteuil, les épaules fortement appuyées au dossier, les doigts de sa main droite martelant son bureau, Renaudin l’écoutait, presque distrait, l’esprit envahi par mille pensées confuses. Bien qu’il restât muet, sa pensée impatiente et colère harcelait l’autre en termes méprisants. « Va donc, va donc, imbécile ! Comme si je ne savais pas que tu vas me parler d’elle !… »
Néanmoins, en réalité, il n’imaginait absolument rien de ce que l’autre allait évoquer.
Plongé lui aussi dans ses propres idées, Deber poursuivait :
— Il y a douze ans, nous étions à égal titre les commensaux, les familiers, aussi les obligés de la maison de M. Cyprien Darquet… A cette époque, la fille du ministre n’était encore qu’une enfant… Néanmoins, son charme précoce était tel que…
Il s’arrêta durant une seconde, plutôt pour mieux appuyer sur ce qu’il allait ajouter que parce qu’il éprouvait un embarras à continuer.
Dans le silence agressif de Renaudin, il reprit :
— Son charme était tel que malgré son jeune âge, vous, moi, Laumière, tous ceux qui approchaient de cette petite créature extraordinaire étaient amoureux d’elle… Cet amour futile, fugitif, ou même dépravé chez quelques-uns, fut, malgré l’invraisemblance du fait, sérieux au moins chez deux d’entre nous… Il se grava au plus profond de vous et de moi… Évidemment, à cette heure lointaine, et devant cette adolescence, nous ne concevions pas la gravité ni l’intensité du sentiment que nous éprouvions, mais peu à peu il nous fut révélé… J’ignore quand et comment vous vint la pensée de faire de Cady votre femme… mais en moi, ce rêve se développa, d’abord incertain, vague, puis graduellement plus précis et plus impérieux, depuis le jour où, pour regagner mon poste aux confins du monde, je quittai cette enfant… Des années se passèrent. Je revins en France, décidé à tout mettre en œuvre pour m’assurer la possession de celle qui, à cette heure-là, était devenue une jeune fille… Vous m’aviez devancé… Vous vous trouviez à la veille de devenir son mari… Je m’écartai… Mais, je vous le déclare hautement, l’image de Cady n’est jamais sortie de ma mémoire… ma soif d’elle ne s’est point éteinte… Je l’aime aujourd’hui comme je l’ai toujours aimée !… Je ne puis admettre… Non ! je n’admets pas d’être irrévocablement éloigné d’elle, étranger à sa vie !…
Il se tut, puis recommença, d’une voix plus haute, plus vibrante, hardie et d’une véhémence nettement hostile ; tandis que le juge, dont l’attention était maintenant complètement conquise, activait le battement fébrile de ses doigts sur l’acajou.
— Oui, je l’aime !… et c’est parce que je l’aime que je suis ici, et que rien ne pourra faire rentrer dans ma gorge les paroles que je dois, que je veux prononcer !…
Exagérant son calme, Renaudin observa :
— Mon Dieu, monsieur, vous pouvez garder un ton plus modéré… Il me semble que je vous écoute avec patience et que rien dans mon attitude ne peut vous faire préjuger que j’essayerai de vous faire taire avant que vous le jugiez à propos… quelque insensées et déplacées, quelque véritablement insanes que puissent être les paroles dont vous me menacez… quelque singulières, choquantes, absurdes que soient celles que déjà vous avez prononcées…
Violemment, Deber s’écria :
— Ne comprenez-vous pas que si je pouvais me modérer, je ne serais pas devant vous !… Oui, je le sais, tout ceci est inouï, profondément choquant !… Mais, je vous le répète, il faut que ce soit dit !
— Eh ! mon Dieu, expliquez-vous à la fin ! s’écria Renaudin avec irritation.
La voix altérée, âpre, Deber jeta :
— Voici les choses, en un mot, monsieur !… Ce qui vous échappe, moi je l’ai vu !… Ce que dans votre inconscience, vous admettez, moi je ne le tolère pas !… Vous êtes un mari — oh ! probe, respectable, je ne le conteste pas ! — mais un mari cent fois aveugle !… Vous n’apercevez, vous ne sentez, ne devinez rien !… Et les catastrophes se sont produites, les abîmes se sont ouverts devant vous sans que votre incroyable paix ait été troublée, sans que vous vous soyez douté de la menace, du danger imminent !… et, enfin, de l’irréparable déjà accompli !…
A ces derniers mots, Victor Renaudin bondit de son siège.
— Ah çà ! mesurez-vous bien l’insolence, l’odieux de vos propos ?…
Deber se redressa également, essayant de se contenir.
— Non, monsieur, fit-il avec une fermeté polie, il n’y a point d’insolence en mes paroles, ni même en mes pensées… Je ne viens pas en ennemi près de vous… Je ne suis, certes, pas votre ami non plus… mais, puisque les circonstances ont fait de vous le maître de cette enfant, l’arbitre de sa destinée, le juge de ses actions, je veux vous inculquer la volonté qui vous manque, la force, le pouvoir de la diriger, de mater ses instincts…
Le juge fit un grand geste.
— Assez, monsieur !… Taisez-vous !… Peu m’importe l’opinion que vous avez de moi, mais je n’admettrai pas que vous insultiez ma femme !… Oui, je crois que vous l’avez sérieusement, profondément aimée… Par égard pour ce sentiment vrai, pour la douleur que vous semblez encore ressentir de sa perte, je veux bien vous pardonner tout ce que vous avez prononcé de malséant… Mais n’ajoutez plus rien, arrêtez-vous, et séparons-nous !… Assez, en voilà assez !…
Machinalement, Deber avait repris son chapeau ; puis, aussitôt, il le rejeta brutalement ; et, la voix étranglée, prononça :
— Savez-vous que Cady… que Mme Renaudin a passé l’avant-dernière nuit à Rouen, en compagnie de Jacques Laumière ?
Renaudin répondit avec indignation.
— Oui, monsieur, je le sais !… et je n’ai aucun soupçon !… aucun doute !… Je connais ma femme, et je ne commettrai point envers elle l’outrage de l’accuser des abominations qu’invente votre esprit haineux et détraqué !…
Deber ricana avec exaspération.
— Bon, bon, vous passez Laumière à votre épouse !… mais, admettrez-vous Hubert Voisin !
Cette fois, le juge tourna le dos, écœuré.
— Monsieur, je vous prie de sortir !… Vous êtes un fou, un être mal équilibré, dangereux !… Je vous plains… Je ne suis ni un athlète ni un duelliste… Je ne saurais me colleter avec vous, ni vous appeler sur le terrain, mais je vous déclare que je vous considère comme un dément, et que j’éprouve pour vous une pitié répugnée, un véritable dégoût !…
Le colonial se laissa tout à coup tomber sur un siège, le front dans ses mains.
— Mon Dieu ! cria-t-il avec désespoir, quels mots faudra-t-il donc trouver pour vous convaincre ?… Quelles preuves exigerez-vous ?…
Renaudin, subitement radouci par la sincérité poignante de cette exclamation, se rassit.
— Monsieur, j’ignore à quel mobile précis vous obéissez, mais croyez-moi, partez… Ne revenez plus sur ce que vous avez osé me dire… Je l’oublierai… J’admettrai qu’un cauchemar vous a conduit chez moi, et que vous avez parlé sous son influence… Partez, et éloignez-vous pour toujours de notre route… Vous ne pouvez causer que du mal.
Deber écarta ses mains de son visage, qui apparut livide, saisissant d’angoisse contenue.
— Monsieur, dit-il avec plus de calme qu’il n’en avait montré jusqu’alors, je me bats demain avec le cousin de Cady, M. Paul de Montaux… J’espère le tuer… ensuite, je provoquerai cet infect individu, Hubert Voisin… que je tuerai aussi… quand ce ne serait que pour me libérer de l’épouvantable vision que j’ai eue à la Brolière, la nuit dernière !…
Cette fois, brusquement inondé par une cruelle anxiété, Victor Renaudin se souleva.
— Quelle vision ? cria-t-il. De quoi parlez-vous ?
Deber porta la main à son front, tout à coup défaillant, les idées en déroute.
— Que sais-je ? fit-il d’une voix éteinte. Quelle immonde scène ai-je interrompue ?… Quelles joies répugnantes, inavouables, incompréhensibles, Cady va-t-elle rechercher en cette compagnie ?… Tout le jour, j’ai entendu des conversations indécentes, ignobles… J’ai guetté, surpris des attitudes, des gestes révoltants… Le soir, j’ai attendu à la porte d’une chambre, écouté… Je suis entré… Cady était là… et dans cette chambre il y avait aussi Hubert Voisin, et cette femme, cette névrosée… Marie-Annette… Dans quel but inavouable se trouvaient-ils réunis ?… Quelles scènes allaient-elles se passer… que mon intrusion a prévenues… et que le geste de bravache du mari… de cet inexplicable Paul de Montaux est venu couvrir ?…
Renaudin était sur lui, haletant, martelant son épaule de petits coups.
— Répétez… répétez… je comprends mal… Cady se trouvait, cette nuit, en compagnie de sa cousine et d’Hubert Voisin ?… Vous avez vu ?… Mais quoi ?…
Deber se leva et saisit la main du mari tremblant, bouleversé, l’étreignant avec angoisse.
— Monsieur Renaudin, écoutez-moi ; croyez-moi quand je vous affirme, quand je vous jure que, grâce à votre faiblesse, à votre aveuglement, Cady a sombré !… que Cady se noie dans la plus épouvantable des boues !… Elle ! elle ! Cette petite âme si jolie, si fine, si exquise !… Elle, à qui il ne fallait qu’un bras solide pour s’appuyer, qu’une main ferme et un esprit vigilant auprès d’elle pour la guider et pour la sauver !… Ah ! vous êtes abominablement coupable, vous qui n’avez pas pu, vous qui n’avez pas su, vous qui vous êtes montré incapable de remplir votre mission !… Et c’était pourtant si tentant, si beau, si émouvant de rappeler à la vie pure et lumineuse cet être charmant !…
Sa voix s’éteignit soudain dans un sanglot.
Renaudin fit quelques pas en chancelant, accablé, ne pouvant plus douter, cette fois, de la réalité de ce que, jusqu’alors, il croyait la diffamation d’un homme jaloux et halluciné… Il revint à sa place, s’assit, et, les coudes sur le bureau, cacha son visage dans ses mains.
— Ah ! gémit-il, anéanti, s’il m’était donc encore permis de croire que vous mentez, par rancune, par haine !…
Des minutes de silence poignant, tragique, s’écoulèrent. La souffrance dissemblable, et pourtant égale de ces deux hommes paraissait emplir la pièce d’une atmosphère de douleur exaspérée.
Et, en même temps qu’ils se détestaient avec véhémence, ils éprouvaient néanmoins l’un pour l’autre une sorte de compassion, ou, pour mieux dire, de déférence. Ils se sentaient invinciblement rapprochés, liés par une chaîne impossible à briser : leur pareille passion pour celle qui les torturait.
Maurice Deber se remit le premier de cet excès d’émotion qui les avait abattus. Il se leva et arpenta la pièce avec agitation. D’ailleurs, il ne tarda pas à s’arrêter devant le juge, plein de mépris pour cette faiblesse et cette prostration, oubliant sa propre défaillance de l’instant précédent.
— Debout ! fit-il avec rudesse. Quand la tempête sévit, est-ce le moment de se coucher à fond de cale et de pleurer ?… N’avez-vous pas commis assez d’erreurs, et êtes-vous vraiment incapable de ressaisir le gouvernail, de reprendre la direction de votre barque partie en dérive ?… S’il en est ainsi, retirez-vous, et laissez la place à de plus énergiques qui sauront vaincre les éléments et sauver les passagers que vous laissez périr !…
Renaudin releva le front avec lenteur, et tourna ses regards vers Maurice, l’étudiant longuement, attentivement, avec une subite méfiance.
Enfin, il eut un soupir et se redressa.
— Tout ce que vous avez dit jusqu’ici n’était-il que pour en arriver là ? fit-il avec une nuance marquée de dédain.
Deber tressaillit, cinglé, comprenant le sens profond de ses simples mots.
— Que voulez-vous dire ? cria-t-il, toute sa rancune, sa haine du rival revenues en lui, avec peut-être encore plus d’intensité qu’auparavant.
Le juge, qui se ressaisissait, reprit avec autorité :
— Vous le savez fort bien !… Sous vos métaphores, il y a une pensée parfaitement claire, et que je saisis malgré mon imbécillité, non moins bien que le but auquel vous vous efforcez d’atteindre ; prendre ma place auprès de Cady !… Halte-là, monsieur !… D’abord, laissez-moi vous dire que vous vous trompez grossièrement si vous croyez que vos délations sont arrivées à ébranler mon affection pour ma pauvre petite enfant !…
Et l’autre voulant parler, il le prévint avec vivacité.
— Oh ! c’est entendu, je ne proteste plus ! je ne doute plus ! j’admets !… Oui, j’admets tout ce que vous m’avez dit d’elle… j’admets sa culpabilité… Surtout, je reconnais ma faiblesse, ma stupidité, mon inconscience… Mais soyez sûr que jamais, entendez-vous !… jamais aucune faute, aucune aberration de ma pauvre petite fille ne me poussera à un acte de colère ou de vengeance contre elle !…
» Moi !… moi divorcer pour vous laisser le champ libre ?… Voilà ce que vous souhaitez !… Voilà ce que vous poursuivez ici, avec une ténacité et une cruauté de sauvage ! Allons ne niez pas, ne mentez pas !… votre désir est flagrant, il sue par tous vos pores !… Vos desseins surgissent sous toutes vos phrases, si adroites et prudentes que vous les croyiez !… Obstiné, entêté, acharné à la reconquérir, vous n’avez jamais essayé de prendre votre parti de sa perte, vous me l’avez avoué… Vous n’avez non plus jamais perdu l’espoir de me la voler, je viens de le deviner !… Et, pour y parvenir, tous les moyens vous sont bons !… Pourquoi êtes-vous venu me trouver ce soir ?… Pour m’ouvrir les yeux, afin que je puisse la relever, la secourir ?… Allons donc !… Vous avez sournoisement escompté ma surprise, ma révolte… Vous guettiez un cri de haine… Vous espériez me forcer aux actions violentes, afin de surgir ensuite auprès d’elle en protecteur, en rédempteur ! Eh bien, non, monsieur, ce rôle facile et flatteur, je vous l’interdis, je vous le défends !…
Pâle de rage, Deber vociféra :
— Interprétez mes actes comme il vous plaira… Vous ne m’empêcherez pas de punir les misérables qui ont dévoyé celle que vous ne savez défendre qu’avec des protestations sentimentales !… Moi, je suis un homme, monsieur !… Devant l’outrage, je me lève comme un homme, et je sévis !… L’honneur d’une femme qui vous paraît indifférent, moi, je prends le droit de le venger, l’épée à la main !…
Renaudin fit un grand geste.
— Eh, que m’importe !… Allez ! frappez, tuez, assouvissez votre colère et vos haines qui vous préoccupent plus qu’elle-même !… Moi, je ne les connais pas, elles n’existent pas pour moi, je ne vois qu’elle… Et, certes, je ne l’abandonnerai point à votre sévérité, à votre tyrannie méchante !… Elle trouvera en moi, auprès de moi, contre mon cœur torturé, une indulgence sans bornes, une tendresse, une fidélité qui, si elles ne la touchent pas, au moins panseront ses blessures secrètes… Car, je vous l’assure, j’ai pu être peu clairvoyant sur bien des points, mais je connais le fond de son cœur… j’ai souvent aperçu l’être douloureux et tendre, sensitif et meurtri qu’il y a sous la surface folle de cette femme encore enfant… et qui jadis, enfant, était déjà femme… Allez, monsieur, allez, passez votre chemin, vous avez assez causé de ruines, de souffrance et de désordre ici… Laissez-nous… Laissez-moi… Peut-être est-ce vrai que je suis au-dessous de la mission que les événements m’ont dévolue, mais je la remplirai néanmoins avec toute la pitié, tout l’amour, tout le dévouement dont mon cœur déborde pour elle… qui est toute ma vie, tout mon rêve, tout le sang de mes veines… Allez, monsieur Deber, allez, partez, disparaissez !
Maurice hésita, jeta autour de lui un regard incertain ; puis, se décida, et sortit, le chapeau sur la tête.
— Soit ! dit-il sur le seuil. Nous ne nous rencontrerons plus… Cependant, ne croyez pas que j’abandonne la lutte… Ce que vous ne saurez pas obtenir, je l’imposerai… Les gestes que vous n’oserez pas faire, je les accomplirai !… Libre à vous de dédaigner et d’ignorer les complices, les instigateurs des fautes de Cady… Moi, je les exécuterai ! Et ensuite, nous verrons qui l’emportera de votre lâche indulgence ou de ma juste et énergique sévérité !…
Il disparut. Le juge n’avait pas écouté ses dernières paroles ; il l’avait déjà oublié.
Il consultait sa montre. Dix heures !… Il n’était guère plus de dix heures !… A neuf heures, il était assis à cette table, paisible, en pleine sécurité… En moins d’une heure, son bonheur, ses croyances, ses illusions, tout avait été sapé, détruit !…
Mais il ne voulait pas réfléchir à cela ni se laisser glisser dans l’abîme de désespoir qui l’environnait… Il lui fallait agir, partir, la retrouver immédiatement… Surgir soudain en justicier ?… Certes, non ! Mais profiter de sa surprise et de son désarroi… essayer de faire vibrer son cœur, obtenir des confessions complètes, la serrer ensuite sur sa poitrine, pleurante, vaincue par la bonté inaltérable du mari, par son pardon obstiné… Ah ! si, enfin, il arrivait à cette possession morale à laquelle, hélas ! il n’était jamais parvenu !…
Il consultait fiévreusement l’indicateur. Il existait un train qui le mettrait à Rouen au milieu de la nuit. Dès l’aube, le chemin de fer départemental le conduirait à la station la plus proche de la Brolière. Il irait à pied jusqu’au château, il surprendrait Cady au lit… Il frissonna, une sueur froide perlant à ses tempes, évoquant mille fantômes…
Mais non, non, elle serait seule… il lui parlerait tout de suite, il ne lui laisserait pas le temps de mentir… et tous deux pleureraient…
— Ma pauvre petite Cady ! gémit-il douloureusement.
Tout était encore silencieux dans le château, que baignait la pâle lueur matinale.
Au léger bruit de la porte de sa chambre ouverte avec précaution, Cady, qui sommeillait seulement, se dressa dans son lit, le cœur battant à coups redoublés, une angoisse l’étreignant. Elle devinait subitement :
« Ça y est, Deber a parlé !… C’est le juge et c’est la grande scène !… Attention, ou je suis fichue ! »
Dans la pénombre de la pièce aux persiennes et aux rideaux fermés, Renaudin avançait d’un pas incertain.
— C’est toi, Victor ? demanda aussitôt Cady, calme et rieuse.
A cet accent tranquille, au son de cette chère voix dont la sérénité était la plus frappante protestation contre les accusations souillant la jeune femme, un flot de joie inouï, absurde, indescriptible, inonda le cœur ulcéré du pauvre homme.
Par un besoin machinal d’air et de clarté, il courut à la croisée, et l’ouvrit précipitamment.
La lueur trouble du matin à son lever envahit la chambre. Accoudée sur les oreillers, ses cheveux réunis en une grosse tresse enfantine tombant sur son épaule, Cady souriait avec malice.
Jamais ses grands yeux gris n’avaient paru plus limpides, plus innocents.
Son mari s’approcha du lit, l’étudiant avidement.
— Tu m’attendais donc ?
Elle rit :
— Pardi !…
Et, avec une curiosité impatiente de gosse, elle questionna :
— Au moins, tu as des détails ?… C’est ce matin qu’ils se battent, je suppose ?… Où cela ?… A quelle heure ?…
Renaudin se laissa tomber sur un siège, au pied de la couche.
— Cady !… oh ! Cady ! balbutia-t-il d’une voix brisée.
Mais elle protestait, indignée.
— Oh ! tu t’assieds sur mon jupon !… Tu es fou, voyons !… Veux-tu bien te lever ! l’ôter !…
Machinalement, il se souleva et précipita sur le tapis les objets de toilette déposés sur la chaise.
— Cady ! supplia-t-il. Dis-moi tout !…
Elle se redressa, s’assit commodément et déclara :
— Avant que je parle, moi, commence donc par me dire ce que cette brute infecte de Maurice Deber est allé te raconter pour te faire grouiller ainsi et rappliquer à des heures de flagrant délit !… Il en a un culot, tout de même !… Et toi, espèce de gourde, tu ne l’as pas mis à la porte !…
Renaudin, très pâle, étendit la main.
— Cady, ne plaisante pas… Parle-moi sérieusement, avec ton cœur, avec ta conscience… Que s’est-il passé, la nuit dernière, dans cette maison ?
La jeune femme eut un soudain éclat de rire si franc, si clair, si irrésistible, que le juge tressaillit, confondu.
« Mon Dieu, une femme qui riait ainsi, pouvait-elle donc mentir ? »
— Écoute, ça n’a pas été banal ! s’écria-t-elle avec son habituel entrain gamin. Je pense que je n’ai pas à t’apprendre que Maurice Deber, depuis son retour, me poursuit de déclarations aussi impératives qu’intempestives de son amour… Comme il est très convaincu, et en même temps très hypocrite, c’est excessivement amusant… Il est beaucoup plus jaloux que toi et il me fait continuellement des scènes tordantes… Hier, pendant tout l’après-midi, je l’avais fait marcher dans les grands prix… il était dans un état d’exaspération superlatif… Ah ! j’avais mis à réquisition tous mes flirts : Voisin, Paul Durand, Montaux, jusqu’à Jacques… Ainsi, tu vois !… Et ce que ça avait pris !…
Au nom du directeur du Paris-Soir , le visage de Renaudin se crispa, il eut un geste et murmura quelques paroles. Mais Cady ne l’écoutait pas, toute à son récit.
— Du reste, on avait besoin de ça, parce que tu sais, ici, c’est plutôt rasoir… On nous a fait avaler une de ces séances !… Japonais, préfet, fonctionnaires rouennais, tout le tremblement… On se serait cru à l’heureux temps où père présidait aux destinées gouvernementales !… Bref, le soir venu, pour rigoler un peu entre soi, on s’était réunis chez Marie-Annette, elle, son mari, Hubert Voisin et moi… Pour cela, je te jure que nous ignorions que Deber nous mouchardait !… Ça aurait pourtant été drôle, mais on n’y avait pas songé… Et voilà que tout à coup, la porte, qu’on n’avait même pas fermée, s’ouvre avec fracas, et, comme à l’Ambigu, le bonhomme se précipite, les deux bras étendus :
« — Misérables ! »
Elle se renversa, suffoquée par un fou rire, jetant par phrases entrecoupées :
— Non, c’était chic !… D’autant plus que Paul, lui, l’a pris très sérieusement… Pendant que Marie-Annette, moi et Voisin, nous nous tordions, Montaux se fâchait pour tout de bon… Un peu de plus, ils se battaient comme des chiffonniers, sous nos yeux… Paul a expulsé Maurice Deber plutôt rudement, et il est revenu tout palpitant, les deux cheveux qu’il a encore sur le crâne se dressant… Je te jure, je les ai vus !… Ils voltigeaient d’un air belliqueux… Paul répétait élégamment : « Quel salaud ! je lui apprendrai à vivre ! »
Et, dès le lendemain matin, Deber ayant filé du château discrètement je ne sais quand, Montaux est parti pour Paris, avec Voisin et Paul Durand, nous laissant, Marie-Annette et moi, nous débrouiller pour donner à maman des prétextes aussi plausibles que décents pour cette fuite générale et inopinée de ses hôtes… Heureusement que le ministre était parti la veille, aussitôt après le dîner !… Dans le fond, je crois que maman se doute qu’il s’est passé quelque chose d’hétéroclite, mais elle est à cent lieues de soupçonner la vérité… Quant à moi, tu comprends, je fais mon petit mouton innocent… qui ne sait rien, qui n’a rien vu… Je suis épatante… Je mens rudement bien quand je veux !…
Il semblait à Renaudin qu’il vivait dans un rêve. Les impressions les plus contradictoires se succédaient en lui, le bouleversant, le ravageant, l’anéantissant. Il ne se sentait plus la faculté d’analyser, de réfléchir, de juger… Où était la vérité, le mensonge ?… Qui trompait ?… Il était las, souffrant, étourdi, ses membres lui faisaient mal, sa tête pesait.
Il se leva, et, le dos voûté, les yeux attachés au sol, il s’éloigna du lit, cherchant à échapper à l’influence toute-puissante de cette voix, de ce visage, de toute cette petite créature adorée…
Elle mentait ?… Oui, elle mentait !…
Et pourtant, non !… Pourquoi aurait-elle menti ?… Est-ce qu’elle n’était pas sûre de son pouvoir, à elle… de sa faiblesse, à lui ?… Est-ce qu’elle ne savait pas qu’il était obligé de tout lui pardonner ? Alors pourquoi aurait-elle déguisé la vérité avec tant de soin, tant d’art, tant de naturel ?…
En somme, le récit de Deber présentait des lacunes, des invraisemblances… Avait-il menti sciemment, ou réellement mal compris ?… Il avait bien parlé de la présence de Paul de Montaux… C’était d’ailleurs avec l’ancien officier de dragons que le duel avait lieu… Alors, comment des scènes honteuses pouvaient-elles s’être accomplies sous les yeux du mari de Marie-Annette ?… Montaux était un homme correct, incapable d’infamie… Sans doute, Renaudin n’ignorait pas qu’il menait une vie plus que légère, et qu’il ne s’occupait guère de l’existence désordonnée de sa femme, mais entre cela et l’abîme de fange dont Maurice Deber l’accusait, il y avait un monde !…
Les questions répétées, insistantes, impatientées de Cady le tirèrent enfin de sa rêverie.
— Dis-moi si tu sais quelque chose du duel ?… C’est certainement pour ce matin.
Renaudin passa sa main sur son front lourd et moite.
— Je ne sais rien… Est-ce que j’ai songé à ces gens ! dit-il bas, avec découragement.
Cady sauta à bas du lit.
— Je vais réveiller Marie-Annette !… Il faut absolument que nous obtenions la communication avec le Paris-Soir … Sûrement, Voisin sera au courant…
Son mari tressaillit douloureusement.
— Cady ! je te défends de parler à cet homme !
— A qui ?… A Hubert Voisin ?… Mais, tu es véritablement fou ! s’écria-t-elle avec la stupeur la plus naturelle.
Il protesta, la voix saccadée.
— Non ! je l’ai en horreur !… Je veux, tu entends, Cady, je veux que tu te sépares radicalement de ce monde… que tu quittes ce milieu…
Et, revenant vers elle avec une vivacité soudaine, il enlaça le corps mince, libre sous la chemise et l’étroit jupon de linon qu’elle venait de passer.
— Cady, ma chérie, ma petite enfant, aie pitié de moi ! implora-t-il oppressé, la respiration haletante. J’ai souffert… Oh ! j’ai tant souffert !… Et pourtant, tu vois, je suis venu à toi sans colère… non pas en époux furieux, armé par la loi, par les mœurs, par toutes les conventions… Tout cela, ce n’est pas ce qui nous lie !… Il n’y a qu’une chose, mon affection, ma tendresse pour toi… Si tu étais coupable, je t’aurais pardonné… Si tu n’as été qu’imprudente, mes bras te sont ouverts… Mais, je t’en prie, pour moi, pour toi plus encore, comprends et accepte qu’il faut que nous changions de vie… que nous nous écartions de ces milieux malsains où je souffre, où j’ai peur, où toi-même tu n’es pas à l’aise, où tu n’es pas heureuse… puisque naguère tu voulais mourir… Cady, ma chère petite Cady… Je croyais n’avoir réfléchi à rien pendant ces heures épouvantables que je viens de traverser, et pourtant, il est certain qu’une foule de pensées, de projets se sont gravés en moi, à mon insu, et je les retrouve à présent… Cady, si tu le veux, si tu le permets, je vais donner ma démission… Nous quitterons Paris… Nous irons vivre où tu voudras, comme tu voudras… je ne veux point t’imposer une retraite morose !… L’hiver, nous nous installerons en quelque endroit gai et mondain de la Côte d’Azur… l’été, tu choisiras la campagne, la ville d’eaux ou de bains de mer qui te plaira… Même, de temps en temps, nous reviendrons à Paris pour un court séjour… Mais nous romprons en fait avec ton entourage et nous nous créerons une autre existence, toute différente de celle que nous avons actuellement, où je serai ton guide, ton soutien, ton compagnon et ton ami de tous les instants, de toutes les minutes… Cady, tu consens, dis ? Tu comprends qu’il faut consentir, n’est-ce pas ?… que c’est tout ton avenir qui doit se décider aujourd’hui…
Elle l’écoutait surprise, attentive, ses nerfs tendus un instant amollis par la chaude tendresse émanant de la voix de son mari, vaguement séduite par cette perspective inopinée de repos, surtout de rupture avec ce monde qui lui avait inexorablement enlevé son seul ami.
— Eh bien, mais, fit-elle lentement, à première vue, ce n’est pas une si mauvaise idée.
Il balbutia, fou de joie :
— Oh ! ma chérie, tu veux bien, tu acceptes ?…
Devant cet acquiescement simple, sans conditions, dont la sincérité était indubitable, toutes ses suspicions s’envolaient… Allons, Deber avait exagéré, menti !… Sa jalousie d’homme vindicatif l’avait induit à d’absurdes, de révoltantes suppositions… Cady était folle, hardie, sa déplorable éducation l’avait accoutumée à frôler avec insouciance les pires situations, mais sous son apparence pervertie, elle gardait une petite âme invinciblement blanche.
D’un geste éperdu il l’étreignit.
— Ah ! je t’aime !…
Elle le repoussa de toutes ses forces, subitement furieuse.
— Quoi ?… Que te prend-il ? Tu m’étouffes, tu m’étrangles !… Non, mais, quelle brute !…
Et, fuyant au bout de la chambre, elle grogna :
— Laisse-moi respirer et m’habiller, hein ?
Sous cette rebuffade, il ne sut pas saisir la véritable horreur que son contact inspirait à la jeune femme, toute palpitante d’une répulsion physique contre laquelle sa volonté était impuissante. Il ne vit qu’une bouderie d’enfant gâtée, une sorte de coquetterie gamine qui lui était coutumière. Il s’assit, soupira largement ; et, pour la première fois depuis qu’il était entré, ses traits se détendirent, reprirent leur aspect habituel de paix et de bonté grave.
Il sourit, le regard encore un peu égaré.
— Ma pauvre petite, je suis fou… Je sors d’un si atroce cauchemar !…
Cady sentit qu’il ne fallait pas le laisser réfléchir. Elle quitta soudain sa mine morose. En trois bonds, elle fut auprès de lui et s’assit sur ses genoux.
— Écoute ! s’écria-t-elle, d’un ton entendu, je viens de songer à une chose !… Tu donnes ta démission, c’est convenu, nous voilà libres, ce sera très chic… On file, on ne connaît plus personne, c’est encore plus épatant… mais, il y a un cheveu, c’est que si le gouvernement ne te subventionne plus, nous serons dans la purée… et ça ne me va pas précisément, tu sais !…
— Pardon, je…
Elle lui coupa la parole.
— Ferme… laisse-moi dire… Je vois un truc pour augmenter nos revenus… c’est de faire rendre gorge à maman… Au bout du compte, elle se prélasse dans l’argent du père Le Moël dont une partie devrait m’appartenir… Je vais turbiner, et si elle ne me colle pas au moins cinq cent mille francs, je ne sais pas au juste ce que je ferai, mais je te réponds qu’il y aura du grabuge… Je mets ma sœur Jeanne de mèche, et, elle qui est intéressée comme le plus âpre des usuriers, elle fichera plutôt le feu à la boîte… Qu’en dis-tu ?
Renaudin fit un geste d’indifférence.
— Je t’avouerai qu’en ce moment, je n’ai guère la tête aux affaires.
Elle caressa son visage de ses deux petites mains douces.
— Mon pauvre gros… est-ce ma faute si tu es toujours si poire ?… Tu vas te tourmenter d’insanités…
Et, chantonnante, légère, insouciante, elle se retira dans le cabinet de toilette, dont elle ferma la porte au verrou.
Là, soudain, sa physionomie se métamorphosa ; toute sa gaieté s’effaça, une angoisse s’épandit sur ses traits. Elle fit un geste d’épuisement et s’affaissa à genoux sur le sol, son buste fragile appuyé sur le siège canné de l’unique chaise, contenant avec peine les soubresauts de profonds sanglots nerveux.
Pourquoi… au bout du compte… pourquoi se donner tant de mal ?… Pourquoi ne pas tout avouer, tout rejeter, fuir… saisir cette liberté qui s’offrait ?… Ah ! mentir, jouer perpétuellement un rôle, être sans répit en scène, elle en avait assez, trop !… C’était imbécile !…
— Cady ? appela Victor derrière la porte.
Elle fit un geste violent.
— Zut ! cria-t-elle d’une voix si irritée, si rauque, si méconnaissable que le mari s’inquiéta.
— Qu’as-tu ?
Elle fit un effort, balbutia faiblement, entraînée par l’habitude à dissimuler encore, toujours.
— Tu m’embêtes !… J’ai la tête dans l’eau… et du savon dans les yeux…
Il s’éloigna, rassuré.
— Ah ! bon…
Et durant de longues minutes, elle demeura immobile, prostrée, sans forces pour se relever, sans courage pour recommencer à mentir, à agir, à vivre… tout petite, toute menue, semblant réduite à rien… pelotonnée dans la pièce étroite qui, avec ses murs nus de carreaux de faïence blanche, semblait le caveau où l’on venait de déposer une morte.
Pendant toute la matinée, il avait été absolument impossible d’obtenir la communication téléphonique avec le Paris-Soir . En vain, Marie-Annette, exaspérée comme Cady, avait-elle tenté de causer soit avec Voisin, ou Paul Durand, ou son mari, au cercle, à leur domicile, ou en tout autre endroit où elle supposait qu’ils avaient pu se rendre. Partout, elle les avait manqués.
— Enfin, il n’est pas possible qu’ils se soient battus cinq heures durant et, en ce moment, il y a bien une solution quelconque, que Deber ou Paul aient écopé ! s’écriait-elle avec autant d’impatience et de curiosité déçue que de manque d’émotion pour le risque couru par son époux.
Et l’énervement des deux jeunes femmes devant cette absence de nouvelles s’aggravait de la nécessité où elles étaient de dérober leurs préoccupations à Mme Darquet et à ses autres hôtes.
Soudain, vers midi, le ronflement d’une auto s’arrêtant devant le perron attira l’attention générale. Cady, qui s’était élancée à la fenêtre, poussa un cri de joie.
— Paul Durand !… Enfin, nous allons savoir !…
Mme Darquet gronda, choquée :
— Quelle folle, cette Cady !… Que se passe-t-il donc, je ne serais pas fâchée de le savoir ?
Renaudin, auquel elle s’adressait, fit un geste vague, les yeux attachés sur Marie-Annette très pâle, qui n’avait ni bougé, ni proféré une parole. Après tout, la jeune femme, malgré son apparence légère et l’indifférence qu’elle professait envers son mari, conservait néanmoins au fond d’elle de l’affection pour lui : son trouble, à cette heure d’incertitude, le prouvait.
Déjà Cady rentrait, bruyante, exaltante, ramenant Paul Durand, qui souriait d’un air discret et important.
— Victoire ! Victoire !… Il n’y a mort d’homme, mais le sauvage a bien manqué d’y passer !… Un peu plus, ça y était !… Marie-Annette, ton mari fut sublime !…
Mme Darquet s’était levée, toute rouge d’indignation.
— M’expliquerez-vous ce que signifie cette charade ?
Le journaliste se pencha et baisa respectueusement la main qu’elle lui tendait, en un geste de gifle.
— Excusez-nous, madame, vous allez tout savoir, dit-il en souriant avec grâce. Il faut vous avouer qu’avant-hier soir, pendant une partie de billard, il y avait eu un regrettable incident entre cet ours colonial qui a nom Maurice Deber et M. Paul de Montaux, votre neveu. Sur un prétexte des plus futiles, M. Deber, agacé par on ne sait quoi… probablement en proie à une crise de neurasthénie, se permit des paroles dont M. de Montaux s’offensa. M. Deber se refusant à les retirer, une rencontre fut décidée. Elle a eu lieu ce matin. Et, pour que Mme de Montaux soit rassurée au plus tôt et qu’elle apprenne tous les détails du combat, je me suis jeté dans une auto sitôt le procès-verbal rédigé, et me voici…
Le front couvert de nuages, Mme Darquet déclara sèchement :
— Tout ceci m’est on ne peut plus désagréable, et je ne puis concevoir comment on m’a tenue dans l’ignorance de ce qui arrivait sous mon toit…
Cady l’interrompit irrévérencieusement.
— Oh ! ma mère, vous gronderez Paul Durand plus tard !… Laissez-le nous raconter le duel !…
Une véritable convulsion de colère passa sur le visage impérieux de la veuve du président du conseil.
— Cady ! vous vous oubliez !… Il est vraiment surprenant qu’à votre âge et mariée, vous vous montriez toujours telle que l’enfant insupportable et indisciplinable que vous fûtes autrefois !… Je ne tolérerai pas plus longtemps vos manières, je vous en avertis !…
Un froid terrible tomba après cette sortie virulente. Le sénateur courba le dos et disparut derrière un journal vivement déplié, enviant la surdité de son épouse, qui la laissait souriante au milieu de l’embarras général. Le consul de Yokohama échangea un regard navré avec sa femme. Un jeune ménage arrivé le matin même, et qui sollicitait la protection de Mme Darquet pour l’obtention d’une sous-préfecture, défaillit sous les foudres de la patronne…
Mme Durand de l’Ile, toujours sur le pont, sauva la situation. Souriant avec aménité, elle prit le bras de Cady et celui de Paul Durand.
— Allons, mauvaise troupe, n’ennuyez pas les gens sérieux avec vos histoires de brigands… Venez vous cacher, et ne reparaissez que lorsqu’on sera disposé à vous pardonner.
Marie-Annette poussa tout à coup un petit éclat de rire strident et suivit le groupe qui sortait, en passant devant Mme Darquet sans paraître l’apercevoir. Celle-ci frémit de rage et cria avec aigreur à Jeanne qui se levait furtivement :
— Reste ici, je te prie !… Ces stupides aventures ne te regardent pas !… Ne t’en mêle pas !
Cependant elle feignit de ne pas remarquer que son gendre Renaudin se hâtait de rejoindre ceux que Mme Durand de l’Ile avait si adroitement soustraits aux fureurs de la maîtresse de la maison.
Dans la salle de billard, Paul Durand narrait, avec force gestes à l’appui de son récit.
— Cela fut on ne peut plus sérieux… Les deux adversaires étaient enragés, et à les suivre on sentait passer sous l’épiderme le petit frisson… Paul de Montaux est, comme vous le savez, extrêmement calé à l’épée, et au début on croyait que l’affaire serait rapidement réglée, mais il fallut en rabattre… M. Deber est plus fort qu’on ne supposait, et surtout il était animé d’un entrain infernal… Ah ! diable, ce n’était pas un duel pour rire !… Tout le temps on tirait à la poitrine ou au visage !… et c’était l’attente du coup mortel… Dès le premier engagement, Deber fut touché à l’épaule, mais à peine le sang avait-il paru. A la deuxième reprise, la pointe de son épée effleura l’arcade sourcilière gauche de Montaux… Ah ! à partir de ce moment, madame, votre mari devint véritablement beau !… Le risque d’être défiguré qu’il venait d’essuyer l’avait, je crois, exaspéré… Il poussa dès lors terriblement son adversaire. C’était splendide !… On se serait cru revenu au temps des héros de Dumas !… A la troisième reprise, la chemise de M. Deber est déchirée ; à la quatrième, il est légèrement touché au coude ; à la cinquième, une goutte de sang perle au poignet de Montaux ; à la sixième, les adversaires s’étudient : on sent qu’ils cherchent le coup définitif… et là, je vous le jure, l’angoisse des assistants est poignante… Enfin, à la septième reprise, M. de Montaux part à fond, est légèrement atteint à l’épaule, mais en même temps touche furieusement… M. Deber pirouette sur lui-même, un flot de sang s’échappe de sa gorge, on le croit mort… Mais non. Le docteur soupire : « Deux centimètres plus loin, c’était la carotide ! » Là-dessus, M. de Montaux fait un pas pour tendre la main à M. Deber, puis il se ravise, le salue et se retire… On a emporté Deber, qui n’en menait pas large : nous avons vite rédigé nos papiers, et je suis accouru ici…
Marie-Annette battait des mains, s’écriant avec ivresse :
— Paul est épatant !… Je vais l’adorer !…
Cady ne disait rien, mais un sourire cruel et sensuel illuminait tout son visage.
Enfin, elle demanda, d’un ton de regret :
— Alors, vous croyez que Deber en réchappera ?
Paul Durand éclata de rire et échangea un rapide regard avec la jeune femme.
— Pour cette fois, oui !… Cependant vous savez, il se pourrait que, rétabli, il trouvât devant lui d’autres adversaires !…
Mme Durand de l’Ile joignait les mains, tandis que ses petits yeux vifs et rusés voyageaient sur tous les assistants avec une intense curiosité.
— Et dire que tout cela n’était causé que pour une raison des plus futiles ! prononça-t-elle avec une componction hypocrite.
Dans l’après-midi du même jour, Renaudin, Cady et Jacques Laumière roulaient dans l’express de Paris. Marie-Annette était déjà partie dans l’auto du journaliste.
A la Brolière, Mme Darquet téléphonait furieusement, relançant les Parisiens encore disponibles, acharnée à remplir les vides du château, à noyer sous un flot de visiteurs les rancœurs et les colères qu’elle venait d’éprouver.
Seuls dans leur compartiment, les voyageurs se taisaient, les regards des deux hommes revenant malgré eux furtivement au joli visage pâli et las de Cady, dont les lignes déjà frêles s’étaient subitement encore amenuisées.
De temps en temps, elle faisait effort sur elle-même ; ses yeux absents, vagues, se fixaient durant une minute sur le paysage verdoyant que l’on traversait, et, se tournant vers ses compagnons, elle leur souriait, elle laissait tomber quelques remarques.
Puis, de nouveau, elle s’isolait, son esprit s’envolait ; il n’y avait plus rien là, près d’eux, qu’un fragile petit assemblage de chair endormie, de muscles, de nerfs, d’épiderme insensibilisés.
La chaleur était intense ; toutes les vitres baissées, la course du train n’arrivait à produire qu’un courant d’air insignifiant.
Pendant l’un de ses moments lucides, Cady observa en soupirant :
— Cela doit être intolérable, aujourd’hui, à Paris.
Jacques Laumière en profita pour lancer une proposition.
— Je connais une très simple, mais très jolie propriété, dans un endroit tranquille et ignoré, à une heure de Paris… Si cela vous va, je la loue, et vous accepterez mon hospitalité… Il vous sera facile, Renaudin, d’y revenir tous les soirs en attendant les vacances… Quant à Cady, elle amènera simplement sa femme de chambre et n’aura à s’inquiéter d’aucun soin de ménage fastidieux… mes domestiques sont habitués à se débrouiller seuls.
Un silence inattendu, gênant, étrange, entre ces trois personnes, succéda à ces paroles. Et chacun en demeura étonné et saisi.
Cady laissa tomber, avec un petit sourire triste, une phrase inachevée, au sens limpide pour eux trois.
— Ah ! mon pauvre Jacques !…
Renaudin courba la tête, stupéfait, plein d’effroi du flot de pensées, de soupçons, de fantômes que ces quelques mots de l’ami venaient de déchaîner inopinément en lui.
Mon Dieu ! le poison apporté par ce misérable Deber était donc resté dans son organisme, puisque ce qui, la veille, lui eût paru naturel, innocent, lui causait aujourd’hui de telles suspicions ?…
Laumière, nerveux, voulut réagir.
— Eh bien ? fit-il sèchement. Qu’est-ce que mon projet a de si extraordinaire ?… Je ne pense pas que Cady ni vous ayez le désir de retourner à la Brolière cet été, après ce qui s’est passé ce matin ?… et, il y a trois jours, vous reconnaissiez que Cady avait besoin de la campagne…
Renaudin s’était ressaisi ; il tourna vers Jacques son visage au masque habituel, où pourtant quelque chose d’inquiet, de frémissant subsistait, perceptible pour celui qui l’aurait étudié attentivement.
— Certainement, dit-il avec calme, et je vous remercie de votre pensée… mais il est plus convenable que ma femme soit chez elle… Je verrai à lui louer une villa…
Laumière exagéra sa surprise.
— Je vous demande pardon !… J’avoue que je ne songeais guère à consulter les convenances !… Vous ne m’avez pas habitué à un tel rigorisme.
Renaudin inclina la tête. Une expression soucieuse et têtue passa fugitivement sur sa physionomie.
— Je le reconnais… C’est un tort que j’ai eu jusqu’à présent.
Laumière allait répliquer avec vivacité. Cady, levant un doigt, l’arrêta.
— Chut, Jacques !… tout est changé, fit-elle d’un ton d’imperceptible dédain. Ça va être fini de la bonne camaraderie… A présent, Victor n’est plus le même… il est jaloux !… de tout le monde, et de toi en particulier.
Le juge tressaillit, touché par l’accent inusité de la jeune femme, où il démêlait de l’amertume, une tristesse, et aussi de la rancune.
— Non, Cady, protesta-t-il. Je ne suis pas jaloux, tu le sais bien !… Et, en tout cas, Laumière est hors de cause… Mais enfin j’ai reconnu que jusqu’ici cela a été une grave erreur de ma part de me prêter aveuglément à tes fantaisies et de ne pas plus tenir compte de l’opinion des étrangers.
Cady éclata d’un petit rire narquois.
— Quelle logique !… je te prie d’ouïr cela, Jacques !… Je t’ai raconté les projets de Victor… C’est au moment où il vient d’avoir l’excellente idée de semer les gens qui nous embêtent qu’il se préoccupe précisément pour la première fois du qu’en-dira-t-on d’une tapée d’imbéciles !… Hein, qu’est-ce que tu penses de cela ?
Laumière se récusa du geste et pinça les lèvres, la physionomie glacée, regardant au dehors, avec une affectation de détachement et de désintéressement.
Renaudin reprit, d’un accent de cordialité un peu forcée.
— Mon cher ami, ne m’en veuillez pas de ne point accepter votre proposition… et prouvez-le en étant notre hôte, aussi longtemps qu’il vous plaira de demeurer avec nous, dans la villégiature que je me procurerai.
Le peintre lui jeta un coup d’œil froid.
— Je suis de l’avis de Cady, vous manquez de suite dans les idées… Si vous attachez maintenant de l’importance aux jugements du monde, je ne vois pas en quoi ceux-ci peuvent différer, que ce soit moi qui accepte votre hospitalité, ou vous la mienne… C’est le fait de notre intimité qui peut prêter à de sottes réflexions… qu’il est vraiment un peu tard de redouter à cette heure !…
Cady déclara à son tour :
— Arrangez-vous comme vous voudrez, tous deux, mais qu’il soit bien entendu que si nous allons à la campagne, moi, je ne m’occuperai d’aucun détail d’installation, ni de ménage… de rien, rien, rien… Je veux me reposer, dormir… ne plus exister… Je suis si lasse !…
L’accent qu’elle avait eu, à son insu, en prononçant ces derniers mots, attira sur elle les regards tout à coup soucieux des deux hommes. Et une fois de plus, ils notèrent sa fragilité, le changement de ses traits, l’angle à présent aigu de son visage naguère si joliment arrondi.
Renaudin, le cœur fondu de tendresse et de pitié, conclut avec une précipitation qui semblait arrachée à sa volonté :
— Eh bien, c’est entendu, je louerai la maison dont Laumière parlait, et nous nous y installerons avec ses domestiques. C’est lui qui nous recevra… à mes frais… Oh ! condition expresse !…
Jacques fit un geste d’acceptation.
— Comme il vous plaira… J’y vois l’avantage de la tranquillité absolue pour Mme Renaudin, qui en a besoin.
— C’est ce que je crois aussi, dit Victor avec gravité.
Le reste du voyage s’accomplit presque silencieusement. Sur le trottoir de la gare Saint-Lazare, pendant que Renaudin cherchait une voiture, Cady s’appuya sur le bras de Laumière.
— Tu as compris ?
Il répondit :
— Ça, c’est le flagrant délit qu’il se ménage, parbleu !…
Elle soupira avec lassitude :
— Ah !… C’est bien ce que j’ai pensé.
Sans la regarder, sérieux, bien qu’avec une hâte, parce que le mari revenait déjà vers eux, Jacques dit :
— Écoute, j’ai réfléchi… Je crois que si tu divorçais, nous pourrions nous marier.
Cady fit entendre un petit « Oh ! » de surprise, et secoua la tête avec découragement.
— Mon pauvre Jacques, c’est pas encore une solution, tiens…
Elle monta dans la voiture découverte où Renaudin se trouvait déjà.
— Vous ne venez pas de notre côté, Laumière ? demanda le juge.
Le chapeau à la main, très correct, le peintre prenait congé de Cady.
— Merci, je rentre chez moi… Demain, je m’occuperai de la maison… Je tiens à ce que Mme Renaudin puisse s’y installer sans tarder.
Et, avec une imperceptible et peut-être involontaire provocation dans son accent, il ajouta :
— Il est entendu que j’abuserai de votre invitation… Je m’installerai chez vous… A moi aussi la campagne est nécessaire en ce moment.
Depuis près d’un mois, ils vivaient tous trois à Nieulles, perdus en ce coin d’ombre et de fraîcheur, entre les grands bois et la petite rivière sinueuse, qui garde, presque en la banlieue parisienne, un charme de véritable campagne.
La maison vieillotte, et garnie de meubles surannés, n’avait qu’un étage, agrandie de vérandas, d’arcades frangées de plantes grimpantes, d’une orangerie à moitié salon, le tout se prolongeant jusqu’au bord de l’eau, abrité de tilleuls, de marronniers et de peupliers d’Italie.
Les jours coulaient doucement, un peu tristes, en une quiétude pourtant obscurément inquiétante, en une torpeur morale comparable à celle de l’air qui régnait sous ces ombrages épais, ne laissant traverser aucun rayon, bien que l’on devinât quand même la chaleur torride, le soleil brûlant, le ciel implacable, enveloppant de toutes parts ce lieu privilégié.
Pendant que Renaudin passait ses après-midi à Paris, au Palais, Jacques Laumière avait peint assidûment une scène orientale au temps des Croisés, improvisée avec les ressources de la maison, des accessoires apportés de Paris et trois modèles, deux hommes et une femme, facilement racolés dans le pays, où les peintres abondaient.
Une arcade d’architecture assez gracieuse, une vieille auge de pierre recevant un filet d’eau transparente, des tapis appendus, des contrastes d’ombre chaude et de lumière crue formaient un de ces cadres violemment colorés qui parfois plaisaient au pinceau de Jacques. La femme, une juive brune, était fort belle. Le tableau était très bien venu, et Laumière y posait les dernières touches lorsque Renaudin, libéré de ses travaux, vint complètement s’installer à Nieulles, près de sa femme et de leur ami.
Cady se laissait vivre, vêtue de kimonos légers, presque toujours étendue sur une chaise longue en rotin, dans un angle de la véranda, que des rosiers et des clématites à grandes fleurs abritaient de leur ombre verte. De là, un livre glissé sur ses genoux, elle aimait à considérer, en enfilade, le coin factice d’orientalisme archaïque créé par le peintre ; puis, le berceau sombre de l’allée des tilleuls, et, là-bas, l’eau de la rivière miroitant entre les saules et les larges troncs gris des peupliers d’Italie, aux bouquets de feuilles luisantes, tremblotant au moindre souffle.
Elle parlait peu, l’air absorbé, souriant parfois mélancoliquement à des visions inconnues, ne riant jamais. Elle se montrait inaltérablement affectueuse pour son mari. Elle et Jacques ne s’étaient jamais départis d’une réserve absolue, même durant les heures d’impunité certaine que cette solitude leur réservait.
D’ailleurs, pas une fois Renaudin n’avait paru exercer sur eux une surveillance quelconque, ni chercher à surprendre leur tête-à-tête.
Et, sans doute, leur retenue, d’abord causée par un sentiment de prudence, avait pour se continuer une autre cause, obscure pour eux-mêmes.
Les soirées, dehors, en la tiédeur de l’air, tandis que les deux hommes causaient près de la jeune femme silencieuse, avaient une indicible douceur.
Pour la première fois aussi complètement, le juge appréciait le charme, les dons de causeur, l’esprit cultivé et original de Jacques Laumière, que semblaient ravir leur intimité et cette solitude champêtre par cet été incomparablement beau.
Ce jour-là, après trois ou quatre après-midi d’oisiveté et de recherches infructueuses, Jacques avait enfin saisi l’attitude de Cady qu’il reproduirait dans le portrait que Renaudin lui avait demandé de faire de la jeune femme.
— Là !… restez comme vous êtes… ne bougez plus… Ça y est tout à fait !…
Depuis la scène du wagon, au retour de la Brolière, malgré les molles protestations du mari, Laumière avait cessé de tutoyer Cady, mettant un soin extrême à ne jamais se tromper, ce qui apportait entre eux quelque chose de tout nouveau — peut-être au fond plus troublant que la familiarité ancienne de l’homme envers l’enfant grandie sous ses yeux.
Cady s’était docilement immobilisée dans sa pose, faisant la moue.
— Cela te plaît ?… Cela sera bien fatigant !
Elle le tutoyait toujours, haussant les épaules devant ce qu’elle appelait les simagrées de Jacques.
Laumière interrogea Renaudin :
— N’est-ce pas ?
L’autre inclina la tête affirmativement.
— Oui… oh ! oui… la pose est ravissante.
Enveloppée d’un kimono de crêpe de Chine bleu pâle, brodé de gris, doublé de rose pâle, sous lequel elle paraissait nue, Cady avait une jambe étendue sur la chaise longue, l’autre descendant à terre, la draperie dessinant la jolie ligne de la jambe jusqu’à la hanche, découvrant la cheville chaussée de soie grise, le pied soulevé et cambré au-dessus de la mule de paille de riz. Le buste tourné, la nuque découverte par la chevelure relevée, la jeune femme se penchait sur la table, encombrée de livres et de journaux, ne montrant que son doux profil, attristé par les paupières baissées ; elle feuilletait une brochure, la main, le bras nus allongés, laissant voir toute la pureté de leur chair délicate.
Et, sur cette silhouette, la lumière tamisée par les plantes entrelacées de la véranda coulait, égale, harmonisant d’une lueur légèrement glauque les tonalités effacées du bleu, du gris, du rose du vêtement et de l’épiderme.
Laumière assura :
— Ce ne sera pas fatigant, c’est si naturel.
Cady sourit.
— Un peu contourné tout de même… et je ne m’y serais pas éternisée dans cette attitude, je te prie de le croire !… J’ai déjà des fourmis dans le mollet droit !…
Néanmoins, elle ne bougea pas, tandis que, rapidement, le peintre jetait un premier croquis sur une feuille volante. Le lendemain seulement on réglerait les détails, on disposerait la vaste toile nécessaire, Laumière voulant donner au portrait la grandeur naturelle, et reproduire fidèlement les fonds qui avaient leur valeur.
Renaudin, avertissant qu’il s’absentait pour un quart d’heure à peine, ayant à passer au bureau de poste, les avait quittés. Ils demeuraient seuls, dans la quiète chaleur de l’après-midi qui touchait à sa fin.
Là-bas, d’un pas lent et muet sur le sable, un chat étranger longeait l’allée. Il s’arrêta, examina longuement le couple silencieux, les gestes menus de l’homme qui dessinait, et, confiant, il s’assit, fit un bout de toilette. Puis, tout à coup, il s’en alla, d’un trot allègre. Après son départ, la solitude du lieu parut absolue. Pas un chant d’oiseau, pas un bruit du dehors ne venait troubler cette paix un peu lourde.
— C’est tout pour aujourd’hui, annonça Jacques brièvement.
Et, la feuille de papier rejetée, il s’enfonça dans son fauteuil, et roula une cigarette.
Avec un soupir d’aise, Cady vira sur elle-même, et s’étendit tout de son long, à plat sur le lit de repos, faisant glisser très bas les coussins, ses bras nus relevés et noués sous sa tête.
— Il fait bon se détendre, tu sais !…
Il ne répondit pas, les yeux attachés sur les lignes de ce corps audacieusement révélé par l’étoffe souple qui adhérait à la chair…
Sous ses cils presque entièrement abaissés, le regard de Cady vint chercher celui de Jacques…
Une indicible volupté s’épandait entre eux lentement, irrésistiblement, comme s’étend dans une atmosphère sournoisement calme un parfum très pénétrant.
Et ni l’un ni l’autre ne cherchaient à échapper à cette espèce d’ivresse qui revenait inopinément les visiter, dans laquelle ils oubliaient tout… le lieu où ils se trouvaient, le temps qui s’écoulait, le précaire de leur solitude…
Des minutes délicieuses, éperdues, les possédèrent…
Soudain, Jacques se leva, approcha de Cady ; et, détachant sa cigarette de ses lèvres, s’appuyant au dossier de la chaise longue, il se courba. D’une main assurée, familière, il ouvrit le kimono de Cady immobile, consentante, et posa ses lèvres entr’ouvertes sur le sein découvert…
Une sorte de râle les réveilla. Jacques se retourna machinalement. Cady s’était dressée avec vivacité.
— Oh ! fit-elle pénétrée de douleur.
Victor Renaudin s’appuyait, chancelant, assommé, au mur de la véranda, une expression inoubliable d’épouvante, de détresse, en ses yeux élargis, en sa bouche ouverte…
Quelques secondes de stupeur s’écoulèrent.
Enfin, Laumière jeta sa cigarette, qui brûlait ses doigts sans qu’il s’en aperçût. Il fit un pas en avant.
— Renaudin, je vous jure !… prononça-t-il d’une voix étouffée.
Mais l’autre eut un sursaut violent et fuit en gémissant, la marche précipitée et titubante, les bras étendus, comme s’il fût devenu subitement aveugle.
Cady, debout, rattachant vivement son vêtement, retint Jacques, qui voulait rejoindre le malheureux mari.
— Non, non, laisse-le… C’est inutile, prononça-t-elle avec une âpre désolation.
— Je t’assure… il faut… on peut… balbutia-t-il, éperdu.
Elle secoua la tête, obstinée :
— Non, je te dis… C’est bon, il n’y a rien à faire…
Et, reculant, elle s’adossa, elle aussi, à la muraille, les yeux fixes, les bras abandonnés.
— Et puis, quoi ?… Cela devait arriver… C’est peut-être mieux, murmura-t-elle.
Ensuite, brusquement, une réaction s’empara d’elle. Elle se jeta dans un fauteuil, se pelotonna, cachant son visage, et, éclata en sanglots.
Laumière reprenait peu à peu son sang-froid, allant et venant, absorbé, réfléchissant, sans interrompre la crise nerveuse de Cady, qu’il savait devoir s’apaiser plus vite dans le silence et l’inattention.
Lorsqu’elle lui parut en état de l’entendre, il dit, grave :
— Je te répète ce que je t’ai déclaré déjà une fois, Cady, je suis prêt à t’épouser.
Elle n’eut qu’un geste las des épaules. Puis, au bout de quelques instants, elle se mit debout, vint à la table, bouleversa les livres pour découvrir une petite corbeille d’où elle tira un mouchoir, une boîte de poudre. Elle essuya ses yeux, frotta de riz son visage, rattacha ses cheveux.
— Où est-il ? demanda-t-elle, préoccupée.
Laumière fit un geste d’ignorance, jetant malgré lui un regard inquiet vers la rivière scintillant paisiblement, là-bas, sous le soleil. Mais Cady secoua la tête.
— Non, non, pas lui… Ce n’est pas un homme qui se suicidera…
Au bout de l’allée, le long de la maison, Joséphine parut, empressée, l’air intrigué, tenant un papier à la main.
— Madame… Monsieur est parti, et m’a dit de remettre ceci à madame.
Cady déplia vivement la feuille détachée d’un bloc-notes et lut, griffonné au crayon :
« Je pars. Ne cherchez pas à me rejoindre. C’est trop. Je ne pourrais plus. »
Elle soupira, oppressée, et tendit le papier à Laumière, qui y jeta un coup d’œil rapide et fit un geste de découragement.
Cady s’adressa à la femme de chambre immobile, dissimulant son ardente curiosité sous un air discret.
— Venez m’habiller.
Elles disparurent ensemble dans la maison ; tandis que Laumière se rejetait dans un fauteuil, remuant mille pensées de souci et de contrariété, absolument désemparé par la brusquerie des événements.
Une heure plus tard, Cady reparaissait, vêtue correctement pour la ville, un chapeau sur la tête, ses gants à la main. Laumière se souleva, surpris.
— Où vas-tu ?
Elle répondit brièvement.
— Je pars.
Il jeta avec une subite vivacité jalouse :
— Tu vas le retrouver ? Quelle absurdité !…
Elle demeura impassible, très pâle, les yeux cernés, un air d’entêtement imprégnant tout son visage.
— Je te prie très sérieusement de ne pas essayer de voir Victor, prononça-t-elle… de ne tenter aucune explication… de ne faire aucun mensonge… Je te préviens que je désavouerais tout.
Il questionna :
— Alors, c’est le divorce que tu veux… ou bien espères-tu qu’il te pardonnera ?…
Elle fit un geste décidé.
— Je ne le reverrai jamais.
Il réitéra avec une alarme.
— Où vas-tu ?… Si ce n’est pas pour le rejoindre, reste ici… Nous réfléchirons, nous aviserons…
Elle secoua la tête.
— Non, c’est impossible.
Et, comme il allait encore insister, elle ajouta avec une soudaine impatience.
— Ne me contrarie pas !… Laisse-moi tranquille… Je te verrai, je te parlerai plus tard… Maintenant, je veux être seule.
Joséphine arrivait, affairée.
— Madame, la voiture est là, les malles sont chargées…
Laumière sentit un malaise indicible l’envahir.
— Oh ! tu pars ! balbutia-t-il, effondré, avec la persuasion brusque, profonde, qu’il ne la reconquerrait plus.
Cady fit un signe de tête, s’adressant à la domestique.
— Bien… Je vais un instant dans ma chambre, j’ai encore quelque chose à prendre. Portez mon sac, Joséphine, je vous rejoins tout de suite.
Dès qu’elle eut disparu, Laumière interrogea impérativement la femme de chambre.
— Où madame vous a-t-elle dit que vous alliez ?
— Madame ne m’a rien dit, monsieur.
— Ne mentez pas !
Elle affirma, sincère :
— Je jure à monsieur que je dis la vérité !… Je sais que nous allons à Paris… que nous n’allons pas à la maison, ni chez la mère de madame, d’ailleurs, il n’y a personne, de ce moment, rue la Boétie… Je ne sais rien d’autre.
Laumière courut à son appartement, et revint, des billets de banque à la main.
— Voilà cinq cents francs, dit-il avec précipitation. Ils sont pour vous personnellement… mais, il est bien entendu que vous paierez pour madame tout ce qu’il lui faudra, car je crois qu’elle est sans argent… Vous vous adresserez à moi pour que je vous rembourse au fur et à mesure de vos dépenses et vous me tiendrez au courant de tout ce que madame fera…
Joséphine fit prestement disparaître les billets.
— Bien, monsieur… Monsieur peut compter sur moi… Faudra-t-il que j’écrive à monsieur ici ?
— Non, à Paris, j’y serai demain… Vous connaissez mon domicile ?
— Oh ! oui, monsieur.
Cady appelait avec impatience :
— Joséphine !
La soubrette fila au galop par le salon.
— Me voici, madame !
La jeune femme sortit de la maison, approcha, prit les deux mains de Jacques et tendit son visage.
— Adieu.
Il se sentit défaillir.
— Non, Cady, pas adieu ! protesta-t-il.
Elle eut un petit sourire contraint.
— Eh bien, au revoir, si tu préfères…
Elle se dérobait au baiser trop long, s’échappait.
— Vite, Joséphine, nous manquerions le train !…
Elle était partie. Il restait son odeur ; mille petits objets lui appartenant traînaient partout en ces lieux qu’elle venait de quitter… Elle semblait encore présente.
Mais, dans sa chambre, où Jacques se rendit, c’était un désordre de maison brutalement cambriolée… Les tiroirs pendant hors des meubles, les armoires béantes, vides, les sièges bousculés, tout disait la fuite définitive.
Il se contempla longuement dans une glace.
— Voilà… Je suis vieux, murmura-t-il avec désespoir. Autrefois, j’aurais su la garder… J’aurais osé lui défendre de me quitter…
Pendant le trajet de Nieulles à Paris, une gaieté inattendue s’était peu à peu emparée de Cady. Éminemment impulsive, elle se laissait aller aux sensations qui l’assiégeaient sans chercher à les analyser, non plus qu’à les excuser vis-à-vis d’elle-même.
Après la consternation, le sincère chagrin qu’elle avait éprouvés devant le désespoir du malheureux Renaudin, un sentiment d’allégement l’emplissait tout entière. Sa liberté soudaine l’enivrait et elle s’élançait en des songes délicieux.
Affranchie de tout devoir, de toute sujétion, il lui semblait naturel, certain, qu’elle retrouvât Georges aussitôt. Au fond d’elle, obscurément, puérilement, presque superstitieusement, elle était persuadée qu’elle le verrait bientôt surgir… qu’il lui apparaîtrait peut-être le jour même.
Tout en bavardant familièrement de niaiseries avec Joséphine, elle se penchait par la portière du wagon à chaque arrêt ; elle inspectait toutes les stations, comme si partout elle eût attendu la venue du jeune homme.
A la gare Saint-Lazare, pendant que Joséphine, stupéfaite de son attitude, s’occupait des bagages, elle dévisageait tous les passants, le cœur battant, un mystérieux sourire aux lèvres.
A l’entrée du passage Porsin, où elle se fit conduire, abandonnant fiacre, femme de chambre et bagages, elle s’élança dans la loge de la concierge.
— Bonjour, madame Mortier !… Est-ce que monsieur est venu ?
La petite femme rejeta son ouvrage de couture, et se leva, avec empressement.
— Ah ! c’est madame !… Madame va bien ?… Il y a si longtemps qu’on n’a pas vu madame !…
Cady répétait avec impatience.
— Dites-moi donc si monsieur est venu ?…
La concierge secoua la tête.
— Monsieur ?… Non, madame, non… Monsieur n’est pas venu depuis madame… Mais, l’autre monsieur est revenu.
Fiévreuse, sans l’écouter, Cady demanda :
— Des lettres ?… Il n’y a pas de lettres ?… Rien ?…
— Non, madame, aucune lettre… Madame n’a guère l’habitude d’en recevoir ici…
Une sensation d’écroulement, d’effondrement envahissait Cady. Ainsi, ses pressentiments l’avaient trompée, ses espoirs étaient déçus ?… C’était encore, toujours, la nuit, les ténèbres… Georges disparu à jamais de son horizon… Oh ! le retrouver !… Lui dire : « Je suis libre ! je suis à toi ! »… Où aller ? Que faire ? Elle ne savait rien de lui, de sa vie habituelle, de ses occupations, de ses fréquentations… Rosine Derval ?… Oui, elle avait songé à demander à l’artiste si celle-ci savait où se trouvait le jeune homme… Mais Derval n’était pas à Paris, les journaux avaient annoncé son départ pour Vienne, Budapest…
Fernande Voisin ?… Ah ! Cady la connaissait assez pour être certaine que jamais elle n’avouerait cette amitié interlope. Eût-elle su où Georges se réfugiait, elle ne l’eût pas dit… Par Marie-Annette et ses multiples relations, peut-être serait-on parvenu à obtenir quelque indication… Les de Montaux étaient à Biarritz !…
La voix insistante de la concierge finit par arriver jusqu’à sa compréhension.
— Comme je le disais à madame, l’autre monsieur… celui avec lequel madame s’est disputée un jour — il a l’air bien comme il faut — il est revenu plusieurs fois… Et dame ! j’espère que madame ne se fâchera pas… mais, comme madame avait oublié le jour du terme, et que le gérant n’est pas conciliant… j’en avais dit un mot en l’air à ce monsieur… et il a tenu à me verser la petite somme… Si madame veut sa quittance, la voici…
L’esprit encore dans les nuages, fourrant le papier dans sa poche, Cady fit un effort.
— Qu’est-ce que vous dites ?… Ce monsieur a payé mon terme ?… Quel monsieur ?
— Un grand maigre, un peu jaune de teint, que j’ai vu dans l’appartement, un jour que madame m’avait sonnée… Mon Dieu, le dernier jour que madame est venue.
Cady hocha la tête.
— Oui, je sais.
Deber !… Maurice Deber la poursuivait encore !…
Le fils de la concierge se faufilait dans la loge.
— Maman… C’est le cocher qui demande s’il faut décharger les bagages.
Cady sursauta. Ah ! oui, Joséphine… les malles… Elle donna brièvement des ordres.
— Madame Mortier, trouvez, s’il vous plaît, quelqu’un pour monter trois malles assez lourdes…
Et elle alla chercher Joséphine, de plus en plus intriguée, mais qui demeurait discrètement muette.
A la vue de l’appartement, la stupéfaction de la femme de chambre ne connut plus de bornes, bien qu’elle n’en manifestât rien ; et Cady, préoccupée, ne songea point à s’inquiéter de ses pensées.
— Tenez, fit-elle en désignant la chambre arabe, je pense que vous pourrez vous arranger un lit ici… Et puis tâchez de caser mes affaires comme vous l’entendrez.
Joséphine demanda d’un ton mesuré :
— Alors, madame, c’est ici que nous resterons pour le moment ?…
— Oui, répondit Cady laconiquement. Vous saurez nous faire à manger ?…
Joséphine, qui avait déjà jeté un coup d’œil sur l’extraordinaire petite cuisine, affirma avec bonne humeur :
— Oh ! pour sûr, madame !… Madame n’est pas difficile… D’ailleurs, il y a des restaurateurs dans le quartier…
— La concierge est très complaisante, demandez-lui tous les renseignements et les services dont vous aurez besoin.
— Que madame ne se tourmente de rien, je me débrouillerai ! s’écria la soubrette enchantée de la tournure que prenait l’aventure.
Cady se détira.
— Que je suis lasse !…
Joséphine proposa :
— Madame veut-elle prendre un bon bain ? J’ai vu qu’il y a tout ce qu’il faut… Puis, je lui servirai une tasse de thé et un petit pâté… Je courrai faire les emplettes pendant que madame sera dans l’eau… Ensuite, madame se couchera et surveillera mes arrangements de son lit, ça la distraira… C’est si gentil, ici, et on va si bien s’installer !
Cady acquiesça :
— Vous m’apporterez aussi des gâteaux et des fleurs… ce que vous pourrez trouver… Prenez de l’argent dans mon sac…
— Inutile, madame ! fit Joséphine en souriant mystérieusement, monsieur m’en a donné.
— Ah ! fit Cady indifférente, sans approfondir qui était « monsieur ».
Deux heures plus tard, elle s’assoupissait doucement, bercée par le bavardage câlin et obséquieux de la femme de chambre, qui avait déjà dressé son lit et disposé des porte-manteaux dans la chambre arabe transformée en penderie pour les toilettes de Cady.
La découverte d’une pile de chemises dans la petite commode laquée fit sourire Joséphine, qui murmura :
— Ce que je les ai cherchées, celles-là !… et ce que j’ai attrapé la pauvre blanchisseuse !
Puis elle se glissa sans bruit hors de l’appartement et descendit à la loge, où elle conversa jusqu’à minuit, s’instruisant, reconstituant toute l’histoire secrète de sa patronne, achevant de se faire une idée nette de la marche à suivre pour obtenir elle-même le plus d’avantages possible en ce drame où le hasard allait lui faire jouer un rôle obscur, mais prépondérant.
La venue, le lendemain matin, de Maurice Deber, immédiatement prévenu par la concierge du retour de Cady, orienta définitivement Joséphine, qui le reçut en l’absence de la jeune femme.
Renaudin, il n’en fallait plus !… Vite, le divorce, et qu’on s’asseye dessus !… Laumière ?… Peuh ! en résumé, vieux garçon passablement rapiat, point désirable… Maurice Deber, c’était la bonne affaire !… Pincé à fond, millionnaire, et voulant le mariage… Ah ! sans compter les profits immédiats, quelle situation se ferait une femme de chambre intelligente dans la maison, auprès de Cady indolente, fainéante, et du patron reconnaissant !… Oui, il fallait que Cady divorçât et qu’elle épousât Deber…
Il y aurait peut-être du tirage, mais ça se ferait !…
Et, en conséquence de cette décision, Joséphine, après avoir mis Maurice Deber au courant des faits survenus, avec tact, prudence, précaution et réticences, négligea d’écrire à Jacques Laumière l’adresse de leur retraite.
« Il sera toujours temps de lui faire cracher d’autre monnaie s’il y a lieu, conclut-elle, mais il ne faut surtout pas qu’il vienne nous embêter ici, non plus que le mari !… »
Pendant qu’en secret Joséphine s’entretenait avec Maurice Deber, Cady, bien loin de se douter de la visite du colonial, prête de bonne heure, reposée, et dans un heureux état d’esprit, se présentait chez Félix Argatte. C’était le jour de réception du jeune avocat, elle dut attendre ; puis, elle fut introduite dans son cabinet.
Il lui tendit les deux mains avec élan.
— La bonne surprise !…
Sans même s’asseoir, en quelques mots, avec cette précision familière et pittoresque dont elle avait le secret, elle lui apprit les événements.
— Voilà… Je suis ici toute seule. Hier, Victor m’a pincée… attitude coupable… avec Jacques Laumière. Il ne veut rien savoir. C’est le divorce, j’en suis enchantée… Comment faut-il bâcler cela pour que ce soit très vite fini ?
Félix se laissa tomber sur son fauteuil de bureau.
— Non, mais, vous me cassez les bras et les jambes !… Sapristi de Cady !… Vous en avez toujours de nouvelles, vous !…
Elle s’assit en riant.
— Ah ! mon Dieu, que de chichis !… Vous, un homme du métier, vous ne pouvez pas me dire simplement le truc ?…
Il s’installa.
— Racontez-moi tout.
Elle s’étonna :
— Quoi, tout ?… Je n’ai rien de plus à vous apprendre… il n’y a rien d’autre.
Il répliqua, un peu froissé :
— Oh ! si vous voulez faire des cachotteries avec moi !…
— Du tout !… Argatte, vous savez bien que je vous aime beaucoup… J’ai en vous une confiance absolue… Voyez, je suis venue à vous tout de suite, et je vous ai toujours parlé franchement.
Il s’adoucit.
— C’est ce qu’il m’avait semblé… Mais pourquoi aujourd’hui ce mutisme, quand il faut précisément que je sois au courant à fond… Car enfin, le divorce, c’est très bien de le réclamer, mais ça ne s’obtient pas comme cela !…
— Oh ! si, j’ai tous les torts ! s’écria-t-elle ingénument.
— Bigre !… Eh bien, il faut se garder de le dire ! s’écria Argatte interloqué.
Elle balança la tête.
— Parce que le divorce serait prononcé contre moi ?… Dame ! je ne vois pas trop comment cela pourrait être autrement ?… On ne peut tout de même pas coller des méfaits à ce pauvre Victor !…
Argatte questionna avec une curiosité qui n’était certainement pas exclusivement professionnelle.
— Donc, le flagrant délit, indéniable ?
— Naturellement.
— La nuit ?
— Non, hier, à Nieulles, dans l’après-midi.
Il resta saisi.
— Diable !… hier seulement !… Alors, c’est tout chaud ?…
Puis, avec une certaine hostilité :
— Où cela ? dans votre chambre ?… Au lit ?…
— Mais non… Tenez, j’aime mieux vous dire, vous imagineriez des choses stupides… Nous étions dehors, sous la véranda… Jacques devait faire mon portrait, il avait pris un croquis, nous étions un peu énervés… Victor est sorti. — Oh ! je reconnais que nous avons été idiots, nous savions qu’il serait à peine dix minutes absent ! — Donc, une idée a pris à Jacques, il s’est approché de moi, il m’a embrassée, et juste à ce moment, Victor est rentré… Il a poussé un cri… un cri que j’entends encore, qui me fait mal quand j’y pense… et, il s’est sauvé en disant qu’il ne voulait plus me revoir… J’ai plaqué Jacques, et je suis venue à Paris.
Très déçu, refroidi, Argatte fit un geste.
— Un baiser ?… Mais alors, il n’y a pas de quoi fouetter un chat !… Il vous a embrassé cent fois, Laumière, et devant votre mari…
— Oui, justement… devant Victor, ça n’avait aucune importance, mais seuls !… Et puis, il y a la manière… Non, croyez-moi, il n’y a pas à discuter, Victor ne pouvait douter… et ce serait grotesque de nier…
— Et, vous savez qu’il accepte le divorce ?
— Je ne sais rien du tout… Dans le fond, je crois qu’il ne sait pas ce qu’il veut… Il a filé comme une bête blessée à mort… C’était affreux de le voir.
Argatte remarqua, ironique.
— Pourtant, vous n’avez pas l’air plus remuée que cela !
— D’abord, ce que j’ai l’air de ressentir, et ce que je ressens, ça fait deux… Ensuite, cela dépend des moments… A une minute, j’ai du vrai chagrin, et puis à d’autres, ça s’envole… Hier, quand j’ai vu sa figure décomposée, son épouvante devant nous… j’ai souffert… Mon Dieu, j’ai presque autant souffert que lui, à ma manière…
— Et aujourd’hui, vous blaguez.
Elle eut un geste évasif.
— J’ai d’autres sujets de souffrance… Alors, ça contre-balance. D’ailleurs, je m’empêche de penser à Victor.
Argatte la considéra profondément.
— Cady, vous avez tout à fait oublié le petit gigolo, j’espère ?
Elle releva les yeux sur lui, avouant avec hardiesse.
— Moi ?… C’est pour le retrouver que je souhaite le divorce ; ce n’est pourtant pas malin de le deviner.
L’avocat poussa une exclamation de colère et de découragement.
— Ah ! nous voilà bien !… Dans ce cas, ma chère amie, ne comptez pas sur moi pour vous aider.
Elle ne s’émut pas le moins du monde.
— Mais si, je compte sur vous… Allons, Argatte, ne faites pas le méchant.
— Je vous affirme que je vais m’employer de mon mieux pour vous raccommoder avec votre mari !… C’est la seule chose que vous ayez à faire.
Elle ne dit mot, le regarda singulièrement, les yeux brillants ; et, se levant tout à coup, elle vint d’un geste souple s’asseoir sur le bras du fauteuil d’Argatte, entourant le cou du jeune homme de ses bras, et cherchant ses lèvres, d’un mouvement doux, gentil, furtif.
Il tenta de se dégager.
— Cady !
Mais au contact de cette bouche, il perdit la tête, étreignit violemment le jeune corps mince qui s’abandonnait, et prit un baiser furieux…
Elle se redressa, s’éloigna, avec un petit sourire de triomphe. Encore tremblant, bouleversé par une émotion sensuelle qu’il n’aurait pu comparer à aucune de celles éprouvées jusqu’alors, et qui le laissait inassouvi, désorienté, plutôt irrité, il essaya de rire.
— Mâtin !… Si c’est un baiser de cet ordre-là que votre mari a surpris, je ne m’étonne plus !…
Cady revenait s’asseoir en face de lui, bien sage.
— Qu’est-ce que je dois faire, pour le divorce ?
Les yeux sur elle, pensant à tout autre chose, il répondit :
— Mais, d’abord, il faut interroger monsieur Renaudin.
Elle se rebiffa.
— Pas moi, toujours ! je ne veux pas le revoir.
Il sourit fugitivement, passant la main sur son front, qu’une migraine subite venait tenailler.
— Naturellement non, pas vous… J’y passerai, c’est le plus simple.
Cady leva le doigt.
— Ne vous avisez pas d’être rosse et bête !… Ne vous fourrez pas en tête de replâtrer… C’est cassé, et maintenant, rien ne me fera revenir à lui… Je vous jure, je ne pourrais pas !…
Il grommela, bourru.
— Bon, bon, c’est entendu… Je me bornerai à lui demander ses intentions, sans parler des vôtres, c’est préférable à tous points de vue… Puis, suivant ce qu’il aura répondu, nous constituerons avoué et nous adopterons une marche.
Elle hocha la tête, désappointée.
— Oh ! là là ! tout cela va être d’un long !…
Il répliqua avec une sorte d’aigreur :
— Tiens donc !… Vous en avez pour un an ou dix-huit mois !… On ne divorce pas comme on change de chemise, ce serait trop commode !…
Elle repartit avec vivacité :
— Pardi ! on a pourtant accepté de me marier en six semaines !… et je n’avais pas vingt ans !… Ça pourrait être le même tarif… Je pense que le premier acte est plus important pour une jeune fille que le second !
Il haussa les épaules.
— Vous faites du féminisme, Cady !
— Non, je vous réponds.
Il se leva, prit une cigarette, l’alluma, et se mit à arpenter la pièce en fumant.
— Ah ! Cady ! Cady !… Je me demande où vous irez !… Je ne vois pas votre destinée, vous savez !…
Elle réfléchissait, comptait sur ses doigts.
— C’est des blagues que vous m’avez racontées… J’ai vu des gens divorcer en moins de six mois, et encore ils n’étaient pas pressés comme moi.
Argatte reconnut.
— Ça dépend beaucoup des relations… Il est évident que si votre mari y met de la bonne volonté, cela peut être emballé.
Elle sourit victorieusement.
— Quand je le disais !
Il s’écria tout à coup :
— Où êtes-vous descendue à Paris ?… J’espère que vous n’êtes pas allée chez Laumière ?… Ou bien, nous serions propres !…
— Je suis chez moi.
Il la regarda, incertain.
— Chez vous… quai du Louvre ?
— Non… passage Porsin.
Et comme il demeurait muet, attendant une explication, elle ajouta :
— C’est un petit appartement que personne ne connaît… Je l’ai depuis six mois environ.
Il leva les bras.
— Une garçonnière, nom d’un chien !… Et c’est là que vous comptez élire domicile ?… C’est tout à fait impossible !
Elle cria, impatientée.
— Ah ! zut !… Si tout est si difficile, alors je ne fais rien que ce qui me conviendra !… Après tout, je m’en fiche d’être divorcée légalement !… Victor ne m’enverra pas les gendarmes pour me ramener !… Et s’il les envoyait, eh bien, ce serait une cause, alors !… une injure grave qu’il me ferait, je suppose !…
Argatte ne put s’empêcher de rire.
— Mes compliments sur vos notions de droit, chère amie !…
Et, changeant de ton :
— Vous aviez loué sous votre nom ?
— Non.
— Sous celui de… du petit ?
— Pas plus.
— Mais il y venait ?
— Je pense !… Presque tous les jours jusqu’en juillet.
— On vous avait loué sans difficulté ?
— Aucune… J’avais dit : « Mme Martin », sans autre explication… Je suppose que ni la concierge ni le gérant n’étaient dupes, mais comme je suis une locataire tranquille et que je paie d’avance…
Elle pouffa subitement, au souvenir de Maurice Deber et de la dernière quittance réglée par le colonial.
Argatte récapitulait, absolument navré.
— Oh ! c’est exquis… faux nom… rendez-vous multiples… avec un chenapan avéré… Lors de l’enquête, nous serons frais…
Cady haussa les épaules.
— Allons, j’irai autre part quand il le faudra… En ce moment, ça n’a pas d’importance… On n’a pas besoin de dire que j’ai quitté Nieulles.
— C’est encore mieux !… Cohabitation avec le complice…
— Mais non, voyons !… La maison est louée par Victor… Je suis censée chez mon mari.
Il se résigna.
— Je puis toujours faire les premières démarches, nous aviserons ensuite… Mais le lieu de refuge classique, je dois vous dire que c’est chez votre mère.
Cady éclata de rire.
— Argatte !… regardez-moi bien en face en proférant cela !… Vous me voyez rappliquant chez maman en l’occurrence !…
Il rit.
— Le fait est que Mme Darquet va entrer en un de ces courroux !
— J’aime « courroux » !
Argatte fit un geste.
— Cela lui va… Cela a de l’ampleur… On n’imagine pas Mme Cyprien Darquet en colère, prononçant des paroles vulgaires comme le commun des mortels… Dans les instants de passion, elle s’exprimerait en alexandrins que ça n’étonnerait pas, au premier abord.
— Ah ! mon pauvre coco ! elle n’a pas tant de littérature que cela, allez !… Si vous l’aviez entendu, le jour où nous avons filé de la Brolière !… Elle m’a attrapée salement… et ça n’avait rien de grandiose, je vous jure !…
Il s’assit sur le bras d’un fauteuil, questionnant curieusement, car il adorait les potins mondains.
— Contez-moi donc cela ?… Je n’ai su que très vaguement les histoires… la cause du duel Montaux-Deber.
Alors, en riant, avec des mots drôles, cinglants, parfois gentiment attendrie, elle détailla l’intrusion de Maurice Deber chez Marie-Annette, la fureur du colonial, l’attitude crâne et comique de l’ancien officier de dragons ; puis, la scène conjugale, ses impressions à elle lorsque, le lendemain, à l’aube, Renaudin était entré dans sa chambre, « sachant tout », et que, grâce à un tour de force inouï, une demi-heure plus tard, il avait tout oublié, il repoussait toutes les hypothèses.
Argatte hochait la tête avec un blâme.
— Vous n’en êtes que plus impardonnable de vous être si sottement laissé surprendre l’autre jour, et surtout, avec un type comme Renaudin, de renoncer à le convaincre une seconde fois de votre innocence…
Elle l’interrompit.
— Que voulez-vous, je ne peux plus ! Oui, oui, on va, on va, on ment comme un ange, ça marche tout seul… puis, il arrive un moment où cela écœure !…
Il lui jeta un coup d’œil incisif.
— On change de méthode… On avoue tout… Il est de ceux qui pardonnent… et qui, souvent, n’en aiment que mieux ensuite.
Elle fit un geste, et dit avec un accent impayable :
— Jolie perspective !… C’est facile à préconiser pour ceux qui ne sont pas de service !…
Il la saisit brusquement, avec un rire énervé, et la renversa sur son bras, couvrant son visage de baisers.
— Petite rosse !…
Mais un coup discrètement frappé à la porte les fit se séparer vivement. Le garçon de bureau entra, remit une carte à l’avocat, et se retira. Argatte jeta un coup d’œil sur le carton, et fit une grimace d’ennui.
— Oh ! la barbe !
— Il faut que je m’en aille ? demanda Cady.
— Eh oui ! soupira-t-il. Revenez demain matin, j’aurai vu Renaudin cet après-midi, et nous causerons sérieusement.
Elle posa ses mains sur les épaules du jeune homme.
— Ce soir… si vous veniez passage Porsin ? demanda-t-elle, câline.
Il se défendit avec une certaine brusquerie.
— Non, non, il ne faut pas !… En ce moment, nous ne devons songer qu’à vous tirer le mieux possible de ce mauvais pas… Vous rigolez comme une gosse que vous êtes, mais c’est plus grave que vous ne pensez.
Elle rit insoucieusement.
— Alors, à demain matin, mon cher avocat !
Préoccupée, mécontente, Joséphine insistait, tournaillant autour du lit de Cady.
— Si, madame, il faut vous lever… Ça n’a pas de bon sens, vous allez tomber malade !… Il n’y a guère d’air ici… Laissez-moi vous habiller, mangez un petit peu, et allez faire un tour dehors.
Cady ouvrit les yeux, se détira, et dit mollement :
— Oui… Quelle heure est-il ?
Joséphine bougonna.
— Une heure ridicule pour être sous les draps… deux heures !…
Elle savait que Maurice Deber se présenterait à trois heures, et elle enrageait de ne pouvoir tirer la jeune femme de cette couche.
« Je ne peux tout de même pas le faire entrer pendant qu’elle est au pieu ! » pensait-elle, dépitée.
Cady se souleva, réfléchit, et décida.
— Eh bien, oui, je vais me lever.
Une quinzaine affreuse pour elle venait de s’écouler. Le soir même de son entrevue avec Félix Argatte, l’avocat lui envoyait un télégramme lui apprenant qu’il n’avait pu joindre Renaudin, parti de Paris pour une destination inconnue.
« Ne venez pas demain, ajoutait-il, j’ai écrit à votre mari, sans doute on lui fera parvenir ma lettre, et dès que j’aurai du nouveau, je vous avertirai. »
Et l’attente exaspérante, dans l’inaction, dans l’incertitude, commença, se prolongea…
Elle avait essayé inutilement de sortir, de se distraire ; tout l’ennuyait, tout lui était odieux, à présent que la conviction lui était imposée que Georges était bien loin, ne reviendrait pas, ramené à elle par des forces obscures qui refusaient de se manifester.
La chaleur excessive, la poussière, le manque d’air des rues, des jardins desséchés, et, plus encore que tout, le sentiment pénible, inhabituel de son isolement dans un Paris étranger, indifférent, lui étaient intolérables. Elle préférait encore le séjour dans le petit appartement familier, imprégné de souvenirs, que sa situation retirée laissait dans une ombre discrète et une fraîcheur relative.
Elle avait fini par ne presque plus bouger de cet étroit espace, sommeillant la plus grande partie du temps, refusant la plupart des mets que Joséphine lui offrait, subissant en silence la foule des pensées, des réflexions, des sentiments contradictoires, complexes, qui affluaient en elle.
Deux fois déjà, en cachette, Joséphine s’était entretenue avec Maurice Deber, modérant l’impatience de celui-ci, refusant de l’introduire près de la jeune femme.
— Pas encore, cela gâterait tout… Elle serait furieuse.
Quelques jours auparavant, Cady était retournée chez Argatte. Il n’avait pu que lui confirmer le silence de Renaudin. Silence parfaitement volontaire, car l’avocat s’était assuré que la correspondance était bien renvoyée au juge. Il avait écrit de nouveau, de façon plus pressante encore que la première fois. On n’avait qu’à prendre patience et attendre.
Cady était rentrée brisée, découragée et n’était plus sortie de sa retraite.
Enfin, la jugeant « à point », la femme de chambre avait envoyé un mot à Deber, le convoquant pour le lendemain, à trois heures.
Cady achevait de grignoter quelques biscuits trempés dans du chocolat lorsque la sonnette électrique retentit.
Elle pâlit, ses lèvres murmurèrent : « Victor ! » Elle oubliait que Renaudin ne pouvait qu’ignorer le lieu de sa retraite.
Et elle était maintenant si persuadée qu’elle ne reverrait plus Georges qu’elle n’avait même pas songé à lui.
Joséphine avait couru ouvrir sans attendre les ordres de sa maîtresse. Elle s’effaça et, refermant la porte, annonça d’une voix discrète — disparaissant aussitôt dans la pièce voisine :
— M. Maurice Deber.
Cady leva les yeux sur le visiteur, trop surprise pour qu’aucun autre sentiment la dominât.
Il se courbait, ému, suppliant, la voix humble :
— Je vous en prie, ne me chassez pas… Écoutez-moi. J’ai bien changé, je ne vous offenserai pas.
Elle le contemplait, sans colère.
— Qu’avez-vous à me dire ?
Il se glissa sur un siège, près d’elle.
— Je ne sais plus, murmura-t-il, éperdu.
Elle était frappée de son amaigrissement, de sa pâleur. Elle se rappela sa blessure, et dit, avec l’ombre d’une curiosité, où l’on ne démêlait pas plus de pitié que de satisfaction rancunière.
— Vous avez beaucoup souffert ?… Le coup d’épée ?
Il fit un geste d’indifférence.
— Est-ce que je m’en souviens !… Cady, il n’y a pour moi qu’une souffrance… Oh ! celle-là, cuisante, intolérable !… l’idée que vous êtes malheureuse, abandonnée… et que je ne puis vous venir en aide… de tout mon cœur, de tout mon dévouement…
Elle se renversa sur les coussins du petit canapé de rotin, le regardant avec un étonnement croissant.
— Comme vous êtes radouci !… Je ne vous reconnais plus…
Autour d’eux, le silence était absolu. Les plantes vertes dressaient sous les vitres du plafond leurs hautes palmes, répandant une odeur fraîche de verdure humide. De la place où ils se trouvaient, on ne pouvait pas apercevoir l’intimité de la chambre et du lit. Sur la table, encore encombrée du léger déjeuner de Cady, de merveilleuses roses pâles s’épanouissaient, beaucoup plus belles que celles que Joséphine se procurait habituellement. La jeune femme eut une subite intuition.
— C’est vous qui m’avez envoyé ces fleurs ?…
Il s’inclina, murmurant d’une voix tremblante :
— Je les ai apportées ce matin… Tous les jours, en me cachant, je suis venu prendre de vos nouvelles… Pendant de longues heures, j’ai erré autour d’ici…
Elle répondit, les paupières baissées, comme involontairement :
— Il fallait entrer.
Un silence plein de trouble régna.
Cady reprit, au bout de quelques instants :
— Vous avez su ce qui s’est passé à Nieulles ?… Mon projet de divorce ?…
Deber essayait de dominer son émotion, de parler avec calme.
— Oui, j’ai causé avec Argatte… Je pensais bien que vous seriez allée le consulter…
Cady s’étonna.
— Tiens, il ne m’en a rien dit !
— Je l’avais prié de ne pas vous en parler.
Elle remarqua, avec un peu d’amertume :
— Comme l’on s’entend bien, pour me mentir !… Vous, cela ne me surprend pas… mais je croyais Argatte plus franc !…
Il reprit vivement :
— Je sais où s’est réfugié Renaudin… Il est à Montreux. J’en ai avisé Argatte, qui lui a écrit de nouveau ce matin. Du reste, il n’est pas nécessaire d’attendre sa réponse… Vous pouvez, dès à présent, vous mettre en relations avec un avoué… Si vous n’avez pas de préférence, je vous recommanderai Sylvestre Claudin, un homme sérieux et consciencieux, dont l’autorité est incontestée…
Cady le considérait en souriant froidement :
— Vous êtes bien pressé de me voir divorcer !… Vous êtes tenace, et rien ne vous rebute… A mesure que le vide se fait autour de moi, vous vous rapprochez… Dites-moi donc, Deber… je croyais votre famille passablement cléricale… Est-ce qu’elle vous autoriserait à épouser une femme divorcée ?…
— Est-ce que je pense à cela en ce moment ? s’écria-t-il. Je voudrais vous secourir, soulager votre peine !… Je voudrais que vous puissiez vous éloigner de tout ce qui vous a été néfaste… vous refaire une autre existence… près ou loin de moi… peu importe, pourvu que vous y appreniez enfin le vrai bonheur de la vie saine, paisible, honnête, dépourvue d’agitations mauvaises…
Elle l’interrompit, avec une certaine ironie.
— Tiens ! vous parlez comme Victor !… Savez-vous qu’il avait formé le projet de m’emmener, de me faire rompre avec tous mes amis ?… Vous étiez du nombre, naturellement…
Deber s’écria avec impatience :
— Hé ! laissez Renaudin !… Votre destinée est à jamais séparée de la sienne, Dieu merci !
— Pas encore, il me semble.
— Cela ne peut tarder.
Elle haussa légèrement les épaules et resta silencieuse. Deber reprit, plus doucement, avec émotion :
— Je voudrais vous dire… Vous ne devez pas rester ici… Ce lieu n’est pas décent en votre situation… D’ailleurs, ce n’est pas sain, votre santé ne résisterait pas à cette claustration… Vous êtes changée… J’en suis douloureusement frappé… Alors, permettez-moi de vous indiquer… de vous offrir…
Elle dit, narquoise :
— Quoi ?… l’hospitalité chez vous ?… Ce serait, en effet, on ne peut plus convenable.
Il la considéra avec une expression de tendresse soumise qu’elle ne lui avait encore jamais vue, qu’elle croyait incompatible avec son masque violent.
— Ne plaisantez pas, Cady, tout cela est si sérieux, si triste… et, vous-même, vous êtes si atteinte, malgré que vous ne consentiez pas à le reconnaître !… Voici ce que je vous propose… En ce moment, ma famille, ma mère, mes deux sœurs et l’aînée de mes nièces sont en Bretagne, au bord de la mer, dans un lieu retiré, calme et charmant… Elles seraient heureuses de vous recevoir, de vous garder parmi elles… Il va sans dire que je ne paraîtrais même pas là-bas, pendant tout le temps que vous y resteriez…
Cady ne le quittait pas des yeux, pleine d’étonnement.
— Moi, dans votre famille ?… Mais je ne connais ni votre mère ni vos sœurs.
— Elles, elles vous connaissent, elles vous aiment…
— Bah ?… leur auriez-vous raconté toute mon histoire ?…
Il répondit, grave :
— Toute ? Certes non… Il y a des choses que, dans l’avenir, nous devrons oublier, vous et moi… Donc, nul ne doit les apprendre… J’ai dit aux miens que le désaccord, que les malentendus profonds survenus entre vous et votre mari avaient rendu un divorce nécessaire. On sait que votre mère vous désapprouve, et l’on comprend qu’il vous faut un foyer irréprochable et sympathique pour y attendre, à l’abri, les événements… Je vous répète que vous serez accueillie, là-bas, avec joie et affection… Vous disiez tout à l’heure que ma famille était cléricale… c’est une erreur complète… Jamais l’ombre d’une bigoterie n’y a régné, et mes sœurs sont plutôt des pratiquantes tièdes… Sans doute, ma vieille mère est pieuse ; elle a peut-être au fond d’elle des principes d’une autre époque, mais elle aime assez ses enfants pour que ses idées se soient modifiées au contact des leurs, plus modernes, et qu’elle adopte sans discussion, sans chagrin, même lorsqu’elle ne les comprend pas tout à fait… Chez nous, la religion est aussi large qu’éclairée… On est trop honnête pour n’être pas d’une tolérance extrême… Ma sœur aînée, je vous le dis franchement, est trop complètement absorbée par l’amour qu’elle porte à ses filles et à ses petits-enfants pour éprouver envers vous autre chose qu’une sympathie sincère, dévouée à l’occasion… mais, en somme, banale. Je suis assuré que vous trouverez au contraire en Denise, la cadette, une affection vive, militante… Elle était à mon chevet dernièrement ; nous avons longuement causé de vous, pendant ma convalescence ; je puis vous certifier que vous possédez en elle une réelle amie… Je vous confierais à elle avec soulagement, certain du bien, de la paix qu’elle apporterait en vous. Et ne croyez pas qu’elle soit austère, morose ou pédante… C’est la simplicité, la gaieté, l’indulgence mêmes… Ajoutez que son âge, trente-sept ans bientôt, en fait pour vous à la fois une sœur très aînée et une mère très jeune.
Cady l’écoutait, absorbée. Il vit que des larmes paraissaient sous ses cils baissés. Il s’écria :
— Vous êtes émue, Cady, vous acceptez ?
Elle releva sur lui ses yeux pleins de larmes et secoua la tête négativement :
— Non !
Il prit sa main.
— Pourquoi pleurez-vous ?
Elle tamponna ses paupières de son mouchoir.
— Parce que, dit-elle simplement, avec une expression de chagrin discret et profond qui le bouleversa, moi aussi, j’ai pourtant une mère et une sœur !…
Ils demeurèrent longtemps silencieux, sans qu’elle songeât à retirer sa main de celle de Maurice. Il dit enfin, bas :
— Pauvre enfant !… Si jamais des erreurs, des fautes furent compréhensibles, excusables, ce sont bien les vôtres !…
Elle se dégagea et se leva, avec soudain un air de préoccupation et de lassitude.
— Adieu.
Il se leva aussi, acceptant ce congé docilement.
— Vous me permettrez de revenir demain ?
Elle ne répondit pas. Il se pencha, prit ses deux mains, les réunit sous ses lèvres, puis les laissa retomber et se retira.
— A bientôt.
Restée seule, Cady erra dans la chambre, irrésolue, désemparée, luttant de plus en plus faiblement contre l’impulsion qui, graduellement, l’envahissait ; la possédait tout entière…
Enfin, vaincue, elle fit un geste et s’assit à son bureau, atteignit, les mains tremblantes, du papier à lettres, un porte-plume…
Cependant, au moment d’écrire, sa tête se pencha, son buste se courba, elle appuya son front sur son bras replié, et pleura, secouée de sanglots profonds.
Mais cette émotion même, ce désarroi pour lancer l’appel suprême, aggravaient encore en elle son sentiment d’abandon, son effroi et aussi son aspiration aveugle, irrésistible vers la seule affection, vers l’unique appui qu’elle eût toujours trouvé auprès d’elle, vers le malheureux Renaudin qui l’avait fuie, au jour du désastre, mais qu’elle ne pouvait croire implacable, qu’elle savait l’aimer encore. Sa pitié, son pardon, elle en était bien certaine !…
Ah ! sa solitude l’épouvantait !… Qu’il vînt !… Qu’il l’entourât de ses bras ! Qu’il lui fût permis de pleurer sur sa poitrine, qu’elle se sentît à l’abri, défendue, protégée, adorée…
Elle se souleva, essuya ses pleurs, trempa la plume dans l’encrier et écrivit. Elle ne cherchait point ses mots, s’inquiétait peu de coordonner ses phrases. Elle appelait son ami, elle lui disait son isolement, son besoin de lui, sa certitude de le ramener immédiatement à elle… Elle ne faisait aucune allusion au passé qui, déjà, lui paraissait très loin, oublié, presque effacé… Elle n’essayait ni d’expliquer ni de mentir, ne parlait point de repentir, ni ne faisait de promesses pour l’avenir. Elle disait qu’elle souffrait, qu’elle souhaitait ardemment le retrouver, elle lui criait de se hâter…
Elle plia sa lettre sans la relire, l’enferma dans une enveloppe, mit l’adresse du quai du Louvre, et appela sa femme de chambre.
— Joséphine… Portez cette lettre, non pas à l’adresse, mais à la poste… Je ne veux pas que les concierges se doutent qu’elle vient de moi… Vous mettrez un timbre de 25 centimes, parce qu’elle sera réexpédiée à l’étranger.
La femme de chambre faillit jeter un cri de surprise en lisant machinalement la suscription.
Victor Renaudin !… Cady écrivait au juge, à présent !… Et, avec cette figure bouleversée, ces larmes mal essuyées, cet air d’enfant perdu !… Quoi ? c’était le raccommodement avec le « cocu » ?… Ah ! non, alors !…
Une rage bouillonnait en la bonne. Elle grimaça un sourire.
— Bien, madame, j’y vais de suite, fit-elle mielleusement.
Mais si Cady avait remarqué son geste brutal pour enfouir l’enveloppe dans la pochette de son tablier, elle eût deviné que jamais cette plainte de son cœur éperdu, de toute son âme en détresse n’arriverait sous les yeux de celui qui la pleurait aussi là-bas, qui peut-être attendait vainement un signe, un geste de l’enfant chérie…
Quelque chose d’instinctif la poussa néanmoins à rappeler la domestique.
— Joséphine !… rendez-moi la lettre… Je la porterai moi-même jusqu’au bureau. Cela me fera prendre l’air…
Rien ne lui répondit ; l’autre avait déjà disparu. Cady balança. Sortirait-elle ?… Une paresse insurmontable la saisit ; elle retourna s’étendre sur le lit, tourmentée en même temps d’une fièvre qui la faisait s’agiter perpétuellement, mal à l’aise dans n’importe quelle position, et d’une lassitude, d’un dégoût général qui ne fui permettaient pas d’essayer de réagir. Lorsque Joséphine rentra, elle l’interrogea avec anxiété.
— Vous avez porté ma lettre à la poste ?
— Oui, madame, répondit la femme de chambre imperturbable.
Après avoir songé à remettre le papier à Maurice Deber, elle avait préféré le détruire et l’avait précipité, déchiré en mille morceaux, dans l’égout le plus proche. Qui sait si l’amoureux furieux n’eût pas lâché quelque allusion qui l’aurait compromise, elle, auprès de Cady ?… A présent, pas de danger… la belle pouvait attendre sa réponse… Jamais elle ne saurait que le poulet n’était point parvenu à son adresse.
Assise dans son petit lit, son corps débilité soutenu par des oreillers, Cady, souriant faiblement, recommençait pour la dixième fois :
— Ainsi, j’ai été bien malade ?… J’ai failli mourir, n’est-ce pas, Denise ?
La sœur de Maurice Deber secoua la tête et nia encore avec douceur, ses yeux pleins de tendresse attachés sur la jeune femme.
— Mais non, pas du tout… Vous avez été très souffrante, simplement.
— Pourtant, dans ma mémoire, il y a un grand trou. Je vois le moment où j’ai commencé à être mal… Puis, l’autre jour, où j’ai pu vous entendre, causer… Entre ces deux instants, il s’est certainement écoulé du temps… et je ne me rappelle rien.
— Vous étiez très faible, vous avez beaucoup dormi, dit Mlle Denise avec réserve.
Cady secoua la tête.
— C’est-à-dire que j’ai dû avoir la fièvre et perdre connaissance. Est-ce que j’ai eu du délire ?
— Oh ! jamais, s’empressa d’affirmer la vieille fille.
Cady se tut et regarda autour d’elle.
C’était une petite chambre, au fruste parquet non ciré, au plafond traversé de poutres apparentes, peintes en blanc, aux murailles revêtues d’un papier naïf et fané, représentant des bouquets de roses noués de rubans bleus. Une commode, une armoire, une table de noyer la meublaient, avec deux chaises de paille. Mlle Denise était assise dans un fauteuil Voltaire en merisier rouge, tendu d’un affreux reps vert bouteille. Par la fenêtre, aux vitrages de guipure relevés, on voyait un ciel sombre, où les nuages couraient avec vélocité, et la ligne noire et écumeuse d’une mer agitée.
Cady saisissait aussi des détails. On s’était efforcé de rendre chaude, habitable, cette installation sommaire, bonne pour les beaux jours et les baigneurs dispos.
Du feu de bois brûlait dans la cheminée pauvre, en plâtre écaillé et fendu. Une épaisse couverture relevée devant la croisée pouvait se rabattre sur les vitres et intercepter les terribles courants d’air pendant la nuit. Une autre tenture garnissait la porte. Enfin, l’on apercevait, replié, le lit de sangle sur lequel, infatigable, affectueuse et patiente, Mlle Denise s’étendait chaque soir.
Cady s’étonna.
— Comme le temps est noir et triste !… Comme il paraît faire froid dehors !… Pourtant, nous sommes encore en été…
Mlle Denise sourit, prononçant tranquillement :
— Plus tout à fait… Au bord de la mer, les beaux jours sont vite passés.
— A quelle date sommes-nous ? demanda Cady.
Son amie éluda la question.
— Voulez-vous prendre un peu de lait chaud ?
Cady fit la grimace.
— Du thé, plutôt… je n’aime pas le lait chaud… Ça a goût d’étable.
Mlle Denise accorda.
— Très léger, alors… Vous l’aurez tout à l’heure.
Elle apprêta elle-même la boisson. Cady avala, sommeilla et, rouvrant les yeux, recommença à interroger.
— Vous m’avez dit que votre mère, votre sœur, votre nièce et ses enfants sont rentrés à Paris ?… Je croyais qu’ils devaient passer tout septembre ici ?
— En effet… mais septembre est écoulé.
— Quoi ! nous sommes en octobre ? s’écria Cady avec surprise.
Mlle Denise hésita, craignant d’impressionner sa petite amie en disant la vérité. Cependant, il faudrait toujours avouer !… Elle lança, le plus insoucieusement qu’elle put :
— Nous sommes le 18 novembre, aujourd’hui.
Cady resta stupéfaite. Ainsi, il y avait deux mois qu’elle gisait inerte, sans conscience !… Brusquement une gratitude, un remords immense gonflèrent son cœur.
— Mon Dieu, Denise, murmura-t-elle. Si longtemps !… Et vous ne m’avez pas quittée !… Vous m’avez soignée !… Vous avez tout abandonné pour moi… une étrangère… moi… Cady !…
Et, trop faible encore pour supporter la moindre émotion, elle se laissa retomber sur son oreiller, pâle comme une morte, la respiration coupée. Mlle Denise, très alarmée, se précipita à son secours, mit des sels sous ses narines, bassina son front avec de l’eau de Cologne.
Cady revenant à elle, la vieille fille se pencha, l’embrassa avec une tendresse émue, grondant doucement.
— Que vous êtes absurde, petite enfant, de vous émotionner pour si peu !… Allons, chut ! soyez sage ! ne parlez pas, ne pensez pas… Reposez-vous… Fermez vos beaux yeux et dormez.
Les paupières closes, l’esprit un peu en désordre, Cady rappelait laborieusement ses souvenirs, obtenant des images, des impressions, sans complète cohésion. Le temps qu’elle avait passé, cloîtrée dans le petit appartement du passage Porsin, lui apparut long comme un siècle ; tandis qu’elle attendait vainement, chaque jour, chaque heure, chaque minute, la réponse de Renaudin à son appel désespéré… Puis, brusquement, en s’éveillant, un matin, elle avait compris que c’était fini, que Victor l’abandonnait, qu’elle était irrévocablement seule dans la vie.
Quant à Jacques Laumière, elle n’aurait su dire pourquoi tous les liens qui l’attachaient à lui avaient été brisés en elle à la minute où leur baiser surpris avait foudroyé le malheureux mari.
Alors, l’offre de Maurice Deber d’accepter l’hospitalité de sa famille — du reste patiemment, sournoisement répétée autour d’elle par l’homme aussi bien que par la femme de chambre — lui avait paru la seule solution actuelle possible.
Ensuite, sa pensée parcourait une foule confuse de banalités. Elle apercevait des jours paisibles et monotones, dans le nouveau milieu où elle avait été transportée…
Un coin de Bretagne rustique… la plage déserte, le beau soleil que l’on eût dit plus pur et plus éclatant de n’éclairer que des solitudes, les flâneries sous la tente ; tandis qu’étendue sur le sable, elle feignait de dormir afin d’éviter la conversation un peu fastidieuse de la vieille Mme Deber, de sa fille aînée, de sa petite-fille, et les criailleries des bébés de celle-ci…
De braves gens, ces parents de Maurice, aimables, point guindés ni sentencieux, comme Cady l’avait craint, mais dont les propos sans fantaisie, cheminant placidement toujours dans les mêmes ornières, l’ennuyaient irrésistiblement.
Avec Denise, la sœur cadette du colonial, c’était autre chose. Bien que la vieille fille ne s’éloignât pas sensiblement des sujets restreints et terre à terre affectionnés par la famille, elle y apportait néanmoins un esprit plus vivant, un charme personnel, à la fois grave et naïf. Son intelligence, droite et ferme, avait aussi des côtés rêveurs qui la sortaient de la banalité honorable de son entourage.
Cady s’était tout de suite sentie attirée sympathiquement vers Denise, et vraiment, sans sa présence, le séjour dans cette station, sans l’ombre de mondanité, la répétition de ces après-midi monotones, lui eussent peut-être paru tout à fait insupportables.
De son côté, la vieille fille avait eu le cœur pris irrésistiblement par cette enfant désemparée, dont, à mots couverts, avec les mille réticences nécessaires, son frère lui avait conté la triste histoire.
Cady rouvrait les yeux.
— Denise, qu’est-ce que j’ai eu, au juste ?
— Une bronchite, ma chérie.
— Heu !… très grave, alors ?
Denise, protesta doucement.
— Mais non… Seulement, vous étiez fatiguée, le moral pas bon, alors la maladie vous a plus fortement ébranlée que si vous vous étiez trouvée dans un meilleur état général… Du reste, à présent, vous voilà tout à fait bien, et il est convenu que, dès que ce ne sera pas imprudent de voyager, nous partirons toutes deux pour le Midi…
Les yeux de Cady brillèrent fugitivement.
— Cela, c’est une bonne idée !… C’est vous qui l’avez eue ?…
Elle hésita, craignant de déplaire à la jeune femme en parlant de son frère.
— Moi, oui… et aussi Maurice.
— Ah !… il est venu ici ?
Denise, qui ne voulait ni mentir ni avouer le séjour du colonial durant les instants où Cady avait été en danger, dit vivement :
— Il a enlevé le consentement de ma mère, pour qu’elle me permette de vous accompagner… Dame ! C’est vrai que je ne suis plus une petite fille… mais il n’est pas moins certain que c’est la première fois que je quitte maman et que je voyage seule.
Cady eut un petit rire attendri, un peu confus.
— Je bouleverse tout dans votre famille, n’est-ce pas ?
Denise la regarda longuement et reconnut, d’un ton sérieux et affectueux, meilleur que les plus vives protestations :
— C’est vrai !
Quelques jours plus tard, le temps ayant changé, un beau soleil inondait la petite chambre.
Connaissant le goût de Cady pour les fleurs, Mlle Denise avait empli une jardinière de tout ce que le pays — de pauvre ressource — avait pu lui fournir : deux pieds de géraniums encore assez abondamment fleuris, une touffe d’héliotrope, des fougères ramassées au pied des haies et un petit rosier du Bengale aux pétales pâles.
Comme Denise poussait la jardinière devant la fenêtre, Cady réclama, attristée :
— Oh ! laissez-moi ces fleurs ! J’aime tant leur senteur fraîche !…
La vieille fille sourit.
— Eh bien ! levez-vous, et venez les retrouver près de la croisée ; le soleil vous fera autant de bien qu’à elles.
Cady geignit :
— Je suis si lasse…
— Il faut, ordonna Mlle Denise. Ayez du courage, sans quoi les forces ne vous reviendront pas pour notre voyage.
Elle ouvrit l’armoire et en tira un kimono de soie violette.
— J’ai fait ouater un de vos peignoirs, pour que vous n’ayez pas froid.
Un sourire vint aux lèvres de Cady à la vue du vêtement alourdi, dépossédé de toute sa grâce souple primitive.
— Je vais avoir l’air de Bibendum, là-dedans !
Pourtant, elle sortit du lit, et, aidée de Mlle Denise, elle passa le kimono. En chancelant, elle gagna, près de la fenêtre, le fauteuil que Mlle Denise avait eu soin de garnir d’une chaude couverture.
— La tête me tourne, murmura-t-elle en fermant les yeux. Je ne suis plus qu’un pauvre petit poulet à demi crevé.
D’ailleurs, elle ne tarda pas à recouvrer des forces et s’amusa à fourrager dans les plantes, dont les feuilles, fraîchement arrosées, brillaient sous les rayons du soleil. Dehors, à l’horizon, le ciel était bleu, la mer verte, et, tout près, des barques passaient lentement, sortant du port, leurs voiles brunes et blanches gonflées par la brise.
— Denise ? appela-t-elle.
— Ma chérie ?
— Cessez de toujours ranger, de toujours vous fatiguer. Venez vous asseoir auprès de moi, et causons.
La vieille fille étira une dernière fois la courtepointe du lit que la bonne venait de faire, épousseta la cheminée, empila des livres sur la commode et s’installa devant Cady en souriant.
— Cela vous agace, que je remue perpétuellement, n’est-ce pas ?
— Non… seulement j’ai de l’ennui de vous voir vous donner tant de peine pour moi.
Mlle Denise fit un geste d’insouciance.
— Oh ! j’ai l’habitude… Ne vous inquiétez pas de moi.
— Vous avez déjà soigné des malades ?
— Sans doute… ma sœur, mes nièces… et, surtout, autrefois, mon pauvre père… Il a vécu plus de dix ans paralysé.
— Quel âge aviez-vous alors ?
— J’avais dix-sept ans quand il est tombé malade… et vingt-huit lorsqu’il s’est éteint.
— Je parie que c’est la cause qui vous a empêchée de vous marier ?
Elle répondit simplement :
— En effet… Il m’était impossible de quitter la maison. Germaine venait de se marier, et maman n’aurait pas suffi à la tâche.
Et votre frère ?
— Maurice avait ses études, sa carrière à suivre… Puis les hommes ne servent à rien près des malades.
— Votre père vous savait-il gré de votre sacrifice ?
— Oh, certes ! il était si heureux de m’avoir !… Mais, je ne lui ai jamais laissé soupçonner que ce fût un sacrifice, sans quoi sa joie eût été gâtée.
Et, après un silence, elle ajouta en souriant :
— Du reste, c’était un sacrifice de peu d’importance.
— Vous croyez qu’on n’est pas heureux quand on se marie ? demanda Cady.
Mlle Denise se défendit avec vivacité.
— Ce n’est pas du tout ce que j’entends !… Le mariage est le but nécessaire de la plupart des existences… C’est là que se trouve le vrai bonheur de la femme… Je voulais dire que toutes ne peuvent pas y compter.
— Pourquoi ?… les laides ?… Mais, vous n’étiez pas laide, vous.
— Je ne pensais pas aux laides… Pour se marier, il n’est pas indispensable d’être une beauté… Un mari aime en sa femme autre chose que ses traits.
— Alors, qui sont celles qui ne doivent pas se marier ?
Mlle Denise chercha ses mots, pour bien préciser sa pensée.
— Celles qui ont des devoirs dans leur famille, et qui y sont, pour ainsi dire, en surplus. Tenez, pour que vous me compreniez, il faut que je vous rappelle que chez nous on a conservé des principes surannés… L’ancienne forme légale de la famille, qui était basée sur l’autorité absolue du chef de la maison, et le droit d’aînesse, nous paraît la plus belle, la plus forte qui soit… Et, bien entendu, sans nous insurger contre les lois et les mœurs modernes, nous observons quand même un peu l’ancienne règle… Maurice et Germaine, les deux aînés, sont destinés à perpétuer, lui le nom, elle la race… Il est juste que tout, matériellement et moralement, les favorise dans leur tâche… Moi, je suis l’en-cas… l’enfant qui comble un vide si un malheur arrive… Si, par bonheur, les aînés prospèrent, la cadette est du superflu… Le hasard la servant, elle se bâtira peut-être un foyer modeste, mais elle satisfera d’abord aux besoins de la famille… Tant pis si le temps s’écoule durant cette besogne et si elle laisse passer l’heure de se créer une existence personnelle… Il y aura toujours assez de devoirs pour l’occuper autour du vieux foyer, et sa vie ne sera pas inutile…
Ce soir-là, toutes les fenêtres bien closes, le bruit de la mer agitée n’arrivant plus qu’en un bourdonnement berceur, Cady regardait distraitement les braises et les flammes du foyer, inactive, tandis que sa compagne cousait activement, penchée sous la lampe. Soudain, Cady la questionna :
— Denise ?… Qu’est-ce que vous pensez du divorce ?
La vieille fille répondit avec franchise :
— Ma chère petite, je suis d’un illogisme qui me stupéfie moi-même !… Je l’ai en horreur, je ne l’admets en aucun cas… Et, cependant, pour vous, il ne me choque aucunement ; il me paraît naturel.
Cady l’examina longuement.
— Qu’est-ce que votre frère vous a dit des causes de mon divorce ?
Mlle Denise rougit jusqu’à la racine de ses cheveux, encore châtains bien que parsemés de quelques fils blancs.
— Je ne sais pas s’il m’a tout dit, fit-elle à voix basse. Il m’a dit ce qu’il fallait pour que je vous aime, et que je vous plaigne.
Et, comme Cady allait parler, elle l’arrêta :
— Attendez !… J’ignore ce que vous vous disposiez à prononcer… Mais, je vous en conjure, ne me confiez rien de votre vie passée… Évidemment, telle que je suis, avec les idées de mon milieu, je la blâmerais, et cela me ferait peut-être vous juger très faussement, car tout me dit, tout me certifie que vous ne ressemblez en rien maintenant, et que, plus tard, vous ressemblerez encore moins à celle que vous avez probablement été… Ce que je veux voir en vous, et que j’aperçois nettement, c’est votre être profond… Celui qui est indépendant de l’existence que vous avez pu avoir et que les circonstances vous ont sans doute imposée.
Cady resta longtemps silencieuse, son regard attaché sur Mlle Denise, qui travaillait activement à son ouvrage de lingerie. Enfin, elle dit :
— Je me demande pourquoi existent des individus aussi inutiles que moi, et qui n’ont même pas la satisfaction d’ignorer cette inutilité…
Denise releva les yeux sur elle avec étonnement.
— Inutile, vous ?… Comment pouvez-vous prétendre cela ?… D’abord, il n’y a pas un être sur terre qui ne soit utile à quelque chose ou à quelqu’un…
Cady hocha la tête mélancoliquement, un rappel aigu voilant passagèrement son regard.
— Ah ! peut-être étais-je nécessaire à un seul !… Mais tout m’en a séparé à jamais…
La tête baissée, la vieille fille prononça avec timidité, car elle comprenait qu’elle touchait à un secret douloureux.
— Je crois que vous faites erreur… Peut-être y avait-il un seul à qui il vous plaisait d’être utile… Mais vous pouvez devenir également l’âme, toute la vie d’autres, dont vous ne vous souciez pas… Et, si vous vous tourniez vers ceux-là, votre tâche serait belle, vous ne seriez certes pas inutile.
Bien que le soleil brillât ce jour-là et que la température fût redevenue celle d’un bel après-midi d’automne, Cady, de plus en plus morne et indifférente, avait obstinément refusé de sortir.
Après avoir vainement essayé de l’entraîner au dehors, Mlle Deber, découragée, s’assit en silence à ses côtés, sans songer cette fois à prendre son ouvrage.
— Denise, pourquoi me contemplez-vous avec cet air soucieux ? demanda la jeune femme au bout de quelques instants.
Mlle Deber ne répondit pas tout de suite.
— Parce que, dit-elle enfin, je suis attristée de voir que, si physiquement vous allez tout à fait bien, au moral je ne sens en vous aucune amélioration… Et je me désole, parce que je me reconnais trop inhabile, trop ignorante, moi, pauvre vieille fille, qui n’ai jamais côtoyé aucun drame, pour vous venir utilement en aide, pour vous dire les mots qui vous consoleraient… pour vous donner l’appui qu’il vous faudrait… Je vois que vous souffrez… Mais cette souffrance reste pour moi dans les ténèbres.
Cady serra autour d’elle l’incommode kimono ouaté qui l’habillait, et demeura pendant quelque temps muette, les yeux fixés sur le feu. Du bout du pied, sans pitié pour ses pantoufles — chaussures confortables, mais sans aucune élégance, achetées chez la mercière du lieu — elle faisait rouler les braises du foyer.
Enfin, elle demanda inopinément, la voix émue :
— Pendant que j’étais très malade… vous êtes certaine que Victor… que M. Renaudin n’a pas appris l’état réel où je me trouvais ?…
Mlle Denise demeura interdite.
— M. Renaudin ? balbutia-t-elle. Oh ! bien entendu non, il n’a rien su… Qui lui aurait dit ?…
Cady ne répliqua rien. Un long moment de silence s’écoula. Enfin, Mlle Denise, qui jetait parfois un coup d’œil furtif sur la jeune femme, s’aperçut qu’elle pleurait, sans bruit, sans geste.
— Cady ! ma chère Cady, qu’avez-vous s’écria-t-elle, pleine d’émoi.
Cady haussa les épaules.
— Ah ! je suis absurde, je le sais bien… Que voulez-vous, c’est plus fort que moi… Je ne peux pas me consoler de son abandon…
Mlle Denise la regardait fixement, les yeux élargis, sans comprendre.
Cady jeta, avec une légère impatience :
— Oui, oui, vous n’y êtes plus !… Je parle de mon mari, de Victor.
Mlle Denise laissa tomber son ouvrage et balbutia, véritablement éperdue. Son âme simple, sans complications, s’effarait dès qu’une lueur de celle de Cady lui apparaissait.
— Mon Dieu ! vous l’aimez donc encore ?
La jeune femme posa ses coudes sur ses genoux et, courbée, cacha son visage dans ses mains.
— Non, je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé… Mais j’ai besoin de lui, ou plutôt j’ai soif de son affection, de sa protection… Sans lui, je me sens telle qu’un chien perdu… Je suis, vis-à-vis de lui, comme l’animal envers un maître parfait… On l’aime d’un amour égoïste, qui ne livre rien et reçoit tout… On l’aime parce qu’il vous défend, vous choie, vous adore… On se laisse vivre à ses côtés, insoucieux de lui, heureux parce qu’on ne lui donne que le bonheur de se dévouer, de vous chérir… Quand il est là, on ne pense jamais à lui, il obsède parfois… Lui parti, on n’existe plus.
Mlle Denise poussa un cri de détresse.
— Mais alors, si vous le regrettez, pourquoi divorcez-vous ?
Cady gémit plaintivement.
— Parce qu’il ne peut plus supporter la souffrance de m’aimer !…
Mlle Denise fit un geste accablé.
— Ah ! je ne comprends plus !…
Cady releva la tête.
— Parce que vous ne savez rien ! fit-elle d’une voix brève. J’étais tout dans la vie de Victor… Il me voyait d’abord au travers de son amour, de ses illusions… Puis, les voiles ont eu beau tomber, il m’aimait plus encore, telle que je lui apparaissais peu à peu… Il me pardonnait tout… il acceptait de se leurrer… mais, le dernier coup a dépassé ses forces… il a fui… il ne veut plus, il ne peut plus me revoir… J’ai cru d’abord être joyeuse de ma liberté… et très vite, je n’ai plus senti que l’abandon… J’ai écrit à Victor… Oh ! il me connaît trop bien pour ne pas m’avoir vue au travers de ces lignes comme si j’avais été devant lui !… et, il ne m’a pas répondu !… lui !… lui !…
Le front assombri, les yeux attachés au sol, Mlle Denise demanda, la voix tremblante :
— Cady… avez-vous été vraiment coupable ?… ou seulement coquette… imprudente ?…
Mais, comme la jeune femme, perdue en une songerie, ne répondait point, elle n’insista pas.
Fraîche, vive, vêtue d’un élégant tailleur gris, un feutre noir mou enfoncé sur ses cheveux qui resplendissaient sous le soleil méridional, Cady traversa rapidement le jardinet de la villa, qui donnait sur le boulevard longeant la mer, à Menton. Dans ses deux mains dégantées, elle serrait le courrier très important ce matin-là, qu’elle venait de recueillir dans la boîte de la grille.
Derrière les eucalyptus et les palmiers, deux persiennes du rez-de-chaussée étaient encore closes. La jeune femme se récria en riant.
— Denise !… Comment, Denise, vous dormez encore à cette heure-ci ?… Ce n’est pas possible, on me l’a changée !…
Joséphine, qui brossait une jupe sous la véranda, eut un rire discret.
— Mademoiselle a pris un bain, son thé, et elle s’est recouchée… elle avait l’air si contente, elle paraissait se trouver si bien !… et comme si c’était la première fois de sa vie que cela lui arrive de se dorloter !… C’est à n’y pas croire… Des gens si riches, et qui se donnent si peu de bon temps… et qui sont installés chez eux, pire que des paysans… Si je disais à madame que, là-bas, à Loudéac, la bonne m’a affirmé que la vieille Mme Deber fait sa toilette le matin avec une serviette roulée autour de sa main qu’elle trempe dans un verre d’eau et d’eau de Cologne !… Et on va aux bains publics deux fois l’an !…
La fenêtre s’ouvrait, Mlle Denise, enveloppée d’une robe de chambre en flanelle grise, clignait des yeux, éblouie, s’excusait en souriant, confuse.
— C’est abominable, affreux !… Je me perds dans les délices du farniente et de la paresse… Ah ! Cady, vous m’avez débauchée !…
La jeune femme riait, renversant un peu la tête ; l’ombre du chapeau portait sur le haut de son visage, faisant plus lumineux ses beaux yeux limpides.
— C’est cela, insultez-moi !… Et quelle injustice ! Moi qui trotte depuis ce matin à huit heures !… Il fait délicieux… Cela sent si bon le sapin et le « fruit de mer » !
Elle s’était assise sur un banc, et triait lettres et journaux répandus sur ses genoux, passant à mesure sa correspondance à Mlle Denise toujours accoudée à la fenêtre.
Toutes deux déchirèrent des enveloppes. Sans cesser de parcourir lettres et papiers, Cady bavardait, du même ton léger, enivrée d’air pur, de soleil, du parfum des arbustes odorants et des fleurs.
Soudain Mlle Denise poussa un cri étouffé, et, toute pâle, s’accrocha à la barre d’appui.
— Ah ! Cady, Cady !…
La jeune femme lui jeta un impayable coup d’œil malicieux.
— Hé là !… Ne prenez pas mal ! — comme disait mon ancienne institutrice. — Qu’est-ce qui vous émeut si fort ?… Je parie que c’est la même nouvelle que la mienne.
Denise se redressa, la regardant anxieusement.
— Quoi, vous savez ?
Cady répondit tranquillement, en agitant une lettre décachetée.
— Que mon divorce est prononcé ?… Oui, Argatte vient de me l’annoncer… Mais quoi, c’était couru d’avance… Il n’y a pas matière à surprise, je pense ?
Mlle Denise ouvrit la bouche pour lancer une sortie véhémente ; puis, se ravisa, et, muette, se retira de la fenêtre, qu’elle referma.
Cady acheva de parcourir sa correspondance, plia deux ou trois lettres qu’elle plaça dans la pochette de son sac ; puis, chiffonnant tout le reste, elle appela Joséphine.
— Débarrassez-moi de cela.
Comme la femme de chambre allait s’éloigner, elle la retint.
— Dites-moi… Ici, et en Bretagne, c’est Mlle Deber qui a réglé toutes les dépenses… Mais l’argent que vous m’avez remis, celui que vous avez déboursé à Paris… Qui vous l’avait donné ?
Préparée depuis longtemps à cette question, Joséphine répondit sans hésiter :
— M. Maurice Deber, madame.
Il lui paraissait tout à fait superflu de mentionner l’apport de Jacques Laumière.
Cady hocha la tête, songeuse :
— Bien… je le pensais.
Joséphine allongea le cou avec curiosité.
— Si j’osais demander à madame… Est-ce que madame a des nouvelles ?… Je veux dire, du jugement ?…
Cady répondit, toujours pensive :
— Oui… tout est fini… Nous sommes divorcés… M. Renaudin a donné sa démission de juge, il s’est fixé je ne sais où, en province… Il faudra même que vous alliez prochainement à Paris pour reprendre tout ce qui reste de mes affaires, quai du Louvre ; l’appartement va être mis à louer… Comme monsieur me laisse la faculté de garder tous les meubles si je veux, je vous donnerai une petite liste… Il y a trois ou quatre choses que je désire conserver… Vous ferez porter le tout passage Porsin.
Joséphine demanda d’un ton innocent :
— Madame compte garder ce petit entresol ?
Cady fit un geste évasif.
— Je verrai plus tard.
Joséphine sourit avec mystère.
— Oh ! il ne tiendra qu’à madame d’avoir une bien plus belle installation.
Cady lui jeta un coup d’œil ironique, mais sans mécontentement.
— Vraiment ?… Vous connaissez mieux mes ressources que moi !… J’ai pourtant idée que, ma dot reprise, mes revenus ne seront pas lourds.
La femme de chambre hocha la tête d’un air entendu, et se contenta de prononcer, tout en emportant la robe qu’elle brossait et les chiffons de papier :
— Cela plaît à dire à madame.
Mlle Denise paraissait à l’entrée de la villa. Elle était complètement prête, coiffée correctement, vêtue de noir, ainsi qu’à l’ordinaire. Une expression de gravité triste imprégnait sa physionomie.
On n’eût pu dire qu’elle était laide ; cependant, aucune séduction n’avait jamais dû émaner de ses grands traits, qui semblaient réguliers au premier examen, et dans lesquels, ensuite, on apercevait l’exagération infime de chacun des détails, qui suffisait à détruire l’harmonie de l’ensemble. Sa taille était trop élevée ; sa minceur était de la maigreur ; ses mains, assez belles, étaient déparées par des poignets défectueux. Son nez, trop aquilin de profil, était presque épaté de face. Ses yeux étaient grands, leur expression attachante, mais des cils pâles et rares, des sourcils grêles, plantés trop haut, leur enlevaient toute beauté.
Elle s’assit auprès de Cady et considéra celle-ci longuement, intensément. La jeune femme sourit, tira les épingles de son chapeau, enleva celui-ci et le déposa sur une table à côté d’elle.
— Là ! fit-elle avec une imperceptible raillerie. Comme cela, vous interrogerez plus commodément ma physionomie.
Mlle Denise détourna les yeux, et soupira sans parler. Cady prit sa main, qu’elle caressa affectueusement.
— Ne soyez pas fâchée… Je suis gaie, aujourd’hui, j’ai envie de plaisanter… mais je ne veux pas vous faire de peine, parce que je vous aime bien.
Mlle Denise retira sa main doucement et la porta à son front.
— Vous êtes gaie !… Oui, c’est bien cela qui me surprend !…
Elle ajouta tout bas, avec émotion :
— Ce qui m’épouvante…
Cady hocha la tête.
— Vous ne comprenez plus rien à votre petite amie ?
— Oh ! non, certes !
— C’est parce qu’un jour vous m’avez vue triste, le cœur en déroute, l’esprit en désordre, que vous vous étonnez de mon attitude à présent ?
Mlle Denise releva les yeux et dit avec un doute timide :
— Étiez-vous sincère, alors ?
— Naturellement oui ! affirma Cady avec vivacité. Seulement, le temps a passé.
— Peu de temps, en réalité.
— Cela n’importe guère… Pour certains, il faut dix ans pour se consoler, pour d’autres dix mois, et d’autres encore dix jours.
— Ainsi, vous êtes gaie ?
— Non… je me suis servie d’un terme impropre… Au fond de moi, il y a encore… il y aura toujours… un tas de choses tristes… Oh ! bien plus que vous ne sauriez l’imaginer !… mais la vie a repris en moi… le besoin non pas d’effacer, non pas d’oublier l’ineffaçable, l’irréparable, mais… comment dire ?… de poser dessus quelque chose d’hermétique… Mon existence, et celle de beaucoup de gens, je crois, est à compartiments, empilés les uns au-dessus des autres… Ce qu’il y a dans les tiroirs d’en dessous y reste… il n’y a pas de communication avec ceux d’en dessus… il ne faut pas qu’il y en ait.
Mlle Denise réfléchissait ardument.
— Je ne conçois pas cela.
— Parce que, d’abord, nous n’avons pas la même nature, puis nos vies sont tellement dissemblables !… La vôtre fut si unie… On ne voit pas, en effet, quelles séparations pourraient exister… Ça a coulé, ça coule, ça coulera toujours à peu près pareil… Moi, c’est différent.
Mlle Denise songeait, toute désorientée :
— Je vous revois, je vous entends… dans cette petite chambre là-bas… pâle, pleurante, si touchante… me disant de façon si émouvante que votre mari vous était indispensable… Je vous avais si bien comprise alors… Vous ne pouviez l’aimer d’une manière romanesque, mais vous étiez attachée à lui, et vous ne vouliez pas admettre l’idée de la séparation… Depuis ce moment je vous ai toujours vue sous cet aspect… Je croyais que vous n’accepteriez jamais le divorce… Et, encore maintenant, je ne puis imaginer qu’il ne reste rien en vous des sentiments qui vous animaient alors…
Cady expliqua avec douceur :
— Ma chère Denise, que puis-je faire ?… Évidemment, c’est ma faute si j’ai lassé la bonté, usé le cœur d’un pauvre homme chez qui je croyais que la pitié et la patience étaient inépuisables… Mais, puisque le fait existe… puisqu’il veut souffrir à l’écart, en paix, loin de moi… je ne puis ni le poursuivre, ni le forcer à me rappeler près de lui…
— Vous avez raison, accorda Mlle Denise, hésitante, cependant…
— Cependant, acheva Cady pour elle, selon vous, je devrais demeurer éternellement blessée, pleurante, en deuil de mon bonheur conjugal ?… Eh bien, non, cela m’est impossible… A une heure de souffrance bien autrement aiguë que celle dont vous avez été témoin, j’ai pensé à mourir… Je n’ai pas pu… Ne peut pas toujours se suicider celui qui a le plus sincère, le plus fervent désir de mourir… Alors, puisque je dois vivre, je vis !…
Mlle Denise lui tendit la main spontanément, entraînée soudain par l’accent frémissant, par tout ce qui se dégageait d’intensément vibrant de la jeune femme.
— Oui, oui, vous avez raison ! répéta-t-elle, mais cette fois avec une conviction pleine d’effusion et de tendresse. Vivez ! Soyez heureuse, et rendez heureux ceux qui vous aiment !… En effet, c’est plus beau, c’est meilleur que de s’abîmer dans un désespoir lâche et sans issue !…
Quelque chose de sec, d’amer, passa sur les traits de Cady.
— Ça, c’est un autre ordre d’idées !… Être gai, en train, c’est une affaire d’équilibre, de santé… et, à présent, je me porte à merveille… Être heureux, ça n’est pas la même besogne… Quant à rendre heureux les autres, ce n’est pas non plus très bien dans ma partie… Du moins, jusqu’ici j’ai plutôt saboté le travail !…
Et, changeant brusquement de ton, elle jeta gaiement :
— Avez-vous déjà commandé le dîner, Denise ?
— Le dîner ? fit, ahurie, la vieille fille, dont les idées étaient loin d’avoir la mobilité de celles de sa jeune amie.
— Oui… parce que vous ferez bien d’ajouter un rôti à notre menu végétarien ordinaire… pour votre nouveau convive.
Mlle Denise la considéra avec un véritable égarement.
— Quel convive ?… Qui attendez-vous ?… On vous a écrit ?
— Rien du tout ! protesta Cady. Mais je vous parie bien tout ce que vous voudrez que le rapide va nous amener cet après-midi votre cher frère…
— Maurice ? s’exclama Mlle Denise avec une surprise où l’alarme dominait. Il vous l’a dit ?
— Pas le moins du monde… C’est simplement évident. Vous a-t-il écrit le résultat de mon procès ?
— Non.
— Eh bien, c’est qu’il compte vous en parler… et à moi aussi… Pourquoi attendrait-il ?… Ça serait la gaffe… C’est le vrai moment pour m’adresser une proposition de mariage.
Mlle Denise saisit ses deux mains avec élan.
— Oh ! ma chérie, vous serez donc sa femme ?
Cady se leva, avec un rire nerveux.
— N’allez pas si vite !… Il faut d’abord qu’il me le demande !… Seulement, je vous préviens… mettez un poulet ou un quartier de bœuf, car ce colonial est carnivore !…
Lorsqu’ils se levèrent de table, la nuit était venue, le repas s’était éternisé, grâce à la gaieté franche, presque exubérante de Maurice et de Cady. Mlle Denise, d’abord émue, bouleversée, avait fini par se mettre à peu près à l’unisson de ses convives.
Pourtant, elle n’arrivait point à comprendre leur aisance, et elle s’étonnait de l’entrain inusité, de la bonhomie radieuse de son frère autant que de l’air « jeune fille » et insouciant de Cady.
Comment, entre ces personnages, pouvait-il y avoir le drame dont elle connaissait les faits essentiels, si graves, et autour duquel elle devinait tant d’autres abîmes ?…
Le voyageur était entré dans la villa une heure après l’arrivée du train, correct, élégant, avec la mine tranquille d’un visiteur attendu. On l’avait accueilli sans démonstrations ; pas une fois une allusion n’avait été faite aux événements récents, à la situation de Cady. Et, tout de suite, entre eux trois une camaraderie amicale s’était établie, avec, de la part de Maurice, vis-à-vis de Cady, cette nuance d’émotion respectueuse, attendrie, du fiancé envers sa jeune fiancée.
— Allons faire un tour sur le boulevard, proposa Cady. Nous entendrons la musique de loin. Nous n’approcherons pas du jardin, car vous n’imaginez pas combien c’est provincial ici… Toutes ces bonnes gens rangés, bien sages, dodelinant de la tête aux éclats du piston ou du tambour, cela me porte sur les nerfs.
— En effet, reconnut Deber, l’endroit est plutôt paisible. Mais pourquoi vous y êtes-vous éternisées si vous vous y ennuyiez ?… J’avais dit à Denise de vous emmener à Nice, à Cannes ou à Saint-Raphaël dès que votre santé serait remise.
Mlle Denise s’excusa.
— Je le lui ai proposé ; elle a refusé.
— Nous étions parfaitement bien ici, déclara Cady. J’adore les endroits tranquilles maintenant, et j’ai fait de merveilleuses promenades aux environs… Denise n’étant pas très bonne marcheuse et ne pouvant pas m’accompagner, c’était charmant de ne rencontrer personne pour s’étonner de me voir seule…
Elle s’interrompit.
— Parce que tout le monde, ici, m’appelle « mademoiselle ! »
Mlle Denise affecta de soupirer.
— Au lieu qu’on me donne d’insolents « madame » ! Vraiment, chacun croit qu’elle est ma fille.
Cady l’embrassa.
— Pardi ! Vous ne protestez jamais… Au fond, vous en êtes ravie.
Ils longeaient la mer, qui s’étendait sombre, unie, avec d’interminables traînées lumineuses rouges et blanches tombant des phares. Au ciel, étonnamment ténébreux, des étoiles palpitaient. Dans la brise tiède du soir, la musique lointaine chantait doucement un air suranné de Lulli, chacune des notes piquées se détachant, grêle et cristalline, dans le silence. L’odeur de la cigarette que fumait Deber se mêlait à la senteur marine.
Maurice, qui s’attardait rarement au charme des ambiances, annonça avec une imperceptible ironie :
— J’ai causé, à Paris, avec Mme Darquet et Mlle Jeanne… Il leur tarde, à toutes deux, de revoir leur chère Cady… Elles m’ont chargé de lui dire que sa chambre l’attend rue de la Boétie, et on espère qu’un long séjour à la Brolière lui sera agréable l’été prochain.
Cady avait eu un haut-le-corps.
— Non, vrai ?
— Tout ce qu’il y a de plus vrai.
— Elles ont le culot de m’inviter à présent, après s’être défilées il y a six mois.
Deber sourit.
— Sans doute trouvent-elles que la situation n’est plus la même…
Cady jeta vivement :
— Eh bien, elles peuvent m’attendre !…
Maurice répondit avec douceur, feignant de ne point comprendre le sens de l’exclamation de la jeune femme.
— Sans doute, puisque vous accepterez la proposition.
— Non ! fit Cady violemment.
— Mais si… Réfléchissez… Comme vous le disiez très bien tout à l’heure, vous êtes redevenue en quelque sorte jeune fille… cela, forcément, pour près d’un an encore…
Cady l’interrompit.
— Je resterai avec Denise !…
Il secoua la tête.
— C’est impossible. Jusqu’ici, vivre auprès d’une amie était à la rigueur acceptable, mais, outre que cette amie a d’autres devoirs à remplir, qu’elle ne peut pas rester éternellement éloignée de sa famille, il ne serait plus correct dans les circonstances présentes que vous demeurassiez avec elle… Un seul bercail est indiqué… le toit maternel. Je vous répète que Mme Darquet a parfaitement admis actuellement votre divorce, et elle accepte avec la joie la plus sincère l’avenir dont, naturellement, je lui ai touché un mot… C’est, au fond, une femme de grand sens, et dont la forte situation dans le monde vous sera d’un utile concours.
Cady ne répliqua rien ; la promenade se continua en silence. Mlle Denise, dont la jeune femme avait pris le bras, la sentit peser contre son épaule.
— Vous êtes fatiguée ? dit-elle avec sollicitude.
— Un peu, fit Cady d’une vois morne. J’ai beaucoup marché ce matin.
— Rentrons, proposa Maurice. Denise nous fera du thé, et nous irons nous reposer.
— Je t’ai fait préparer une chambre, dit Denise avec timidité.
Son frère répondit sèchement :
— Je suis descendu à l’hôtel… C’est plus convenable.
Dans le jardin de la villa, Cady et Maurice s’assirent sous la véranda, tandis que Mlle Denise s’éclipsait, se devinant importune.
Cady parla tout de suite, d’une voix basse, pénétrée d’émotion.
— Je voudrais, Maurice, que vous vous rendiez compte que c’est une grave erreur, une faute irréparable de me ramener dans le milieu où évolue ma mère… J’ai beaucoup changé depuis quelques mois, j’ai saisi une foule de choses qui m’étaient étrangères… J’ai retrouvé de vieilles impressions d’enfance — celles qui étaient bonnes — et qui, peut-être, avec un peu de culture, se développeraient tout à fait en moi… mais enfin, mon caractère n’est pas encore modifié assez profondément… Songez à tout ce que je vais retrouver… Et cela, au moment où, réellement, ce monde me devenait odieux, où je commençais à goûter celui où votre sœur, cette excellente Denise, s’efforce de m’attirer… Certainement, je me suis ennuyée d’abord parmi les vôtres, mais peu à peu cet ennui ne m’a plus été pénible… et il me semble que les années se passant, je m’acclimaterais complètement à cette atmosphère si différente de celle qui a entouré ma jeunesse…
Elle s’arrêta, découragée soudain, sentant au silence hostile de son auditeur qu’il ne la comprenait pas.
Il dit avec une imperceptible nuance d’impatience :
— Je crains que vous n’envisagiez pas du tout la réalité de votre situation… de notre situation. Dans le monde, un divorce a toujours un côté scandaleux que chacun exploite si on ne l’impose pas hardiment… C’est ce que Mme Darquet est disposée à faire, et je lui en suis reconnaissant… Votre mère, approuvant ouvertement votre divorce, le légitime aux yeux du public, et ferme la bouche à toutes les insinuations malveillantes… Quant au contact que vous redoutez, laissez-moi vous dire que vous exagérez les choses… Vous savez si je suis l’ennemi de beaucoup de gens de votre entourage… Mais il faut reconnaître que parmi les familiers de votre mère il en est de parfaitement honorables… Vous pouvez rechercher ceux-là et écarter les autres… Du reste, nombre de ces gens, les pires, sont précisément en froid à l’heure actuelle avec Mme Darquet, et vous n’avez pas à craindre de les rencontrer dans l’intimité comme autrefois.
Cady demanda, les yeux sur lui :
— Vous tenez énormément à l’opinion du monde ?
Il hésita.
— Pas pour ce qui me concerne personnellement… mais, à l’égard de vous, oui… Il me serait extrêmement pénible que ma femme fût l’objet de racontars venimeux.
Elle s’écria avec amertume.
— Et vous supposez que ma mère les empêchera de naître, d’être colportés ?… Que vous êtes jeune !
Il affirma, subitement violent :
— Elle les écrasera !… Elle l’a promis, et elle y est intéressée comme nous.
Cady fit un geste de détachement.
— Oh ! parlez pour vous !… moi, je vous avoue que les jugements d’un clan dont je voudrais m’éloigner me sont indifférents…
Il se rapprocha, la voix plus douce, un rien passionnée.
— Moi aussi, Cady, je souhaite ardemment m’enfuir avec vous… Mais, je ne veux pas savoir que derrière nous on clabaude… cela m’inquiète, cela m’irrite… Tenez, que je vous dise… J’ai trouvé et j’ai loué, auprès de Gênes, une maison… une propriété, un site de rêve… C’est là, si vous le permettez, que je vous emmènerai dès le lendemain de notre union… C’est là que nous oublierons aussi longtemps que vous le voudrez bien le monde et les hommes… leur stupidité, leur méchanceté, leur bassesse… Vous serez la petite reine de cet empire de verdure, de fleurs, de rocs, de terrasses dominant la mer bleue… Ah ! nous y vivrons des jours rares, inouïs… des jours que j’ai imaginés tant de fois avec ivresse, avec désespoir, là-bas, dans la solitude et l’exil !…
Elle posa sa main sur celle de Deber.
— C’est une excellente idée… mais pourquoi n’irions-nous pas tout de suite dans votre paradis ?…
Il sursauta.
— Impossible !… Ne savez-vous pas que la loi ne permet pas le mariage immédiatement après le divorce ?
Elle dit bas, sans le regarder.
— Qu’importe ?…
Il se leva brusquement, et se mit à arpenter le jardin, en proie à un trouble extrême. Enfin, il revint à elle, et, sans l’approcher, d’une voix altérée, il prononça :
— Non, non ! il ne faut pas !… Je vous adore, Cady, mais il me faut vous respecter… si je veux qu’on vous respecte !…
Cady se leva nerveusement.
— Vous avez parfaitement raison, mon ami ! fit-elle narquoise.
Et elle courut à la fenêtre ouverte du salon, criant gaiement :
— Et ce thé, Denise ?
— Il vous attend ! répondit la vieille fille avec empressement.
Elle n’osait déranger leur tête-à-tête, et se maudissait d’avoir si vite versé l’eau dans la théière. Sans doute le thé serait trop fort !…
Cady bavardait, insoucieuse, joyeuse, évoquait les petites galettes, avalait mandarines et fruits confits avec appétit. Maurice Deber restait silencieux et soucieux, le cœur et les sens chavirés, évitant de regarder la jeune femme.
Cady avertit :
— Vous pouvez fumer. Vous ne mangez pas, vous ne buvez pas, c’est insupportable… Au moins, occupez-vous à quelque chose !…
Il sourit d’un air préoccupé, et tâta sa poche machinalement. Il fit un geste de ressouvenir, et atteignit un écrin.
— Tenez, Cady, voici ce que j’avais cru pouvoir vous offrir.
Elle ouvrit vivement la boîte qui contenait une bague de dimensions volumineuses, ornée d’énormes diamants.
Penché vers elle, Maurice dit bas, avec émotion :
— Vous souvenez-vous, il y a douze ans ? Vous m’aviez demandé de vous apporter des diamants à mon retour… Ce sont ceux-là…
Un sourire ambigu vint aux lèvres de Cady. Elle essaya le bijou et le retira aussitôt, prononçant froidement :
— Oh ! je ne pourrais pas porter une aussi grosse machine !… Voyez, j’ai les doigts palmés… il n’y a pas de place…
Deber se redressa, frappé.
— Vous refusez ma bague, Cady ?
Elle répondit avec tranquillité.
— Celle-là, oui… ou, du moins, je vous préviens que je ne pourrai pas la porter à l’ordinaire… Mais, si vous voulez me faire un grand plaisir, vous donnerez à monter un autre diamant…
Elle chercha parmi les breloques de son sautoir et ouvrit un petit médaillon.
— Voici une pierre qui vient aussi de vous… La reconnaissez-vous ?… C’est précisément le diamant dans sa gangue que vous aviez donné à mon père, et qui excita tant ma convoitise, autrefois.
Un flot de joie orgueilleuse emplit subitement le cœur de Maurice.
— Oh ! Cady ! s’écria-t-il éperdu. Vous aviez conservé cette pierre ?…
Elle le regarda audacieusement, et scandant ses mots :
— Oui… et si vous voulez vraiment m’être agréable, vous la ferez monter en bague… Je ne la quitterai jamais, celle-là.
Il promit avec empressement.
— Dès demain, je la porte à Nice, et vous l’aurez dans le plus bref délai possible.
Cady éclata d’un petit rire aigu.
— C’est cela !… Denise, nous l’accompagnerons… Car je veux choisir la monture de ce diamant… Je la veux très jolie, et pas banale, surtout !… Vous ne pouvez vous douter à quel point je tiens à cette pierre… et de tout ce qu’elle représente pour moi…
Deux heures plus tard, Maurice Deber, ayant quitté la villa pour regagner l’hôtel ; Denise déjà endormie dans sa chambre ; Cady, enfermée chez elle, la fenêtre ouverte sur la nuit calme et pure, fouilla dans son petit sac. Elle en retira la lettre de Félix Argatte, et une autre que l’avocat lui envoyait avec différents papiers… Une lettre qui était restée un jour sur le bureau du jeune homme, tandis que l’on emportait Cady délirante…
Et, ce soir, relisant pour la centième fois les caractères tracés par la main chérie de Georges, elle s’arrêtait à ce passage, y posait ses lèvres frémissantes.
« Ma Cady, je suis parti droit devant moi et je ne sais pas ni ce que je ferai, ni ce que je deviendrai. J’ai pensé à mourir, mais je n’ai pas pu, parce que nous sommes trop jeunes pour qu’un jour ne revienne pas où nous nous retrouverons. Déjà, nous avons été séparés, et tu vois, il y a eu du soleil pour nous.
« Garde ton diamant comme je garde le mien, et ne me chasse jamais de ta pensée. »
Une horloge, très loin, sonna minuit. Cady tressaillit, replia la lettre, la cacha, et vint fermer la croisée.
Dans les ténèbres du ciel, il lui sembla que la grande ombre un peu voûtée de Maurice Deber se dessinait, la guettant…
Alors, dressée, méprisante, rancunière, elle jeta, d’un ton indicible :
— Imbécile !