The Project Gutenberg eBook of Par-dessus le mur

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Title : Par-dessus le mur

Author : Frédéric Boutet

Release date : November 9, 2024 [eBook #74711]

Language : French

Original publication : Paris: Ernest Flammarion

Credits : Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAR-DESSUS LE MUR ***

FRÉDÉRIC BOUTET

Par-dessus le mur

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE , 26

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.

DU MÊME AUTEUR

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Paris. — L. Maretheux , imprimeur, 1, rue Cassette, Paris. — 9999.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1920
by
Ernest Flammarion .

Par-dessus le mur

Le vieux mur du parc, délabré et élevé, couronné d’herbes folles et drapé de lierre, au carrefour quittait la route et, après un pan coupé où il y avait une petite porte basse qui paraissait condamnée, s’enfonçait dans le bois.

A l’entrée du bois, dans une clairière tout près du mur, la roulotte était arrêtée.

Vers cinq heures, comme la chaleur devenait moins forte, une vieille femme qui avait l’aspect d’une bohémienne en sortit et s’en alla du côté du village, là-bas, loin sur la route.

Un garçon de dix-huit ans, élancé et basané, vêtu d’une chemise rouge bâillant sur sa poitrine brune et d’un pantalon de toile serré par une large ceinture dessinant la taille mince, parut ensuite. Il écarta avec nonchalance les boucles de ses cheveux noirs emmêlés sur ses yeux brillants, bâilla en s’étirant, rit tout seul avec bonne humeur et alla s’occuper du cheval. Puis, il vint s’installer sur la mousse, au pied d’un chêne, et se mit à tresser de l’osier en sifflant.

Soudain, il entendit comme un frôlement et leva la tête, surpris.

Du haut du mur, une figure l’observait, parfaitement immobile et se détachant étrangement sur le fond sombre des feuilles, — une figure féminine et presque enfantine sous une extraordinaire masse de cheveux fauves dénoués qui, jusque sur le cou et les épaules qu’ils cachaient, descendaient en nappes lourdes le long des joues délicates, laissant voir seulement de grands yeux brun doré et une bouche rouge que plissait une moue sérieuse.

Le jeune homme se leva et, la main sur son cœur, se courba en un salut théâtral.

Une voix argentine vint du haut du mur.

— Vous êtes bohémien ?

Il eut un large geste vers l’horizon.

— Je suis un nomade, déclara-t-il avec un accent guttural et chantant.

— Un nomade… un nomade…

Les yeux ardents, sous les cheveux fauves, le regardaient avec une curiosité avide.

— Alors, vous allez devant vous, au hasard de votre volonté… Vous allez au bout de la terre si vous voulez…

Il rit en montrant ses dents blanches.

— On va où on gagne sa vie… C’est les riches comme vous qui vont où ils veulent.

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas ce que je veux… Je n’aime pas sortir. J’aime mieux le parc. Il n’y a personne. Si je veux voir loin, je monte sur l’échelle du jardinier… Comme je suis là. C’est en cachette. C’est assez amusant…

Elle resta silencieuse un moment et reprit :

— Est-ce vrai qu’il y a des ducs et des princes parmi vous, et que vous avez une langue que personne d’autre ne peut comprendre, et des coutumes mystérieuses ? La vieille, qui est dans la roulotte avec vous, est-ce une de vos reines ? Sait-elle lire dans la main, tirer le tarot, dire les mots qui ensorcellent ?… J’ai lu des livres là-dessus ! Moi, j’y crois ! Est-ce vrai que vous faites le sabbat chaque année ?

Elle s’arrêta, attendent la réponse. Le garçon semblait embarrassé.

— La vieille qui est avec moi, c’est la grand’mère, dit-il avec un air d’enfant. Elle fait le ménage et la cuisine. Moi, je tresse des paniers. En voulez-vous ? Ils ne sont pas chers.

Elle l’interrompit avec impatience.

— Pourquoi mentir ? Je sais, je vous dis ! Vous faites tous semblant de faire des paniers, ou quelque chose comme cela pour que les gendarmes vous laissent tranquilles… Mais, je sais… je sais… vous avez des aventures extraordinaires… vous enlevez des enfants… vous…

— Mais pas du tout ! C’est des histoires ! On est des honnêtes gens !…

— Taisez-vous ! Je sais ! Ce doit être extraordinaire !…

Elle s’était animée, les joues pâles rosissaient. Il la regardait de bas en haut et soudain lui dit avec simplicité :

— Ce que vous êtes jolie !…

Un éclat de rire moqueur. La figure avait disparu.

— A demain ! cria encore la voix argentine.

Il se rassit pour tresser son osier, mais il restait étonné de l’aventure, et lorsque la vieille bohémienne revint il la lui raconta. La vieille y prit un grand intérêt. Elle se fit redire tous les détails et réfléchit en préparant le fricot. Quand ils eurent mangé, pendant que le garçon fumait une cigarette, elle lui donna à voix basse des instructions minutieuses qu’elle répéta deux fois pour qu’il comprît bien.

Le lendemain, dès quatre heures, la vieille fila vers le village et le jeune homme s’installa au pied de l’arbre avec son osier, en se répétant, comme une leçon, ce qu’il devait dire. Comme la veille, il portait sa chemise rouge et son vieux pantalon. Il aurait voulu faire toilette et revêtir un complet marron qu’il mettait dans les grandes occasions, mais la vieille, avisée, l’en avait empêché.

— Bonjour !

La mince figure, sous les lourds cheveux fauves, en haut du mur, était apparue. Il se dressa, un peu troublé, et sa rougeur allait bien à son teint brun. Elle recommença ses questions et, ce jour-là, il avoua sans trop de réticences tout ce qu’elle voulut. Il reconnut qu’il descendait des ducs d’Égypte et qu’un jour viendrait où il serait lui-même roi des tribus errantes ; il se lança dans des récits emphatiques et s’embrouilla dans sa noblesse déchue et ses projets grandioses, mais elle écoutait la voix chantante et rauque et le trouvait si beau qu’elle n’y prit pas garde.

Dix après-midi, sauf un jour de pluie diluvienne, elle reparut ainsi en haut du mur, sur le fond sombre des arbres touffus. Il restait en bas. Il avait osé, une fois, parler d’escalader pour se rapprocher, mais elle s’était rejetée en arrière avec un tel courroux dans les yeux qu’il avait cru ne plus la revoir. Pourtant, elle revint et l’intimité entre eux grandissait. Il lui racontait maintenant sa vie quotidienne et les longs voyages sans hâte le long des calmes routes. Il lui répétait aussi qu’il la trouvait jolie, et elle ne s’en fâchait plus.

De tout cela, la vieille bohémienne s’enquérait avec soin. Elle réfléchissait et donnait des conseils selon le plan qu’elle mûrissait. Un soir, elle estima que le moment était venu. Le garçon était assis à côté d’elle sur l’herbe et tressait un panier à la lueur de la pleine lune qui passait à travers les branches. La vieille, à voix basse, lui dit ce qu’il devait faire le lendemain. Il fut si étonné qu’il lâcha son osier.

— J’oserai jamais, murmura-t-il.

La vieille haussa les épaules.

— Qui ne risque rien n’a rien. Faut profiter des occasions. Je ne serai pas toujours là pour te conseiller, et tu es sans malice… Les gens riches, ça donne n’importe quoi pour éviter le scandale… C’est pas toi qui a été la chercher sur son mur… Et puis, quoi ! tu es bien assez beau garçon pour valoir n’importe qui…

Il promit de faire de son mieux.

Le lendemain, lorsque parut, en haut du mur, la figure de la petite inconnue, il leva vers elle un visage si désolé qu’elle lui demanda aussitôt ce qu’il avait.

— Je ne vous verrai plus, murmura-t-il de sa voix tendre. Nous allons partir… loin… On nous attend… des nomades comme nous.

Elle fit un mouvement et devint si pâle sous ses cheveux ardents qu’il put voir combien elle était bouleversée. Il continua :

— Nous, c’est notre vie de nous en aller… Mais qu’est-ce que je vais devenir si je ne vous vois plus ?…

— Quand partez-vous ? souffla-t-elle.

— Ce soir. Je vais rejoindre la mère qui est au village… Je suis resté pour vous dire… pour vous dire…

Il baissa la tête et, tout rouge, osa :

— Je vous aime.

Elle le regardait. Elle ne rougit pas et dit, très bas :

— Moi aussi, je vous aime.

Il eut un éblouissement.

— Alors, venez… partez avec moi…

Elle sursauta.

— Vous êtes fou !

Il frappa du pied.

— C’est ça ! Vous vous moquez de moi ! Vous m’avez fait aller ! Ça vous est bien égal que je sois malheureux ! Les gens riches comme vous, ça n’a pas de cœur ! Vous me méprisez parce que je suis un bohémien ! parce que je suis pauvre ! Vous me méprisez !…

Les yeux pleins de larmes, il s’appuya à un arbre. Elle le regardait d’un air égaré.

— Venez à la porte du parc ! lui dit-elle brusquement. J’ai la clé !

Il y courut. Après deux minutes, l’étroite porte massive, avec un grincement, s’ouvrit. Il eut un mouvement pour s’élancer, mais recula, stupéfait. Elle était devant lui, debout, misérablement petite et décharnée, hideusement contrefaite. Elle rejetait en arrière, des deux mains, les nappes fauves de la merveilleuse chevelure, et il pouvait voir les épaules inégales, la poitrine creuse, la bosse énorme du dos sur laquelle se posait, sans cou, le beau visage délicat et ardent, qui semblait une difformité monstrueuse.

Elle eut un rire sauvage.

— C’est moi qui vous méprise ? C’est moi ! Hein ? Vous croyez ?

Il resta béant. La vieille n’avait pas prévu le cas dans ses instructions, et il ne sut que dire. Déjà, la porte était, entre eux, retombée lourdement, les séparant. De l’autre côté, il entendit le rire désespéré s’éloigner, et il ne savait plus si c’était un rire ou un sanglot.

— Je me disais bien aussi que c’était pas naturel, murmura-t-il, ahuri, en courant vers la roulotte, avec la hâte de s’en aller.

MONSIEUR CRUCHETTE

— Vous avez osé !… Cette bague, le plus illustre de nos bijoux héréditaires que votre père vous a laissé en mourant comme un dépôt sacré, vous, mon fils, vous, Gaston de Porchecroix, vous avez osé la donner à une fille du quartier Latin, à une créature de laquelle je rougis d’être obligée de parler ! Ah ! c’est ineffaçable !

Suffoquée par l’horreur dont frémissait avec dignité toute sa haute figure chevaline, la comtesse de Porchecroix fit une pause. Devant elle, le jeune Gaston baissait sournoisement la tête. Dans son fauteuil roulant, le grand-oncle, qui ne pouvait plus marcher, restait impassible, avec à peine une lueur d’existence entre ses paupières ridées. M. Cruchette, le précepteur, atterré par ce qu’il venait d’entendre, demeurait figé dans sa consternation immobile et convenable, et les ancêtres, accrochés en portraits aux murs du grand salon majestueux, fixaient sur le coupable leurs yeux vernis avec autant de réprobation vertueuse que s’ils n’avaient pas eu jadis, eux aussi, alors qu’ils vivaient, des passions et des vices.

— Si j’avais eu de l’argent, je n’aurais pas donné la bague…, observa faiblement Gaston.

Sa mère eut un regard foudroyant.

— Taisez-vous !… A seize ans, vous osez !… Mais laissons cela qui est révoltant. Le bijou sacré importe d’abord ! Il faut le retrouver. Il le faut ! Quand s’est passée cette chose horrible ? Qui est cette fille ? Où loge-t-elle ? Allons, parlez !

— C’était vendredi. Il y a huit jours. Elle s’appelle Caro. Et j’ai été avec elle, près de la rue Monsieur-le-Prince, dans un hôtel meublé, au second, chambre 21, avoua Gaston tout d’une haleine.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… Quelle horreur !… Mon fils dans un hôtel meublé, avec…

M me de Porchecroix agitait son face-à-main. Soudain, elle se tourna vers le précepteur.

— Monsieur Cruchette, vous avez entendu ! Votre négligence… Oui, je sais… vous ne pouviez penser que votre élève — mon fils — s’enfuirait, un vendredi de carême, du cours de rhétorique pour aller… Néanmoins, votre responsabilité est engagée. Je compte sur vous pour réparer… Il faut que vous alliez réclamer cette bague…

— Moi, madame la comtesse ?

M. Cruchette avait eu un soubresaut d’épouvante. C’était un jeune homme au maintien bénin et réservé. Il avait une figure candide, régulière et rasée, de longs cheveux châtains tombant le long de ses joues roses, des yeux de myope derrière des lunettes graves, une redingote noire et une cravate blanche.

— Oui, vous ! Je vous donne là, monsieur Cruchette, une haute preuve de confiance. Depuis deux ans que vous êtes chez moi, j’ai pu apprécier votre délicatesse et votre éducation. Cette affreuse affaire ne doit pas être ébruitée. Il faut que vous arrachiez le bijou aux mains impures qui le détiennent… Retrouvez cette fille. Offrez-lui de l’argent… Mais, j’y pense, la police…

— Scandale, bégaya le grand-oncle qui avait ouvert les yeux. Et puis, impossible. Gourgandine, entendu, mais femme. Cadeau à une femme, chose sacrée. Un Porchecroix ne fait pas réclamer un cadeau par la police ! Impossible… Allez, Cruchette… Pas difficile… J’irais bien, moi, si je marchais…

Un regret tremblait dans sa voix usée. Un filet de bave coula sur son menton. Il rit à des souvenirs confus.

— Cela me paraît impossible, balbutia Cruchette, agité. Je ne saurais pas. C’est un monde que j’ignore. Madame la comtesse, songez que je suis un homme d’études… Je me suis toujours scrupuleusement gardé…

Il s’arrêta, très rouge. Son élève étouffa un rire. Le grand-oncle semblait s’amuser. M me de Porchecroix ne comprit pas et reprit :

— Il le faut. Retrouvez la bague. Je vous ouvre un crédit de deux mille francs si c’est nécessaire.

— Les pierres valent plus que cela, dit l’oncle.

— Eh bien, trois mille francs ! quatre mille ! cinq mille !… L’argent, ici, n’importe pas… Mais il faut que la discrétion la plus rigoureuse… Mon Dieu, si l’on savait… quel scandale !… Monsieur Cruchette, vous avez entendu le nom et l’adresse. Partez sur-le-champ. Je vous donne pleins pouvoirs.

— J’en suis honoré, gémit Cruchette en inclinant le front.

Il reçut l’argent, prit son chapeau et sortit.

C’était un matin de printemps, mais Cruchette n’en apprécia pas la douceur. Il songeait aux difficultés de sa tâche et se demandait avec angoisse ce qui allait lui arriver.

Quand il fut dans les parages de la rue Monsieur-le-Prince, il eut envie de prendre la fuite. La seule crainte du courroux de M me de Porchecroix l’en empêcha.

Comme onze heures sonnaient, il entra dans l’hôtel. Le bureau était désert et Cruchette s’engagea dans l’escalier. Au second étage, il frappa, le cœur battant, au numéro 21.

— Entrez ! dit une voix féminine.

Il entra et recula, terrifié. Dans la chambre en désordre, une jeune personne, nue, debout devant la glace de la cheminée, se coiffait.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle sans se déranger.

— Mademoiselle Caro ? bégaya Cruchette, les yeux baissés.

— Elle n’habite plus ici depuis dimanche. Elle est avec Bordin, un potard, à l’hôtel Printemps, près de Cluny, dit la jeune personne.

Elle regarda Cruchette dans la glace et ajouta aimablement :

— Ça ne fait rien, entre tout de même, va !

— Non… non… C’est elle-même… Je vous demande pardon, madame !…

Cruchette s’enfuit. Il se retrouva, en proie à de vives émotions, dans la rue.

Il alla à l’hôtel Printemps où on lui indiqua la chambre de Bordin. Celui-ci, seul et tout habillé, dormait d’un lourd sommeil que Cruchette, malgré son inexpérience, attribua à l’ivresse. Réveillé avec peine, il se répandit en grossières injures, jurant d’écraser la tête de quiconque oserait lui parler de la méprisable petite grue qui l’avait lâché, dès la nuit de lundi, pour un être infâme habitant rue Cujas et se nommant Sivel.

Ce Sivel, immense gaillard à barbe rousse et qui étudiait le droit, ne put être rejoint qu’au café où il déjeunait. Il accueillit Cruchette avec une politesse fleurie, l’obligea à déjeuner aussi, le fit trop boire, l’ahurit de sa verve intarissable et, vers deux heures seulement, consentit à lui révéler que Caro n’avait été dans sa vie qu’une passagère fugitive. Elle faisait maintenant les délices d’un Roumain qui habitait rue Dauphine et n’était jamais là le tantôt, en sorte que c’était le meilleur moment pour aller voir la chère enfant.

Un quart d’heure après, Cruchette, résigné, était rue Dauphine et frappait à une porte. Elle s’ouvrit. Il vit une petite femme assez jolie, en peignoir mal clos et les cheveux défaits.

— Mademoiselle Caro ?

— C’est moi, dit la petite femme.

Il eut un soupir de soulagement et fut étonné, car il ne se l’imaginait pas ainsi. Elle ne l’intimidait pas du tout, et il expliqua l’affaire en essayant d’être clair, ferme et poli.

— C’est donc pas du toc, cette bague ? dit-elle en ouvrant des yeux surpris. Du reste, toc ou pas, on me l’a donnée, je la garde.

Cruchette insista avec chaleur. Elle le regardait favorablement et, soudain, l’interrompit :

— On t’a jamais dit que tu étais gentil ?

Il devint rouge et resta interloqué. Elle le poussa vers un divan.

— Assois-toi donc… Y a pas de danger qu’y rentre, l’autre… Et puis je m’en fiche bien… J’en ai déjà assez… Je suis tout cœur, moi… Ça m’a fait rater des choses magnifiques… On ne se refait pas, hein ?… T’en as des beaux cheveux… Mon rêve, ça serait de vivre bien tranquille avec un ami qui ait l’air doux et comme y faut… La bague, si tu y tiens, je la rends… mais ça sera pour te faire plaisir… Je suis gentille, pas ?…

Elle s’assit sur ses genoux.

A l’hôtel de Porchecroix, on attendit en vain, pendant six jours, le retour de M. Cruchette. M me de Porchecroix, très inquiète, se demandait s’il n’avait pas trouvé la mort au fond de quelque bouge où l’aurait entraîné son dévouement à la servir.

Le septième jour, il revint. Il était changé. Une sorte de fierté planait sur lui ; une moustache légère ombrageait sa lèvre supérieure ; ses cheveux étaient parfumés et un lorgnon élégant remplaçait ses lunettes. Il avait toujours sa redingote noire, mais une chemise mauve, une lavallière à pois et des souliers jaunes égayaient sa tenue.

— J’ai rempli ma mission, dit-il avec une orgueilleuse modestie, quand il fut en présence de M me de Porchecroix. Voici le bijou, et j’ai versé les cinq mille francs selon les instructions que vous m’aviez données, madame la comtesse…

— Mon Dieu ! c’est bien payé (M me de Porchecroix, en prenant la bague, ne put retenir une grimace). Cinq mille francs pour les faveurs d’une gourgandine…

M. Cruchette eut un geste digne et qui protestait.

— Oh ! pardon… madame la comtesse. Je vous prie respectueusement de parler avec plus de modération d’une personne qui, d’ici peu, sera M me Cruchette…

M me de Porchecroix fit un bond, puis resta pétrifiée.

— Nous nous aimons, continua Cruchette avec une ardeur pudique. Oui ! C’est une pauvre enfant qui a beaucoup souffert. Avec la dot que vous avez bien voulu lui constituer et mes économies, nous allons ouvrir une institution à Neuilly…

Il s’interrompit, le jeune Gaston entrait.

— Et j’ose espérer, termina Cruchette avec onction et dignité, que madame la comtesse voudra bien me continuer sa précieuse confiance en me donnant le jeune homme…

SANS-SOUCI

On l’appelait Sans-Souci à cause de son inaltérable bonne humeur, proverbiale parmi les miséreux. Depuis trente ans qu’il vivait, il ne s’était jamais connu d’autre ambition que celle de se procurer chaque jour de quoi manger. Pris entre une paresse invincible, qui lui interdisait le travail, et une peur affreuse de la police, qui lui interdisait le vol, il avait résolu le problème en pratiquant une sorte d’ascétisme vagabond. Il ne pensait pas aux femmes ; il ne buvait pas, et, s’il fumait, c’était parce que cela ne coûtait que la peine de se baisser.

Cette nuit-là, son vieux feutre enfoncé sur sa tête et le collet de son pardessus en loques relevé jusqu’à ses oreilles, il stationnait sur le trottoir devant l’entrée d’un cercle élégant. Dès qu’une auto s’arrêtait, il courait pour ouvrir la portière, car les trois ou quatre journaux maculés qu’il portait sous le bras étaient de l’avant-veille et constituaient seulement sa sauvegarde à l’égard des agents.

Le froid piquait ; il aurait voulu dix sous pour avoir une soupe aux Halles et finir sa nuit assis et à couvert. Mais il avait la guigne : trois heures venaient de sonner, et on ne lui avait encore rien donné. Pourtant il sifflotait un air à la mode, sans s’impatienter ni se décourager, et dans sa face maigre, hérissée d’un poil hirsute, ses yeux n’exprimaient qu’une résignation joviale.

Soudain, il se précipita. Un monsieur très élégant, en habit sous sa pelisse, et qui fumait un havane dans un porte-cigare cerclé d’or, achevait de descendre l’escalier du cercle. Il semblait plein d’allégresse et fredonnait ; mais il fit un faux pas, manqua la dernière marche et, perdant l’équilibre, tomba vers le trottoir la tête en avant.

Sans-Souci, d’un geste rapide, le rattrapa à bras-le-corps et, dans un vigoureux effort, réussit à le retenir et à le remettre sur ses pieds. Puis il lui ramassa sa canne à béquille d’or et son chapeau haut de forme, qui avait roulé.

— Cassé, mon monocle, dit le monsieur, un gros jeune homme rasé qui semblait un peu gris. Ça ne fait rien !

Il se tourna vers Sans-Souci.

— Merci, mon vieux. Sans toi, je m’étalais salement. J’ai la veine, ce soir. Je gagne vingt-cinq billets et tu te trouves là tout exprès pour m’empêcher de me casser la gueule. Tiens, c’est pour toi ça !

Il avait fouillé dans sa poche et tendait un billet de banque.

— Mille balles ? haleta Sans-Souci. C’est pour blaguer ? Mille balles !…

— Quoi, ma gueule vaut bien ça. Prends, puisqu’on te le dit.

— J’ pourrai jamais changer, fringué comme je suis, balbutia Sans-Souci, éperdu. Sûr, on croira que j’ai volé…

— Esprit pratique, constata gravement le gros jeune homme. J’aime ça.

Complaisamment il se fouilla de nouveau.

— Tiens, voilà tes mille balles en billets de cent et de cinquante. C’est plus commode, hein ? Bonsoir. Va faire la noce.

Il regagna en riant son auto, dont Sans-Souci ne songea pas à lui ouvrir la portière et qui l’emporta.

Sans-Souci s’éloigna aussi. Il marchait machinalement, trébuchant comme un homme ivre. Depuis qu’il se connaissait, la plus grosse somme qu’il eût jamais possédée en une fois était cinq francs donnés par une vieille dame généreuse pour laquelle il avait descendu quatre malles fort lourdes.

— Faut être sérieux, se répétait-il en essayant de reprendre un peu de sang-froid et en tenant les billets au fond de sa poche, dans sa main serrée. Faut pas faire de blagues. Attention que je dis ! Faut être sérieux. Avec ça, j’ crains plus les jours de guigne. J’ peux entreprendre quéque chose de bon. Un petit commerce, ça m’irait assez… Faut réfléchir… C’est un coup de veine comme on en a pas deux… Tout de même, y a des chouettes types dans le monde riche. Mille balles pour avoir étendu le bras… Mille balles, à moi…

Il suivait la rue du Quatre-Septembre, allant par habitude vers les Halles. Tout à coup, il s’aperçut qu’il avait faim.

— Bon Dieu ! murmura-t-il, ça creuse, les émotions. J’ vas me payer une bombe, une vraie… Ça m’est jamais arrivé. Quoi, si j’ casse vingt balles, c’est pas la mort d’un homme. Y m’en restera encore plus qu’y m’en faut…

Un appétit de jouissance qu’il n’avait jamais éprouvé l’envahissait maintenant qu’il avait de quoi le satisfaire. Il était rue Montmartre. Devant lui marchait une fille brune, assez jolie, et qu’il connaissait pour avoir quelquefois plaisanté avec elle.

— Ça y est, se dit-il, surexcité. Y me faut une poule. Pour une fois, noce complète.

La fille, tout d’abord amicalement méprisante, dès qu’il lui eut montré un de ses billets le suivit, persuadée qu’il venait de faire un coup fructueux et pleine de considération pour lui.

Ils s’attablèrent dans un cabaret des Halles, et Sans-Souci, avec une soupe à l’oignon, une choucroute garnie et des escargots, arrosés de trois bouteilles de vin cacheté que suivirent quelques petits marcs, atteignit la limite des délices.

L’après-midi suivante, vers deux heures, il s’éveilla aux côtés de sa compagne dans une misérable chambre d’hôtel meublé. Il eut quelque peine à rassembler ses idées. Soudain, une peur terrible d’avoir été volé le fit bondir du lit ; mais les billets étaient toujours dans sa poche, et il se recoucha, rassuré. Il avait la tête lourde ; il était envahi par une voluptueuse paresse.

— Bon Dieu ! soupira-t-il en s’étirant, c’ qu’on est bien dans des draps…

La fille s’éveilla à son tour. Elle lui révéla qu’elle s’appelait Louisa et qu’on allait déjeuner.

Une camarade, du nom de Margot-la-Flemme, survint en compagnie d’un voyou bien mis, à l’aspect équivoque. Ils s’invitèrent.

Après le repas, Louisa prit Sans-Souci à part.

— Pourquoi qu’ t’as des tifs longs comme ça, lui dit-elle, et c’te barbe, c’est tout ce qu’y a de moche. Et pis les fringues, c’en est une dégoûtation… Pisque t’as fait une affaire, frusque-toi. Va au coin, y a un décrochez-moi… Et pis, passe chez le merlan…

— Elle a raison, se dit Sans-Souci. Faut êt’e propre. Quand on veut faire quéque chose, y a que ça de vrai.

Il descendit et revint une heure après, rasé, pommadé, vêtu d’un complet à carreaux, et si changé que Louise put à peine reconnaître, dans ce monsieur qui avait presque l’air d’un bookmaker, sa conquête hirsute et dépenaillée de la nuit.

— Ce que t’es bath ! s’exclama-t-elle en se jetant à son cou avec enthousiasme.

Sans-Souci resta avec elle huit jours entiers qui se passèrent en distractions variées. Chaque matin, il se disait que ce serait la dernière journée, et qu’il allait enfin, avec son argent, réaliser les plans, imprécis d’ailleurs, qu’il avait en tête ; mais les sensations nouvelles qu’il goûtait étaient plus fortes que ses résolutions et lui révélaient confusément que jusqu’alors il n’avait pas vécu.

Au bout de la semaine, il avait dépensé deux cent cinquante-huit francs, et il quitta Louisa pour Margot-la-Flemme, dont le jeune ami venait d’être envoyé au Dépôt.

Margot fut moins chère que Louisa. Indolente, comme l’indiquait son nom, elle prit, avec Sans-Souci, l’habitude de se lever vers six heures du soir. Ils descendaient boire quelques apéritifs, dînaient copieusement et passaient la nuit dans des bars ou dans des caveaux où l’on chantait.

Cela dura une douzaine de jours.

Quand Sans-Souci n’eut plus que cinq cents francs, il eut un sursaut d’énergie. Il lâcha Margot et lâcha les Halles, décidé à faire fructifier enfin la somme qui lui restait. Mais le même soir, rue de la Gaîté, une petite blonde, qu’on appelait, à cause de la douceur de sa peau, la Môme-en-Soie et avec laquelle il lia conversation par hasard, renversa ses projets.

Les cinq cents francs durèrent deux semaines, et le dernier billet de cinquante francs fut perdu chez un bistro qui tenait une agence clandestine de paris aux courses. Deux jours après, l’hôtelier reprit la clef, le marchand de vin refusa le crédit et la Môme-en-Soie s’en alla pour ne plus revenir.

Sans-Souci, ce soir-là, ne dîna pas. Avec les quelques sous qui lui restaient, il prit un amer menthe et ensuite alla chercher des journaux du soir pour les vendre.

Il avait gagné les boulevards. Sans songer à offrir aux passants les journaux qu’il tenait sous le bras, il marchait la tête basse, les mains dans ses poches. Il n’arrivait pas à se rendre compte de sa situation, mais il était oppressé par une indéfinissable détresse où persistait le souvenir luxurieux de la Môme-en-Soie.

Le temps passait sans qu’il y prît garde. Minuit sonna, puis une heure. Subitement, la fatigue sembla l’éveiller. Il se dit qu’il ne savait pas où coucher, et aussi qu’il avait faim. Une horreur le saisit. Il comprit confusément qu’il n’était plus le vagabond résigné et joyeux de jadis. Il sentit que maintenant il ne pourrait plus se passer des jouissances qu’il avait apprises : dormir dans un lit, manger à sa faim, boire de l’alcool, retrouver une femme. Il comprit aussi que pour avoir l’argent nécessaire à tout cela il n’y avait pour lui qu’un moyen. Et il frissonna en sachant que, ce moyen, il allait l’employer au mépris des risques et des possibles châtiments.

Il jeta des yeux hagards autour de lui, comme pour chercher un passant à dévaliser. Il tressaillit. Il était inconsciemment venu à cette même place où, un mois avant, sa vie avait été bouleversée.

Il regarda. Il sursauta. Ses yeux devinrent fixes. Le même jeune homme descendait les marches, la pelisse ouverte sur l’habit, le cigare à la bouche et la canne sous le bras. Sans doute, il avait encore gagné, car son visage respirait l’allégresse, et il fredonnait.

Sans-Souci bondit vers lui.

— Tiens, salaud, en v’là pour tes mille balles ! gronda-t-il en le frappant de toutes ses forces en pleine figure.

UNE CONQUÊTE

Marcel La Haussaye hésita entre l’intérieur du café, qui était éclairé et désert, et la terrasse, sombre, étendue parmi les arbres et peuplée. Il s’assit à la première table venue, non loin de la devanture grande ouverte.

Il avait dix-neuf ans, une structure solide, une figure de poupon et toute la gravité ombrageuse et timide de son âge. Sa mère, veuve et très riche, avait presque réussi à le rendre neurasthénique à force de le défendre avec autorité contre tout ce qu’il y a de plus inoffensif. Le matin, elle était partie pour régler des affaires en province, et Marcel était resté seul pour la première fois.

Alors, ce soir, il était venu là, où il espérait, sur la foi de la renommée, voir des poètes, et puis des peintres, et puis des sculpteurs, et aussi des jeunes femmes étranges, peut-être, et littéraires. Car il était littéraire lui-même, secrètement, naïvement, platoniquement encore, et les revues excessives qu’il se procurait en cachette et essayait de comprendre lui donnaient de l’imagination.

Maintenant, à ce café de la rive gauche où fréquentaient, croyait-il, tant de jeunes génies, il était assis et déçu. Il essayait en vain de mettre, d’après les portraits qu’il avait vus, des noms sur des figures. Il essayait en vain de surprendre autour de lui quelque conversation esthétique. Le soir orageux était étouffant. Marcel s’ennuyait.

Tout à coup, il eut l’impression qu’on le regardait. Il tourna la tête : une jeune femme, accoudée à une table voisine, où buvaient trois jeunes gens, originaires selon toute apparence de l’extrême nord de l’Europe, et dont elle ne s’occupait pas, avait, sur lui Marcel, les yeux attachés.

Brusquement, elle se leva et vint. Une robe de soie indécise, fluide comme de l’eau, moulait son corps svelte, à chaque mouvement, mieux qu’un maillot mouillé ; une cloche verte constellée d’ornements métalliques coiffait ses cheveux pâles comme de la paille et mousseux ; des bagues d’argent lourdes figuraient à ses doigts des monstres extravagants.

En face de Marcel, elle s’assit. Elle mit ses coudes sur le guéridon, son menton sur ses deux mains et, fixement, sans un mot, le regarda avec des yeux qui s’efforçaient d’être à la fois pénétrants et fous.

Marcel, bouleversé, devint très rouge ; puis pâle ; puis rouge de nouveau, et le resta. Le cœur battant, la gorge serrée, il voulut parler, sa voix s’étrangla. Il sortit des cigarettes pour avoir une contenance ; l’inconnue en prit une, l’alluma et continua à fixer Marcel, qui avalait sa fumée de travers et silencieusement s’affolait.

Après cinq minutes, qui parurent cinq heures, elle parla :

— La nuit d’orage, dit-elle d’une voix douloureusement calme, la nuit douteuse et électrique… Pourquoi ce soir ? Que me veux-tu, enfant ?…

Deux kummels glacés, commanda-t-elle de la même voix, au garçon qui passait.

Et le silence retomba, oppressant.

— Vous… vous êtes jolie, put enfin dire Marcel, avec le plus grand effort qu’il eût jamais fait de sa vie.

Mais, inexplicablement, elle eut comme un spasme nerveux qui le terrifia.

— Tais-toi, dit-elle. Je suis moi… Moi… telle que toujours…

Et, désormais déclanchée, elle parla sans arrêt, avec des phrases que Marcel croyait reconnaître, d’art, de lettres, d’elle-même, de ses goûts, de sa vie ; elle devint diffuse, divagua sur la vertu, la simplicité, la force, l’ombre et la luxure. Marcel haletait. Le kummel lui tournait un peu la tête, car elle en avait à nouveau commandé. Il aurait voulu tout ensemble s’enfuir et la faire taire en l’embrassant. Il n’osa ni l’un ni l’autre.

Tout à coup, elle fut debout.

— Paye. Viens.

Il obéit. Elle le prit par la main et, d’une allure rapide, l’emmena à une station voisine. Elle le poussa dans une voiture, dit une adresse et monta à son tour. Alors elle se jeta sur lui et le mordit à la joue.

— Ouille ! cria Marcel.

Mais déjà elle était redressée, toute droite et toute raide, assise à son côté. Il tenta gauchement de glisser un bras sous sa taille. Elle le repoussa.

— Non, non, pas cela entre nous, dit-elle mystérieusement.

La voiture s’arrêta dans une rue. Un éclair illumina leur entrée dans une maison ténébreuse. Le long d’un escalier interminable, la jeune femme remorqua Marcel, qui éprouvait des impressions violentes. Elle murmurait des mots. Il trébuchait sur les marches. Au troisième étage, elle le mordit encore à l’oreille, ayant sans doute dans l’obscurité manqué sa joue. Au cinquième, elle fit halte, ouvrit une porte.

— Respectons l’ombre, chuchota-t-elle en le poussant dans les ténèbres. Mais, à la lueur d’un éclair, Marcel entrevit confusément une sorte d’atelier tendu de rouge, meublé de divans et dont le toit incliné était formé par un vitrage.

La jeune femme avait disparu derrière un paravent, Marcel fit deux pas pour la suivre à tâtons, mais son pied accrocha un objet inconnu et il s’étala.

Une odeur d’encens, issue d’une cassolette, se répandit. L’inconnue reparut : un éclair la montra dans une tunique rougeâtre, les cheveux épars, la gorge et les bras nus. Et ces bras, elle les leva vers le vitrage, où se multipliaient les lueurs de l’orage. Elle parla.

— L’orage… L’orage est maître de la nuit… Vous n’avez pas vu cela, mais vous le verrez… Mes bras sont verts sous le regard vert de l’éclair…

Et, tout à coup, elle saisit par l’épaule Marcel, qui restait comme pétrifié.

— Parle ! cria-t-elle… dis des choses… dis ce qu’il faut dire… Mais non, tais-toi ! C’est l’heure du silence et de la folie… N’entends-tu pas la folie qui rôde ?

Elle resta immobile, contractée, le bras tendu comme pour conjurer quelque invisible péril.

— Ah j’ai peur ! J’ai peur ! râla-t-elle en reculant jusqu’au divan, où elle se jeta, la tête cachée dans les coussins. Mais la pluie, qui maintenant ruisselait sur le vitrage, la fit bondir.

— O volupté de l’eau qui tombe ! cria-t-elle… O fraîcheur de la pluie sur la peau nue… Ouvrons ! ouvrons !…

— Vous allez prendre froid, dit Marcel, dont ce fut la première parole sensée.

Avec un grand élan elle le saisit dans ses bras et l’assit près d’elle sur le divan.

— Ah ! tu es bon ! tu es bon !… Je le savais… Sois bon, ô enfant… sois simple et bon… aime les humbles, les faibles et les pauvres… aime aussi l’audace, le sang et la mort… Non, ne serre pas, contre toi, mon corps, ne m’embrasse pas sur l’épaule. Sois chaste, enfant, soyons chastes… Dis-moi tes rêves et tes espoirs ?… Dis-moi la couleur de tes chimères ?…

Elle continua, chuchotant interminablement des vérités premières, des exhortations entrecoupées et inintelligibles, psalmodiant de vagues chants amorphes et monotones. Marcel, qui n’avait pas l’habitude de se coucher tard et que tant d’émotions brisaient, s’assoupit.

Un pinçon affreux l’éveilla. Il bondit en criant. Debout dans sa robe rougeâtre, ses bras nus rejetés en arrière, elle était droite dans la clarté d’une lune toute fraîche qui traversait les vitres et vers quoi elle tendait son visage.

— Regarde, elle triomphe des nuages dans sa gloire phosphorique… elle, la dame bénie des insomnies… agenouille-toi, adorons…

Elle semblait extatique. Marcel obéit ; il s’agenouilla et adora. Puis il reçut dans une écuelle de bois un thé odieux, saturé des parfums mélangés de l’eau de Cologne et de l’éther. Puis eut lieu une nouvelle adoration, et encore des proses psalmodiées, sans fin.

Les heures passèrent. Marcel avait mal au cœur et envie de pleurer. Enfin, il se rendormit, et cette fois, elle le laissa.

Une saccade à une jambe l’éveilla. Il faisait soleil. Toujours en rougeâtre, mais fraîche comme si elle sortait du bain, sa compagne était assise au pied du divan. Elle tenait le porte-monnaie de Marcel et, d’un air las, comptait l’argent qu’il renfermait.

— Voici cent, et voici trente, soupira-t-elle, d’une voix basse et comme désabusée. C’est peu. Oui, c’est peu… Voici les cent que je prends… ajouta-t-elle avec résignation.

Il y eut un silence. Elle dit :

— Juliette. Souviens-toi : la femme de chambre de ta mère, il y a deux années… Cette Juliette, je la suis… J’étais brune ; ma vraie nature est blonde… Dieu, ai-je souffert… J’ai songé en te voyant à me venger et à punir, mais ta bonté m’a désarmée, enfant… Il faut pardonner ou tuer… Je pardonne à ta mère… Annonce-lui ce pardon…

Elle réfléchit et révéla :

— Je vis ma vie, dont celui qui est venu m’a donné la clef, l’énigme et la nuance.

Et elle dit encore :

— J’ai été bien méconnue…

Soudain, elle se mit debout, montra la porte, et s’écria :

— Va-t’en ! Va-t’en !

Elle prit un temps et ajouta froidement :

— Mon éditeur va venir…

Marcel s’en alla ; mais, sur le seuil, le souvenir d’un corps souple serré un moment contre lui et du baiser pris sur une épaule nue le fit tressaillir et, avec un regard humble, il demanda :

— Est-ce que je pourrai revenir ?

DANS L’OMBRE

— Prends garde, murmura Simone, s’il rentrait…

René Varnèle, qu’elle repoussait sans énergie, se rapprocha.

— Mais non, voyons, il fait son bridge, et tu sais que pour l’interrompre il faudrait un cataclysme…

Ils étaient, dans la soirée douce, côte à côte sur la terrasse dominant la Méditerranée. Simone se sentait langoureuse, elle permit à René de rapprocher son bras, sa jambe et sa figure.

— Simone chérie, pense que, depuis deux jours, je ne t’ai pas eue un moment… Ce n’est pas pour ton mari, si amis que nous soyons, que je suis venu ici à votre suite…

Simone sourit ; il l’attira, et elle se laissa embrasser jusqu’à la suffocation. Puis ils reprirent haleine et restèrent la main dans la main.

Soudain, il y eut un bruit de pas, tout près. La jeune femme, avec un petit cri, tourna la tête et vit son mari. René se dressa aussi. Sa chaise tomba. Ils s’immobilisèrent, gauchement séparés, pâles dans l’ombre, le cœur battant.

Hersant avançait sur eux, les épaules voûtées, les mains dans ses poches, sa grosse tête barbue jetée en avant comme pour mordre. Dans la nuit, où traînait un reflet de lumière venant de la maison, sa puissante stature s’amplifiait encore. Pour la première fois, Simone vit en lui autre chose que l’image même de la lourde et outrecuidante quiétude, trop facile à berner.

Il tourna court avec un vague grognement ; il passa près d’eux et s’éloigna jusqu’au bout de la terrasse.

— A-t-il vu ? chuchota René dont le dos était mouillé d’une sueur désagréablement froide.

— Non… je ne crois pas…

Simone, crispée, la gorge serrée, pouvait à peine parler.

— Taisez-vous… n’ayez pas l’air… Il ne faut pas qu’il soupçonne… S’il n’a pas vu…

Hersant revenait de son pas pesant. Il semblait en proie à une fureur contenue.

— Viens-tu faire un tour ? demanda-t-il brusquement à René, sans s’occuper de sa femme.

— Allez-y, souffla Simone, soyez gai.

— Volontiers, répondit René au mari, d’une voix qui sonnait faux.

Simone voulut dire quelque chose. Elle ne trouva rien. Elle les vit s’éloigner. La stature herculéenne de son mari dominait et écrasait la mince silhouette élégante de son amant. La figure blanche, les jambes tremblantes, elle rentra dans la maison pour attendre…


Les deux hommes marchaient dans la nuit tiède. Hersant, taciturne, alluma sa pipe. René, pour faire montre de sa tranquillité parfaite, prit une cigarette, mais elle lui parut amère, il la jeta.

— Ignoble, ce tabac, grommela-t-il.

Hersant ne répondit rien, et son silence parut à René tellement sinistre qu’au bout de trois minutes il n’y put plus tenir.

— Tu ne dis rien ? demanda-t-il, un peu nerveusement.

— Je n’ai rien à dire de particulier. (Hersant parlait d’une voix rauque qui ne lui était pas habituelle.) Nous sommes d’assez vieux amis pour ne pas bavarder tout le temps… D’assez vieux amis… répéta-t-il, et René crut entendre un ricanement.

— On va au promontoire, reprit tout à coup Hersant. J’ai besoin de marcher… Tu n’es pas fatigué, hein ? Je sais que tu soignes ta petite santé, mais cela fait du bien, les promenades nocturnes. Et puis, c’est très impressionnant, la nuit, sur la route, en haut des rochers… Tu verras… Tu n’es pas fatigué, hein ?

— Non, non ! (René se raidissait pour répondre délibérément) pas fatigué… Je suis solide, plus solide que tu ne crois… Les nerfs… rien que les nerfs… mais c’est quelque chose… quand je suis surexcité… dans un danger, par exemple… je suis d’une force extraordinaire…

Cette fois, Hersant ricana ouvertement.

— Ha ! ha ! ha ! tant mieux pour toi, ça peut servir… Moi, je n’ai pas de nerfs… C’est-à-dire, habituellement, je n’ai pas de nerfs… tu comprends… Mais j’ai des muscles… Jamais je n’ai été si fort… J’assommerais un bœuf… Si j’étais ruiné, je n’aurais qu’à me mettre lutteur… Ils ne pèseraient pas lourd, les champions… Ils ne pèseraient pas lourd !

Il eut encore un rire inquiétant. Colossal, vers le ciel étoilé, il leva ses deux grands bras aux formidables poings. Ses dents blanches luisaient dans sa barbe courte et ses petits yeux semblaient étinceler. René, frémissant, se sentait mince, chétif, sans défense possible, et sa peur grandissait, l’affolait. Il songeait à des histoires analogues à la leur et finissant dans des vengeances sauvages et sournoises, dans le sang et la mort. Le chemin solitaire côtoyait l’abîme noyé d’ombre. Il y eut un silence. René réunit ses dernières forces et d’une voix étranglée :

— Est-ce que… est-ce que nous allons loin ?

— Non… Encore quelques pas. Tu es pressé ? Tu veux rentrer ? Un rendez-vous, peut-être ? Hein ! casseur de cœurs ! Tous les maris ne te laisseraient pas avec leur femme comme je fais, moi… Mais nous sommes de vieux amis… Hein ! de vieux amis ! Et puis Simone…

Il s’interrompit. René, haletant, reculait, mais Hersant lui saisit le bras dans sa main puissante.

— Ne recule pas… Regarde : le trou noir… à nos pieds… et les reflets… là-bas… Hein… cent cinquante mètres… et les rochers… au fond… Quel écrabouillement si on tombait… Hein… Quel écrabouillement… Avance donc…


Depuis que les deux hommes étaient partis, l’angoisse de Simone, de seconde en seconde, était devenue plus affreuse. Qu’allait-il arriver entre eux ? Qu’allait-il lui arriver, à elle, quand son mari rentrerait ? Elle essaya d’imaginer ce que serait sa fureur. Elle ne l’avait jamais vu déchaîné, mais c’était une brute, et il était sans doute capable de tout. Deux fois, pour s’enfuir, elle se leva avec effort du fauteuil où elle restait figée dans une épouvante qui tendait ses nerfs. Deux fois, elle se rassit : elle voulait savoir.

Soudain elle entendit un pas lourd. Elle tressaillit. Hersant revenait. Il revenait seul. Il s’arrêta devant elle. Elle ne leva pas les yeux. Elle enfonçait ses doigts dans les bras du siège.

— Eh bien ? balbutia-t-elle enfin d’une voix blanche, vous vous êtes promenés ?

Il ne répondit rien. Il fit un pas. De son fauteuil, elle se dressa, pantelante, sentant venir le coup qui allait l’écraser.

— As-tu remarqué que René était bizarre depuis quelque temps ? demanda tout à coup Hersant.

Il avait un ton naturel, paisible. Simone sursauta et se sentit baignée de chaleur des pieds à la tête. Elle leva les yeux et le vit parfaitement semblable à ce qu’il était tous les jours.

— Bizarre, M. Varnèle ? réussit-elle à dire. Mais non…

— Ah ! C’est parce que tout à l’heure, pendant notre promenade, au moment où je lui montrais la route en haut des rochers, — la nuit, c’est impressionnant, — eh bien, brusquement, il a arraché son bras du mien et il s’est sauvé en criant. Je n’ai jamais pu le rattraper. C’est drôle, n’est-ce pas ?

Il avait les yeux pleins d’étonnement. Simone, encore bouleversée, restait muette.

— C’est peut-être, continua-t-il, parce que je n’ai pas été très aimable quand je suis rentré ce soir. Dame ! qu’est-ce que tu veux, j’ai eu une guigne ! Ce sacré Lermillac m’a enlevé un sans-atout magnifique en demandant quatre piques et il a perdu trois levées. Ce sont des choses qui vous exaspèrent, n’est-ce pas ? Je ne pouvais pas raconter cela à René. Il n’entend rien au bridge…

Simone le regardait, stupéfaite, soulagée, irritée. Il bourrait sa pipe d’un air pensif, la bouche ouverte et les yeux plissés, comme d’habitude lorsqu’il réfléchissait. Comment avait-elle, une seconde, pu croire que cette graisse, cette barbe, ces petits yeux, cette bouche molle, seraient capables de devenir tragiques ? Comment avait-elle cru que cette tête obtuse rêverait à autre chose qu’à la table et aux cartes, et que ces grandes mains gauches, étalant leur force inemployée, sauraient être homicides ?

Elle eut un petit rire de mépris rageur… Et René qui s’était enfui devant cet imbécile, au risque de lui donner des soupçons, s’il eût été moins borné…

— C’est drôle tout de même, répétait Hersant. Sacré René ! Pourquoi s’est-il sauvé ?

— Parce que c’est un lâche ! jeta Simone, furieuse, en regagnant sa chambre.

Hersant continua à ne rien comprendre, mais il n’aimait pas à se creuser la tête et il s’assit pour finir tranquillement sa pipe sans chercher davantage à approfondir le mystère.

PERSÉCUTION

M. Bollin était depuis longtemps persécuté par la petite vendeuse de bouquets.

Un soir, comme il sortait de son bureau, il l’avait vue surgir de la foule. C’était une petite fille de douze à treize ans, d’une laideur extrême avec ses maigres cheveux jaunes et ses yeux ronds louchant un peu vers son petit nez en pied de marmite, tout criblé, comme ses joues, de taches de rousseur. Sa robe semblait faite d’une toile à matelas déchirée et ses brodequins à clous lui sortaient des pieds. Elle brandissait trois brins flétris d’on ne sait quelle plante, reliés par un fil, et qu’elle avait fourrés sous le nez de M. Bollin en piaulant d’une voix aiguë :

— M’sieur, un joli bouquet !

M. Bollin avait voulu passer, mais la petite, avec plus d’énergie, avait renouvelé sa supplication perçante, et les autres employés qui sortaient aussi du bureau s’arrêtaient pour regarder. M. Bollin était un homme âgé, pusillanime et timide, qui redoutait toujours de se faire mal juger et avait une horreur maladive d’être remarqué. Il avait fouillé dans sa poche pour se débarrasser de l’enfant en lui donnant deux sous, mais il n’avait trouvé que de la monnaie blanche. La petite attendait. N’osant le décevoir, M. Bollin s’était résigné à lui donner une pièce de cinquante centimes.

A la même heure, il la retrouva le lendemain. Assise sur un soubassement du monument, elle semblait l’attendre et comme la veille elle l’avait assailli, brandissant, avec la même prière, un détritus analogue.

M. Bollin, agacé, lui donna deux sous et s’éloigna, mais la petite le poursuivit avec des clameurs plaintives qui attirèrent l’attention. Le spectacle de ce monsieur âgé, qui trottait harcelé par cette enfant si laide, galopant en criant, suscita des ricanements.

— En voilà un vieux grigou ! s’exclama une ouvrière.

M. Bollin se crut ridicule et odieux. Il s’arrêta, un peu essoufflé et, comme la veille, donna cinquante centimes à la petite. C’était ce qu’elle voulait, et elle lui remit le faisceau flétri.

Dès lors, chaque soir, elle fut là, opiniâtre et suppliante, ne consentant à arrêter sa poursuite et ses clameurs que lorsque M. Bollin lui avait donné cinquante centimes. Cette persécution quotidienne fut remarquée par les autres employés qui accablèrent de railleries leur collègue. Celui-ci en souffrit extrêmement. En outre, il avait pour épouse une personne rigide et économe qui lui mesurait strictement ses dépenses personnelles. Cinquante centimes par jour font quinze francs par mois, et M. Bollin ne put satisfaire aux nouveaux frais qu’en se privant de tabac.

Un cauchemar, maintenant, pesait sur sa vie. Se débarrasser de l’enfant était l’objet de ses préoccupations constantes. Il écarta l’idée de s’adresser à la police, ne sachant au juste de quoi se plaindre et redoutant surtout des complications inconnues. Il songea à quitter son bureau par une autre issue, mais il n’osa prendre cette liberté.

Des semaines passèrent ; l’enfant, obstinée, était toujours là. Avant même qu’elle parlât, maintenant, il lui remettait les cinquante centimes, sous le regard railleur de ses collègues qui prenaient plaisir à jouir de ce spectacle. Il aurait bien voulu dire à la petite d’aller l’attendre plus loin, mais cela lui parut impossible. La privation de tabac, l’idée exagérée qu’il se faisait de son ridicule, la crainte, enfin, que cette histoire ne parvînt aux oreilles de sa femme, lui causaient des tourments grandissants et auxquels il ne trouvait pas de remède.

Ses angoisses augmentant, il se décide enfin à aller demander conseil à l’un de ses amis. Celui-ci, personnage administratif, d’esprit avisé, écouta, avec une gaieté discrète, le récit des malheurs de M. Bollin.

— Je voudrais bien en être débarrassé, termina, avec embarras, celui-ci, mais je ne voudrais pas qu’il lui arrivât rien de fâcheux, à cette enfant, et je ne voudrais pas non plus que l’on sût que je me suis plaint…

— C’est bien facile, dit l’ami. Il y a des œuvres nombreuses. Il ne lui arrivera rien de fâcheux, au contraire. Je m’en occuperai moi-même. J’irai où elle attend, à la porte du bureau. Je l’interrogerai, je verrai ses parents, si elle en a, et je la ferai placer… Elle apprendra un métier et je m’arrangerai pour qu’elle gagne quelque chose tout de suite. Ce sera infiniment meilleur pour elle que de mendier dans la rue.

M. Bollin remercia avec effusion et sortit rasséréné. Le soir, c’est avec satisfaction qu’il donna les cinquante centimes et il eut un regard presque amical pour sa persécutrice en songeant que c’était peut-être la dernière fois qu’il la voyait.

En effet, le lendemain, la petite n’était pas là. M. Bollin se sentit redevenir un homme libre. Il respira. Un poids qui, depuis des semaines, pesait sur ses épaules s’envola. Il alluma une cigarette et rentra chez lui rajeuni.

Deux jours passèrent dans cette quiétude. M. Bollin oubliait son cauchemar. Le troisième soir, il sortit à l’heure habituelle de son bureau ; mais, en mettant le pied dans la rue, soudain, il fut secoué par un tressaillement affreux ; pâle, ahuri, doutant de ses propres yeux, il resta cloué sur place : la petite était là. Du moins, si ce n’était pas elle-même, c’était une enfant qui lui ressemblait trait pour trait. M. Bollin vit les mêmes petits yeux de travers, les mêmes taches de rousseur, les mêmes cheveux jaunes. Celle-ci, pourtant, était plus petite : la robe toile à matelas flottait autour de son corps et les gros brodequins à clous ne tenaient pas du tout à ses pieds. Du soubassement où elle se trouvait assise, elle s’était levée en brandissant un vague bouquet pourri.

Elle courut à M. Bollin avec une clameur suraiguë :

— M’sieu, un joli bouquet !

— Eh bien ! qu’est-ce ?… qu’est-ce ?… bégaya M. Bollin, atterré.

— Je suis sa sœur, expliqua la petite avec effusion. Croiriez-vous qu’elle a eu de la veine, Célina ? On l’a mise dans une œuvre où qu’elle va gagner ! C’est maman qu’était contente ! Alors, Célina, elle m’a dit comme ça : « Y a le monsieur qu’attend son bouquet tous les soirs et qui donne dix sous. On peut pas le laisser le bec dans l’eau. » Elle m’a dit où que je devais vous trouver et comment vous étiez… Alors, moi, je suis trop petite pour l’apprentissage. Alors je la remplace pour la vente.

Elle brandissait avec confiance le détritus. M. Bollin, accablé et docile, fouilla dans sa poche pour chercher les cinquante centimes.

TUFFIN

Tuffin prit, comme d’habitude, le métro à la place du Trocadéro, afin de regagner la rue Lecourbe, où il habitait. Quand il fut assis dans son compartiment de seconde, il goûta le vif soulagement qu’il éprouvait toujours en s’éloignant du cours élégant où il était professeur de peinture. Il se moucha avec indépendance et fouilla dans la poche de son pardessus pour y prendre son tabac et rouler une cigarette qu’il allumerait dans la rue.

C’est alors que, dans cette poche, il trouva la lettre.

C’était une lettre gris perle, légèrement parfumée, sur laquelle son nom était écrit d’une grande écriture féminine impersonnelle. Après l’avoir considérée avec étonnement, il l’ouvrit. Il lut, devint très rouge, relut et resta stupéfait. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Un billet d’amour, ou du moins de sympathie très tendre, à lui, d’une de ses élèves ?… C’était absolument fou !

Lorsque M lle Clotilde Chandon avait fondé, près de l’avenue Kléber, un cours où l’on enseignait les arts et les lettres aux jeunes filles riches, elle avait, tout d’abord, pris des professeurs jeunes et élégants, dans le but de s’attirer plus d’élèves. Mais elle avait trop réussi. L’enlèvement d’une romanesque personne de seize ans par un séduisant maître de littérature avait failli discréditer à jamais l’établissement, et la directrice, épouvantée, avait sans attendre remercié son personnel, pour s’entourer de professeurs de tout repos ; ce qui plut beaucoup moins aux élèves qu’à leurs familles.

Tuffin, qui avait alors quarante ans, et qui, après avoir tout rêvé de l’art, n’avait plus qu’une préoccupation : gagner de quoi vivre, avait été présenté à M lle Chandon. Sa figure banale et triste, son crâne mal couvert de mèches longues, sa barbe terne, ses yeux de myope derrière le lorgnon instable, son teint blême et sa maigreur chétive sous les vêtements fatigués, avaient infiniment plu à la directrice, qui l’avait tout de suite engagé, à des conditions modestes, puisqu’il semblait gêné.

Tuffin, pour la première fois, s’était félicité de sa laideur, mais il s’était bientôt aperçu que ses élèves lui étaient hostiles. Elles étaient une vingtaine, toutes jolies ou, du moins, toutes élégantes et gracieuses. Au milieu d’elles, de leur parfum, de leurs rires et de leurs insolences, il se figeait en une dignité timide qui le rendait plus ridicule, et il souffrait un peu. Mais il en avait vu bien d’autres, il avait connu des humiliations plus cuisantes que des railleries de jeunes filles ; elles étaient d’un monde si loin de lui, et il s’était résigné à tant de choses, que cela le touchait à peine. Il donnait ses leçons, il gagnait sa vie, le reste n’avait pas d’importance.

Tuffin, dans son métro, songeait à tout cela en relisant, pour la troisième fois, avec une stupeur grandissante, sa lettre. Il y avait quelques lignes très simples. On parlait de sympathie intellectuelle et artistique, d’estime profonde et du désir de n’être pas confondue avec les autres, frivoles et méchantes. Ce n’était pas signé. On n’osait pas encore se faire connaître, mais on écrirait pour le surlendemain, poste restante.

Laquelle de ses élèves avait écrit cela ? Laquelle de ces vingt jeunes filles, qu’il ne retrouvait jamais sans une appréhension ? L’écriture ne pouvait rien lui apprendre, et il lui était impossible de savoir qui avait mis la lettre dans son pardessus, pendu au vestiaire du cours. Puis, ses perplexités changèrent de sujet : Que devait-il faire ? Son devoir était-il de montrer ce billet à la directrice ? Mais il éloigna l’idée d’une telle trahison envers celle qui lui avait écrit. Du reste, savait-il comment cela tournerait ? M lle Chandon était d’une intransigeance absolue. A la pensée de perdre sa situation, il eut froid dans le dos. Il ne dirait rien à personne. C’était un enfantillage sans importance et il n’y fallait plus penser.

Il y pensa cependant, presque sans trêve, jusqu’au surlendemain, qui était un vendredi. Ce matin-là, avant d’aller au cours, il fit sa toilette avec plus de soin que d’habitude et il passa au bureau de poste qu’on lui avait indiqué, place du Trocadéro. Il y trouva une lettre.

Elle était plus longue et plus intime que la première. On lui parlait de lui, de ses souffrances, de sa fierté qu’on avait devinée, de son avenir d’artiste… Son avenir ?… Il eut un sourire d’amertume en se rappelant ses espoirs de jadis, et un peu d’orgueil en pensant que quelqu’un le croyait encore capable d’avoir un avenir.

Devant ses élèves, il arriva assez ému, malgré ses efforts. Il répondit mal aux indications qu’on lui demandait et il passa tout le temps du cours à les regarder l’une après l’autre à la dérobée, en se répétant la question qui le troublait tant : Laquelle est-ce ? Sur quel visage, dans quels yeux, trouverait-il l’intérêt qu’on lui témoignait avec tant de sincérité touchante ? Il ne put rien découvrir.

Les lettres continuèrent. Dans la quatrième, on lui confia qu’on n’était pas heureuse, malgré les apparences, et on lui demanda de mettre, au lieu de son habituelle cravate noire, une cravate bleue, afin d’exprimer par un signe (puisqu’on n’osait pas encore se désigner) qu’il répondait à la sympathie qu’on lui offrait. Tuffin hésita, puis il acheta une cravate bleue, — ce qui absorba son argent de poche d’une semaine, — et la mit.

Maintenant, il allait chercher ses lettres avec une émotion profonde. Il ne savait plus qu’il avait quarante ans, qu’il était pauvre, laid, accablé de charges ; un intérêt passionné donnait à sa vie une saveur qu’elle n’avait jamais eue. Il s’était remis à peindre, quand il avait une heure entre ses besognes, et il pensait que si son tableau était bien il l’exposerait, ce qu’il n’avait pas fait depuis huit ans.

La septième lettre, quatre pages de tendresses candides et confiantes, bouleversa Tuffin. Il allait savoir. On attendait un mot de lui, à la même poste restante, pour se faire connaître au prochain cours, à l’aide d’un signe qu’on lui indiquait.

Ayant lu, il resta perplexe et affolé, car maintenant il fallait prendre une décision. Tout d’abord, il se résolut à ne pas répondre, terrifié à la pensée de la compromettre et de se compromettre, et se demandant, dans un éclair de lucidité, où cela le mènerait. Mais c’était au delà de ses forces, de résister à la sensation qu’il goûtait pour la première fois de son existence… Et puis il s’imagina l’inconnue réussissant, au prix sans doute de prodiges d’adresse, à se rendre à la poste et n’y trouvant rien… Alors il acheta une boîte de papier à lettres, et, entre minuit et quatre heures du matin, pendant que tout dormait, il écrivit, en la recommençant dix fois, sa réponse.

Il parlait de l’âme exquise qui daignait s’intéresser à lui, d’une tendresse mal placée mais si touchante, d’un rayon qui éclairait sa vie, et de l’immense joie qu’il aurait — et qu’il n’avait pas le courage de refuser — à connaître celle qui avait deviné que, sous la machine à enseigner, il y avait un être humain. Il acceptait qu’elle mît à son corsage le lundi suivant, comme elle le proposait, une rose rouge par quoi il pourrait la reconnaître. Il finissait en demandant pardon de n’être qu’un pauvre homme indigne de tout cela.

Il adressa sa lettre aux initiales qu’on indiquait et la mit à la poste. Il passa deux journées de fièvre et, le lundi matin, frémissant, il arriva au cours. Il était blême en entrant dans l’antichambre. Il devint très rouge lorsqu’il ouvrit la porte de la salle où ses élèves l’attendaient.

Il jeta sur elles un regard avide et resta béant. Chacune des jeunes filles avait à son corsage une semblable rose rouge, énorme comme un chou, violente, épanouie et extravagante.

Un immense éclat de rire s’éleva. Tuffin, sans parler, alla s’asseoir à sa table et mit sa tête dans ses mains. Il comprenait. Il voyait le piège où elles l’avaient pris, la comédie tramée pour le ridiculiser, pour arracher à sa vanité puérile, à sa crédulité grotesque, à sa sottise inexcusable la lettre compromettante avec quoi elles allaient le faire chasser. Il vit la misère revenant s’établir chez lui. Il eut un frisson d’horreur et de remords. Il se dressa, et, d’un coup de règle sur la table, interrompit les rires.

— Est-ce fini ? cria-t-il. Je ne suis pas payé pour vous regarder rire, mesdemoiselles ! Je suis payé pour vous apprendre la peinture, et je veux gagner mon argent ! J’en ai besoin. J’ai une femme et cinq enfants qui ont faim tous les jours ! C’est cela l’intérêt de ma vie, et pas autre chose ! Je pense que vous comprenez…

Elles le regardaient, ahuries. Elles ne l’avaient jamais vu ainsi. Il n’était plus ridicule ; sa voix même, âpre et nette, était changée, les dominait.

Il reprit :

— Je vais chercher du fusain. Si l’une de vous a quelque chose à me remettre, elle peut le poser sur la table…

Il revint deux minutes après. Aux corsages des élèves il n’y avait plus de roses rouges, et sur la table il y avait sa lettre.

Tuffin la prit, et, se retournant, il la plaça dans son portefeuille, auprès d’autres lettres gris perle, légèrement parfumées, couvertes d’une grande écriture féminine. Ses lèvres tremblaient, mais il réussit à ne pas pleurer, et commença la leçon.

LA BELLE A LA ROSE

Dans la chambre d’hôtel, élégante et banale, M me Ferlinier achevait sa toilette. A Paris, toujours reprise d’un inoffensif petit souci de coquetterie, elle apprêtait son visage avec plus de soin, et cela lui prenait un peu de temps. Par extraordinaire, ce matin-là, M. Ferlinier ne faisait pas de l’esprit sur la lenteur féminine. Déjà prêt, debout devant une des fenêtres qu’il obstruait de sa lourde stature, il lisait les lettres qu’on venait de lui monter. Avec importance, il renseigna sa femme :

— D’abord du château : Augustin m’écrit que tout va bien depuis notre départ… Ah ! voici une lettre des Imbart. Ils nous invitent à dîner pour lundi. Ils ne se sont pas trop pressés, depuis quinze jours que nous sommes à Paris… Ça c’est de la part de Vermejoul que j’ai rencontré avant-hier ; j’ai oublié de te le dire. Il nous envoie deux invitations pour l’exposition Claude Bersange qui ouvre aujourd’hui… Voici le catalogue…

Sa femme gardait le silence. Il reprit :

— Tu te souviens de Claude Bersange, naturellement ?… Bersange, le peintre illustre qui est mort il y a cinq ou six ans… Eh bien, voyons, Madeleine, tu n’as pas l’air de te souvenir ! Nous l’avons très bien connu. C’est même chez ta tante de Brelle, où il venait souvent, que nous l’avons rencontré… C’était vers 1903 ou 4… au moment où nous avons habité Paris. Bersange est même venu à la maison…

— Non, je ne crois pas… murmura M me Ferlinier qui, penchée vers la glace, poudrait son visage un peu flétri, encore joli, et dont les joues étaient animées.

— Si, si, insista Ferlinier avec autorité. Il est venu, je te dis. Quand on a été l’ami d’un artiste aussi célèbre, aussi admirable, on n’a pas le droit de l’oublier, que diable ! Il est venu à la maison. Je me souviens que je venais de faire mon voyage au Brésil et que je l’ai beaucoup intéressé en lui en parlant… Bref, on fait une exposition de ses tableaux. Il y a des toiles qui viennent de collections particulières et qui ont été prêtées. C’est une réunion de chefs-d’œuvre… Il y a surtout sa toile fameuse : La Belle à la Rose , qui a fait sensation au Salon dans le temps. C’était avant mon retour en France. Je ne l’ai donc pas vue…

— Moi non plus, je crois… Du moins je n’en ai pas souvenir…

— Si tu l’avais vue, tu t’en souviendrais ! C’est une merveille, paraît-il. Le catalogue la décrit : Une femme nue, debout, la tête détournée, respirant une grosse rose qu’elle tient devant son visage. C’est un chef-d’œuvre, une toile sans prix… Nous allons, ce tantôt, aller à cette exposition. Bersange a été de nos amis ; je m’intéresse beaucoup à l’art ; et puis, ce ne serait vraiment pas la peine de faire les frais de venir, tous les ans, passer un mois à Paris pour ne pas se tenir au courant, pour ne pas pouvoir parler de tout ce qui s’est passé de marquant…

— Nous irons si tu veux, dit M me Ferlinier toujours tournée vers la glace.

Elle se sentait encore rouge et émue. La Belle à la Rose , c’était elle. Quinze ans avant, elle avait été, son mari voyageant, la maîtresse de Claude Bersange, encore jeune, élégant, séduisant, fantasque, illustre. Elle n’avait même pas songé qu’elle pût lui résister quand, à leur seconde rencontre chez M me de Brelle, il avait parlé d’amour avec une douceur impérieuse. Elle était venue chez lui et elle avait cédé. Puis, elle avait posé pour lui parce qu’il le voulait : honteuse d’abord de se trouver nue, dans ce grand atelier et devant cet homme dont les yeux, devenus sans amour, la jugeaient, — ensuite folle d’orgueil quand il lui avait dit qu’elle était parfaitement belle, quand il avait, jour après jour, produit le chef-d’œuvre qui était elle-même, exactement elle-même, sauf le visage modifié, rendu méconnaissable et caché à demi par la fleur. Six mois elle avait vécu ainsi, avec des émotions, des plaisirs, des sensations qu’elle ne soupçonnait pas. Puis Bersange s’était détaché d’elle assez brusquement, pris sans doute par une autre passion. Le tableau était achevé. Ferlinier était de retour, toujours important, aveugle, bon vivant, brave homme agaçant, confiant, incurablement content de soi et de la vie.

Et brusquement, comme si elle se fût éveillée d’un rêve, elle était redevenue la femme timide et sage qu’elle était avant et qu’elle n’avait plus cessé d’être. Le rideau était tombé sur la féerie finie ; elle en gardait un souvenir émerveillé et effarouché.


— Admirable ! prononça Ferlinier, après avoir contemplé en silence, pendant plusieurs minutes, la Belle à la Rose . C’est admirable, définitif ! C’est le chef-d’œuvre de Claude Bersange ! Quand je lui ai dit, il y a quinze ans : « Bersange, la Belle à la Rose est votre chef-d’œuvre », il doutait. Eh bien, j’avais raison…

Au milieu du groupe nombreux qui se pressait devant la toile fameuse, il parlait haut, avec autorité. On se tournait vers lui, il était ravi. Il continua, feignant une intimité avec l’artiste disparu, inventant des mots et des anecdotes.

M me Ferlinier ne disait rien. Elle regardait… Elle se regardait. L’admiration de la foule, qui montait vers la Belle à la Rose , l’enveloppait. C’était elle qu’on admirait. C’était elle qui était là… nue… si belle… Elle sentit ses joues s’embraser de gêne pudique… Elle était éperdue d’orgueil.

Quand Ferlinier eut assez discouru, il lui prit le bras et ils sortirent du groupe.

— C’est un admirable chef-d’œuvre, proclama-t-il encore pour le public. Puis, plus bas, à sa femme : Seulement, c’est malheureux que ce soit truqué…

— Comment truqué ? dit-elle en tressaillant. Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire ce qui est. Tu le sais, n’est-ce pas, j’aime la vérité. C’est très beau, mais c’est trop beau. Ce n’est pas réel. Jamais une femme n’a eu cette perfection de beauté. Des créatures semblables, ça n’existe pas. Bersange a arrangé, a idéalisé… Pour peindre cette femme, il a dû prendre plusieurs modèles. L’une a posé le torse, une autre les jambes, une autre les bras… Et puis il a fondu l’ensemble…

M me Ferlinier était pâle. Elle répondit, aussi calmement qu’il lui fut possible :

— Je ne suis pas de ton avis. Il est évident que c’est la même femme qui a posé pour l’ensemble.

Son mari haussa les épaules.

— Ma chère amie, permets-moi de te dire que je m’y connais mieux que toi ! J’ai beaucoup fréquenté les ateliers. Je sais comment les peintres travaillent. Et, je te le répète : il est impossible que la réalité offre une telle perfection.

— Pourquoi ? Si Bersange a peint cette perfection, c’est qu’il l’a vue.

Ferlinier eut un sourire supérieur.

— Voyons, Madeleine, ne t’entête pas. Je puis te dire que j’ai connu un des modèles de Bersange. Celle qui a posé le torse de la Belle à la Rose , justement. Eh bien, elle avait des jambes comme des poteaux…

M me Ferlinier fixa sur lui un regard aigu. Mentait-il pour avoir raison quand même ? Elle le ramena devant la Belle à la Rose . Il recommença à parler, à haute voix, de Bersange. Elle ne l’écoutait pas. Elle regardait la figure nue. Elle pensait à son corps à elle. Non pas tel qu’il était maintenant, un peu alourdi, un peu déformé, sous l’artifice du corset étudié, mais tel qu’il était dans la svelte splendeur de la jeunesse, quand elle avait vingt-cinq ans, quand Bersange était son amant et faisait d’après elle son chef-d’œuvre… D’après elle seule ?… Voyons, elle posait presque chaque jour, elle se serait bien aperçue… Et, de nouveau, elle cherchait à se souvenir des formes de son corps, à les confronter avec les formes sans défaut de celle qui était là, nue, si belle. Mais il y avait longtemps ; elle ne savait plus… Avait-il raison cet imbécile qui insultait, de son incrédulité suffisante, sa beauté passée qu’il n’avait pas su voir ?… Elle doutait, frémissante, prête à sangloter, prête à crier que ce n’était pas vrai, que c’était elle, et elle seule !…

Mais Ferlinier lui reprit le bras. Six heures sonnaient. C’était ridicule, voyons, de s’attarder ainsi ! Les Bubal les attendaient pour aller dîner au Bois ! Elle le suivit, retournant la tête pour voir une fois encore la Belle à la Rose qu’elle ne verrait plus, qu’elle n’était plus, si même jamais elle l’avait été…

LE VIEUX DU CHANTIER

M lle Vertin, une mantille sur ses cheveux gris, un châle noir sur ses épaules maigres, sortit vers sept heures pour aller, comme chaque soir, porter à manger aux chats abandonnés dont elle avait pris pitié.

Traversant la petite place déserte et sombre, elle s’approcha de la maison en construction, restée inachevée. Elle sourit et pensa qu’elle devait être en retard. La petite chatte blanche, sa favorite, miaulait, perchée sur la palissade, et n’était-ce pas les yeux du gros noir qui luisaient plus bas, comme de petites lunes vertes ? M lle Vertin défit le journal où elle avait enveloppé des restes de viande, et, par un trou, dans les planches, posa le paquet, ouvert, sur une pierre de taille. Il y eut un galop de petites pattes… Mais, tout à coup, il y eut aussi, dans le chantier, un autre bruit, pareil à celui que fait quelqu’un qui trébuche et dégringole. M lle Vertin crut entendre un juron étouffé et elle entrevit, à travers la palissade, dans l’ombre indécise, une ombre humaine. Elle s’enfuit, tremblante, pour aller s’enfermer chez elle. Il y avait un homme dans le chantier, elle en était sûre.

M lle Vertin vivait seule et confortablement. Elle tenait, depuis de longues années, dans un des coins les plus tranquilles de la rive gauche, un cabinet de lecture bien monté où se trouvait une salle de travail fréquentée par une clientèle restreinte et choisie. Parmi les livres et ses registres, sa vie méticuleuse s’était écoulée sans incidents. Celui qui venait d’avoir lieu la frappa beaucoup. Oserait-elle encore aller porter à manger aux chats ? Au matin elle s’en sentit le courage et douta de ce qu’elle avait cru voir. Mais, avec le soir elle redevint pusillanime et ne sortit pas. Les chats, affamés, miaulaient plaintivement.

Le lendemain était un dimanche. M lle Vertin fit une promenade et, en rentrant à la nuit, déboucha sur la place.

— Ma bonne demoiselle ?… dit tout à coup, près d’elle, une voix un peu rauque.

Elle tressaillit et vit un vieux à barbe hirsute et tout loqueteux.

— Je dis ma bonne demoiselle, reprit-il, parce que vous êtes bonne pour les bêtes, alors ça dit tout, n’est-ce pas ?… Mais vous savez, ces pauvres minets, ils y comprendront rien si vous leur apportez plus à dîner. Y a pas à avoir peur. C’est moi que vous avez entendu, avant-hier, quand que j’ai glissé, et plus inoffensif que moi ça se trouve pas. Faut vous dire que le chantier je l’habite. C’est mon chez-moi…

— Vous habitez où ? s’exclama M lle Vertin stupéfaite.

— Doucement, ma bonne demoiselle, crier les affaires des personnes ça sert à rien… Ben oui, j’habite le chantier, mais c’est pas à crier sur les toits. Je vous le dis à vous parce que vous m’avez vu, mais motus , hein ? Y a des malintentionnés qui appelleraient ça du vagabondage, et on me ferait des misères. Je suis là depuis l’automne.

— Mais c’est affreux ! Par les froids qu’il a fait…

Le vieux haussa les épaules avec indifférence.

— Y en a de plus à plaindre que moi. Je suis établi dans le sous-sol. On est au sec. J’ai tiré des planches et j’ai un peu de paille et une vieille bâche… Alors, pour vous expliquer ce qui est arrivé avant-hier, faut vous dire que le manger que vous apportez pour les minets, y en a trop ; y gâchent. Et c’est malheureux, c’est de la bonne viande bien appétissante. Alors, n’est-ce pas, on partage, et ça me fait mon petit dîner. Mais faut avoir l’œil ; y sont vifs ; y a surtout la Marquise… Oui, c’est la petite blanche que j’appelle comme ça. C’est ma préférée, elle couche sur moi, croiriez-vous, et me tient chaud… Mais si je suis pas là tout près quand vous apportez le manger… Fuut !… y sautent dessus et traînent tout partout…

— Malheureux vieillard !… Quelle existence !… Mais c’est affreux !…

— Affreux, c’est trop dire… Sûr, j’aimerais mieux des rentes…

— Mais vous ne pouvez rester ainsi ! Il y a des maisons de retraite, des hospices…

Le vieux eut un haut-le-corps.

— C’est pas mon genre, interrompit-il avec énergie. Non, faut pas me parler de ça ! Je veux être mon maître, voyez-vous ! Enfermé, je périrais, sûr et certain. Faut que j’aille et que je vienne comme ça me chante. Un chemineau de Paris, v’là ce que je suis… Y me faut les rues, et les quais, et les faubourgs… Et des balades à l’heure que je veux, aussi loin que je veux… à mon plaisir, quoi. J’aime que ça… C’est ma vie… Je fais de mal à personne. Je mendie même pas… Je prends quand on me donne. C’est tout…

Il s’arrêta. Sans que M lle Vertin s’en rendît compte, ils étaient arrivés tous deux jusqu’à la palissade du chantier.

— Vous voyez, reprit le vieux en déplaçant l’une des planches, c’est par là qu’on entre. J’ai confiance en vous. Je vous montre mes trucs… Alors, n’est-ce pas, si ça vous amuse de continuer le manger pour les minets… Pour ce soir, vous en inquiétez pas : j’ai du bouilli qu’on m’a donné… Bien le bonsoir, ma bonne demoiselle.

Il disparut silencieusement.

M lle Vertin regagne sa maison. Elle était bouleversée jusqu’au fond d’elle-même. Était-il possible qu’il y eût des existences semblables ? Elle ne put dîner ; elle ne put dormir. Elle pensait au vieux, et c’était une obsession impossible à secouer. Elle sentait que ni les petits plats qu’elle se faisait cuisiner, ni son lit douillet, ne lui causeraient plus la moindre satisfaction tant qu’elle le saurait tapi, affamé, dans les ténèbres de sa cave glaciale. Au cours de la nuit, elle forma un plan qu’elle s’employa activement, dès le lendemain, à faire réussir.

Elle ne revit le vieux que le dimanche suivant. A la tombée de la nuit, il l’attendait sur la place. Tout souriant, il salua.

— J’ai trouvé votre papier accroché au paquet, ma bonne demoiselle, et me v’là. Mais faut que je vous dise merci : c’est des festins que vous nous avez offerts cette semaine…

— J’ai à vous parler, dit M lle Vertin avec solennité ; vous m’avez émue jusqu’aux larmes, l’autre jour… Mais prenez courage, vos malheurs vont finir…

— Comment ça ? fit le vieux, inquiet.

— Parmi mes clients, il en est d’influents. L’un d’eux, ancien haut fonctionnaire, fait partie du conseil d’une institution charitable…

— Mais j’en veux pas ! C’est de la blague, hein ? protesta le vieux.

— … Et je l’ai intéressé à votre sort, continua M lle Vertin, sans entendre. L’existence que vous menez est une insulte à une société civilisée, un défi porté à la philanthropie, un reproche constant pour ceux qui, pouvant vous secourir, ne le feraient pas… Il faut que cela cesse. Du reste ce chantier va être solidement clos… Pensez que des malfaiteurs pourraient s’y embusquer, ou bien que le feu, par imprudence… Mais revenons à votre situation : le succès a couronné mes efforts. Une promesse formelle m’a été faite en votre faveur. Pensionnaire d’une maison de retraite où je voudrais, moi-même, finir mes jours, vous serez logé, vêtu, nourri, chauffé, soigné. Je ferai personnellement un petit sacrifice pour que vous ayez quelque argent en poche les jours de sortie… Le temps des épreuves est fini pour vous, pauvre vieillard, comprenez bien cela…

Le vieux la regarda en face, sans colère, mais avec reproche.

— Oui, je comprends qu’il n’est que temps que je fiche le camp si je ne veux pas être bouclé… Et quand je pense que c’est pasque j’ai eu trop de confiance… C’est tout de même malheureux de pas pouvoir laisser les gens vivre tranquilles ! Me v’là sans domicile à c’te heure…

Il eut un haussement d’épaules et tournant le dos à M lle Vertin ébahie, il prit la fuite et disparut dans l’ombre des rues.

DES AVEUX

— … Enfin, ton collègue, M. Turnus, et sa femme… Avec toi, Clarisse et moi, ça fait quatorze. C’est parfait. Nous avons les personnalités les plus marquantes de la ville.

En peignoir et coiffée pour la nuit, M me Jubal, assise près de la lampe et un lorgnon sur le nez, venait de relire à son mari la liste d’invitations qu’ils avaient si soigneusement dressée. M. Jubal, debout devant la cheminée, penchait en avant, pour écouter mieux, sa longue tête solennelle, grise et déplumée.

— Alors, définitivement, on n’invite pas Delloc, l’architecte de la sous-préfecture ? observa-t-il sans se départir du ton grave et mesuré que sa situation de fonctionnaire important lui imposait, estimait-il, en toute circonstance.

— Tu n’y penses pas ! s’écria M me Jubal, qui était restée très vive malgré l’âge mûr. Delloc, un bohème, un pilier de café ! L’inviter au dîner de fiançailles de notre fille !…

— Tu as raison comme toujours, prononça M. Jubal. Étant donnée la situation que nous occupons dans la ville, inviter Delloc serait une faute.

— Et la position de notre futur gendre nous oblige aussi au plus strict rigorisme. Pense que depuis plus de deux siècles les Vémur, de père en fils, sont notaires ici, et tu sais qu’au lendemain du mariage le père Vémur se retirera pour laisser l’étude à son fils.

— Oui, dit M. Jubal satisfait, cette alliance est parfaite.

— Maintenant, une question se pose, reprit M me Jubal. Que ferons-nous de l’oncle Alfred ? Je te dis tout de suite qu’à mon avis le montrer est impossible. Il est maintenant trop gâteux.

— Sans doute.

— Je sais bien que la question est délicate, continua-t-elle. Il vit avec nous et on le sait. Il te laisse disposer de sa fortune. C’est en partie grâce à lui que nous avons pu constituer la dot de Clarisse. Je ne voudrais pas le peiner, mais je te répète que le montrer est impossible. Il baisse tous les jours. Il ne parle presque plus, et quand il parle c’est pour divaguer. Il devient irritable, sale, gourmand. Dame, un homme de cet âge-là !… A ce dîner pourrons-nous le surveiller, l’empêcher de trop manger, de trop boire ?… Et tu sais que le moindre excès peut le tuer, le médecin l’a dit… C’est pour lui autant que pour nous qu’il faut le laisser dans sa chambre…

— Il a bien changé depuis quelques mois, remarqua M. Jubal. Tu te souviens comme il était encore alerte et lucide au moment où il est venu vivre avec nous, il y a sept ans ?

— Oui, quand il nous a surpris après être resté trente années sans nous voir et sans presque écrire… Quel drôle de bonhomme ! Tu te rappelles son arrivée : « Me voilà ! Je viens vivre avec vous. J’en ai assez de Paris et des affaires… » Quelles affaires ? Je me le suis toujours demandé…

— Il s’occupait de commission et d’exportation, je crois. Mais tu sais qu’il ne nous a jamais beaucoup parlé de lui-même.

— Enfin, c’est dit, interrompit M me Jubal. On le fera dîner à six heures et coucher après. Quand il a pris sa potion il dort comme une souche dès qu’il est dans son lit. Comme sa chambre est au premier sur le jardin et que la salle à manger est au rez-de-chaussée sur la rue, il ne s’apercevra seulement pas qu’il y a du monde ici.

— C’est, je crois, le plus sage, approuva sentencieusement M. Jubal.

Ce plan fut exécuté dix jours plus tard, quand eut lieu le dîner de fiançailles. Les préparatifs de la solennité avaient occupé M me Jubal du matin au soir pendant une semaine tout entière, mais cette dame se trouva récompensée de ses fatigues et de ses peines le soir de la réception quand, à sept heures et demie, se trouva réuni dans son salon le groupe de personnes qui, à ses yeux, constituaient le monde entier. Tout allait bien, tout était prêt ; l’oncle Alfred, nourri et couché, dormait en haut sans se douter de rien ; le dîner allait être un chef-d’œuvre. M me Jubal, en attendant que le maître d’hôtel, engagé pour diriger les deux servantes, vînt ouvrir la porte, promena un regard de triomphe sur ses invités et connut l’orgueil.

La porte s’ouvrit. M me Jubal esquissa un mouvement pour se lever, mais retomba pétrifiée. Ce n’était pas le maître d’hôtel annonçant le dîner, c’était l’oncle Alfred.

Maigre, jaune, chauve et ratatiné, habillé de travers par ses propres mains malhabiles, il entra d’un petit pas sénile, mais résolu ; il répondit par un regard d’indignation, de défi et de malice au regard ahuri de M me Jubal et, sans parler à personne, alla s’asseoir dans un coin en remuant à vide ses mâchoires hérissées de blanc.

M me Jubal fit un effort inouï pour reprendre son sang-froid et sourire :

— Comment, mon oncle, vous avez pu descendre malgré vos souffrances ?… Comme c’est gentil à vous d’avoir fait cet effort pour assister aux fiançailles de notre chère Clarisse… Mettez vite un couvert de plus, ordonna-t-elle à mi-voix au domestique qui venait annoncer le dîner.

Le léger froid apporté par l’apparition de l’oncle céda rapidement à l’excellence des mets et des vins, et les convives s’animèrent, mais d’une gaieté modérée et de bon ton, comme il convenait à leur importance et aux circonstances. M. et M me Jubal, inquiets sans vouloir le paraître, observaient l’oncle de côté. L’oncle se servait copieusement et, sans mot dire, avalait avec ardeur. Sur l’ordre de M me Jubal on lui avait versé de l’eau, mais il la dédaigna et avec un gloussement impératif tendit son verre à M. Vémur père, qui se versait du bordeaux et qui lui en servit.

— Mon oncle, vous avez de l’eau, dit M me Jubal avec un sourire auquel répondit un nouveau regard indigné et narquois.

Le vieillard avala son vin, fit remplir son verre et le vida de nouveau d’un air provocant. Cependant, comme il mangeait et buvait sans en paraître incommodé, les Jubal se rassurèrent un peu et le dîner se poursuivit agréablement. Au dessert, il y eut un silence et M. Vémur père allait sans doute adresser un petit discours aux fiancés, quand tout à coup s’éleva une voix cassée. Renversé sur sa chaise, les yeux à demi clos, ses joues flétries animées un peu par la bonne chère, l’oncle, qui ne semblait plus savoir où il était, parlait :

— Mille balles, pas un rotin de plus ! C’est à prendre ou à laisser, mon garçon. Faut que je dessertisse les pierres et que je fasse fondre les montures, tu le sais bien. Je ne tiens pas à passer aux assises avec toi quand tu te feras boucler, ce qui ne tardera guère, tant t’es maladroit ! Non, mon petit, ne rage pas, c’est pas au père Alfred qu’on fait peur… Il n’a jamais eu peur de personne, vois-tu, et de plus malins que toi l’ont appris à leurs dépens… Allons, c’est dit : mille balles et, vrai, j’y perds, mais je fais ça pour que tu m’envoies des camarades… Qu’ils m’apportent tout ce qu’ils auront… Je gagne si peu avec vous autres que si je ne me rattrape pas sur la quantité… Dame, j’ai ma situation à faire et après, ni vu ni connu, je retourne en province me terrer. J’ai des parents. J’arriverai chez eux les poches pleines. Ils n’y regarderont pas de si près. Je doterai leur fille… Et moi je finirai ma vie en bon bourgeois… Qu’est-ce que tu veux, chacun son goût…

Autour de la table le silence s’était établi. On écoutait le vieillard qui, semblant revivre un passé trouble, périlleux et coupable, continuait à discourir avec des malfaiteurs dont il était le complice.

— Il délire, put enfin proférer M. Jubal, tremblant d’horreur.

— Allez chercher le médecin ! gémit M me Jubal d’une voix étranglée.

Les invités s’étaient levés de table. Avec des paroles de condoléances sur la démence soudaine du vieillard, ils prirent congé assez froidement.

— Vous êtes un monstre ! cria M. Jubal qui ne put s’empêcher de saisir l’oncle au collet. Vous nous avez fait user d’une fortune criminellement acquise ! Vous nous avez déshonorés ! Mon devoir serait de prévenir la justice…

— D’abord, il y aurait prescription, ricana l’oncle, dont l’œil éteint avait retrouvé un faible pétillement. Et puis, surtout, c’est pas vrai ! Ah ! ah ! ah ! j’ai voulu rire un peu !…

— Vous appelez cela rire, vieux misérable ! cria M me Jubal, hors d’elle. Mais vous avez sûrement fait manquer le mariage de Clarisse !

— Ça m’est égal, dit le vieux, une autre fois vous m’inviterez !

LE DANGER INCONNU

Dans la grande salle claire de la ferme, à côté de la table, couverte encore de la vaisselle du déjeuner, Francine, la femme du fermier Bertin, enfoncée dans un grand fauteuil de paille, au coin de la cheminée, buvait son café à petits coups. Le feu flambait, mais, bien qu’on fût encore en hiver, il faisait si doux cet après-midi-là qu’elle avait ouvert les fenêtres, par où pénétraient la fraîcheur de la campagne et la lumière du soleil pâle.

Un pas rapide vint sur la route. On entra dans la maison.

Francine tourna paresseusement la tête. C’était sa sœur Julie, une paysanne maigre et sans âge qui habitait le bourg voisin.

— Bonjour, dit Julie.

Elle regarda Francine, étalée dans son fauteuil.

— Bon Dieu, ajouta-t-elle avec un ton d’aigreur involontaire, t’as pas l’air à plaindre.

Francine leva sa figure fraîche, un peu empâtée, encore agréable. Elle eut un sourire de satisfaction placide.

— Pourquoi que j’aurais l’air à plaindre ? Y a pas de raison… Et pis y fait trop beau… On sent déjà le printemps. Faut profiter des choses, hein ?… Dis donc, veux-tu un verre de café ? T’es venue de bonne heure aujourd’hui, comment que ça se fait ? C’est vrai qu’y a trois jours qu’on ne t’a vue…

— J’ai une nouvelle à te dire…

Elle avait pris un air mystérieux.

— Ton mari, où qu’il est ?…

— Bertin ? Il est à la foire. Y fait une affaire de chevaux.

— Y gagne toujours de l’argent tant qu’y veut ?

— Oh ! il est pas mécontent… Du reste, y s’y entend… On croirait pas, à le voir, gros et endormi comme y paraît, qu’il est si madré… Mais celui qui le roulera… Quéque tu veux, c’t’homme, tu l’connais bien, y a que ça qui l’amuse. Il a toujours été comme ça… vendre, acheter, gagner… L’ reste, y s’en fiche…

— Heureusement, hein ? railla Julie.

— Heureusement… p’te bien… P’te bien aussi que s’il avait pas été comme ça, s’il m’avait pas toujours laissée toute seule pour aller à ses marchés, j’aurais pas, moi, été comme j’ai été… Du reste, faut croire que ça lui était égal, puisqu’y s’est jamais occupé de ce que je faisais. Et puis, c’est pas à toi, qu’es ma sœur, qu’on a jamais rien eu ensemble, à me reprocher de m’être un peu amusée, puisque ça ne faisait de mal à personne.

— Bien sûr… Et puis j’ te reprochais rien, et tu sais bien que tu me trouveras toujours si t’as besoin de moi…

— C’est pas probable que j’aie besoin de toi. C’est fini, tout ça, ça ne me dit plus… Maintenant je pense plus aux bêtises. J’aime bien manger, bien boire, bien dormir… (Elle s’étira.) Alors je me range. Je soigne Bertin. Je vis tranquille… Le reste… fuu !… Mais quoi donc que t’avais à me dire ?

Julie se rapprocha.

— La servante, où qu’elle est ?

— Elle est au verger avec le commis. J’suis toute seule avec les enfants, qui jouent là derrière. Tiens, écoute-les ! C’ qu’y sont tourmentants !

Des cris s’élevaient. Les deux femmes gagnèrent le jardin.

— Victor ! cria Francine, veux-tu finir ! Veux-tu que je te gifle !

C’était le plus jeune de ses trois enfants, un garçon de sept ans, trapu, l’air méchant, qui tapait tant qu’il pouvait sur son frère et sa sœur. Ceux-ci hurlaient, sans oser se défendre.

Francine saisit Victor et le secoua sans conviction. Il se débattait rageusement, lançant des coups de pied et grommelant des injures. Elle le lâcha.

— Est-y garnement tout de même ! dit-elle d’un ton indolent en revenant s’asseoir au coin du feu avec sa sœur.

— Le fait est qu’y ressemble pas à son père, murmura celle-ci avec un rire équivoque.

Francine, sans répondre, haussa les épaules.

— J’ dis ça, reprit Julie… j’en sais rien… Et pis toi non plus, p’têt’ bien ?… Voyons, t’en avais combien d’hommes à ce moment-là… sans compter Bertin, bien entendu ?

— Tais-toi donc… (Francine s’asseyait tranquillement.) Te mêle pas de ce que tu ne sais pas. Pourquoi qu’t’as pas fait comme moi, au lieu de rester fille, si ces histoires-là t’amusent tant ?… Moi, c’est fini, j’ te le répète ! J’y pense plus, à ces blagues-là, c’est oublié…

— Ah !… bien…

Julie la regardait de côté.

— Alors, c’est pas la peine que j’ te raconte quéque chose…

— Quoi donc ?

— Quéque chose qu’est sur le journal. Tu l’as pas lu, le journal ? J’ le pensais bien ; alors j’ t’ai apporté le mien… Tu t’ rappelles Ludovic ?… Mais si, le gars qu’on appelait Ludo, et qu’a été dans le temps charretier chez M. Levert, à la grande ferme… Tu sais bien, un brun, pas beau, mais fort comme un turc… et méchant… et qu’avait des mâchoires comme un loup et des drôles d’yeux, tout clairs, sous des sourcils en barre…

— Eh bien ? dit Francine avec calme en levant ses yeux bleus.

— Eh bien, ma petite, c’est un assassin !… C’est pas à croire c’ qu’il a fait !… C’est une bête féroce… Il a massacré les gens d’une métairie près de Bourges, à coups de hache. Il a tout massacré : le fermier, la fermière, les servantes… et jusqu’aux bêtes dans l’étable, croirais-tu ça ?… Alors on l’a arrêté et il en a avoué… il en a avoué !… Des horreurs qu’il a faites en roulant de pays en pays depuis plus de dix ans… Y peut pas s’empêcher de tuer, qu’y raconte. C’est une chose qu’est en lui. Alors, dame ! y en a qui disent que c’est un fou, et y en a d’autres qui disent qu’y fait semblant… C’est sur le journal… Y a tous les détails. Il a raconté qu’il en avait tué deux ici même, quand il était à la grande ferme, y a sept, huit ans… La petite Claudie, qu’on a trouvée abîmée dans la forêt, tu te rappelles bien, qu’on a cru que c’était un chemineau, et pis le vieux père Planchart, qu’on a trouvé noyé dans la mare et qu’on a cru qu’il y était tombé étant saoul… Eh bien, il a avoué… C’était lui… Hein… penser qu’on n’a jamais rien su et qu’on l’a eu comme ça près de soi pendant qu’y ruminait des coups comme ça… qu’on aurait pu y passer comme les autres… C’est un monstre, quoi !… Lis, que j’ te dis… Regarde son portrait. C’est bien lui…

Francine avait pris le journal. Il y eut un silence.

— Dis donc… reprit Julie. Tu sais qu’on a raconté dans ce temps-là… qu’on a raconté qu’ t’étais bien avec lui… C’est-y vrai ?…

Francine ne releva pas la tête. Pâle, les lèvres tremblantes, elle regardait la photographie de l’homme que le journal reproduisait.

— Dis donc… reprit encore Julie à voix plus basse… Tu trouves pas… tu trouves pas qu’y ressemble ?… Hein ! C’est ça ?… Tu peux m’ le dire, va !…

Elle s’interrompit. Francine s’était levée ; elle courait au jardin.

— Victor ! cria-t-elle.

Rien ne répondit. Les enfants ne se montraient pas. Tout à coup les deux femmes les aperçurent sous un hangar tout au fond du terrain. Elles approchèrent. Ils étaient si absorbés qu’ils ne les entendirent pas. Les deux aînés, le garçon et la fille, se tenant par la main, immobiles et penchés en avant, regardaient, avec une curiosité passionnée, ce que faisait Victor, agenouillé par terre.

Victor, dans une souricière tendue au grenier, avait trouvé une souris vivante. Il l’avait descendue au jardin ; avec un sécateur qu’il tenait encore, il lui avait coupé les pattes, les oreilles, la queue et le museau, et la misérable petite chose mutilée pantelait sur le sol avec des soubresauts et de faibles cris aigus.

Francine, d’un coup de talon, écrasa la souris. Elle saisit aux cheveux Victor, qui se dressait. Penchée vers son visage, elle le regarda profondément. Elle revit, à travers la mollesse enfantine des contours, la face dure, la mâchoire de loup ; elle revit les yeux pâles et farouches, les sourcils en barre ; elle revit l’étrange rire hagard et bestial dont elle ne comprenait pas, jadis, toute la signification.

Mais Victor, d’un élan, s’échappa.

— Ben quoi, on ne peut plus rigoler… gronda-t-il d’une voix un peu rauque qu’elle reconnut aussi.

Grimaçant, il gambada, hors d’atteinte. Francine, blême, tremblante, le regardait, glacée de peur en pensant aux jours qui allaient venir, l’un après l’autre, faisant grandir le danger inconnu.

SURPRISE…

La nuit venait de tomber. Sur le seuil du petit cabaret isolé au coin de la route, la jeune femme était debout dans la lumière jaune qui venait de la salle vide.

— Ce qu’il fait chaud !… murmura-t-elle. Sûr, c’est de l’orage… (Elle s’étira nonchalamment.) Allons, voilà bientôt neuf heures… Louis rentrera pas avant minuit, faut tout de même que je boucle…

Sans hâte, elle rentra, cadenassa les barres qui fermaient les volets des fenêtres et revint assujettir le volet de la porte. Elle entendit les gouttes lourdes de la pluie qui commençait et, laissant son trousseau de clés pendu à la serrure, elle revint sur le seuil.

— Ce que c’est bon ! soupira-t-elle. Elle écarta ses cheveux bruns sur son front moite et bâilla en montrant ses dents blanches.

Un homme parut, sortant de la nuit en courant sous la pluie qui ruisselait, et il se jeta si vite dans le cabaret que la jeune femme poussa un cri.

— Qu’est-ce qui tombe ! (Il secoua son chapeau inondé.) Je peux dire que j’arrive à temps…

C’était un grand gaillard blond, à l’air jovial et bien portant. Il était convenablement vêtu ; une chaîne d’or barrait son gilet ; il avait une alliance au doigt et portait sous son bras une boîte plate et noire.

— Deux minutes plus tard, c’était fermé, dit la jeune femme. Comment que ça se fait que vous êtes comme ça par les chemins ?

— Ben, je vais vous dire. Je suis bijoutier, n’est-ce pas, et je place moi-même dans la campagne. Depuis trois jours, je suis à la ville voisine et je rayonne. Alors, ce soir, je me suis entêté à rentrer à pied pour dîner malgré que j’étais en retard… Je me suis perdu et avec cette pluie… J’ai été bien content de voir votre lumière… Et puis, on dit que c’est pas sûr les routes de ce côté-ci… Alors, comme là-dedans j’en ai pour de l’argent !… (Il tapa sur la boîte noire et soudain s’arrêta comme inquiet.) Vous êtes toute seule ?… Il n’y a personne là ? acheva-t-il, soupçonneux, en montrant une porte.

La jeune femme eut un haut-le-corps.

— Non, y a personne ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Pour quoi donc que vous prenez la maison ? Mon mari est à la ville, il a été retenu pour affaire, mais il va rentrer avant qu’y ne soit minuit. Et moi je boucle, faut vous en aller.

— Vous fâchez pas, dit l’homme. Vous auriez pas le cœur de me mettre à la porte par un déluge comme ça… Et puis j’ai l’estomac dans les talons et je voudrais bien manger un morceau…

— Il y a de la viande froide et du fromage, dit la jeune femme ; mais faudra vous en aller après. On ne donne pas à coucher ici, c’est pas un hôtel.

Il eut un rire gaillard :

— C’est malheureux ! Surtout si on pouvait remplacer votre mari, hein ?…

Sans se fâcher elle haussa les épaules.

— Voulez-vous vous taire ! Vous n’avez pas honte ?… vous, un homme marié…

Il eut l’air stupéfait.

— Comment que vous savez que je suis marié ?… Ah ! que je suis bête, mon alliance !… Ce que j’en disais, c’était pour blaguer… Quand je vois une jolie femme, j’peux pas m’en empêcher, mais faut pas vous formaliser.

Elle le servit. Il avala d’abord deux verres de vin pur et se mit à manger avec appétit. Il avait gardé sa boîte noire à côté de lui, sous sa main.

Soudain, il tressaillit, posa son verre et se dressa.

— Qu’est-ce que c’est ?

Quelque chose avait gratté derrière la porte en face de lui. La jeune femme rit.

— C’est Kiki. Oui. Tenez, le voilà ! Il ne vous mangera pas…

Elle ouvrit à un gros chat gris qui entra en se frottant au chambranle.

— Il est là rapport aux souris du grenier, continua-t-elle. Mais ce que vous êtes traqueur…

L’homme s’était rassis et vidait son verre.

— J’suis pas traqueur, dit-il d’un air vexé, mais c’est tout mon avoir que j’ai là-dedans… C’est pas du toc. C’est tout ce qu’il y a de beau et de riche…

— On peut voir ?

La jeune femme, intéressée, s’était rapprochée.

— Bien sûr… La vue n’en coûte rien.

Il se leva, vérifia la fermeture des volets et donna un double tour à la porte d’entrée, où pendait encore le trousseau de clés qu’il rapporta. Il ouvrit la boîte noire.

— Regardez-moi ça !

La jeune femme se pencha, mais elle eut à peine le temps d’entrevoir des chaînes dorées. Elle jeta un hurlement qui s’étrangla. L’homme l’avait saisie par derrière. Il l’enleva comme une plume, la jeta sur la table, l’immobilisant d’une main de fer, étouffant ses cris sous une serviette.

— Sois sage… gronda-t-il. Tu vois ça : si tu cries ! Où est l’argent ?

Renversée, folle de peur, elle haletait. Plus encore que la lame blanche du couteau qu’il brandissait devant ses yeux, la figure de l’homme, ses yeux devenus sinistres, la terrifiaient. Sans pouvoir parler, elle fit un mouvement de menton vers le comptoir.

Il la laissa se redresser.

— Attention ! Si tu bouges, si tu cries… T’as compris ? (Il agita son couteau et la regarda de près.) T’es sage, hein ? (Il eut un rire sec.) Oui, je vois ça, alors je ne t’attache pas…

Il prit les clés, alla au comptoir, chassa le chat gris qui était juché dessus, observant la scène, et saisit une bouteille de cognac dont il avala une longue gorgée. Puis il fouilla dans le tiroir-caisse.

— Soixante-douze francs… c’est pas bésef ! dit-il en mettant la monnaie dans sa poche. Où qu’est le reste ?

— Le reste… balbutia la jeune femme.

— Oui, les économies. Le pognon qu’on cache. Le bas de laine, quoi ! Où que c’est fourré ? Dans une armoire ? Sous le matelas ?

— Je vous jure… y a pas autre chose… mon mari a tout mis aujourd’hui à la caisse d’épargne… C’est pour ça qu’il est allé à la ville…

L’homme rit encore silencieusement et revint près d’elle.

— Je te donne une minute pour te décider.

Il avait apporté la bouteille de cognac. Il s’en versa dans son verre à vin et l’avala d’un trait. La jeune femme, raide sur sa chaise, les cheveux épars, livide, claquait des dents.

— Ce que t’es traqueuse, dit-il railleusement… Veux-tu parler maintenant ?… Une fois… deux fois…

Une flamme d’ivresse dansait dans ses yeux. Il approcha lentement le couteau.

— Y a rien !… Je vous jure, y a rien !… Grâce !

Elle eut un râle d’horreur, la pointe piquait son cou. Soudain, l’homme ôta l’arme.

— J’peux pas, grommela-t-il… Ce que je suis feignant… (D’un air colère, il prit la bouteille et but au goulot.) Tu vois, ma poule, reprit-il tout haut, j’aime mieux te croire que de te faire du mal… Y a pas plus galant que moi… Les hommes, j’en boufferais six ; mais les dames, elles font de moi ce qu’elles veulent… Surtout quand elles sont gentilles… Allons, fais risette… C’est trouvé, hein ! le coup du bijoutier avec les chaînes en toc… Ça pose, c’est respectable, ça donne confiance au monde… C’est comme l’alliance… Allons, rigole, que je te dis !… T’es bien plus chouette quand tu rigoles…

Il l’avait saisie par la taille. Il l’embrassa brutalement. Passive, toujours épouvantée, elle se laissa pousser vers la chambre.

Au milieu de la nuit, elle entendit, étouffés dans la boue de la route, les pas qu’elle guettait. Doucement, prenant garde de ne pas réveiller l’homme qui s’était soudain endormi à côté d’elle d’un lourd sommeil, elle se dressa sur le lit et, à demi nue, elle se glissa dans un office jusqu’à une étroite fenêtre, la seule qui n’eût pas de volets cadenassés parce que des barreaux de fer la défendaient.

Dans la nuit que la vague lueur tombant des lourds nuages blêmes rendait indécise, elle reconnut son mari qui venait sur la route, et fut si heureuse que des larmes mouillèrent ses yeux.

— Louis ! appela-t-elle à travers les barreaux, d’une voix étouffée.

Il tourna la tête.

— Chut !… souffla-t-elle. Approche. Pas de bruit. Dis rien. Y a un bandit. Oui, un voleur. Il a volé le tiroir-caisse. Il a voulu me tuer… Il a bu, il est saoul et il dort. Je ne peux pas sortir. Il a les clés des fenêtres et de la porte dans sa poche… Tu as ton revolver… Viens vite…

Le mari écoutait, ahuri. Il était gros et court, avec une moustache en brosse et des yeux ronds dans une face épanouie que l’émotion faisait pâlir.

— Que je vienne ? bégaya-t-il.

— Oui. J’ose pas lui prendre les clés pour me sauver. J’ai peur qu’il se réveille et qu’il me tue… Va chercher l’échelle du hangar, monte par le grenier, la lucarne est ouverte… Dépêche-toi… Qu’est-ce que tu attends ?

— J’attends… J’attends… Ça ne se peut pas…

Il balbutiait, affolé, et, malgré la nuit, la jeune femme voyait la sueur couler sur sa figure devenue couleur de plâtre.

— Ça ne se peut pas… Faut avoir la loi avec soi… J’connais que ça, moi… Faut pas se mettre dans son tort… Des coups de revolver… comme tu y vas !… J’cours chercher les gendarmes… Toi, bouge pas… y s’réveillera pas… Et tu verras ce qu’y prendra quand nous reviendrons.

Il était déjà parti, galopant dans la boue, sous la pluie qui recommençait.

La jeune femme, béante, le regarda s’effacer dans l’ombre. Elle était si stupéfaite qu’elle resta là cinq minutes sans bouger et sans bien comprendre.

— Ça, par exemple… Ça, par exemple !… murmura-t-elle enfin.

Elle rentra dans la chambre à coucher. Sur le lit, l’homme dormait toujours, elle alla à lui et le secoua par le bras.

Il bondit, prêt à se battre.

— File ! cria-t-elle. Passe par derrière ! Mon mari revient avec les gendarmes.

Ahuri, il la regarda et, dans sa fatuité, crut comprendre.

— T’es une chouette poule ! dit-il. V’là tes clés… Viens m’ouvrir… Et as pas peur… on se reverra…

Il fila. Elle s’assit dans la salle, sous la lampe qui mourait, et resta immobile, méditant sa haine nouvelle. En face d’elle, le chat gris, assis sur la table, la regardait de ses yeux verts.

UN ENLÈVEMENT

M. Jules Blandois, quadragénaire corpulent, d’aspect madré et revêche, mettait en valeur, dans son magasin, quelques meubles achetés le matin au cours d’une tournée dans la campagne. A la demande formulée d’un ton gracieux et dégagé par son frère, il se retourna, furibond :

— Non, non et non ! Je te loge et je te nourris depuis deux mois à rien faire, c’est déjà bien joli, mais te fournir d’argent de poche, je ne marche pas ! Fais comme moi : travaille.

— Ce n’est pas de ma faute si ma santé délicate m’interdit les fatigues, gémit M. Hector Blandois, et si mes facultés intellectuelles ne trouvent pas leur emploi dans cette petite ville…

— Est-ce que je t’ai demandé de venir ? Fallait rester à Paris. Qu’est-ce que tu y as fait pendant des années ? Oui, je sais, tes facultés intellectuelles, et tes grands projets, et les femmes du monde qui devaient faire ta fortune… Tout ça, c’est de la blague… Maintenant, file, voilà un client !

M. Hector s’en alla, mortifié, mais la douceur du jour ensoleillé l’eut bientôt rasséréné. Sur son heureuse nature, les impressions pénibles marquaient peu, et l’injustice extrême de la société, qui n’avait pas encore récompensé ses mérites, le laissait sans fiel. Son heure viendrait, il l’attendait. Dans la glace d’un coiffeur, il jeta un coup d’œil de satisfaction sur lui-même. Ses vêtements paraissaient peut-être un peu fatigués, mais son air jeune, sa stature élégante, son teint pâle et ses yeux noirs l’enchantaient. Il traversa la ville, alla vendre, chez un concurrent de son frère, un petit bougeoir qu’il avait adroitement détourné dans le magasin de celui-ci. Sûr ainsi de pouvoir, avant dîner, aller au café, il acheta un paquet de cigarettes et, content de vivre, se dirigea vers la campagne pour une promenade nonchalante.

Il suivit une route qu’il ne connaissait pas encore et qui le mena, le long d’une rivière, vers un bois déjà verdissant. M. Hector aimait la nature, et les jeunes pousses l’attendrirent. Un vieux mur, qu’il côtoyait en s’enfonçant parmi les arbres, lui inspira des idées romanesques. Comme il était curieux, voyant, dans le mur, une étroite grille dont les volets de bois vermoulu étaient détachés, il s’approcha pour jeter les yeux à l’intérieur du domaine. Mais il ne prit pas garde au vaste parc sauvage qu’il entrevit et tomba en arrêt devant un objet plus intéressant : dans le parc, de l’autre côté de la grille, se trouvait une jeune fille. Elle paraissait dix-sept ou dix-huit ans, elle était blonde et fraîche sous le capuchon rabattu d’une grande mante qui l’enveloppait ; elle tenait des fleurs qu’elle venait de cueillir. Surprise par l’apparition soudaine de M. Hector, elle le regardait avec une curiosité effarouchée d’enfant prêt à s’enfuir. M. Hector répondit par un long regard langoureux et fascinateur. Et elle était si charmante qu’il esquissa l’envoi d’un baiser et roucoula :

— Exquise… divine… une nymphe… Non, non, ne fuyez pas… par pitié…

Tant qu’elle fut visible, il resta là comme enchaîné par un charme puissant. Puis il retourna vers la ville. Il était en proie à une certaine animation et prit discrètement des informations sur le domaine et sur ses habitantes.

Ce qu’il apprit l’intéressa vivement et, le lendemain, il revint de bonne heure se poster aux abords de la grille. Sa fatuité était grande, en sorte qu’il ne fut pas surpris de voir, dans le parc, reparaître la jeune fille. En l’apercevant, elle devint très rouge, et lui se prosterna presque dans l’herbe pour la remercier d’être venue. Elle consentit à s’approcher. Il feignit le trouble et le balbutiement. Puis, il devint poétique et le fut davantage encore les jours suivants où, pareillement, ils se revirent à travers la grille.

Elle l’écoutait, rougissante, confuse, charmée sans doute, et elle disait seulement :

— Je ne devrais pas venir… Ce n’est pas bien… On va me surprendre… Il faut que je parte…

Elle ne semblait pas le trouver ridicule quand, la main sur le cœur et roulant des yeux pâmés, il parlait d’âme sœur, de solitude affreuse dans le voyage de la vie, de cœur meurtri (c’était le sien) soudain renaissant à l’espoir, du ciel qui les voyait et des conseils chuchotés du printemps. Au bout de huit jours, il se mit à genoux pour la supplier de lui donner une mèche de ses cheveux.

Un jour, elle ne parut pas, et il resta jusqu’au soir, furieux et inquiet, à la grille du parc. Le lendemain, quand il revint, elle était déjà là, encore essoufflée d’avoir couru pour arriver plus vite.

— Ce n’est pas de ma faute, pour hier ! lui dit-elle avec une expansion inaccoutumée. Ce n’est pas de ma faute ! Ça m’a fait tant de peine ! Mais elle m’a gardée près d’elle toute la journée. J’en ai pleuré ! Elle me tyrannise ! C’est parce que je suis orpheline, mais elle n’a pas le droit ! Et Mademoiselle est aussi sévère qu’elle. Je suis malheureuse ! Je suis malheureuse !

Elle éclata en larmes en tendant, à travers la grille, ses mains à M. Hector.

« C’est cela, se dit-il, c’est cela. La vieille grand’mère tyrannique et l’institutrice sévère. C’est bien ce qu’on m’a dit… Le moment est venu… »

Et, attirant la jeune fille aussi près que la grille le permettait, il modula avec âme sa grande déclaration. L’enfant, frémissante, pâlit d’émoi ; elle chuchota : « Oui », et s’enfuit.

Le soir même, M. Hector eut avec son frère, dont le concours lui était indispensable, une grave explication. M. Jules Blandois, tout d’abord stupéfait et sarcastique, puis incrédule et méfiant, consentit enfin à se laisser à peu près convaincre.

— Résumons-nous, dit-il, du ton qu’il prenait pour traiter une affaire. Tu vois une petite à travers une grille, tu lui parles, tu lui joues la comédie, tu l’embobelines. Tu t’es informé, tu sais que la grand’mère est une vieille millionnaire à moitié folle qui ne sort jamais, ne reçoit jamais, et fait marcher tout le monde chez elle au doigt et à l’œil. Alors, comme la petite s’embête, tu joues d’autant plus le beau ténébreux et la grande passion. Finalement, c’est convenu que tu vas l’enlever. Bien entendu, tu te dis qu’une fois que ça y sera la vieille sera bien forcée de te la donner en mariage… avec la fortune… Tu ne trouves pas que c’est un peu canaille ?

— Serai-je donc toujours méconnu ? Il n’y a, je pense, pas de canaillerie à épouser la femme qu’on aime et qu’on doit rendre heureuse, protesta noblement M. Hector, qui avait un peu rougi.

— Alors, reprit l’autre, il te faut de l’argent pour les frais, la voiture, le voyage, la maison que tu veux louer d’avance à la ville voisine pour y recevoir la petite ? Eh bien ! écoute, mon garçon : je marche, je vais t’avancer ce qui est nécessaire. Mais écoute bien : si tu te payes ma tête, si c’est un truc pour m’estamper, si ça ne réussit pas… tu peux filer où tu voudras : tu ne rentreras pas ici, je t’en donne ma parole !

M. Hector haussa les épaules. Pour qui le prenait-on ? Et il ne put s’empêcher de sourire à l’avenir doré.

Après des préparatifs diligemment menés, M. Hector, cinq soirs plus tard, dans l’ombre nocturne et sous une pluie aigre, attendait fébrilement, tapi au pied du vieux mur. Une clé grinça, la grille gémit. Il s’élança, les bras ouverts. La jeune fille s’y jeta, palpitante.

Dans la voiture, elle resta muette et tremblante aux côtés de M. Hector qui, un peu ému tout de même, lui tenait la main. Mais quand elle se trouva seule avec lui dans un wagon qui les emportait à travers la nuit et la pluie, elle se serra, éperdue, contre lui.

— Vous m’aimez… Vous m’aimerez toujours ? murmura-t-elle.

— Mon amour ! ma vie ! ma femme ! s’écria M. Hector avec feu. Je vous adore saintement ! Je suis un homme d’honneur, et votre respectable grand’mère…

— Quelle grand’mère ? dit l’enfant étonnée. Moi, je n’en ai pas. Je suis orpheline. C’est la grand’mère de Mademoiselle qui me grondait toujours et m’empêchait de sortir. Elle tyrannise tout le monde… Je suis la sœur de lait de Mademoiselle, et je m’appelle Claire comme elle, et on m’avait fait venir pour être sa demoiselle de compagnie, soi-disant… Mais ce n’est pas vrai ! On me faisait laver la vaisselle, et on me traitait plus mal qu’une servante, et tout le monde me détestait, et j’étais malheureuse !… Mais maintenant… maintenant, je sais que je vais être très heureuse, acheva-t-elle en tendant timidement et tendrement la main à M. Hector, effondré.

UN SOIR D’OUBLI

A la porte du cabinet directorial, Anatole Malabon eut une dernière hésitation, et, dans une agonie de cette timidité maladive qui avait toujours aggravé les innombrables épreuves de sa vie, il faillit prendre la fuite.

Le sentiment de son extrême détresse l’en empêcha. Il se souvint qu’il était un bohème de cinquante ans, sans ressources, sans relations et sans autre espoir d’améliorer sa situation que la démarche qu’il tentait. Il se souvint qu’il y avait, dans un sordide logement au fond des Ternes, une vieille femme impotente qui était sa mère et à qui il fallait des soins et des remèdes chers. Il se souvint de ses dettes misérables et criardes. Il regarda sa redingote verdie, son pantalon effrangé sur ses chaussures crevées. Dans un sursaut de résolution désespérée, il entra pour affronter M. Bance et lui demander une augmentation.

M. Nestor Bance était le propriétaire d’un établissement florissant qu’il appelait, dans ses prospectus, une maison d’enseignement intensif, établi selon les méthodes les plus modernes, pour la préparation aux examens, — et que les élèves appelaient une boîte à bachot.

M. Bance, rompant avec la tradition, n’avait pas installé son institution au quartier Latin, mais dans les parages élégants du Trocadéro. Il n’était pas très estimé des chefs d’institutions similaires, qui l’accusaient d’accorder une liberté excessive aux élèves riches. Mais leurs critiques n’atteignaient pas M. Bance, qui les attribuait à l’envie. Aucune histoire fâcheuse n’avait jamais compromis la réputation de sa maison ; son austérité personnelle était sans reproche et sa seule distraction connue était de faire volontiers des conférences sur n’importe quoi qui fût respectable.

Anatole Malabon, qui avait été normalien, était répétiteur de lettres, depuis trois ans, à l’institution Bance, et il aurait préféré être forçat. Ses élèves le traitaient comme une chose sans valeur, ses collègues ne lui adressaient pas la parole en dehors du service et les garçons de salle l’injuriaient volontiers. Tout cela n’était rien, mais il y avait M. Bance, qui pouvait, d’un mot, le rejeter à la rue, M. Bance, majestueux et méprisant, qui l’accablait de corvées gratuites, se plaisait gravement à le malmener et dont le seul aspect, — avec sa calvitie correcte, sa barbe solennelle et ses lunettes autoritaires, — frappait Malabon d’une angoisse paralysante.

Maintenant, debout devant M. Bance, qui, enfoncé carrément dans un fauteuil sévère, et sévère lui-même, le regardait sans mot dire, Anatole Malabon, maigre, hagard et tremblotant comme un vieil oiseau fasciné, exposait en bafouillant son humble requête. Il ne pouvait pas vivre. Tout était si cher. Il avait sa vieille mère. Il avait des dettes déshonorantes. Il n’avait plus de vêtements, plus de chaussures, plus de linge. Il avait vendu tout ce qui pouvait être vendu chez lui. Il gagnait trop peu : cent soixante-quinze francs par mois.

— Plus le déjeuner de midi ! dit M. Bance.

Malabon, déconcerté, s’arrêta. Puis, après un silence, il recommença, redit, dans les mêmes termes, ses misères, et, dans un coup de courage, formula sa demande : deux cent cinquante francs seraient la vie. Il ferait tous les travaux supplémentaires qu’on voudrait…

Sa voix s’étrangla. Il attendit, pantelant.

M. Bance, qui jouait avec un coupe-papier, répondit enfin :

Il regrettait. Il regrettait beaucoup. C’était impossible. Absolument impossible. (Le coupe-papier, soulignant le mot, fendit l’air.) M. Bance devait ajouter qu’il ne gardait que par pitié M. Anatole Malabon, dont la tenue ne répondait pas entièrement aux exigences d’une maison de premier ordre. M. Bance ne pouvait pas cacher qu’il serait heureux que M. Anatole Malabon trouvât, à l’occasion, une autre place, plus digne de lui sans doute…

Malabon sentit la menace et eut froid dans le dos. Il vit l’indigence et la faim. Il balbutia qu’il était trop heureux de collaborer avec M. Bance. Il promit d’améliorer sa tenue. Il pria qu’on lui pardonnât sa démarche, et sortit.

Il s’en alla chancelant, sans forces pour la colère, mais accablé d’une si cruelle détresse qu’il décida lâchement de s’accorder ce qu’il appelait un soir d’oubli.

Il passa chez lui, donna quelques soins à la vieille impotente, à qui il ne parla pas de son insuccès, puis, après une légère hésitation, il empaqueta les trois derniers livres qui restaient dans sa bibliothèque et les porta chez un bouquiniste voisin, où il obtint quinze francs.

Alors Anatole Malabon gagna le quartier Latin.

Selon sa coutume, il commença le soir d’oubli dans une petite taverne enfumée, tapie dans les parages de la rue des Écoles. C’était là qu’il venait au temps où il était jeune, et, dans le décor sale et pauvre, il retrouvait ingénument ses enthousiasmes de jadis. Le patron, qui datait aussi de ces époques anciennes, avait pour lui une déférente tendresse et lui faisait payer dix sous seulement ses consommations.

Ce soir-là, il en fallut cinq à Malabon pour commencer à oublier ses misères, y compris l’institution Bance. Comme il achevait la dernière, un optimisme puéril, que trente années d’épreuves n’avaient pu tuer, l’envahit, et il se dit que rien n’était perdu et qu’il avait encore le temps de conquérir la gloire. Il dîna d’un petit pain, pour ne pas dépenser en aliments l’argent destiné à l’alcool bienfaisant. Puis, en compagnie d’un philosophe roux, épave comme lui des temps lointains, et qui n’était jamais plus lucide qu’étant ivre, il gagna, vers neuf heures, la rue.

Le soir était doux et la vie lui parut digne d’être vécue. Dans tous les cafés du boulevard Saint-Michel il s’arrêta, et, en même temps que l’ivresse, la joie d’être au monde grandissait en lui. Avec le philosophe roux, au hasard de leur fantaisie, ils burent et discoururent, inlassablement. Ils parlèrent socialisme avec des réfugiés russes. Ils parlèrent esthétique avec des artistes scandinaves. Des adolescents chevelus et mal mis, pareils, eux aussi, malgré leur jeunesse, à des vestiges d’âges abolis, s’annexèrent à eux. Il y en avait deux qui, taciturnes, sentaient l’éther. Un autre toussait et, d’une voix haletante, édifiait la société de l’avenir. Soudain, inexplicablement, deux filles, très jeunes, violemment maquillées, décolletées jusqu’à la taille, séduites par on ne sait quoi, se joignirent à leur groupe. Malabon en pris une sous le bras, et, tendrement, lui récita des vers latins, qu’elle écoutait, flattée.

Ils entrèrent dans une grande brasserie étincelante. Malabon marchait le premier. Son chapeau rejeté en arrière, laissait voir son grand front dépouillé, les mèches grises de ses longs cheveux flottaient le long de ses joues hâves, où l’alcool avait mis des plaques enflammées, et les basques de sa redingote s’envolaient derrière lui, car, en entrant, il esquissa un pas de danse, avec la fille, qu’il tenait toujours par le bras et qui riait sans interruption. Les autres suivaient.

Soudain, Malabon avec stupeur, vit Bance.

M. Nestor Bance était assis, seul, à un guéridon, de l’autre côté de la salle, et il regardait fixement Malabon, la fille fardée et la bande bizarre qui les accompagnait.

Malabon ne s’étonna pas de voir son directeur en ce lieu, tant, tout d’abord, la terreur absorba ses facultés. Il se dit qu’il était perdu et, une seconde, fut dégrisé. Mais l’ivresse revint plus forte ; une haine, contenue depuis trois ans, le saisit, et le démon pervers qui habite l’alcool le poussa à l’irrémédiable.

Il traversa la salle et son bras étendu désigna au philosophe roux, aux filles et aux adolescents chevelus M. Bance.

— Regardez tous ! hurla-t-il d’une voix tragique qui emplit la brasserie. Voilà le mauvais riche !

M. Bance ne bougea pas. Malabon battit un entrechat démoniaque et reprit :

— Honte à toi ! Mon malheur est sans bornes de par ta férocité cupide ! mais j’ai l’âme pure et le cœur bon, et je te méprise, Nestor Bance !

M. Bance se leva. Malabon était très ivre, mais reconnut pourtant que les yeux de M. Bance, derrière les lunettes, étaient troubles et comme vernis, qu’un sourire insolite tremblait sur ses lèvres et que, pour tenir debout, il dut s’agripper au bord du guéridon, où s’écroula une pile énorme de soucoupes.

M. Bance parla :

— Patapon, tu n’es pas un beau ! articula-t-il difficilement.

— Il est saoul ! cria Malabon, exultant.

— Pourquoi pas ? dit avec douceur M. Bance, Patapon, pourquoi avoir inventé des histoires de dettes et de vieille mère infirme, au lieu de dire : « Bance, je veux être augmenté pour faire la noce ! » Je te prenais pour un pleurard vertueux et résigné. Je te fais mes excuses, Patapon. Tu auras quatre cents francs et tu seras surveillant général. Dis à tes amis les anarchistes de ne pas me faire de mal et ne cherche pas une autre place. J’ai besoin d’un homme de confiance… et qui soit discret… Que veux-tu, on ne peut pas toujours s’ennuyer…

Il y eut un silence.

— Assieds-toi, Patapon, il fait soif, ajouta, en confidence, M. Bance, et présente-moi aux jeunes personnes, dis ?

PAULINE

A onze heures, Tardot fut prêt. Sa femme, en peignoir et ses cheveux bruns hâtivement tordus, — depuis le matin elle ne s’occupait que de lui, — l’examina d’un œil critique.

— Tu es simple, mais tu es bien, prononça-t-elle enfin, assez satisfaite. On n’est pas obligé d’avoir des vêtements tout flambant neuf, ça n’est pas bon genre. J’ai très bien refait le pli de ton pantalon et ton veston n’a plus une tache.

— Est-ce que je ne sens pas un peu la benzine ? dit Tardot inquiet.

— Du tout, et puis ça se dissipera à l’air… Tes cheveux et ta barbe sont un peu longs, mais puisque c’est ton genre…

Elle aurait voulu Tardot glabre et en complet anglais très chic, mais des raisons budgétaires s’opposaient aux vêtements très chics, et Tardot sans barbe (il avait essayé jadis, pour obéir) était désolant à cause des joues qu’il avait trop creuses et du menton dont il n’avait presque pas.

— Il ne pleut pas, reprit M me Tardot. C’est heureux, tu n’arriveras pas au boulevard crotté comme un barbet… Et tu sais ce que tu dois dire, n’est-ce pas ? Ne parle pas trop, mais expose bien tes idées, sois net et précis. Et au restaurant ne refuse pas tout par discrétion, tu aurais l’air humble. Sois aisé, sans laisser aller. Tu es un architecte diplômé ; tu n’es plus un gamin ; aie conscience de ta valeur. Pense que si ça s’arrange…

— Si ça s’arrange, c’est la fortune, c’est le succès, je serai lancé ! cria Tardot. Je l’ai bien compris tout de suite, va ! Non, cette chance !… Je me revois descendant de chez Vellin où j’avais été demander s’il y avait du travail pour moi. A la porte, je croise un monsieur. Il me regarde, hésite, s’arrête : « Tardot ! » Je l’avais déjà reconnu : « Divelle ! » Il y avait vingt-cinq ans que je ne l’avais pas vu, mais à quarante ans il est pareil à ce qu’il était à quinze ans : un gros garçon réjoui, avec de gros yeux naïfs. Moi, il m’a reconnu à cause de mon nez et de mon lorgnon toujours de travers. Et voilà qu’il me prend le bras, me tutoie, en bon camarade ! Et tu sais, c’est un monsieur qui a des millions ! Au collège, il avait déjà de l’argent plein ses poches, mais maintenant il a hérité et il ne sait quoi faire de ses rentes ! Il me raconte tout ça et il me dit qu’il vient chez Vellin pour la restauration d’un de ses châteaux, mais que ça ne va pas, que Vellin est un pontife trop arrivé qui ne veut en faire qu’à sa tête et qui ne s’occupe pas de ses clients. Après, il me demande ce que je fais, et quand il apprend que je suis architecte, il me regarde, réfléchit et se met à dire : « Tiens…, mais… oui… ça serait peut-être une idée… Je pourrais te charger… Avec un vieux camarade comme toi je m’entendrai bien… Voyons, voyons, je vais y penser… nous en reparlerons après-demain… » Et il m’invite à déjeuner… Songe que si ça s’arrange, c’est non seulement le château (nous irions l’été prochain !) mais encore les maisons que Divelle possède à Paris qu’on doit réparer, ses terrains où il veut faire bâtir, son petit hôtel de Passy qu’il veut faire restaurer parce qu’il va se marier… je ne te l’ai pas dit, je crois…

— Si, tu me l’as dit, interrompit M me Tardot, qui avait écouté avidement, pour la centième fois depuis deux jours, le récit de ces faits miraculeux. C’est notre première chance depuis dix ans, mon pauvre ami. Oh ! je ne te reproche rien, tu as toujours fait tout ce que tu as pu, mais tu manques d’habileté, tu ne sais pas t’imposer… Enfin, tâche de réussir, c’est une occasion unique. Sois adroit. Ne te trouble pas… Mon Dieu, si tu laisses échapper cela…

— Ne m’en dis pas trop, pria M. Tardot avec un pauvre sourire d’homme qui n’a pas de chance. Je suis déjà bien assez impressionné, va…

Elle le regarda avec affection et pitié. Que ne pouvait-elle lui donner l’énergie, la décision, l’autorité dont elle se sentait déborder et qui n’avaient à s’exercer que dans les trois pièces de leur petit cinquième et vis-à-vis de leur petite bonne !

— Enfin, fais pour le mieux et reviens vite me raconter, dit-elle en conduisant son mari jusqu’au seuil.

Elle l’écouta descendre les étages, puis revint. Elle devrait attendre trois heures, quatre heures peut-être, avant de savoir… Pour tromper cette attente, une fièvre d’activité, plus intense encore que de coutume, la saisit.

— Aline ! Aline ! appela-t-elle.

La bonne parut : une petite en tablier bleu, l’air humble et sournois.

— Alors, parce que je me suis occupée de Monsieur, vous avez passé la matinée à ne rien faire ! cria M me Tardot. Vous aimez mieux écouter aux portes que de travailler, n’est-ce pas ? Regardez la poussière partout, petite souillon ! Allons, prenez votre chiffon, nous allons faire l’appartement en grand !

Vers quatre heures, elles frottaient encore, M me Tardot inlassable, Aline exténuée. La porte s’ouvrit. M me Tardot bondit vers son mari.

— Eh bien ?

— Ce n’est pas fait encore, dit M. Tardot, qui semblait animé et troublé. Dans quelques jours…

— Crois-tu que ça ira ?

— Peut-être. Je ne sais pas. Il y a quelque chose… J’en suis ahuri…

— Quoi ? Parle-donc !

— Eh bien, Divelle était avec une femme, sa maîtresse. Une femme très chic, somptueuse, des fourrures, des bijoux… Devine qui c’était ?

— Je ne sais pas ! Ça n’a pas d’importance ! Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Pas d’importance !… cria M. Tardot, les bras levés. Pas d’importance !… C’était Pauline !

— Pauline ?… Quelle Pauline ?

— Notre ancienne bonne d’il y a cinq ans, que tu as mise à la porte parce qu’elle volait le sucre et le café.

— Non ! quoi ? qu’est-ce que tu dis ? Ce petit torchon ! Mais c’est impossible, mais elle était bête, laide, sale…

— Laide, elle ne l’était pas, et maintenant… bigre ! jolie comme un cœur, les cheveux oxygénés, les joues à peine fardées, et une élégance, une tenue… Elle a des manières de princesse… elle parle littérature… Non, je n’en revenais pas !…

— C’est fou… Et tu es sûr ?…

— Sûr ! Quand Divelle m’a présenté, elle m’a regardé à travers son face-à-main et a dit du bout des lèvres : « J’ai déjà rencontré ce monsieur. » Et Divelle l’adore. Il est en extase. Elle est avec lui depuis deux ans. Il m’a dit que c’était une âme supérieure, qui avait souffert, longtemps incomprise… Et c’est elle qu’il va épouser ! Parfaitement !…

— C’est fou !…

— Et alors, tu comprends, il fait tout ce qu’elle veut. Il est à ses pieds. Si elle s’oppose à notre affaire, tout va rater…

— Mais elle n’osera pas. Elle aura peur que nous ne racontions…

— Je n’en sais rien. Elle le tient bien assez pour lui dire la vérité si elle veut se venger de nous. Dame, tu as été d’une dureté avec elle ! Tu lui criais après tout le temps…

— Et toi tu lui faisais toujours recommencer tes chaussures le matin et tu l’envoyais au bout de Paris à pied porter des paquets.

— Et toi tu la traitais de petit chameau et de torchon crasseux ! Tu l’accablais de travail, tu lui faisais frotter par terre, laver…

— Ah ! tu ne vas peut-être pas critiquer ma façon d’être avec les bonnes ! cria M me Tardot.

Entre eux, il y eut un silence irrité.

— Ce n’est pas la peine de nous disputer, murmura M. Tardot. Ça n’arrangera rien. Il n’y a qu’à attendre.

La soirée fut morne. Le lendemain, M. Tardot sortit de bonne heure après le déjeuner et M me Tardot reprisait seule, tout en roulant des pensées amères quand, après un coup de sonnette, Aline vint annoncer M me Divelle.

M me Tardot sursauta. Était-ce ?…

Entra nonchalante, hautaine, suprêmement élégante, une personne exquise et distinguée à l’excès, en qui M me Tardot, éperdue, reconnut ce petit chameau de Pauline.

— Restez assise, Cécile Tardot, dit Pauline avec un geste protecteur de son face-à-main, et soyez rassurée. J’ai pardonné, j’ai oublié. Je permettrai que mon mari — (M. Divelle le sera dans un mois, j’y ai consenti) — emploie l’architecte Tardot… Je consentirai aussi à recevoir vos visites, de temps à autre, à mon jour. Ne me remerciez pas. La vie m’a vengée de la vie. Je ne pardonne pas, j’abolis. Le passé n’est plus, n’oubliez pas ceci : le passé n’est plus… Adieu.

Elle sortit, lente et royale. M me Tardot, béante, saisie de joie, tremblante de rage, était restée sur place. Elle sentit qu’elle étoufferait si elle n’avait pas un dérivatif, et elle cria « Aline ! » en s’élançant vers la cuisine.

Mais en face de la petite bonne, en tablier bleu, un sentiment mystérieux, presque superstitieux, domina soudain M me Tardot encore affolée. Elle songea que Pauline avait été là, pareillement souillon ; elle eut un malaise qui ressemblait à de la peur, et c’est d’une voix presque douce qu’elle conseilla à Aline de mettre sans plus attendre les haricots au feu.

— Plus souvent, Cécile Tardot, répondit Aline avec une grande insolence. Je m’en vais, bien sûr ! Moi aussi je veux des fourrures, et des bijoux, et un millionnaire !…

LE SAUVETEUR

Le château était entouré d’un parc admirable que côtoyait la rivière. Pour revenir, les deux amis en suivirent les bords.

— Voilà, tu as tout vu ! dit Jean Fragel. Penses-tu te plaire ici pendant ta convalescence ?

Vadière eut un sourire heureux sur son visage basané.

— C’est un vrai paradis de verdure et de calme. Ta mère m’a fait l’accueil le plus charmant. Je te suis profondément reconnaissant de m’avoir invité ainsi.

— Quand je pense que nous nous connaissons depuis le collège, que tu es mon meilleur ami et que c’est la première fois que tu viens ici…

— Dame, étant enfant, je passais mes vacances en Sologne. Puis nous nous sommes perdus de vue quand je suis parti aux colonies.

Ils s’étaient assis sur un banc au bord de la rivière. La fumée de leurs cigarettes monta dans l’air calme. Fragel tapotait sa courte barbe blonde.

— Tu as remarqué mon régisseur, hein ? dit-il soudain.

— Oui… naturellement ! J’avoue que je le trouve un peu bizarre, ton… Mareslot… Marestot…

— Marescot. En quoi le trouves-tu bizarre ?

— En tout. Il est familier, autoritaire, trivial. Tout à l’heure, quand il t’a raconté cette histoire d’avoine disparue, il mentait ouvertement et il était ivre à ne pas tenir debout. Je ne comprends pas que tu gardes à ton service un type comme ça.

— Marescot est ici depuis vingt-deux ans, déclara Fragel, et il y restera vraisemblablement jusqu’à sa mort, quoi qu’il fasse. Tu vas comprendre : il m’a sauvé la vie. Tout le monde le sait. C’est une histoire que je veux te raconter. Ma mère d’ailleurs te la racontera certainement aussi… du moins en partie. Il y a vingt-deux ans, je vivais ici avec mes parents. On n’avait pas encore voulu me mettre au collège à cause de ma santé qui était délicate. Je n’y suis allé qu’à quatorze ans. J’étais un enfant très gâté et mes parents m’adoraient. Un jour d’été, où il faisait aussi beau qu’aujourd’hui, j’étais venu, vers cette heure-ci de l’après-midi, me promener au bord de la rivière. Je m’étais donné beaucoup de mouvement, j’étais fatigué. Je m’assis dans l’herbe, en haut de l’escarpement que tu vois là, à droite, à l’endroit où la rivière fait un coude. C’est un coin dangereux, la berge est à pic, l’eau est profonde, rapide, pleine d’herbes. On me défendait d’y venir, mais, naturellement, j’y venais tout de même. Il n’y avait personne sur la route, personne dans le petit bois, ou, du moins, je le croyais. Je n’entendais que le bourdonnement des insectes. Je me dis : « Il ne faut pas que je m’endorme, je pourrais rouler… » Et, soudain, je m’éveille en sursaut : je roulais sur la pente. Je jette un hurlement qui s’étouffe, dans l’eau où je culbute, où je suffoque, où je perds connaissance… Je revins à moi dans la salle à manger du château. La première chose que j’entendis, ce fut un cri de joie déchirant jeté par ma mère qui m’avait vu ouvrir les yeux. Mon père, le visage bouleversé, était penché vers moi, les domestiques s’empressaient, et je vis, debout, ruisselant des pieds à la tête, Marescot.

«  — Jean, mon Jean, c’est cet homme qui t’a sauvé au péril de sa vie ! me cria ma mère. Sans lui, tu serais…

»  — Je ne vous prouverai jamais assez ma reconnaissance, disait mon père en serrant les mains de l’homme.

»  — On a fait ce qu’on peut, répondit Marescot. Le môme gigotait dans le bouillon. Je pouvais pas le laisser clampser… J’ai piqué une tête et je l’ai empoigné par les tifs… »

Il avait déjà cette voix rauque et éraillée que tu as entendue tout à l’heure. Il avait déjà le crâne chauve, le nez rouge et la barbe hirsute, mais alors il était maigre, son poil était roux et il était vêtu de haillons innommables. C’était un chemineau qui traînait dans le pays depuis huit ou dix jours et qui était déjà venu plusieurs fois demander l’aumône au château. M’avoir repêché fut pour lui la fortune. Je fus malade trois mois, mais il m’avait sauvé la vie. Mon père, dans sa reconnaissance, le garda ici et lui donna des gages sans qu’il eût à faire aucun travail. Ma mère, ensuite, l’augmenta : il fut jardinier en chef, puis régisseur.

— Tout s’explique ! dit Vadière.

— Ça dépend, reprit Fragel. Ce que je viens de te raconter, c’est la version officielle, familiale, publique, la version à laquelle tout le monde croit. Maintenant, je vais te dire quelque chose que je n’ai jamais dit à personne, et que, pendant longtemps, je n’ai même pas osé dire à moi-même. Je crois, je suis presque certain, que Marescot, avant de me retirer de la rivière, m’y avait jeté.

— Hein ? Comment ça ? dit Vadière, ahuri.

— Il m’a poussé pendant que je dormais sur le talus. J’ai eu l’impression qu’on me poussait brutalement, et j’ai vu, j’ai entrevu, plutôt, sa face qui se rejetait en arrière.

— Mais pourquoi t’aurait-il jeté à l’eau pour te repêcher ensuite ?

— Pour être mon sauveteur. Tout le monde savait que mes parents étaient très riches et m’adoraient. Il a voulu acquérir des droits éternels à leur reconnaissance et à la mienne.

— Mais, alors, c’est un assassin ! Pourquoi ne l’as-tu pas dénoncé ?

— Parce que je ne suis sûr de rien. Parce que j’ai pu me tromper. Parce que je dormais, ou du moins que je somnolais, quand j’ai roulé. Parce que tout le monde était si sûr qu’il m’avait sauvé qu’on me l’a fait croire et que c’est ensuite seulement que je me suis souvenu — à peu près — de ce qui s’était passé. Mes parents étaient fous de gratitude. Chaque jour il m’était plus difficile de les détromper. Et, je te le répète : imagine que je me sois trompé, que Marescot m’ait sincèrement sauvé, — quelle ingratitude hideuse de ma part envers cet homme qui a fait là peut-être la seule belle action de son existence !… Il est paresseux, grossier, voleur, ivrogne, brutal et impudent… Et puis ? Il a sauvé la vie d’un enfant, — ma vie, — et au péril de la sienne…

Fragel garda un instant le silence et reprit :

— Oui, mais imagine qu’il m’ait réellement jeté à l’eau ! Imagine le triomphe de cette canaille qui, alors, voit, depuis vingt-deux ans, réussir cette abominable comédie à laquelle nous nous sommes tous pris… Je t’assure, c’est une obsession pour moi : Marescot est-il une fripouille sans scrupules qui a risqué de me tuer dans le plus vil des calculs ?… Est-il un noble sauveteur qui a exposé sa vie pour sauver la mienne ?…

— Le voilà, dit Vadière à mi-voix.

Un gros homme malpropre, à la face enflammée et à la barbe sale, parut, les mains dans les poches et la pipe à la bouche. Son regard alla de la rivière à Fragel.

— Hein ! m’sieu Jean, dit-il d’une voix pâteuse, vous vous souvenez, y a vingt-deux ans ?… Sans c’t’ami Marescot, hein ?… sans c’t’ami Marescot !…

Il cligna de l’œil, ricana derrière sa main, saliva sur l’herbe et s’éloigna un peu trébuchant.

L’AVENTURE DE M. LASSOY

M. Lassoy avait été favorablement impressionné par la voiture luxueuse qui était venue le chercher à la gare et par le domestique bien stylé qui lui avait demandé s’il était bien le précepteur qu’on attendait au château de Livière. Il le fut davantage encore lorsqu’il arriva au château, qu’il trouva seigneurial, et qu’on l’introduisit en présence de M me de Livière.

Cette dame, parfaitement élégante, encore fort bien et qui cultivait le genre faible femme langoureuse, était gracieusement assise dans une causeuse avec, à ses pieds, sur un coussin, une boule de soie havane qui était un chien, car cela voulut mordre, et à ses côtés son fils Guy, enfant de huit ans pareil à une poupée. Tout en jouant de sa main effilée avec les boucles de l’enfant, M me de Livière examinait M. Lassoy qui s’inclinait en se nommant.

Il lui convint. Bien vêtu, avec une correction sévère et effacée, les cheveux blonds, le teint frais, la barbe soyeuse et légère, les yeux bleus et naïfs derrière un lorgnon d’or, la voix amortie, la parole choisie et les manières discrètes, il ne déparerait pas, estima-t-elle, le décor d’élégance et de bon ton qu’elle maintenait au château.

Avec bienveillance, hauteur, politesse et mélancolie, M me de Livière prit la parole d’une voix maniérée. Elle s’était risquée à engager M. Lassoy par correspondance parce qu’il lui avait été chaudement recommandé. Elle s’en félicitait maintenant, car elle était sûre qu’il comprendrait ce qu’elle attendait de lui. Guy étant, comme elle, nerveux et délicat, de grands ménagements s’imposaient. Elle ne voulait pas qu’il travaillât trop, elle ne voulait pas qu’il fût malheureux. Sans doute, elle l’avait gâté, mais depuis cinq ans qu’elle était veuve, elle était seule dans la vie avec lui. Elle ne consentirait jamais à le mettre au collège et la situation de M. Lassoy auprès de lui serait de longue durée… Encore un mot : M. Lassoy était, n’est-ce pas, bon musicien ?

M. Lassoy s’inclina. Il comprenait parfaitement la mission qu’il avait l’honneur d’avoir à remplir. Il s’efforcerait, avec toute sa bonne volonté, de ne pas trahir la confiance qu’on voulait bien lui accorder et dont il était fier de se sentir digne… Il avait l’honneur de jouer passablement du hautbois.

Cette entrevue satisfaisante terminée, M. Lassoy fut conduit à son appartement.

Dès lors, une vie ravissante commença pour lui. Ses appointements étaient considérables. Il occupait deux chambres confortables d’où l’on avait une vue magnifique, et les repas exquis réjouissaient sa gourmandise. Guy était un aimable enfant, à condition qu’on n’essayât pas de rien lui apprendre. Les heures passaient dans une oisiveté charmante. Parfois, le soir surtout, M me de Livière demandait à M. Lassoy de faire de la musique ou de dire des vers. Il s’en acquittait avec d’autant plus de plaisir qu’aucune arrière-pensée ne troublait son âme amie du repos, car M me de Livière, malgré cette demi-familiarité et ses allures langoureuses, restait parfaitement indifférente et distante. M. Lassoy appréciait d’autant plus la félicité qui était son partage qu’il se souvenait de ses deux dernières places : l’une auprès d’un cancre méprisant et hargneux dont les parents avaient l’invraisemblable prétention de faire un bachelier ès lettres, l’autre parmi cinq drôles forcenés de sept à quatorze ans qui lui avaient infligé toutes les épreuves.

M. Lassoy était depuis un mois au château de Livière quand M. Varleur vint dîner.

M. Varleur revenait de voyage ; son château était voisin. C’était un homme de haute taille, brun, sanguin, à moustache noire. Il nourrissait pour M me de Livière une passion ancienne et violente. Il avait essayé d’être son amant tant que Livière, dont il était l’ami intime, avait vécu ; il avait essayé de l’épouser depuis qu’elle était veuve. Elle s’y était constamment refusée avec une résolution dont la grâce indolente, mais inflexible, le rendait fou.

Quand, à table, M. Varleur vit M. Lassoy, doux, discret, satisfait et bien traité, il roula des yeux farouches. Quand, après le dîner, M me de Livière pria, avec une grande amabilité, M. Lassoy de jouer du hautbois, puis de dire des vers, les regards de M. Varleur devinrent homicides en se fixant sur le précepteur. Ce jeune homme modeste ne s’en aperçut point. Il continua ses modulations. Bientôt M. Varleur prit congé brusquement.

Le jour suivant M. Lassoy se promenait seul, dans la campagne, lorsque devant lui, jaillissant d’un bouquet d’arbres, un homme sauta sur le chemin.

M. Lassoy fit, avec un petit cri, un petit bond en arrière. Mais il reconnut M. Varleur et sourit avec urbanité.

— Monsieur, excusez ma surprise, dit-il, mais vous m’avez fait peur.

— Peur !… proféra d’une voix basse et rauque M. Varleur dont la surexcitation était effrayante, — peur ! Eh bien, tu as raison d’avoir peur ! Pars ! Fuis ! Va-t’en !… ou je te tue comme un chien ! Cette femme, que tu veux me prendre, que tu comptes séduire avec tes manières doucereuses, elle est à moi !… Ou du moins elle ne sera pas à un autre ! Je ne suis pas doucereux, moi ! Je l’aime depuis dix ans d’un amour sauvage ! D’un amour sauvage, tu entends ! Elle est à moi ! Pars, te dis-je, sinon je te tue ! Je te tue comme un chien !

Il rugit ; ses yeux étaient ceux d’un fou. D’une main herculéenne il saisit Lassoy à l’épaule, le secoua comme un frêle prunier et s’éloigna en agitant dans les airs un poing forcené.

M. Lassoy dut s’asseoir. Puis, livide et les jambes flageolantes, il regagna le château. M me de Livière l’attendait.

— Vous avez rencontré ce fou, lui dit-elle avec un peu plus d’animation qu’elle n’avait coutume d’en montrer, je le vois à votre émotion. Mais ne craignez rien, monsieur Lassoy, des soupçons aussi grotesques ne sauraient m’atteindre. Vos services me conviennent parfaitement. Rassurez-vous, je vous garde et cela d’autant plus volontiers qu’il est venu ici m’intimer l’ordre de vous chasser… Ses prétentions sont ridicules… L’épouser !… (elle haussa les épaules). Ah ! mon Dieu ! ni lui ni un autre ! Je suis bien trop tranquille depuis que mon mari est mort, ajouta-t-elle avec franchise. Je vous le répète, monsieur Lassoy, vos services me conviennent, je vous garde et si votre présence ici a pour résultat que je sois débarrassée des prétentions impertinentes de M. Varleur, j’en serai fort aise.

— Permettez… permettez… bégaya M. Lassoy.

Mais déjà elle était partie. Il remonta chez lui. Son visage défait, qu’il vit dans une glace, lui fit peur. Une image obsédait sa pensée : un chemin creux, un corps, — le sien, — étendu dans son sang, et le féroce Varleur s’éloignant tout exultant de vengeance satisfaite.

Affolé par cette vision affreuse M. Lassoy, avec une hâte fébrile, écrivit une lettre qu’il laissa sur la table, à l’adresse de M me de Livière. Il expliquait qu’une affaire de famille le rappelait à Paris avec la plus extrême urgence.

Puis il fit rapidement sa valise, se glissa hors du château et, par une petite porte du parc, gagna la route qui menait à la gare où, dans un coin obscur, il s’assit, exténué, pour attendre le train.

C’est à Paris seulement, chez un vieillard acariâtre, exigeant et avare, dont il était devenu le secrétaire, faute de trouver mieux, que M. Lassoy reçut, renvoyée du château de Livière, une lettre signée Hippolyte Varleur et où ce monsieur lui disait :

« C’est moi qui pars. Un éclair de raison m’arrête au bord du gouffre. Je ne veux pas souiller mes mains et mon honneur d’un sang méprisable. Dans un voyage lointain j’oublierai celle qui s’est rendue indigne de moi en vous favorisant, être vil. »

— Ça, c’est le comble, gémit M. Lassoy accablé. Je suis parti pour rien…

UNE LETTRE

M. Thielle était parti la veille au soir pour Bordeaux où il voulait traiter une affaire importante et, comme chaque fois qu’il s’absentait, il avait laissé la direction de la fabrique à son secrétaire, M. Valoral.

M. Valoral se trouvait à neuf heures dans le bureau de son patron, et s’apprêtait à décacheter le courrier. La porte s’ouvrit. M. Valoral fut considérablement surpris de voir paraître M me Thérèse Thielle qui, bien que son appartement fût à l’étage au-dessus, ne venait jamais dans les bureaux. C’était une petite femme blonde et vive à qui ses amies reprochaient d’avoir l’air évaporée mais, ce matin-là, sa robe était sévère, sa coiffure disciplinée et son joli visage mobile empreint de gravité.

— Bonjour, monsieur Valoral, dit-elle au secrétaire. Vous êtes étonné de me voir, n’est-ce pas ? Si, si, je sais : la légende de la petite femme folle que rien de sérieux ne peut intéresser !… Eh bien, monsieur Valoral, j’ai formé un projet que je veux réaliser en l’absence de mon mari. Je veux pouvoir le seconder efficacement et partager le poids de son labeur. J’ai réfléchi, j’ai vu mon devoir. Depuis quatre ans que nous sommes mariés les plaisirs sont pour moi, et le travail pour lui… Il ne songe qu’à me gâter. Il me traite comme une enfant. Je veux lui prouver que je suis capable, moi aussi, de travailler et de me dévouer. Monsieur Valoral vous allez m’initier aux affaires. Vous êtes le secrétaire et l’ami dévoué de mon mari, vous allez me faciliter ma tâche… Non, non, ne m’objectez rien, je suis décidée. Paul revient dans cinq jours. J’ai une dépêche de lui… Il faudra du reste que je vous donne son adresse tout à l’heure, vous m’y ferez penser… Alors, d’ici cinq jours, j’ai bien le temps de me mettre au courant… Et quelle bonne surprise pour lui quand il reviendra ! Comme je serai contente ! Alors je prends place à son bureau. Ça va tant m’amuser ! D’abord on ouvre le courrier, n’est-ce pas ? Quel tas de lettres !… Je commence : « La maison Béran prie M. Thielle… » Mais nous verrons après le détail. Je vais d’abord tout ouvrir, et puis nous classerons et vous m’expliquerez…

Frémissante de plaisir elle décachetait vertigineusement les lettres. M. Valoral la regardait. Il était terrifié à l’idée de l’immense surcroît de travail qu’une telle aide allait lui infliger. Il n’osait rien dire, sachant que M. Thielle éprouvait de l’extase pour chacun des caprices de la jeune femme, et, du reste, il pensait que celle-ci, au bout d’une heure, en aurait assez et passerait à une autre fantaisie.

Tout à coup il la vit tressaillir. Une lettre, qui n’avait pas l’aspect commercial, tremblait au bout de ses jolis doigts.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura-t-elle. Et elle relut d’une voix étranglée :

« Mon grand chou. Une bonne surprise ! Je serai libre vendredi prochain et, à trois heures, dans notre petit chez nous. — Ta Sissy. »

— Sapristi ! se dit M. Valoral, c’était ça, je m’en doutais bien !… (Il hésita.) Tant pis, je vais lui dire…

Et tout haut :

— Madame, cette lettre, je vais vous expliquer…

— Taisez-vous ! sortez ! cria M me Thielle dressée, blême, et les yeux étincelants. Misérable, vous êtes son complice ! Et c’est pour cela que vous avez sa confiance ! Il me trahit, lui ! lui qui a quinze ans de plus que moi ! lui qui joue à la vertu ! lui que j’aime, pour qui je voulais travailler, me dévouer… Ha, Ha, Ha ! Et vous, un homme soi-disant respectable, vous favorisez !… Sortez, vous dis-je !

— Mais madame, je vous affirme, ce n’est pas… la croix…

— Je ne crois rien. Je connais vos mensonges ! Sortez, ou je vous fais mettre dehors ! et ne revenez jamais ici ! Quoi ? Les affaires ? Le courrier ? Voilà ce que j’en fais, tenez, du courrier, je le mets en morceaux ! Quand je pense que je venais ici pour… Mais voulez-vous sortir, à la fin !

Elle avançait sur M. Valoral. Il s’enfuit, consterné. Elle resta seule. Elle relut la lettre signée Sissy, et la plaça dans son corsage. Puis elle se remit, avec des gestes d’automate, à déchirer tous les papiers sans exception qui étaient sur le bureau. Après quoi, toujours dans le même état de calme trompeur, elle marcha vers la cheminée. La pendule était un cadeau qu’elle avait fait à son mari à l’occasion d’un anniversaire ; elle la brisa sur le sol. Elle revint au bureau et fit subir le même sort à l’encrier, autre cadeau d’anniversaire. Ensuite elle tomba sur le fauteuil et eut un long rire hystérique qui s’acheva en une crise de sanglots convulsifs. Enfin elle sortit de la pièce qu’elle referma à clé, passa, sans les voir, au milieu des employés qui dissimulaient mal une ardente curiosité, remonta chez elle, s’habilla et alla expédier à l’adresse de son mari, à Bordeaux, la dépêche suivante :

« Revenez à l’instant. Situation désespérée. — Thielle. »

Elle marcha des heures au hasard des rues. Elle pensait au suicide, elle pensait au divorce, elle pensait à trahir elle-même celui qui l’avait trahie. L’écroulement de son bonheur la torturait. Au soir seulement elle rentra dans son appartement qui lui fit horreur. Elle dîna à peine, elle passa une affreuse nuit, et de bonne heure se leva et s’habilla afin d’être prête à tout événement.

A onze heures il y eut un coup de sonnette et elle tressaillit, mais la femme de chambre vint annoncer M. et M me Berly. C’étaient le frère et la belle-sœur de M me Thielle et celle-ci se souvint alors seulement qu’elle devait passer la journée avec eux. Elle eût voulu dissimuler, mais c’était au delà de ses forces, et tout en elle était tragique quand elle les reçut.

— Bonjour, ma petite Thérèse. Eh bien, qu’y a-t-il donc ? Tu as l’air lugubre, dit, en embrassant sa sœur, M. Georges Berly qui était jeune et élégant, Valoral n’est pas encore parti ? J’ai un mot à lui dire.

— Bonjour, ma chère Thérèse, dit M me Berly, jeune femme à l’air pincé, es-tu souffrante ? Tu n’as pas bonne mine.

M me Thielle éclata en sanglots :

— Je suis trop malheureuse ! Oui, trop malheureuse. Paul ne m’aime plus ! Il me trahit !

— Paul ! Mais il t’adore ! Tu es folle !

— Naturellement, entre hommes vous vous défendrez toujours ! Regarde ce que j’ai trouvé dans son courrier !

M. Georges Berly prit la lettre que lui tendait sa sœur, tressaillit et devint fort rouge.

— Montre donc, lui cria M me Berly qui l’observait. Tiens, comme c’est drôle, c’est l’écriture de Cécile, et c’est comme ça qu’elle signe dans l’intimité : Sissy.

— Quelle Cécile ? dit M me Thielle, haletante.

— Tu ne la connais pas. J’ai été en pension avec elle en Angleterre. Ton mari ne l’a jamais vue… Tandis que Georges la connaît très bien, et elle lui plaît beaucoup… Je m’en doutais déjà ; maintenant, j’en suis sûre ! Ah, c’est trop fort !

Elle se leva et sortit violemment. M me Thielle resta stupéfaite.

— Tu n’aurais pas pu te taire ? lui dit son frère, furieux. Oui, c’était pour moi la lettre, et ton mari ne sait même pas de qui c’est, ni ce que c’est au juste ! La croix, là, en haut de l’enveloppe, ça veut dire que c’est pour moi. Valoral est prévenu et il me remet les lettres. J’ai demandé cela à Paul, parce que Madeleine est si bêtement jalouse ! Les choses les plus innocentes lui paraissent coupables… Ah, tu as fait du joli, tu peux t’en vanter !

Il s’élança à la suite de sa femme. M me Thielle resta éperdue de joie. Deux minutes s’étaient à peine écoulées que M. Thielle parut à la porte. Il était poussiéreux, l’angoisse et la fatigue bouleversaient son visage habituellement paisible.

— Thérèse ! cria-t-il, te voilà ! Tu n’as rien ! Mon Dieu, mon Dieu, comme j’ai eu peur ! Mais pourquoi ce télégramme ? Je ne vis plus, depuis hier que je l’ai reçu. Et en bas, qu’est-il arrivé ? Valoral n’est pas là. Les employés ne savent que faire. Le courrier d’hier a disparu. Mon bureau est plein de papiers et de débris, ma pendule cassée ! Avec ça, je viens de croiser ton frère et sa femme qui se disputaient tellement qu’ils ne m’ont même pas vu ! Tout le monde a l’air fou… Quant à l’affaire de Bordeaux, elle est dans l’eau. Mon client est furieux, j’ai tout lâché en recevant cette dépêche… Voyons, ma petite Thérèse, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien du tout, rien du tout, ça n’a pas d’importance, dit M me Thielle en se jetant dans ses bras. Tout ça, c’est parce que je t’aime, vois-tu !…

UNE BONNE FORTUNE

— Eh bien, oui, mercredi, à trois heures, chez vous…

— Merci, merci, bégaya Henri Trézal aussi passionnément que la stupeur le lui permit.

Alice s’éloigna vivement de lui. Son mari les rejoignait dans la serre.

Henri Trézal s’en alla peu après, n’ayant pas encore retrouvé ses esprits.

« Alors elle m’aime… alors elle m’aime… », se répétait-il. Ce n’était pas un flirt innocent, c’était sérieux ! Ces avances, que je croyais des coquetteries sans conséquences, c’étaient les témoignages irrésistibles de la passion. Depuis quand m’aime-t-elle ? Il y a sept ans qu’elle est mariée et que je la connais… »

Ici il éprouva un peu de remords anticipé, parce qu’il était, depuis le collège, l’ami intime de Roger Bulac, le mari d’Alice (ce sentiment ne s’implanta pas), et une assez notable inquiétude, parce que Roger Bulac, bon garçon et jovial d’habitude, était fort violent et certainement quatre ou cinq fois plus fort que lui.

Dans son élégant rez-de-chaussée de garçon riche et qui aime ses aises, Trézal, devant une glace, se contempla longuement. Il constata qu’il était beaucoup mieux qu’il ne croyait, et qu’il avait jusque-là méconnu sa vocation mondaine, qui était de séduire. Il revit ensuite Alice, brune, souple et désirable, et se convainquit de l’ardente joie qu’il éprouvait.

Le mercredi vint et, avec lui, à trois heures et demie, Alice.

Elle songeait à se rhabiller, vers la fin de l’après-midi, quand le téléphone, sur la table du boudoir, tinta.

— Je vais répondre, tu vas voir comme je sais changer ma voix ! dit Alice à Trézal, qui la contemplait en extase.

Et elle ajouta, gamine, le menaçant du doigt :

— Si c’est une femme…

Elle se pencha vers l’appareil avant qu’il eût le temps de l’arrêter. Elle écouta. Il la vit devenir blême. Elle répondit deux fois : « Oui, oui » d’une voix rauque, étranglée, méconnaissable, raccrocha le récepteur, si tremblante qu’elle dut s’y reprendre à deux fois, et dit à Trézal :

— C’est mon mari. Il vient ici…

Trézal se dressa, livide.

— Hein ?… Ton mari ?… Ici ?… Il sait ?…

— Non. Il croit qu’il vous a parlé. Il a ri en disant que vous aviez une drôle de voix. Il vient en auto…

— Mais pourquoi n’as-tu pas dit ?…

— Ah ! ne me tutoyez pas, ce n’est pas le moment ! Dire quoi ?… Pour qu’il reconnaisse ma voix, n’est-ce pas ?…

— Il faut que vous partiez à l’instant ! affirma Trézal, qui renouait convulsivement sa cravate.

— En chemise comme je suis, n’est-ce pas ? M’habiller ? (Elle haussa les épaules.) Pour sortir juste au moment où il arrivera ? Pour me trouver nez à nez avec lui dans l’escalier ?… Rien que pour lacer mes bottines il me faut dix minutes…

Trézal eut un coup d’œil de haine vers les hautes tiges de daim gris.

— Pourquoi n’avez-vous pas mis de petits souliers, aussi ?

— Parce que je manque d’expérience probablement ! cria-t-elle, rageuse. Vous êtes inimaginable, à la fin !

— Calmez-vous ! Ne nous affolons pas, balbutia Trézal dont les dents claquaient. Il faut prendre un parti… Mon Dieu, quelle idée de répondre à ce téléphone !…

— Pourquoi en avez-vous un ?… Allons, êtes-vous enfin prêt ? Vous n’avez qu’une chose à faire : le recevoir, sans avoir l’air de rien, dans une autre pièce.

— Évidemment, évidemment… Quand il vient, c’est au salon, en effet, que je le reçois. Je vais y passer. Je fermerai la porte d’ici à clé… Surtout ne faites pas de bruit, les cloisons sont minces…

— Et vous, ne claquez pas des dents et cessez d’être vert, si vous pouvez. Vous avez la peur peinte sur la figure…

— Oh ! c’est pour vous seule que je m’inquiète, croyez-le…

Il passa dans le salon, ferma la porte à double tour, mit la clé dans sa poche. Il lui semblait que les battements de son cœur devaient s’entendre de la rue. L’adultère, il s’en rendait bien compte, était vraiment une chose hideuse. Le coup de sonnette attendu le fit bondir. Il alla ouvrir en se disant : « Ma vie est en danger. »

Vingt minutes plus tard, il reconduisait Roger Bulac qui, au seuil, en lui serrant la main avec effusion, lui disait :

— Merci encore, mon vieux… Tu es toujours le meilleur des copains. Cette petite est de bonne famille, timide, réservée. La mener à l’hôtel, impossible !… Alors, c’est entendu, je trouverai ta clé à deux heures chez ton concierge.

— C’est entendu, mon vieux.

Une dernière poignée de main, solide, pleine de cordialité, et, la porte refermée derrière Bulac, Henri Trézal revint vers le boudoir, rayonnant.

— Eh bien ! cria-t-il en entrant, ça y est ! Il est parti ! Il ne se doute de rien !…

Il s’interrompit. Alice, qui s’habillait violemment, tournait vers lui une face blanche, décomposée par la colère.

— Assez ! Oh ! assez, n’est-ce pas ? siffla-t-elle entre ses dents serrées. Il ne se doute de rien !… Ah ! vraiment, il ne se doute de rien !… Et c’est cela que vous osez venir me dire après que…

— Vous avez entendu ? balbutia Trézal stupéfait de sa fureur.

— Naturellement ! Est-ce que vous me croyez assez bête pour ne pas écouter ce qu’il avait à vous dire ? Ah ! le misérable, le misérable !… Me tromper !… Chez moi !… Séduire la gouvernante de ma fille ! Obtenir un rendez-vous de cette gueuse et venir vous emprunter votre appartement pour la recevoir ! Ça, c’est le comble ! Vraiment, c’est le comble ! Et vous, vous trouvez ça très bien ! Vous dites oui ! C’est du joli ! Ah ! c’est du joli !

— Mais je ne pouvais pas dire non, gémit Trézal. Il l’a fait pour moi dans le temps, quand j’habitais avec ma famille et que lui habitait seul… Et moi aussi je l’ai fait déjà… Si j’avais refusé cette fois-ci, il n’aurait pas compris…

Il sentit qu’il s’enferrait et s’arrêta.

— Très bien ! On ne peut mieux ! cria Alice, qui se poudrait à coups de poing. Alors, ce n’est pas la première fois ! Alors il a l’habitude de me tromper ! Et cette sale petite grue de Constance avec son air sainte-nitouche !… Moi qui la traitais comme une amie. Ah ! mais, ça ne se passera pas comme ça !…

Elle sortait. Il l’arrêta.

— Alice, qu’est-ce que vous allez faire ?

— De quoi vous mêlez-vous ? Vous ne pensez peut-être pas que je vais garder cette fille une heure de plus !… Et quant à Roger…

— Mais réfléchissez ! Réfléchissez, je vous en prie ! Il n’y a qu’à moi qu’il a dit… Donc il n’y a qu’auprès de moi que vous avez pu apprendre… Inévitablement il comprendra… Dissimulez, au moins… Attendez quelques jours. Ayez l’air d’avoir surpris par hasard… Songez au danger auquel vous nous exposez… à la violence de Roger… Il est capable…

— Je m’en moque pas mal ! Êtes-vous fou de croire que je pourrai supporter seulement cinq minutes de voir cette grue chez moi ! auprès de lui !… Et quant à sa colère à lui, quand c’est lui qui me trompe !… Ce serait le comble !… D’ailleurs, je m’en moque !…

Désemparé, il trouva un dernier argument, plaintif :

— Vous ne m’aimez donc pas ?…

Elle le regarda en face, ne prit pas la peine de lui expliquer que, voulant une fois dans sa vie expérimenter l’adultère, elle l’avait choisi, lui, précisément, parce qu’il était trop raisonnable, trop correct et trop prudent pour jamais s’imposer par une passion gênante ou compromettante, elle éclata en un rire saccadé, haussa furieusement les épaules et s’élança au dehors…

Seul, il resta un moment anéanti. Puis l’imminence du péril lui rendit quelques forces. Il se précipita dans un cabinet noir, en ramena une malle et se mit à y entasser fébrilement tout ce qu’il fallait pour un voyage d’assez longue durée.

MARTELAN

Dans l’atelier immense et somptueux occupant le premier étage de son hôtel, le peintre Jacques Férial, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur, travaillait tout en causant avec le D r Moraud, son médecin et son ami. A une phrase de ce dernier, il se retourna brusquement.

— Martelan ? Si j’ai connu un peintre nommé Martelan ? Mais j’ai vécu avec lui pendant huit ans, de dix-neuf à vingt-sept ans ! Nous avions, avenue du Maine, le même atelier, avec une soupente où nous couchions côte à côte, sur des paillasses, parce que nous avions vendu nos matelas, pour acheter du chauffage pendant l’hiver de 1879, où il a fait si froid. Et je vous assure que jamais deux jeunes gens enthousiastes de leur art n’ont été plus fraternellement unis dans le travail, dans la misère et dans la gaieté que Martelan et moi pendant ces huit années qui sont les meilleures de ma vie, malgré les souliers percés, le poêle sans feu et les jours sans le sou, où le crémier ne voulait pas toujours faire crédit !… Et puis nous nous sommes séparés, je ne sais plus pourquoi, sans motif probablement, parce que toute chose se termine un jour ou l’autre… Je l’ai rencontré ensuite deux ou trois fois, par hasard, puis plus du tout, et cela m’a fait beaucoup de peine quand j’ai entendu dire, il y a une quinzaine d’années, qu’il était mort.

— Eh bien, dit le D r Moraud, un de mes anciens élèves m’a demandé, le mois dernier, de venir voir un de ses malades indigents, qui l’intéressait particulièrement. J’y suis allé et j’ai trouvé un vieux bohème croupissant dans une misère noire et se refusant obstinément à aller à l’hôpital. Il m’a dit qu’il s’appelait Martelan et qu’il était peintre. Je vous ai nommé, mon cher maître, et il a répondu : « Jacques Férial, je connais, je connais… » sans rien ajouter. Nous avons réussi, par miracle, à le tirer d’affaire, du moins pour le moment.

— Donnez-moi l’adresse, dit Férial brusquement.

Il y alla le lendemain, par une après-midi de fin d’hiver toute trempée d’humidité glaciale. C’était près des fortifications, aux confins de Montrouge et de Plaisance, dans une longue rue morne, une sorte de cité composée de masures lépreuses.

— Suivez l’allée tout droit, lui dit la concierge, une vieille extraordinairement sordide. Traversez le jardin, et c’est l’espèce de hangar qu’est là, avec une porte jaune. Cognez fort, des fois qu’y pionce.

Jacques Férial pataugea dans l’allée pareille à un ruisseau fangeux et traversa un terrain où se tordaient deux ou trois arbres étiques. A la porte jaune, faite de trois planches disjointes, il frappa et, sur un grognement provenant du dedans, il entra.

C’était nu, glacial, délabré. Le sol était en terre battue, les murs étaient en plâtre crevassé ; il y pendait quelques esquisses que la moisissure gagnait. Au fond, il y avait un grabat et, plus près, un très petit poêle en fonte où crépitait faiblement un peu de feu. Penché vers le poêle, un vieillard blême, à barbe grise hirsute, un chapeau mou crasseux sur la tête, une couverture trouée sur le dos, était assis sur une chaise de jardin en fer. Il avait tourné la tête vers la porte et regardait, d’un œil hagard et fâché, qui entrait.

— Monsieur Martelan ? demanda Jacques Férial.

— C’est moi. Et vous, monsieur, qui êtes-vous ? dit le vieux d’une voix creuse.

Jacques Férial éprouvait une gêne à surprendre ainsi, brusquement, dans sa misère, ce compagnon de jadis que la vie avait traité si différemment qu’elle ne l’avait traité, lui ! Peut-être redoutait-il aussi de trouver en Martelan un quémandeur inlassable que sa bienveillance déchaînerait. Il ne se nomma pas, sachant bien qu’après tant d’années — et maintenant glabre et massif, alors qu’il avait été maigre et barbu — il ne serait pas reconnu.

— Je suis collectionneur, répondit-il ; le D r Moraud, qui m’a soigné, m’a dit avoir vu ici quelques esquisses très intéressantes et je voudrais…

— Le D r Moraud s’est intéressé à ma maladie, qui est, paraît-il, curieuse, et aucunement à mes esquisses, interrompit Martelan. Mes esquisses n’existent pas, l’eau les pourrit, il pleut à travers le toit !… Vous ne savez pas ce que je brûle là ? ajouta-t-il en brandissant un bout de bois blanc qu’il fourra dans le petit poêle. C’est mon chevalet ! A quoi bon un chevalet ? Pour peindre, sans parler des toiles et des couleurs, il faut avoir chaud et manger tous les jours. Moi, je ne peins plus depuis longtemps. Je laisse ça aux autres… aux malins !…

Il ricana, ce qui le fit tousser. Mais comme son visiteur allait prendre la parole, il reprit :

— Non, monsieur, n’insistez pas ! Je ne sais pas si c’est de vous ou de moi qu’on s’est fichu en vous envoyant ici. Je crois plutôt que c’est de vous et c’est une sale blague qu’on vous a faite ! Un bon conseil : remontez dans votre voiture — vous êtes certainement venu en voiture, vous êtes un homme chic, ça se voit — et filez chez quelqu’un d’important, d’arrivé, de décoré, de subventionné, de tout ce que vous voudrez !… Un type comme Jacques Férial, par exemple ! Croyez-moi, allez-y ! Ça sera cher, mais vous en aurez pour votre argent… Du reste, c’est de ma peinture que vous voulez ? Oui ! Et bien ! allez chez Jacques Férial !

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda le visiteur, qui avait eu un mouvement de surprise.

— Ce que je veux dire ?…

Martelan s’était dressé dans sa couverture qui glissait. Surexcité, il gesticulait et sa voix rauque haletait.

— Je veux dire que la peinture de Jacques Férial est à moi ! A moi, entendez-vous ! A moi ! Je le connais, Jacques Férial, et il me connaît ! Nous avons, côte à côte, dans le même atelier, vécu et travaillé pendant près de dix ans ! Et pendant ces dix ans, il m’a surveillé, observé, étudié, espionné sans relâche, pour s’approprier mes procédés, s’assimiler mon tempérament d’artiste, copier ma manière ! Oui, monsieur ; à vingt ans, à l’âge des enthousiasmes fous, des aspirations généreuses, des nobles rêves, il a eu cette sournoise habileté, ce calcul vil, de s’attacher pour le détrousser, au mieux doué de ses camarades ! Et moi, confiant, imbécile, j’avais pour lui une amitié fraternelle, je lui expliquais mes théories, mes plans, mes rêves, je le guidais, je le conseillais ! Je lui ai appris tout ce qu’il sait. Il m’a volé tout ce que j’ai créé ! C’est ça l’envers de sa gloire ! Et il a réussi parce qu’il a de la patte, parce qu’il est adroit, parce qu’il est un imitateur hors ligne, parce qu’il est pillard, parce que, en outre, tous les moyens lui sont bons pour se pousser, s’imposer, faire sa réclame ! Pendant que je rêvais mes œuvres, que j’étudiais encore, cherchant le mieux, il me devançait et prenait ma place en me copiant servilement. Et il a triomphé, et il gagne cent mille francs par an, et il est illustre pendant que moi je crève !

Une nouvelle quinte de toux l’interrompit et quand ce fut calmé, sans autre transition, il jeta à son visiteur :

— Au revoir, monsieur ! je ne vous reconduis pas. J’ai les jambes malades.

— Au revoir, monsieur, répondit tranquillement Jacques Férial, qui l’avait écouté sans mot dire. Je ne vous importunerai pas davantage. Permettez-moi seulement d’emporter cette esquisse, qui m’intéresse beaucoup.

Il alla décrocher du mur un petit panneau pourrissant où subsistaient à peine quelques vagues taches de couleur, le mit sous son bras, posa cinq billets de banque sur la table et sortit.

Il atteignait l’allée fangeuse quand, derrière lui, la porte jaune se rouvrit violemment. Martelan, chancelant sur ses jambes malades, apparut, s’accrochant au chambranle.

— Férial ! cria-t-il de sa voix creuse, plus haletante que jamais. Férial, écoute : C’est pas vrai tout ce que je t’ai dit ! Je ne le pense pas, tu le sais bien ! C’est moi qui suis un vieux raté !

LA SUCCESSION

Louis Marville achevait de donner des ordres à ses chefs de service, quand il y eut un coup de téléphone. C’était son valet de chambre :

« La garde vient de me prévenir que le père de monsieur demande monsieur. »

Marville eut un mouvement de surprise, car le vieillard, très malade et dont la vie déclinait lentement, depuis plusieurs semaines ne parlait plus et ne semblait plus avoir conscience du monde extérieur. En hâte il quitta ses fabriques toutes bourdonnantes d’activité prospère, et son auto l’emporta vers chez lui, à Neuilly.

Le soir tombait lorsque la voiture s’arrêta au perron de l’hôtel. Louis Marville savait que sa femme était sortie pour l’après-midi et que ses deux fils étaient au lycée. Il monta rapidement au premier étage où l’appartement de son père occupait l’aile droite de la maison.

Dans un fauteuil vert, au coin d’une cheminée où des bûches flambaient, un vieillard était assis, les jambes enveloppées dans une couverture. Il leva les yeux. Son regard, vide et mort le matin encore, était maintenant lucide.

— Père, vous allez mieux ?

Louis Marville s’était avancé. Lui et le vieillard se ressemblaient. Ils avaient pareillement la bouche mince et circonspecte, le nez pointu et des yeux d’un gris métallique.

— Je ne sais pas si je vais mieux. Je peux parler. Alors je t’ai fait appeler…

Avec effort, le vieillard tourna un peu la tête vers le fond de la pièce. Une garde, qui s’y trouvait assise, aussi muette et immobile qu’un meuble, se leva et sortit. On entendit son pas s’éloigner.

— Vois si personne ne peut entendre. Ferme les portes. Reviens vite…

« Écoute, reprit-il, quand son fils eut obéi, il faut que je me dépêche. J’ai à te parler… Je sens que mes forces ne sont pas revenues pour bien longtemps… Il faut que j’en profite, parce qu’après… après… Enfin pour le moment je peux parler… mais d’abord, dis-moi comment vont les affaires ? Cette année, les résultats ?… »

Louis Marville donna des détails et dit des chiffres. Le vieillard l’écoutait ardemment. Ce qui avait été la passion de sa vie le passionnait encore.

— C’est magnifique, murmura-t-il. Mais c’est lourd, hein, de tout diriger, maintenant que tu es seul ? Enfin, je te connais, tu t’y donnes tout entier, tu es comme moi, pour toi il n’y a que cela qui compte… Et tu es capable, énergique… Tu es bien mon fils… A présent, écoute… approche plus près…

Il ferma les yeux, parut lutter un moment contre lui-même, et de sa voix cassée, plus basse :

— Voilà : j’ai quelque chose à te dire… à te révéler… Mon Dieu, c’est difficile… Tu te souviens de mon père ? Oui, de ton grand-père ?

— Sans doute, je m’en souviens, affirma Louis Marville, étonné.

— Tu sais comment il a commencé sa fortune, notre fortune. Il avait passé la moitié de sa vie sans réussir à rien, malgré ses efforts et son intelligence ; il s’était débattu contre la pauvreté, il avait essayé de tout jusqu’au jour…

— Jusqu’au jour où il a eu l’héritage du cousin Vautier, les trois cent mille francs qui lui ont permis de fonder la première fabrique. Oui, je sais…

— Eh bien, — la voix du vieillard n’était plus qu’un chuchotement — eh bien, l’héritage du cousin Vautier n’aurait pas dû appartenir à mon père… Mon père l’a… pris… s’en est emparé… Tais-toi, écoute-moi. Le cousin Vautier avait un autre héritier, un neveu, Albert Blanchard, qu’il avait élevé, mais qui, par coup de tête, s’est brouillé avec lui et est parti à l’étranger. Alors le cousin Vautier, de colère, a fait un testament où il laissait toute sa fortune à mon père. Après il l’a regretté et, deux ou trois jours avant sa mort, il a, sans en parler à personne, rédigé un autre testament où Blanchard héritait… Ce testament-là, mon père, le jour de la mort du cousin, l’a trouvé et… l’a fait disparaître…

— Mais c’est fou ! c’est impossible ! c’est du roman-feuilleton ! cria Louis Marville. Voyons, père, réfléchissez…

— Parle plus bas, interrompit le vieillard. Je dis la vérité. Je ne divague pas. Le testament est là, dans mon secrétaire. Tiens, voilà la clé. Ouvre le coffre-fort. Il y a un double fond. Fais glisser la paroi. C’est cela. Le papier dans l’enveloppe de toile. C’est le testament. »

Il y eut un silence pendant que le fils lisait le document qui tremblait entre ses doigts.

— Tu vois, il n’y a aucun doute, reprit le vieillard. Alors Blanchard, toute sa vie, a traîné la misère. Il avait été élevé pour avoir de la fortune et il est devenu un déclassé. Il est mort depuis longtemps, mais il a laissé deux enfants : un garçon, qui est maintenant un petit employé sans le sou, chargé de famille, et une fille qui est institutrice… Alors… il faut réparer, tu comprends ?… Mon père m’a raconté tout cela quand il a été au moment de mourir… Et il m’a dit que c’était un poids qui pesait sur lui… Le remords, si tu veux… Enfin il m’a dit qu’il fallait réparer… Mais, à ce moment-là, nos affaires n’étaient pas encore sûres et tout l’argent était engagé dans les agrandissements…

— Comme maintenant ! interrompit Louis Marville.

— Non. Maintenant il n’y a plus de danger. Mais, dans ce temps-là, je n’ai pas pu me décider… Je n’ai pas pu… Et puis, je pensais à toi, à ton avenir… J’ai commencé par remettre à plus tard. D’année en année, j’ai hésité, reculé… sans avoir le courage… Moi, j’avais été pauvre, tu comprends. J’avais vu la misère à la maison… Mais toi, Louis, il faut… Les Blanchard… c’est à… à eux… Il faut…

La voix du vieillard, qui s’embarrassait depuis quelques instants, subitement s’éteignit, la lucidité disparut de ses yeux, il sembla s’affaisser davantage sur lui-même et retomba dans l’immobilité et dans l’inconscience du monde extérieur.

Louis Marville remit rapidement le testament dans le coffre qu’il referma. Puis il sonna et, quand la garde fut revenue, il s’assit en face du foyer. Il se sentait accablé. Il regardait le feu, il regardait à travers la fenêtre les branches chargées de neige, il regardait la garde qui préparait une tisane, il regardait le vieillard immobile. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Il souffrait. Trois cent mille francs… Et soudain il pâlit davantage en songeant aux intérêts depuis tant d’années. L’exagération de son angoisse lui montra sa fortune détruite, l’œuvre de sa vie renversée, son pouvoir anéanti. Rendre cet argent lui semblait monstrueux, et pourtant sa probité, jamais tentée, avait toujours été intransigeante… Il avait de la pitié et de la haine pour ces Blanchard spoliés… L’idée que la faute de son grand-père, non réparée par son père, devait être expiée par lui le révoltait.

On vint l’avertir que le dîner était servi. Machinalement, plongé dans son tourment, il descendit. Dans la salle à manger, auprès de la table luxueuse, sa femme et ses deux fils l’attendaient.

Une pensée soudaine le fit tressaillir. Son visage contracté se détendit, se pacifia ; son regard sombre s’éclaira en s’arrêtant sur les deux garçons.

— Je leur dirai, murmura-t-il, soulagé. Oui, c’est cela. Je leur dirai plus tard… C’est eux qui décideront… plus tard…

Et il savait, sans se l’avouer, que ce plus tard ne viendrait, pour lui aussi, qu’au moment où rien ne pourrait plus lui appartenir.

MONSIEUR TROSSEPOTTE

M me Trossepotte lui avait permis de rentrer à minuit et quart, mais la réunion finit plus tôt qu’on ne croyait et M. Trossepotte, se trouvant dans la rue à onze heures dix, ne sut pas résister aux instances de ses trois amis, Duparc, Chandon et Gelvet, qui l’entraînèrent dans une immense brasserie de la place Clichy.

M. Trossepotte, dans la brasserie, entra, effarouché et le cœur battant, car de telles débauches lui étaient interdites. Il se posa au bord d’une chaise, garda son parapluie entre ses jambes et demanda une camomille.

Mais le gros Duparc, d’autorité, le poussa sur une banquette et lui enleva son parapluie afin de pouvoir s’opposer à son départ ; Gelvet, qui avait été en Angleterre, commanda des whiskys pour tout le monde, et Chandon arrêta au passage deux gentilles petites femmes qui voulurent bien s’asseoir parmi eux.

A peine Trossepotte, sur les objurgations de Gelvet, eut-il avalé son whisky, qu’on lui en imposa un second, qu’il trouva beaucoup moins mauvais. Alors, ses yeux s’allumèrent derrière le lorgnon, ses joues pâles rosirent, il leva son profil de lièvre et retroussa sa moustache maigre. Il sentit un contact à sa bottine droite et se rendit compte que la petite femme assise à son côté lui faisait du pied.

Sans réfléchir, d’un coup de genou, il répondit à ses avances. Alors, elle rit, goûta le whisky dans le verre de M. Trossepotte, et, se penchant au point qu’elle était comme couchée sur lui, à l’aide d’un petit vaporisateur qu’elle prit dans son sac, elle s’amusa à lui arroser la figure et les cheveux d’un extrait à base de musc doué du parfum le plus pénétrant.

Trossepotte oublia qu’il était pusillanime et résigné et qu’il y avait au monde une M me Trossepotte qui, depuis cinq ans, le faisait trembler. Il alluma un cigare, commanda des whiskys et prit par la taille la petite femme, qui réclamait des œufs durs, dont il se mit à manger avec elle comme un affamé.

Le temps passa. Trossepotte s’aperçut tout à coup qu’il buvait du kummel, que la petite femme l’embrassait et que les garçons rangeaient les tables et les chaises pour fermer la brasserie. Ses yeux tombèrent sur une pendule et il vit qu’il était deux heures vingt. Trossepotte, dégrisé en partie, se leva pâlissant. Il était perdu. Il ne serait pas chez lui avant trois heures moins le quart, il sentait le musc, le kummel, le cigare, l’orgie. Une sueur froide mouilla son front. En même temps, les moments de gaieté qu’il venait de goûter lui firent apparaître plus cruellement la tyrannie qu’exerçait sur lui M me Trossepotte. Sans répondre aux plaisanteries de ses amis, il prit congé d’eux, dit au revoir, avec une nuance de regret, à la petite femme qui semblait déçue, et monta dans une voiture pour rentrer chez lui aux Ternes.

Dans la voiture, ses angoisses grandirent. Sans doute M me Trossepotte était une dame redoutable, mais, dans l’âme de Trossepotte, l’ivresse multiplia l’épouvante au delà du raisonnable, car soudain il se pencha par la portière et donna l’ordre qu’on l’arrêtât à un hôtel du faubourg Saint-Honoré qu’il connaissait.

Là, il demanda une chambre et s’y enferma, la tête en feu et claquant des dents malgré que la nuit de juin fût chaude.

M me Trossepotte, pendant ce temps, en son appartement des Ternes, connaissait des émotions violentes et contraires. C’était une personne de haute taille, brune et assez belle, qui avait coutume, armée de sa vertu, de marcher à travers la vie quotidienne comme sur le sentier de la guerre. Elle était riche et Trossepotte était presque pauvre, en sorte qu’elle le méprisait un peu. Peut-être aussi l’aimait-elle, dans la mesure de ses moyens, mais jamais elle ne songeait à le lui faire savoir, et il était son esclave.

Dans cette nuit mémorable, lorsque M me Trossepotte, qui veillait en attendant le retour de l’époux, vit qu’il était minuit vingt et que Trossepotte n’était pas là, elle commença à être en courroux. A minuit et demi, elle frémissait de rage et, à une heure, elle se demandait quelle vengeance pourrait être suffisante pour châtier l’offense, lorsqu’elle songea tout-à-coup que Trossepotte avait peut-être été victime d’un accident, d’une attaque nocturne… Cette pensée la remplit d’une angoisse qui l’étonna elle-même.

Dans des alternatives de colère et d’anxiété, la nuit s’écoula. Vers le matin, comme M me Trossepotte se préparait à sortir pour aller au commissariat de police, elle reçut un pneumatique :

« Je me suis mis en retard. Excuse-moi. Je rentrerai bientôt. »

Et c’était signé « Trosse », un petit nom d’amitié qu’elle avait quelquefois, dans les premiers temps de leur mariage et aux moments de grande expansion, donné à son mari.

Béante, elle laissa tomber le papier bleu. La fureur et la stupeur la suffoquaient. En face d’un événement aussi inconcevable, elle se demanda si son mari était devenu fou ou si c’était elle-même qui perdait la raison.

Elle attendit.

Trossepotte ne revint pas.

Les jours, les semaines et les mois passèrent sans le ramener. Six jours après sa disparition, M me Trossepotte avait reçu de lui un second avis, simple et bref : On allait bien ; on partait en voyage. Alors elle avait essayé de faire une enquête. Elle apprit qu’il avait quitté la place qu’il occupait dans une administration et qu’il avait retiré de chez son banquier les 20.000 francs qui étaient son avoir personnel. Ses amis ne savaient rien ou ne voulaient rien dire. M me Trossepotte ne put que continuer à attendre.

Un nouveau message lui arriva, venant de Paris même, après un silence de quatre mois. On avait voyagé. On allait bien. C’était tout. Alors M me Trossepotte, que son impuissance affolait, se décida, bien que son amour-propre en souffrît cruellement, à faire insérer aux petites annonces un message ainsi conçu :

« Trossepotte, rentrez ! »

Ce fut en vain. Il ne rentra pas. Elle administrait sa fortune, vivait retirée et attendait. Pas une seconde elle ne songea au divorce. Trossepotte était à elle, elle le voulait, lui et pas un autre. Sa rage devint calme et pour ainsi dire résignée, à mesure que les mois succédaient aux mois et les années aux années.

Tout d’abord, M me Trossepotte n’avait songé qu’à l’affreuse insulte que son mari lui infligeait et à la vengeance qu’elle en tirerait. Puis, de temps à autre, un sentiment nouveau lui vint qui l’étonna, et elle se surprit à se dire qu’il avait dû bien souffrir pour se résoudre à fuir ainsi. Elle se demandait aussi comment il vivait et s’il s’était refait un intérieur pour y trouver enfin le confort, la paix et les petits soins qu’il aimait tant et qu’il n’avait jamais eus. — Mais cela elle ne le croyait pas, car, régulièrement, des messages de Trossepotte lui parvenaient. On allait bien, on voyageait. C’était tout. Les années passèrent.

Il revint un soir d’été, sans prévenir, vers l’heure du dîner. Il sonna et une bonne l’introduisit dans le petit appartement des Ternes que sa femme n’avait pas quitté.

— C’est moi, dit-il, gêné.

Ils se regardaient. Elle avait engraissé, elle avait des mèches grises et semblait plus majestueuse. Il avait laissé pousser sa barbe et était un peu chauve.

— Pourquoi êtes-vous parti ? Pourquoi ? demanda-t-elle enfin.

— Eh bien, voilà… Le soir de la réunion… vous savez… Il y a… mon Dieu… il y a treize ans… Je m’étais mis en retard… On m’avait entraîné au café… Chandon, Duparc… et ce pauvre Gelvet qui est mort… Alors… je m’étais mis en retard… et… et je n’ai pas osé rentrer… Vous étiez si vive, n’est-ce pas ?… Et le lendemain non plus… Et ainsi de suite… J’ai quitté ma place… J’ai pris mon argent à la banque… J’ai voyagé… Dame, il fallait bien m’occuper… J’ai placé du vin… et puis de l’huile… et puis du savon… Alors voilà… Alors voilà… Trois ou quatre fois je suis venu rôder par ici, voir vos fenêtres… Et puis Duparc me donnait de vos nouvelles… Si vous aviez été malade, je serais revenu, mais, Dieu merci, vous allez bien…

— Mais enfin… mais enfin pourquoi n’avoir pas divorcé si vous ne pouviez plus me supporter ? demanda-t-elle avec amertume.

— Mais je ne voulais pas divorcer ! répondit-il, surpris.

— Et pourquoi revenir ce soir ?

Il baissa la tête et dit la vérité :

— Je ne sais pas…

Et il ajouta d’un air timide :

— Parce que j’ai pensé que vous n’étiez plus fâchée, n’est-ce pas ?

Elle voulut dire quelque chose d’aimable, mais les vieilles habitudes furent les plus fortes.

— Et vous croyez que ça va se passer comme ça ! qu’on peut impunément se moquer d’une femme ! l’injurier grossièrement !

Elle criait. M. Trossepotte la regarda, il eut un soupir, se leva et alla vers la porte.

M me Trossepotte s’arrêta net.

— Non ! dit-elle.

Elle fit un effort qui la fit pâlir.

— Pardon… balbutia-t-elle. Ne t’en va pas…

M. Trossepotte devint très rouge.

— Je ne m’en allais pas. Je voulais seulement fermer pour que la bonne n’entende pas… Je ne m’en irai plus maintenant… Dis ce que tu voudras… Je ne m’en irai plus…

Il y eut un silence. M me Trossepotte était assise la tête dans ses mains.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda enfin M. Trossepotte.

— Parce que je suis vieille, chuchota-t-elle.

Il lui mit gauchement la main sur les cheveux.

— Mais non… On a encore bien le temps…

Sa voix s’étrangla. Il s’assit près d’elle.

LE PÈRE MAY

— Alors, père Mathieu, vous v’là qui partez ?

Dans l’aube blême et pluvieuse, le père Mathieu regardait, avec une dernière hésitation, la masure où il avait si longtemps vécu. Il oubliait les années d’âpre misère pour s’attendrir au souvenir de longues paresses et de quelques ribottes, trop rares à son gré. Il tourna la tête et vit la vieille revendeuse, sa voisine, à qui, la veille, il avait cédé les ruines de meubles et les débris d’ustensiles domestiques qui constituaient ses biens terrestres.

— Oui, dit-il, je m’en vas. Depuis que le père May est mort, je peux plus me supporter ici. Dame, pensez, ça faisait neuf ans qu’on ne se quittait pas. On s’est connus, on était camelots tous les deux, on s’est associés pour travailler ensemble, en bons camarades, et jamais on a eu un mot…

— Ça c’est vrai, dit la vieille, vous étiez comme les deux doigts de la main. C’est même drôle, vous aviez fini par vous ressembler, surtout depuis que vous aviez laissé pousser vot’ barbe comme lui…

Un éclair de satisfaction passa sur le visage ridé du père Mathieu.

— Ah ! vous trouvez qu’on se ressemblait ?…

— Ben oui, y avait de ça. Pourtant, vous étiez pas parents, hein ? Vous êtes de Paris, vous, et lui il était de la campagne… Dites donc, c’est-il vrai qu’il avait été à son aise dans les temps ? Et puis, May, c’était-il bien son vrai nom ?

Le père Mathieu fit un geste évasif.

— Moi, je l’ai toujours appelé comme ça, et je sais seulement qu’il avait été villageois, marié et établi, et qu’il était parti de chez lui pas très jeune, vers trente-cinq, trente-six ans. Il m’a raconté que c’est parce que sa femme lui faisait la vie dure à cause qu’il réussissait pas dans ses affaires et que le bien était à elle. Alors, vous le connaissiez, le père May, c’était la crème des hommes, doux, poli, gentil et honnête qu’on ne peut pas plus, mais il avait de la fierté et de la délicatesse ; alors il avait pris la mouche, il s’était mis en tête de faire fortune et il était parti… Et puis, dame, il avait dégringolé encore et il avait jamais voulu retourner comme ça, en sans-le-sou… Mais je bavarde et faut que je file. J’espère qu’on se reverra.

Il s’en alla, son paquet sur le dos. Il sortit de Paris. Il marchait d’un pas lourd, sans hâte ni trêve. L’interminable route ne l’inquiétait pas. Il ruminait le plan qu’il avait formé et qui tantôt lui semblait fou et tantôt excellent, et il en discutait avec lui-même, à demi-voix :

« Pour une idée, c’est une idée… Savoir si ça réussira et si les gens de là-bas me prendront pour lui ? Durieu, Edmond-Jules, c’est comme ça qu’il s’appelait de son vrai nom, le père May, et il était né à Lazoches, dans la Beauce. Et maintenant qu’il est mort et que je lui ai pris ses papiers, c’est moi qui m’appelle Durieu, Edmond-Jules, et qui suis né à Lazoches. Bon ! Et ce qu’il n’a jamais voulu faire par fierté et délicatesse, comme il disait : retourner chez lui, se faire reconnaître, réclamer ce qui lui revenait, c’est moi qui vas le faire à sa place… Sûr, ça réussira, la vieille a dit que je lui ressemblais et puis il y a vingt-cinq ans maintenant qu’il avait quitté son pays et on change en vingt-cinq ans, et puis j’ai les papiers : Durieu, Edmond-Jules, c’est moi. Je sors pas de là… Oui, mais faudra pas gaffer avec ceux qui l’auront connu… Et puis, si sa femme vit encore, savoir si elle éventera pas la mèche tout de suite. Alors, si on me découvre, je risque quoi ? A quoi qu’on pourra me condamner ?… Oui, mais qui ne risque rien n’a rien. Et si je réussis, me v’là sorti de misère, me v’là propriétaire peut-être bien, et tranquille jusqu’à la fin de mes jours, et au bon air, à la campagne, dans la verdure, tout mon rêve !… »

Ces alternatives d’espoir et de doute ne cessèrent de le tourmenter. Il marcha des jours et des jours, coucha dans des granges ou à la belle étoile, économisant âprement les quelques francs qu’il avait, afin de pouvoir manger jusqu’au bout de son long voyage.

Il arriva une après-midi, vers cinq heures. A l’entrée de Lazoches, au carrefour de deux routes, était un cabaret.

Antoine Grenu , lut-il sur l’enseigne.

« C’est ça. Le père May m’en a parlé. Je vas entrer. C’est maintenant qu’il faut qu’on me reconnaisse. Attention ! »

Il poussa la porte à claire-voie. Dans la salle quelques vieux paysans étaient attablés. Le patron, gros homme d’une cinquantaine d’années, vint servir le nouveau venu qu’il fit payer d’avance, en vertu de son aspect indigent.

Le père Mathieu vida son verre, hésita un moment, toussa et prit la parole.

— Dites donc, monsieur Grenu ?…

— Qu’est-ce qu’y a ? dit Le patron, rogue.

— C’est pour un petit renseignement. Est-ce que vous ne vous rappelez pas… de quelqu’un qui venait ici autrefois ?… Oui, un ancien du pays… Voyons, cherchez bien… Y a vingt-cinq ans et plus… Un ami à vous… Qui s’appelait… Durieu… Jules Durieu…

Le patron le regarda fixement.

— Pourquoi que vous me demandez ça ?

Les buveurs avaient tourné la tête, et observaient attentivement le nouveau venu qui souriait d’un air entendu.

— Oh ! pour savoir… Est-ce que sa famille habite toujours le pays ?

— C’est pas possible que ça soye lui qui serait revenu ? murmura tout à coup un des buveurs.

Le père Mathieu frémit de joie.

« Ça mord ! » pensa-t-il.

— Pourquoi donc que vous vous intéressez tant que ça à Jules Durieu ? demanda le cabaretier. C’est-il que vous le connaissez ?

— Oui, peut-être bien… Et je crois que vous le verrez bientôt…

— Tais-toi donc, vieux gueux, on te reconnaît bien ! interrompit violemment un vieux paysan à tête de chouette. Alors t’as pas honte de revenir après tout ce que t’as fait ? On t’espérait mort, mais les canailles ça a la vie dure, faut croire !

— Hein ? Quelle canaille ? balbutia le père Mathieu ahuri.

— Toi, pardi ! Et t’as de la veine que le père Fargue soit pas ici ! Ce que tu lui as fait, il y a vingt-cinq ans, il l’a pas oublié, et ça se comprend ! Comment, toi, à trente-cinq ans, et un homme marié encore, tu as été enjôler sa fille, une fille de quinze ans et t’as filé avec elle on ne sait où, qu’on ne l’a jamais plus revue ! Et que tu as tout filouté à ta pauv’ femme avant de partir et qu’elle est restée sur la paille, et qu’elle est morte, bien par ta faute !

— Et que tu nous as fait à tous des canailleries et des saletés ! Et maintenant, tu as le toupet de revenir, le bec enfariné !…

— Tu vas voir, on n’a plus peur de toi, maintenant !

Tous, dressés, le menaçaient.

— Non, je le jure, je ne m’appelle pas Durieu ! cria le père Mathieu en reculant derrière sa table.

— Menteur ! Montre tes papiers ! Montre-les, pour voir ! On t’a reconnu, on te dit ! On t’a assez vu dans le temps, quand t’étais la terreur du pays !

— Tiens, le v’là, le père Fargue, je l’ai envoyé prévenir, que t’étais de retour ! ricana le cabaretier.

A travers les vitres, le père Mathieu vit, sur la route, un énorme paysan à cheveux blancs qui accourait en brandissant une trique. Il ouvrit derrière lui la fenêtre qui était basse et sauta dehors.

— Tout de même, se répétait-il en fuyant, ce qu’il était canaille, ce père May ! Qui aurait cru ça ?…

COMMENT ILS ATTEIGNAIENT LA VILLE…

La route, déserte, débouchant d’entre les collines, s’en allait vers la ville qui était là-bas, au bout de la plaine, triste sous le crépuscule.

Comme la pluie augmentait, l’homme et sa compagne s’étaient réfugiés dans la construction abandonnée, sans portes ni fenêtres, qu’on voyait à cent mètres de la route, entre les carrières.

L’homme était grand et maigre, avec un profil d’oiseau de proie et de longues moustaches grises, tombantes. Il avait débouclé la courroie de son orgue de Barbarie pour le poser contre le mur blanc et ruisselant, d’où le plâtre tombait. De son sac il avait tiré du pain, de la charcuterie dans un papier gras, et il s’était mis à manger, après avoir donné sa part à sa compagne, une enfant mince et blonde qui n’avait pas quinze ans.

La petite était assise sur une botte de paille qui se trouvait dans l’angle le plus abrité.

Soudain elle parla.

— On est mal ; on est dans le noir. J’ai peur des rats. Allumez quelque chose, voyons…

— C’est-il que t’es princesse ? répondit, d’un ton rogue et railleur, l’homme qui, à travers le trou de la porte, regardait la nuit. C’est-il qu’il te faut un palais avec ascenseur et salle de bains ? T’es au sec, t’as mangé, la paille te tient chaud… Qu’est-ce que tu veux de plus ?… D’abord qui est-ce qui n’a pas voulu venir jusqu’à la ville ?

— Il fallait marcher encore une heure, dit la petite. Et puis à quoi que ça sert d’être dans une ville ? Vous voulez jamais payer ce qu’il faut pour qu’on mange à une vraie table et pour qu’on couche dans un vrai lit… Vous buvez tout ce qu’on gagne…

— Ferme ! Avec ça que t’étais si princesse quand je t’ai emmenée… Que ta mère m’a supplié parce qu’elle pouvait plus te nourrir et que tu voulais rien faire…

— Je voulais travailler au théâtre. Pourquoi qu’on m’a pas laissé faire au lieu de m’envoyer mendier avec vous… Si j’avais su…

— Qu’est-ce que t’aurais fait ?

— Je me serais sauvée plutôt… Vous êtes toujours saoul…

— Et les gendarmes t’auraient ramenée et fourrée en prison. T’es avec moi, c’est pour y rester. Je suis ton oncle, comme qui dirait. Tu dois m’obéir… Et puis en v’là assez ! Faut travailler demain, c’est la fête. Dors !

Exaspérée, elle se dressa.

— Je veux pas dormir ! J’ai peur ici ! Je veux…

Une gifle, tombant sur sa joue, l’interrompit.

— Tiens, c’est ça que tu veux, sacrée gamine !

— Brute ! brute ! Vous êtes une brute ! Vous m’avez attrapé le nez. Je saigne…

Elle éclata en sanglots convulsifs.

— Quoi donc, dit du dehors une voix éraillée et traînante, y a du monde chez moi ?

Un frôlement s’entendit près de la porte béante. La petite, hors d’elle, redoubla ses cris.

— De quoi, on cogne une dame ?…

Le nouveau venu entrait, tâtonnant au milieu des ténèbres denses. La petite, échappant au vieux qui la frappait, rebondit sur lui, se rejeta de côté avec un cri aigu et se tapit dans un coin, où elle ne bougea plus. Le vieux, la poursuivant, lança un coup de poing et l’arrivant, qui avançait toujours, le reçut. Il jura et riposta au jugé. Le vieux, fou de rage, empoigna au hasard l’adversaire invisible.

Se frappant sauvagement, s’étranglant et se déchirant, ils roulèrent par terre. La petite, épouvantée, immobile dans son coin, essayait de voir sans y parvenir.

Il y eut le râle d’agonie d’un homme étranglé et elle entendit l’un des combattants se redresser.

— J’ai cru que j’y étais, haleta-t-il, et la petite reconnut la voix éraillée du nouveau venu. — J’crois que j’ai serré fort… Sa bouche saigne… y respire plus… Bon Dieu… faut que je voie un petit peu…

Il était à genoux, une allumette brilla une seconde entre ses doigts et la petite entrevit le vieux par terre, sa face convulsée, ses yeux béants et fixes, sa moustache poissée de sang. L’allumette s’éteignit.

— Ben quoi, gronda l’autre, c’est lui qui m’a cherché… Et pis c’est chez moi, ici. J’ couche tous les soirs. C’est-y que c’était ton père ? demanda-t-il à la petite, dont il entrevoyait l’ombre sur la pâleur du mur.

— Non, non, cria-t-elle. Il disait qu’il était mon oncle, mais c’est pas vrai ! C’est bien fait ce qui lui est arrivé ! C’est bien fait ! Je suis très contente !… Oui !… Je le détestais… Il me battait tout le temps, il buvait tout l’argent, et puis… et puis il voulait…

Elle s’interrompit.

— Faut s’en débarrasser, dit l’homme. J’ vas le flanquer dans une carrière, on croira qu’il est tombé d’un accident. Bouge pas, toi. Y a des fosses partout autour, tu piquerais une tête. Moi, y a pas de danger, j’ connais ça comme ma poche.

Il fouilla le mort, prit quelque argent qu’il trouva dans les poches et, le tenant par le collet, il le traîna vers le dehors. Bientôt on entendit un choc sourd et peu après il rentra.

— Ça y est ! Ce qu’il était lourd… Je suis vanné… Faudrait filer d’ici, mais j’en ai pas le courage. J’ suis en coton… Faut que j’ roupille. Bonsoir, la gosse ! Et, tu sais, essaie pas de t’esbigner… Tu te casserais le cou dans un trou… Du reste, tiens, j’ mets la planche en travers de la porte et j’ me couche contre… Comme ça, tu t’envoleras pas…

Il avait barré l’ouverture de la porte avec deux bouts de planche et s’était étendu par terre ; à peine avait-il achevé de parler que déjà il dormait.

La petite alla se blottir dans la paille, et elle y resta longtemps, immobile, les yeux ouverts dans la nuit profonde, à écouter le ronflement de l’inconnu et les grognements que lui arrachait un cauchemar tenace qui l’oppressait. Enfin, elle-même s’endormit.

Lorsque, dans le crépuscule froid du petit matin, elle s’éveilla, toute frissonnante de rêves affreux, elle crut rêver encore plus hideusement. Une face bestiale, couturée de cicatrices malsaines, était penchée sur elle. L’œil droit était crevé, l’œil gauche, tuméfié par un coup récent, luisait, jovial et cynique. La bouche édentée ricanait dans une barbe courte et sale.

La petite, avec un faible cri d’horreur, se rejeta en arrière, mais une main monstrueuse lui ferma les lèvres.

— Qu’est-ce que t’as ? chuchota la voix canaille, qu’elle reconnut bien. De quoi que t’as peur ? Je t’ai débarrassée du vieux… T’es contente, pas vrai ?… Tu verras, on sera heureux, nous deux…

Il rit et, se penchant, embrassa la petite. Elle voulut se reculer, mais le bras de l’homme, autour d’elle, était comme un lien de fer. Déjà il se relevait. Il était massif, presque difforme, la tête dans les épaules et les jambes torses. Il avait un pied bot qu’il lançait en avant comme un pilon quand il se déplaçait, et ses mains touchaient ses genoux.

Il regarda une tache brune sur le sol.

— C’est mauvais d’être ici, dit-il. Faut filer, et presto. C’te nuit j’étais trop crevé. Il y aurait eu la guillotine au bout, fallait que je dorme…

La petite était debout. Silencieusement elle se préparait. Soudain l’homme revint sur elle.

— On part. Alors vaut mieux s’entendre, puisqu’on est ensemble. Avec bibi faut pas blaguer, faut être gentille pour qu’y soye gentil… Si t’es gentille y sera en sucre… un nanan, quoi… un petit homme comme y en a pas deux… as pas peur… Mais si tu bronches, si tu jases, si tu veux filer… couic…!

Il ouvrit et ferma comme des cisailles ses mains monstrueuses. Il ricana et chargea l’orgue sur son dos.

— On va à la ville, déclara-t-il. C’est la fête. Y a des sous à gagner. Y te faudra une robe neuve… J’ veux que tu sois bien frusquée, moi… Tu verras, j’ t’apprendrai ce qu’y faut faire pour ça… Du reste tu t’en doutes, hein ?…

Ils se mirent en marche sur la route boueuse. Mais le soleil se levait, qui les réchauffa, et comme ils atteignaient la ville, l’homme devint jovial.

— Ce qu’y fait un chouette temps, dit-il à la petite. Allons, rigole !… C’est not’ jour de noces, quoi !… Faut être gai !… On va déjeuner… Eh ben, sacré nom, quoi que tu fais ?…

La petite s’était élancée. Deux gendarmes, à la porte de la ville, stationnaient.

— Arrêtez-le, leur dit-elle très vite, et son bras tendu désignait le boiteux. C’est un assassin ! Il a tué un homme cette nuit. Le corps est dans la carrière, près de la maison abandonnée au bord de la route…

Déjà le boiteux, hurlant de rage, se débattait aux mains des gendarmes. Il était si fort que tous trois roulèrent sur le sol. La petite, légère, s’enfuit dans les faubourgs et s’y perdit, libre.

LA BONNE

Roynel avait marché si vite depuis le Métro qu’il arriva haletant au petit pavillon qu’il habitait à Plaisance. Il se précipita dans son atelier et appela sa femme :

— Louise ! Louise ! Où es-tu ?

— Ici, dans la salle à manger ! Avec Édouard ! Me voilà ! Mon Dieu, qu’y a-t-il ?

— N’aie pas peur ! C’est une bonne nouvelle !

— Une bonne nouvelle ? C’est vrai ?

Une porte s’était ouverte. Une jeune femme d’une trentaine d’années, blonde, mince dans une robe sombre un peu usée, s’était élancée vers Roynel. Un petit garçon de huit ou neuf ans, au visage délicat, aux yeux sérieux, la suivait.

— Oui, une très bonne nouvelle, répéta Roynel. Attends… J’ai couru… J’avais hâte de te dire…

Il jeta son feutre sur la table, épongea son front dégarni aux tempes et, désignant, au fond de l’atelier, un grand tableau :

— On va m’acheter ça !…

— Ta Fête de nuit ?

— Oui. Je vais t’expliquer : Tu sais que j’ai deux petites toiles à la galerie Parsaut, et tu sais le mal que je me suis donné pour qu’on les accepte. Alors j’y suis passé ce tantôt pour voir si elles n’étaient pas trop mal placées. Justement Parsaut était là, en conversation avec un monsieur à qui il dit, en me voyant : « Précisément, voici l’artiste lui-même. » Il me présente et l’autre me dit : « Je demandais votre adresse pour aller vous voir. J’aime beaucoup votre peinture. C’est mon genre. Si seulement un de vos tableaux était grand je l’achèterais tout de suite. C’est pour un panneau de mon salon. Avez-vous un grand tableau dans le genre des deux petits ? Ça serait une affaire faite. » J’étais ahuri, tu penses. Mais enfin je prends rendez-vous ici avec lui pour demain matin, dix heures. Il s’en va et Parsaut me dit : « C’est un homme qui est très riche et pas depuis longtemps. Il n’est pas rat, mais il sait compter. Alors, attention ! Faites un peu de mise en scène ; n’ayez pas l’air de pleurer misère, imposez-vous et vous pourrez lui demander un gros prix — gros pour vous, bien entendu, — deux mille cinq ou trois mille… »

— Deux mille cinq cents francs !… répéta Louise saisie.

— Oh ! trois mille. Pourquoi pas ? Ce n’est pas parce qu’on est un artiste qu’il est nécessaire de toujours rester dans la misère… Je veux profiter de l’aubaine. Et il me fera d’autres achats, j’en suis sûr. Nous serons enfin un peu tranquilles ; je pourrai faire mon œuvre sans ces soucis… C’est la chance qui vient…

— C’est bien juste. Tu as tellement travaillé !… Tu as tant de talent !…

Elle levait vers lui des yeux pleins d’un amour et d’une admiration que dix années de gêne et d’insuccès n’avaient que fortifiés.

— Oui, répéta-t-il, c’est la chance… Il est temps, n’est-ce pas, ma pauvre Louise ?… Tu devais commencer à croire que je n’étais bon à rien qu’à profiter de ton dévouement et de ton courage…

Elle le fit taire en l’embrassant, puis elle embrassa son fils qui avait écouté, sage et sérieux.

— Dépêchons-nous ! cria-t-elle. Dînons vite ! Et après, au travail ! Parsaut a raison : il faut un peu de mise en scène. On débarrassera l’atelier de tout ce qui a l’air pauvre. On y descendra le fauteuil de la chambre ; je mettrai des tulipes dans les vases de cuivre ; je rangerai bien… Oh ! sois tranquille : rien de trop apprêté. Ce monsieur te trouvera en vareuse, à ton chevalet, l’attendant tout en travaillant…

— Je n’ai rien en train, murmura-t-il. J’étais si découragé ces derniers temps !

— Prends Édouard. Tu as ce portrait commencé, tu sais bien, les cheveux sur le front, le cou nu… Et comme cela il participera aussi…

— Parfait ! L’atelier est beau, il n’a pas besoin d’être encombré de meubles. Ce bonhomme ne saura pas si je gagne ou non de l’argent… J’espère qu’un créancier n’arrivera pas…

Il s’interrompit :

— Mon Dieu, qui ouvrira la porte ?

Elle le regarda, atterrée par cette difficulté imprévue.

— Oui, qui ouvrira, répéta-t-il, puisque nous n’avons même plus de femme de ménage ? Je ne peux pas envoyer Édouard comme un petit groom et je ne peux pas moi-même…

— Non, non, murmura sa femme, il faudrait quelqu’un…

Elle réfléchissait, son visage s’éclaircit :

— Ne crains rien, je m’arrangerai… je trouverai une personne… Tu verras, ce sera très bien.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Sois sans inquiétude, ce sera très bien.

Il la regarda, hésita, mais n’insista pas.

Le lendemain matin, dans l’atelier rangé, Roynel, en vareuse de velours et lavallière flottante, était à son chevalet, donnant de temps à autre, nerveusement, quelques coups de pinceau. Édouard, sur la table à modèle, posait, charmant et grave.

Il y eut un bruit d’auto dans la rue, puis un coup de sonnette. Roynel tressaillit. Il entendit une voix d’homme, puis la voix de sa femme qui répondait :

— Je vais voir si monsieur peut recevoir.

Il la vit paraître. Elle avait un corsage noir, serré au cou, un tablier blanc, des pantoufles ; ses cheveux, tirés en arrière, changeaient l’expression de son visage sans poudre. Il pâlit, rougit et ne répondit rien quand elle lui annonça le visiteur.

Celui-ci, mis en présence de la Fête de nuit , s’enthousiasma. C’était bien cela. C’était aussi réussi que les petits tableaux qu’il avait admirés la veille et c’était juste de la grandeur qu’il souhaitait. Content, il devint bavard, parla de ses idées, de son installation, de ses projets, avec un laisser aller de brave homme. Il n’avait pas encore demandé le prix du tableau. Tout d’abord, à l’aspect du pavillon mesquin, dans une petite rue pauvre, il avait compté payer bon marché. Maintenant, son sentiment se modifiait, Roynel, qu’une gêne amère rendait froid et distrait, l’impressionnait, comme aussi cet atelier bien tenu, ce bel enfant si sage et la bonne bien stylée qui lui avait ouvert. Il fit le tour de l’atelier, revint devant la toile qu’il convoitait et, reculant pour la voir mieux, s’empêtra dans un escabeau et appuya son bras sur la palette de Roynel qui avait fait un pas pour le retenir.

— Mon Dieu, monsieur, je suis désolé, dit le peintre, voilà que vous vous êtes taché.

— C’est de ma faute, ne vous excusez pas… Ce n’est rien… Peut-être qu’avec un peu d’essence… Si votre bonne…

— En effet, murmura Roynel.

Il alla ouvrir la porte et, d’une voix un peu étranglée, dit à sa femme, qui attendait dans la salle à manger :

— Je… vous prie de venir…

Elle lui lança un regard qui signifiait : « Voyons, pas de bêtises ! », dit tout haut :

— Oui, monsieur.

Et elle vint avec un chiffon propre pour la manche tachée.

Roynel s’était remis à sa toile, qu’il regardait obstinément, mais il dut se retourner. Le visiteur se décidait enfin à lui demander le prix de la Fête de Nuit . Il répondit durement :

— Cinq mille francs !

Il vit Louise, courbée, frottant la manche, tressaillir à l’énormité du chiffre. Il se sentait plein de honte, de colère, d’indignation contre lui-même et contre l’homme qui était là. Il avait envie de lui crier : « Je ne vends plus ! Fichez le camp ! » Mais en même temps il tremblait d’émotion en attendant la réponse : oui ou non.

— C’est plus que ne m’avait dit Parsaut, dit l’autre, mais ça ne fait rien. Ça va !

Sa manche était propre. Il sortit un carnet de chèques et un stylographe.

L’enfant se dressa sur la table à modèle. Confusément d’abord, puis nettement, il avait compris. Pâle, suffoquant, il cria :

— C’est pas vrai ! c’est pas une bonne ! c’est maman !

INITIATION

C’était pour ce soir-là. Dans l’auto qui roulait vers la rive gauche, la petite M me Delivry — vingt-quatre ans, veuve, blonde, élégante et candide — était blottie au côté de son amant, Claude Civel, poète de par les solides rentes qui lui permettaient les plaquettes luxueuses.

Elle lui avait pris la main, elle regardait, aux lueurs fugitives des réverbères, étinceler son monocle hautain. Elle était surexcitée ; elle avait délicieusement peur. Elle aurait bien voulu être un peu encouragée, mais lui se taisait, pâle et beau, distant et s’efforçant d’être énigmatique, laissant errer sur sa lèvre rasée son habituel sourire pervers, car la perversité, c’était sa spécialité.

Place Saint-Sulpice, l’auto s’arrêta. Ils descendirent et gagnèrent à pied, dans une petite rue morte, une vieille maison d’aspect conventuel.

— Ma demeure, dit Claude Civel, d’une voix amortie. Ma vraie demeure. Là-bas, à l’Étoile, j’habite pour la convention mondaine ; c’est la façade, le luxe de mon rang, dont ici je m’évade en le rêve, l’au-delà, le mystère, en ce qu’on nomme le vice, — pourquoi ne pas dire ce mot ? puisque vous êtes de celles qui comprennent, puisque vous allez être notre sœur de folie… et de sagesse…

Elle l’écoutait, ravie. Il ouvrit une porte au rez-de-chaussée. A sa suite elle entra, très impressionnée, dans une antichambre tendue de portières lourdes, à peine éclairée par une veilleuse verte.

— Posez vos fourrures, murmura-t-il. Non, gardez votre voile, qu’on ne puisse voir vos traits…

Il la fit passer dans une grande pièce carrée. La lumière rougeâtre d’une lampe de cuivre ciselé, suspendue au plafond, tombait, diffuse, sur des tentures pourpres et des divans bas. Les pieds s’enfonçaient dans un tapis profond. Une odeur pénétrante, dans une chaleur lourde, suffoqua la jeune femme : encens, éther, et une autre odeur, un peu âcre et vireuse, qu’elle ne connaissait pas. Elle entrevit, dans la pénombre, sur un des divans, deux femmes à demi enlacées qui semblaient dormir, les yeux grands ouverts ; dans un angle, un adolescent chevelu et simiesque, tout recroquevillé, reniflait le contenu d’une fiole pharmaceutique ou peut-être le buvait. Par terre, côte à côte sur de minces matelas, deux hommes étaient étendus. Ils se repassaient une grande pipe qu’ils chargeaient d’une pâte brune et dont ils tiraient de profondes bouffées en l’allumant à une petite lampe ronde posée entre eux.

L’un d’eux, sans que personne d’autre ne bougeât, se leva et vint, un peu vacillant. Il avait d’étranges yeux brumeux, des cheveux rares, ébouriffés sur le front, et une face maigre, d’une blancheur de pierre.

— Une adepte… Elle va fumer, murmura Claude Civel en désignant sa compagne, qui, tremblante, mourait d’envie de s’en aller, mais n’osa pas.

— Et… et vous ? chuchota-t-elle.

— Moi ? — il sourit et tira de sa poche une petite boîte d’argent, — le haschisch, je préfère… C’est plus puissant, plus vibrant, plus visionnaire… Il fit une pause et ajouta : plus dangereux peut-être…

Il prit sur un guéridon une tasse de café, tira de sa boîte une pilule sombre et l’avala.

La jeune femme, sur les indications de l’homme blême, s’était allongée, le plus loin possible des autres assistants, sur un matelas couvert d’une soie peinte. L’homme lui apporta une pipe, la chargea, approcha la lampe.

— Aspirez profondément, chuchota-t-il.

Elle hésita, mais rencontra le regard de son amant, étendu non loin sur des coussins. Elle aspira de toutes ses forces, faillit suffoquer, toussa. On lui prépara une seconde pipe, une troisième. Elle s’allongea davantage sur son matelas, fuma encore, courageusement. Les choses bougèrent, tournèrent un peu, l’adolescent sembla gigoter… Et elle bondit, secouée par un terrible haut-le-cœur, son mouchoir sur la bouche. Elle eut juste le temps de gagner l’antichambre, mais non d’aller plus loin, et y fut malade affreusement.

L’homme blême l’avait suivie et, sans mot dire, la soutenait charitablement de son mieux.

— Je veux m’en aller, je veux m’en aller, balbutia-t-elle, plaintive et furieuse, dès qu’elle put parler.

Claude Civel l’emmena, dominant, expliqua-t-il, son ivresse naissante. Il perdait une soirée d’extase, mais il était trop heureux de lui faire ce sacrifice.

Elle ne l’en remercia pas ; elle lui en voulait un peu, mais il daigna plaisanter sa honte naïve : qu’importait l’incident fâcheux s’il était le seuil des paradis révélés, l’épreuve initiatrice des béatitudes sans mélange ? Il la laissa, calmée, à sa porte.


Le lendemain, encore lasse, elle était chez elle, vers deux heures, quand un monsieur, « venant pour les bonnes œuvres du quartier Saint-Sulpice », se fit annoncer.

Intriguée, elle le reçut. C’était l’homme blême. Au jour, décharné, hagard, pauvrement mis, contenant mal un tremblotement et clignant des yeux comme une bête nocturne, il était lamentable et presque tragique. Il attacha sur elle un regard attentif qui la fit rougir.

— De quoi s’agit-il ? balbutia-t-elle.

Mais il l’interrompit.

— Il ne faut plus venir… Il ne faut plus venir… Oui, je sais, aujourd’hui vous n’en avez pas envie, mais demain il vous persuadera… Vous vous habituerez, vous deviendrez comme nous… comme moi (il releva la tête, se montra mieux : elle frémit), et je ne suis pas au bout, vous savez… on va plus loin… je n’en suis qu’aux premiers vertiges, aux premières angoisses… Il ne faut plus venir… vous êtes trop… (il chercha un mot) trop petite… Hier, je vous voyais… une vraie petite fille malade, et si jolie… Il ne faut plus venir… Il y a autre chose, dans la vie, pour vous…

Sa voix était rauque et douce. Mais la jeune femme ne voulait pas être impressionnée… De quel droit ?… Elle protesta, hautaine :

— Merci pour vos conseils, monsieur. Mais cette autre chose banale, à certaines âmes, ne suffit pas.

Il eut un geste las.

— Je sais, c’est de lui… Quel idiot, mon Dieu !… Vous l’aimez, et il vous amène là-bas, avec nous, et vous ne savez pas ce que nous sommes, nous ; et il vous fait fumer, et il vous fait vomir… Non, ne vous fâchez pas, il faut que je vous dise les choses, pour que vous ne veniez plus. Moi, je suis une épave, une loque, n’importe quoi… ça m’est si égal… Mais moi, c’est vrai… Et lui… eh bien, ce n’est pas vrai… Il me donne ce dont j’ai besoin… la drogue, enfin… et moi, je suis… son complice, si vous voulez… je facilite sa comédie… Oui, sa comédie… Sa perversité, ses vices, c’est de la blague… Il a bien trop peur… Son haschisch, oui, « plus vibrant, plus visionnaire »… ce sont des boulettes de pain teintes en vert… Oh, avec une couleur inoffensive… Ce n’est qu’un pitre, vous savez… seulement un pitre…

Il fit une pause. La jeune femme avait pâli.

— Vous… vous êtes sûr… que vous dites la vérité ? balbutia-t-elle.

Il eut un rire muet. Il reprit :

— C’est, en outre, un mufle. Tout à l’heure, cinquante francs dont j’ai besoin pour payer mon hôtel, il me les a refusés… Non… ne cherchez pas votre bourse… Je ne suis pas encore tout à fait sans honte… Mais, voyez-vous, je savais qu’il me refuserait cet argent… Et il m’était plus facile, après ça, de vous parler. Vous comprenez ?… Mais il ne faut plus venir…

Il s’en allait.

— Je viendrai encore une fois… La jeune femme avait un étrange sourire… Je viendrai vendredi soir.


Et ce vendredi, vers dix heures, venant comme l’autre fois avec Chaude Civel, particulièrement séduisant ce soir-là, elle revit la maison conventuelle et la chambre carrée où palpitait, dans les senteurs oppressantes, la lumière rougeâtre de la lampe ciselée. Seuls étaient présents l’homme livide qui fumait par terre avec modération et l’adolescent simiesque qui, dans son coin de divan, sa fiole sous le nez et sans rien connaître de la vie extérieure, gigotait, possédé par une chimère turbulente.

— Permettez que je m’intoxique, dit avec élégance Claude Civel.

Dans une délicieuse bonbonnière émaillée il choisit la plus grosse pilule et l’avala. Il s’allongea sur les coussins.

— Et vous ? demanda-t-il.

— Plus tard, dit-elle, je suis lasse.

Il sourit. Il prit une guitare et en tira quelques accords dont parut ravi l’avorton chevelu, qui gesticula des pieds.

Un temps passa. L’adolescent coassa quelques vers sans suite. L’homme par terre alluma un parfum.

Tout à coup, Civel se dressa.

— Qu’est-ce que j’ai ?… (Sa voix était effarée.) Il me semble… ma langue est sèche… dans l’estomac… une chaleur…

— C’est le haschisch, dit la jeune femme avec douceur.

— Le haschisch… Comment, le haschisch ?

— Oui. Il est bon, n’est-ce pas ? C’est du tout frais que j’ai mis, au lieu de vos anciennes pilules, dans la bonbonnière que vous avez bien voulu accepter… J’ai même eu beaucoup de peine à me le procurer…

Il ne l’écoutait plus. Il avait bondi, affolé. La toute-puissante peur anéantit en lui tout ce qui n’était pas elle-même.

— J’ai l’aorte malade ! hurla-t-il. C’est pour me tuer… De l’eau ! de l’eau chaude !…

Il se précipita sur la bouilloire du thé, et, cinq minutes après, tout saturé d’eau tiède, dans la cuisine de la maison de rêve et de mystère, penché sur la pierre à évier, pour l’immense agrément de l’homme livide qui l’avait suivi, sans plus d’énigme ni de perversité, il vomissait tant qu’il pouvait.

SES SOUVENIRS

C’était une de leurs premières soirées d’intimité depuis leur récent mariage. Les domestiques éloignés, seuls tous deux, dans le petit salon au luxe si discret et si confortable, ils étaient assis au coin du feu et, pendant que Gilbert fumait une cigarette, Suzanne parlait.

— … Oui, j’ai été une enfant heureuse… complètement heureuse… Je vivais à la campagne, je te l’ai dit, libre, dans le grand domaine de mon père… Pauvre père, comme il m’a aimée, choyée, gâtée ! J’étais son unique enfant, ma mère était morte à ma naissance et il ne vivait que pour moi… Moi seule pouvais lui faire oublier ses travaux. C’était un chercheur, un savant, un esprit d’initiative et de progrès, mais bien trop imaginatif pour s’attacher aux mesquineries de la vie pratique. Il s’est ruiné, et c’est le désespoir de ne pouvoir me donner les richesses qu’il rêvait qui l’a tué… J’avais seize ans alors, et depuis jamais plus je n’ai été heureuse…

Elle fit une pause et se reprit :

— Si, maintenant…

Le sourire mélancolique de son charmant visage s’était changé en un sourire tendre et elle avait tendu la main à son mari.

Gilbert Dargel prit cette main et la baisa passionnément. Six mois auparavant il ne connaissait pas Suzanne, et maintenant elle était toute sa vie. Lorsqu’il l’avait rencontrée chez des amis, elle était veuve depuis trois ans d’un homme qui l’avait laissée sans fortune après l’avoir, disait-on, rendue très malheureuse. Elle était si délicieusement jolie, et d’une grâce si délicate et si réservée, que Gilbert s’était épris d’elle profondément. Il était alors un homme de quarante ans, très riche, d’assez faible santé, lassé de tous les plaisirs et qui s’ennuyait profondément. Auprès de Suzanne, il comprenait maintenant qu’il n’avait auparavant jamais vécu.

— … Oui, reprit-elle, j’étais heureuse… si heureuse… J’étais libre, libre, libre… J’avais des femmes de chambre et une institutrice, bien entendu, mais jamais on ne me contrariait… Mon père ne l’aurait pas souffert… Comme je retrouve mes impressions d’enfance !… Je revois le vieux parc de notre domaine, et ses allées profondes et ses fleurs éclatantes… je respire la fraîcheur de l’eau vive qui alimentait les bassins… Je revois ma chambre, une grande chambre solennelle qu’on avait pour moi rendue si gaie et si douillette… Je me revois moi-même, enfant impétueuse et romanesque, rêvant d’aventures puérilement étranges et magnifiques… Je partais, montée sur un poney noir à longue crinière flottante, que je faisais galoper le long des chemins, afin de distancer le domestique qui devait me suivre, et de continuer seule mes courses vagabondes. Parfois je m’arrêtais dans des maisons amies. Je me souviens d’une vieille dame taciturne dans un manoir à demi en ruine et que je croyais hanté. Elle ne voulait recevoir que moi et m’appelait son rayon de soleil. Elle me faisait goûter avec des confitures à la rose, des amandes et des pistaches… Tu vois que j’étais déjà gourmande… Mais je ne t’ennuie pas avec toutes mes histoires de petite fille ?…

M. Dargel ne répondit pas. Il écoutait et regardait sa femme avec une extase muette. Elle lui sourit et continua :

— Je me souviens aussi d’autres voisins. Un monsieur et une dame d’un certain âge qui connaissaient beaucoup mon père et qui m’accueillaient à bras ouverts. Ils étaient très riches et s’étaient passionnés pour l’élevage. Alors, comme nous avions, paraît-il, dans nos poulaillers une race de volailles très rares et très précieuses, je leur en ai apporté, un beau jour, une douzaine, je crois. Quelle expédition !… Je me vois, arrivant au galop de mon poney et suivie du domestique qui portait sur son cheval une grande caisse à claire-voie où les malheureuses bêtes criaient tant qu’elles pouvaient… On a ouvert, pour me recevoir, la grande grille. Il y avait des griffons de bronze vert de chaque côté et devant le château un vaste bassin carré où nageaient des cygnes blancs et noirs dont l’un avait un collier d’argent…

Elle s’interrompit. Les yeux pensivement fixés sur les flammes du foyer, elle semblait, sans les voir, regarder en elle-même les chères images de son passé d’enfant.

A ses dernières phrases son mari avait tressailli légèrement et il semblait maintenant en proie à l’étonnement.

— … C’est dans ce château, reprit-elle d’un ton enjoué, que j’ai été demandée en mariage pour la première fois… Mais oui ! Je n’avais que quinze ans à peine… Le neveu de nos amis était venu pour quelques jours. C’était un jeune officier de marine et il allait, avant peu, se rembarquer. Il m’avait vue arriver au galop de mon poney… Il m’avait aidée à descendre… mon béret était tombé et j’avais tous mes cheveux dans la figure… Tu vois le tableau… Enfin, nous sommes vite devenus camarades… Et puis, un soir, dans une allée du parc, il m’a tout à coup demandé si je voulais bien me fiancer avec lui afin de nous épouser trois ans plus tard, quand il reviendrait… Il parlait d’une voix basse et tremblante, que j’entends encore, et certainement il était très ému… Mais moi je me suis mise à rire… à rire… Pauvre garçon ! il est mort en Extrême-Orient…

— Comment s’appelait donc le pays où tu habitais ? demanda négligemment Gilbert.

— La Fervière. C’est du côté de Tours, répondit-elle sans réfléchir.

M. Dargel ne montra pas son extrême stupeur. Il s’attendait à ce nom qui confirmait les souvenirs personnels et précis que certains des souvenirs de sa femme avaient éveillés en lui. Sans doute possible, le château aux griffons de bronze et au bassin carré où des cygnes nageaient, c’était le château, vendu depuis des années maintenant, où son oncle et sa tante de Brionne avaient achevé leur vie et où il avait lui-même fait jadis, auprès d’eux, plusieurs séjours qu’il se rappelait fort bien. Mais, chose singulière, il ne se souvenait de rien concernant Suzanne, il ne se souvenait même pas de l’avoir vue ni d’avoir entendu parler d’elle dans ce temps-là…

Mais, cependant…

Un soupçon s’imposa, devint certitude. Il revoyait, lui aussi, le passé, le passé vrai, non déformé ni arrangé. Oui, oui, c’était cela… Il revoyait un déclassé prétentieux et incapable qui campait dans une masure voisine d’une mare et entourée d’un enclos en friche où il faisait des expériences nauséabondes avec des engrais chimériques… C’était cela le savant chercheur, et son domaine, aux bois profonds et aux eaux vives ! Et l’homme s’appelait ?… Oui, Langlois, c’était cela !… Langlois, le nom de jeune fille de Suzanne… Gilbert n’avait jamais eu la plus petite idée d’établir le moindre rapprochement… Mais alors, Suzanne ?… Mon Dieu, était-ce possible ?… C’était cette gamine chétive, insignifiante, dépeignée et presque déguenillée qu’il avait à peine entrevue trois ou quatre fois lorsque, pour vendre des volailles ou des œufs, elle venait au château, montée sur un âne rétif qu’elle bâtonnait tant qu’elle pouvait… Mais le neveu des châtelains, l’officier de marine mort en Extrême-Orient ?… Eh bien, c’était lui-même, sans doute. Comme le reste, elle l’avait transformé, magnifié, inventé pour le décor de sa fantaisie et de sa vanité…

M. Dargel restait pétrifié. Ce qui l’ahurissait, c’était que la gamine déplaisante de jadis fût devenue l’adorable femme qui était là près de lui. Par quel prodige ?…

Mais Suzanne s’inquiéta du silence de son mari. A peine avait-elle prononcé le nom du pays qu’elle l’avait regretté. Elle demanda d’un ton indifférent :

— Est-ce que tu connais ce coin de la Touraine ?

Il hésita… Mais à quoi bon des explications vaines, à quoi bon l’humilier, lui faire de la peine, l’irriter contre lui ?… Le passé qu’elle avait inventé était bien plus conforme que le vrai passé à ce qu’elle avait su faire d’elle-même. Il répondit :

— La Ferdière… Ferlière… comment as-tu dit ?… Non, je ne connais pas du tout.

Et il dissimula un sourire de tendre indulgence en écoutant la jolie voix qui, rassurée, reprenait, avec de nouveaux détails plus flatteurs, le récit des souvenirs magnifiques.

LA PÉNICHE GRISE

La péniche grise descendait le canal, glissant sur l’eau muette où se reflétait le couchant rouge.

Debout à l’arrière, l’homme adossé à l’immense barre, avançait ou reculait pour gouverner. Il était jeune, svelte, large d’épaules. Il tenait une rose entre ses dents, qui brillaient sous la moustache légère. Sa chemise bleue était ouverte sur son cou et ses cheveux noirs bouclaient serré sur son front hâlé.

A l’écluse, les bateaux s’arrêtèrent. L’éclusier, un vieux, colossal et hirsute, manœuvrait les portes. L’homme de la barre, de ses yeux clairs, regardait, sans penser, la rive crayeuse, les chétifs arbustes et la petite maison dont le lierre touffu cachait le délabrement.

Une mince silhouette en sortit.

— Bonsoir, la gosse ! cria l’homme de la barre en manière de blague.

— Bonsoir, répondit une petite voix sérieuse.

Une enfant maigre, dans une robe usée, se tenait toute droite sur la berge, écartant de ses petites mains brunes, pour le mieux regarder, ses cheveux sauvages de ses grands yeux. Lui, debout dans la lumière du soir, riait nonchalamment.

— T’es la fille du nouvel éclusier ? demanda-t-il pour parler.

— Oui, dit-elle, toujours grave.

— Et quel âge que t’as ?

— J’ai quinze ans et demi.

Il y eut un silence.

— Vous reviendrez ? demanda-t-elle, tout à coup, d’une voix basse.

— Oui, j’fais le trafic aller et retour.

— Aie pas peur, tu l’reverras ! Sacré Algérien, toujours des blagues aux jeunesses… Laisse-la donc, c’est une môme !

Un autre marinier, vieux et une pipe aux dents, avait paru à l’escalier de la petite cabine de la péniche, au-dessus des haricots d’Espagne qui y grimpaient. Il rit et replongea dans l’intérieur. La petite s’était rejetée en arrière, toute rouge.

— Ferme ! répondit l’Algérien au vieux. C’est ma promise !

Il rit aussi et reprit sa barre. La péniche se remettait en marche.

— Au revoir ! dit la petite de sa voix menue.

— Au revoir, la gosse ! cria l’Algérien.

Il lui jeta la rose qu’il avait à la bouche, et, le dos à sa barre, alluma une cigarette.

Le petite avait, au vol, attrapé la rose. Elle en respira le parfum fané, mêlé de tabac, et resta là, immobile, à regarder s’effacer dans le crépuscule, la silhouette de l’homme sur la péniche qui s’éloignait, le long de l’eau assombrie, vers l’horizon où monta une lune cramoisie dans les brumes.


Quand il revint, c’était l’hiver. Par un matin neigeux où la plaine et les coteaux étaient éblouissants il la revit près de l’écluse, petite forme élancée dans son manteau noir tout déchiré. Les flocons qui tombaient se prenaient dans ses cheveux.

Elle s’approcha jusqu’au bord de l’eau. L’homme lui parut plus beau encore sous son bonnet de débardeur et dans sa vareuse de grosse laine.

— Bonjour, la gosse ! cria-t-il. On a pensé à moi ?

— Bonjour, dit-elle, toujours sérieuse.

Elle eut un regard de côté vers son père qui, plus loin, manœuvrait les portes, et murmura ardemment :

— Emmenez-moi…

L’Algérien eut un rire qui montra ses dents blanches.

— Que je t’emmène ?

— Oui. Je m’ennuie ici. Il fait froid. C’est sale. Je suis toute seule… Emmenez-moi. Je balaierai et je ferai la soupe. Je sais très bien… Papa est toujours saoul, alors il me bat. Emmenez-moi…

Elle avait une moue d’enfant qui va pleurer, et un désir passionné éclatait dans ses yeux. Et tout à coup, sans raison, elle rougit.

L’homme, confusément, comprit.

— T’es trop petite, railla-t-il. Qu’est-ce que je ferais de toi ? Plus tard !… Je t’emmènerai plus tard…

— C’est vrai ? C’est vrai ? Vous voulez bien ! Vous promettez ! Alors, j’attendrai ! Je vous attendrai…

Le petit visage pâle de froid s’était éclairé, mais une voix rauque appelait en jurant.

— Pensez à moi, murmura-t-elle en rougissant encore.

Il vit qu’en s’éloignant elle lui montrait quelque chose qu’elle avait tiré de son corsage, mais il ne se souvenait pas qu’il lui avait jeté une rose et ne sut pas ce que c’était.

La fois suivante, il répéta en riant sa promesse de l’emmener plus tard. Elle lui donna un cache-nez qu’elle lui avait tricoté et une photographie d’elle, une mauvaise épreuve de foire qu’elle avait fait faire en cachette.

Trois fois encore elle le revit ainsi. Quand approchait le temps du retour de la péniche grise, elle passait des jours à attendre au bord du canal, avec l’espoir qu’il la trouverait enfin assez grande…

Par un matin de juin, après une averse tiède qui tendait sur l’horizon son filet brouillé, elle reconnut, dans un rayon de soleil soudain, la péniche. Mais il n’était pas à la barre, où le vieux marinier avait pris sa place.

— Où est-il ? cria la petite, bouleversée.

— Y va venir !

Le vieux eut un drôle de rire.

— Hé ! l’Algérien ! appela-t-il, monte un peu ! Une dame te demande !

L’Algérien parut. La petite, en le voyant, rougit de joie. Elle lui parut moins maigre et plus grande, et pour la première fois il s’aperçut qu’elle devenait jolie.

— Bonjour, dit-elle, comme d’habitude, de sa voix d’enfant. Est-ce cette fois-ci que vous m’emmenez ?

Il jeta un regard vers la cabine.

— Tais-toi donc, grogna-t-il. C’est des blagues tout ça !

Elle eut un sursaut d’étonnement. Au même moment, une femme, une grosse fille blonde, avec ses cheveux dans le cou et un peignoir mal attaché laissant voir un coin de poitrine blanche, monta de la cabine. Elle regarda la petite.

— Mince ! railla-t-elle d’une voix canaille, pigez-moi c’t’amoureuse ! Emmenez-moi… Non, mais des fois !… Faudra repasser, la môme, j’suis là !…

Elle prit l’Algérien par le cou et s’écrasa contre lui. Il semblait gêné, mais le vieux éclata de rire.

La petite, blême, immobile, regardait. Elle ne répondit rien aux grossièretés que lui criait la fille. Elle vit la péniche s’éloigner et reporta ses yeux vers l’eau profonde qui était à ses pieds. Mais tout à coup, avec un frisson de terreur, elle se rejeta en arrière et se sauva vers la maison en sanglotant.

Pendant une année l’Algérien ne revint pas. Il avait eu des malheurs. Il avait fait de la prison, s’étant, pour la fille blonde, battu à coups de couteau dans un cabaret de Marseille. Il avait été quitté, repris, et puis définitivement quitté après un guet-apens, où elle l’avait fait tuer à moitié par trois débardeurs.

Guéri, il avait repensé à la petite de l’écluse. Il s’était dit qu’elle devait maintenant être une femme, qu’elle était jolie la dernière fois où il l’avait vue, et qu’elle serait dévouée, fidèle et commode, puisqu’elle l’aimait tant.

Il revint sur sa péniche dans un grand soleil d’après-midi. Il était rasé de frais et pommadé ; il avait mis un complet quadrillé, une chemise empesée, un faux col et une cravate à fleurs avec une épingle bleue.

La péniche, à l’écluse, s’arrêta comme d’habitude. L’éclusier était toujours là, mais la petite ne se montrait pas.

L’Algérien, surpris, gagna l’avant du bateau.

— Hé ! vieux ! cria-t-il au colosse hirsute qui manœuvrait ses portes, ous’qu’elle est ta fille ? J’ai une commission pour elle !

Le vieux leva sa face noyée de poils gris. Un vague étonnement passa dans ses yeux hébétés.

— C’est donc pas avec toi qu’elle a fichu le camp ? dit-il seulement, sans interrompre sa manœuvre.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

Par-dessus le mur
Monsieur Cruchette
Sans-Souci
Une Conquête
Dans l’ombre
Persécution
Tuffin
La Belle à la Rose
Le Vieux du chantier
Des Aveux
Le Danger inconnu
Surprise
Un Enlèvement
Un Soir d’oubli
Pauline
Le Sauveteur
L’Aventure de M. Lassoy
Une Lettre
Une Bonne Fortune
Martelan
La Succession
Monsieur Trossepotte
Le père May
Comme ils atteignaient la ville
La Bonne
Initiation
Ses Souvenirs
La Péniche grise
Table des matières

Paris. — L. Maretheux , imp., 1, rue Cassette. — 9999

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