Title : Les confessions d'un converti
Author : Robert-Hugh Benson
Translator : Teodor de Wyzewa
Release date : December 5, 2024 [eBook #74842]
Language : French
Original publication : Paris: Perrin et Cie
Credits : Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)
M GR ROBERT-HUGH BENSON
Traduites de l’Anglais avec l’autorisation de l’Auteur
PAR
TEODOR DE WYZEWA
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET C
ie
, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35,
QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS
, 35
1914
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
DU MÊME AUTEUR
Le Maître de la Terre , roman traduit de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa , 20 e édition. Un volume in-16 |
3
fr.
50
|
La Lumière invisible , scènes et récits de la vie mystique, traduits de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa , 4 e édition. Un volume in-16 |
3
fr.
50
|
La Vocation de Franck Guiseley , roman traduit de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par T. de Wyzewa . Un volume in-16 |
3
fr.
50
|
Le Christ dans l’Église , traduit de l’anglais, avec l’autorisation de l’auteur, par l’abbé F. Thellier et Paul Deron , 2 e édition. Un volume in-16 |
3
fr.
50
|
IL A ÉTÉ IMPRIMÉ
:
dix exemplaires numérotés sur papier
de Hollande Van Gelder.
Copyright by Perrin et C ie , 1914
Robert Hugh Benson.
AU R. P. REGINALD BUCKLER, O. P.,
dont la main paternelle a bien voulu ouvrir pour moi
les portes de la Cité de Dieu.
Le petit livre qu’on va lire a été publié d’abord, sous la forme d’une série d’articles, dans une revue américaine, l’ Ave Maria , au cours des années 1906 et 1907. C’est avec l’aimable autorisation du directeur de cette revue, le Père Hudson, que je le réimprime aujourd’hui, un peu corrigé et pourvu d’un petit nombre d’additions.
Depuis le temps de l’apparition de mon récit dans l’ Ave Maria , maintes personnes m’ont engagé à recueillir en volume cette série d’articles : mais j’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. J’ai hésité, en partie, parce que je me suis demandé si un ouvrage comme celui-là avait chance de rendre vraiment service à qui que ce fût, et en partie parce que je me proposais d’étendre et de développer considérablement ma relation primitive, et puis d’y joindre encore une peinture de mon évolution intérieure après ma conversion. A ce dernier projet, cependant, j’ai vite dû renoncer, en raison de la difficulté extrême que je découvrais à établir une comparaison définie entre mes anciennes impressions d’anglican, qui s’effaçaient très rapidement de ma mémoire, et l’effet de plus en plus profond que produisaient en moi mes croyances catholiques. Le cardinal Newman a assimilé quelque part les impressions d’un anglican converti à celles d’un personnage d’un conte de fées qui, après avoir vécu durant toute la nuit dans une ville enchantée, se retourne, au lever du soleil, pour jeter un regard sur la ville, et qui a la grande surprise de constater que celle-ci a disparu : les monuments qu’il avait admirés pendant la nuit se sont évanouis, comme un brouillard sous la lumière de l’aube nouvelle. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Je me sens désormais absolument incapable de comparer les deux systèmes de croyances, ainsi que j’étais en état de le faire durant les premiers mois de ma conversion : car il se trouve que la croyance que j’ai quittée ne m’apparaît plus du tout un système cohérent, une ville habitable avec les monuments et les maisons qu’il m’avait semblé y connaître naguère. Il me reste, naturellement, dans l’esprit toute sorte d’images, de souvenirs, et d’émotions, se rattachant à mon séjour dans l’anglicanisme, et quelques-unes de ces images sont même parmi les plus sacrées et les plus chères de mon cœur, et toujours encore je me sens heureux de compter au nombre de mes amis maintes personnes qui continuent à trouver dans l’anglicanisme la liaison et la vie d’un véritable système religieux ; mais, quant à moi, je ne puis plus voir en lui autre chose que des fragments détachés de leur centre primitif, et employés après coup à la construction d’un édifice purement humain, sans fondement stable.
Cette impression nouvelle ne s’accompagne d’ailleurs chez moi — autant que je puis en avoir conscience — d’aucune amertume. Tout au plus m’arrive-t-il parfois d’éprouver un mouvement d’impatience à la pensée d’avoir été retenu si longtemps par des ombres, empêché par elles d’entrer en possession de la substance divine. Mais toute comparaison équitable des deux systèmes m’est dorénavant complètement impossible : comment songer à établir une comparaison entre un rêve et une réalité ? Si bien que force m’a été de renoncer à tout espoir de joindre à la peinture, de plus en plus confuse en moi, de ma période d’anglicanisme l’histoire de mes aventures bien autrement actives et vivantes sous le plein soleil de la Vérité Éternelle. Et puisque nombre d’amis m’ont conseillé de publier le récit de la longue suite d’épreuves qui ont constitué pour moi le passage de l’ancien demi-jour à la présente lumière, c’est donc ce récit que l’on va lire, tel à peu près que je l’ai écrit naguère pour les lecteurs de l’ Ave Maria . J’ai profondément conscience de tout ce qu’il y a de choquant dans l’« égotisme » ininterrompu de pages comme celles-là ; mais comment échapper à cet inconvénient, dès que l’on tente de mettre au service d’autrui les résultats de sa propre expérience ?
Robert-Hugh Benson.
Édimbourg, novembre 1912.
LES CONFESSIONS D’UN CONVERTI
Lorsqu’un voyageur se trouve enfin parvenu sur un haut plateau, il lui est très difficile de se rendre compte bien exactement de la route qu’il a suivie pour y parvenir : cette route tourne, s’élève, retombe, s’élargit et se rétrécit, de telle manière que le souvenir qui en reste au voyageur lui apparaît étrangement confus. Sans compter que les explications qui lui sont criées d’en bas, aussi bien par les amis que par des étrangers, ne sont guère faites, non plus, pour suppléer à l’insuffisance de sa propre mémoire.
L’on m’a dit que j’étais devenu catholique parce que je me laissais abattre sous l’échec, et parce que je me laissais exalter sous le succès ; parce que j’étais trop rempli d’imagination, et parce que je manquais du sens de l’observation ; parce que je n’avais pas assez de confiance dans les choses, et parce que j’en avais trop ; parce que j’étais trop ardent à espérer, et trop prompt au désespoir ; parce que j’étais orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont même dit, en présence de mes livres, que je n’avais jamais vraiment compris l’Église d’Angleterre.
Et, naturellement, cela n’est pas impossible ; mais, en tout cas, cette inintelligence ne résulte pas du manque d’information. Le fait est que, ainsi qu’on va le voir, j’ai été élevé pendant vingt-cinq ans dans une famille ecclésiastique anglicane ; moi-même j’ai été, pendant neuf ans, pasteur anglican ; dans des paroisses de ville et de campagne, ainsi que dans une congrégation religieuse. Mon père, en sa qualité d’archevêque de Cantorbéry, se trouvait être le chef spirituel de toute la communion anglicane ; ma mère, mes frères et mon unique sœur continuent aujourd’hui encore à faire partie de cette communion, tout de même qu’un grand nombre de mes amis. J’ai été préparé aux ordres sacrés par le théologien anglican le plus en vue de son temps ; et cette préparation a fini par faire de moi, durant de longues années, un membre passionnément convaincu de la Haute Église.
J’ajouterai que, maintenant que j’ai pris la plume pour raconter mon évolution religieuse passée, je m’aperçois que jamais encore jusqu’ici je n’ai sérieusement tâché à reconstituer le détail de cette évolution ; de telle sorte que ma tentative m’apparaît bien imprudente et bien dangereuse. Car c’est chose extrêmement facile de se tromper soi-même ; et c’est chose extrêmement difficile de ne pas se complaire à voir seulement ce que l’on désire voir ; et puis, surtout, j’ai peur que mes propres aveux ne réussissent pas à être convaincants pour d’autres personnes. Nul moyen, en effet, de définir en quoi a consisté la direction de l’Esprit de Dieu, ou de diagnostiquer les opérations de cet Esprit dans les chambres secrètes de l’âme…
Tout au plus est-il possible de décrire à peu près fidèlement l’apparence extérieure des diverses régions à travers lesquelles notre âme a passé, et puis aussi d’offrir une peinture sommaire des principaux incidents de la route, réflexions intérieures ou paroles venues du dehors. La foi religieuse, au fond, est un travail divin accompli dans les ténèbres, même quand ce travail nous semble incarné dans des arguments intellectuels et des faits historiques : car il faut se rappeler que deux âmes également sincères et intelligentes peuvent rencontrer les mêmes manifestations extérieures, et en tirer des conclusions absolument opposées. L’essence véritable de notre vie intérieure réside quelque part où nulle exploration psychologique ne saurait atteindre.
Je vais d’abord essayer de décrire le mieux possible ma première éducation religieuse, et la situation intime qui en est résultée pour moi.
J’ai été élevé dans les sentiments et les idées de l’anglicanisme modéré, et, naturellement, j’ai d’abord accepté celui-ci comme le mode le plus représentatif, comme le plus légitime aussi, de toute la communion protestante. J’ai appris, — autant du moins que je pouvais les comprendre, — les dogmes établis naguère par les théologiens anglais du dix-septième siècle ; j’ai été instruit à être suffisamment respectueux de l’autorité établie, affranchi de tout excès d’enthousiasme, méprisant et hostile à l’égard de Rome. J’ai été instruit encore à croire dans la Présence réelle sans vouloir tenter de la définir ; à apprécier la solennité et la beauté du culte sans lui attribuer une portée absolue. Enfin mes premiers maîtres m’ont fait étudier d’abord toute la Bible en général, et c’est seulement ensuite que j’ai abordé l’étude du Nouveau Testament. J’ai d’ailleurs l’impression, — si je puis parler ainsi sans paraître impertinent, — que mon éducation religieuse a été des plus sages. Je m’intéressais à la religion ; je suivais les cérémonies du culte dans des cathédrales et des églises magnifiques, avec permission de m’en aller avant le sermon ; j’étais nourri des allégories de Wilberforce, ainsi que des histoires des premiers martyrs chrétiens ; et les vertus qui m’étaient recommandées comme les plus admirables étaient les précieuses vertus de la véracité, du courage, de l’honneur, de l’obéissance, et du respect. Je ne crois pas que mon éducation m’ait amené à aimer Dieu consciemment ; mais du moins je n’ai jamais éprouvé cette terreur devant toute manifestation de la force divine, ou encore devant les menaces de l’enfer, qui souvent s’impose pour toujours à des âmes formées sous la discipline protestante. Autant qu’il me souvient, j’acceptais Dieu, assez froidement, comme un Père d’une présence et d’une autorité universelles. Quant à la personne de Notre-Seigneur, celle-là m’apparaissait beaucoup plus d’après les Évangiles que d’après ma propre expérience spirituelle. Je pensais à elle au passé ou au futur, rarement au présent.
L’influence de mon père sur moi a toujours été si grande que je tâcherais vainement à vouloir la définir. Je n’ai pas l’idée que mon père m’ait jamais bien compris : mais sa personnalité était si dominante et si pénétrante que ce manque de compréhension de sa part, à mon endroit, n’a guère amené de différence dans l’ensemble de son action sur moi. Le fait est qu’il a formé et façonné mes vues en matière religieuse de telle sorte que, aussi longtemps qu’il a vécu, concevoir des opinions autres que les siennes m’aurait produit l’effet d’un blasphème. Il y avait bien dès lors, dans son système de croyances, certains points qui m’embarrassaient, et qui continuent à m’embarrasser aujourd’hui encore : mais ces points ne me causaient pas plus de doutes touchant l’excellence et la vérité de la foi de mon père que les difficultés intellectuelles que m’offre à présent la Révélation divine ne me causent de doutes concernant son autorité.
Mon père était, au total, un représentant presque parfait de la Haute Église d’autrefois. Il avait un amour profond de la dignité et de la splendeur du culte divin, un grand sentiment de l’autorité de l’Église, et une orthodoxie inébranlable à l’égard des fondements généraux de la foi chrétienne. Et cependant il avait beau répéter, avec beaucoup de sérieux sous son ton de plaisanterie, qu’il aurait dû avoir été un chanoine dans une cathédrale française ; il avait beau réciter scrupuleusement, chaque jour, les prières du matin et du soir imposées par l’Église anglicane ; il avait beau aimer infiniment l’histoire de l’Église et la connaître à fond, tout de même que l’histoire des liturgies chrétiennes et les écrits des Pères : tout cela ne l’empêchait point, suivant ce qui me semblait dès ce moment, de manquer sur certains points particuliers à l’application de ses principes. Par exemple, il n’y a point de coutume plus fortement enracinée dans l’antiquité, ni enjointe plus explicitement dans le Livre de Prières anglais, que celle du jeûne du vendredi ; il n’y a guère de discipline ecclésiastique plus primitive que celle qui interdit le mariage d’un homme qui a déjà reçu les ordres majeurs ; et il n’y a rien de plus clair, — me disais-je à ce moment, — parmi les questions disputées touchant le mariage, que le principe suivant lequel la rupture du lien matrimonial en faveur de l’un des conjoints, avec permission pour lui de se remarier, a simultanément pour effet de relever du même lien l’autre conjoint. Or, je me trouve encore tout à fait hors d’état de comprendre, — surtout en me rappelant l’amour enthousiaste de mon père pour ce que j’appellerais la coutume chrétienne, — de quelle façon cet homme plein de bon sens et de foi justifiait son attitude à l’égard des trois points susdits ; car je ne me souviens pas que jamais il se soit abstenu de viande un vendredi, ni aucun autre jour, — tout en ne se faisant pas faute de se mortifier, je le sais, par maintes autres pratiques ; — pareillement, je ne l’ai jamais entendu soulever la moindre objection théorique en présence de mariages contractés par des prêtres ou évêques anglicans ; et enfin je me rappelle que toujours, lorsqu’un divorce avait été prononcé par la loi civile, mon père était d’avis que le conjoint « coupable » n’avait pas le droit d’obtenir de l’Église la bénédiction d’un second mariage, tandis que l’autre conjoint en avait le droit.
De même je n’ai jamais pu comprendre, depuis le début, de quelle manière mon père interprétait ces paroles de son Credo : « Je crois en la Sainte Église catholique. » Je me souviens qu’il retranchait de l’unité extérieure de cette Église les confessions chrétiennes qui n’admettaient pas la succession épiscopale ; d’autre part, comme j’aurai à le raconter bientôt avec plus de détail, il hésitait sur la question de savoir si l’Église de Rome se trouvait ou non déchue de sa place dans le corps du Christ ; tandis que, par ailleurs encore, il témoignait de la plus grande sympathie pour certains groupes de chrétiens orientaux dont les dogmes avaient été explicitement condamnés par des conciles que lui-même, mon père, reconnaissait avoir été pleinement œcuméniques.
De même encore je n’ai jamais bien compris son attitude à l’égard de doctrines telles que celle du sacrement de pénitence. En théorie, il maintenait fermement que Jésus-Christ avait donné autorité à ses ministres d’absoudre et de remettre les péchés des fidèles repentants ; et lui-même, en pratique, durant une certaine crise de ma vie, m’a recommandé de me confesser à un « discret et savant » pasteur de sa connaissance ; et cependant, autant que je sache, jamais il n’insistait sur l’utilité de la confession en général, et jamais lui-même ne recourait à la confession. Il croyait pleinement au pouvoir des clefs transmises par Jésus à Pierre : mais en même temps il semblait estimer que ce moyen d’être soulagé ne devait être employé que si nul autre moyen ne réussissait à procurer la paix de l’âme. En un mot, il semblait admettre que l’autorité conférée, dans des conditions extraordinairement solennelles, par le Christ à ses apôtres n’était aucunement nécessaire pour le pardon du péché mortel commis après le baptême.
Après cela, je suis tout à fait sûr que mon père ne se croyait pas du tout inconséquent, et avait des principes qui réconciliaient, à ses propres yeux, ces apparentes contradictions. Mais ce qu’étaient ces principes, jamais je n’ai pu le savoir. Car encore que rien ne lui fût aussi agréable que d’être consulté par ses enfants sur des matières religieuses, en fait mon vénéré père n’était pas très accessible à des natures timides. Pour ma part, j’avais toujours un peu peur de lui paraître ignorant, et plus peur encore de le choquer. Pas une seule fois, dans une difficulté véritable, je n’ai manqué à le trouver infiniment tendre et attentif, mais son intense personnalité et l’ardeur presque farouche de sa foi me donnaient toujours l’illusion qu’il jugerait irrespectueux chez moi, et indigne d’un fils, de ne pas acquiescer sur-le-champ à tous ses jugements ; d’où résultait que, souvent, je me résignais à ignorer ce que pouvaient être ces jugements eux-mêmes.
Mais en tout cas la religion, dans notre maison, se trouvait toujours colorée et vivifiée par la puissante individualité de mon père. Je me rappelle, maintenant encore, le sentiment de plénitude et de sécurité qui en dérivait. Les offices du matin et du soir, d’abord dans la petite chapelle de Lincoln, où mon père était chancelier depuis ma naissance jusqu’à ma cinquième année, puis dans son merveilleux oratoire privé de Truro, où il fut évêque jusqu’après ma treizième année, et enfin dans les belles chapelles archiépiscopales de Lambeth et d’Addington, après son élévation au siège de Cantorbéry ; ces offices, dont les moindres détails avaient été soigneusement réglés par mon père lui-même, se trouvaient observés avec une rigueur et une révérence liturgiques incomparables, et conservent encore dans mon cœur un étrange parfum qui jamais, sans doute, ne s’en effacera.
D’autres voies par lesquelles s’est imposée à moi l’influence religieuse de mon père étaient les suivantes :
Le dimanche après-midi, à la campagne, nous nous promenions avec lui, lentement et posément, pendant environ une heure et demie, et au cours de ces promenades l’un de nous, ou parfois mon père, lisait tout haut des passages d’un livre religieux. Ces livres, en vérité, ne me semblent pas avoir été très bien choisis pour l’instruction spirituelle de jeunes garçons. Souvent, par exemple, mon père nous faisait lire les poèmes de George Herbert [1] ; et ces méditations d’un ordre tout spécial, subtiles et pédantesques, me procuraient par instants un frisson soudain de plaisir, mais bien plus communément encore elles me causaient une espèce d’impatience mêlée de mauvaise humeur. Ou bien l’ouvrage que nous lisions était une interminable vie de saint, ou bien un volume d’histoire de l’Église, ou encore un certain livre du doyen Stanley sur la Terre Sainte. Une fois seulement je me rappelle avec un véritable plaisir de quelle façon mon père m’a fasciné pendant une demi-heure, en nous lisant tout haut, pendant que nous marchions, le récit du martyre de sainte Perpétue. Cela se passait dans mon enfance, vers 1880 ; et je me rappelle aussi le sentiment de respect un peu effrayé avec lequel je ne tardai pas à découvrir que notre père nous traduisait tout haut et d’improviste, dans une langue anglaise irréprochable, le texte latin des Acta Martyrum .
[1] Poète anglais du dix-septième siècle.
A l’issue de ces promenades du dimanche, et quelquefois aussi les jours de semaine après le déjeuner du matin, nous nous rendions dans le cabinet de mon père, pour lire avec lui la Bible ou le Nouveau Testament. Il m’est difficile de décrire ces leçons. La plupart du temps, mon père se livrait à un commentaire continu et très brillant, mais souvent bien au-dessus de ma capacité de comprendre. Par intervalles, il s’arrêtait pour nous poser des questions, et témoignait d’un grand plaisir lorsque nous avions répondu proprement ; de même encore il était ravi lorsque nous lui posions à notre tour des questions raisonnables ; mais au contraire son visage exprimait un désappointement très pénible pour nous lorsque nous lui paraissions inattentifs, ou bien inintelligents. Tout cela était infiniment stimulant pour l’esprit, non point d’ailleurs sans lui être aussi quelque peu fatigant : mais je crois bien aujourd’hui que le défaut principal de ces leçons consistait dans la prédominance du raisonnement sur l’émotion et sur tout l’élément « spirituel ». Le fait est que je n’ai pas souvenir que ces leçons nous aient rendu plus facile d’aimer Dieu. Elles étaient souvent intéressantes, et quelquefois même absorbantes ; mais, avec toute ma révérence pour la mémoire de mon père, je ne puis pas dire qu’elles aient développé en moi le côté « divin » de la religion. Pour mon père lui-même, avec la grande spiritualité qu’il avait en soi, naturellement, il suffisait que son âme trouvât une activité agréable dans la sphère didactique et intellectuelle ; mais, pour moi, il résultait de là une tendance fâcheuse à penser que l’intellectualisme constituait le fond même de la religion.
En ce qui regarde l’éducation morale, pareillement, l’attitude de mon père n’était point sans m’embarrasser quelque peu. Il avait un très grand sentiment du devoir d’obéissance ; et j’ai l’idée que ce sentiment, poussé à l’excès dans sa froide rigueur, tendait à obscurcir en un certain degré, à mes propres yeux, les différentes valeurs morales du péché effectif. Il y avait bien deux ou trois péchés qui m’apparaissaient comme les formes suprêmes du mal : des péchés tels que le mensonge, le vol, et la cruauté. Mais au delà de ces actions éminemment mauvaises, presque tous les autres péchés me faisaient l’effet de s’équivaloir. Grimper par-dessus les fils de fer qui bordaient la grande allée, à Truro, en mettant mes pieds ailleurs que dans les endroits où lesdits fils de fer traversaient les poteaux de bois, — mon père m’ayant ordonné de faire toujours ainsi pour éviter de forcer ou de briser les fils, — cela me semblait absolument aussi coupable que de m’irriter, de bouder, ou même de commettre des actes de véritable bassesse. De telle sorte que mon appréciation de la moralité des actions humaines se trouvait quelque peu brouillée, ou même étouffée, par la faute de cette éducation trop dominée par le principe de l’obéissance : l’oubli d’un ordre, ou le moindre retard à l’accomplir, nous étant reprochés par notre père avec autant de sévérité que s’il se fût agi d’une faute morale délibérée. Plus tard, pendant mon séjour à Eton, je fus un jour accusé de cruauté grave à l’égard d’un autre élève, et peu s’en fallut que je fusse fouetté à cette occasion. Or, il se trouvait que j’étais innocent, et, de fait, une très longue et minutieuse enquête de mes maîtres finit par aboutir à ma pleine justification : mais en attendant, lorsque la nouvelle de l’accusation parvint à mon père, pendant que j’étais chez lui pour les vacances, je me sentis presque paralysé d’esprit par la terrible atmosphère de l’indignation paternelle, si bien que je ne pus même pas essayer de me défendre, si ce n’est par des larmes et par un désespoir silencieux. Et cependant, en même temps, j’avais conscience d’un vague soulagement, résultant pour moi de la certitude que, si même j’avais été coupable, mon père ne m’aurait pas montré plus de colère qu’il avait coutume de m’en montrer, par exemple, quand je lançais des pierres sur les poissons dorés de la pièce d’eau, ou bien quand je jouais avec mes doigts durant les prières.
Telle a été, très brièvement résumée, l’influence de mon père sur ma vie religieuse. Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il m’ait rendu facile d’aimer Dieu ; mais incontestablement il a établi dans mon esprit la notion à jamais indéracinable d’un gouvernement moral de l’univers, d’une puissance sans limites située derrière les phénomènes, et de l’austère et solennelle dignité avec laquelle cette puissance morale se déployait. Mon père lui-même était, avec cela, infiniment tendre de cœur et affectueux, désireux de mon bien avec une véritable passion, et puis aussi, au fond, — mais malheureusement à mon insu, — pénétré d’un touchant désir d’obtenir mon amour et ma confiance : mais sa sollicitude même à mon endroit obscurcissait en partie la flamme de sa tendresse, ou plutôt me forçait à ressentir la chaleur de celle-ci beaucoup plus que sa lumière. J’ajouterai qu’il me dominait complètement par la grande force de caractère qui était en lui, et que sa mort a produit sur moi une impression toute pareille à celle que me définissait un autre homme, en me disant que, à la mort de son père, il lui avait semblé que le toit du monde venait soudain d’être enlevé.
Dans l’école privée de Clevedon, où je fus d’abord placé, nous avions des offices religieux d’un ordre plus « ritualiste » que ceux auxquels j’avais été habitué chez mon père. L’école possédait une chapelle sombre et d’atmosphère mystique ; les pasteurs revêtaient des étoles de couleur, et maints offices se faisaient en chant grégorien. Mais je n’ai pas le moindre souvenir d’avoir éprouvé une impression de surprise en constatant la différence de l’enseignement religieux donné dans cette école avec celui que l’on m’avait appris à la maison ; simplement, je me sentais un peu intéressé et alarmé tout ensemble devant les menues différences du rituel ; et je me rappelle que l’espèce de plain-chant que nous étions forcés d’employer ne laissait pas de me produire un effet déprimant.
A l’école d’Eton, ensuite, je me retrouvai tout à fait dans l’atmosphère religieuse qui m’était familière, avec une grande solennité extérieure, de beaux chants anglais, et une extrême imprécision de dogme. Selon toute apparence, c’était là que j’aurais dû recevoir une profonde impression religieuse. Mais, en fait, je n’en reçus aucune, non plus d’ailleurs que les autres jeunes garçons de ma connaissance. Ma confirmation eut à être reculée pendant deux ans, en raison de l’indifférence que l’on me soupçonnait d’avoir à l’égard de cette cérémonie, et que j’avais pour elle en réalité. Le fait est que je considérais cette confirmation comme une simple formalité extérieure, sanctionnant une espèce de maturité spirituelle ; si bien que je fus fort étonné lorsque, m’étant enfin décidé à interroger mon père sur la date où aurait lieu ma confirmation, — puisque la plupart de mes amis avaient déjà depuis longtemps obtenu la leur, — je m’entendis répondre que j’aurais dû, moi aussi, être confirmé depuis un an ou deux, mais que l’on avait ajourné la chose parce que je n’avais point paru la désirer. Mon père ajouta que, puisque j’avais pris moi-même l’initiative de le questionner à ce sujet, il m’autorisait à recevoir la confirmation. Cette réponse éveilla en moi un léger sentiment de protestation : car je m’étais si complètement accoutumé à me laisser diriger par mon père en matière de religion que jamais l’idée ne m’était venue de la possibilité, pour moi, de prendre une initiative quelconque en cette matière.
Mais la confirmation elle-même, et accompagnée de très tendres entretiens avec mon père, n’apporta aucune différence dans mes sentiments religieux. Pour me préparer à la cérémonie, je m’adressai à un « tuteur » professionnel, qui me prit en particulier une demi-douzaine de fois, et me parla surtout de morale, en me recommandant l’énergie intérieure. Je ne me souviens pas qu’il m’ait rien dit sur le dogme : ce genre de chose était, sans doute, considéré comme établi d’avance. Cependant, mon tuteur me suggéra l’idée d’une sorte de confession rudimentaire, mais naturellement sans qu’il s’agît d’absolution, car je ne crois pas que j’aie jamais, même à ce moment, réfléchi à la possibilité d’une pareille sanction. Aussi bien ne voulus-je même pas admettre ce projet d’une confession de mes péchés, en déclarant que je n’avais rien que je souhaitasse révéler. Enfin mon tuteur me donna la Religion Personnelle de Goulburn, un gros livre épais et mortellement ennuyeux. J’ai retrouvé le volume, il y a quelques années, et j’ai constaté que les pages n’en étaient pas coupées. En vérité, toute l’affaire de ma confirmation a eu pour moi si peu d’importance que je ne parviens même pas à me rappeler le nom de l’évêque qui s’est trouvé chargé de me confirmer. Le seul incident qui se rattache à ma confirmation, dans ma mémoire, est une consultation que j’ai eue, ce jour-là, avec trois amis, touchant la question de savoir s’il serait convenable de jouer au tennis dans l’après-midi du jour de la fête, ou bien s’il serait décidément plus convenable de passer la journée entière dans une inaction respectueuse. Nous n’étions, certes, aucunement hypocrites, ni non plus méprisants : nous désirions sincèrement faire ce qui seyait, dans l’espèce ; et nous nous demandions simplement si notre partie de tennis pouvait ou non se concilier avec les convenances les plus irréprochables. En fin de compte, nous décidâmes que la chose était possible, et nous jouâmes notre partie, tout au plus avec un air légèrement réservé. Ma mère, de son côté, me donna ce jour-là une petite croix de Malte en argent, où elle avait fait graver la date de ma confirmation, le 26 mars 1887. Je portai cette croix attachée à ma chaîne de montre pendant quelque temps, — car dans notre école d’Eton, à ce moment, il n’y avait pas plus d’opposition à la religion que d’enthousiasme pour elle, — mais je ne tardai pas à la perdre, sans que cette perte me laissât trop de regret.
Le jour de ma communion, lui, m’a produit un peu plus d’effet. Tout ce que je voyais autour de moi m’apparaissait inaccoutumé et mystérieux : car une fois seulement, auparavant, j’avais eu l’occasion d’assister à un office de communion. J’eus même vaguement l’idée d’être entré depuis lors dans un lien plus étroit avec le divin Maître ; et, bien que je me sentisse un peu ennuyé à la pensée que, désormais, j’aurais à me mieux conduire dans la vie, je me rappelle que, très sincèrement, je me promis de le faire.
Il y a encore deux autres incidents que je me rappelle comme s’étant rattachés, durant cette période, à mes sentiments religieux. Le premier a été la découverte que j’ai faite, dans une chambre inoccupée, au palais épiscopal de Lambeth, d’un exemplaire des Prières du docteur Ken, écrites à l’usage des écoliers de Winchester. Ce volume, je ne sais trop pourquoi, réussit à séduire ma fantaisie ; et je me rappelle également que mon père inscrivit avec grand plaisir son nom et le mien sur le livre, lorsque je lui demandai si je pouvais le prendre pour moi. Je fis emploi assidûment, pendant quelques mois, des prières de Ken, qui m’avaient plu par leur langue, sans doute, ainsi que par une certaine allure à la fois élégante et solennelle. Puis je cessai tout à fait de prier ; et je me contentai d’aller à la communion aussi souvent que c’était nécessaire pour les convenances du dehors, — mais chaque fois, je crois bien, avec les mêmes intentions de me rendre digne de la faveur divine.
Le second incident m’arriva à Eton, malgré tout ce qu’il avait d’anormal dans cette maison. Le fils d’un haut dignitaire de l’Église évangélique avait traversé une espèce de crise religieuse, chez lui, pendant ses vacances ; et, de retour au collège, il s’était mis, avec un beau zèle, à vouloir convertir ses camarades. Je me trouvai être l’un d’eux, et ce garçon finit par obtenir de moi, ainsi que de l’un de mes amis, notre assistance régulière à des séances de lecture de la Bible, accompagnée de prières, qui avaient lieu dans sa chambre. Quatre autres élèves se trouvèrent assemblés avec nous ; et nous nous tenions assis dans un état d’inquiétude vague, échangeant de furtifs coups d’œil pendant que notre apôtre nous exposait sa doctrine. Au moindre bruit de pas dans le corridor, les Bibles disparaissaient comme dans les tours de passe-passe ; et je me souviens que ces séances se terminèrent à jamais dès la seconde fois, arrêtées par une soudaine et irrépressible explosion de rire de la part de mon ami le plus intime. Le pauvre garçon s’agitait sur sa chaise, le visage écarlate, avec des larmes ruisselant sur ses joues et des éclats de rire lui échappant par bouffées successives, tandis que le reste de l’assistance se tournait alternativement vers lui et vers notre instructeur. Je crois, du reste, que toute cette affaire aurait pu devenir extrêmement malsaine pour nous si elle nous avait affectés le moins du monde ; mais, fort heureusement, elle n’y réussit pas, et nous sortîmes de la seconde séance avec l’opinion toujours bien arrêtée qu’un zèle religieux comme celui-là était plutôt « commun », et sans la moindre valeur.
Notre évangéliste, cependant, ne se laissa point décourager ; et sa tentative suivante fut même beaucoup plus sérieuse. Il s’arrangea, je ne sais comment, pour décider un ancien élève à venir à Eton et à y faire un grand discours, en présence de l’un des principaux maîtres de la maison, ce qui ne laisse pas d’être bien surprenant. J’assistai naturellement à la scène, qui fut terrible. L’ancien élève nous débita une harangue pathétique, consacrée surtout à confesser ouvertement le grand péché qu’avait été, naguère, sa propre manière de vivre au collège. Je ne crois pas avoir jamais vu des jeunes gens plus sincèrement remplis d’horreur, non point, il est vrai, à cause de la substance d’un tel récit, mais à cause de tout ce qu’il y avait de scandaleusement « inélégant » à y faire allusion en public.
Cette même attitude d’indifférence s’est encore manifestée de bien d’autres façons. Les offices de la chapelle, à Eton, comptaient vraiment pour très peu de chose, au point de vue religieux : c’étaient plutôt des solennités artistiques, rendant à Dieu un hommage équivalent à celui que constituaient, vis-à-vis de la reine Victoria, nos acclamations unanimes lorsqu’elle venait nous voir, ou bien lorsque nous-mêmes, parfois, étions conduits au château pour lui être présentés. Chacun pouvait à son gré, personnellement, ressentir ou non un profond enthousiasme : l’essentiel était seulement que tout le monde témoignât au dehors d’une déférence convenable. Quelquefois, cependant, l’un ou l’autre des professeurs ecclésiastiques du collège tentait bravement, dans un sermon, de faire un appel direct à la conscience de ses auditeurs, en particulier sur le sujet de la pureté. Mais le fait est que ces auditeurs, en somme, avant comme après cette prédication, n’avaient sur ce sujet aucun principe qui leur fût commun. Un élève pouvait être incroyablement corrompu, au point de vue de la pureté, ou bien au contraire scrupuleusement soucieux d’une pureté absolue, sans que cela lui aliénât ou lui valût le moins du monde les égards de ses camarades ; le code moral de notre collège, du moins en ce temps-là, regardait ces questions comme étant simple affaire de goûts individuels. Il y avait certaines choses qui nous étaient positivement défendues : nous ne devions pas être sales, ni lâches, ni dénonciateurs, ni voleurs ; mais quant à la pureté, en particulier, chacun était libre de choisir sa manière d’être, sans le moindre risque de passer pour un misérable si l’on adoptait l’un des partis, ou d’être accusé de pruderie si l’on préférait l’autre. Et aussi ces appels du haut de la chaire, qui le plus souvent nous étaient faits avec beaucoup de sincérité et d’ardeur, nous apparaissaient-ils surtout légèrement ridicules. Les autorités du collège avaient leur opinion sur la matière ; nous savions cela, naturellement, mais n’en continuions pas moins à avoir, de notre côté, une opinion différente. C’est dire que nulle impression ne nous vint jamais de ces fervents discours, et que même jamais ceux-ci n’obtinrent de nous l’honneur d’un commentaire, sauf peut-être pour l’un de nous à observer, parfois, que « l’excellent A… avait paru bien excité », ce jour-là. En un mot, une chaleur aussi évidente à nous parler d’un sujet sur lequel chacun de nous avait depuis longtemps son siège fait, dans un sens ou dans l’autre, c’était encore là une de ces choses « inélégantes » dont la crainte et la détestation formaient la plus grosse partie de notre morale scolaire.
Il y avait là, incontestablement, une lacune des plus graves, ou plutôt un véritable mal ; et j’estime que la principale cause du mal était, de la part de nos maîtres, l’absence de toute action individuelle sur nos âmes. Je crois savoir que des efforts ont été faits récemment pour remédier à cela en une certaine mesure ; mais je suis convaincu que l’unique remède efficace se trouve, en fait, foncièrement impraticable dans une atmosphère religieuse comme celle de ces grands collèges anglais. Aussi longtemps que ces collèges protestants n’auront pas trouvé le moyen d’introduire chez eux quelque chose d’analogue au système employé dans les écoles catholiques pour l’encouragement de la dévotion privée, quelque chose d’équivalent à des confessions régulières, et accompagnées d’un enseignement religieux qui fasse sentir aux collégiens les avantages qui résultent de cette pratique ; aussi longtemps que tout cela ne sera pas devenu possible dans les écoles susdites, je ne vois pas comment les formalités publiques de la religion pourront y être rien de plus que de simples formalités. Seule, la sauvegarde individuelle du confessionnal catholique aurait de quoi, en réalité, constituer le remède rêvé ; et il va sans dire que cette sauvegarde se trouve, dans l’espèce, tout à fait impossible à utiliser. Il n’y a pas jusqu’à un système de confession purement volontaire, comme celui que pratiquaient autrefois certaines écoles anglicanes, qui, tout en valant beaucoup mieux que rien, n’entraîne à sa suite des inconvénients inévitables.
Ce fut après avoir quitté le collège d’Eton, et avant d’entrer à l’université de Cambridge, que je ressentis pour la première fois une émotion d’ordre religieux. J’étais venu passer une année à Londres, et d’abord, pendant quelques semaines, je m’étais senti vaguement intéressé par la théosophie ; puis, tout d’un coup, je devins entièrement absorbé et fasciné par la beauté musicale et par toute la solennité de la vie religieuse de la cathédrale de Saint-Paul. La célébration des grands offices à Saint-Paul est vraiment, comme l’on m’a assuré que le disait Gounod, l’une des manifestations religieuses les plus saisissantes de l’Europe. Sous leur influence, je commençai à aller à la communion toutes les semaines, comme aussi à suivre tous les autres offices que je pouvais, — parfois debout à l’orgue, observant avec bonheur les mystères des jeux et des pédales, ou parfois assis en bas, dans les stalles. Je n’appréciais pas du tout les sermons, encore que ceux du chanoine Liddon me fissent vaguement un certain effet. Au fond, la musique seule m’attirait ; et ce fut par cette ouverture que je commençai à entrevoir des lueurs du monde spirituel. Mais je dois reconnaître que mon sens de l’adoration religieuse fut aussi développé et dirigé, vers ce même temps, par l’admiration passionnée que m’avait inspirée le roman historique et mystique de M. Shorthouse, John Inglesant [2] . J’avais lu et relu ce livre à d’innombrables reprises, sans me dissimuler d’ailleurs ses tendances au panthéisme. Maintenant encore, j’en sais des passages par cœur, en particulier ceux qui traitent de la personne du Christ. J’avais l’impression d’avoir enfin découvert le secret de ces cérémonies religieuses dont j’avais toujours pris ma part, jusque-là, avec une indifférence banale. J’ajouterai qu’une ou deux amitiés très chaudes, que j’avais contractées pendant ce séjour à Londres, m’aidaient encore à marcher dans la même voie.
[2] C’était un roman historique, à la fois, et religieux, dont le succès avait été énorme auprès du public anglais. L’auteur y racontait l’histoire d’un jeune homme qui, tout en restant fidèle à son anglicanisme, avait transporté dans celui-ci une foule d’aspirations et de pratiques catholiques. On pourra lire, d’ailleurs, une longue analyse de John Inglesant dans la première série de mes Écrivains étrangers . (T. W.)
A Cambridge, ensuite, toutes ces impressions religieuses m’abandonnèrent une fois de plus, à l’exception d’une curiosité assez vive, mais aussi passagère que soudaine, qui m’avait attiré vers la doctrine de Swedenborg. Cette petite crise passée, je perdis de nouveau tout intérêt pour les choses religieuses. Mes prières même furent abandonnées, sauf pendant un moment, après que mon père m’eut fait cadeau d’une belle édition des Preces Privatæ de l’évêque Andrews, en grec et en latin. Pareillement, j’avais renoncé à la communion ; et l’unique fil qui me rattachât encore un peu au surnaturel était, une fois de plus, la musique. M’abstenant presque toujours des offices de la chapelle de mon collège, j’allais souvent, d’autre part, écouter l’office du soir au Collège du Roi, très différent de ceux de la cathédrale de Saint-Paul, mais qui, lui aussi, m’apparaissait dans son genre d’une beauté incomparable. Une demi-douzaine de fois même, en compagnie d’un de mes anciens camarades d’Eton fraîchement converti, j’assistai à la grand’messe du dimanche dans cette église catholique de Cambridge où, plus tard, je devais officier en qualité de vicaire ; mais je me souviens que ce spectacle ne me produisit aucune impression, sauf peut-être un mélange confus de mépris et de frayeur. Chose curieuse : je me rappelle, au contraire, très nettement la sensation agréable de surprise que j’éprouvai lorsque, à l’ Asperges , un jour, une goutte d’eau bénite m’arrosa le visage. Mon ami m’avait prêté un Jardin de l’âme , que je ne lui ai jamais rendu. Douze ans plus tard, devenu moi-même catholique, je lui ai écrit pour lui rappeler ce prêt, en ajoutant que, maintenant, ce livre m’appartenait plus que jamais.
Le peu de religion que j’avais à ce moment, cela va sans dire, relevait tout entier de l’ordre artistique. Ma religion n’exerçait pas la moindre influence sur mes actes, mais avait pour moi l’utilité de me maintenir en contact, bien superficiellement d’ailleurs, avec des choses qui n’étaient pas tout à fait de ce monde.
Mon attitude à l’égard de la religion me semble aujourd’hui très heureusement définie et mise en lumière par une petite aventure qui m’arriva en Suisse, vers ce même temps :
Un de mes frères et moi, nous avions décidé de gravir le Pizpalù, l’un des pics de la chaîne de la Bernina, dans l’Engadine ; et au moment où nous atteignions le sommet du pic, après une très pénible ascension qui avait duré toute la nuit, voici que, soudain, je me sentis défaillir ! Mon frère me fit avaler de l’eau-de-vie, mais qui échoua complètement à me restaurer ; et pendant deux heures environ l’on dut me porter, le long de l’arête de la montagne, dans un état d’inconscience apparente. Le fait est que mon frère, pendant la plus grande partie de ce temps, me crut mort, ou du moins hors d’état de me réveiller de ma torpeur. Or, bien que je parusse inconscient, et que même je l’eusse été vraiment pendant quelques instants, au fond je sentais fort bien que j’étais en train de mourir. J’avais même commencé à me demander quel serait le premier phénomène du monde surnaturel qui allait se révéler à moi, et je m’imaginais, — sans doute sous l’influence de la suggestion produite sur moi par les immenses pics neigeux que j’avais vus au moment de fermer les yeux, — que ce phénomène initial serait une vision d’un grand trône blanc. Et cependant pas une minute je n’ai eu conscience de la moindre appréhension à la pensée de me présenter devant Dieu, ni non plus le moindre désir de faire un acte de contrition pour les fautes de ma vie passée. Ma religion, telle qu’elle était, avait un caractère si personnel et si peu vital que, sans jamais douter de la vérité objective de ce que l’on m’avait enseigné, je n’éprouvais ni aucune crainte de Dieu ni aucun amour pour lui ; je ne me sentais aucune responsabilité devant lui, et la perspective de le voir ne me causait pas la moindre émotion.
Et ceci, je crois bien, symbolisait toute mon attitude à l’égard de la religion dans la vie ordinaire. Intellectuellement, j’acceptais le dogme chrétien : mais je n’y apportais rien de ma volonté, et rien non plus de mon émotion. Sauf pendant quelques minutes passagères d’une sorte d’excitation superficielle, ma religion n’avait pas en soi l’ombre d’une vitalité effective.
Aussi bien mon ami le plus intime, à ce moment, se trouvait-il être un athée absolu, — le seul que j’aie jamais rencontré, je crois bien, — et je n’éprouvais aucune impression d’un abîme inquiétant entre lui et moi. Un autre de mes amis, comme je l’ai dit, était un nouveau catholique, tout brûlant de zèle. Avec celui-là il m’arrivait parfois de discuter, mais je ne crois pas qu’il me soit jamais venu à l’esprit de concevoir ses croyances comme n’étant pas manifestement absurdes, encore bien que j’aie été extrêmement ennuyé, un jour, lorsque mon ami athée, que nous avions pris comme arbitre, a déclaré que, si seulement l’on admettait le christianisme, la forme catholique était la seule manière possible d’interpréter cette religion. Le plus souvent, mon indifférence religieuse était complète. Je passais alors une bonne partie de mon temps à étudier l’hypnotisme, où j’avais fini par acquérir une habileté assez grande. J’ajouterai que, autant du moins que je puis me le rappeler, aucune personne autorisée n’a tenté, durant cette période, le plus léger effort pour m’entretenir de questions religieuses.
Et alors, — aujourd’hui encore je ne parviens pas à comprendre pourquoi, — je me suis décidé à devenir pasteur. Il se pourrait que la mort d’une de mes sœurs, vers ce temps, eût un peu contribué à ma décision. Mais pour le reste, je suppose que mes motifs dérivaient surtout de ce fait, qu’une vie cléricale me semblait m’offrir la « ligne de moindre résistance ». Certes, je suis sûr que je n’étais pas de caractère assez calculateur pour me dire que l’avantage que j’avais d’être le fils de mon père me vaudrait des privilèges dans la carrière ecclésiastique : car, en toute loyauté, je dois déclarer que ni les traitements, ni les promotions ne me séduisaient à aucun degré. Mais sans doute la perspective d’une vie passée dans un presbytère, et l’absence chez moi de toute autre curiosité bien marquée concouraient à me désigner la profession de mon père comme étant, au total, la solution la plus simple des problèmes de mon avenir. Je savais, en outre, que ma décision causerait à mon excellent père un énorme plaisir, et j’appréciais son approbation par-dessus toutes choses. J’avais d’ailleurs, de temps à autre, quelques bouffées romantiques en matière spirituelle et, toujours aussi, je me figurais aimer passionnément la personne de Notre-Seigneur, telle qu’elle m’avait été suggérée par John Inglesant . Tout cela m’explique aujourd’hui, en une certaine mesure, que très sincèrement j’aie résolu d’embrasser de tout mon cœur la carrière cléricale, et de la poursuivre aussi dignement que possible.
Depuis le jour où je pris cette résolution, les choses changèrent un peu pour moi. Je commençai à lire des livres de théologie, et à y porter un réel intérêt, en particulier pour ce qui concernait le dogme et l’histoire de l’Église. Mais il ne m’entrait pas dans la tête, un seul instant, que l’Église d’Angleterre ne fût pas seule à représenter l’institution originelle du Christ. Je n’étais aucunement disposé à admettre, comme j’allais essayer de l’admettre plus tard, que notre communion anglicane était l’Église « catholique » pour l’Angleterre, tandis que la communion romaine constituait l’Église « catholique » du continent. Je me souviens même d’avoir vivement reproché un jour, en Suisse, des vues de ce genre à une dame anglicane qui, s’inspirant d’elles, allait entendre la messe dans une chapelle catholique. Les catholiques romains, à mon sens, étaient manifestement corrompus et déchus ; les ritualistes eux-mêmes m’apparaissaient teintés d’hérésie, tandis que, d’autre part, les protestants des sectes extrêmes me faisaient l’effet de personnages bruyants, extravagants, et vulgaires. Une seule vie religieuse me semblait possible : celle d’un tranquille pasteur de campagne, avec un beau jardin, une maîtrise bien assouplie, et une existence ordonnée de célibataire, — car je dois ajouter que le mariage, alors comme toujours, me faisait l’effet d’un état inconcevable pour un prêtre chrétien.
Je me préparai pendant dix-huit mois à recevoir les ordres. Le maître qui me dirigeait dans cette préparation était le doyen Vaughan, de Llandaff, homme tout à fait exceptionnel, unique en son genre ; et c’est sans doute à cause du charme extraordinaire de sa personne, comme aussi de sa haute spiritualité, que mon père avait décidé de me confier à lui, malgré la divergence de ses vues et de celles du doyen. Je crois bien que, à maints égards, le doyen Vaughan était le prédicateur le plus remarquable que j’aie jamais entendu. Il écrivait ses sermons avec un soin infini, les élaborait mot par mot, toujours prêt à détruire le manuscrit entier pour le recommencer à nouveau d’un bout à l’autre, s’il se trouvait interrompu pendant sa rédaction ; après quoi il prononçait le sermon exactement tel qu’il l’avait mis sur son papier, presque sans aucun geste, sauf de légers et rapides coups d’œil sur l’auditoire et quelques timides mouvements de tête. Sa langue anglaise était absolument parfaite, n’ayant d’égales, me semble-t-il, que celles de Ruskin et de Newman. Sa voix était souple et polie et pénétrante comme la lame d’une épée ; mais, bien haut encore par-dessus tout cela, il possédait une sorte de magnétisme personnel qui affectait tout auditeur un peu raffiné de la même manière qu’un chant musical. Ses croyances étaient très nettement celles de la secte évangélique. Je garde encore quelque part un ou deux cahiers de notes prises par moi, sous son influence, touchant les sacrements du baptême et de la Cène, et qui déniaient expressément à ces deux « rites » toute valeur sacramentelle. Et pourtant la foi du doyen Vaughan était d’une force si rayonnante, et si intense son amour pour la personne de Notre-Seigneur, que ses élèves, quels qu’ils fussent, n’avaient nullement conscience de ce qui pouvait manquer à son enseignement pour se conformer à leurs propres vues. Aussi longtemps que nous étions sous son charme, c’était comme si nous eussions eu l’impression que rien d’autre ne pouvait être nécessaire que l’amour de Dieu, tel que nous le voyions au cœur de notre maître.
La femme de celui-ci, sœur du doyen Stanley, était, elle aussi, une personne remarquable, et d’une grande influence sur les élèves de son mari. Cette étrange vieille dame, qui ressemblait par le visage à la reine Victoria, était sûrement l’une des femmes les plus intelligentes de sa génération. Pleine d’esprit, elle causait et écrivait avec un éclat merveilleux ; et c’était un réel plaisir de se trouver en sa compagnie. Lorsque trois ou quatre d’entre nous étions invités à dîner chez le doyen, nous avions coutume de comparer nos billets d’invitation, pour nous régaler du spectacle de l’étonnante variété des expressions de Mme Vaughan. Le fait est que chacun des billets était entièrement différent des autres, mais tous avec la même vie et le même attrait. Je me rappelle encore l’amusement discret du doyen lorsqu’il découvrit que, pendant une grave maladie qu’il avait traversée, sa femme, désespérant de sa guérison, avait loué une maison où elle comptait se retirer dès le début de son veuvage. Il nous raconta tous les détails de la chose en présence de sa femme, pendant que celle-ci faisait de vagues gestes ou grimaces de protestation.
— Non, ma chère amie, — lui dit enfin le doyen, avec des yeux qui brillaient comme des étoiles, — vous voyez que, tout de même, je ne suis pas encore mort ; et je crains bien que vous ne puissiez pas entrer dans votre nouvelle maison pour le moment !
Nous menions à Llandaff une vie très innocente, lisant chaque matin le Nouveau Testament en grec avec le doyen, composant toutes les semaines un sermon qu’il nous corrigeait, jouant beaucoup au football, et assistant tous les jours à un office dans la cathédrale. L’un des jours les plus orgueilleux de toute mon existence fut celui où j’eus l’honneur d’être choisi par un club pour faire partie du petit groupe de ses membres qui allaient engager le défi annuel contre les joueurs de football de Cardiff. Mais je dois ajouter que, pendant ce séjour à Llandaff, et malgré le vigoureux évangélisme du doyen, je commençai à ressentir les premiers éléments d’une aspiration religieuse plus « catholique » ; ce fut alors que, pour la première fois de ma vie, notamment, je commençai à préférer recevoir la communion avant tout repas. Cela me venait en partie de l’influence d’un « ritualiste » très pieux, avec qui je m’étais lié d’une étroite amitié ; John Inglesant , aussi, avait repris un peu de son ancien pouvoir sur moi ; et je fis même alors un ou deux voyages aux environs de Llandaff pour chercher une maison où je pourrais fonder une institution ressemblant à celle du Little Gidding de Nicolas Ferrar [3] , avec cette seule différence essentielle que les femmes seraient strictement exclues de la maison nouvelle. Les habitants de celle-ci auraient à vivre dans une retraite profonde, une espèce de solitude érudite et poétique : mais je ne me souviens pas que le renoncement à soi-même, sous aucune forme, dût jouer un rôle dans l’institution projetée. Du moins l’intention première de celle-ci était-elle excellente : car l’objet principal de la vie que je rêvais d’organiser, dans mon Little Gidding, était d’accroître l’union de nos âmes avec la personne de Notre-Seigneur.
[3] Communauté anglicane du début du dix-septième siècle, décrite par Shorthouse , dans son John Inglesant .
Je fus ordonné diacre en 1894, après une très étrange retraite d’une solitude absolue, où, pendant une semaine environ, tout sentiment religieux m’abandonna de nouveau. Cette retraite eut lieu près de Lincoln, l’endroit où, longtemps auparavant, s’était écoulée mon enfance. J’avais loué deux chambres dans la loge du portier d’un vieux parc, à quatre ou cinq milles en dehors de la ville, et aussitôt j’avais arrangé mes journées d’une manière qui me paraissait très sage, avec des heures régulières pour l’oraison et la méditation, pour la récitation des Petites Heures en anglais, et pour les exercices corporels. C’était là, je le vois bien à présent, une tentative absolument folle. Je me trouvais dans un état d’excitation très intense à la perspective de ma prochaine entrée dans les ordres ; et je ne savais absolument rien, jusque-là, du contenu de mon âme, ni des dangers de l’examen de conscience, sans compter mon ignorance complète de la science difficile de la prière. De telle sorte que le résultat de ma retraite fut une angoisse mentale si affreuse que, même encore aujourd’hui, je ne puis me la rappeler sans un frisson douloureux. Après un jour ou deux d’entière solitude, il me sembla qu’il n’existait aucune vérité religieuse, que Jésus-Christ n’était pas Dieu, que toute notre vie humaine n’était rien qu’une farce vide de sens, et que j’étais moi-même, sinon le pire des pécheurs, en tout cas le plus monumental des sots. Je me souviens, en particulier, de la torture ressentie pendant le premier dimanche de l’Avent. Dès l’aube, je m’étais mis en route vers Lincoln, à pied, et sans avoir déjeuné. A la cathédrale, je communiai, et puis me fis un devoir d’assister à tous les offices de la journée, assis dans un coin de la grande nef poussiéreuse, avec toutes les souffrances d’une âme dans l’enfer. Il m’est toujours impossible de lire la magnifique collecte du dimanche de l’Avent dans le Livre des prières communes , de réentendre dans mes oreilles les phrases sonores touchant les « œuvres de ténèbres » et l’« armure de lumière », ou bien encore l’hymne puissamment rythmé : Voyez, Notre Souverain arrive, descendant parmi des nuées ! sans qu’un écho de l’horreur de ce jour-là reparaisse en moi.
Je dois dire, cependant, que les choses s’améliorèrent un peu vers la fin de ma retraite. Une espèce de lueur confuse de foi m’était revenue, et lorsqu’enfin je m’en retournai à Addington, pour y être ordonné diacre, tout au plus me sentais-je encore fortement secoué, et, pour ainsi dire, plongé encore dans un état d’hystérie spirituelle.
L’ordination elle-même eut pour effet de me distraire profitablement. Ce fut mon père qui y présida, dans l’église paroissiale de Croydon ; et le chanoine Mason, président du collège Pembroke à Cambridge, prêcha un sermon tout à fait réchauffant. J’ai gardé le souvenir d’une phrase particulièrement subtile et spirituelle de ce sermon ; le chanoine parlait des divisions doctrinales dans l’Église d’Angleterre ; et, tâchant à nous rassurer sur ce point, il avait imaginé de combiner les dissensions géographiques et dogmatiques dans une même période d’un relief saisissant. « Malgré toutes nos divisions, disait-il, nous n’en restons pas moins unis dans la vérité objective. C’est une forme unique de paroles religieuses qui est prononcée aujourd’hui dans tous les diocèses, de Carlisle à Cantorbéry, de Lincoln à Liverpool. »
A la Noël suivante, j’assistai mon père pour administrer la communion dans l’église d’Addington, et puis, de là, je m’en allai tout de suite prendre mon service dans l’est de Londres, où je faisais partie de la mission organisée par les anciens élèves d’Eton. C’est là que, pour la première fois, des vues de la Haute Église anglicane commencèrent à prendre peu à peu possession de moi. La chose se produisit dans les circonstances suivantes :
Un mois après mon ordination j’avais été invité à une retraite que présidait l’un des Pères de la Société de pasteurs fondée par Cowley. Je m’y rendis en haut collet et en cravate blanche ; et, sur-le-champ, j’éprouvai là une impression des plus fortes. Pour la première fois la doctrine chrétienne, telle que la prêchait le Père Mathurin, se révélait à moi comme un système ordonné. Je voyais à présent de quelle manière les choses se rattachaient l’une à l’autre, de quelle manière l’Incarnation avait pour conséquences inévitables les sacrements, et comment la grâce de Dieu s’adressait tout ensemble au corps et à l’âme. Le prédicateur était d’une éloquence extraordinaire. Pendant un sermon de plusieurs heures, c’était comme s’il eût pris dans ses mains mes fragments de pensées, mes vagues éclairs d’émotion spirituelle, mes démarches tâtonnantes dans le demi-jour, et comme s’il m’eût montré tout cela illuminé et transfiguré, introduit dans un immense organisme religieux dont je n’avais pas même soupçonné l’existence. J’ajoute qu’il toucha mon cœur aussi, et non moins profondément que mon esprit, en me révélant les sources et les ressorts de ma nature intime sous un jour complètement nouveau. Il nous recommandait, notamment, la confession, en nous montrant sa place dans l’économie divine : mais sur ce point-là, naturellement, j’opposai à ses paroles une résistance énergique. La retraite n’était pas d’un ordre strict, et je pus causer librement, l’après-midi, avec deux amis, ce qui m’offrit l’occasion de tâcher à me persuader moi-même de l’erreur de l’éloquent sermonnaire au sujet de la confession, celle-ci n’étant, pour moi, qu’un remède tout à fait occasionnel à l’usage de ceux qui en éprouvaient expressément le désir. Mais les paroles que je venais d’entendre n’en avaient pas moins accompli leur œuvre en moi, encore que je ne m’en rendisse aucun compte sur le moment. Tout au plus avais-je emporté explicitement de cette retraite un profond désir de m’approprier la religion que je venais d’entendre prêcher. Et cela même m’était rendu malaisé par de sérieux obstacles.
La paroisse où mon père m’avait envoyé avait un caractère éminemment moyen. La confession y était nettement déconseillée, et l’on n’y célébrait la communion que le dimanche et le jeudi. Nous avions une très belle chapelle, construite par Bodley sur le type de la Haute Église, avec des inscriptions latines absolument incompréhensibles pour nos paroissiens. Le curé précédent, qui maintenant était devenu évêque du Zoulouland, et qui appartenait catégoriquement à la Haute Église, avait été remplacé depuis peu par un ancien chapelain de mon père, le révérend Donaldson, aujourd’hui archevêque de Brisbane, dont les opinions se rapprochaient beaucoup plus de la nuance évangélique. M. Donaldson était un homme d’œuvres de premier ordre : des clubs d’adultes commençaient à s’organiser, et toute espèce d’autres occupations pratiques absorbaient notre temps, réunions antialcooliques, jeux d’enfants, et surtout série régulière de visites dans toutes les maisons de la paroisse. Mais les méthodes antérieures du premier curé de la paroisse, avec leurs tendances ritualistes, avaient été grandement modifiées : le nouveau pasteur avait aboli la célébration quotidienne, et congédié les Sœurs anglicanes qui avaient été précédemment attachées à la paroisse. Je crois bien que le révérend Donaldson ne refusait pas, à l’occasion, de confesser dans sa sacristie les deux ou trois adhérents de l’ancien système : mais, à coup sûr, il ne prêchait ni n’encourageait aucunement la pratique de la confession.
Et cependant, malgré son influence sur moi, les idées semées naguère dans mon esprit par le Père Mathurin commençaient à fermenter. J’avais dès lors l’impression, — qui persiste en moi maintenant encore, lorsque je me place au point de vue anglican, — que l’unique espoir de toucher réellement et de relever les âmes de ceux qui vivent sous le fardeau de la misère sordide de l’Est de Londres consistait en ce qu’on pourrait appeler la « matérialisation » de la religion, c’est-à-dire dans le déploiement d’actes et d’images capables de concentrer sur soi l’émotion religieuse. Une manière d’agir extrêmement définie me paraît indispensable, et cela non seulement sous la forme des dehors du culte, que l’on doit essayer de rendre aussi brillants et impressionnants que possible, mais aussi sous la forme des procédés au moyen desquels s’opère l’union individuelle avec Dieu. Certes, les clubs d’hommes où toute conversation religieuse est contraire au règlement (ainsi que c’était le cas pour les nôtres), de fréquentes visites aux paroissiens, des pantomimes d’enfants, et tous ces modes généraux d’activité et de ferveur ne sont pas sans jouer leur rôle : mais si l’individu ne comprend pas où et comment il pourra se décharger du poids de sa pénitence ou de son besoin d’adoration, s’il ne connaît pas une manière de se soulager non seulement comme membre d’une congrégation, mais encore comme une âme spéciale que Dieu a faite et rachetée, jamais sa piété ne pourra cesser d’être vague et diffuse. C’est de quoi j’avais obscurément la notion dès lors ; et comme l’âme propre d’un homme est plus proche de lui que toute âme étrangère, j’avais commencé, dès lors, à voir que mon devoir était d’opérer d’abord sur moi-même.
La conséquence de cet état de choses fut que, la veille de mon ordination définitive en qualité de « prêtre », je sollicitai de mon père l’autorisation de faire, pour la première fois, une pleine confession de toute ma vie en présence d’un pasteur. Celui-ci se montra extraordinairement bon et adroit ; et la joie qui suivit pour moi cette première confession fut, tout simplement, indescriptible. Je revins chez moi, ce jour-là, dans une espèce d’extase bienheureuse.
Mon ordination définitive, elle aussi, fut pour moi un immense bonheur, bien que je comprenne à présent tout ce qu’il y avait de fiévreux et d’exagéré dans mes émotions de ce temps. L’après-midi de l’ordination, je m’en allai seul dans les bois d’Addington, me répétant sans arrêt que j’étais désormais un prêtre, et que je pourrais faire pour les autres ce qui avait été fait pour moi récemment par le Père Mathurin et par mon confesseur. C’est avec un enthousiasme débordant que, quelques jours après, je m’en retourna à mon service de vicaire, dans l’Est de Londres.
Vers ce même temps, j’avais repris mon ancienne liaison avec cet ami de Cambridge, converti au catholicisme, avec qui j’avais eu naguère d’innombrables discussions, et qui était devenu à présent novice dans une maison d’Oratoriens. A plusieurs reprises j’allai lui faire visite : mais, avec cela, je ne crois pas avoir admis sérieusement une seule fois que sa position intellectuelle pût être autre chose qu’une folie ridicule. Du moins ce novice catholique était-il un homme charmant ; et je suis certain aujourd’hui qu’il a fait beaucoup, dès ce moment, pour détruire le mur de malentendus qui séparait ma pensée de la sienne. Sur le moment, j’étais parfaitement confiant, parfaitement satisfait, et parfaitement obstiné. Je me sentais à tel point muni et armé contre l’influence de mon ami, que je ne craignis pas même d’aller passer quelques semaines avec lui sur la côte de Cornouailles ; et pendant notre séjour dans une petite ville de cette région, comme je n’avais pas emporté de vêtements religieux, il m’arriva de lui emprunter sa robe de novice, dont je me revêtis avec une espèce d’excitation joyeuse, pour monter dans la chaire de la petite église anglicane de l’endroit.
Au mois d’octobre 1896, mon père mourut soudain, pendant qu’il était à genoux dans la chapelle privée de M. Gladstone, à Hawarden. J’étais en train de diriger l’école du dimanche, dans notre paroisse de Londres, lorsque l’on m’apporta un télégramme qui m’annonçait la nouvelle. Dans le train qui m’emmenait à Hawarden, ce soir-là, je récitai comme d’ordinaire les prières du soir désignées pour cette journée ; et je me rappelle que, dans la seconde leçon, j’éprouvai un saisissement involontaire en lisant ces paroles : « Seigneur, laisse-moi d’abord aller enterrer mon père, après quoi, je viendrai te suivre ! »
Les jours qui succédèrent à la catastrophe furent pleins, à la fois, de tristesse et de dignité. Il nous semblait incroyable que mon père fût mort. Il venait de rentrer d’Irlande, où il avait fait une sorte de visite demi-officielle à l’Église protestante irlandaise, et jamais il ne nous était apparu plus riche de vitalité. Ses dernières paroles écrites, trouvées sur la table de son cabinet de toilette, étaient le brouillon d’une lettre au Times , au sujet de la bulle papale, toute récente, qui condamnait les ordres anglicans comme nuls et sans valeur.
C’est moi qui fus chargé de célébrer le service de communion dans la chapelle de Hawarden, avant que nous partions pour accompagner le cercueil jusqu’à Cantorbéry ; et j’eus ainsi l’occasion de donner la communion à M. Gladstone. Le corps de mon père reposait dans son cercueil devant l’autel, recouvert du même drap qui, plus tard, je crois, a servi à recouvrir le cercueil de M. Gladstone lui-même. A Cantorbéry, ensuite, les obsèques eurent un caractère merveilleusement saisissant. Une grande tempête de vent, de pluie, et de tonnerre faisait rage au dehors, pendant que nous déposions à l’intérieur de la cathédrale, auprès des portes de l’Ouest, le corps du premier archevêque enterré là depuis la Réforme. Et, pendant notre voyage de retour vers la maison de mes parents, il nous semblait incroyable de penser que nous ne devions pas retrouver cette même personnalité vivante et active, s’avançant au-devant de nous pour nous accueillir lorsque nous arriverions à Addington.
Une semaine après ces obsèques, ma santé s’altéra brusquement et gravement, si bien que les médecins m’enjoignirent de partir pour l’Égypte, sans un jour de retard, et d’y demeurer jusqu’à la fin de l’hiver. Je me souviens que ma dernière requête au révérend Donaldson, avant d’apprendre la nécessité de mon prochain départ, avait été pour demander que, désormais, nous eussions de nouveau un office quotidien, dans notre église, au lieu des deux offices par semaine que nous prescrivait le régime présent. Mais M. Donaldson m’avait répondu que, à son avis, il valait mieux s’abstenir de cette innovation.
Jusqu’au moment de la mort de mon père, je ne pense pas qu’un doute m’ait jamais traversé l’esprit touchant l’inanité des prétentions du catholicisme. Je me rappelle qu’un jour, comme mon père et moi revenions, à cheval, d’une de nos promenades, je lui dis tout d’un coup que je n’arrivais pas à comprendre cette phrase du Credo : « Je crois en la sainte Église catholique ». « Par exemple, ajoutai-je, les catholiques romains font-ils partie de l’Église du Christ ? » Mon père demeura un moment silencieux, puis il me dit que Dieu seul savait de manière certaine ceux qui étaient ou qui n’étaient pas membres de son Église. Quant à lui, mon père, il n’était pas éloigné d’admettre que les catholiques romains avaient erré assez gravement, dans leurs croyances doctrinales, pour avoir perdu tout droit à figurer dans le corps du Christ. Et sans doute cette réponse me satisfit pleinement ; car je n’ai pas souvenir d’avoir réfléchi de nouveau à la question durant les mois suivants.
Mais peu de temps après la mort de mon père, les choses commencèrent à m’apparaître sous un jour nouveau ; et ce fut surtout durant les cinq mois de mon séjour en Orient que les titres de l’Église catholique se révélèrent à moi. L’événement se produisit à peu près de la façon que voici.
Tout d’abord, mon contentement de l’Église d’Angleterre subit un certain choc lorsque je découvris quelle très petite chose, et très peu importante, était, en réalité, la communion anglicane. Nous voyagions, en effet, à travers la France et l’Italie, rencontrant au passage d’innombrables églises dont les fidèles ne savaient rien de notre « catholicisme » national. Souvent déjà, auparavant, j’avais été sur le continent ; mais je n’y étais plus retourné depuis que je m’étais officiellement identifié à l’Église d’Angleterre. A présent, je regardais tout ce qui m’entourait avec des yeux plus professionnels, et grande était ma stupeur de constater que nous n’y tenions aucune place. Ce vaste continent semblait tout à fait ignorer notre existence ! Moi-même qui me croyais un prêtre, je ne pouvais pas me dire tel à des étrangers sans devoir ajouter des clauses distinctives !
Enfin nous arrivâmes à Louqsor, et je dus, à l’occasion, assister le chapelain anglican de l’hôtel dans la célébration des offices. Mais tout cela, décidément, m’apparaissait bien isolé et bien provincial. De plus, ce chapelain se trouvait être de tendances fortement évangéliques, et je me rendais compte de n’avoir rien de commun avec lui. Jamais, par exemple, il n’aurait rêvé de s’intituler « prêtre ». (J’ajouterai que ce chapelain était destiné à périr bientôt, avec toute sa famille, dans le tremblement de terre de Messine, où il s’en était allé remplir les fonctions de pasteur anglican.)
Ce malaise croissant se trouva confirmé un jour où, durant une promenade à cheval que je faisais dans les villages voisins, j’étais entré, par simple caprice, dans la petite église catholique de Louqsor. Cette église était perdue au milieu des cabanes de boue du village ; il n’y avait autour d’elle aucune atmosphère de protection européenne, et je dois avouer que son intérieur était aussi peu engageant que possible, avec une énorme quantité de mousseline sale et de papier découpé. Et cependant je suis aujourd’hui convaincu que c’est là que, pour la première fois, quelque chose qui ressemblait à une foi expressément catholique s’est éveillé en moi. L’église faisait si évidemment partie de la vie du village ! Elle était de niveau avec les maisons arabes : elle restait ouverte toute la journée ; et puis elle se trouvait exactement pareille à toute autre église catholique du monde entier, sauf pour ce qui était de l’indigence de son ornementation artistique. Elle n’avait rien d’une espèce d’appendice à la vie européenne, emporté par une certaine nation, à travers le monde (un peu comme un tub en caoutchouc), pour offrir aux touristes de cette nation un surcroît de « confort », ou pour leur procurer une sensation de familiarité. Et si même cette église ne possédait pas un seul converti, du moins elle m’apparaissait accessible à tous, ce qui la distinguait encore de notre chapelle de l’hôtel.
Toutes ces choses, je ne puis pas affirmer que je les aie expressément reconnues sur-le-champ ; mais, en tout cas, c’est sûrement dans cette petite église, que, pour la première fois, il m’est venu à l’esprit de concevoir sérieusement que Rome pouvait avoir raison, et nous avoir tort, si bien que, dorénavant, mon ancien mépris pour le catholicisme a commencé à se mêler d’une nuance de crainte respectueuse. Afin de me rassurer, je me suis empressé de me lier d’amitié avec le prêtre schismatique copte de l’endroit ; et même je me souviens de lui avoir envoyé une paire de chandeliers en cuivre, pour son autel, après mon retour en Angleterre.
Une autre conséquence de cette impression fut que je commençai à raisonner un peu avec moi-même, pour me fortifier délibérément dans ma position d’anglican. Pendant mon séjour au Caire, j’avais eu deux audiences du patriarche copte ; je lui écrivis maintenant, de Louqsor, pour lui demander le droit d’être admis à la communion dans les églises coptes, tout cela par suite de mon désir de me persuader que nous n’étions pas aussi isolés que semblaient l’indiquer les apparences. Je ne m’inquiétais nullement de savoir si les Coptes étaient teintés ou non d’hérésie (car l’on connaît le proverbe anglais sur la discrétion forcée des habitants d’une maison de verre) ; mais l’unique chose qui me préoccupât était de songer que nous autres, anglicans, faisions au monde l’effet d’être tristement isolés ! En d’autres termes, je commençais pour la première fois à prendre conscience d’une aspiration instinctive vers la communion catholique. Une Église nationale, hors de sa nation, c’était décidément quelque chose de bien misérable ! Le patriarche, d’ailleurs, ne daigna point me répondre, et je demeurai tout frémissant d’une vague honte.
Encore mon malaise s’accrut-il lorsque, au sortir de Louqsor, je passai par Jérusalem et par la Terre sainte. Là aussi, dans ce berceau du christianisme, je constatai que nous étions moins que rien. Il est vrai que l’évêque anglican de Jérusalem me témoigna une extrême bonté, me pria de prêcher dans sa chapelle, me fit cadeau d’une petite croix d’or, et obtint pour moi la permission de célébrer la communion dans la chapelle d’Abraham. Mais cette dernière faveur elle-même fut loin d’avoir de quoi me rassurer. Il nous était défendu de nous servir de l’autel grec ; on avait dû apporter du dehors une table, ainsi que les ornements habituels, prêtés par une pieuse confrérie anglicane ; et ce fut dans ces conditions que, tout distrait et gêné, épié curieusement de la porte par un groupe de Grecs, je célébrai ce qu’alors je croyais être les mystères divins, avec une impression de solitude qui me pesait lourdement.
La même chose se retrouvait dans toutes les Églises. Chaque secte imaginable de l’Orient, hérétique ou schismatique, avait son tour à l’autel du Saint-Sépulcre : car chacune avait au moins derrière soi la respectabilité de plusieurs siècles, une sorte de continuité historique. Je pus voir, notamment à Bethléem, des rites bien étranges et bien invraisemblables. Mais l’Église anglicane, celle que j’avais été accoutumé à considérer comme le tronc sain d’un arbre pourri, celle-là n’avait de privilèges nulle part. C’était comme si elle n’eût pas existé ; ou plutôt je la voyais reconnue et traitée par le reste de la chrétienté, simplement, comme une secte protestante d’origine toute fraîche. Par une manière d’affirmation solennelle, je me mis à porter publiquement ma soutane dans les rues, à la grande consternation de quelques protestants irlandais dont j’avais fait la connaissance, et dont je me souviens que, dès lors, je me sentais fort ennuyé de songer que j’étais en pleine communion religieuse avec eux. J’eus même une véritable querelle avec un marchand du pays qui m’avait dit que, malgré ma soutane, il supposait que je n’étais pas un prêtre, mais un pasteur.
Il y avait d’autres pasteurs, dans le groupe en compagnie duquel je me rendis à Damas ; et deux ou trois d’entre nous, chaque matin avant de partir, célébrions le service de communion dans l’une des tentes. L’un de ces pasteurs, un Américain très pieux et d’un sérieux profond, non seulement récitait tout haut son office à cheval, mais avait amené avec soi ses vêtements cultuels, ses vases, ses chandeliers, et ses hosties, dont je me servais, moi aussi, avec une joie secrète. Je suis heureux d’ajouter que ce pasteur, de même que moi, a été plus tard reçu dans l’Église catholique, et ordonné prêtre.
Un coup nouveau m’attendait à Damas. Je lus dans le Guardian que le prédicateur à qui je devais ma notion d’une doctrine distinctement catholique, celui-là même qui m’avait amené à faire ma première confession, venait de se soumettre à l’Église romaine. Je ne saurais décrire le choc et l’horreur que fut pour moi cette nouvelle. J’écrivis de Damas au susdit prédicateur une lettre qui — ou du moins je me plais maintenant à le supposer — ne contenait pas un seul mot amer : mais le fait est que je ne reçus aucune réponse. Le destinataire m’a simplement dit, depuis, que l’absence de reproches, dans le ton de ma lettre, l’avait étonné.
Ce fut également à Damas que, une fois de plus, je revins à mon projet de fondation d’une maison religieuse ; et, par une sorte de défi aux sentiments qui commençaient à me troubler, je décidai avec un ami que la constitution et le cérémonial de notre fondation seraient expressément « anglais ». Nous ne devions porter aucun vêtement eucharistique, mais des surplis et écharpes noires ; après quoi, nous ne devions, dans notre ordre nouveau, rien faire de particulier, trop heureux simplement d’appartenir à une maison pieuse.
Ce fut dans ces dispositions que je revins en Angleterre, avec l’espoir d’y trouver un havre de paix. Là, du moins, je le savais, je ne serais plus agité à chaque instant par des preuves trop évidentes de mon isolement ; sans compter que j’y trouverais aussi, exactement, l’atmosphère de repos et de beauté dont j’avais besoin. J’avais été nommé vicaire assistant à Kemsing, le village même où avait eu lieu cette inoubliable retraite qui m’avait initié pour la première fois à l’idée d’un dogme ordonné. L’emploi que l’on m’avait imposé était des plus faciles : car l’état de ma santé m’empêchait encore de me livrer à tout travail un peu fatigant.
Et, en vérité, je vécus à Kemsing une vie extraordinairement heureuse, pendant environ une année. La vieille église avait été restaurée avec un goût exquis, la musique était fort belle, le cérémonial plein de dignité, et nettement « catholique ». Le presbytère où je demeurais avec l’un de mes amis était une maison charmante, toujours peuplée de personnes charmantes ; et, dans cette atmosphère appropriée, mes troubles disparurent aussi complètement que possible.
Ce fut là que, pour la première fois, après une seconde retraite prêchée par le Père Mathurin, mon curé introduisit régulièrement l’usage de célébrer la communion, chaque dimanche, avec des surplis de toile. Nous n’employions cependant ces surplis, ainsi que les lumières et les hosties, que dans la matinée du dimanche, et non pas aux offices solennels de midi : car nous avions à considérer les vues très anti-catholiques du châtelain du lieu, qui, tout en étant un vieillard des plus courtois, apportait un véritable fanatisme à affirmer sa position d’ultra-protestant. J’ai souvent admiré l’étonnante réserve de ce châtelain pendant qu’il nous accueillait, mon curé et moi, dans sa belle vieille maison : car je savais qu’au fond de son cœur il nous croyait des ennemis avérés de la croix du Christ, et des collaborateurs plus ou moins conscients de la Femme Écarlate de Rome. J’ajouterai que je n’aimais pas beaucoup, pour ma part, cette façon d’adopter une certaine forme de culte le matin et une autre à midi : car je me fortifiais de jour en jour dans les principes de la Haute Église, et je me souviens d’avoir été félicité de mes instincts « catholiques » par le pasteur de Londres à qui j’allais régulièrement me confesser quatre fois par année. Ce fut aussi durant cette période que je m’affiliai à trois sociétés ritualistes de Londres. Mais l’essentiel est que, pendant tout ce temps, je me sentais infiniment heureux à Kemsing.
Il m’était redevenu tout à fait possible, en concentrant résolument mes regards sur les seuls objets qui me convenaient, de croire que l’Église d’Angleterre était ce qu’elle prétendait être, la mère spirituelle du peuple anglais et une partie authentique de l’Église universelle du Christ. Je m’étais lié d’amitié avec des personnes excellentes, dont je suis heureux de pouvoir dire que leur affection m’est restée fidèle jusqu’à ce jour ; j’avais commencé à m’occuper soigneusement de mes prédications ; et je travaillais beaucoup à instruire les enfants du village. Les seules occasions que j’eusse de me rappeler les faits extérieurs étaient, de temps à autre, des réunions ecclésiastiques, et puis aussi, parfois, de petits paragraphes secs et coupants, dans les journaux, m’apprenant que telle ou telle personne que j’avais connue autrefois venait d’être « reçue dans l’Église catholique romaine ».
Ce n’est vraiment qu’au bout d’une année de parfait repos que me sont revenus mes troubles de naguère, et sans que je puisse me rappeler exactement aujourd’hui l’occasion qui les a réveillés en moi. Il m’arrivait bien parfois, durant cette première année, d’avoir des moments de malaise, en particulier après avoir chanté la célébration chorale. Je me demandais alors si, en fin de compte, c’était chose possible que je me trouvasse dans l’erreur, et que la cérémonie où je venais de prendre part, cette fête rendue si belle et par l’art et par la dévotion, ne fût rien autre qu’un effort « subjectif » de notre Église pour affirmer nos titres à une qualité que nous ne possédions point. Il y avait, dans le chœur de notre église, une plaque de cuivre consacrée à la mémoire d’un certain « Thomas de Hoppe », un prêtre d’avant la Réforme ; et, à plus d’une reprise, j’ai songé malgré moi à ce qu’aurait pensé ce sir Thomas de toutes nos pratiques anglicanes. Mais je m’étais accoutumé à traiter toutes les pensées de ce genre comme des tentations. Je les confessais expressément comme des péchés ; je lisais des livres en faveur de l’Église d’Angleterre, je m’ingéniais de toutes mes forces, dans un ou deux cas, à retenir des paroissiens qui se sentaient le désir de passer au catholicisme ; et j’achevais de tâcher à me réformer moi-même par l’adoption d’un langage des plus méprisants à l’égard de ce que j’appelais la « mission italienne », — d’une formule qui avait été, je crois, imaginée autrefois par mon père.
Je me rappelle surtout un incident qui montre bien à quel point ces pensées étaient alors en train de me préoccuper. J’assistais, dans la cathédrale de Saint-Paul, à la cérémonie organisée pour fêter le Jubilé de Diamant de la Reine Victoria ; et, parmi les innombrables personnages curieux qui s’offraient à mes regards, je me rappelle qu’à beaucoup près c’était le représentant du pape qui m’attirait le plus. Je ne cessais pas de l’observer, épiant tous ses gestes, et m’efforçant de me persuader que ce prélat romain se trouvait impressionné par le spectacle de notre Église d’Angleterre dans toute la plénitude de sa gloire. Cette cérémonie était d’ailleurs, vraiment, un spectacle frappant ; et j’éprouvais un enthousiasme profond à la vue du groupe magnifique de nos archevêques et évêques, assemblés sur les marches du chœur, en robes solennelles. Le bruit avait même couru que ces hauts dignitaires avaient consenti à porter des mitres, et cette rumeur avait grandement ému notre monde religieux. En fait, nos évêques ne portaient point de mitres : mais c’était un plaisir de voir l’éclat fastueux des coiffures très diverses qu’ils avaient arborées. L’évêque de Londres, que je revois encore, portait sur la tête une sorte de toque dorée qui valait presque une mitre ; et j’exultais à la pensée des récits et descriptions que devrait faire le prélat papiste, lorsqu’il reviendrait auprès de ses arrogants amis de là-bas. J’eus également plaisir à apprendre, un jour ou deux plus tard, qu’un pasteur anglican de ma connaissance avait été pris pour un prêtre catholique, dans la foule de la sortie.
Chose étrange : je ne fus que très faiblement affecté par la décision papale au sujet des ordres anglicans. Certes, cette décision m’avait surpris, d’autant plus qu’un membre du clergé anglican, revenu de Rome où il avait été en mesure de se bien renseigner, m’avait assuré que la décision nous serait favorable ; mais, encore une fois, jamais la déception ainsi éprouvée ne m’a touché très à fond. J’avais simplement conscience comme d’une certaine sensation de douleur sourde, dans mon âme, toutes les fois que j’y pensais : mais jamais, durant tout le temps qui a précédé ma conversion, la condamnation solennelle de nos ordres anglicans ne m’a fortement remué, dans un sens ni dans l’autre.
Ce fut encore pendant cette année de Kemsing que je reçus ma première confession, celle d’un jeune élève d’Eton qui demeurait aux environs, et qui n’allait point tarder à devenir catholique. Je me rappelle mon émoi à la pensée que quelqu’un pourrait nous déranger pendant la cérémonie : car, bien que la confession fût prêchée dans notre paroisse, elle n’y était pour ainsi dire jamais pratiquée. Je finis par fermer à clef la porte de l’église, tout tremblant d’émoi ; j’écoutai la confession, et puis je m’en revins au presbytère avec le sentiment d’avoir commis une faute à la fois terrible et splendide.
Mes anciens troubles me revinrent donc après une année de répit, et je finis même par être plongé dans une inquiétude pénible. Mais cette inquiétude, je pus le constater dès lors, avait sa source beaucoup plus dans la région des sentiments que dans celle de l’intelligence. J’avais beau lire des livres de controverse anglicans, et me nourrir du recueil de sarcasmes anti-catholiques du savant Littledale, je sentais bien que tout cela n’atteignait pas la source profonde de mes troubles. Ceux-ci provenaient surtout, me semble-t-il, de deux choses : tout d’abord, de cette impression d’isolement que m’avait laissée mon voyage sur le continent, en me faisant voir l’abîme qui séparait mon anglicanisme du reste des Églises chrétiennes ; et secondement ils venaient de la nécessité où j’étais de reconnaître la force des prétentions romaines à continuer l’Église d’avant la Réforme, comme aussi la faiblesse respective de nos propres prétentions anglicanes. Ces deux choses me furent encore bien cruellement rappelées pendant un mois que je passai à Cadenabbia, et pendant lequel je m’étais chargé des fonctions de chapelain anglican dans cette charmante petite station italienne. A Kemsing même, j’ai souvenir d’une circonstance encore qui, s’ajoutant à celles que j’ai mentionnées plus haut, tendait également à accroître mon inquiétude.
A quelques milles de notre paroisse se trouvait un couvent de religieuses anglicanes dont les pratiques extérieures étaient absolument pareilles à celles d’un couvent catholique. Les jours de fêtes non prévues par notre Livre de Prières , telles que la Fête-Dieu et l’Assomption, l’habitude était que certains pasteurs, à la fois de Londres et des paroisses d’alentour, vinssent assister aux offices du couvent ; et c’est ainsi que, plusieurs fois, j’eus l’occasion d’y prendre part. Le missel romain était employé là avec tous ses articles ; et, le jour de la Fête-Dieu, une procession s’organisait qui se conformait jusque dans le moindre détail aux directions précises de la liturgie catholique. Un reposoir était installé dans le beau jardin du couvent, et la procession chantait le Pange lingua . Or, il faut savoir que ces nonnes ne se contentaient nullement de jouer à la vie religieuse : elles célébraient l’office de nuit toutes les nuits, selon l’observance la plus stricte, récitaient naturellement le bréviaire monastique, et vivaient une vie de prière, dans une retraite absolue. Mais il m’était impossible de me persuader, malgré tous mes efforts, que l’atmosphère d’une telle maison eût rien de commun avec celle de notre Église d’Angleterre. Je discutais à l’occasion avec le chapelain du couvent, qui, tout de même que son successeur, allaient me précéder dans l’Église catholique. Je critiquais certains détails : mais les réponses du chapelain, toutes pleines de la science la plus sûre, avait beau vouloir me prouver que l’Église d’Angleterre, étant catholique, pouvait prétendre à tous les privilèges catholiques, ces réponses ne parvenaient pas à me satisfaire. Loin de là, elles m’amenaient à sentir plus vivement que les privilèges catholiques étaient tout à fait étrangers au caractère essentiel de l’Église anglicane, ce qui, du même coup, paraissait impliquer comme conclusion que cette Église n’était pas catholique. Aussi suis-je certain aujourd’hui que ces visites, plus encore peut-être que tout le reste, ont commencé à mettre en pleine lumière devant mes yeux le gouffre qui me séparait de la chrétienté catholique. Je me souviens d’avoir fait don d’une lampe d’argent pour la statue de la Vierge, dans ce couvent, par manière d’entraînement, afin d’essayer de fortifier mes droits à faire partie de l’Église universelle.
Ainsi le temps coulait, et mon inquiétude s’aggravait. Je commençais à réfléchir sur mon cas. Je me disais que la vie que je menais à Kemsing était trop heureuse pour être sainte, et je méditais d’autres plans d’avenir. J’avais acquis, à ce moment, une certaine habileté dans la prédication. Je pris part à une mission paroissiale, et fus invité par le chanoine missionnaire de notre diocèse à venir décidément m’installer près de lui pour l’aider dans son œuvre. Mais j’avais, depuis lors, formé le rêve de me vouer à la vie religieuse sous sa forme la plus pure : et j’ajouterai que mes velléités de me rendre à l’invitation du chanoine missionnaire furent encore bien réduites lorsque j’appris que, dans la chapelle de Cantorbéry que nous aurions eue, force nous aurait été de renoncer à ce beau cérémonial accoutumé. En toute honnêteté, je ne pense pas que j’aie été, à ce moment ni jamais, un simple « ritualiste », attachant une importance prépondérante à la liturgie ; mais il me semblait évident que la foi et son expression devaient aller de front, et que nous nous rendrions gratuitement la tâche malaisée en voulant prêcher une religion dont les signes extérieurs et l’accompagnement liturgique indispensable se trouveraient absents. Je n’en finis pas moins, cependant, par me décider à accepter l’invitation, si le successeur de mon père, l’archevêque Temple, était d’avis que je l’acceptasse. L’archevêque se montra plein de bonté pour moi : mais sa réponse, après une demi-heure d’entretien, fut tout à fait péremptoire. Elle me fit entendre que j’étais trop jeune pour une tâche aussi importante ; si bien que je m’en retournai à Kemsing avec la résolution arrêtée de m’offrir plutôt à faire partie de cette communauté anglicane de la Résurrection dont j’avais entendu parler bien des fois déjà, avec des éloges respectueux.
Quelques semaines après, j’eus à ce sujet un entretien avec le révérend Gore (aujourd’hui évêque d’Oxford), dans sa maison de chanoine à Westminster ; et je fus définitivement admis à l’épreuve, dans la communauté. Le révérend Gore, lui aussi, me témoigna une bonté et une sympathie extrêmes. Il semblait comprendre mes aspirations, tandis que, de mon côté, je me sentais profondément ému à la fois de sa propre attitude et de la calme atmosphère religieuse qui l’entourait. J’avais désormais l’impression que tous mes troubles avaient pris fin. La pensée de la vie nouvelle qui s’ouvrait devant moi m’excitait et me ravissait infiniment, et il me devenait plus facile que jamais de traiter toutes les « difficultés romaines » comme des tentations diaboliques. En revoyant tout cela aujourd’hui, je comprends que mon attention était simplement distraite, et mon imagination absorbée par la nouveauté du spectacle qui allait s’offrir à moi ; en réalité, mon inquiétude de naguère persistait sans aucun changement. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsque je me rendis à Birkenhaed pour assister à la retraite annuelle de la communauté, par laquelle devait commencer ma période d’épreuve, aucune pensée de pouvoir jamais abandonner la communion anglicane ne m’apparaissait concevable. J’allais être lancé parmi les flots d’une mer entièrement nouvelle ; j’allais vivre comme avaient vécu les moines d’il y a cinq siècles ; j’allais réaliser — d’une manière imprévue, il est vrai — mes anciens rêves de Llandaff et de Damas ; j’allais me consacrer à Dieu, une fois pour toutes, dans la plus haute des vocations accessibles à l’homme.
Il me sera toujours impossible de reconnaître exactement la dette de gratitude que je dois à la communauté de la Résurrection, non plus que d’exprimer l’admiration que j’ai constamment ressentie, et continue de ressentir à l’égard de l’esprit et des méthodes de cette communauté. Tout au plus pourrai-je essayer de décrire l’apparence extérieure de la vie de ses membres, en tâchant de mon mieux à faire entrevoir la profonde charité, la fraternité et la dévotion chrétienne dont elle était imprégnée. Il est vrai que les membres de la communauté ne me permettraient plus, aujourd’hui, d’aller séjourner parmi eux comme j’aimerais souvent à le faire ; mais, individuellement, ils m’ont gardé pour la plupart une touchante amitié. J’ai cependant l’idée qu’une telle visite, en raison même de ce sentiment, risquerait de leur être pénible, ainsi qu’à moi ; mais, d’autre part, il faut songer que le fait, pour un anglican, de devenir catholique n’a pas du tout, aux yeux des anciens amis de cet ex-anglican, la signification qu’aurait pour des catholiques une conversion en sens opposé. Car lorsqu’un catholique abandonne l’Église, ceux dont il se sépare le regardent comme un infortuné qui a quitté le bercail du Christ pour se perdre dans un désert. Peu importe la congrégation religieuse nouvelle à laquelle il s’est désormais attaché ; il n’en a pas moins renoncé à faire partie de ce que ses amis considèrent comme l’unique corps du Christ. Lorsqu’un anglican de la Haute Église devient catholique, au contraire, tout ce qu’il fait, au point de vue de la théorie anglicane, est simplement de se transporter d’une région de l’Église universelle dans une autre. D’après la théorie de la « Branche », il a simplement passé d’une branche à une autre ; et d’après la théorie de la « Province », pour employer une phraséologie encore plus récente, il s’est détaché seulement de Cantorbéry, mais non point de l’Église du Christ, comme l’entendent les anglicans. Il a bien, aux yeux de ceux-ci, le grave tort d’être devenu « schismatique », et celui, plus grave encore, d’avoir dénié la validité des ordres qu’il avait naguère acceptés ; mais il n’en est pas moins impossible pour ses amis de le regarder comme un apostat, au sens commun du mot, et le fait est, il faut leur rendre cette justice, que c’est chose très rare qu’ils le regardent comme tel. Assurément, en tout cas, mes anciens frères de la communauté de Mierfield ne m’ont jamais témoigné d’aucune façon une opinion qui aurait été, de leur part, à la fois discourtoise et parfaitement injuste.
Je dois encore noter, avant de procéder à une description sommaire de notre vie à Mierfield, que tout ce que je mettrai dans cette description de l’existence et de la règle de la communauté anglicane ne dépassera jamais ce que peut avoir observé librement tout visiteur qui a séjourné dans la pieuse maison. Chaque famille a ses « secrets » — par où j’entends simplement ses petites habitudes et méthodes de vie intime — et il ne serait ni décent ni loyal à moi d’en faire mention ici. Je me bornerai à dire que ce côté intérieur de notre vie quotidienne, nos relations mutuelles, leur ton et leur atmosphère, étaient d’une douceur infinie, et, avec cela, merveilleusement « chrétiens ». Je suppose qu’il doit y avoir eu, çà et là, des difficultés, inséparables de l’intimité constante de tempéraments aussi nombreux et variés : mais de ces difficultés je n’ai vraiment conservé aucun souvenir. Je me rappelle seulement l’extraordinaire bonté et générosité dont j’ai toujours été comblé.
Nous demeurions dans une grande maison entourée de son propre jardin, au sommet d’une hauteur dominant la vallée de la Calder. C’était une région un peu enfumée, avec de hautes cheminées visibles tout à l’entour : mais le large espace de terrain appartenant à la maison nous garantissait de toute sensation de resserrement ou d’encombrement. Notre vie extérieure était une adaptation des anciennes règles religieuses, où se combinaient surtout les traditions monastiques des Rédemptoristes et des Bénédictins. Quelques-uns des frères employaient presque tout leur temps à des travaux d’érudition, s’occupant à éditer des ouvrages liturgiques, des chants religieux, des écrits dogmatiques ou édifiants ; et, à l’usage de ces frères, la communauté possédait une riche bibliothèque d’environ cinq mille volumes. Le reste des frères, qui formaient la majorité, passaient une moitié de l’année en prières et en études dans la maison, et l’autre moitié en travail de mission et d’évangélisation.
Nos journées s’écoulaient d’après un plan très pratique et très simple. Levés vers six heures et demie, nous nous rendions aussitôt à la chapelle pour la prière du matin, avec les psaumes de Primes, et pour l’office de communion ; à huit heures, nous déjeunions ; à neuf heures moins le quart, nous récitions l’office de Tierce et faisions une méditation. Jusqu’à une heure, ensuite, nous travaillions dans la bibliothèque ou dans nos chambres ; et puis, après l’office de Sixte, et les Intercessions, c’était le dîner. L’après-midi commençait par des exercices corporels, promenade ou jardinage ; à quatre heures et demie, nous goûtions après avoir récité None. Et puis, de nouveau, nous travaillions jusqu’à sept heures, où nous allions à la chapelle pour chanter l’office du soir ; nous soupions à la demie, et, après une petite récréation et une ou deux heures de travail, nous récitions les Complies à dix heures moins le quart, après quoi nous rentrions dans nos chambres pour la nuit. Le samedi matin, une sorte de chapitre était tenu où, tous agenouillés, nous faisions une confession publique de tous nos manquements extérieurs à la règle.
La vie de la communauté, au moment où j’y entrai, se trouvait quelque peu dans un état de transition. Les frères se dirigeaient, un peu à tâtons, vers la création d’une règle plus stricte ; et le fait est que, au moment où je me suis séparé d’eux, quatre années plus tard, un développement considérable s’était déjà produit dans le sens d’un mode de vie plus complètement monastique. Le silence, par exemple, s’étendait de plus en plus, à tel point que, durant les derniers temps, nous ne pouvions plus parler depuis les Complies jusqu’au dîner du lendemain. Le travail manuel, avec un nombre d’heures déterminé, était devenu une règle absolue : nous cassions et transportions du charbon, nous cirions nos souliers, et faisions nous-mêmes nos lits. Ma dernière tâche manuelle à Mierfield a été la construction d’un escalier, dans la carrière attenant à la maison. Je travaillais là tous les après-midi, et, tout en taillant mes pierres, je roulais et retournais en moi-même mes difficultés intérieures. De même encore le costume de la communauté, qui d’abord avait été facultatif, évoluait continuellement vers la prescription d’un véritable habit religieux, consistant en une soutane du type bénédictin accompagnée d’une ceinture de cuir. A l’origine, aussi, le chef de la communauté était ordinairement appelé notre « doyen » ; mais lorsque le révérend Gore fut nommé évêque de Birmingham, et que nous nous fûmes choisi un nouveau chef, celui-ci fut dorénavant revêtu du titre de « supérieur ». J’ajouterai que le mot de « Père », pour désigner les membres de la communauté, avait été d’abord plutôt désapprouvé ; vers la fin, au contraire, ce mot était devenu presque d’un emploi général, encore qu’un ou deux membres continuassent à ne pas goûter la signification qu’il impliquait. Tous ces divers changements, ardemment désirés par une majorité dont je faisais partie, n’étaient pas admis sans quelques protestations de la part de trois ou quatre membres attachés aux vues anciennes ; et bien que jamais je n’aie aperçu dans nos rapports rien qui ressemblât à de l’amertume, je me rappelle que l’un des frères, tout au moins, se trouva forcé de quitter la communauté au moment du renouvellement annuel des vœux, faute pour lui de pouvoir s’accommoder de toutes ces innovations, trop « romaines » à son gré.
Quant à ces vœux eux-mêmes, j’aurais plus de peine à les expliquer. Ils ont été plus d’une fois spirituellement raillés dans la presse anglaise, et je dois bien avouer aujourd’hui que les railleries dont on les a accablés n’étaient pas sans quelque raison d’être. Nous étions supposés nous engager au célibat, mais seulement jusqu’au jour où il nous plairait de nous marier. En gros, la période de probation durait normalement une année pleine, de juillet à juillet, après laquelle le novice, si les votes de la communauté l’y autorisaient, se voyait admis à faire sa profession. Celle-ci consistait en une promesse formelle d’observer les règles de la communauté pendant treize mois, et en une expression de l’intention délibérée d’appartenir à cette communauté pour la vie entière. Cette profession n’était donc pas du tout une simple épreuve : elle constituait, en pratique, une intention pour la vie entière, mais avec faculté de se dédire si, pour un motif quelconque, l’existence adoptée se montrait intolérable. La règle essentielle était fondée sur les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. En un mot, le régime de vie était un peu moins rigide que celui des communautés catholiques ordinaires ; mais, à coup sûr, il dépassait de beaucoup en rigueur celui de congrégations dans le genre de l’Oratoire.
Nous étions alors au nombre d’environ quatorze frères, qui tous avaient reçu les ordres de l’Église d’Angleterre, et qui tous avaient une expérience personnelle du travail paroissial. Nous n’avions pas de frères lais : les tâches domestiques indispensables que nous ne pouvions pas accomplir nous-mêmes étaient faites par trois ou quatre serviteurs payés. Depuis, le nombre des membres de la communauté s’est élevé à une moyenne allant de vingt à trente ; un vaste collège de la Résurrection a été élevé sur les terrains dépendant de la communauté, et pourvoit à l’éducation de jeunes gens pauvres en vue du ministère ecclésiastique. Un prieuré a été ouvert à Leeds, et une maison de communauté à Johannesburg, dans l’Afrique du Sud. Je crois savoir aussi que l’on a essayé de s’ajoindre des frères lais. Pareillement l’on m’a dit que la communauté était en train de se faire construire une chapelle. Pendant que j’étais à Mierfield, nous nous servions pour nos offices d’une grande chambre de la maison, très adroitement adaptée et ornée pour nos cérémonies. Celles-ci étaient vraiment à la fois très pieuses et pleines de dignité, mais ne s’élevaient pas, dans leur rituel, au-dessus du niveau ordinaire de ce qu’on peut appeler le parti anglo-catholique. Nous faisions usage de vêtements de toile blanche ; mais plus tard, et tout d’abord au moyen d’un don fait par moi à la communauté, nous avions commencé à substituer aux aubes blanches des vêtements de couleur. Nous ne nous refusions pas à employer l’encens, mais sans aucune cérémonie spéciale ; et quant à ce qui était de notre musique, nous chantions, le plus souvent, un plain-chant non accompagné, adapté aux paroles du Livre de Prières anglican. Je dois le dire en toute franchise, nous ne chantions pas bien ; mais du moins faisions-nous de notre mieux, et je n’oublierai pas aisément l’impression de mystère et de beauté qui s’exhalait de nos offices chantés du dimanche matin. L’autel était du type moyen anglican, avec deux cierges sur l’autel lui-même, deux autres sur les piliers des rideaux, et deux autres encore sur les côtés du chœur. Nous avions également une lampe de sanctuaire, mais dont la vue m’était toujours un peu désagréable, étant donné que la présence de cette lampe ne répondait à aucune signification définie.
Il m’est impossible de décrire le profond bonheur dont je jouis à Mierfield. Pendant une année environ, je ne fis que très peu de prédication au dehors, et m’occupai presque entièrement à la prière ainsi qu’aux études théologiques. Mon « maître de noviciat » était un homme singulièrement habile pour la direction des âmes ; et bien qu’il ne fût pas mon confesseur, toujours je le sentais capable et désireux de m’aider. Pendant un temps, il n’y avait avec moi qu’un seul autre candidat soumis à la probation : un Irlandais d’une éloquence et d’une ferveur remarquables, qui allait devenir un prédicateur de missions de premier ordre, mais qui, plus tard, allait quitter la communauté pour se marier. Les circonstances nous forçaient à vivre beaucoup ensemble, et je trouvais en lui un enthousiasme expansif de foi et de confiance dans l’Église d’Angleterre (alternant, il est vrai, avec de sombres dépressions) qui contribuait énormément à me réconforter.
Lorsque le moment de ma profession approcha, cependant, je commençai à me méfier un peu de mon aptitude à la vie de communauté. Ce n’était pas que je fusse encore troublé d’un retour de mes difficultés « romaines » de naguère, car celles-là avaient à peu près complètement disparu ! mais je me demandais si ma position n’était pas trop « avancée » pour que je pusse me satisfaire pleinement de l’esprit de la maison, — et cela d’autant plus que la communauté venait alors de prendre une certaine résolution beaucoup trop timide, à mon gré, en vue d’une crise possible dans l’Église d’Angleterre. Je dois dire que, dès lors, j’en étais venu à admettre en pratique tous les dogmes de l’Église catholique, à la seule exception de celui de l’infaillibilité du pape. J’avais étudié et analysé respectueusement la Théologie morale de Lehmkuhl, en omettant simplement toutes les sections qui traitaient de l’autorité du Souverain Pontife. Je récitais régulièrement mon rosaire, j’invoquais les saints ; j’estimais que le mot « transsubstantiation » était celui qui exprimait le mieux la réalité de la présence de Notre-Seigneur dans le sacrement ; je considérais la pénitence comme le moyen normal par lequel se trouvait remis le péché mortel après le baptême ; enfin je n’avais aucun scrupule à me servir du mot de « messe » pour désigner l’office de la communion. C’étaient également ces doctrines que je prêchais, dans un langage un peu voilé ; et j’avais même constaté qu’elles seules me permettaient de provoquer l’enthousiasme de mes auditeurs. Elles seules, tout au moins, me permettaient de mettre en relief cette adorable personne du Christ, dont je m’efforçais de faire le centre vivant de mon enseignement. Je me rappelle, par exemple, qu’un vicaire indigné m’a reproché d’exposer une doctrine qui lui semblait « un mélange de romanisme et de wesleyanisme », accusation qui m’avait ravi au dernier point. Je dois ajouter que, d’autre part, la communauté en général me faisait l’effet d’être beaucoup trop prudente, en désirant se dissocier du parti extrême dans l’Église d’Angleterre ; pour ma part, c’était pleinement à ce parti que je me rattachais.
Le résultat de ces doutes et scrupules fut que je retardai d’un an encore ma profession, afin de me mieux éprouver. Mais cette année de délai me délivra de toutes mes difficultés. Je commençais à me sentir de plus en plus encouragé dans mon travail de mission, et à reconnaître que ma calme vie à Mierfield me donnait des ressources de toute espèce qu’il m’aurait été impossible d’obtenir ailleurs. Mes lecteurs catholiques auront peine à le croire ; mais c’est un fait que, pendant cette période de ma vie religieuse anglicane, je pouvais passer beaucoup plus d’heures dans le confessionnal que je l’ai pu ensuite dans l’Église catholique : encore que cela s’explique naturellement par ce fait que, depuis ma conversion, je n’ai jamais prêché une mission régulière. Dans une certaine paroisse de Londres, par exemple, quatre journées entières après l’achèvement de notre mission furent employées, par mon collègue et moi, à écouter des confessions, à recommander des résolutions et des règles de vie, cela pendant au moins douze heures chaque jour, tandis que deux heures encore se trouvaient consacrées à des sermons qu’écoutaient de nombreux auditoires.
Ces pieuses tâches, toutefois, ne devaient m’échoir qu’après ma profession. Mais dès avant celle-ci il m’a semblé qu’un très important travail devait être accompli. Nous sortions de notre vie paisible de Mierfield tout brûlants de zèle, et partout nous trouvions des hommes et des femmes qui paraissaient nous attendre. Nous voyions de tous côtés surgir des conversions ; nous apercevions des pécheurs transformés tout d’un coup, par la puissance de Dieu, en des enfants éveillés à la vie spirituelle et enflammés du désir de s’instruire ; nous voyions les tièdes changés en fervents, les obstinés contraints de déposer les armes. Comment douter que la grâce de Dieu fût à l’œuvre avec nous ? Et, si l’Église d’Angleterre était capable d’être employée par Dieu comme l’instrument d’une tâche si belle, comment aurais-je douté désormais de sa mission surnaturelle ? Et donc, cela étant, et puisque par ailleurs j’avais rencontré un bonheur et une inspiration si extrêmes dans ma vie monastique à Mierfield, pourquoi aurais-je hésité davantage à adopter définitivement cette vie ?
Avant ma profession, le révérend Gore, notre supérieur, me demanda, à ma grande surprise, si je ne courais aucun danger de tomber dans le « romanisme ». Très franchement je lui répondis : « Non, autant du moins que je puis en juger ! » Et ce fut sans la moindre alarme que, en juillet 1901, je prononçai mes vœux. J’eus là une journée exceptionnellement heureuse. Je m’étais fait faire une nouvelle soutane, que je suis en train de porter précisément aujourd’hui, après l’avoir fait adapter à la coupe romaine. Ma mère vint à Mierfield, et fut présente à la cérémonie, dans le petit vestibule de la chapelle. Je me vis solennellement installé dans la communauté : tous les frères me baisèrent la main ; je prononçai mes vœux, et reçus la communion comme gage de stabilité. L’après-midi, je fis une promenade en voiture avec ma mère, dans une sorte d’extase bienheureuse.
Et puis, une fois de plus, je me remis au travail. Je crois bien que la partie la plus difficile de ma tâche extérieure consista dans l’étrange diversité des doctrines et des rites avec lesquels il me fut donné de prendre contact parmi les paroissiens anglicans, encore que, d’une manière générale, nous ne fussions invités à conduire des missions que dans des paroisses où l’on acceptait d’avance nos vues et les principes de notre prédication. J’ajouterai que, d’ailleurs, le parti ritualiste extrême était loin de nous regarder comme satisfaisants, et cela, sans doute, surtout à cause de la position personnelle de notre supérieur. Le révérend Gore, en effet, à tort ou à raison, passait pour faire partie de la Haute École libérale ; il était supposé très réservé sur la doctrine de l’Incarnation ; ses idées sur la critique biblique étaient tenues pour dangereuses ; et enfin on le jugeait un peu « original » sur le chapitre du socialisme chrétien. Et il va sans dire que tout cela n’était pas sans me causer une certaine détresse, attendu que, sur ces trois derniers points notamment, je n’étais pas du tout parmi les disciples de notre vénérable supérieur. Mais ce qui m’éprouvait plus encore, comme je l’ai dit, était l’obligation pour moi d’officier dans des paroisses beaucoup moins avancées, où, du reste, je n’étais invité que pour prononcer un sermon de temps à autre, le clergé de l’endroit ayant l’impression que la présence toute passagère de l’un des « frères » de Mierfield n’aurait pas de quoi le compromettre irréparablement. Dans ces églises, tout de même que dans les trois églises anglicanes de Mierfield, où nous suivions les offices, à notre choix, le dimanche soir, j’avais le chagrin de trouver des doctrines et un cérémonial étonnamment divers. Dans l’une de ces églises, le clergé n’avait pas le droit de revêtir des vêtements sacerdotaux ; dans une autre, ces vêtements n’étaient de mise que pour les offices où ne devaient pas assister les gros bonnets protestants de la paroisse. Ici et là, on voilait adroitement les doctrines relatives à la Présence réelle ; la pénitence n’était mentionnée qu’à regret, en passant, et comme un simple « sacrement de réconciliation » ; ou bien l’on ne l’enseignait qu’à un petit nombre de privilégiés, dans de petits offices de confréries, sans compter que, naturellement, nous ne touchions à qu’une dixième partie du profond désaccord de pensée et de sentiments dont il nous était impossible d’ignorer l’existence dans notre Église d’Angleterre.
Du moins avais-je fini, après un peu d’expérience, par être en état de reconnaître aussitôt, sur un simple coup d’œil à l’adresse du pasteur ou de son église, le niveau doctrinal particulier de l’enseignement donné dans une paroisse. Si bien que je m’étais accoutumé à adopter deux ou trois plans différents de prédication, en rapport avec ce niveau des paroisses où je devais prêcher. Dans les moins avancées de ces paroisses, je prêchais simplement l’amour du Christ, ou les joies du repentir, ou encore la paternité de Dieu, avec toute la ferveur qui brûlait en moi, espérant que ces vérités produiraient leurs fruits naturels normalement, un jour ou l’autre, dans les âmes de ceux qui m’écoutaient. La seule fois qu’il me fut donné de prêcher dans l’abbaye de Westminster, je concentrai toutes mes énergies dans un effort pour montrer la personne du Christ au centre de toute la religion chrétienne, m’abstenant de toucher à aucune doctrine plus définie. En quoi je ne me montrais pas aussi courageux qu’un autre des membres de notre communauté qui, dans les mêmes circonstances, avait osé dénoncer les « autels morts » de la vénérable abbaye !
Mais cette nécessité même n’en était pas moins très pénible pour moi ; et c’est ainsi que par degrés, sans que je m’en rendisse bien compte sur le moment, ma confiance dans la valeur divine de l’Église d’Angleterre recommençait, une fois de plus, à s’ébranler. J’avais l’habitude, dans mes moments d’angoisse, de revenir précipitamment à Mierfield, comme au meilleur refuge : car là, tout au moins, je trouvais la paix et une unanimité suffisante. Et puis j’avais découvert un moyen qui me semblait alors tout à fait péremptoire. Je vais essayer d’indiquer brièvement en quoi il consistait.
Autrefois, en ma qualité de partisan modéré de la Haute-Église, j’avais admis que l’Église d’Angleterre, dans sa ressemblance supposée avec l’Église « primitive », était la confession la plus orthodoxe de toute la chrétienté. Il me semblait alors que Rome et l’Orient, d’un côté, avaient erré par excès, tandis que les sectes non-conformistes, d’autre part, avaient erré par défaut, sans compter que ces dernières, en renonçant à la succession épiscopale, avaient expressément abandonné toute place matérielle dans le Corps visible du Christ. Mais cette position doctrinale de naguère s’était, depuis longtemps, écroulée sous moi. En premier lieu j’avais vu l’impossibilité de croire que pendant un millier d’années environ, entre le cinquième siècle et la Réforme, les promesses du Christ eussent failli, et que pendant tout cet espace de temps la corruption de l’hérésie eût souillé la pureté originelle de l’Évangile. En second lieu j’avais commencé à percevoir que, dans l’Église du Christ, il devait exister une voix vivante qui, sinon douée d’une infaillibilité positive, devait du moins être considérée comme autorisée. Je reconnaissais la nécessité de l’existence d’un évêque ou d’un concile qui pût juger les théories nouvelles, répondre aux nouvelles questions. Chose singulière, j’avais même tenté de trouver cette voix vivante dans notre Livre de Prières communes et dans les Articles de notre Église anglicane, c’est-à-dire de voir en eux un interprète définitif de la vieille foi apostolique ! Mais maintenant j’avais constaté l’inanité d’une telle tentative, puisque ces formulaires eux-mêmes pouvaient être pris dans des sens tout à fait différents. Le ritualiste, par exemple, affirme que le Livre de Prières nous enseigne la présence objective et réelle du Christ dans le sacrement, tandis que le membre de la Basse-Église prétend n’y rien découvrir d’autre qu’un simple symbole spirituel. Et lorsque, ensuite, j’interrogeais avec désespoir les seuls éléments de l’Église d’Angleterre qui eussent quelque ressemblance avec une voix vivante, les décisions de nos évêques ou les résolutions des conférences pan-anglicanes, je constatais que celles-ci ou bien étaient partagées, ou bien refusaient de répondre, ou bien encore répondaient d’une manière qu’il m’était impossible de concilier avec ce qui m’apparaissait désormais constituer la foi chrétienne. De telle façon que la théorie de la Haute-Église modérée m’était devenue inaccessible, et que je m’étais vu forcé de me créer une théorie nouvelle, pour mon usage propre. Cette théorie, je crus momentanément l’avoir trouvée à l’intérieur de l’église ritualiste, et voici comment :
L’Église catholique, d’après mes vues nouvelles, consistait dans l’union de toutes les Églises chrétiennes qui conservaient le Credo et le ministère apostolique. Cette réunion comprenait donc à la fois Rome, Moscou, et Cantorbéry, comme aussi quelques sectes détachées, telles que celle des vieux-catholiques, dont les doctrines m’étaient d’ailleurs fort peu connues. Donc, cette « Église catholique » possédait une espèce de voix propre : elle parlait par son consentement tacite. Là où Rome, Moscou, et Cantorbéry étaient d’accord, je reconnaissais expressément la voix du Saint-Esprit ; sur les points où les trois Églises différaient de doctrine, le champ restait libre pour l’opinion privée. Or, Cantorbéry avait parfois chancelé dans son témoignage, mais il me semblait tout au moins que jamais notre grand siège épiscopal n’avait émis une hérésie positive. En conséquence, sur les points où Cantorbéry n’avait pas eu l’occasion de parler, l’on devait admettre que ses vues étaient celles du reste de la chrétienté catholique.
C’était là une théorie des plus commodes, car elle me permettait d’embrasser, en fait, toutes les doctrines de l’Église catholique propre, à l’exception de celles de l’infaillibilité papale et de la nécessité d’une communion extérieure avec Rome. De cette manière, je pouvais me procurer l’impression d’avoir derrière moi la tolérance muette, sinon l’autorité explicite, de ma communion anglicane, et en même temps l’autorité de l’Église tout entière du Christ.
On peut voir par là combien je m’étais éloigné déjà de l’ancienne position tractarienne , n’admettant que l’appel à l’Église non divisée. Au contraire, les divisions n’avaient aucune importance pour moi ; le schisme était impossible, en fait, aussi longtemps que se trouvaient maintenus le Credo et le ministère apostolique. J’avais également laissé bien loin derrière moi mes anciennes positions, celles de mes débuts dans le sacerdoce, et qui consistaient à regarder l’Église d’Angleterre comme l’unique tronc sain d’un arbre pourri. Je m’étais créé désormais une théorie beaucoup plus large, que je serais tenté d’appeler « diffusive », et qui, vraiment, m’a fort bien suffi jusqu’au jour où, tout d’un coup, je l’ai sentie à son tour s’effondrer misérablement. A l’ombre de cette théorie, j’invoquais les saints, en présence de petites images que j’avais dessinées moi-même et clouées autour d’une statue de la Vierge ; j’adorais le Christ dans son sacrement, et j’avais même commencé à m’imprégner, pour la première fois, d’un certain esprit de soumission catholique. Dès qu’une doctrine m’était proposée qui avait en sa faveur l’autorité de l’Église diffusive — c’est-à-dire sur laquelle Rome surtout s’était prononcée, et que Cantorbéry n’avait point contredite — je l’acceptais de tout mon cœur, en écartant aussitôt toutes mes préventions contre elle.
Je fus d’abord un peu embarrassé pour m’expliquer de quelle manière une telle autorité parlait aux ignorants qui se trouvaient hors d’état de rechercher les points particuliers de désaccord entre les trois grandes Églises chrétiennes : mais, là encore, je finis peu à peu par me constituer une théorie. Tout de même que le catholique romain ignorant s’adresse à un prêtre qui est en communion avec l’autorité du Pontife romain, de même le laïc ignorant de l’Église diffusive devait s’adresser à un prêtre qui reconnaissait l’autorité de la dite Église ; et c’est en effet chose certaine, que si les laïcs de cette espèce recouraient à ce moyen, ils trouveraient une unanimité à peu près suffisante. Je proposai même cette vue à mes supérieurs, en 1903, comme un mode possible pour moi d’échapper à mes dernières difficultés : mais j’eus le chagrin de m’entendre affirmer qu’une telle vue n’était pas acceptable. Et j’avoue que, alors ni maintenant, je n’ai compris pourquoi : car il me semble que, si seulement l’on admet mon point de départ, cette théorie est la seule issue logique et pratique qui en puisse résulter.
Et, ainsi donc, je demeurai pendant près de deux ans un membre avéré de la communauté. Pendant l’une de ces deux années, je me sentis très heureux et confiant, sauf un ou deux cas où, brusquement, mes anciens troubles reparaissaient, et puis m’abandonnaient de nouveau. J’avais trouvé autour de moi, comme je l’ai dit déjà, une fraternité et une amitié inappréciables. Maintenant encore, dans mes rêves, il m’arrive de revenir à Mierfield, — mais jamais, Dieu merci, en qualité d’anglican ! Dans un de ces rêves, je me rappelle que le cardinal Merry del Val venait d’être élu supérieur de la communauté, et avait reçu notre soumission. J’étais là, moi aussi, tout rayonnant de joie, éclatant de rire à force de bonheur. Une autre fois, je revenais à Mierfield comme prêtre catholique, et m’étonnais de voir qu’il n’existât aucune barrière de gêne entre mes anciens frères et moi : nous nous tenions ensemble, dans le grand hall , et causions fraternellement comme autrefois. En réalité, cependant, je ne suis jamais revenu à Mierfield, malgré tout le plaisir que j’aurais à y retourner, même sans la compagnie de Mgr Merry del Val : la communauté n’a point cru pouvoir m’y autoriser.
C’est là, aussi, que j’ai commencé pour la première fois à ordonner en système mes pratiques de dévotion, et aussi à m’essayer dans l’art de la méditation ; et c’est là également que Dieu m’a récompensé avec abondance de mes pauvres efforts. Déjà il me préparait, comme je le vois bien à présent, pour la résolution décisive qu’il allait bientôt proposer à mon libre choix.
Ce fut, je crois bien, durant l’été et l’automne de 1902 que je commençai à écrire un petit livre intitulé la Lumière invisible . Certaines histoires que m’avait racontées mon frère aîné m’avaient suggéré l’idée de ce livre, et je m’étais mis à l’écrire peu à peu, dans mes moments de loisir. Les divers récits qui formaient le volume, et où le mysticisme se mêlait volontiers d’un élément surnaturel, se déroulaient autour d’une figure principale que j’avais appelée un « prêtre catholique » ; et bien souvent, depuis lors, on m’a demandé si mon intention avait été de faire de ce personnage un véritable catholique ou un anglican [4] . Ma seule réponse est que je concevais mon héros comme pouvant appartenir indistinctement à ces deux confessions. Ma théorie de l’Église diffusive m’amenait de plus en plus à supprimer, dans mes pensées aussi bien que dans ma prédication, toute séparation entre ce que je considérais simplement comme des parties différentes du grand Corps mystique du Christ ; et c’est ainsi que, dans ma Lumière invisible , j’évitais soigneusement tout ce qui aurait risqué de trop « spécialiser » le « catholicisme » de mon vénérable héros. Ajouterai-je que ce souci m’apparaît maintenant revêtu d’une signification dont je n’avais point conscience sur le moment ? Il prouve que, dès lors, je n’avais plus en notre Église d’Angleterre la confiance parfaite qui, naturellement, m’aurait porté à représenter mon personnage comme un prêtre anglican.
[4] J’ai publié naguère, à la librairie Perrin, une traduction de cette lumière invisible , en y intercalant quelques autres récits d’un genre analogue, mais qui, ceux-là, avaient été écrits par le P. Benson après sa conversion définitive au catholicisme (T. W.).
Avant, pendant, et après la rédaction de ce livre, je me suis senti de plus en plus attiré par le mysticisme. J’avais écarté de moi la contemplation froide et positive du dogme, et m’étais efforcé de cacher celui-ci sous la réalité plus chaude d’une expérience intime d’ordre spirituel. Dans mon livre même, je tâchais à imprégner du dogme l’essence des récits, bien plutôt qu’à l’exprimer explicitement. On m’a aussi demandé si les histoires que je racontais étaient « vraies » ; à cela je puis répondre seulement que le livre, dans son ensemble, n’a pas d’autre prétention que d’être une œuvre du genre romanesque. Et je crois, d’ailleurs, qu’il m’a été donné là de réussir assez heureusement à me maintenir sur le terrain moyen entre le catholicisme et l’anglicanisme, puisque le livre continue, aujourd’hui encore, à trouver maints lecteurs à la fois parmi les catholiques et les anglicans. Mais sans aucun doute j’étais encore, à cette date, très profondément pénétré d’anglicanisme ; car, lorsque j’ai écrit l’une des histoires du livre où je montrais une religieuse en prière devant le Saint-Sacrement, j’avais dans l’esprit un couvent anglican où j’étais allé plusieurs fois, et je me suis également beaucoup inspiré de l’atmosphère de l’endroit même où je demeurais pendant que j’écrivais ce récit — le presbytère anglican de Saint-Cuthbert, à Kensington, où le Saint-Sacrement est conservé nuit et jour sur l’autel.
Oui, la fortune de ce petit livre — ou plutôt la différence des personnes qui goûtent ce livre et de celles à qui il déplaît — m’apparaît, elle aussi, bien significative. En fait, la Lumière invisible rencontre plus de succès auprès des anglicans qu’auprès des catholiques. Et, certes, il est naturel que certains anglicans se plaisent à rechercher, dans mon livre, le témoignage de ma triste décadence, à la fois littéraire et spirituelle, depuis que j’ai quitté l’Église d’Angleterre : mais, en dehors même de ce point de vue particulier, c’est chose certaine que les anglicans préfèrent infiniment ma Lumière invisible à tout ce que j’ai écrit depuis lors, tandis que la plupart des catholiques, et moi-même avec eux, estimons que le livre intitulé : Richard Raynal, solitaire , est beaucoup mieux écrit, et d’une portée religieuse bien supérieure. J’avouerai même que, pour ma part, je ressens une vive antipathie à l’égard de ma Lumière invisible , du moins au point de vue spirituel. J’ai écrit ce livre dans un état d’excitation fiévreuse, et sous l’influence de ce qui m’apparaît maintenant comme une sentimentalité maladive. Je m’entraînais à me rassurer concernant la vérité de la religion, et cela m’avait conduit à prendre un ton affirmatif et catégorique qui, plus d’une fois, n’était pas exempt d’affectation. J’ajouterai que le livre risque même, sous certains rapports, d’être malfaisant ; car il suppose que l’intuition spirituelle, ou même la simple imagination, constitue un élément essentiel de toute expérience religieuse, et que la réalisation personnelle est un mode de croyance préférable à celui de la simple foi d’une âme qui se borne à recevoir la vérité divine de la main d’une autorité divine. Pour les catholiques il est presque indifférent de savoir si l’âme se trouve en état de « réaliser », de transformer en objets de vision personnelle, les faits révélés et les principes de la vie spirituelle ; l’unique chose importante est que la volonté y adhère, et que la raison les approuve. Mais pour les anglicans, dont la théologie ne comporte pas de fondement raisonnable, et parmi lesquels l’autorité est, il faut bien le dire, inexistante, il est beaucoup plus naturel de placer le centre de gravité dans les émotions, plutôt que dans la raison unie à la volonté. La raison, pour eux, doit être continuellement étouffée, même dans sa propre sphère légitime, et la volonté presque toujours concentrée au-dedans de soi. De telle sorte que le seul mode de vie spirituelle, pour les anglicans, le seul royaume où opère la spiritualité, se trouve être l’expérience du sentiment individuel. Et si l’antipathie que m’inspire aujourd’hui mon premier livre peut paraître exagérée, cette exagération doit provenir d’une sorte de réaction contre les erreurs et les vaines ombres au milieu desquelles j’ai eu longtemps à vivre.
Je voudrais expliquer, à ce propos, de quelle façon je réussissais à conserver ma foi dans les ordres anglicans. Je me disais qu’il y a deux choses dans la réception d’une grâce : le fait lui-même et le mode de réception. Le fait est affaire d’intuition spirituelle, le mode, de perception intellectuelle. Pour ce qui concernait le fait, la communication réelle entre Notre-Seigneur et mon âme, telle qu’elle se produisait surtout dans certains moments solennels, là-dessus je n’éprouvais pas le moindre doute ; non plus que je n’en éprouve encore aujourd’hui. Sans aucune espèce d’hésitation, je continue à déclarer que mes communions, dans notre chapelle de Mierfield et ailleurs, les confessions que je faisais ou celles que j’entendais pendant ma période d’anglicanisme, demeureront toujours parmi les moments les plus sacrés de ma vie. Leur dénier toute réalité, ce serait en vérité trahir Notre-Seigneur et répudier Son amour. Mais il en va tout autrement du mode de réception. Pendant que j’étais dans l’Église d’Angleterre, j’acceptais, à peu près jusqu’au dernier jour, l’affirmation par laquelle cette Église garantissait que j’étais un prêtre, et j’en déduisais naturellement que la grâce de mon ordination avait une valeur sacramentelle ; tandis que plus tard, lorsque je me suis soumis à Rome, j’ai accepté avec une sécurité bien plus grande, avec un consentement intérieur tout autant qu’extérieur, l’affirmation suivant laquelle je n’avais jamais été prêtre si peu que ce fût. Rome ne m’a jamais demandé de rien admettre des choses parfaitement absurdes et blasphématoires que les anglicans l’accusent volontiers d’exiger de ses nouveaux fidèles, comme, par exemple, la nature diabolique, ou même simplement illusoire, de la grâce accordée par Dieu à ceux qui sont de bonne foi dans des croyances erronées. Dans mes confessions anglicanes, je faisais des actes de contrition parfaitement valables, et tâchais de mon mieux à accomplir le sacrement de pénitence ; dans mes communions, j’élevais mon cœur vers le Pain de Vie ; et, en conséquence, Notre-Seigneur n’aurait pas été le Récompenseur de tous ceux qui le servent s’Il n’était pas venu à moi durant ces instants, et n’avait pas répondu à mon appel par Sa sainte visitation.
Toutes ces choses que je viens d’écrire, je les ai comprises bien longtemps avant que ma soumission à Rome devînt imminente ; et lorsque mes supérieurs ou mes frères me disaient que je coupais des cheveux en quatre, ce reproche ne parvenait aucunement à me troubler. Je savais, dès lors, que l’épaisseur d’un quart de cheveu pouvait parfois constituer une grande distance.
Pendant l’été de 1902, je dis à ma mère, au cours d’une promenade avec elle, que j’avais eu des troubles intérieurs touchant la validité de l’anglicanisme ; mais je lui affirmai que mes troubles s’étaient de nouveau dissipés, et je lui promis que, s’ils faisaient mine de reparaître, je viendrais aussitôt m’en entretenir avec elle. Or, dès la Noël suivante, je me vis dans l’obligation de tenir cette dernière promesse ; et en vérité, je ne saurais dire combien je fus touché de la manière dont ma mère accueillit ma confidence. Depuis lors, elle et mon supérieur furent tenus au courant de chacune des phases de la crise que je traversais. J’exécutais à la lettre chacune de leurs recommandations, je lisais tous les livres que l’on me donnait, et qui avaient pour objet de défendre le point de vue anglican ; je consultais toutes les autorités vivantes que l’on me proposait. J’ajouterai que ma mère et mon supérieur m’ont traité, l’un et l’autre, jusqu’au dernier jour, avec une bonté et une sympathie extrêmes. Sous tous les rapports, je me félicite aujourd’hui d’avoir agi à leur égard comme je l’ai fait : car tous les deux, ma mère et mon supérieur, lorsqu’ensuite je me suis soumis à Rome, et que, suivant l’usage en pareil cas, un flot d’accusations s’est répandu sur moi, se sont empressés d’informer tous leurs correspondants de la fausseté absolue de ces accusations, du moins en ce qui touchait ma prétendue dissimulation.
Ce fut, je crois bien, au mois d’octobre de l’année 1902 que l’abîme de détresse où j’étais plongé me devint si intolérable que, avec la permission de mon supérieur, j’écrivis une longue lettre à un prêtre catholique des plus en vue, pour lui faire l’exposé de toutes mes difficultés. (Je dirai tout à l’heure ce qu’elles étaient au juste.) La réponse que je reçus me surprit alors infiniment : elle m’étonne beaucoup moins aujourd’hui, puisque le prêtre en question est mort, un peu plus tard, tout à fait en dehors de la communion catholique. Il me définissait très soigneusement la doctrine de l’infaillibilité papale, m’indiquait le sens précis attaché à ce dogme par l’opinion générale de l’Église, et, en conclusion, me conseillait d’attendre. Il me disait — chose que j’ai reconnue depuis n’être pas vraie — que, si les « minimistes » semblaient avoir triomphé pour ce qui concernait la formule du décret proclamant l’infaillibilité, c’étaient au contraire les « maximistes » qui avaient eu constamment le dessus depuis lors ; et il ajoutait que, bien que pour son propre compte, étant un « minimiste », il se sentît personnellement le droit de rester au point où il était, il ne se croirait pas cependant autorisé à recevoir personne dans l’Église sans que le nouveau converti adhérât pleinement aux termes qui prévalaient maintenant, c’est-à-dire aux principes des « maximistes ». Après quoi il déclarait que ces principes étaient parfaitement impossibles à admettre pour des personnes raisonnables. D’où résultait pratiquement, comme je l’ai dit, la conclusion que je ferais mieux d’en rester où j’étais. Il y avait même dans sa lettre une phrase qui m’a donné, dès ce moment, un rapide soupçon de ce que j’appellerais la déloyauté objective de sa position. Je l’avais prié de se souvenir de moi dans sa messe ; et lui, en réponse, il me priait de me souvenir de lui dans la mienne !
Après ma réception dans l’Église, ce prêtre notoire m’a écrit de nouveau, pour me demander de quelle manière j’avais surmonté le grave obstacle qu’il m’avait indiqué. Je lui ai répondu que de telles distinctions artificielles n’avaient pas pu m’empêcher de vouloir m’unir à ce qui m’apparaissait incontestablement désormais le centre divin de l’Unité, et que j’avais simplement accepté le décret du Vatican dans le sens où l’Église elle-même l’avait promulgué et accepté.
Mais d’abord la lettre de mon correspondant, lorsqu’elle me parvint, me calma et me rassura pour quelque temps. Aussi bien n’avais-je que trop besoin d’être rassuré. Mon supérieur, de son côté, me fit observer qu’il m’aurait été impossible d’avoir plus manifestement une indication de la volonté de Dieu à mon endroit, me prouvant que celle-ci était que je demeurasse dans la communion où il m’avait placé. Le fait même que j’avais écrit à un prêtre catholique, et reçu de lui une réponse décourageante, nous semblait alors, à mon supérieur et à moi, un signe évident de la vraie nature de mon devoir. Ce fait semblait nous prouver également que, même à l’intérieur de l’Église romaine, existaient de larges divergences d’opinion, et que, même là, je chercherais vainement cette unité à laquelle j’aspirais. L’histoire ultérieure du prêtre en question, son excommunication, et sa mort en dehors de l’Église, ont d’ailleurs assez montré, naturellement, que tel n’était point le cas, et que l’Église ne souffre pas d’être représentée par des hommes qui, de bonne foi ou non, défigurent sa doctrine.
Toujours est-il que je me trouvai de nouveau rassuré : mais pour très peu de temps. Presque immédiatement, mes doutes reparurent. Je m’étais engagé de divers côtés à des prédications qui m’auraient occupé pendant tout cet hiver, et dont la date était toute proche. Je demandai la permission d’en être dispensé ; mais mon supérieur estima qu’il valait mieux ne pas m’accorder cette permission ; et le fait est qu’aujourd’hui, en revoyant ma situation, j’ai l’idée que le travail actif était vraiment, pour moi, la meilleure chance de faire taire le vacarme douloureux de mes doutes intérieurs.
Je prêchai donc quelques missions, allai passer la Noël chez ma mère, et revins de nouveau à Mierfield. Mais ma détresse ne faisait que grandir. J’avais même sollicité les prières d’un converti de fraîche date, qui, plus tard, a été comme moi ordonné prêtre, et qui était venu demeurer chez ma mère durant les vacances ; et je lui avais exposé une ou deux de mes difficultés, pour voir quelle réponse il y ferait. De nouveau, cependant, mon angoisse s’apaisa un peu dans la bienfaisante atmosphère de Mierfield ; et ce fut très à contre-cœur que je dus m’en aller de mon cher couvent pour aller prêcher une mission et diriger les offices de la semaine sainte dans une paroisse du Sud de l’Angleterre. Le vendredi saint, je prêchai les Trois Heures ; et, le soir du jour de Pâques, je parus pour la dernière fois dans une chaire anglicane, où je pris pour thème de mon sermon l’accueil fait par Notre-Seigneur à Madeleine pénitente. Je crois me rappeler que, dès ce jour-là, lorsque je redescendis les degrés de la chaire après mon sermon, j’eus déjà une prévision de ce qui allait m’arriver. Je revins à Mierfield dans un état profond d’épuisement corporel, spirituel et mental.
J’ai l’idée que les catholiques ne se rendent aucun compte de tous les obstacles que doivent franchir les anglicans avant de faire leur soumission à l’Église. Je ne parle pas seulement des souffrances extérieures, telles que la perte d’amis, de revenus, de positions, et souvent même des plus modestes commodités de la vie. De ce genre de pertes je me trouvais garanti, pour ma part, encore que la nécessité d’abandonner la communauté de Mierfield ait été, sans aucun doute, l’épreuve la plus cruelle que j’aie eue à subir jamais, au point de vue de ma vie sociale. J’ai tendrement baisé, à la manière grecque, la porte de ma chambre, en quittant celle-ci pour la dernière fois. Mais enfin je ne perdais pas, j’ose le dire, l’amitié personnelle des membres de la communauté, en tant qu’individus. Je les revois encore, à l’occasion, et reçois de leurs nouvelles. Aussi bien n’est-ce pas de ce côté de la lutte que je veux parler, mais bien du conflit purement intérieur. L’anglican passé au catholicisme se trouve, pour ainsi dire, simultanément chassé de tous les chemins qu’il suivait. Son âme est saisie d’une douleur intolérable, et dont l’unique soulagement se trouve dans une espèce de quiétisme impassible. Se soumettre à l’Église, pour un anglican, c’est sortir à jamais de ce qui lui est familier et cher, pour s’en aller dans un immense désert où il est certain d’être épié, soupçonné, raillé, à chaque rencontre qu’il fera. Ou plutôt c’est là, certainement, en majeure partie, une illusion, et les choses se révèlent sous un tout autre aspect lorsque l’ex-anglican est décidément devenu catholique. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’elles lui apparaissent d’abord sous cet aspect-là, qui pourrait bien être le dernier piège émotif tendu par Satan. A quoi j’ajouterai que celui-ci ne laisse pas d’être aidé, dans sa tâche, par la négligence des écrivains catholiques à rassurer les néophytes sur ce point particulier.
Deux incidents de cet ordre ont presque failli éteindre en moi la lumière naissante de la foi. Je ne veux pas les décrire ici ; mais, dans les deux cas, ils ont eu pour point de départ une parole imprudente sortie de la bouche d’un prêtre catholique très sincère et très bon, dans un discours public. Quand une âme atteint un certain degré de conflit intérieur, elle cesse d’être tout à fait logique ; elle devient alors quelque chose de très tendre et de très impressionnable, frémissant au moindre contact, et aspirant à n’être touchée que par des mains qui ont été percées de clous. Or cette âme endolorie, durant la crise qui précède sa conversion, se trouve traitée rudement, poussée impérieusement d’un côté et de l’autre par un directeur qui ne se fait pas la moindre idée de son état, vivant lui-même au centre de la lumière vers laquelle l’âme tremblante du converti tâche à s’élever parmi des souffrances indicibles. Quoi d’étonnant que, plus d’une fois, cette âme misérable se laisse retomber dans la pénombre, plutôt que d’avoir à en supporter davantage, et même se persuade qu’une demi-lumière accompagnée de charité doit être plus proche du cœur de Dieu qu’un soleil éclatant au milieu d’un désert ?
Je vais maintenant essayer de résumer brièvement la nature de ces doutes et de ces objections qui, depuis le mois d’octobre de l’année précédente, m’avaient de plus en plus préoccupé. Parfois, pour essayer d’y échapper, je me réfugiais désespérément dans la prière : mais bientôt mes angoisses me ressaisissaient, et, de nouveau, je me mettais à lire tous les livres qui avaient quelque chance de pouvoir me rassurer.
Il y avait, d’abord, la conception générale du plan divin ; et en second lieu il y avait les faits réels qui m’entouraient dans le monde. Je vais commencer par ce second point, qui, moins important à mes yeux que le premier, l’a cependant précédé dans mes pensées. Voici en quoi il consistait :
J’acceptais le christianisme comme la révélation de Dieu. C’était là, pour moi, un axiome dont je ne m’arrêterai pas à exposer les fondements. J’acceptais également la Bible comme un récit inspiré, et divinement garanti, des faits positifs de cette Révélation. Mais j’en étais arrivé à comprendre, comme je l’ai déjà expliqué, la nécessité de l’existence d’une Église enseignante qui fût chargée de conserver et d’interpréter les vérités du christianisme à la série des générations successives. C’est seulement pour une religion morte que des documents écrits peuvent suffire. Une religion vivante doit toujours être en état de s’adapter à un milieu nouveau sans rien perdre de son identité propre. D’où résulte cette conclusion certaine que, si le christianisme est, comme je le crois, une Révélation réelle, l’Église enseignante doit, en tout cas, avoir une opinion touchant le trésor confié à ses soins, et notamment touchant les divers points indispensables au salut de ses enfants. Cette Église peut rester elle-même dans l’indécision et peut permettre des vues divergentes sur des points purement théoriques ; elle peut souffrir, par exemple, que ses théologiens discutent au long des siècles les modes d’action de Dieu, ou bien encore les meilleures manières philosophiques d’interpréter les mystères du dogme ; elle peut encore autoriser la discussion sur les limites précises de certains de ses pouvoirs, et sur leur façon de s’exercer. Mais dans les choses qui affectent directement et pratiquement les âmes, comme par exemple le fait de la grâce, ses voies, les conditions nécessaires du salut, et le reste, il faut que non seulement l’Église ait une opinion définie, mais il faut aussi qu’elle la proclame constamment, et que, non moins constamment, elle impose silence à ceux qui voudraient obscurcir son opinion ou la défigurer.
Or, tel n’était pas du tout le cas pour la communion chrétienne dont je me trouvais faire partie.
J’étais desservant d’une Église qui ne semblait pas avoir une opinion fixe, même sur les matières les plus directement liées au salut des âmes. Ainsi, j’avais pour devoir de prêcher et de pratiquer le système de rédemption que Dieu nous a donné par le moyen de la vie et de la mort de Jésus-Christ, et je savais bien que ce système était sacramentel. Or, lorsque je regardais autour de moi, en quête d’un clair exposé de ce système, il m’était impossible de le découvrir. Il est vrai que bien des individus acceptaient et enseignaient ce que j’enseignais moi-même ; il y avait notamment les sociétés auxquelles j’appartenais, l’Union anglicane et la Confrérie du Saint-Sacrement, qui s’accordaient de la manière la plus absolue avec moi sur ce terrain : mais il m’était impossible de dire que les autorités de mon Église en fussent au même point. Pour m’en tenir à un seul exemple, mais capital — la doctrine de la Pénitence — j’ignorais tout à fait si mon Église me permettait ou non d’enseigner que cette pénitence était normalement indispensable pour le pardon du péché mortel. Au contraire, presque tous nos évêques niaient cela, et quelques-uns d’entre eux se refusaient même complètement à reconnaître le pouvoir de l’absolution. Mais, en admettant même que mes propres vues fussent tolérées — ce qu’elles n’étaient pas, tout au moins en droit strict — le fait que des vues qui excluaient les miennes se trouvassent jouir d’une égale tolérance, ce fait me prouvait que mes vues ne faisaient point partie de la doctrine foncière de mon Église. En mettant les choses au mieux, j’enseignais mon opinion privée sur un point qui demeurait encore, officiellement, indéfini. J’enseignais comme une certitude ce qui était encore incertain. De telle sorte que, à mesure que je me rendais un compte plus clair de cette situation, il me devenait de plus en plus impossible de dire que l’Église d’Angleterre proclamât le sacrement de la Confession.
Je n’ignorais pas que bon nombre de mes confrères avaient une manière très simple d’échapper à ce dilemme. Ils faisaient appel non pas à la voix vivante de l’Église d’Angleterre, mais à ses formulaires écrits, qu’ils interprétaient en accord avec leurs propres vues. Mais, pour ma part, j’avais peine à suivre sincèrement leur exemple, parce que j’avais commencé à comprendre qu’un formulaire écrit ne peut jamais être décisif dans une Église où ce formulaire peut être interprété selon plusieurs sens différents — ce qui était le cas pour celui-là, sans le moindre doute — et dans une Église où les autorités non seulement se refusent à décider de l’unique sens véritable, mais tolèrent avec une égale facilité des sens qui s’excluent et se détruisent l’un l’autre. De plus en plus, je commençais à sentir la nécessité absolue d’une autorité vivante qui pût continuer de parler au fur et à mesure que plusieurs interprétations nouvelles de ses paroles anciennes se disputaient le privilège d’être conformes à son opinion.
Et, naturellement, bien des personnes me conseillaient de m’en tenir à mon interprétation propre, sans m’occuper des autres : mais cela m’était impossible. J’estimais que, puisque mon interprétation était contestée, je n’avais pas le droit de l’enseigner comme valable. Là-dessus, on me rappelait le cas de théologiens anglicans tels que Pusey et Keble, qui avaient tranquillement soutenu comme certaines les vues les plus mystiques et les plus proches du catholicisme. Mais je répondais qu’il m’était impossible de m’appuyer sur l’autorité de tels individus particuliers, si éminents qu’ils fussent, étant donné qu’il y avait d’autres individus non moins éminents qui soutenaient des vues opposées.
Deux ou trois de mes conseillers, enfin, me disaient que je m’occupais là de points secondaires, et nullement essentiels. Ils m’assuraient que les dogmes généraux du Credo étaient les seuls qui fussent nécessaires, et que sur ceux-là l’Église anglicane se trouvait suffisamment d’accord. Mais je répondais que ces points dont je m’occupais étaient, au contraire, les plus pratiques de tous, ne concernant pas de vagues propositions théologiques, mais les détails les plus actuels de la vie chrétienne. Pouvais-je ou ne pouvais-je pas dire à mes pénitents qu’ils étaient tenus de confesser leurs péchés mortels avant la communion ? Et ce que je dis là de la Pénitence n’est qu’un exemple entre maints autres, car de tous côtés je voyais s’élever les mêmes questions. Je me trouvais entouré d’une Église dont la pratique m’apparaissait impossible à justifier. Ses enfants vivaient et mouraient par dizaine de milliers dans l’ignorance complète de ce que je croyais être le dogme chrétien, et dans une ignorance qui ne résultait point de leur propre négligence, mais bien de la volonté réfléchie d’hommes qui étaient des ministres de mon Église, aussi pleinement accrédités que moi-même, et qui en outre, tout comme moi, n’aspiraient qu’à enseigner ses préceptes et à lui obéir.
Et puis, de l’autre côté, je voyais l’Église de Rome. J’avais, je crois bien, lu et entendu tous les arguments historiques ou théoriques qu’il était possible d’apporter contre ses titres : mais, à la regarder du point de vue pratique, il ne pouvait point faire de doute pour moi que le système de cette Église agissait là où le système de mon Église anglicane demeurait impuissant. On me disait que cette action était toute machinale, ou bien encore superstitieuse : mais, en tout cas, elle était réelle, incontestable. Je me souviens d’avoir, un jour, dans une conversation privée, comparé les deux systèmes rivaux à deux feux préparés de deux manières différentes. Le système anglican était comme si un homme approchait une allumette d’une masse de combustible entassée en bloc ; là où ce geste s’accompagnait de beaucoup de zèle et de sincérité personnels, sûrement une flamme jaillissait, des âmes se trouvaient échauffées et éclairées ; mais aussitôt que cette influence personnelle disparaissait, tout redevenait comme auparavant. Dans le système romain, au contraire, on avait beau me dire que les individus faisaient voir moins de zèle et moins de piété : en tout cas, le feu brûlait d’une flamme sûre et constante, tout à fait indépendamment de l’influence individuelle, parce que le combustible se trouvait préparé et disposé en bon ordre. Qu’un prêtre fût négligent, ou même relâché, dans ses vues privées, il n’en résultait aucune différence essentielle : son troupeau n’en savait pas moins ce qui était nécessaire pour le salut, et comment il pourrait l’obtenir. Le plus petit enfant élevé dans l’Église catholique romaine savait, de la manière la plus précise, comment il pouvait se réconcilier avec Dieu et recevoir sa grâce.
En second lieu, il y avait la question générale de la catholicité. La théorie anglicane m’apparaissait simplement extravagante, maintenant que je la considérais d’un point de vue moins « provincial ». Je n’avais aucune idée, par exemple, de celui qui se trouvait être l’évêque légitime de Zanzibar : cela dépendait surtout, dans ma théorie d’alors, de la question de savoir quelle communion, la romaine ou l’anglicane, avait par hasard débarqué la première sur la côte d’Afrique ! En fait, la juridiction religieuse se présentait à moi comme une espèce de course au clocher pieuse. En Irlande, je savais fort bien que j’étais en communion avec des personnes qui, d’après mes vues individuelles, étaient absolument des hérétiques, et hors de communion avec des personnes dont les vues religieuses étaient exactement les miennes. Au contraire, la théorie romaine était, simplement, la même partout. Tout catholique romain pouvait dire avec saint Jérôme : « Je suis en communion avec le Christ, représenté par la chaire de Pierre. Sur ce rocher est construite toute l’Église. » Ici encore, la théorie romaine était logique et agissait, tandis que ma théorie anglicane n’avait ni consistance, ni action pratique.
Après cela, il va sans dire que ces considérations ne résolvaient pas le problème. On me rappelait que Notre-Seigneur aimait à parler par paraboles, et se refusait volontiers à trancher les nœuds par des réponses simples et directes. Il n’y avait rien d’impossible à ce que le fil doré de Son plan divin passât précisément à travers ces fourrés qui me semblaient impénétrables, et que la grande route toute droite ne fût qu’un monument de l’impuissance et de l’erreur humaines.
Aussi, bien que ces points me prédisposassent en faveur de l’Église de Rome, estimais-je qu’il m’était encore nécessaire de beaucoup lire et de beaucoup réfléchir avant de me décider. Sans compter que d’autres points dérivaient de ceux-là, qui exigeaient également une élucidation minutieuse. Par exemple, comment se pouvait-il que des dogmes qui contraignaient aujourd’hui la conscience des fidèles ne l’eussent pas contrainte il y a cent ans ? Que penser de dogmes nouvellement proclamés, comme celui de l’Immaculée-Conception — qui d’ailleurs, comme matière d’opinion privée, me paraissait parfaitement acceptable — et comme celui de l’infaillibilité papale ? Et puis enfin, il restait toujours encore le vieux problème, vainement étudié, des textes relatifs à saint Pierre et des commentaires patristiques à leur sujet.
Si bien qu’il y avait une chose que je commençais à voir avec une certitude de plus en plus accablante : à savoir, qu’il était impossible, en raison des immenses complications de l’histoire, de la philosophie, de l’exégèse, de la loi naturelle, etc., de soutenir avec probabilité n’importe quelle théorie au monde. Les matériaux d’après lesquels je me trouvais forcé de juger, avec toute mon incompétence, étaient comme un vaste kaléidoscope de couleurs. Chaque homme avait une inclination naturelle vers une théorie, et tendait à choisir celle-là. Il était incontestablement possible de trouver des arguments en faveur de l’anglicanisme, ou de la papauté, ou du judaïsme, ou du système des Quakers. Et c’était dans ces conditions, presque désespérantes, que je m’étais mis à l’œuvre ! Mais, avec cela, il y avait une chose qui m’apparaissait, par degrés, non moins évidente : à savoir, que l’intelligence, réduite à ses propres moyens, ne pouvait prouver que très peu. L’énigme que Dieu m’avait donné à résoudre consistait en des éléments dont la solution avait besoin non seulement de la tête, mais aussi du cœur, de l’imagination, des intuitions, en un mot de notre nature humaine tout entière. C’était chose impossible d’échapper complètement à notre prévention native : mais du moins je devais faire de mon mieux. Je devais me reculer un peu de la toile, et regarder la peinture d’ensemble, au lieu de me tenir penché sur elle avec un centimètre. Voilà ce que je sentis de plus en plus, à mesure que j’avançais dans mon enquête ! Mais, avant d’en arriver là, je m’étais plongé à l’aveugle dans le tourbillon affolant de la controverse.
J’ennuierais le lecteur en essayant de lui fournir une liste un peu complète de tous les ouvrages de controverse que j’ai lus, pendant les huit derniers mois de ma période anglicane. Je dévorais littéralement tout ce que je pouvais trouver, dans les deux camps. Je me nourrissais des livres du Révérend Gore, de Richardson, de Pusey, de Ryder, de Littledale, de Puller, de Stone, de Percival, de Mortimer, de Mallock, de Rivington. J’étudiais avec soin un manuscrit sur l’histoire du règne d’Élisabeth ; je prenais des notes en abondance ; et enfin je lisais le Développement de Newman, ainsi que la réponse de Mozley. Je cherchais aussi l’interprétation de divers points chez les Pères, mais avec une espèce de désespoir, en me sachant tout à fait incompétent pour décider, là où de grands savants s’étaient trouvés en désaccord. Je dois avouer que toutes ces lectures m’ont troublé et désolé au dernier point. Ne valait-il pas mieux pour moi abandonner ces recherches poussiéreuses, et rester paisiblement dans la situation où m’avait placé la Providence divine ? Après tout, une renaissance extraordinaire de vie spirituelle s’était produite, récemment, dans l’Église d’Angleterre, et la nature de ma tâche de missionnaire m’avait tout particulièrement permis d’en constater les effets. Ne serait-ce pas une sorte de péché contre le Saint-Esprit, de tourner le dos à une œuvre aussi manifestement solide de la grâce, pour me mettre en quête de ce qui pourrait bien n’être qu’un brillant et séduisant fantôme ?
Par degrés, cependant, trois choses se dégagèrent pour moi de ce bruyant tourbillon d’idées et écrits. La première de ces trois choses fut une pensée. Mon supérieur m’avait donné à entendre que je m’exposais sans aucun doute au péché d’orgueil en me hasardant à dresser mon opinion propre contre les vues d’hommes tels que Pusey et Keble, d’hommes qui m’étaient infiniment supérieurs en science, en expérience, et en valeur morale. Ces hommes avaient pénétré dans toutes les questions qui m’occupaient, les avaient explorées bien plus profondément que je pouvais jamais espérer de le faire : et ils étaient arrivés à la conclusion que les titres de Rome n’étaient point justifiés, et que l’Église d’Angleterre formait, tout au moins, une partie de l’Église du Christ. Or, je compris clairement, tout d’un coup, ce que j’avais seulement soupçonné jusque-là : à savoir que si, comme je le croyais, l’Église du Christ était la voie divine du salut, c’était chose impossible que la découverte de cette voie fût une affaire d’intelligence ou d’érudition, car, à ce prix, le salut deviendrait plus facile pour l’homme adroit et possédant des loisirs que pour l’homme simple et n’ayant point le temps de longues réflexions. Et quant à ce qui était de la sainteté d’hommes tels que Pusey, je me dis que, somme toute, le Christ était venu en ce monde pour sauver les pécheurs. Deux ou trois textes de l’Écriture commencèrent à m’apparaître en lettres de flamme. « Il y aura un grand chemin, écrivait Isaïe, et le racheté y marchera. Celui qui s’y sera engagé, si même il est sot, ne risquera pas de s’égarer. » D’autre part, Notre-Seigneur a dit : « Une cité placée sur une montagne ne saurait être cachée. » Et encore : « A moins que vous deveniez pareils à de petits enfants, vous ne pourrez pas entrer dans le royaume des cieux ! » Ou bien encore : « Je te remercie, O mon Père, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et les as révélées aux tout petits ! »
Je ne saurais décrire le soulagement que m’a apporté cette pensée. Je voyais maintenant que mes difficultés intellectuelles ne constituaient pas du tout le vrai cœur de l’affaire, et que je n’avais aucun droit de me décourager parce que je me savais infiniment inférieur à d’autres qui avaient décidé contre la cause que je commençais à reconnaître pour vraie. L’humilité et la bonne foi, je m’en rendais compte à présent, avaient bien plus d’importance que toute l’érudition patristique. Et aussi commençai-je depuis lors, bien plus encore qu’auparavant, à aspirer vers ces deux vertus, et à me remettre entre les mains de Dieu. Tous les jours, je pratiquais l’un des actes d’humilité recommandés par saint Ignace dans ses Exercices spirituels . En fait, je crois même que, sous l’excès de la réaction, je courais un certain danger de retomber dans le quiétisme.
Mais alors deux livres vinrent à mon secours, le Développement de Newman, et la Déruption doctrinale de Mallock. Il y eut aussi l’un des Essais du Père Carson qui me fut très précieux durant cette crise — celui qui traitait de la croissance de l’Église depuis son état embryonnaire jusqu’à sa pleine virilité ; car peut-être était-ce la doctrine de cet essai qui m’aidait le mieux à résoudre mes dernières difficultés. Et enfin je dois citer le livre de M. Spencer Jones sur l’Angleterre et le Saint-Siège , ouvrage des plus remarquables, écrit par un homme qui est encore aujourd’hui pasteur de l’Église d’Angleterre. Chacun de ces livres m’aidait à sa façon, non point peut-être directement pour l’acquisition de ma foi nouvelle — car celle-ci se formait en moi aussi indépendamment de tout effort intellectuel que de tout attrait sentimental : mais ces divers écrits avaient pour moi l’avantage, d’une part, de détruire les obstacles qui se dressaient entre Rome et moi, et d’autre part de détruire les derniers vestiges de liens théoriques qui me rattachaient à l’Église d’Angleterre. Grâce à eux je commençais désormais à voir poindre nettement, comme des montagnes à travers une brume matinale, les contours de ce que j’appellerai les vues générales des deux communions entre lesquelles je me trouvais partagé.
En premier lieu, il y avait la vue générale de l’Église d’Angleterre, et de ses relations avec le christianisme. Ces relations, comme je l’ai dit déjà, reposaient maintenant entièrement sur ma théorie de « l’Église diffusive ». Or le livre de M. Mallock, après avoir exposé précisément cette théorie avec une impartialité absolue, la démolissait de fond en comble. Aussitôt que j’eus achevé la lecture de ce livre, je compris trop sûrement que je n’avais plus rien à dire du point de vue anglican. Un seul espoir me restait désormais, et celui-là même bien faible dans mon état présent : l’espoir d’une retombée dans cette espèce d’agnosticisme pieux qui est aujourd’hui le refuge d’un grand nombre de pasteurs anglais. Mais j’ai l’idée que, avec cela, si les autres livres que j’ai cités tout à l’heure n’étaient pas venus, vers le même temps, me révéler très nettement les contours de l’Église catholique, j’aurais fait en sorte de retomber de mon mieux dans cet agnosticisme, et en serais resté au point où j’étais, en me confirmant par le souvenir de l’extrême confusion de l’histoire de l’Église et par ma connaissance positive des œuvres incontestablement accomplies par Dieu, de nos jours, dans la communion anglicane.
Je n’ai pas à décrire tout au long l’argument de M. Mallock. Mais, en un mot, le voici : la théorie de l’Église diffusive est bien considérée par les ritualistes anglais comme le fondement de leurs croyances, mais, en réalité, l’Église diffusive elle-même repousse cette théorie. Rome, Moscou et Cantorbéry, tout en s’accordant sur d’autres points, sont expressément en désaccord sur celui-là. Par conséquent, l’autorité à laquelle ma théorie faisait appel se refuse implicitement à me servir d’autorité ; et, comme conséquence dernière, toute ma théorie n’est rien qu’une illusion.
Plus d’une fois, depuis lors, j’ai sollicité une réponse à cet argument de M. Mallock, et jamais encore je n’en ai reçu aucune. Tout au plus un savant et zélé anglican a-t-il pu me dire que l’argument était trop logique pour être vrai, et que le cœur avait des raisons que la raison ne connaissait pas.
Je commençai maintenant à me tourner avec plus d’espoir vers les ouvrages « constructifs ». Dans celui de M. Spencer Jones, je trouvai une systématisation méthodique des arguments qui m’aidait grandement à éclaircir mes pensées, tandis que, par ailleurs, l’ Essai du Père Carson m’offrait une sorte de variation brillante sur le grand thème de Newman. Mais surtout c’était le livre fameux de Newman lui-même qui, comme un magicien, effaçant devant moi les derniers nuages, me permettait d’apercevoir la Cité de Dieu dans toute sa force et toute sa beauté.
Cependant rien de tout cela ne contribua autant que la lecture des Écritures elles-mêmes à me renseigner sur la valeur positive des titres de Rome. De tous côtés mes amis me disaient d’étudier la parole écrite de Dieu ; et, en vérité, c’était le meilleur conseil que l’on pût me donner, car mes amis et moi étions d’accord pour accepter les Écritures comme l’œuvre inspirée de Dieu. Mais eux, dans ces Écritures interprétées par ce qu’ils croyaient être l’Église, ils trouvaient la confirmation de leurs propres vues, tandis que moi, depuis que j’avais perdu confiance dans l’Église à laquelle j’appartenais, ou plutôt depuis que j’avais cessé de recevoir de cette Église la moindre interprétation positive qui eût de quoi me satisfaire, je me trouvais réduit aux Écritures toutes seules. Je pouvais lire indéfiniment des livres de controverse, et échouer à découvrir les erreurs et faiblesses humaines qui les viciaient de part et d’autre ; certes, je ferais mieux de m’adresser à des écrits où l’erreur n’existait pas. Et ainsi, une fois de plus, je me tournai vers le Nouveau Testament, en essayant d’y trouver un fil qui rassemblerait toutes mes croyances, une autorité vivante qui me renseignerait sur les titres authentiques de cette autre autorité que des motifs tout humains me montraient comme la plus consistante de toutes, l’autorité du successeur de saint Pierre prétendant au droit d’être le Précepteur et le Maître de tous les chrétiens.
On m’a dit alors, naturellement, que j’avais trouvé dans le Nouveau Testament ce que j’espérais y trouver ; que j’avais déjà accepté entièrement les titres de Rome, que, par suite, je m’étais entraîné à conclure que les Écritures les confirmaient aussi. De telle sorte que l’on me prescrivait de m’adresser de nouveau aux théologiens pour l’interprétation de l’Écriture, c’est-à-dire, en fait, de revenir à ce même chaos de témoignages qui d’ailleurs, dans l’ensemble, m’avaient paru plutôt appuyer la position romaine, mais dont on m’avait conseillé auparavant de me dégager pour ne plus interroger que la propre parole de Dieu. Et cependant que pouvais-je faire, sinon de tâcher honnêtement à rechercher, dans le livre divin, les preuves des seuls titres qui me semblaient à la fois cohérents, raisonnables, historiques, pratiques, et même nécessaires d’une nécessité intrinsèque ?
Après quoi je n’ai pas besoin de dire que j’ai trouvé dans les Écritures une confirmation bien plus évidente et facile des titres de l’autorité du pape que de bien d’autres doctrines que j’étais pleinement disposé à accepter comme m’étant affirmées par les Saintes Écritures. Des dogmes tels que celui de la Sainte Trinité, des sacrements tels que celui de la Confirmation, et des institutions telles que celle de l’épiscopat, toutes ces choses peuvent en vérité, pour l’anglican aussi bien que pour le catholique, être découvertes dans l’Écriture, si l’on veut creuser celle-ci pour les découvrir. Mais les titres des successeurs de Pierre, eux, n’ont pas besoin que l’on creuse pour les découvrir : ils s’étalent devant nous comme un grand diamant, rayonnant à la surface, pour peu que l’on ait frotté ses yeux et qu’on se soit délivré de toute prévention anti-catholique. Jésus déclare que sur Pierre il bâtira son Église : il enjoint à ce même Pierre, au lendemain de son plus grave péché, de « paître ses brebis ». Il fait cela comme Bon Pasteur, et, comme Porte, il donne à Pierre les clefs de son Église. J’ai trouvé en tout vingt-neuf passages des Écritures où les prérogatives de Pierre sont tout au moins impliquées, et je n’en ai pas trouvé un seul qui leur fût contraire, ou incompatible avec leur admission. J’ai, d’ailleurs, reproduit ces passages dans une petite brochure, écrite peu de temps après ma conversion.
Il est, naturellement, tout à fait impossible pour moi de désigner telle ou telle de ces diverses lectures comme étant celle qui m’a décidément convaincu. Au reste, ce n’est pas un argument qui m’a convaincu, non plus qu’un sentiment qui m’a poussé. Je me suis trouvé simplement conduit par l’Esprit de Dieu vers un terrain d’où il m’est devenu aisé de voir les faits tels qu’ils étaient. Mais je n’en suis pas moins forcé de reconnaître que c’est surtout le livre de Newman qui m’a indiqué les faits, qui a transporté mon regard de tel point à tel autre, et qui m’a montré de quelle manière le glorieux monument tout entier se dressait sur les fondements immuables de l’Évangile, pour s’élever de là jusque dans le ciel.
Dans ce livre de Newman je voyais — pour adopter une autre image — l’Épouse mystique du Christ croissant par degrés de l’enfance à l’adolescence, grandissant à la fois en taille et en sagesse, n’acquérant point de connaissances nouvelles, mais développant celles qu’elle avait dès l’abord, et renforçant ses membres et étendant ses mains ; changeant parfois d’aspect et de langue, recourant tantôt à une forme d’expression humaine et tantôt à une autre pour traduire de plus en plus complètement sa pensée ; et tirant de son trésor des choses qui lui avaient appartenu depuis le premier jour, et toujours pénétrée de l’esprit de son Époux, et toujours souffrant comme Il l’avait fait.
Elle aussi, l’Épouse, elle avait été trahie et crucifiée. Elle avait eu à « mourir chaque jour », comme son Époux. Elle avait été raillée, niée, méprisée. Elle avait été dépouillée de ses vêtements, et n’en était apparue que plus glorieuse, comme une vraie fille de roi. Elle avait été mise au tombeau, recouverte d’une pierre par les pouvoirs séculiers, et puis était ressuscitée en de merveilleux jours de Pâques. Elle avait passé par des portes que l’on croyait fermées à jamais ; elle avait étalé ses banquets mystiques dans d’humbles mansardes et au bord de la mer ; et surtout elle était montée par delà les nuages, pour aller demeurer dans le royaume céleste avec Celui qui était son Époux et son Dieu.
L’une après l’autre, mes difficultés s’évanouissaient à mesure que je contemplais cette Église. Je voyais maintenant de quelle façon il était nécessaire que ses aspects extérieurs changeassent, et que l’enfant torturé des catacombes semblât très différent de la Mère et Maîtresse régnante des Églises. Je voyais aussi comment il n’y avait pas jusqu’à sa constitution qui ne dût subir un changement apparent ; comment ses membres, qui d’abord s’étaient mus gauchement et avec des allures spasmodiques, avaient dû devenir de plus en plus dirigés par la Tête visible, à mesure qu’elle acquérait plus de forces ; comment les grands gestes naïfs des premiers Conciles avaient dû peu à peu évoluer vers la voix sereine qui, maintenant, sortait de ses lèvres ; comment le sens implicite des premiers siècles avait dû s’exprimer avec de plus en plus de précision, à mesure que l’Église avait pris l’habitude de parler aux hommes de ce qu’elle savait depuis le commencement ; et comment elle continuait de nos jours à proclamer le principe sur lequel son action était fondée de tout temps, à savoir que, dans les matières qui concernaient le contenu vital de son message, sa Tête se trouvait inspirée, pour la protéger, de ce même Esprit de vérité qui d’abord avait formé son corps dans le sein de l’humanité.
Je ne dis pas que toutes mes difficultés s’en soient allées d’un seul coup. Non, et en fait, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui un seul catholique qui ose dire qu’il ne rencontre pas de difficultés autour de sa foi : mais je comprenais dès lors que « dix mille difficultés n’arrivent pas à constituer un doute ». Il restait toujours encore les vieux problèmes éternels du péché et de la volonté libre : mais pour celui qui, une fois, a plongé ses yeux dans ceux de la grande Mère, ces problèmes ne sont plus rien, car celui-là comprend que la Mère sait, si nous ignorons ; qu’elle sait, même si elle ne dit pas qu’elle sait ; et qu’au dedans d’elle, quelque part, tout au fond de son grand cœur, réside la science infinie de Dieu.
Ainsi, pour la première fois, ma conception idéale de l’Église du Christ m’apparaissait à présent pleinement réalisée dans ce que j’avais coutume d’appeler l’Église de Rome. Et que si, ensuite, je me retournais et regardais de nouveau l’Église d’Angleterre, je découvrais une différence extraordinaire. Ce n’était pas que mon ancienne Église eût cessé de me paraître aimable. Je continue à l’aimer maintenant encore, de la manière dont on peut aimer un ami tout en se rendant compte de ce qu’il a en soi de peu satisfaisant. L’Église d’Angleterre m’apparaissait douée de cent vertus, d’une langue délicate, d’un esprit poétique ; un parfum charmant s’exhalait d’elle ; elle était infiniment séduisante et touchante ; elle avait l’avantage de demeurer dans la pénombre de son vague, comme aussi d’habiter de superbes demeures, encore qu’elle ne les eût pas construites elle-même ; elle avait certaines façons gracieuses, certains modes d’expression d’une douceur exquise ; sa musique et sa poésie me semblent, aujourd’hui encore, extrêmement belles ; et puis, par-dessus tout, elle était la mère nourricière de beaucoup de mes meilleurs amis, et pendant plus de trente ans elle m’avait élevé et nourri, moi aussi, avec une bonté pleine d’indulgence. A coup sûr, je n’avais pas l’ingratitude de méconnaître ses mérites : mais c’était chose entièrement impossible pour moi de continuer à la révérer comme la divine maîtresse de mon âme.
Il est vrai qu’elle m’avait nourri des meilleurs aliments qu’elle possédât, et que Notre-Seigneur avait joint à ces dons, qui me venaient d’elle, d’autres dons meilleurs encore qui ne me venaient que de Lui ; et c’était elle, en outre, qui m’avait toujours mené vers Lui, le désignant à mon attention beaucoup plus que soi-même. Mais tout cela ne suffisait pas à faire d’elle ma reine, ni non plus ma mère, et, en fait, sur bien des sujets, elle m’avait trompé, non point par sa faute, mais en raison de l’infortune de sa propre nature. Lorsque je l’avais interrogée sur les fondements de la vie que je menais sous sa protection, elle n’avait pas pu répondre. Elle m’avait dit simplement de rester en repos et de l’aimer ; or, cela n’était pas assez pour moi. Une âme ne peut pas se satisfaire indéfiniment de pure bonté, ni d’un murmure apaisant, ni du chant des hymnes ; et il y a une liberté qui constitue un esclavage plus intolérable que la plus lourde des chaînes. Tel que j’étais, moi, je ne désirais nullement pouvoir aller d’un côté ou de l’autre selon mon propre gré ; ce que je désirais, c’était de savoir dans quelle voie Dieu voulait que j’allasse. Je n’avais aucun besoin d’être libre pour pouvoir changer à mon gré ma conception de la vérité : mais plutôt j’avais besoin d’une vérité qui, elle-même, pût me rendre libre. Je n’avais pas besoin des larges chemins du plaisir, mais du chemin étroit qui est la Vérité et la Vie. Et, pour toutes ces choses, l’Église d’Angleterre était hors d’état de m’aider.
Ainsi je la voyais, mon ancienne maîtresse, aimante et touchante, me retenant à son service par tous les liens humains ; tandis que de l’autre côté, dans un rayonnement d’aveuglante lumière, je voyais l’Épouse du Christ, dominante et impérieuse, mais avec un regard dans ses yeux et un sourire sur ses lèvres qui ne pouvaient naître que d’une vision céleste. Et celle-là m’appelait à son service non point parce qu’elle avait jamais rien fait pour moi, non point, comme l’autre, parce que j’étais un Anglais épris des manières anglaises, mais simplement et uniquement parce que j’étais un enfant de Dieu, et parce qu’à elle Dieu avait dit : « Prends cet enfant et nourris-le pour moi, et je te donnerai tes gages ! » Parce que, simplement et uniquement, elle était l’Épouse de Dieu, et que, moi, j’étais un fils de son divin Époux.
Si, dans ce choix, j’avais hésité et que je fusse revenu à celle que je connaissais et aimais, de préférence à celle que, jusqu’alors, je voyais seulement et redoutais de loin, je comprenais que je serais tombé, sans l’ombre d’un doute, sous le poids de cette condamnation prononcée par mon divin Maître : « A moins qu’un homme abandonne son père et sa mère, et tout ce qu’il possède, il ne peut pas être mon disciple ! » Si bien que, dès le début de l’été, j’allai trouver mon supérieur, je lui exposai, une fois de plus, mon état d’esprit, et j’obtins de lui la permission d’aller passer quelques mois dans la maison de ma mère, pour me reposer et pour réfléchir.
Je revins chez ma mère dans un état assez étrange, mais à coup sûr profondément misérable. Pour résumer en un mot une foule de symptômes que je ne puis songer à mettre sous les yeux du lecteur, je me sentais complètement épuisé au point de vue spirituel. Une seule chose m’apparaissait avec une clarté absolue, autant du moins que je restais capable d’une vision intellectuelle : c’était que j’avais le devoir de me soumettre à Rome. C’est aussi ce que je fis comprendre à ma mère, pour laquelle je n’avais pas eu de secrets depuis le premier jour ; et je me rendis volontiers à la proposition qu’elle me fit, d’ajourner toute résolution jusque vers la fin de mai, afin de me laisser le temps et le repos nécessaires pour une réaction possible. Pendant ce temps, il m’est arrivé plus d’une fois de célébrer encore la communion anglicane dans la petite chapelle de notre maison, et cela pour des motifs que j’ai déjà expliqués : mais, avec le consentement de mon supérieur, je refusai obstinément d’aller prêcher où que ce fût, en déclarant que, pour le moment, je traversais une crise d’où allaient dépendre tous mes plans pour l’avenir. Aussi bien était-il parfaitement exact que je me trouvais, à ce moment, dans une période d’indécision totale, quant à la suite de ma vie religieuse ; car ma confiance dans le jugement de mes supérieurs et dans celui de ma mère aurait déjà suffi pour me faire admettre la possibilité d’un changement qui me ramènerait à mon ancienne manière de voir. Matériellement, j’étais toujours encore un membre de la communauté anglicane de la Résurrection ; je récitais mon office avec une régularité parfaite, et observais les autres détails de la règle de notre communauté. Dès lors, pourtant, j’avais fait part à quelques amis intimes de ce que je considérais comme devant m’arriver.
Au cours de mes lectures de l’hiver précédent, j’avais étudié avec un plaisir tout particulier un certain manuscrit du temps d’Élisabeth dont j’ai déjà fait mention, et où se trouvaient décrites des scènes de la vie religieuse de cette période. La peinture contenue dans ce livre m’avait laissé un souvenir très vivant, et maintenant, pendant mon séjour chez ma mère, je me demandai si je ne ferais pas bien de tenter une sorte de roman historique sur le même sujet, par manière de soupape de sûreté à mes troubles intérieurs. D’où résulta que, bientôt, je me vis plongé tout entier dans la confection d’un roman publié par moi plus tard sous le titre de Par quelle Autorité ? La préparation de ce roman m’excita à un degré extraordinaire. Je travaillais au moins huit ou dix heures chaque jour, tantôt écrivant, tantôt lisant et annotant tous les livres et toutes les brochures historiques sur lesquels je pouvais mettre la main. Je découvrais des passages dans des revues, des phrases isolées dans de vieux livres, et je recueillais tout cela, et m’arrangeais pour le faire figurer parmi les matériaux qui devaient me servir à la mise au point de mon livre. Dès le début de septembre, celui-ci se trouvait aux trois quarts achevé.
J’aurais bien des défauts à relever aujourd’hui dans ce roman. Il est beaucoup trop long, et d’un sentimentalisme inutile, et beaucoup trop encombré de détails historiques : mais surtout l’atmosphère mentale que j’ai dépeinte dans mon récit y est au moins d’un siècle en avance : car ce n’est guère que sous les règnes des deux Charles Stuart que les hommes ont pensé et senti comme je les ai représentés pensant et sentant sous le règne d’Élisabeth. Il n’y a que deux points sur lesquels mon ancien roman me satisfasse encore : Il a, je crois bien, une certaine fraîcheur assez agréable, et en second lieu il est d’une exactitude tout à fait irréprochable sous le rapport des faits historiques. Jamais, en tout cas, je n’ai pu découvrir, sous ce rapport, la moindre assertion erronée, ce qui s’explique d’ailleurs par le soin et le scrupule extrêmes avec lesquels je m’occupais de la justesse d’une foule de détails absolument insignifiants pour l’ensemble de la vérité historique. Mais surtout je suis reconnaissant à ce livre d’avoir très bien joué le rôle en vue duquel je m’étais mis à l’écrire. Sa rédaction a été vraiment, pour mon âme inquiète d’alors, une soupape de sûreté infiniment précieuse, et je me demande parfois ce qui aurait pu m’arriver si je ne m’étais pas avisé d’un tel moyen de m’abstraire, en quelque sorte, de moi-même [5] .
[5] Le roman intitulé : Par quelle Autorité ? a été traduit en français, il y a quelques années, et publié à la librairie Lethielleux.
Mais j’avais beau attendre et ne plus réfléchir : de plus en plus, ma résolution se dessinait clairement devant moi. Dans tous ces livres d’histoire que je lisais, je retrouvais les anciens fondements catholiques de l’Église d’Angleterre ressortant du sol, comme ces contours de vieux murs démolis que l’on aperçoit parmi le gazon d’une verte prairie. Je commençais à m’étonner de plus en plus d’avoir pu imaginer jamais que ma communion anglicane fût identique à la vieille Église d’Angleterre. C’est ainsi que, depuis plusieurs années déjà, j’avais prétendu dire la « messe » en célébrant notre office du matin, et affirmer que le sacrifice de la messe avait toujours été regardé comme l’une des doctrines essentielles de l’Église d’Angleterre ; et voici que, sous le règne d’Élisabeth, des prêtres étaient punis de mort simplement pour le crime d’avoir fait ce que j’avais prétendu faire au nom de l’Église qui les persécutait ! J’avais supposé que nos tables de communion en bois étaient des autels ; et voici que, au temps des Tudor, les vieilles pierres des autels avaient été renversées et délibérément outragées par les dignitaires de l’Église à laquelle j’appartenais encore officiellement ! Les choses qui m’étaient les plus chères à Mierfield, les vêtements sacerdotaux, les crucifix, les chapelets, tout cela sous Élisabeth avait été solennellement dénoncé comme des « objets sacrilèges » et des « emblèmes de superstition » ! Je m’étonnais d’avoir pu me tromper à ce point, et le fait est que, dès avant l’achèvement de mon livre, j’ai même tout à fait renoncé à célébrer l’office de communion.
Pendant cet été passé chez ma mère, celle-ci avait obtenu de moi que j’allasse consulter trois membres éminents de l’Église d’Angleterre : un pasteur de paroisse des plus connus, un haut dignitaire et un laïc non moins renommé. Tous les trois se sont montrés à mon égard d’une bonté touchante ; et je dois reconnaître, par-dessus tout, que pas un seul d’entre eux ne m’a fait le reproche de déloyauté envers la mémoire de mon père. Ils comprenaient tous les trois que, dans des circonstances comme celles qui me préoccupaient, un tel argument ne pouvait entrer en ligne de compte.
Le pasteur de paroisse ne produisit absolument aucun effet sur moi. Il tenta à peine de discuter, et ne me dit presque rien que je puisse me rappeler, à cela près qu’il attira mon attention sur l’incontestable renaissance de la vie spirituelle dans l’Église d’Angleterre, durant les derniers temps. Or, comme je crois l’avoir dit, c’était là un argument qui, à mes yeux, prouvait simplement que Dieu récompensait le surcroît de zèle par un surcroît de bénédiction. Mon interlocuteur lui-même m’offrait un excellent exemple d’un zèle ainsi récompensé. Et quant au fait que, cette renaissance spirituelle s’étant accompagnée de tendances à une conception plus sacramentelle, l’on pouvait trouver là un témoignage en faveur de la validité des sacrements anglicans, il y avait longtemps que cet argument-là avait cessé de me toucher. Car, en premier lieu, la même renaissance avait eu lieu parmi les presbytériens, et sans que les anglicans de la Haute-Église en tirassent argument pour accepter la validité des ordres presbytériens ; et puis, en second lieu, il était naturel que la renaissance revêtit cette forme parmi les anglicans, puisque leur Livre de prières les dirigeait expressément en ce sens.
Le haut dignitaire, en compagnie duquel je passai quelques jours, et qui, lui aussi, me fit voir une indulgence et une amabilité extrêmes, n’était point parvenu, je crois, à comprendre ma véritable position religieuse. Il me demanda s’il n’y avait pas, dans l’Église romaine, des dévotions à l’égard desquelles je sentisse une répugnance. Je dus lui répondre qu’en effet il y en avait quelques-unes, et notamment les dévotions populaires à la Vierge. Sur quoi mon hôte témoigna d’une grande surprise à la pensée que je pusse sérieusement envisager la perspective de me soumettre à une communion où je risquais d’avoir à employer des méthodes de culte désapprouvées par moi. En vain j’essayai de lui expliquer que je me proposais de devenir catholique romain non point parce que j’étais attiré par les coutumes de l’Église romaine, mais parce que je croyais que cette Église était l’Église de Dieu ; et que, par suite, si mes opinions sur des détails accessoires différaient de celles de l’Église, c’était tant pis pour moi ; mais que, en fait, j’allais tâcher à étouffer en moi le plus possible ces dernières répugnances, car j’entendais aller vers Rome non point comme un critique ni un précepteur, mais bien comme un enfant et un élève. Mon hôte me sembla juger ce point de vue quelque peu immoral. A ses yeux, évidemment, la religion était plus ou moins une affaire de choix et de goût individuels.
Mes entretiens avec lui illustrèrent en moi, une fois de plus, ma conviction de l’impossibilité pour l’Église d’Angleterre de remplir sa mission de corps enseignant, — c’est-à-dire la principale mission pour laquelle le Christ a institué son Église. Voici, en effet, que l’un des principaux directeurs de l’Église d’Angleterre admettait, presque à la façon d’un axiome, que je devais me borner à n’accepter que les seuls dogmes qui, individuellement, se trouvaient convenir à ma raison ou à mon naturel ! D’une manière tacite, donc, il ne reconnaissait à l’Église aucun pouvoir d’autorité, aucun droit d’exiger une soumission intellectuelle ; tout de même que, décidément, il n’établissait aucune distinction réelle entre la religion naturelle et la religion révélée. Le Christ, selon lui, n’avait pas révélé de vérités positives auxquelles nous fussions tenus de nous soumettre sur-le-champ, sans hésitation, à partir du moment où nous acceptions le Christ comme Maître divin. Ou bien, si mon expression est trop forte, je dirai que le prélat en question niait l’existence, ici-bas, d’une autorité capable de proposer d’une manière formelle les vérités de la Révélation, et, du même coup, dépouillait celle-ci de tous titres à la soumission complète des hommes.
Enfin le laïc, chez qui j’ai également demeuré quelques jours, était un ami de mes parents qui, bien des fois déjà auparavant, m’avait témoigné la plus affectueuse bonté. Cette fois, il a mis le comble à son obligeance envers moi, et je ne saurais assez dire combien j’ai été ému de sa sympathie. Avec une clarté merveilleuse il a étalé devant moi le plan tout entier des deux partis entre lesquels j’avais à choisir. Il m’a déclaré que, si vraiment je croyais que le pape était le centre nécessaire de l’unité chrétienne, sans aucun doute j’étais tenu de me soumettre à lui sur-le-champ ; mais en même temps il m’a engagé à me bien assurer qu’il en était ainsi, et à ne pas me soumettre simplement parce que je considérais le pape comme étant d’une aide très précieuse pour cette unité. Il m’a dit en outre que, lui-même, il estimait que le pape était l’aboutissement naturel du développement ecclésiastique ; que, à ses yeux, le pape était bien le Vicaire du Christ jure ecclesiastico , mais non jure divino ; et il a ajouté que, sauf le cas où je me sentirais absolument sûr de ce jure divino — qu’il ne pouvait pas admettre pour son compte — je serais beaucoup plus heureux en restant dans l’Église d’Angleterre, et aurais chance d’y être beaucoup plus utile pour les progrès de l’Unité chrétienne. C’étaient là toutes choses infiniment sages, me semblait-il, et auxquelles je ne pouvais refuser mon adhésion.
Un hasard singulier avait amené chez mon hôte, en même temps que moi, un prélat qui avait eu une grande influence sur ma vie passée. Ce prélat connaissait le motif de mon séjour chez notre ami commun : mais je n’ai pas souvenir d’en avoir jamais causé avec lui. Après mon retour chez ma mère, mon hôte m’a envoyé une nombreuse série de documents privés des plus intéressants, toujours avec l’espoir de m’amener à changer de résolution. Je lus ces documents — qui ont été publiés depuis lors — et les renvoyai : mais je dois ajouter que leur lecture n’a pas réussi à m’affecter le moins du monde.
Vers la fin de juillet, je me trouvais, une fois de plus, profondément fatigué d’esprit et de corps. J’étais en outre tout désolé de l’ultimatum qui m’était arrivé de Mierfield, à la fois parfaitement paternel et d’une grande fermeté, me signifiant que je devais ou bien revenir pour l’assemblée annuelle de la communauté, ou bien me considérer désormais comme ne faisant plus partie de celle-ci. Le frère qui avait reçu la commission de m’écrire cet ultimatum avait été, autrefois, mon compagnon de noviciat, et j’avais vécu avec lui dans des termes d’une intimité toute particulière. Le ton de sa lettre laissait deviner une véritable détresse ; et c’est également avec une détresse navrante que je dus lui annoncer, en réponse, l’impossibilité pour moi de revenir à la date fixée. Jamais depuis lors je n’ai plus eu de nouvelles de mon ancien ami jusqu’à ce que, un jour, le hasard nous eût fait nous rencontrer dans un train. Nous nous sommes alors entretenus longuement de maints sujets, et j’ai remporté de cette rencontre l’espoir d’un recommencement de notre amitié de jadis. Mais, depuis lors, le frère susdit s’est de nouveau refusé à me connaître, en donnant pour raison de ce refus que je montrais trop « d’amertume » dans les controverses publiques.
Vers le même temps où j’avais dû répondre à Mierfield, j’avais aussi à poursuivre une autre correspondance, à peine moins pénible. Un haut dignitaire de l’Église d’Angleterre, qui occupait un siège historique et avait été de tout temps l’ami de ma famille, n’avait pu apprendre la situation où je me trouvais sans éprouver le besoin de m’écrire une lettre éminemment bonne et tendre, par laquelle il m’invitait à venir passer quelque temps auprès de lui. Je lui avais répondu qu’en effet j’étais très troublé dans ma quiétude religieuse, mais que j’avais déjà étudié la question jusqu’à l’extrême limite de mes forces, de telle manière que je ne me sentais plus capable d’entamer une discussion nouvelle. Or, le ton de ma lettre, sans doute, aura permis de supposer que, malgré tout, les convictions auxquelles j’avais abouti pouvaient encore être modifiées ; car le fait est que le dignitaire susdit m’écrivit une seconde lettre, toujours aussi affectueuse ; et de là, je ne sais trop comment, une longue correspondance s’engagea qui me contraignit à parcourir dans toute sa largeur, une fois de plus, le terrain que j’avais eu à traverser plusieurs mois auparavant. Enfin je me vis forcé de déclarer nettement à mon vénérable correspondant que ma décision intellectuelle était tout à fait inébranlable : sur quoi je reçus en réponse une ou deux lettres du ton le plus vif, où le haut dignitaire anglican me disait que, si seulement je voulais prendre la peine d’aller travailler énergiquement dans une paroisse des faubourgs de Londres, toutes mes difficultés ne tarderaient pas à disparaître. Il aurait pu, tout aussi bien, me dire d’aller enseigner la religion bouddhiste ! Dans sa dernière lettre, il me prophétisait que l’une des trois choses suivantes ne manquerait pas de m’arriver : ou bien (ce qu’il espérait) je reviendrais bientôt à l’Église d’Angleterre et regagnerais ma santé morale ; ou bien (ce qu’il craignait) je perdrais complètement ma foi chrétienne ; ou bien enfin (ce qu’il semblait redouter bien plus encore) je deviendrais un « romaniste » endurci et obstiné. Il paraissait impossible à ce membre prépondérant de l’Église anglicane que la foi et l’ouverture d’esprit d’un homme raisonnable pussent survivre à sa conversion au catholicisme. J’ai d’ailleurs détruit aussitôt sa lettre ; mais j’ai la conviction de ne rien dire ici qui ne traduise exactement l’état d’esprit qu’il faisait voir.
Afin de me distraire de tout cela, je partis ensuite pour une promenade solitaire de quelques jours, à bicyclette, dans le Sud de l’Angleterre. J’étais vêtu en laïc, et m’arrêtai d’abord à la Chartreuse de Saint-Hugues, à Parkminster, où j’avais une lettre de recommandation pour l’un des moines, qui lui-même était un ancien pasteur anglican converti. Ce moine me reçut très courtoisement : mais ma visite eut pour effet d’ajouter encore, si c’était possible, à ma dépression. Le chartreux ne parut pas comprendre que, en réalité, je ne demandais qu’à être instruit, et ne venais pas en critique, mais bien plutôt en enfant. De telle sorte que je me sentis tout désespéré en reprenant mon voyage, et fus trop heureux de pouvoir me reposer, le dimanche suivant, dans un hôtel de Chichester. Ce fut là que, dans une petite église vis-à-vis de la cathédrale, je fis pour la dernière fois ma confession d’anglican, en avouant d’ailleurs très franchement au confesseur que j’étais désormais à peu près sûr de devenir bientôt catholique romain. Le confesseur ne m’en donna pas moins, très gracieusement, son absolution, après quoi il me conseilla de « prendre sur moi ».
Pour la dernière fois aussi, ce jour-là, j’assistai en anglican aux offices de la cathédrale et reçus la communion : car j’estimais encore qu’il était de mon devoir de recourir à toutes les sources possibles de grâce qui étaient à ma portée. Le lundi, je couchai à Lewes, puis me rendis à Rye, où, à la table d’hôte du Roi Georges , j’eus une longue conversation avec un inconnu que je crus bien être un certain acteur assez célèbre. Je l’entretins presque uniquement de l’Église catholique, qu’il me parut aussi aimer, à distance : mais je ne lui dis rien de mes intentions, et du reste, en fait, ce fut lui qui parla presque tout le temps. Le lendemain, je revins chez ma mère en passant par Mierfield, et en jetant des regards d’une envie bien cruelle sur les murs du couvent, pendant que mon chemin m’amenait à les longer. Je me souviens également de m’être arrêté quelques minutes dans une très belle petite église catholique, sombre et recueillie, que j’avais rencontrée à l’improviste au fond d’une vallée, par ce beau jour d’été tout rayonnant de lumière.
Pourquoi je ne m’étais pas déjà soumis à Rome dès ce moment, c’est ce qui me paraît aujourd’hui assez difficile à expliquer. Les motifs qui m’en avaient empêché étaient, je crois bien, les suivants. En premier lieu, il y avait le désir de ma mère et de toute ma famille, me demandant de m’accorder tous les délais et de rechercher toutes les occasions qui auraient chance d’amener pour moi un changement d’état d’esprit, parmi des milieux nouveaux ; et ce désir, à lui seul, aurait suffi pour me retenir pendant quelque temps, car je tâchais de mon mieux à être docile et à recueillir jusqu’aux moindres indications qui pouvaient me venir de Dieu. En second lieu, il y avait mon propre état d’esprit, qui, malgré la parfaite conviction intellectuelle où j’étais arrivé, n’en restait pas moins assez troublé. Il serait inconvenant pour moi d’essayer de le décrire en détail : mais la somme totale de mes impressions d’alors était la sensation d’un immense désert spirituel dans lequel je me trouvais plongé, et que dominait à l’horizon la Cité de Dieu, aperçue aussi clairement que des montagnes avant la pluie. Cette cité était là devant moi, vivante et imposante comme une révélation, et je me tenais en face d’elle, et la contemplais, tout en me demandant si ce n’était pas un mirage, ou parfois même si ce n’était pas un monument illusoire construit par le démon pour me perdre. Le cardinal Newman a une phrase qui me semble définir excellemment ma condition mentale de cette période. Je savais que l’Église catholique était l’Église véritable : mais je « ne savais pas encore absolument que je le savais ».
Je n’avais aucune espèce d’attraction sentimentale vers cette Église, aucune espèce d’illusions personnelles à son sujet. Je savais parfaitement qu’elle était humaine aussi bien que divine, et que des crimes avaient été commis à l’intérieur de ses murs ; et que ses voies et coutumes, et que la langue de ses citoyens seraient toutes différentes de celles de la chère cité natale que j’avais désormais abandonnée ; et que j’y trouverais de la dureté, des manières nouvelles pour moi, même des soupçons et du blâme. Mais, avec tout cela, cette Église était divine ; elle était construite sur la Pierre des pierres ; ses fondements étaient de diamant, même ses rues avaient la dureté de l’or ; et je savais que l’Agneau était la lumière qui l’illuminait. Pourtant, me mettre en route vers ses portes était, pour moi, une tâche très pénible. Je n’avais aucune énergie, aucune impression de bienvenue ni d’exaltation joyeuse ; je connaissais à peine trois ou quatre des habitants de la demeure où j’aurais à pénétrer. Et je me sentais mortellement fatigué.
Heureusement, Dieu eut très vite pitié de moi. Aujourd’hui encore, je serais en peine de dire exactement ce qui a précipité la démarche finale. Le monde entier me semblait accablé d’une espèce de paralysie ; moi-même ne pouvais pas faire un mouvement, et il n’y avait rien ni personne pour me suggérer de bouger… Et cependant, au début de septembre, j’annonçai à ma mère que j’allais écrire à un prêtre catholique de ma connaissance, pour me remettre entre ses mains. Ce prêtre, qui lui aussi était un anglican converti, se préparait à entrer dans l’ordre des Dominicains ; et c’est ainsi qu’il me recommanda à l’un des moines de cet ordre, le Père Réginald Buckler, qui se trouvait alors à Woodchester. Deux ou trois jours après, je reçus une lettre m’apprenant que l’on m’attendait au prieuré de Woodchester ; et le lundi 7 octobre, en costume laïque, je me mis en route pour m’y rendre. Ma mère vint me dire adieu à la gare.
Je ne crois pas que personne soit jamais entré dans la Cité de Dieu avec aussi peu d’émotion que moi. J’avais l’impression d’être devenu absolument insensible ; et je n’éprouvais ni joie ni tristesse, ni crainte ni exaltation. Je voyais devant moi la Vérité, se dressant là comme un pic neigeux, et j’avais à me rendre vers elle. Jamais, fût-ce une seule minute, jamais je n’avais douté de cela depuis le moment où je m’en étais convaincu ; et je n’ai pas besoin de dire que jamais, non plus, je n’en ai douté dans la suite. J’essayais bien de réchauffer cette froideur qui m’avait envahi : mais tous mes efforts échouaient à plat. J’étais comme quelqu’un qui abandonnerait l’éclat d’une lumière artificielle — au sortir d’un salon illuminé et chaud, merveilleusement agréable et commode — pour pénétrer désormais dans un monde de pâle lumière naturelle. J’avais échangé une erreur qui m’était familière et douce contre une certitude qui n’avait pour moi que d’être ce qu’elle était. En un mot, j’étais profondément apathique, et sans ombre d’une illusion sentimentale.
J’arrivai à Stroud vers le soir, après avoir récité en chemin, pour la dernière fois, mon office anglican. Puis un omnibus me conduisit lentement à Woodchester, qui est à quelques milles de là. Ce voyage en omnibus me parut aussi lugubre que tout le reste, encore que la région soit vraiment très belle. Une longue vallée serpente entre des hauteurs qui, sur les deux côtés, rappellent étrangement certains paysages d’Italie. L’omnibus avançait lentement, interminablement. J’écoutais, presque sans comprendre, les explications d’un vieil homme avec un visage rose, et je me souviens d’avoir été agacé par le bruit que faisaient une paire d’enfants. Mais rien de tout cela ne me semblait avoir la moindre importance.
Un frère lai m’attendait, au pied du petit sentier pierreux et abrupt qui monte de la route au Prieuré ; et ce fut en sa compagnie que je gravis le sentier. Près de la porte de la chapelle, dans la pénombre du soir, une figure blanche se tenait debout qui, dès qu’elle nous vit approcher, descendit vers nous et prit mes mains dans les siennes : après quoi, presque sans nous rien dire, nous continuâmes de monter et pénétrâmes dans la maison. Mais, même alors, je me sentais entièrement engourdi et indifférent.
Je ne saurais songer à décrire en détail les trois jours qui ont suivi. Au fait, je ne vois pas ce que leur récit pourrait avoir d’intéressant pour personne. Et je n’entreprendrai pas non plus de décrire la bonté, la courtoisie, et la patience infinies que j’ai trouvées chez le Père Réginald et chez le prieur, ou, plus exactement, chez tous ceux à qui j’ai eu affaire pendant mon séjour. Chacun des trois après-midi, mon instructeur et moi nous nous promenions dans la campagne voisine, en nous entretenant de toute sorte de choses ; et puis, durant tous mes moments de loisir, je m’occupais à étudier le Petit Catéchisme . Il y a cependant un détail que je dois mentionner, au risque même d’ennuyer ce cher Père dominicain. Le jeudi, il me demanda si je n’avais rien qui m’embarrassât. Je lui répondis : « Non ! — Mais, par exemple, les indulgences doivent sûrement vous gêner ? » reprit-il. De nouveau, je lui dis que ni cette question-là, ni aucune autre ne m’embarrassait le moins du monde. Je n’étais pas tout à fait certain de les bien comprendre, mais j’étais tout à fait certain d’y croire parfaitement, comme à tout le reste de ce que l’Église proposait à ma foi. Cependant le Père ne parut pas pleinement convaincu, et se crut forcé de me donner une instruction complète et détaillée sur ce point.
Le soir, aussi, il venait toujours passer une ou deux heures dans ma chambre, au premier étage. Le matin, j’entendais la messe et tentais une espèce de méditation. J’assistais également à d’autres offices, de temps à autre ; en particulier je ne manquais jamais les Complies, et l’exquise cérémonie dominicaine du Salve Regina qui les suit. J’ajouterai que je fus très frappé, et doucement ému, de constater la ressemblance du rite dominicain, sur bien des points, avec le rite anglican de Salisbury.
Le vendredi, qui était le jour fixé pour ma réception, je fis une longue promenade solitaire, toujours dans le même état d’entière apathie. Je visitai une vieille église, tout à l’autre extrémité de la vallée. Je me rappelle que je fus surpris par la pluie, et allai prendre du thé dans un petit salon d’auberge où il y avait, sur le mur, une série assez amusante d’instructions au visiteur touchant la manière dont l’aubergiste concevait la discipline de sa maison. Puis, vers six heures, je revins au Prieuré.
En vérité, je ne sais pas trop pourquoi je note tout cela ; mais le fait est qu’il m’est impossible aujourd’hui de songer à ces premières journées de Woodchester autrement que sous la forme des menus incidents extérieurs qui m’y sont arrivés. Après quoi il va sans dire que, si même j’avais eu alors des expériences spirituelles mémorables, je me croirais tenu de n’en point parler : mais vraiment je n’en ai eu d’aucune sorte. Il n’y avait rien en moi, me semblait-il, qu’une certitude absolue d’accomplir la volonté de Dieu en entrant dans Son Église. Nulle trace, chez moi, d’élévations mystiques, non plus que de tentations contre la foi : et je dois même avouer que cet engourdissement s’est prolongé non seulement jusqu’à ma réception dans l’Église et à ma première communion, mais aussi pendant les quelques mois suivants. Le séjour de Rome lui-même, malgré l’importance des leçons que j’y ai apprises, ne m’a procuré qu’un bien petit nombre d’émotions profondes.
En fait, je subissais alors la réaction naturelle de la lutte terrible où je m’étais trouvé engagé durant toute l’année précédente. Durant cette année-là, sous des formes diverses, j’avais vraiment traversé la gamme entière de la vie spirituelle dont j’étais capable ; et la conséquence avait été que mes facultés avaient fini par tomber dans une espèce de léthargie. Je me permets de faire mention de cela parce que j’ai connu plus d’un converti qui, semblablement, s’est trouvé surpris et déçu de l’insensibilité qui accompagnait pour lui les débuts de la vie catholique. L’âme s’était attendue à voir les cieux s’ouvrir, à en voir jaillir des flots abondants de grâce, des torrents de plaisir, une gloire éblouissante et une musique supraterrestre ; et, au lieu de ces merveilles, rien n’était descendu sur cette âme qu’un immense fardeau, dans une sorte de brouillard percé seulement d’un unique rayon, — le rayon qui venait de l’étoile de la foi divine, aussi ferme et sûre que Dieu sur son trône.
Naturellement, il y a d’autres âmes qui ont le bonheur de sentir autrement. L’un de mes amis, qui est aujourd’hui devenu prêtre comme moi, m’a dit que sa difficulté suprême, au moment de faire sa soumission, était la pensée d’avoir à répudier son ordination anglicane. Cet ami avait été jusqu’alors un pasteur ritualiste, travaillant assidûment parmi les pauvres dans une de nos grandes villes anglaises, et célébrant chaque jour, pendant des années, ce qu’il croyait être le saint sacrifice de la messe. Il m’a dit qu’il voyait approcher presque avec terreur sa première communion, parce qu’il craignait que — ne pouvant pas concevoir que Notre-Seigneur lui témoignât plus de grâce qu’il en avait éprouvé naguère devant son autel anglican — il ne fût tenté de mettre en doute la réalité du changement. Mais dès l’instant où l’hostie sacrée a touché sa langue, il a reconnu la différence. Jamais, depuis ce moment, il n’a douté un seul instant que ce qu’il avait reçu jusque-là n’était que du pain et du vin, accompagnés d’une grâce qui n’avait rien de sacramentel, tandis que ce nouveau don qu’il recevait n’était rien autre que le Corps immaculé du Christ. A quoi j’ajouterai que cet ami est un homme d’âge moyen, tout à fait « raisonnable », et de l’esprit le plus positif.
Vers six heures et demie du soir, environ, le Père Réginald m’emmena dans la salle du chapitre, et là, agenouillé auprès du siège du prieur, je récitai ma confession, ainsi que les actes de foi, d’espérance, de charité, et de contrition, après quoi le prieur me donna l’absolution. L’on ne crut pas devoir m’administrer le baptême conditionnel — encore que, naturellement, je fusse tout disposé à le recevoir — attendu que deux témoins de mon baptême précédent attestaient que la cérémonie avait été, sans aucun doute, accomplie conformément aux exigences catholiques. L’absolution donnée, le prieur m’embrassa, comme un père embrasse son fils ; et je me rendis à la chapelle pour remercier Dieu.
Le lendemain matin, je reçus la sainte communion des mains du prieur, dans la belle petite chapelle. Je prolongeai mon séjour jusqu’au lundi, et assistai aux offices du dimanche avec une singulière espèce de contentement tranquille, qui croissait dans mon cœur presque d’instant en instant. Le lundi, je me mis en route vers le nord, pour aller demeurer chez l’ami dont j’ai parlé déjà, qui était alors chapelain dans une grande maison catholique.
Là, une étrange surprise m’attendait. Quelques semaines auparavant, j’avais eu un de ces rêves très intenses qui laissent, durant la journée suivante, une impression à la fois profonde et inexplicable. J’avais rêvé que je marchais sur des hauteurs, au bord de la mer, avec une impression d’isolement assez pénible. Le terrain était nu, tout à l’entour de moi : mais, en m’avançant, j’avais commencé à voir un bois à l’horizon, et puis, tout à coup, je m’étais trouvé sur une éminence d’où m’était apparue une grande forêt, avec la mer au delà. Tout juste au milieu de la forêt s’étalait le toit d’une vaste maison ; et, dès le moment où j’avais aperçu cette maison, j’avais eu soudain conscience d’un plaisir merveilleux, comme celui d’un enfant qui rentre dans sa maison. C’est là-dessus que je m’étais éveillé, toujours encore rempli d’un bonheur extraordinaire.
Or, je n’étais jamais venu voir mon ami dans sa nouvelle demeure, et jamais lui-même ne m’avait fait la moindre description de l’endroit où il vivait. Je ne savais pas même que cet endroit fût voisin de la mer, si bien que, lorsque j’arrivai dans la maison, le soir, et que j’appris que la mer était tout proche, je racontai mon rêve à mon ami, en ajoutant que, d’ailleurs, je ne voyais aucune autre ressemblance entre la vision de mon rêve et cet endroit. Mais voici que, le lendemain matin, il me fit monter sur une éminence qui s’élevait derrière la maison ; et là, chose étonnante, je dus reconnaître que les deux spectacles coïncidaient dans tous les contours généraux ! Je voyais à mes pieds le toit de la grande maison catholique, l’épaisse forêt, et, au delà, le long horizon de la mer. Dans le détail, cependant, il y avait deux ou trois petites choses qui m’apparaissaient différentes ; et surtout je n’éprouvais en aucune façon l’immense joie dont m’avait imprégné la vision de mon rêve.
Et maintenant commencèrent les conséquences inévitables de ce que j’avais fait. Je ne saurais dire combien de lettres j’ai reçues pendant les quelques jours qui ont suivi l’annonce, dans les journaux, de ma conversion. Mais j’avais au moins deux amples courriers par jour. A toutes ces lettres, il me fallait répondre ; et ce qui me rendait la chose plus pénible était que, parmi ces lettres, il n’y en avait pas plus de deux ou trois qui me vinssent de catholiques. Cela était d’ailleurs parfaitement naturel, car je ne connaissais guère de catholiques à ce moment. Il y eut, en vérité, un télégramme qui me réchauffa le cœur : il venait de ce prêtre à qui je devais tant, et dont la conversion m’avait tant affligé lorsque je l’avais apprise à Damas, six ans auparavant ! Mais tout le reste des lettres avait pour auteurs des anglicans — prêtres, laïcs, femmes, et même enfants — dont la plupart me regardaient ou bien comme un traître d’action délibérée (mais je dois dire que ceux-là étaient peu nombreux), ou bien comme un sot aveuglé, ou encore comme un bigot entêté et ingrat. Bon nombre de ces correspondants me cachaient leurs sentiments le mieux qu’ils pouvaient, mais sans pouvoir m’empêcher de comprendre clairement ce qu’ils pensaient. Un pasteur, qui était encore très attaché à ses fonctions, m’écrivit une lettre toute remplie de félicitations, où il m’enviait d’avoir été assez heureux pour trouver le chemin de la Cité de Paix. Huit ans plus tard, ce pasteur est entré à son tour dans la même Cité.
Je crois bien que j’ai répondu à toutes ces lettres, y comprise celle d’une dame qui me suppliait de me rappeler un sermon que j’avais prêché autrefois sur l’Enfant Prodigue, et me sommait de me hâter, moi aussi, de rentrer dans la maison de mon père. A cette lettre, je répondis en déclarant que, précisément, c’était là ce que j’avais fait, et en ajoutant que, seule, cette conviction avait pu me décider à sortir de l’Église d’Angleterre. J’exprimais en outre l’espérance que ma correspondante, un jour, se déciderait aussi à suivre mon exemple. La dame transmit ma lettre à son pasteur, qui, tout de suite, me répondit par une violente accusation de fourberie, en me disant que, lorsqu’il m’avait prié de prêcher une mission dans sa paroisse, il avait poussé l’illusion jusqu’à me croire un homme loyal ; il déplorait à présent que ma « perversion » eût si promptement dégradé mon caractère. A cela je répondis, de mon côté, en citant au pasteur les paroles de sa paroissienne, afin de lui prouver qu’il m’aurait été impossible d’accueillir ces paroles autrement que je l’avais fait. Sur quoi le pasteur m’envoya une sorte de demi-excuse, en me disant que la dame lui avait donné à entendre que c’était moi qui lui avais écrit le premier, si bien qu’il regrettait maintenant d’avoir employé à mon endroit des expressions aussi fortes.
Une autre des lettres que je reçus me procura beaucoup de peine, en même temps que de surprise. Elle venait d’une dame assez âgée que j’avais toujours crue mon amie sincère, — la femme d’un haut dignitaire de l’Église anglicane. La lettre était brève, amère, et farouche, me reprochant le déshonneur que j’avais fait au nom et à la mémoire de mon père. Il m’a semblé incompréhensible sur le moment — et c’est encore mon impression aujourd’hui — qu’une personne vraiment et profondément religieuse, comme l’était sans aucun doute ma correspondante, s’avisât de m’adresser un tel reproche. Combien différente a été l’attitude généreuse d’un certain évêque anglican qui, s’entretenant avec ma mère, après mon départ pour Rome, lui a dit : « Rappelez-vous que, au total, votre fils a suivi sa conscience ! Et n’est-ce point là ce que son père aurait pu souhaiter pour lui ? »
Une autre fois, un peu plus tard, un pasteur m’informa que des actes schismatiques, comme celui que j’avais commis en me convertissant à l’Église de Rome, portaient toujours « des fruits amers », et que déjà dans mon cas, tout de même que dans maints autres, « l’honneur s’était envolé ». Tout cela parce que, après mon ordination à Rome, j’étais venu demeurer dans la même ville où demeurait ce pasteur, sans m’y livrer d’ailleurs à aucune œuvre d’évangélisation, et alors que, deux ans auparavant, contre mon gré, j’avais été envoyé pour prêcher une mission anglicane dans la paroisse du susdit pasteur. Je lui répondis en lui signifiant que, s’il ne retirait point ses paroles — dont je savais qu’il ne manquerait pas à les répéter de toutes parts — je me considérerais comme ayant le droit d’envoyer sa lettre aux journaux. J’ajoute qu’il s’est aussitôt empressé de se rétracter.
Et cependant je dois reconnaître avec la plus profonde gratitude que, dans l’ensemble, les membres de mon ancienne communion anglicane m’ont traité avec une charité dont j’ai été très surpris. Je ne me doutais pas qu’il y eût au monde autant de générosité.
Quelques jours après mon arrivée chez mon ami, je suis allé faire un séjour chez les Bénédictins d’Erdington, et, là, j’ai commencé à constater des marques de plus en plus nombreuses de la bienvenue qui m’attendait dans ma nouvelle maison. Deux des Pères, qui étaient eux-mêmes des pasteurs convertis, ont fait tout le possible pour me mettre à l’aise et pour me combler de la plus touchante bonté. J’ai éprouvé également une impression bien consolante en rencontrant à Erdington un autre pasteur anglican bien connu, qui venait de me précéder de quelques mois dans l’Église catholique. Je n’ai pas besoin de dire que nous avons eu à causer abondamment de la similitude de nos situations.
D’Erdington, je revins chez ma mère, où j’eus la satisfaction d’achever les dernières pages de mon roman, Par quelle autorité ? avant de quitter l’Angleterre, le jour des Morts, pour aller m’installer à Rome, où je me proposais de commencer mes études en vue de la prêtrise.
Un nouvel exemple de la charité anglicane se produisit à mon occasion, quelques instants après que mon train se fut éloigné de la gare de Victoria. Au moment où ma mère s’apprêtait à sortir de la gare, elle vit accourir vers elle un prélat de l’Église épiscopale d’Écosse, partisan zélé de la Haute-Église, très vieil ami de mes parents. Il était venu me dire adieu et me souhaiter bon voyage. Je n’ai jamais oublié cela, et compte bien, s’il plaît à Dieu, ne jamais l’oublier.
Et maintenant, je ne sais pas s’il est bien respectueux à l’égard de ma sainte mère l’Église que j’essaie de dire encore ce qu’elle a été pour moi depuis le jour où je me suis jeté dans ses bras, tout aveugle et sourd et profondément misérable. Mais je vais, en tout cas, me hasarder à le dire, après tout ce que j’ai rappelé déjà de mes relations avec une autre Église, longtemps habitée et aimée et vénérée par moi avant qu’une voix toute-puissante m’en eût fait sortir.
Tout d’abord, certains lecteurs trouveront peut-être étrange que je me sente obligé de dire ceci : à savoir, que l’idée de revenir jamais à l’Église d’Angleterre est pour moi absolument aussi inconcevable que le serait l’idée de tâcher à entrer dans la tribu des Natchez. Et cependant, en me plaçant au point de vue anglican — autant du moins que cela m’est possible — je comprends assez comment il se fait que les anglicans aient coutume de prédire toujours, à propos de chaque nouveau converti, qu’il « ne peut manquer de revenir à son ancienne foi ». Tout d’abord, en effet, ces anglicans ont naturellement le désir que toutes les personnes honorables appartiennent à l’Église dont eux-mêmes font partie. Les catholiques n’ont-ils pas, de leur côté, un désir tout pareil ? Mais, en second lieu, j’estime que l’erreur des anglicans susdits, au sujet de leurs anciens frères convertis au catholicisme, provient de ce qu’ils ne se rendent pas un compte exact de la situation. Ils sont si habitués à la désunion sur les matières les plus profondes de la foi, dans leurs propres congrégations, qu’ils conçoivent malaisément la possibilité d’une Église où les choses se passent tout autrement. Ou bien, se disent-ils, ces mêmes divisions doivent exister aussi dans le catholicisme, par-dessous l’union apparente, ou bien, si elles n’y existent pas, cela doit signifier que toute activité intellectuelle se trouve supprimée par l’« uniformité de fer » du système catholique. Ils n’ont absolument aucune idée de la manière dont « la vérité peut nous rendre libres ». Et j’admets combien tout ce que je vais ajouter est, chez moi, une impression purement personnelle : mais, vraiment, j’ai de plus en plus la conviction que le petit nombre de personnes qui reviennent au protestantisme y reviennent soit par le chemin de l’incrédulité complète, ou bien à cause de quelque grave péché dans leur vie, ou bien encore, simplement, parce que jamais elles n’ont bien compris leur position catholique.
Car comment ne pas voir, avec une évidence absolue, que le fait de revenir de l’Église catholique à l’Église anglicane signifie l’échange de la certitude pour le doute, de la foi pour l’agnosticisme, de la substance pour l’ombre, d’une lumière brillante pour de mornes ténèbres, d’une réalité historique et universelle pour une théorie antihistorique et toute « provinciale » ? Impossible pour moi de m’exprimer dans des termes plus doux, malgré ma certitude que ce qu’on vient de lire apparaîtra, tout au moins, d’une extravagance monstrueuse aux membres sincères et recueillis de la communion anglicane. Tout récemment encore, un jeune représentant de la Haute-Église, pourvu de l’éducation universitaire la plus relevée, m’a déclaré du ton le plus sérieux, en fixant ses yeux dans les miens, quelque chose comme ceci : « L’idée romaine, cela est parfait en théorie ! Mais, comme système pratique, cette idée ne va pas, ne s’arrange ni avec l’histoire ni avec la vie ; tandis que notre communion anglicane…! »
Est-ce donc qu’il n’y a point de lacunes ou de déceptions qui attendent l’anglican converti au catholicisme ? Ce converti trouvera dans sa nouvelle demeure autant de lacunes qu’il en existe dans la nature humaine ; et le nombre de ses déceptions variera d’après celui de ses illusions.
Il y a d’abord, par exemple, une attitude assez singulière que prennent maints catholiques d’une foi bien assurée, en présence de la conversion de non-catholiques, et en particulier d’anglicans. Je veux parler de l’état d’esprit de ces personnes qui, tout en pratiquant elles-mêmes avec ferveur leur foi religieuse, semblent être d’une indifférence entière pour la tâche « missionnaire » de l’Église. « J’apprends que B… est devenu catholique ! disait un jour une brave dame catholique. Quel intérêt a-t-il bien pu avoir pour se convertir ? »
Une telle attitude d’esprit n’est pas seulement un défaut : pour moi, personnellement, elle a été une déception très réelle. Jamais je n’aurais pensé d’avance qu’une attitude comme celle-là pût exister chez quelqu’un qui faisait cas de sa foi. Et j’ajouterai, pour dire la vérité, que cette attitude est loin d’être aussi rare qu’on pourrait le supposer. Or, c’est là le fait de sectaires : car, la religion catholique serait fausse, si on ne la concevait point comme destinée à toute l’humanité. Cette religion doit être « catholique » littéralement, universelle, ou rien. Sans compter que, dès l’enfance, j’avais été instruit à penser que les catholiques avaient la passion du prosélytisme, si bien que dans nulle autre confession religieuse on ne pouvait trouver aujourd’hui autant de cette ardeur pour convertir autrui qui est, généralement, l’un des signes d’une conviction forte. Et voici que m’étant converti, je découvrais autour de moi non seulement de l’indifférence dans bien des cas, mais même une espèce d’opposition plus ou moins voilée contre tout mode d’activité dirigé en ce sens ! « Les convertis ont trop de zèle ! m’entendais-je répéter à droite et à gauche. Ils sont indiscrets et impétueux. Mieux vaut nous en tenir aux vieux chemins éprouvés : gardons notre foi pour nous-mêmes, et laissons les autres garder la leur ! »
Il est vrai que, depuis peu, j’en suis arrivé à juger moins sévèrement cet état d’esprit sectaire, en découvrant qu’il était, bien des fois, la conséquence fatale des siècles de suspicion et d’illégalité qu’ont eu à subir les catholiques anglais. Ceux-ci ont été si longtemps accoutumés à devoir cacher leurs mystères sacrés afin de protéger à la fois ces mystères et soi-même, qu’une sorte de vague tradition tacite s’est formée en eux, leur enseignant qu’il vaut mieux pratiquer loyalement leur religion pour leur compte, et s’exposer le moins possible à n’importe quels risques. Si mon hypothèse est fondée, le défaut dont je parle ne laisse pas d’avoir une excuse ; mais, quoi qu’il en soit, ce n’en est pas moins un défaut. Et d’ailleurs, chose curieuse, ce n’est point surtout parmi les anciennes familles catholiques d’Angleterre qu’il se rencontre ; ces familles sont même, en général, aussi ardentes à la tâche missionnaire que les convertis : c’est bien plutôt parmi les « parvenus » spirituels, parmi les catholiques d’une ou deux générations seulement, que ce « snobisme » spirituel est le plus fréquent.
Un second défaut, proche parent du premier, est une certaine jalousie à l’endroit des convertis. C’est là un défaut sur lequel je ne me serais point permis d’insister si j’avais eu moi-même à en souffrir sensiblement : car, dans ce cas, j’aurais eu à me méfier de mes propres impressions. Mais le fait est que je n’en ai point souffert. J’ai reçu, au contraire, de toutes parts, les marques d’une générosité merveilleuse, même touchant des sujets tels que mon privilège d’être ordonné prêtre, à Rome, après la très courte période de neuf mois de vie catholique. Naturellement, il s’est trouvé bien des personnes pour désapprouver la rapidité avec laquelle j’ai été ainsi promu à la prêtrise ; mais, dans aucun de ces cas, je n’ai pu soupçonner la présence de cette jalousie qui se traduit en un désir de vexer le néophyte. D’une manière générale, j’ai été étonné de la bonté que les catholiques m’ont toujours montrée.
Mais j’ai rencontré une foule de cas, j’ai entendu une foule de paroles qui m’obligent à reconnaître, sans l’ombre d’un doute, que bien des nouveaux convertis ont à subir jalousie et suspicion de la part de certains catholiques, et que, même, c’est là une des plus grandes épreuves de leur vie. Une telle attitude est d’ailleurs, elle aussi, éminemment humaine et naturelle. « Tu les as rendus égaux à nous, s’écrie l’homme de la parabole, à nous qui avons dû supporter la tâche et la chaleur de toute la journée ! » Et puis encore cette attitude est, souvent, plus ou moins justifiée par l’arrogance de tels ou tels convertis qui pénètrent dans l’Église, pour ainsi dire, la bannière déployée et les tambours battants, comme s’ils étaient des conquérants au lieu d’être des vaincus. Mais, en toute honnêteté, j’estime que cette arrogance parmi les convertis est chose assez peu commune. La longue période d’instruction à travers laquelle ils doivent passer, les pénibles sacrifices que beaucoup d’entre eux ont à faire, tout cela, sans parler de l’admirable grâce divine qui les a introduits dans l’Église, tout cela a d’ordinaire pour effet de purifier et de discipliner l’âme à un haut degré. Tout compte fait, et toutes choses d’ailleurs égales, le converti a été appelé par Dieu pour donner un plus grand témoignage de sincérité que l’homme qui, étant catholique dès le berceau, n’a jamais eu d’autre devoir que de conserver sa foi. Toutes choses égales, il y a plus d’héroïsme à rompre avec le passé qu’à lui rester fidèle.
Ici encore, cependant, ce n’est point parmi les véritables catholiques de toujours que se manifestent habituellement la jalousie et la suspicion à l’égard des convertis : mais, cette fois encore, c’est surtout parmi ceux qui désireraient passer pour tels, parmi ceux qui, avec leur résolution de bien marquer l’absence chez eux de « l’esprit du converti », se sentent conduits à proclamer ce fait par le moyen d’un certain mépris mêlé de reproches. Ils ne sont entrés en possession de leur fortune qu’à une date relativement récente, et c’est afin de cacher leurs origines religieuses qu’ils rabrouent ceux qui ne sauraient prétendre à faire partie d’une telle aristocratie spirituelle.
Il y a donc des défauts chez les catholiques — je pourrais en citer quelques autres encore — et ce serait chose tout à fait inutile de chercher à les nier. Mais ces défauts ne sont aucunement de l’espèce que soupçonnent ou prétendent les non-catholiques. Ces défauts réels sont ceux qui relèvent communément de notre nature humaine, les défauts ordinaires de tous ceux des membres de l’humanité qui échouent à se laisser délivrer de leur faiblesse native par une pénétration complète de leur foi religieuse. Mais, au contraire, les défauts que les anglicans supposent être les plus caractéristiques dans l’Église romaine n’ont absolument rien de caractéristique. Tout d’abord, il n’y a chez les catholiques aucune trace de cette division sur les matières de la foi que l’anglican est obligé d’accepter, un peu comme sa « croix », dans sa propre Église ; il n’existe point, chez les catholiques, d’« écoles de pensée », au sens où l’entendent les anglicans ; et l’on ne saurait découvrir l’ombre même d’une différence dogmatique entre les deux groupes de tempéraments qui se partagent plus ou moins toute l’espèce humaine, les « maximistes » et les « minimistes », ou, comme disent les anglicans à propos de l’Église catholique, les ultramontains et les gallicans. Dans la mesure où ces deux camps existent vraiment — et encore que, pour ma part, en toute franchise, je doive reconnaître l’impossibilité absolue où je suis de classer les catholiques de cette manière — j’imagine que la différence entre eux ne se rapporte qu’au plus ou moins d’opportunité présente d’un certain mode d’action proposé, ou bien ne désigne qu’un goût plus ou moins fort de ce qu’on appelle les méthodes « romaines », et ainsi de suite. Jamais la division entre les catholiques n’atteint des questions d’ordre important : tout au plus s’agit-il de menus détails pratiques, et des plus secondaires.
Il n’existe pas non plus, à ma connaissance, de « mécontentement sourd » à l’intérieur de l’Église. Certes, j’entends continuellement parler de quelque chose de tel, mais toujours seulement de la part de non-catholiques. Il n’existe aucune révolte intellectuelle, du moins que je sache, chez les esprits les plus vigoureux de la communion romaine, et jamais je n’en ai entendu parler que par des non-catholiques. Il n’existe aucune trace de ce que l’on a appelé « l’aliénation du sexe fort ». Au contraire, dans notre pays tout de même qu’en Italie et en France, je ne cesse pas de m’étonner de la prédominance extraordinaire des hommes sur les femmes, pour tout ce qui est de l’assistance à la messe et des autres pratiques, dans nos églises. Le desservant d’une paroisse suburbaine, à qui je parlais tout récemment de cela, m’a dit que, la veille encore, il avait eu le loisir d’observer le nombre et l’espèce des personnes qui avaient assisté à un salut du soir ; et il m’a assuré que la proportion des hommes, par rapport aux femmes, avait été de deux pour un. J’ajoute que ceci, cependant, ne constitue qu’une exception : mais le fait qu’elle illustre n’en est pas moins incontestable.
Toutes ces accusations, que l’on se plaît à lancer librement contre nous, m’apparaissent dépourvues de fondement. Certes, il y a parmi les catholiques, comme ailleurs, des tempéraments chauds et froids, des natures apostoliques et d’autres qui seraient plutôt diplomatiques. Certes il peut se faire, à l’occasion, qu’une petite révolte surgisse, comme elle surgirait dans n’importe quelle société humaine. Certes il peut arriver que des âmes pleines de soi se dissocient de la vie catholique, ou bien, chose plus triste encore, tâchent à rester catholiques de nom tout en n’ayant plus rien de catholique dans l’esprit. Mais ce que je nie énergiquement, c’est que ces divers incidents puissent être considérés, si peu que ce soit, comme des tendances, et plus encore que, à les tenir pour des tendances, ces incidents puissent être regardés, si peu que ce soit, comme caractéristiques du catholicisme. Il n’est pas vrai que le calme merveilleux que l’on voit à la surface de l’Église se trouve, en fait, recouvrir d’ardents conflits intérieurs. Je le nie de la façon la plus formelle : car, simplement, cela n’est point.
Pareillement il est tout à fait faux que la religion catholique ait pour trait distinctif un formalisme qui ne se retrouve pas, au même degré caractéristique, dans les confessions protestantes. Tout au plus cette accusation, souvent répétée, repose-t-elle sur une ombre de vérité : en effet, c’est chose certaine que, parmi les catholiques, l’excès d’émotion et la sentimentalité violente sont généralement découragés, et que l’on est communément enclin à faire consister plutôt l’essence de la religion dans l’adhésion et l’obéissance de la volonté. D’où résulte que, naturellement, des personnes d’une nature relativement peu dévote, lorsqu’elles sont catholiques, continuent à pratiquer leur religion en n’accomplissant que le plus strict minimum de leurs obligations, et cela, parfois, dans des conditions assez médiocres et prosaïques ; tandis que les mêmes personnes, si elles appartenaient à l’anglicanisme, renonceraient complètement à toute pratique religieuse. Si bien que, peut-être, il serait vrai de dire que le niveau émotionnel moyen d’une réunion de catholiques est plus bas que le niveau correspondant d’une réunion de protestants : mais de cela ne dérive en aucune façon que les catholiques soient plus formalistes que les protestants. Ces âmes froides et peu dévotes adhèrent à leur religion simplement par obéissance ; et il y aurait en vérité quelque chose de singulier à vouloir les condamner pour un tel motif ! L’obéissance à la volonté de Dieu — ou même à ce que l’on croit être la volonté de Dieu — n’est-elle pas en réalité plus méritoire, et non pas moins , lorsqu’elle ne se trouve pas accompagnée de consolations émotionnelles et de ferveur sentimentale ?
En résumé, donc, je serais porté à déclarer ceci : que, à en juger par une expérience de neuf années de sacerdoce anglican et huit années de sacerdoce catholique, il y a des défauts aussi bien dans la communion anglicane que dans la communion catholique ; mais que, dans le cas des anglicans, ces défauts sont essentiels et radicaux, puisqu’ils constituent des fissures dans ce qui devrait être divinement intact, c’est-à-dire dans des choses telles que la certitude de la foi, l’unité des croyants, l’autorité de ceux qui devraient être les pasteurs au nom de Dieu ; tandis que, dans le cas de l’Église catholique, ces défauts sont simplement ceux de la faiblesse humaine, inséparables de l’état d’imperfection où tout homme est plongé. Les défauts de l’anglicanisme, et de tout le protestantisme en général, sont des preuves établissant que le système entier n’est point de portée divine ; les défauts dans le système catholique nous montrent seulement que ce système a un côté humain en même temps qu’un côté divin, et c’est là ce que pas un catholique n’a jamais songé à nier.
A Rome, j’ai appris une leçon éminemment importante, parmi cent autres. On a fort bien dit que l’architecture gothique représente l’âme aspirant à Dieu, et que l’architecture romane, ou encore celle de la Renaissance, représentent Dieu s’unissant aux hommes. Ces deux aspects de la religion sont également vrais, mais aucun des deux n’est complet sans l’autre. D’une part, il est vrai que l’âme doit toujours tâcher à percer du regard les ténèbres pour découvrir un Dieu qui se cache, toujours se rappeler que l’infini dépasse le fini et qu’une énorme quantité d’ignorance doit être un élément nécessaire de toute croyance. Les contours de ce monde, pour ainsi dire, sont noyés dans l’obscurité : la lueur qui scintille devant nous suffit pour nous faire avancer sur notre route, mais ne peut guère nous aider à rien d’autre. C’est en silence que Dieu est connu, et parmi des mystères qu’il se manifeste. « Dieu est esprit », un esprit sans forme, sans limites, invisible et éternel ; et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en « esprit et en vérité ». Voilà, donc, d’une part, la mystique et profonde obscurité de l’expérience spirituelle !
Mais voici, d’autre part, que Dieu est devenu homme, et que « le Verbe s’est fait chair » ! L’inconnaissable nature divine « est venue habiter parmi nous, sous un vêtement de chair, et nous avons contemplé sa gloire ». Ce qui était caché a été révélé. Ce n’est pas seulement nous qui avons soif et qui cherchons : c’est Dieu qui, ayant soif de notre amour, est mort sur la croix afin de pouvoir ouvrir le royaume des cieux à tous les fidèles, et qui a déchiré le voile du temple sous le contre-coup de son soupir d’agonie, et qui, maintenant encore, se tient et frappe à la porte de tout cœur humain, afin de pouvoir entrer et s’attabler avec l’homme. Le dôme rond des cieux s’est abaissé sur la terre ; les murs du monde sont devenus visibles ; l’immense lumière de la Révélation ruisselle de tous côtés, par des fenêtres claires, sur un sol resplendissant ; et les anges et les hommes frémissent dans une même ivresse d’amour divin ; le maître-autel se dresse en pleine vue, parmi une gloire d’or et de cierges ; et, au-dessus de lui, la tente de Dieu fait homme se montre à tous, pour que tous puissent également voir et adorer.
Or, cet aspect de la religion chrétienne n’avait eu jusque-là, pour moi, presque aucune importance. J’étais un homme du Nord, élevé dans les voies des races du Nord. J’aimais la pénombre, et la musique mystérieuse, et l’ombrage des profondes forêts ; je détestais les espaces amplement ensoleillés, et les trompettes à l’unisson, et les formes rondes et carrées en architecture. Je préférais la méditation à la prière vocale, Mme Guyon à saint Thomas, le treizième siècle — tel que je l’imaginais — au seizième. Jusque vers la fin de ma vie anglicane, j’aurais été prêt à avouer cela franchement ; plus tard, si l’on m’avait affirmé que tels étaient mes goûts, je m’en serais attristé, car je commençais à comprendre que le monde était à la fois matériel et spirituel, et que les croyances définies étaient aussi nécessaires que les aspirations. Mais, en arrivant à Rome, je dus reconnaître décidément combien peu j’avais compris jusque-là.
Je voyais autour de moi une ville qui n’était que Renaissance, étalée sous un ciel limpide et un brûlant soleil ; et la religion, dans cette ville, était l’âme demeurant dans le corps. C’était l’assertion de la réalité du principe humain incarnant le divin. Même les dogmes les plus exclusivement chrétiens m’étaient exprimés en des images païennes. La Révélation parlait sous les formes de la religion naturelle ; Dieu se manifestait ouvertement en pleine lumière ; les prêtres officiaient, répandaient l’eau lustrale, allaient en longues processions avec de l’encens et des cierges, et parfois même donnaient au ciel le nom d’Olympe. Sacrum Divo Sebastiano , je voyais cela inscrit sur un autel de granit. J’avais à écouter les leçons de prêtres professeurs qui criaient, riaient, procédaient à leur enseignement avec une bonne humeur expansive. Je voyais l’image du « père des princes et des rois » exposée dans les rues, le jour de la fête du Pontife, entourée de fleurs et de lumières, tout à fait à la façon dont on avait coutume d’honorer autrefois les souverains temporels. Je descendais dans les catacombes, le jour de Sainte-Cécile, et j’y respirais une odeur de myrte qui venait de branches semées sur le sol, rendant à la mémoire de la sainte le même hommage qui jadis avait été rendu à des vainqueurs de combats tout profanes. En un mot, je commençais à comprendre que « le Verbe s’était fait chair et avait habité parmi nous » ; et que, de même qu’il avait pris la substance créée d’une Vierge pour se pourvoir d’un corps naturel, de même aussi il continuait de prendre la substance créée des hommes — leurs pensées, leurs expressions, et leurs manières d’agir — pour se pourvoir de ce corps mystique au moyen duquel il est toujours avec nous. Est-ce donc que le catholicisme est « matériel » ? Oui, certes ; il l’est tout à fait comme la Création et l’Incarnation, ni plus, ni moins.
Je ne saurais songer à décrire ce que signifie cette découverte, pour une âme de nos races du Nord. A coup sûr, elle signifie le pâlissement de quelques-unes des anciennes lumières qui, jadis, nous avaient paru merveilleuses, dans la demi-obscurité de l’expérience individuelle ; ou plutôt la découverte signifie pour nous la disparition de ces lumières, dans le puissant éclat du plein jour de midi. Placez, à côté d’une pompe romaine, le plus exquis des offices anglicans : combien vous le verrez devenir provincial, local, individualiste ! A côté d’un professeur romain enseignant à des auditeurs de toutes les races les devoirs des citoyens envers l’État, placez un théologien anglican occupé à expliquer les épîtres de saint Paul à de jeunes étudiants de Cambridge ; à côté d’un frère italien de San-Carlo le plus passionné des missionnaires de l’Église anglicane ! Mettez côte à côte les paysans de la Campagne romaine chantant des hymnes à Saint-Jean-de-Latran, avec des branches d’olivier dans les mains, et une pieuse compagnie d’anglicans rassemblés pour les cantiques du soir ; juxtaposez un des officiants de Sainte-Marie-Majeure et le ritualiste le plus parfaitement entraîné ; en costume de « messe ! » Comparez n’importe quel aspect du culte catholique, tel qu’il se montre à Rome, à un aspect correspondant du culte anglican ! Tout de suite la différence apparaîtra, une différence qui aura pour effet de révéler la pauvreté, l’insuffisance timide et médiocre des imitations anglicanes.
Et ainsi, il se trouve qu’un séjour à Rome produit forcément, chez un homme de ma sorte, une expansion de vues dépassant toutes paroles. Tandis que, jusqu’alors, j’avais été accoutumé à me représenter le christianisme comme une fleur délicate, divine en raison même de sa fragilité surnaturelle, je voyais maintenant que c’était un arbre dans les branches duquel tous les oiseaux des airs pouvaient loger à l’aise, un arbre divin par cela seul que l’amplitude de ses branches et la force de ses racines ne pouvaient s’expliquer d’aucune manière humaine. Auparavant, je m’étais fait du christianisme l’image d’un doux et subtil parfum, demandant à être goûté dans le recueillement ; et maintenant je voyais que le christianisme était le levain caché dans les lourdes mesures du monde, et ayant pour effet de faire lever la pâte dans des proportions incalculables.
Ainsi, de jour en jour, l’enseignement de Rome se poursuivait pour moi. J’étais comme un jeune garçon introduit pour la première fois dans un grand dépôt de machines. Autour de moi, les roues mugissaient, d’immenses mouvements se prolongeaient ; le fracas et la puissance m’étourdissaient ; et cependant, peu à peu, je commençais à apprendre qu’il y avait quelque chose qui jusque-là m’était resté inconnu, quelque chose que je n’aurais jamais pu découvrir dans mon calme demi-jour du Nord. C’étaient ici les bureaux du monde spirituel ; ici la grâce était distribuée, le dogme défini, les provisions faites pour les âmes de l’univers entier. Ici Dieu avait choisi son siège pour régner sur son peuple, dans ce lieu où autrefois Domitien, Dominus et Deus Noster , ce singe de Dieu, avait régné concurremment avec le vicaire de Dieu, encore caché dans l’ombre. Le vendredi saint, sous les ruines du Palatin, j’entendais lire : « Si tu laisses cet homme en liberté, tu n’es pas l’ami de César ! » Or, à présent, « cet homme » est roi, et César n’est plus rien. C’est ici en vérité, infiniment plus que partout ailleurs, c’est ici que le levain plongé il y a dix-neuf siècles par la main de Dieu dans la pâte pesante de l’Empire romain s’est exprimé en degrés, en lois, et en dogmes ; c’est ici que le sang de Pierre, qui a arrosé le sol au-dessous de l’obélisque du Vatican, continue de circuler, plus vivant que jamais, dans les veines de Pie X, Pontifex maximus et Pater Patrum , à cent pas de distance de ce même obélisque !
Voilà l’une des choses que j’ai apprises à Rome ; et cette chose-là valait dix mille fois le conflit qui se livrait en moi à son sujet. Je comprenais enfin que rien d’humain n’était étranger à Dieu ; que les efforts des nations préchrétiennes les avaient amenées très près de la Porte de Vérité ; que leurs petits systèmes et tous leurs travaux n’avaient pas été méprisés par Celui qui les avait permis ; et que « Dieu, ayant parlé en diverses occasions et de diverses manières, dans les temps passés, à nos pères par les prophètes, nous avait enfin parlé directement par son Fils, qu’il avait proclamé l’héritier de toutes choses, et par lequel aussi il avait créé le monde, et qui, étant la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance, et faisant purgation de nos péchés, se trouve assis à la droite de la Majesté Suprême ».
Et après avoir appris cela à Rome, j’ai appris une fois de plus, de retour en Angleterre, que l’Église est aussi tendre qu’elle est forte. Pareille à son Époux divin, elle voit toutes les choses et tous les hommes, régissant des forces immenses ; et cependant, dans sa divinité, elle ne dédaigne pas « le moindre de ces petits ». Pour le monde, elle est une reine, rigide, hautaine, impérieuse, revêtue d’or et de joyaux : mais pour ses propres enfants elle est une mère, bien plus encore qu’une reine. Elle cicatrise les plaies des plus humbles de ses enfants, elle écoute leurs doléances à peine perceptibles, elle leur enseigne patiemment leurs leçons, et désire passionnément de les voir croître comme autant de princes. Mais surtout elle connaît la manière de leur parler de leur Père, de leur interpréter Sa volonté, de leur raconter l’histoire de Ses exploits. Elle insuffle en eux quelque chose de son propre amour et de son propre respect ; elle les encourage à être francs et sans crainte, à la fois vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de Lui. Elle les prend par la main et, par un sentier secret, les introduit en Sa présence.
Tout ce que j’avais trouvé naguère de direction et d’encouragement dans mon ancienne maison, je l’ai retrouvé à présent de la part des prêtres de cette Église, et en les découvrant doués de science aussi bien que d’amour. Toute cette liberté de foi et de pensée individuelles, que quelques-uns se figurent être le privilège des confessions non-catholiques, j’ai trouvé tout cela expressément procuré et garanti dans nos temples, et j’en ai usé désormais avec bien plus de confiance, sachant que l’œil infaillible de l’Église était sur moi, et que, sans faute, elle m’avertirait d’abord, et enfin me frapperait, s’il m’arrivait de me hasarder trop loin. Ses bras sont aussi ouverts à ceux qui veulent servir Dieu dans le silence et la solitude qu’à ceux qui « dansent devant lui de toutes leurs forces ». Car, pareille à la charité, dont elle est l’incarnation, l’Église « est patiente, elle est bonne, elle supporte toutes choses ». En elle « nous savons en partie et en partie nous prévoyons » ; nous sommes assurés de ce que nous avons reçu, et nous attendons avec espoir ce qui est encore à venir. C’est en elle que je comprends suprêmement que, « lorsque j’étais un enfant, je parlais comme un enfant, j’entendais comme un enfant, je pensais comme un enfant ; mais que, lorsque je suis devenu un homme, j’ai dépouillé les choses de l’enfant ».
Ainsi donc, tout ce qui se rencontre dans les autres systèmes, pour individuels qu’on les suppose, tout cela se retrouve dans l’Église : le mysticisme du Nord, la patience de l’Orient, la confiance joyeuse du Sud, et l’entreprise hardie de l’Ouest. L’Église comprend et réchauffe le cœur aussi bien qu’elle guide et informe la tête. Elle regarde la virginité comme l’état le plus honorable, et, en même temps, regarde le mariage comme un sacrement très saint et indissoluble. Elle seule reconnaît explicitement la vocation de l’individu et, en même temps, les idéals de la race, avec un respect pour la foi subjective égal à sa fidélité envers la vérité objective. Elle seule, en effet, est parfaitement familière et tendre avec l’âme isolée, comprenant ses besoins, suppléant à ses lacunes, traitant soigneusement ses faiblesses et ses péchés ; simplement parce qu’elle est grande comme le monde, et vieille comme les âges, et infinie de cœur comme Dieu.
Si bien qu’aujourd’hui, en relisant les premières pages de ces Confessions , je vois le plan de Dieu à mon égard se dessiner comme un fil d’or à travers toutes les régions montueuses parmi lesquelles j’ai eu à marcher, depuis les aimables prairies de la maison paternelle et de l’école, et les hauteurs abruptes et accidentées du travail paroissial, jusqu’à ce plateau fortifié d’où, pour la première fois, le monde m’est apparu tel qu’il est réellement, et non pas tel que j’avais pensé qu’il était. Je comprends maintenant qu’il y existe une cohésion entière dans tout ce que Dieu a fait ; qu’il n’y a pas une seule aspiration du fond des ténèbres qui ne trouve son chemin jusqu’à Lui ; pas un système de pensée qui ne reflète au moins un rayon de Sa gloire éternelle ; pas une âme qui n’ait sa place dans l’économie totale de Son œuvre. D’un côté, il y a soif, et désir, et inquiétude ; de l’autre, satisfaction et paix. Mais il n’y a pas un instinct qui n’ait son objet, pas une mare qui ne reflète le soleil ; pas un lieu désolé sur la terre qui n’ait le ciel au-dessus de soi. Et, à travers ce désert plein de ruines, Sa bonté infinie m’a conduit jusqu’à l’endroit où Jérusalem est descendue d’en haut ; elle m’a élevé, de ces sentiers tournants qui ne mènent nulle part, jusque sur la large route qui mène droit à Lui.
C’est sur cette route que je dois marcher maintenant, et le jour est prochain où mes pas s’arrêteront. Mais il n’y a rien à craindre pour ceux qui s’avancent sur cette route-là ; plus de montagnes à gravir, ni de torrents à traverser. Dieu a rendu toutes choses aisées pour ceux qu’il a admis à passer sous la Porte du Ciel qu’il a bâtie sur la terre ; le fleuve même de la mort n’est pour eux qu’un cours d’eau sans dangers, semé de ponts et garni de parapets de chaque côté ; et l’ombre de la mort n’est que comme un demi-jour, pour ceux qui la contemplent dans la lumière de l’Agneau.
« Voici la tente de Dieu avec les hommes ; et il va demeurer avec eux, et il essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et la mort cessera d’être… La cité n’a pas besoin de soleil ni de lune, car la gloire de Dieu l’a illuminée, et c’est l’Agneau qui est la lampe qui l’éclaire. »
FIN
Pages.
|
|
Préface | |
CHAPITRE PREMIER
|
|
Les premières impressions religieuses | |
CHAPITRE II
|
|
Le début de la crise | |
CHAPITRE III
|
|
Au monastère anglican de Mierfield | |
CHAPITRE IV
|
|
Les progrès de la crise | |
CHAPITRE V
|
|
La montée décisive | |
CHAPITRE VI
|
|
Les derniers pas | |
CHAPITRE VII
|
|
L’arrivée | |
CHAPITRE VIII
|
|
La nouvelle demeure |
TOURS
IMPRIMERIE E. ARRAULT ET C
ie
3761