Title : Les missionnaires français au Thibet
Author : Prince Henri d' Orléans
Release date : December 21, 2024 [eBook #74962]
Language : French
Original publication : Paris: De Soye et fils
Credits : Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
PRINCE HENRI D’ORLÉANS
EXTRAIT DU CORRESPONDANT
PARIS
DE SOYE ET FILS, IMPRIMEURS
18,
RUE DES FOSSÉS-SAINT-JACQUES
, 18
1891
Maintenant, plus que jamais, les affaires de Chine sont à l’ordre du jour ; chaque matin les journaux nous entretiennent de nouveaux massacres d’Européens, de pillage de missions, d’émeutes mal réprimées ; et presque toujours ce sont les missionnaires que ces mouvements atteignent les premiers. Beaucoup de gens qui ont mal étudié ces questions, qui n’ont pas voyagé en Chine, ou qui se sont tenus seulement dans les ports à demi européens, n’ont pas vu que les missionnaires sont les premiers attaqués, parce qu’ils sont les premiers exposés, parce qu’ils sont dans des provinces où des agents diplomatiques ou des commerçants ne pénètrent pas et surtout ne séjournent pas, parce qu’ils prennent pied dans des villes que d’autres Européens craindraient d’habiter. Des sinophiles, nous pensons, mal renseignés, se sont faits les rapporteurs de légendes absurdes, en cours dans la populace chinoise, telles que celle du vol des enfants par les Pères ; des esprits étroits ou passionnés, sous un prétexte humanitaire, ont pris le parti des Chinois contre les missionnaires ; quelques-uns même ont été jusqu’à féliciter les habitants du Céleste-Empire des persécutions qu’ils dirigeaient contre les religieux, leur procurant la gloire du martyre. Je veux croire que ces écrivains n’ont pas traversé la Chine, qu’ils n’ont pas rencontré des Français loin du pays, qu’ils ne les ont pas vu travailler à l’œuvre de civilisation à laquelle ils consacrent leur vie.
Pour nous qui avons trouvé nos compatriotes aux postes les plus éloignés de la frontière de Chine, qui avons vécu avec eux, accueillis à bras ouverts, nous savons ce qu’ils font et ce qu’ils ont fait ; nous leur devons et nous nous devons à nous-mêmes de dire ce qui en est. Ce n’est pas d’une question religieuse, encore moins politique, mais nationale avant tout, que je veux parler ; ce sont les intérêts de la France dans l’extrême Orient qui se trouvent en jeu avec ceux des missions ; je ne crois pouvoir les mieux faire comprendre au lecteur qu’en mettant sous ses yeux le but poursuivi et le résultat déjà atteint par une poignée de Français à la frontière du Thibet. Qu’il veuille bien me suivre à travers une période d’un demi-siècle, le long des crêtes de l’Himalaya d’un côté, ou du cours du haut Mékong de l’autre, il verra les efforts considérables produits par nos compatriotes, les services qu’ils ont rendus, les droits qu’ils peuvent revendiquer et le peu d’appui qu’ils reçoivent de la mère-patrie ; ayant vu ce qui a été fait, il croira peut-être aux sentiments élevés qui animent nos missionnaires, et que l’un d’eux m’exprimait si éloquemment dans ces lignes [1] :
[1] Lettre du P. Gourdin, depuis vingt-sept ans en Chine.
Mien-lin-hien, 11 novembre 1890 [2] .
[2] Province du Setchuen.
Vous pourrez contredire de visu tous les imbéciles ou mauvais drôles qui diront, peut-être sans le croire, que les missionnaires n’ont pas le cœur français. Sans doute, nous ne sommes pas ici principalement pour motif politique, mais c’est nous calomnier singulièrement que de dire que nous nous désintéressons de l’honneur et des avantages de la mère-patrie. Ces deux choses, les missions et la France, quoique bien différentes, se soutiennent nécessairement l’une l’autre, et la paix mal assise à l’occasion du Tonkin nous a fait plus de mal que n’eût fait peut-être une persécution religieuse.
Vous pouvez dire aussi que non seulement l’influence, mais même le nom de la France ne sont connus dans l’intérieur de la Chine que par nous, puisqu’on n’y voit pas même une boîte d’allumettes qui vienne de France. Par conséquent, que dire des diplomates qui se laissent berner par les mensonges des autorités chinoises et croient faire tort à la patrie en prenant sérieusement nos intérêts ?
Une croix gravée sur une dalle, c’est tout ce qui reste à Lhaça du couvent des Capucins : une croix et l’oubli.
Chaque jour pourtant un peuple curieux foule la large pierre : simples pâtres, enveloppés dans les épaisses tchoupas , le sabre horizontal sur le ventre, les cheveux flottant au vent, descendus de leurs montagnes pour venir vendre quelques bestiaux dans la capitale ; riches marchands, coiffés du chapeau aux glands de soie rouge, vêtus de robes de poulou brun ou vert ; lamas, la tête rasée, drapés dans leur toge de laine rouge, comme des sénateurs romains, la plupart ivres de tchang en l’honneur de quelques morts ; filles de joie, petites, frêles, le teint pâle, les sourcils noircis, les cheveux et les oreilles chargés de plaques d’or ; soldats chinois, insolents, brutaux, sales, exhalant au loin l’odeur repoussante de l’opium ; Cachemiriens au large turban ; musulmans, facilement reconnaissables à leur barbe noire, à leur haute stature, à leur allure fière ; petits Indous du Boutan, chétifs, le teint bronzé, à demi couverts de quelques haillons écarlates, tous orfèvres de leur métier ; gens de toute condition, de toute race, de toute langue parlée dans l’Asie centrale, se pressent dans le quartier de l’Ha-gia, à l’entrée du théâtre chinois ; et, dans la multitude, personne ne se doute qu’entre ces murs où, le visage barbouillé de blanc et de noir, crient, hurlent, gesticulent, sautent et se trémoussent des bouffons chinois, il y a deux siècles, des « lamas d’Occident » enseignaient leur religion sous la protection du Talaï-lama et du Ouang-zeu.
Pour un peuple très ignorant, n’ayant pas d’histoire et possédant une chronologie tellement embrouillée que personne ne peut l’apprendre, l’espace de deux siècles est bien long. A peine les familles qui comptent des vieillards peuvent-elles remonter à des évènements écoulés il y a quatre-vingts ou cent ans.
Bien éphémère a, d’ailleurs, été la prospérité des Capucins italiens ; si leur succès dépassa leurs espérances, il fut de courte durée.
Depuis l’époque où le roi de Lhaça ordonna par décret à son peuple la corvée pour la construction de la maison des Goguer [3] , jusqu’au moment où, volés, pillés, dépouillés de leurs biens, les missionnaires furent chassés de la « ville », cinquante ans s’étaient écoulés ; ce qui représentait un demi-siècle de travaux fut anéanti en quelques jours ; mais l’œuvre de destruction ne fut pas complète : les persécuteurs des Pères italiens avaient oublié, en les expulsant, d’effacer la trace de leur séjour ; ainsi qu’un voyageur appose son nom sur un livre ou l’enferme dans une bouteille pour attester son passage, de même les Pères avaient laissé leur signature au sein du sanctuaire du bouddhisme ; ils avaient gravé à toujours sur la pierre l’emblème de la foi chrétienne : la croix.
[3] Goguer (littéralement musulman). Nom donné aux Capucins par les Thibétains.
Forts de leurs croyances, confiants dans l’avenir, ils laissaient dans la ville sainte, en la quittant, leur drapeau, éternel défi porté à la religion ennemie au milieu de son temple même.
L’œuvre des Capucins italiens ne devait pas être à jamais abandonnée : le défi qu’ils avaient porté au bouddhisme, d’autres devaient le reprendre.
Nous allons voir dans ce siècle les efforts héroïques des missionnaires français pour pénétrer dans la Rome de l’Asie et y faire connaître la doctrine élevée de la « religion de France ».
En 1844, deux missionnaires lazaristes, les PP. Huc et Gabet, donnaient le signal des explorations hardies au cœur de l’Asie, en pénétrant, grâce à un déguisement, à Lhaça. Trop vite chassés de la ville pour avoir rien pu y fonder, du moins rapportaient-ils des renseignements précieux ; dans le voyage le plus extraordinaire qui eût été accompli en Asie depuis Marco Polo, ils faisaient connaître deux grandes routes du Thibet, celle du nord et celle de l’est. A Lhaça, ils laissaient le souvenir du nom français, et aux missionnaires français ils montrèrent la possibilité de gagner la ville sainte.
Le charme qui semblait entourer la « ville des esprits » était rompu : on y avait pénétré, on y avait séjourné, on pouvait donc y retourner.
L’année 1846 fut grosse d’évènements dans l’histoire de l’évangélisation du Thibet. Pendant que deux Français pénétraient à Lhaça, le Saint-Siège réunissait cette contrée à la mission du Setchuen, et celle-ci était confiée à des prêtres des Missions étrangères de Paris ; l’œuvre d’exploration et de civilisation entreprise par les missionnaires allait faire un grand pas en passant de la main des Italiens du Bengale à celle des Français de Setchuen.
Avant de suivre nos compatriotes dans leurs rudes voyages, ouvrons la carte d’Asie et jetons un coup d’œil sur le pays vers lequel se porteront tous leurs efforts.
L’ensemble de royaumes et de principautés plus ou moins indépendants, d’États tributaires de la Chine, qu’on comprend sous le nom de Terre élevée ou Thibet, se trouve naturellement défendu, au nord et à l’ouest, par d’immenses déserts glacés, des steppes élevés, des plateaux nus, qui, au point de vue pratique, demeurent infranchissables. Pour qu’il se risque dans cette voie, il faut, au marchand chinois, l’âpre désir du lucre qui lui tient au cœur et lui sert d’âme ; au nomade mogol, la foi religieuse ; à l’explorateur européen, la volonté de remplir un vide sur la carte du monde, le désir de connaître l’au-delà, l’amour de la science.
Dans l’audace du P. Huc, on retrouve le zèle de l’apôtre et l’ambition de l’explorateur ; mais, ce qu’il avait fait, ses successeurs ne pouvaient l’entreprendre, son voyage devait montrer aux missionnaires à venir la nécessité de renoncer à la route du nord ; pour mener à bien leurs entreprises, ils ne pouvaient se laisser isoler de leurs confrères par des centaines de kilomètres de déserts ; avant tout, il leur fallait une base d’opération à laquelle ils fussent reliés ; aussi tournèrent-ils leurs yeux d’un autre côté.
Au sud, le Thibet est en contact direct avec un pays civilisé : l’empire anglais des Indes qui déborde entre ses alliés ou tributaires. Entre ceux-ci et le Thibet se dresse la chaîne colossale de l’Himalaya, barrière redoutable, mais non infranchissable ; de nombreuses routes la traversent.
La frontière est partout ; des Indes au Thibet il n’y a qu’une enjambée. Ce pas à faire, en vain quelques Français le tentent pendant huit années consécutives, de 1850 à 1858 ; suivant avec une ténacité remarquable, de l’est à l’ouest, la longue frontière des Indes, ils font l’ascension des principaux cols, s’adressent successivement aux petits souverains, passent parfois outre, continuent sans cesse leurs tentatives, souvent repoussés, jamais rebutés.
A cette tâche dangereuse deux d’entre eux trouvent pourtant la mort : MM. Krik et Bourry sont massacrés, en 1854, par des sauvages Michmis, sur les confins du haut Assam et du Dza-yul.
Ce meurtre n’est pas fait pour décourager des missionnaires ; il faut, pour les arrêter, un ordre de leur supérieur, Mgr Demazures, sacré évêque de Sinopolis et vicaire apostolique du Thibet. Tous les efforts seront concentrés sur la frontière de Chine.
Malgré l’aide intéressée des Anglais, huit ans de tentatives continuelles pour franchir la frontière des Indes, au nord, n’ont pas encore donné un résultat pratique.
L’œuvre des missionnaires a progressé plus rapidement à l’est. De ce côté, le Thibet touche à l’une des provinces les plus peuplées de la Chine, au Setchuen, puis au Yunnam ; hérissé de hautes montagnes, bordé de larges fleuves qui coulent du nord au sud, ici, comme ailleurs, il se protège par ses frontières naturelles. Un débouché le met en communication avec chacune des provinces chinoises ; à Batang passe la grande route impériale qui, de Lhaça, va à Pékin en traversant, au Thibet, Tsiamdo et, au Setchuen, Tatsien-lou.
A Atentzé, la route du Yunnan qui, partant de Tsiamdo, descend au sud à Taly-fou.
Batang, ou plus loin, Ta-tsien-lou, d’un côté, et Atentzé, de l’autre, sont les deux grands marchés du Thibet avec la Chine.
Dans ces voies de pénétration au Thibet, les missionnaires s’engageront aussi loin qu’ils pourront, souvent chassés au mépris des traités, pillés, menacés de mort, quelques-uns même massacrés, ne comptant sur d’autre soutien que leur volonté et leur courage héroïque ; ils reviendront sans cesse, ils parcourront la région en tout sens, établissant du nord au sud une ligne de stations intermédiaires le long du Lang-tsang-kiang (haut Mé-kong) dans le pays des salines et des mines et gardant à l’est leurs communications avec les missions du Setchuen et du Yunnam.
Déjà, en 1860, lorsqu’ils sont rejoints par leurs confrères de l’Inde, quatre Français se partagent la mission du Thibet.
Des écoles ont été fondées, des couvents établis avec des religieuses chinoises et une vraie colonie a été créée. Ces résultats étonnants sont dus surtout au zèle et au courage du P. Renou. Après un premier voyage en 1848, où Renou n’a pu s’avancer sur la grande route de Lhaça que jusqu’à Tsiamdo (Tcha-mou-to, en chinois), il repart en 1851, arrive au Yunnan, traverse Li-kiang et va s’établir pendant dix mois dans un couvent thibétain ; il s’est fait passer pour marchand chinois, s’instruit à la dérobée sur la langue du pays qu’il veut évangéliser, et note les mots qu’il apprend sur de petits morceaux de papier qu’il cache dans sa manche pour les recopier la nuit et les coudre ensuite dans son habit ; c’est ainsi qu’il compose les éléments du remarquable dictionnaire thibétain français que compléteront ses successeurs.
Deux années plus tard, il loue à un riche Thibétain pour 16 taels (130 francs) par an, la vallée de Bonga ; la location est faite à perpétuité, l’acte est selon les formes. Au point de vue géographique Bonga est bien situé, entre le Lou-tsé-kiang et le Lang-tsang-kiang, à quelques jours au sud de Kiang-ka, non loin à l’ouest d’Atentzé. La nouvelle colonie est à la porte du Thibet, du Setchuen et du Yunnam. Sa rapide prospérité justifie suffisamment le choix fait par le missionnaire : il a acquis une vallée couverte de forêts, ne produisant rien et abandonnée des indigènes, qui la fuient comme pestilentielle. Mais voici que sous la direction de M. Renou les arbres s’abattent, et avec eux la fièvre tombe ; la terre est fertilisée par l’incendie à la mode thibétaine ; des semences indigènes et des graines de France sont semées ; la récolte est excellente ; les villages voisins sont employés et trouvent leur profit à ce travail. Chaque année ajoute quelque nouveau succès. En 1856, la maison s’achève, c’est l’ère de prospérité. Mais à l’ombre du bonheur s’éveille la jalousie ; ce sentiment doit guider une première attaque en 1858. Le courageux pionnier qui est à la tête de la colonie échappe à peine à la mort. Mais ses plaintes trouvent un écho à Pékin. Les autorités thibétaines devront céder. En vain, les lamas de Lhaça ont-ils offert de l’argent à l’empereur en échange de son appui contre les hommes de la religion d’Occident. Le fils du soleil a d’autres préoccupations : à l’est de l’empire, ses troupes ont été mises en fuite, son palais livré aux flammes, et il a dû se soumettre aux conditions de Tien-tsin. La conclusion du traité est un évènement capital aux yeux des missionnaires.
Les termes de l’article 6 exigé par la France, ratifié par le Tsung-li-yamen, semble devoir leur assurer, de la part de la Chine, la liberté d’enseigner leur religion ; de la part de la légation française l’appui et la protection de la mère-patrie.
ARTICLE 6 DU TRAITÉ DE TIEN-TSIN
Vu un décret du 25 de la 1 re lune, de la 26 e année de Kouang-Su, avertissant le peuple chinois, soldats, plébéiens et autres :
Quiconque empêchera de prêcher l’Évangile, de donner des conférences religieuses, de bâtir des maisons, de célébrer des fêtes, devra être appréhendé et livré au mandarin du lieu ; de plus, les pertes subies pendant la persécution, églises, écoles, cimetières, rizières, terrains, maisons, greniers, etc., devront être réparées en nature ou en argent, livrées entre les mains de l’ambassadeur français à Pékin qui les fera remettre aux intéressés ; de plus, les missionnaires français pourront, dans chaque province, louer, acheter, bâtir à leur guise.
Le traité a été affiché à Lhaça. Des passeports signés par le baron Gros et le prince Kong sont donnés de Pékin aux Pères pour le Thibet. D’autres papiers leur sont remis par le vice-roi du Setchuen, pour que dans leur voyage tout secours nécessaire leur soit fourni par les autorités ; ils sont en règle. L’article 8 du traité qui s’applique aux simples voyageurs, et l’article 6 qui regarde leur qualité de missionnaires leur donnant libre passage, ils n’ont qu’à se mettre en route pour la ville sainte.
Pour qui n’a pas eu affaire aux Chinois, il semble que rien ne doive s’opposer à la réussite du voyage entrepris par les Pères. Et pourtant, cet excès de précautions, cette abondance de permissions, cette aide empressée de la part des autorités, ne sont pas de bonne augure.
L’évènement doit justifier les appréhensions des voyageurs.
Les missionnaires sont arrêtés en route à une vingtaine de jours de Lhaça dans cette même ville de Tsiamdo que Renou n’a pu dépasser. « Le nommé Thou, évêque français, chassé par les mandarins de la terre des herbes » (ainsi porte le passeport de retour, délivré à Tsiamdo à Mgr Demazures), retourne à Pékin. Le chargé d’affaires français lui promet alors, par un acte authentique, la possession à perpétuité de la vallée de Bonga, le libre exercice de la religion chrétienne au Thibet, et la liberté de s’établir à Lhaça.
La vallée de Bonga devient propriété nationale, le drapeau tricolore va flotter sur la maison des missionnaires et l’impératrice Eugénie prend sous sa protection la colonie naissante.
Cette nouvelle ère de prospérité sera bien courte ; de nouvelles complications intérieures se produiront en Chine et au Thibet, et les missionnaires seront les premiers à en ressentir les contrecoups.
Durant ces troubles qui agitent Chinois et Thibétains, la mission subit une grande perte dans la personne de M. Renou. Charles-Alexis Renou, du diocèse d’Angers, Lou (en chinois) qu’on a surnommé à juste titre le « Père de la mission du Thibet », s’éteint à Kiang-ka en 1863. Il a été enseveli près de cette ville à l’ombre d’un rocher, sentinelle dressée à l’entrée de cette contrée ingrate à laquelle il a donné sa vie sans pouvoir la conquérir à la foi.
La mort de M. Renou est bientôt suivie de la perte de Bonga. Attaquée en 1864 et défendue avec héroïsme par Desgodins, la colonie est définitivement détruite l’année suivante.
Le légat chinois, acheté par les grandes lamaseries au prix de vases pleins de pièces d’or (c’est sous cette forme que sont donnés les pots de vin au Thibet), a apposé sa signature à l’ordre de destruction.
A Pékin, la légation française ne fait rien pour obtenir une réparation ; c’est à peine si on envoie aux missionnaires un passeport pour M. Renou qui est mort. Nous sommes loin du temps où des troupes européennes entraient à Pékin et brûlaient le Palais d’été : on suit maintenant une autre politique envers la Chine ; une politique de concessions où nos ministres compromettent leur dignité et affaiblissent le prestige du nom français. Bientôt les Chinois savent qu’à tout prix on veut éviter des complications ; aussi, après les épouvantables massacres de Tien-tsin (1870), ne s’étonneront-ils pas d’en être quittes pour une somme d’argent et des excuses faites à M. Thiers par le promoteur même de ces horreurs.
Bonga est définitivement abandonné. Est-ce à dire que la mission française ait renoncé au Thibet ? Non. Franchissons un espace de quatorze années et examinons la situation en 1877, à la mort de Mgr Chauveau, qui a pris, en 1863, la succession de Mgr Demazures, rentré en France.
La mission du Thibet compte 561 chrétiens partagés en 7 districts, ayant chacun une résidence et une chapelle : 4 pharmacies, 4 écoles et 1 collège-séminaire ont été fondés.
Le siège épiscopal est à Tatsien-lou, dans le Setchuen thibétain. La ville est très bien choisie, c’est un centre de commerce important. A Tatsien-lou, le cuir et les cornes du Dégué, l’or de Batang, le musc du Kham, sont troqués contre le thé et les étoffes de Pékin, que portent à Lhaça les longues caravanes de yaks. A Tatsien-lou, le Talaï-lama a son acheteur, son « carbun ». L’ambassade du Népaul à Pékin et la caravane du Trachileumbo s’arrêtent à Tatsien-lou un mois, la première tous les cinq ans, la seconde tous les deux ans. A la frontière de deux contrées, Tatsien-lou est le grand marché entre le Thibet et la Chine.
A Yerkalo, pays des salines sur le haut Mé-kong, à quelques journées au sud de Kiang-ka et au nord d’Atentzé, prospère un vaste établissement. Une grande maison a été construite en 1873, pouvant abriter, outre les missionnaires, plusieurs familles chinoises ; une cathédrale a été édifiée par des charpentiers du Yunnam, et la bibliothèque comprend près de 4000 volumes.
Yerkalo, par sa position centrale, est appelée à devenir la procure de la mission du Thibet.
Avec Tatsien-lou et Yerkalo, Batang et Tsékou sont, en 1877, les centres des principaux groupes de la mission. Ces stations sont disposées sur deux lignes qui s’étendent chacune sur plus de 250 kilomètres à vol d’oiseau et viennent se couper à angle droit à Batang, c’est-à-dire à la route impériale de Pékin à Lhaça. La mission forme ainsi un coin dont la pointe serait enfoncée sur la voie de pénétration au Thibet vers le cœur de ce pays encore fermé.
Réduits à leurs propres forces, les missionnaires français sont dans l’obligation de rester à la porte de ce Thibet dont la Chine continue à leur fermer l’accès en dépit des traités ; ils ont du moins la consolation, si c’en est une, de ne pas être les seuls à échouer. Leurs tentatives répétées aux frontières de l’Inde, du Yunnam et du Setchuen, les observations, les études de linguistique et d’ethnographie qu’ils ont envoyées, les rapports qu’ils ont adressés, les cartes relevées par l’abbé Desgodins, sa correspondance avec Francis Garnier d’un côté, et de l’autre, dans des régions touchant au Thibet, les prodigieuses découvertes de l’abbé Armand David, qui révèlent une flore et une faune inconnues, des espèces, des genres même, éteints ailleurs ; l’ensemble de ces travaux considérables de tous genres a appelé l’attention de l’Europe sur le Thibet. Après 1870, des voyageurs de tous les pays essayeront les uns après les autres de soulever un coin du voile dont les Chinois couvrent avec un soin si jaloux cette contrée inhospitalière, et, à tour de rôle, ils s’en iront après un échec.
Le général russe Prjevalsky, arrivé avec quinze hommes armés, à une douzaine de jours de Lhaça, doit se retirer « devant la volonté du peuple thibétain ».
Le fameux comte hongrois Béla Zéchenyi a cru prendre les Chinois par leur faible en leur disant qu’il va honorer ses ancêtres dont les restes reposent à Lhaça. La religion du Chinois n’atteint pas à la hauteur de ses intérêts. Un grand mandarin accompagne le comte, lui fournit une escorte d’honneur et reçoit quelques milliers de taels des grandes lamaseries de Lhaça pour l’arrêter à Batang ; c’est là que Zéchenyi débouche sa fameuse bouteille de champagne qu’il devait boire au Potala. Trompé depuis la côte de Chine, successivement par un Juif hongrois qui lui a fourni du faux argent, par des missionnaires protestants, puis par son propre interprète, il doit s’arrêter devant la perfidie chinoise aux portes du Thibet, lui « qui n’avait jamais été trompé ».
Des Anglais venus de la côte de Chine, les uns après les autres, tous par la même voie du Yang-tsé pour aboutir à Tatsien-lou, descendent au sud et débouchent en Birmanie ; ils voyagent dans un but de commerce, dessinant à tour de rôle cette grande route commerciale qu’ils voudraient tant créer à leur profit, à travers la Chine, pour éviter à leur commerce de l’Inde le long détour des côtes.
Ce sont Gill et Mesny [4] , deux aventuriers, bien Anglais dans leurs aventures : le premier a été reconnu pour son héritier par un riche lord dont il a ramassé le chapeau dans la rue ; le deuxième, issu d’une ancienne famille française de Jersey, se réclame de son ancienne origine pour vivre avec les missionnaires français dont il recevra l’hospitalité comme de compatriotes, jusqu’au moment où, payé par la Chine, il se battra contre nous au Tonkin. Il est vrai qu’il fait des affaires et que sa conscience est au plus offrant. A ces commerçants succéderont d’autres explorateurs anglais ; ils s’arrêteront tour à tour chez les missionnaires français et les remercieront de leur hospitalité chacun à leur manière : Baber, que ses compatriotes ont surnommé le Marco Polo des temps modernes, séjournera un mois auprès de Mgr Biet [5] ; il viendra chaque jour écrire plusieurs heures sous la dictée du vieux missionnaire ; celui-ci croira servir la cause de la civilisation du Thibet en fournissant des renseignements au voyageur anglais ; il lui traduira des chansons thibétaines, relèvera dans ses notes de grandes erreurs, l’étonnera en lisant l’écriture des Si-Fan qui n’est autre que le thibétain, lui prouvera qu’en dépit de ses grandes oreilles « l’âne des Rochers » des Chinois n’est qu’une antilope. L’Anglais poussera sa grossièreté naïve jusqu’à répéter à quelques jours de distance les mêmes questions au missionnaire, cherchant à le trouver en contradiction ; il partira enfin muni d’une provision de notes inédites, très intéressantes, étonné d’avoir trouvé chez nos compatriotes des Européens aussi aimables pour d’autres Européens, quoique d’une religion différente : « Vous êtes libéral », dit-il à Mgr Biet en le quittant. Les pasteurs protestants ne l’ont pas, paraît-il, habitué à ces procédés. Et lorsque, de retour en Angleterre, Baber publie cette intéressante relation, dont il doit plus des trois quarts à la bonté de nos compatriotes, non seulement il ne leur en envoie pas un exemplaire, mais il ne les nomme même pas dans son récit.
[4] Arrivé pauvre à Canton, adopté par un Chinois nommé Ouang, Mesny se brouille vite avec son protecteur et prend le nom de Mé-ta-jen ; voyageant en Chine, accueilli cordialement par les missionnaires français, pendant la guerre du Tonkin, il ira à Yunnan-sen, se fera héberger par nos compatriotes, et les quittera leur annonçant qu’il part pour Canton ; il aura honte de leur dire qu’il va au Tonkin, mais on apprendra qu’il s’est battu dans les rangs chinois à la prise de Son-tay.
[5] Mgr Biet, évêque de la mission du Thibet depuis 1877, époque de la mort de Mgr Chauveau.
Cela se passe de commentaires.
La venue des voyageurs anglais, qui ont tant profité de la rencontre de nos missionnaires dans ces contrées où les leurs ne peuvent ou ne veulent pas séjourner, n’a guère été utile à la mission du Thibet ; bien que les Pères français sachent à quoi s’en tenir à l’égard des Anglais, et qu’ils n’attendent pas une reconnaissance personnelle, ils peuvent espérer du moins que ces différents voyages contribueront à l’ouverture du Thibet. Il n’en a été rien, au contraire. Dans les colonies anglaises ayant affaire à la Chine, deux partis se trouvent en présence : la Chambre de commerce de Chang-haï et celle de Calcutta.
La première l’emporte généralement ; n’ayant en vue que de créer la route du haut Yang-tsé à la Birmanie, d’obtenir des concessions douanières ou l’ouverture au commerce anglais de villes importantes, elle s’oppose énergiquement à des tentatives d’exploration ou d’expédition au Thibet qui pourraient irriter la susceptibilité du Tsung-li-yamen. Aussi les marchands de Chang-haï ne paieront-ils le voyage de Gill qu’à la condition qu’il ne reviendra pas par le Thibet et les Indes, recommandation d’ailleurs assez inutile.
La résistance de leurs compatriotes de la côte de Chine n’empêche pourtant pas entièrement les Anglais de l’Inde de s’agiter ; ils grondent, menacent, mais n’avancent pas : une marche militaire au Thibet serait grosse de conséquences ; les rapports avec la Chine se tendraient, le contact serait immédiat, les intérêts commerciaux en souffriraient.
L’ouverture du Thibet serait aussi le signal de la rencontre avec les Russes, dont les sujets sont en Kachgarie. Le choc a été suffisant en Afghanistan, il faut éviter de le renouveler. La politique anglaise ne se plaît pas dans les contacts avec les nations fortes : il vaut mieux éviter les frottements, solder des alliés qui serviront de tampons, paieront les pots cassés quand il y aura lieu, arrêteront au besoin les voyageurs étrangers trop hardis, en un mot, permettront au gouvernement qui les entretient d’agir à sa guise en mettant sa responsabilité à couvert. On enverra des métis indo-thibétains en espions ; malgré leur connaissance de la langue, ils seront encore souvent heureux de trouver nos missionnaires et d’avoir recours à eux pour pouvoir continuer leur voyage [6] ; ils rapporteront des renseignements plus ou moins exacts ; derrière les lunettes que leur auront fournies les ingénieurs anglais, ils garderont leurs yeux d’Indous émerveillés ; ils verront des ours blancs, des troupeaux d’antilopes par milliers ; des bandes de pèlerins ramassant des fossiles sur les bords du Namtso, ils y verront parfois trois cours d’eau où il n’y en a qu’un, ils donneront des noms qu’aucun de leurs successeurs ne pourra identifier, on publiera leurs notes et leurs protecteurs diront à haute voix que les « sujets de la reine » ont séjourné à Lhaça.
[6] En 1882, Kishen sing, arrivant de Satcheou à Tatsien-lou, à la suite d’un marchand qu’il sert comme palefrenier, est heureux de recevoir de la main des missionnaires un subside lui permettant de retourner aux Indes.
Mais lorsque quatre « officiers anglais », s’appuyant sur une des clauses de la convention de Tché-fou, voudront remonter le Yang-tsé pour faire une reconnaissance au Thibet, ils seront arrêtés.
Baber, qui en quittant Tatsien-lou a invité un peu à la légère les missionnaires « à prendre le thé à son consulat (?) de Taly ou de Lhaça » attend à Tchong-king, pour gagner le Thibet, que le pays soit pacifié. Malgré les lettres de Mgr Biet qui dément la nouvelle des troubles de Lhaça, et montre que l’occasion est propice pour y entrer, il engage les officiers à attendre comme lui, et les conseils que lui dicte la prudence sont écoutés [7] .
[7] Déjà en 1861 trois officiers anglais venus de la côte de Chine pour gagner les Indes par le Thibet ne s’avancèrent que jusqu’au Setchuen. A la nouvelle des troubles au Thibet, ils retournèrent sur leurs pas.
C’est en vain que Mac-Aulay aura sur la frontière du Sikkim fait gravir à ses éléphants les gradins de l’Himalaya, pour faire à Lhaça une entrée digne d’un voyageur anglais ; il devra attendre que les fêtes du nouvel an se passent, à cause de l’affluence de lamas qui pourrait être dangereuse ; puis que la neige fonde, puis qu’on lui permette d’avancer, finalement il devra redescendre dans les plaines chaudes sans avoir pu tenter de franchir la frontière de la « Terre des esprits ».
Qui rira ? C’est le Tsung-li-yamen.
Lorsque les troupes anglaises se sont avancées à la porte du Sikkim, au Jalep-Pass, un simple brigadier, accompagné de quatre hommes, les ont arrêtées ; ils avaient pour toute arme un drapeau jaune dont les plis flottant au vent laissaient voir la queue du dragon impérial : « les Européens ne pouvaient avancer, on était sur territoire chinois, ce serait une flagrante violation du droit des gens qu’une marche manu militari dans un pays ami, uni par des traités… » ; et les Anglais se sont rendus au raisonnement et se sont arrêtés.
Et lorsque des missionnaires français demandent, conformément à l’article 6 du traité de Tien-tsin, affiché à Lhaça, des passeports pour cette ville, le Tsung-li-yamen refuse : « il ne peut délivrer de papier pour le Thibet, c’est un pays indépendant , sauvage ; le gouvernement chinois ne pourrait protéger le voyageur ».
— Alors, répond-on, si le Thibet est « indépendant » et sauvage, pourquoi ne permettez-vous pas aux voyageurs armés de se défendre ?
— C’est, dira le Tsung-li-yamen, territoire chinois.
Et devant cette chinoiserie qui est une manière détournée de dire aux Européens : « Vous n’entrerez pas au Thibet », les ministres européens s’inclineront. Il est vrai qu’ils ne peuvent guère protester, eux qui, vis-à-vis des Chinois, ont accepté d’être dans une position d’inférieurs, eux qui, insultés dans la rue, parfois même jetés dans la boue, souffrent des humiliations continuelles et en ont presque pris l’habitude, eux qui se sont contentés d’une audience par an de l’empereur et dans la salle des tributaires, tandis qu’en Europe leurs souverains donnent des revues et des fêtes aux marquis Tseng ou aux Tcheng-ki-tong. Quand des voyageurs, étonnés des procédés auxquels ils sont eux-mêmes en butte en Chine, des outrages qu’acceptent les représentants de leurs pays, se fâcheront et frapperont, on leur répondra qu’il faut s’y habituer, que c’est la coutume, qu’on doit supporter patiemment les insultes ; on leur fera valoir les compensations obtenues par les différentes nations européennes.
Les Anglais font ouvrir Tchong-king, le « Liverpool » de la Chine sur le haut Yang-tsé, ont des avantages douaniers ; neutres pendant l’affaire du Tonkin, ils se sont contentés d’envoyer des armes dans le Yunnan [8] .
[8] Le winchester s’y vend 20 taels.
S’il n’a pas accepté jadis d’être le commandant en chef des forces chinoises contre les Russes, du moins le général Gordon a appris aux Chinois la tactique à suivre contre les Européens.
La conduite de Gordon, de Mesny, et de tant d’autres s’explique : ils sont payés ; il en est de même de ceux qui vendent actuellement des fusils aux sociétés secrètes. Il semble que la politique de l’Angleterre en Chine consiste à profiter de tout pour s’enrichir ; il n’est pas jusqu’aux massacres de voyageurs anglais, de missions protestantes, qui ne rapportent à leur gouvernement. Une répression violente compromettrait trop d’intérêts ; une compensation pécuniaire ne trouble personne et est plus avantageuse. L’assassinat de Margary a été taxée à 42 ouanes [9] d’argent ; pour le pillage de Tcheng-Kiang, où des cipayes ont été tués, on a demandé de l’argent ; pour l’attaque des marchands de Bhamo, de l’argent, et pour les prochains massacres on demandera encore de l’argent, toujours de l’argent. La cote commence à s’établir ; les Chinois sauront bientôt, à peu de chose près, ce que coûte la vie d’un Européen.
[9] 1 ouane = 10 000 taels : de 60 000 à 80 000 francs, suivant le cours.
Les Allemands font imprimer en chinois et répandre dans tout l’empire le récit de la guerre de 1870, et quel récit ! Leur ministre, le doyen du corps représentatif à Pékin, donne l’exemple de l’humiliation devant la Chine et obtient pour son gouvernement le protectorat de ses propres missionnaires, portant ainsi un coup direct au prestige de la France dans l’extrême Orient.
Le prétexte de l’ouverture au commerce du premier port de la Corée a été le massacre de nos missionnaires, et ce sont les Américains et les Russes qui ont tiré profit du sang versé par nos compatriotes. Sous l’influence de ces deux puissances, l’entrée de tous les ports et des principales villes de Corée a été déclarée libre ; les Américains inondent la Chine de leurs marchandises à bon marché, qui pénètrent jusqu’à la frontière du Thibet ; ils ne sont que commerçants et ne s’en cachent pas.
Quant à la Russie, elle refuse de mêler sa voix au concert humiliant des plaintes des autres nations européennes ; sachant bien que, chez les peuples d’Orient, il ne faut pas demander, mais exiger, elle suit à bon droit une politique à part ; et les cosaques dont s’entourent ses ministres et ses consuls font plus pour assurer le respect de son nom que toute l’expérience, la diplomatie et la finesse des autres légations.
Dénigrée auprès du Tsung-li-yamen par l’Angleterre, diminuée d’influence par l’Allemagne, la France, sans commerce dans l’intérieur de la Chine, n’est connue dans toute l’étendue de l’empire que par ses missionnaires. C’est son nom, son honneur et son influence qu’elle défendrait en exigeant les réparations dues à ses enfants, car c’est la France impuissante et méprisée que les Chinois insultent, bafouent, dépouillent, dans la personne de ses missionnaires ; et dès lors, l’ignorance voulue, ou l’inaction de notre légation devient coupable… à moins qu’elle ne soit impuissante. Qu’elle ne veuille pas ou qu’elle ne puisse pas agir, sa situation est triste, car s’il est aisé d’attendre dans une légation à Pékin, où il y a peu de péril à craindre, il n’en est pas de même au centre de la Chine, et particulièrement à la frontière du Thibet.
Les échecs des différents voyageurs européens ont été le signal d’attaques contre la mission du Thibet. Le retrait de l’expédition de Mac-Aulay, en 1886, enhardit les persécuteurs ; les lamas se croient vainqueurs. Les trois grandes lamaseries de Lhaça donnent aux couvents des frontières l’ordre de détruire les stations chrétiennes. Au mois de juillet 1887, tout l’établissement des missionnaires à Batang est pillé, puis brûlé, et crime inouï en Chine, la tombe de M. Brieux [10] est violée, ses restes partagés et profanés.
[10] Assassiné en 1889.
Les P. Giraudot et Soulié, munis d’un mauvais fusil de chasse, après avoir tué plusieurs assaillants n’échappent à la mort qu’en s’enfuyant.
Après celle de Batang, la station de Yarégong est détruite ; deux mois plus tard, la maison et l’église de Yerkalo, qui ont coûté dix ans à élever, sont brûlées ; les quatre mille volumes si difficilement transportés aux portes du Thibet sont perdus : pareille aux eaux d’un torrent qui envahirait la vallée emportant tout sur son passage, la persécution semble suivre le cours du Mé-kong ; celle s’étend sur Tsékou, sur Atentzé ; les maisons sont détruites, les chrétiens chassés. Les pertes matérielles seules sont évaluées à plus de 30 000 taels, et ce ne sont pas les plus grandes : le fruit de tant de peines, de travaux, de courageux efforts, de la santé et de la vie même de plusieurs Français est anéanti en quelques mois.
Le mandarin de Tatsien-lou demande ironiquement à Mgr Biet, à qui il s’adressera « puisque le protectorat des missions a été enlevé au gouvernement français » et de Pékin, la légation écrit aux missionnaires, en leur recommandant la prudence… pour se laisser massacrer ? Peut-être.
Enfin, sur des représentations du ministre de France, le Tsung-li-yamen l’avise de l’envoi de nouveaux ordres au vice-roi de Tchentou (capitale du Setchuen) pour régler l’affaire ; et un mandarin bien disposé avoue à Mgr Biet qu’il craint de perdre sa place s’il rend justice aux missionnaires, qu’il a reçu l’ordre secret de faire son possible pour les faire consentir à ne plus retourner à Batang, moyennant une indemnité.
Ordre public de rendre justice, ordre secret de ne rien faire, voilà toute la politique chinoise. Si la légation insiste, on lui répond que les vice-rois sont bien loin, bien indépendants ; qu’ils n’obéissent pas, etc. En réalité, Tsung-li-yamen et vice-roi s’entendent comme deux compères en foire ; à Pékin, on dit blanc, à Tchentou, noir, et la farce est jouée… et acceptée de nos représentants : plaintes des missionnaires à la légation de France, réclamations de celle-ci au Tsung-li-yamen, promesses de ce tribunal, recommandation de patience faites par la légation aux missionnaires, quatre actes, toujours les mêmes, revenant dans le même ordre et formant une comédie qui, en raison de la lenteur des communications en Chine et du peu de zèle de plusieurs acteurs, dure chaque fois au moins six mois. Voilà trois ans maintenant que celle-ci est jouée et rejouée pour les affaires de Batang, trente ans pour celles de Bonga, sans qu’aucune satisfaction soit donnée. Et, pourtant, ce n’est pas une faveur, c’est un droit que réclament les missionnaires, un droit strict, formellement établi par traité, reconnu sur des passeports délivrés à Pékin, signés et contresignés par le Tsung-li-yamen et la légation de France.
Ce droit, ils le revendiquent, non comme prêtres, mais comme Français ; ce n’est pas, d’ailleurs, parce qu’ils apportent une religion nouvelle qu’ils sont en butte aux mauvais procédés des Chinois, mais bien parce qu’ils sont étrangers et surtout Français. Et je donne, comme preuve de cette affirmation, la manière dont sont traités, dans l’intérieur de la Chine, les voyageurs civils, commerçants ou explorateurs ; nous-mêmes en avons fait une expérience. Je n’ai pas à raconter ici comment, ayant reçu un laisser-passer et même une escorte du gouverneur d’une province, nous avons trouvé un ordre d’arrestation formel, signé du même gouverneur et envoyé en avant. Il serait trop long de dire les circonstances à la suite desquelles, plus loin, un mandarin a convié les soldats, à son de tam-tam, pour nous jeter hors de la ville comme des chiens (c’est l’expression), « parce que, disait-il, nous voulions voler son trésor ». (A trois !) J’ajouterai que, depuis notre passage, le mandarin a reçu de l’avancement ; le lecteur que ces questions intéressent en trouvera le détail dans le récit que publie mon compagnon, M. Bonvalot ; si l’on répond que nous avions une manière à part de voyager, que nous n’avions pas de passeport, je citerai le cas de M. Dutreuil de Rhins ; officier, chargé d’une mission du gouvernement, il n’a pu obtenir de passeports pour le Thibet. A Kashgar, le mandarin l’a insulté, nous écrit-on, en refusant de le recevoir, à moins que le fait de ne pas recevoir quelqu’un soit considéré comme une politesse : on a des coutumes si bizarres en Chine ! Et les dernières nouvelles nous apprennent qu’il est forcé de passer l’hiver à Khotan parce qu’on ne veut pas le laisser aller plus au sud. Un autre compatriote, M. Martin, qui vient de traverser la Chine et est arrivé au Turkestan russe, pourra dire le mauvais vouloir qu’il a trouvé partout chez les mandarins, les persécutions dont il a été menacé, les dangers qu’il a courus sans cesse et auxquels il n’a échappé que par miracle.
Les Français ne sont pas les seuls étrangers à être ainsi victimes de la perfidie chinoise ; n’avons-nous pas vu entre les mains des Thibétains de Lhaça un ordre formel, venu de Pékin, d’arrêter le Russe Pietzoff ; celui-ci avait pourtant reçu de Pékin un passeport en règle pour Lhaça. Il est vrai que les Anglais se chargent d’éveiller la défiance du gouvernement chinois contre les expéditions scientifiques de la Russie. J’aurais de nombreux autres exemples à donner de simples voyageurs, trompés, insultés, maltraités, parfois même massacrés dans l’intérieur de la Chine ; il me semble donc inexact de dire, comme font certains auteurs, que « les missionnaires civils des intérêts terrestres n’insistent pas et sont comme des coqs en plâtre ( sic ) en Chine ». (C’est une phrase que je relève au hasard dans un article contre les missionnaires), à moins que, par le mot Chine , on n’ait voulu désigner que les grands ports de la côte, c’est-à-dire la partie quasi civilisée, la partie la moins chinoise de la Chine : Hong-kong ou Chang-haï.
Religieux et civils, les étrangers sont aussi mal traités en Chine ; les missionnaires sont les premiers frappés parce qu’ils sont les premiers exposés et qu’ils sont les moins soutenus par leurs gouvernements. Leur caractère religieux même est une raison, aux yeux des représentants de leur pays, pour ne pas les défendre ; en réalité, ce n’est qu’un prétexte. Aucun voyageur, quelque caractère qu’il ait, qu’il soit envoyé par le pape, par un établissement scientifique ou par une maison de commerce, ne pourra recevoir un appui réel d’une légation qui n’a, pour ainsi dire, presque aucune autorité auprès du Tsung-li-yamen ; l’envoyé du gouvernement ne sera pas mieux traité que celui du pape ; on lui aura fait beaucoup de promesses et, lorsqu’il arrivera, il trouvera porte close et des insultes comme réponse ; il reviendra alors sur ses pas, ayant échoué.
Les missionnaires ont des raisons particulières de passer outre ; aussi, malgré le manque d’appui effectif de la part de la légation française, la mauvaise volonté des Chinois et la haine des lamas, nos compatriotes continuent leur œuvre civilisatrice à la frontière du Thibet avec un courage et une ténacité que rien ne peut abattre. Le caractère même de leur entreprise leur a gagné la confiance et l’amitié des peuplades sauvages qui habitent les hautes vallées de la Salouen, du Mé-kong, du Yang-tsé. Nos missionnaires sont avant tout colonisateurs ; où ils séjournent, ils cherchent à augmenter le bien-être matériel des peuples avec lesquels ils se mettent en rapport ; ils savent que, chez les gens primitifs, c’est en faisant du bien aux corps qu’on gagne les âmes.
Lorsqu’ils s’établissent dans une localité, les Pères commencent par former une pharmacie, si petite qu’elle soit ; ils distribuent des remèdes aux alentours, visitent les malades, fréquemment abandonnés des leurs, les consolent, opèrent parfois des guérisons, qui, pour être simples chez nous, n’en paraissent pas moins merveilleuses au centre de la Chine.
Le premier et le plus grand des bienfaits introduits par nos compatriotes dans ces contrées est la vaccine. La petite vérole est le fléau dévastateur par excellence au Thibet ; on le redoute à bon droit plus que tout autre et on le traite comme le pire ennemi. Devant lui se rompt tout lien d’amitié ou de parenté ; la pitié même fait place à la cruauté que guide la terreur. Lorsqu’il se déclare dans une famille, les membres atteints sont jetés à la porte ; les parents de la victime sont repoussés des voisins, et s’ils veulent passer outre, attaqués à coup de pierres ou de lances comme des bêtes sauvages ; il ne leur reste ordinairement qu’à crever de faim ou de misère. A ce mal terrible, point de remède. Des médecins chinois ont prétendu guérir le mal en insufflant dans les narines des malades de la poussière faite de croûtes prises sur un cadavre ; soumis à ce traitement, plus des trois quarts meurent. Arrivent les missionnaires, ils inoculent à l’européenne du virus pris sur un enfant sain ; leur procédé réussit presque infailliblement, et c’est par milliers que des individus, étonnés de la science des Français, viennent camper autour de leurs établissements pour être préservés du fléau. Les prêtres oublient alors les persécutions auxquelles ils ont été en butte de la part des uns et celles que leur réservent les autres ; ils ne savent s’ils ont affaire à des païens ou à des convertis, à des civils ou à des lamas, ils n’escomptent pas l’avenir, ils ne fixent pas de prix, ne demandent pas de conditions : ils voient devant eux des créatures humaines qu’ils peuvent secourir, et ils distribuent leurs bienfaits indistinctement aux uns et aux autres.
Non contents de guérir ou de préserver les populations du fléau épidémique, ils s’attaquent à certaines maladies mortelles et les chassent de la contrée ; c’est ainsi que la cognée à la main, ils repoussent dans ses derniers retranchements la fièvre, la dangereuse fièvre des bois ; nous avons vu plus haut l’assainissement de la vallée de Bonga. A cette œuvre si utile ici de déboisement, ils convient les pauvres ; ils leur fournissent ainsi du travail, et la récolte faite, leur font prendre part au bénéfice : après la peine, ils les paient en nature. De cette manière, il se crée peu à peu, sous l’habile direction des Pères, une organisation bienfaisante et civilisatrice rappelant, par beaucoup de traits, celle des couvents au moyen âge.
A côté des semences indigènes, des graines d’Europe sont mises en culture, nos légumes viennent à merveille, des conserves ont été faites, déjà on a pu obtenir du vin, du raisin plus sucré qu’au centre du Setchuen, trop humide ; nos fruitiers prospèrent : certains, déjà connus dans le pays, avaient été détruits par les indigènes. Les impôts en nature qu’exigeait le régime onéreux des lamas ou des mandarins étaient excessifs. Dès que les fruits étaient noués, les habitants devaient passer des nuits entières à entretenir de grands feux au pied des arbres pour les empêcher de geler ; malgré ces précautions, il fallait souvent payer en argent la différence entre la récolte et l’impôt. Toute autre a été la condition de l’indigène dans les établissements agricoles que les Pères ont créés et dont ils ont été chassés par les autorités jalouses. Et pourtant nul ne respecte plus les pouvoirs locaux que les missionnaires, ils se tiennent en dehors des questions politiques, ont soin de ne pas prendre part aux dissensions qui éclatent entre petits chefs, osant à peine prononcer leur arbitrage lorsque les deux partis le sollicitent ; ils se contentent, quand un combat a eu lieu, de racheter le plus d’esclaves que leurs faibles ressources leur permettent pour les rendre à la liberté.
On a vu un missionnaire, le P. Goutelle, arriver à racheter un convoi de cent esclaves, en le suivant pendant quinze jours, étape par étape, un sac de sel du Yunnam sur le dos [11] .
[11] Le sel est rare dans cette contrée, et chaque jour le chef du convoi échangeait avec le Père la vie d’un ou de plusieurs hommes contre une poignée de sel.
Remèdes de toute espèce, vaccine, assainissement de vallées, défrichement, introduction de plantes utiles, travail pour tous, régime libéral dans leurs propriétés, rachat d’esclaves, tels sont en quelques mots les principaux bienfaits matériels dont les missionnaires français ont doté le pays où ils se sont établis. Guidés par la foi religieuse, ils cherchent à améliorer la condition des peuplades au milieu desquelles ils vivent ; mais, bien que loin et abandonnés de la patrie, ils n’ont jamais oublié qu’avant tout ils sont Français.
La connaissance qu’ils ont donnée, l’admiration qu’ils ont laissée du nom de Français, qui, traduit en thibétain, prend le sens de « brave », le soin qu’ils ont mis de placer leurs stations à quatre ou cinq jours de distance les unes des autres, du nord au sud, reliées au Yunnam, afin de faciliter une route au commerce français vers le district minier et le cœur même de la Chine, seraient autant de titres suffisants à la reconnaissance et à l’appui effectif de la mère-patrie. Mais il y a plus : chez nos missionnaires, à côté de l’apôtre, à côté du colonisateur, on trouve le savant. C’est aux travaux des PP. Huc, Armand David, Renou, Desgodins, Biet, Gourdin, Delavaye, et de tant d’autres modestes savants dont les noms à peine connus mériteraient d’être écrits au Panthéon des hommes célèbres, que la France instruite doit de marcher de pair avec l’Angleterre et la Russie pour l’exploration scientifique de l’Asie centrale : histoire, géographie, histoire naturelle, linguistique, ethnographie, les missionnaires ont fourni à toutes les branches des documents recueillis avec un zèle infatigable, une ténacité que rien n’a démenti, au prix d’efforts inouïs. Quelques-uns ont succombé à la tâche, d’autres les suivront ; les morts seront sans cesse remplacés, parce que sur ce champ de bataille héroïque, deux sentiments soutiennent les combattants, la foi en Dieu et l’amour de la patrie.