The Project Gutenberg eBook of Voyage d'un Habitant de la Lune à Paris à la Fin du XVIIIe Siècle

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Title : Voyage d'un Habitant de la Lune à Paris à la Fin du XVIIIe Siècle

Author : Pierre Gallet

Release date : July 1, 2005 [eBook #8520]
Most recently updated: December 26, 2020

Language : French

Credits : Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team

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Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed

Proofreading Team

VOYAGE D'UN HABITANT DE LA LUNE A PARIS A LA FIN DU XVIIIe. SIÈCLE

PAR P. GALLET

AU LECTEUR.

Lecteur, d'autres s'abaissent devant vous et croyent acheter par la bassesse votre suffrage: moi, qui vous juge mieux, je pense que vous aimez à voir l'écrivain à la hauteur de son état. Ce desir noble doit être le vôtre: on aime la modestie; mais la noble hardiesse de la vérité ne déplaît point. En outre, l'écrivain a pour lui les principes qui lui servent d'abri, même contre vos caprices, qui vous portent quelquefois à blâmer dans l'un ce que vous applaudissez dans l'autre, et à vouloir la vraisemblance et l'invraisemblance à la fois; Je vais vous armer, en ma faveur, contre vous-même, et prendre votre opinion pour égide. Sans doute, si vous ressemblez à un juge qui s'est trompé ou laissé séduire, vous deviendrez, comme lui, moins sévère: la honte de se démentir retient; l'effet de la séduction amollit les ames, et tend à les rendre mobiles…. Je vais, en exposant mon sujet, et discutant un seul principe, vous opposer les exemples de votre indulgence.

Mon lunian fait un tableau satirique de Paris. Le mot de satire ne doit pas vous effaroucher; elle tient plus directement à la morale qu'on ne croit. Sans elle, lecteur, vous ne verriez point la comédie, qui est une satire des moeurs comme la mienne l'est: vous ne liriez aucun roman moral, ni les poëmes héroïques et même sacrés. Elle se trouve dans tous: les attaques au vice, à la tyrannie, etc. sont autant de satires. Il est vrai que ce n'est point la satire comme on l'a long-tems envisagée, celle qui tient à la personalité, qui se permet de juger la moralité des individus; ce qui est un attentat contre la société: mais celle qui a pour but de montrer aux hommes le tableau de leurs vices ou de leurs ridicules, et de les ramener vers la nature et le bon sens. Pour la justifier, je n'aurais qu'à vous retracer que Socrate, ce sévère Socrate, qui fut l'ornement de la nature et le vrai modèle social, prit souvent en main l'arme de la satire lorsqu'il fallut frapper le vice. Qu'importe l'arme qu'on employe lorsqu'on sert la société?…. L'écrivain ne peut s'égarer en suivant un tel modèle. Lorsqu'il s'est circonscrit dans le cercle général, il a justifié son motif et sa moralité.

Venons à mon sujet. Je fais descendre un homme de la Lune, et je lui donne pour monture des éléphans aîlés. Cela est fort, direz-vous? Sans m'arrêter à la possibilité du principe naturel, dont mon voyageur vous parlera, lecteur, je me porterai sur les tableaux de votre indulgence; et je prendrai les exemples où vous la portâtes à l'excès, envers les genres, même, qui ne semblaient pas la mériter. Rappelez-vous que vous passâtes à Milton, qui, plus pris de l'art, devait le respecter davantage; car on n'insulte pas Dieu au sein du sanctuaire; d'avoir présenté des substances immatérielles pourfendues, le néant doué d'un corps; d'avoir mis des canons dans le ciel; d'avoir jeté un pont dans l'abîme du vide, etc. Vous permîtes à l'Arioste de se servir de l'hyppogriffe, qui, n'en déplaise à l'auteur de Roland, ne vaut pas mes éléphans; parce qu'il n'a pas un caractère distinct, et qu'il ne l'a pas pris dans la Lune. «C'est le cheval d'un enchanteur! s'écriera-t-on peut-être: les enchanteurs ont droit de prendre par-tout, et de renverser l'ordre de la nature!» Eh bien, lecteur, supposez que mon lunian est un enchanteur; alors je me rétracte envers l'Arioste, et j'ai gagné ma cause auprès de vous?…. Rappelez-vous encore, que vous autorisâtes Voltaire à faire manger des montagnes par ses héros; que vous lui passâtes l'oiseau de Formosante, les licornes, le merle d'Amazan et les moutons à toison d'or de Candide. Lecteur, n'oubliez pas que le Pérou est encore sur votre globe, et qu'il est malheureusement trop connu.

Me calquant sur cet écrivain, j'aurais pu vous faire parler mes éléphans sans vous révolter. Vous pensez, sans doute, qu'un éléphant à plus de droit à tous égards qu'un merle, de faire un récit ou de tenir un beau discours; passe encore pour le phénix! … Si tout cela ne vous déterminait point à supporter mes quadrupèdes aîlés, et si votre esprit, ayant pris une nouvelle direction, était devenu plus sévère, j'ajouterais que j'ai été soumis à la loi de la nécessité, comme le furent Homère, Fénélon, et tant d'autres, qui furent obligés de faire descendre leurs héros, moteurs, sur des aigles ou des nuages. Je ne pouvais pas faire arriver mon voyageur sur un rayon de soleil, formé en plan incliné, comme descendirent Uriel et St-Denis; les rayons du soleil ne partant pas de cette planete, et étant divergés seulement en courbe vers nous. Enfin il me fallait une monture pour mon héros; et il fallait que celui-ci eût vécu deux mille ans; car, sans cela, comment aurait-il pu vous parler de Socrate, de Platon et d'Aristote, que vous aimez comme mon voyageur…. D'ailleurs, pourquoi repousseriez-vous mes éléphans? Ils ne sont pas utiles au seul lunian, puisqu'ils peuvent offrir des leçons à l'humanité.

Mais, direz-vous, vous montrez cet événement arrivé à paris, il y a seulement quelques années; et nul des habitans de cette ville n'a vu votre voyageur? Lecteur, voit-on toujours, et est-il dit qu'on puisse toujours voir? Vous auriez peut-être préféré que j'eusse choisi pour ma scène, Babylone, Cachemire, Ispahan ou Bassora: mais j'ai pensé que le nom de la scène ne faisait rien lorsqu'on ne pouvait déguiser entièrement l'action; ce qui m'a paru impossible, les moeurs des Babyloniens, Indiens, Persans, etc., s'opposant à un parallèle exact et vraisemblable.

Lecteur, si ne vous arrêtant point sur les choses utiles que dit et fait mon voyageur, si vous fixant seulement sur les accessoires, et oubliant vos jugemens passés, vous balanciez à regarder mon livre d'un oeil favorable, je mettrais sous vos yeux, pour vous décider, trois observations plus déterminantes; et qui sont devenues des maximes de l'art et de la morale. Je vous dirais, avec le Tasse, qui l'a répété, d'après les anciens les plus habiles à transmettre les leçons utiles aux hommes; qu'il faut emmieller les bords du vase amer . Je vous dirais avec les peintres, qu'il faut quelquefois montrer des plantes agréables sur les rochers: enfin je vous observerais, que l'expérience, plus forte que les raisonnemens, prouve qu'il faut des hochets aux enfans; et qu'avec les hochets on peut encore les instruire.

Malgré tout ce que je vous ai dit, lecteur, je crois entendre répéter autour de mon livre le mot niaiserie , si familier dans la bouche de certaines gens. Permettez qu'avant d'en venir à mon voyageur, nous discutions un peu sur ce mot, dont il me semble qu'on s'occupe trop lorsqu'il faut l'appliquer, et trop peu lorsqu'il faut l'analyser.

Le mot de niaiserie est, sans-doute, dans l'acception qu'on lui donne depuis long-tems, synonime de sottise ; et la sottise annonce dans l'objet auquel on l'applique, soit personne, soit écrit, l'absence du jugement et de la raison. Il ne peut pas être applicable à l'ignorance des usages du monde; car ce terme ne serait plus offensant, et ne porterait point atteinte à l'opinion d'un homme ni à son écrit. Le cercle de la raison, vous le pensez comme moi, n'est pas circonscrit dans le cercle du monde: on peut être éclairé, sage, et même grand, sans connaître ses préjugés, son ton, ses modes, sa politique sociale, ses manies, etc…. Eh! comment pouvoir faire l'application de ce mot au particulier, lorsque tout, sur la terre, est réputé niaiserie au général. Lecteur, veuillez-bien me suivre un instant; vous serez convaincu, lorsque vous aurez envisagé le tableau que je vais mettre sous vos yeux; et où vous, moi et tous nos pareils allons figurer; car tous les hommes de l'univers se traitent mutuellement de niais…. Commençons par nous, et voyons nos grands écrivains, prenant les couleurs des mains des voyageurs, ou autres personnages étrangers, comme Usbeck, Zadig, etc., y tracer les premiers traits.

N'ont-ils pas appelé des niaiseries, nos bals masqués, nos félicitations du jour de l'an; nos visites d'étiquette, les discours de nos sociétés, les soins de nos petits maîtres et de nos petites maîtresses à ne pomponer et à s'admirer sans cesse, en disant que tout ce qui ne tient pas au coeur, qui contraint notre volonté, et contrarie le bon sens, est une niaiserie? N'ont-ils pas donné le même nom à notre amour désordonné pour la mode et le faste, en faisant entrevoir qu'on est véritablement niais, lorsqu'on sacrifie sa fortune, sa vertu et les plus doux biens de la vie, qui naissent de la simplicité, à ces penchans, dont on ne recueille pour fruit, que l'ennui ou le dégoût? N'ont-ils pas mis au rang des niaiseries mille autres pratiques et usages dont je ne parle point; car je vous lasserais, lecteur?…. Venons aux nations qui ne nous ont sans-doute pas épargné le titre dont nous parlons.

Les Turcs ne nous traitent-ils pas de niais en nous voyant costumés comme on le serait sous l'équateur, et en envisageant que nous habitons un climat humide et froid assez souvent, quoique sous la Zone tempérée? Les Italiens, et les Espagnols n'emploient-ils pas ce terme en voyant la complaisance extrême des maris français pour leurs femmes? Les anglais ne traitent-ils pas de niaiseries nos calembourgs, nos charades, et les sarcasmes de quelques-uns de nos écrivains, en disant qu'ils n'ont aucun but et aucun sens, etc. etc.?

Ne regardez-vous pas, à votre tour, comme des niais les Espagnols, lorsqu'ils passent les nuits sous les fenêtres de leurs maîtresses, auxquelles ils ne peuvent toucher le bout du doigt? les Italiens, lorsqu'ils livrent leurs femmes à d'aimables Sigisbés? les Allemands, lorsque vous les voyez entêtés; soit de la supériorité qu'ils croyent avoir dans les armes, ou ceux d'entr'eux qui, oubliant leur fortune, et fuyant les plaisirs, ne s'occupent que de leurs quartiers de noblesse, et qui regardent le cabinet où sont leurs illustres parchemins, comme s'il contenait les mines de Mancos et du Potosi? N'avez-vous pas traité de niais les Turcs, lorsqu'ils croyent être agréables à Dieu en faisant pirouetter les Derviches dans leurs mosquées? les Russes, lorsqu'ils se persuadent qu'en marchant sous la bannière de St. Nicolas ils seront à l'abri de la mort? N'avez-vous pas donné ce titre aux Lapons, lorsqu'ils prêtent leurs femmes aux voyageurs; ce que je n'affirme point malgré les assertions de plusieurs d'entr'eux? N'avez-vous pas fait l'apostrophe de niais aux Indiens, lorsqu'ils mettent en relique la bouze de vache? sans parler des extases, tourmens volontaires, etc., dont les faquirs, les talapoins, les bonzes, etc., vous ont offert le tableau…. N'avez-vous pas mis dès long-tems au rang des niais les Egyptiens, qui voyaient leurs Dieux dans leurs porreaux? les Juifs, parce qu'ils regardaient le porc comme immonde? les prêtres grecs qui croyaient trouver l'antre du destin dans le ventre de leurs victimes? Nous rapprochant de notre tems, n'avez-vous pas traités de tels, ces chevaliers des 12., 13. et 14mes. siècles, qui juraient un amour éternel à leurs belles, se faisaient tuer pour elles, et sans leur demander jamais le dernier prix de l'amour?

Je ne finirais pas, lecteur, si je vous retraçais tous ceux que nos grands hommes et nous, nommâmes niais sur la terre, et tous les traits de niaiserie qu'on nous prêta. Je dois, avant de terminer sur l'article de la niaiserie, vous dire mon opinion sur l'application du mot qui m'a entraîné si loin. Je crois que le véritable niais est celui qui pense savoir ce qu'il ne sait point, qui, osant affirmer avec audace, et d'après lui-même, lève comme l'insecte son dard contre le soleil, que représente la raison; et je crois que celui-là est seulement affranchi du titre de niais, qui suit la loi de la nature, de la Vérité, et montre aux hommes leurs bienfaits et leur but.

«Voilà un avant-propos sur un ton bien gai, s'écrieront quelques lecteurs sévères, tandis que le voyage est sérieux au fond, et offre des discussions de systême….» Mais quel rapport a l'avant-propos avec l'ouvrage? L'écrivain doit-il être toujours associé au héros? Distinguez-les donc une fois, pour toutes, lecteur; c'est une des mesures les plus essentielles pour bien juger. On peut excuser la préface, et condamner l'ouvrage; et l'on peut blâmer l'ouvrage, et applaudir au but de l'écrivain, ainsi qu'au ton de la préface. En ne considérant que l'écrivain, vous vous exposez à être entraîné par la prévention, et à porter, malgré vous-même, un jugement équivoque; l'homme étant, peut-être, aussi esclave de la prévention que de l'orgueil, ce qui est pousser l'argument jusqu'au période…. Lecteur, conduisez-vous envers les écrivains de bonne foi, et qui vous disent la vérité, même en s'égayant, comme un père qui laisse folâtrer son fils, à son gré, pourvu qu'il remplisse son devoir. D'ailleurs, pourquoi chercherais-je à justifier auprès de vous le ton de mon avant-propos? Ne sais-je pas, à mes propres dépens peut-être, que vous vous attachez généralement, et avec propension, aux ouvrages qui portent le caractère de la gaieté? Enfin n'êtes-vous pas Français? Je suis convaincu que Gilblas et Don-Quichotte ont été cent fois plus lus, par vous, que Cleveland, Clarisse, et les autres romans sérieux…. Encore un coup, lecteur, attachez-vous au fond: envisagez les motifs de l'écrivain plus que le ton qu'il prend, et la manière dont il s'exprime; pourvu que ce ton soit autorisé par l'art, et que sa manière de s'exprimer soit analogue aux principes de cet art, et à ceux du langage. Voyez, enfin sous les touffes de éphémères; si je puis leur comparer les tons du discours et les nuances de l'expression, quelques fruits salutaires, vers lesquels leur éclat séducteur ou leur aspect bizarre vous attire.

VOYAGE D'UN HABITANT DE LA LUNE A PARIS A LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE

Le grand et sage monarque du petit satellite de la terre, voulant connaître à fond notre planete, avait envoyé dès long-tems des ambassadeurs pour observer ses moeurs, ses loix, son ambition, ses forces, etc; et, pour pouvoir se mettre en mesure, dans le cas où les deux globes se rapprocheraient, par une des révolutions qui se font quelquefois dans le ciel, non à l'égard des grands astres, car un seul ne pourrait être dérangé sans que l'harmonie générale fut ébranlée, que l'équilibre fut rompu, et qu'il n'y eût peut-être un bouleversement général; mais, dans les planetes, et sur-tout dans leurs satellites. Ses savans avaient découvert une certaine inclinaison dans l'axe de la terre où ils l'avaient cru; car, en fait d'astronomie et de physique, les savans de tout l'univers me paraissent être sujets à s'égarer. J'en appelle aux nôtres qui, à coup sûr, ne nous ont pas toujours dit la vérité, même dans leurs mémoires présentés à l'académie.

Le roi de la Lune avait appris que les habitans de la terre, quoique moins grands et moins forts que ceux de sa planete, aimaient le trouble et les chocs; que, s'étant persuadés que l'univers a été fait pour eux, ils le conquièrent en imagination, et qu'ils tâcheraient de ranger sous leur joug tous ceux que le malheur mettrait en butte à leur ambition et à leur extravagance. Il avait voulu se prémunir contre ceux-ci, dans le cas où, la force attractive dominant sur la repressive, le satellite se précipiterait sur la planete.

Alphonaponor , le même qui va figurer dans notre voyage, avait déjà fait une course sur ce globe; et n'avait parcouru que sa partie orientale, alors seulement peuplée et policée; car il avait fait son voyage il y a deux mille ans…. Comment deux mille ans! s'écrie le lecteur; les habitans de la Lune ont-ils une si longue existence? D'où peut provenir cet écart de la nature? N'est-elle pas un satellite de la terre? Les habitans de celle-ci ne doivent-ils pas avoir plus de droits? S'ils ne vivent qu'un siècle, ceux de la Lune ne devraient pas exister un demi lustre; la terre étant neuf cent fois plus grosse que son satellite? … Suspendez votre décision, lecteur: Alphonaponor répondra bientôt à votre question, et vous verrez combien l'esprit d'analyse est nécessaire lorsqu'on veut porter un jugement solide….

Le roi de la Lune était donc prémuni contre les peuples qui habitaient la terre il y a deux mille années. Il connaissait l'ambition effrénée des Romains, et la politique des Grecs, ainsi que leurs vaines idées sur la gloire dans les derniers tems de leur empire. Mais il voyait que cela ne pouvait lui servir pour les siècles présens, ayant appris qu'il s'était fait de grandes révolutions sur ce globe. Il n'aimait pas à laisser sortir ses sujets de son empire, de peur qu'ils n'y revinssent moins bons, et qu'ils y portassent les vices des habitons de la terre ou des autres planetes, comme cela arrive aux trois-quarts de ceux qui s'éloignent de leur pays. Cependant, maîtrisé par sa politique, il se vit forcé d'employer la mesure des voyageurs, dont la plupart vont chez les peuples, en pénétrant dans leur sein comme l'Ichneumon d'Egypte pénètre dans celui du Crocodile; examinent les parties faibles de leur constitution, et sont le plus souvent la cause de leur perte. Né Franc, et guidé par une morale saine; il pensait que ce n'était pas agir d'une manière loyale. En se décidant, il n'employa point la tactique commune aux rois, de charger leurs agens d'intriguer, et de miner sourdement le corps des nations qui leur donnent l'hospitalité, qui les reçoivent en amis, et souvent les comblent d'honneurs dans l'instant où elles devraient se méfier d'eux et les bannir de leurs états.

Les instructions qu'il donna à Alphonaponor, furent simples. «Observe, lui dit-il, l'état de la terre, en jettant sur ses nations un coup-d'oeil. Apprécie leurs moeurs, et leur degré de force: quant à leur politique, je ne veux point que tu te jetes dans ce dédale bourbeux et sans fond. Je me confie à ton jugement. D'après tes observations, j'établirai le systême qui doit être notre égide, dans le cas où un jour la révolution planétaire que je redoute s'effectuerait.» Alors il embrassa Alphonaponor, car les rois de la Lune sont assez grands pour embrasser leurs sujets, qu'ils regardent quelquefois au-dessus d'eux, et le congédia.

Avant de suivre le voyageur dans les préparatifs de son voyage, faisons une petite digression: elle doit contenir l'éloge du roi de la Lune. Sa politique est sage; il veut connaître ce qui se passe autour de lui; cela est dans l'ordre. De l'observation , comme cela a été dit ailleurs, naît la comparaison, et la comparaison amène la transformation favorable . C'est parce qu'on n'a pas su observer et comparer qu'on est tombé sur la terre dans tant d'écarts. Une nation ou un homme qui ne possède pas ces deux facultés, ressemble à l'âne qui va au moulin; qui ne pense qu'au sac qu'il a sur le dos; et qui voyant l'ânier comme son seul maître, reçoit humblement, et d'une ame résignée, les coups de bâton que ne lui épargne pas ce dernier. Si l'âne observait et comparait, il saurait que l'ânier n'a pas plus de droit à les lui distribuer, que lui à lancer des ruades à ce premier…. La politique du roi de la Lune est encore intéressante et noble, parce qu'il ne fait point d'un ambassadeur un espion, comme tant d'autres l'ont fait.

Alphonaponor est bientôt prêt à se mettre en route. Il fait seller deux éléphans aîlés qui lui ont servi dans ses divers voyages, et dont la race se trouve dans sa planete…. Des éléphans aîlés! … Pourquoi pas? Qui peut voir les bornes du pouvoir de la nature? Qui peut assurer qu'elle a épuisé toutes ses ressources pour la terre? Savons-nous si dans les divers mondes habités, elle n'a point créé des hommes qui portent des sens assez forts pour résister des millions de siècles à l'atteinte du tems? … Pauvres insensés, nous n'avons vu la nature qu'à travers un microscope, et nous voulons limiter sa puissance!….

Le but d'Alphonaponor en choisissant les éléphans, préférablement à nombre d'autres quadrupèdes aîlés qui se trouvent dans la Lune, était d'avoir avec lui des êtres doués de la force, et sur-tout de l'intelligence; car dans la Lune, comme chez nous, ces animaux attirent l'admiration par cette dernière faculté, qu'ils portent à un tel point qu'elle égale celle de l'homme pour ce qui concerne leurs besoins; et dont le dévouement, la douceur et les autres qualités morales, qui tiennent à leur instinct, les élèvent quelquefois au-dessus de l'homme.

Il chargea l'un des deux de tout ce qu'il avait besoin dans son voyage, qui se réduisait à une cinquantaine de boisseaux de farine, à deux outres pleines de la plus belle eau, et à des vases pour abreuver ses éléphans; par bizarrerie; (est-il un seul être sorti du moule de l'humanité qui n'ait la sienne, dans quelque globe qu'il habite?) il se servait lui-même en route de la tasse que Diogène trouva avec tant de joie. Il prit en outre une cassette qui contenait quelques instrumens de mathématique, avec lesquels il voulait mesurer notre globe, car Alphonaponor était un habile physicien. Il se chargea enfin d'autres objets relatifs aux arts, qu'il voulait montrer aux habitans de la terre si, emportés par leur prévention ridicule, qu'il n'y a qu'eux qui connaissent le beau, ils osaient douter que les arts ne triomphent pas dans la Lune. Ce qui l'avait porté à prendre ces objets, et à faire ces réflexions, c'est que, dans son voyage en Orient, il avait vu les Egyptiens et les Grecs former le doute dont il parle. Il n'avait pu les convaincre, n'ayant pu le pressentir, et ne s'étant pas muni de preuves matérielles.

Enfin il monta gaiement sur l'un de ses quadrupèdes aîlés, à qui il n'avait point mis de bride. Lorsqu'ils ont déployé leurs aîles, qui ont plus de deux-cent pieds d'envergûre; il fallait au moins cela pour soutenir de si lourdes masses; il crie à droite ou à gauche: cela suffit à l'éléphant qui le porte; le second le suit avec la même docilité. Ces deux animaux auraient pu se laisser tomber, et lorsqu'ils auraient été à une lieue de la terre déployer tout-à-coup leurs aîles; le voyage aurait été fait plus vite, et Alphonaponor n'aurait été, d'après l'observation qu'on a faite de la chûte de la meule de moulin, qui n'est guère plus lourde qu'un éléphant, que de quelques heures en route. Les poulmons de ces animaux, ainsi que ceux du voyageur, auraient pu résister à la pression de l'air, même lorsqu'ils auraient trouvé l'horison épais de la terre. Mais Alphonaponor n'aimait pas les très-grands mouvemens, sachant qu'ils ne sont point naturels à l'homme de la Lune, non plus qu'à celui de notre planete. Il sait qu'il ne faut pas violenter la nature, et qu'une corde trop tendue, si elle ne casse éprouve au moins une forte distention. D'ailleurs, il voyageait en savant, et il voulait s'arrêter à point nommé pour observer. En outre, il voulait ménager ses éléphans, ne ressemblant pas aux voyageurs de la terre, qui s'amusent à crever leurs montures, dirigés par de bizarres caprices, et qui ne réfléchissent pas que les chevaux, mulets, chameaux, etc., dont on se sert sur ce globe, doivent être ménagés par eux, parce qu'ils leur sont utiles…. Il ordonna à ses éléphans de louvoyer, en formant des spirales dans l'éther, et ceux-ci lui obéirent en agitant leurs aîles….

Il ne s'endormit point comme font la plupart des gens qui voyagent, sur leurs montures ou dans leurs voitures; il l'aurait fait s'il eût été un bénédictin, un prélat de la Lune, un financier et même un académicien couronné…. Mais, dans la Lune, il n'y a point de moines ni de prélats comme il le fera entrevoir plus bas; et les financiers et les académiciens ne pourraient s'endormir sans honte, et sans être vivement réveillés par l'opinion…. Il avait quelque chose dans l'esprit et dans l'ame; et il savait que c'est un tems perdu pour la raison que celui du sommeil. Il s'occupa donc à méditer, non ce qu'il devait faire sur la terre; il n'avait qu'à se laisser aller à son bon sens pour cela: d'ailleurs, il aurait trouvé trop petit l'objet de sa méditation en ce moment: mais il s'arrêta sur les miracles de la nature, et sur la puissance et la bienfaisance de celui qui a enfanté l'oeuvre sublime qu'il avait sous ses regards; car l'immensité des globes infinis qui nagent dans l'espace était sous ses yeux.

On pense que l'élan d'un coup d'aîle de deux-cens pieds d'envergûre, et dirigé par un animal aussi fort que l'éléphant, devait embrasser un grand espace, et qu'ils devaient fondre sur la terre avec trente fois plus d'activité que le plus grand condor; aussi les éléphans descendaient très-rapidement. Ils firent halte une seule fois: pour cela ils mirent en cape, en laissant leurs aîles immobiles et étendues; et, pendant ce repos, ils reçurent quelques morceaux de pâte de la main de leur maître qui n'eut pas besoin de se déranger pour cette opération, non plus que pour leur donner à boire, les éléphans se servant de leurs trompes aussi bien que l'homme de ses mains. Enfin ils arrivèrent à deux cent lieues de la surface de la terre, où Alphonaponor leur ordonna de rester de nouveau en station…. Là il voulait observer la planete sur laquelle il descendait: il voulait voir si la physionomie de ses habitans avait changé depuis qu'il s'y était porté; et il pensait, sans avoir besoin de parcourir, en entier, les marais, les sables et les sentiers des rochers qui couvrent sa surface, pouvoir apprécier ainsi en partie leur caractère. Alphonaponor était un grand physionomiste, et il ne s'était jamais trompé sur ceux dont il avait jugé le caractère et l'humeur d'après les signes extérieurs…. Oh! qu'il serait à désirer que le talent d'Alphonaponor fut connu sur la terre!…. Alphonaponor! si tu pouvais l'y introduire, tu lui donnerais plus que le Potosi. Le Pérou, le Gange, le Mexique et les deux continens réunis, n'offriraient pas assez de trésors pour les déposer à tes pieds…. Quelle couronne ne mériterait pas celui qui nous apprendrait à distinguer l'hypocrisie de la vérité, la bonne foi de la perfidie et l'amitié de l'indifférence! Humanité, tu aurais tout acquis!…. Que dis-je? respectons l'oeuvre de la nature: nés vicieux, ou du moins élevés au sein des vices et des préjugés, qui ont désorganisé nos ames, nous ressemblerions aux bêtes féroces: lorsque tout masque serait enlevé, il n'existerait plus de digue, et nous nous dévorerions tous.

Enfin il prit un de ses télescopes qui portait à plus de deux cent lieues, les lunetiers de son globe ayant surpassé ceux de la terre.

Il le braqua sur la planète et sur l'hémisphère septentrional, étant parti de la Lune à l'époque où elle était en conjonction avec lui. Tout-à-coup il apperçut un pays, dont il examina la position, et qu'il reconnut, en se retraçant ses anciennes observations, pour l'Asie-Mineure.

D'un coup-d'oeil, il s'apperçut que ces vastes régions avaient changé de maîtres; de lois et d'usages, en contemplant l'aspect de ses habitans, qu'il jugea réduits au plus vil esclavage. Il n'arrêta point sa vue sur Bizance, qu'il jugea, encore avec raison, être la capitale de l'empire du despotisme, et il chercha l'Hellespont. Bientôt il détourna ses yeux en découvrant la Grèce qu'il ne reconnut qu'à sa position, et il soupira en se retraçant l'ancienne gloire de cet empire dont il ne retrouvait pas un seul monument….

Il étendit sa vue sur l'Italie; et ne vit en elle que l'ombre de ce pays. Il se dit, en voyant la transformation totale de la Grèce et du Latium: «Voilà où ont amenée l'ambition et l'amour de la guerre! Les Grecs et les Romains éclipsèrent toutes les nations de ce globe; ces derniers les tinrent presque toutes sous leur joug; ils crurent éterniser leur empire…. Césars, que ne pouvez-vous reparaître! Quelle ne serait pas votre honte, en voyant les effets de votre faux systême!» L'avilissement et l'impuissance qui naît de lui; semblent avoir anéanti à jamais, en ces lieux, le germe de toute grandeur….

Il cessa ses réflexions; et, tournant le télescope vers la partie septentrionale de l'Europe, il apperçoit de nombreuses armées couvrant son territoire, et s'étendant au dehors. Il entrevoit par-tout les signes de son industrie. Jettant un coup-d'oeil sur les divers états, il pensa que c'étaitent les nations qu'il découvrait, qu'il devait connaître. «Ce petit coin de la terre, dit-il, me paroit aujourd'hui le seul peuplé, et le seul redoutable. Observant quel est de ces états le plus transcendant, il juge que c'est la France; et, appercevant sa capitale, il se décide à descendre en son sein, après avoir souri en envisageant la position où elle se trouve,[1] et en voyant le ruisseau qui la traverse qu'il distinguait aussi aisément que s'il l'eût observé du haut du Pont-Neuf…. Enfin il ordonne à ses éléphans de s'abaisser vers la France qu'il leur montre. Il quitte sa position tranquille, après avoir renfermé son télescope, et descend rapidement sur ce pays.

Il entre bientôt dans l'horison de la terre, où il est prêt à suffoquer, trouvant l'air plus dense, plus méphitique que dans celui de l'horison de la Lune, comme cela lui était arrivé dans son premier voyage. Cependant il en est quitte pour trois ou quatre éclats de toux, ainsi que ses éléphans. Enfin il découvre Paris avec sa vue, et il ordonne à ses éléphans de ne pas descendre sur la Cité: il craint de porter l'épouvante dans les esprits, et qu'on ne le prenne pour un démon malfaisant; ayant eu occasion autrefois de juger, combien les habitans de la terre sont enclins aux préjugés, aux superstitions, et à voir des choses surnaturelles dans les événemens les plus simples et les plus ordinaires…. Ce n'est pas une crainte personnelle qui le dirige en agissant ainsi: Alphonaponor est sage; et le sage ne redoute rien que la honte de lui-même et le cri de sa conscience…. Les éléphans qui devinent ses motifs, se hâtent d'exécuter son voeu.

Pendant qu'ils traversaient ce court espace, il pensa comment il se conduirait si les peuples chez lesquels il descendait étaient inhospitaliers, et comment, dans ce cas, il vivrait parmi eux. Il se dit que s'ils étaient barbares, il saurait bien leur échaper avec ses éléphans: quant à ses besoins, il réfléchit qu'il camperait s'ils lui refusaient un asile. Il vit qu'il avait pour un mois de vivres avec lui, et qu'à tout événement, il remonterait à la hâte vers la Lune, ou chercherait d'autres pays.

Enfin ils prennent terre à deux lieues de Paris, et sont accueillis par nombre de villageois, qui, se persuadant que ce qu'ils voyaient étaient des ballons et non des êtres animés, étaient accourus pour féliciter les voyageurs, qu'ils prenaient pour des habitans de leur globe, et qui restent dans un étonnement stupide et mêlé de terreur lorsqu'ils voyent que la monture du voyageur est un véritable éléphant…. Ils sont près de crier au miracle et de s'agenouiller devant lui, lorsqu'Alphonaponor leur fait entendre par signes, car il ne parlait point la langue, comme Micromégas , par science infuse, qu'il était homme comme eux, connaissant parfaitement l'art des signes, qui n'est pas tout-à-fait inutile comme on l'a cru si sottement autrefois,[2] leur fit concevoir qu'il venait de son pays, c'est-à-dire de la Lune.

Bientôt il exerça son talent de physionomiste, et il ne vit rien sur la figure de ceux qui l'environnaient qui annonçât la barbarie. Il s'avança, en perçant le groupe des villageois qui l'entouraient, vers une hôtellerie qu'il apperçut, et où il voulut éprouver si ce peuple était hospitalier: cette observation lui était nécessaire avant d'entrée dans la capitale. Il savait qu'un seul homme pris dans le coin d'un empire, à quelques modifications près, qui tiennent aux usages et au climat, ressemble à la masse de la nation.

Il entra dans l'auberge dont on lui ouvrit les portes avec respect, et on lui offrit à dîner à table-d'hôte, car c'était l'heure du repas, lorsqu'il eut enfermé ses éléphans dans la cour, et qu'il les eut nourris et abreuvés. Il accepta et se mit à table, où il fut comblé de politesses par tous ceux qui s'y trouvaient, et qui étaient muettes, aucun d'eux n'entendant sa langue, ni le grec qu'il parla, espérant que dans le nombre quelqu'un l'entendrait. (Il l'avait appris dans son ancien voyage.) Ce fut en vain…. Enfin, il fut satisfait des étrangers qui se trouvaient avec lui, et se crut transporté dans les environs d'Athènes, en découvrant la même urbanité dans les hommes qu'il rencontrait dans ceux de Paris. Il tira le plus heureux augure sur le caractère des français d'après ce qu'il voyait. Il se dit qu'une nation polie ne pouvait être méchante, et qu'elle pouvait avoir, tout au plus, des vices généraux…. Alphonaponor jugeait assez bien, comme on le voit: cependant j'aurais désiré qu'il se fût laissé un peu moins séduire par la politesse; et il aurait du distinguer qu'elle n'est qu'un accessoire des autres vertus, et que, chez nombre de peuples, elle n'est qu'un signe trompeur. Ce que je dis ne regarde point ma nation, à qui on ne pourra jamais refuser le caractère de douceur et de bienveillance envers les étrangers. Ses ennemis sont forcés de lui rendre cette justice; et le philosophe, tout en attaquant ses défauts, doit s'attacher à proclamer ses qualités.

Lorsqu'Alphonaponor eut dîné, il voulut partir pour la capitale, et il l'annonça par signes à son hôte. Celui-ci lui apporta aussi-tôt la carte. Voyant que le voyageur ne le comprenait pas, il lui montra une pièce d'or, en lui faisant entendre qu'il fallait lui en donner une semblable. Alphonaponor lui ayant fait signe qu'il n'en avait point, l'aubergiste se montra mécontent, et sembla le menacer d'arrêter ses éléphans…. Alors le Voyageur, qui comprit sa menace, se dit en lui-même: «Je vois qu'en ce lieu l'or fait tout comme en Grèce et à Rome.» c'est une épidémie qui paraît née avec ce globe, et qui s'y propage par-tout comme la peste. Quelle-est donc cette manie de tout immoler à ce morceau de boue? Je plains cette nation de n'être pas hospitalière, et de suivre le mauvais exemple. Je crains bien que l'or ne parvienne à étouffer en elle les vertus….

Après avoir réfléchi un instant, il se rappela qu'il avait, outre ses instrumens de physique, dont il ne se serait pas défait pour rien au monde, eût-il fallu combattre le village entier, des morceaux de cette matière qui servaient à assolider les selles de ses éléphans; et il résolut d'en détacher deux clous qu'il voulut donner à l'aubergiste. Ce dernier n'avait pu les voir, les selles étant couvertes par d'immenses housses qui les enveloppaient.

Enfin Alphonaponor, qui, à tout prix, ne voulait pas être en reste avec personne, détacha deux clous de ses harnais, et les donna à l'hôte, qui les reçut avec méfiance, et ne le laissa partir que lorsqu'il eut fait passer les deux morceaux d'or dans les mains des autres voyageurs, et qu'il fut convaincu qu'il était payé. Sans doute, il aurait du être satisfait; Alphonaponor n'ayant pas fait la dépense réelle de trente sols, car il n'avait mangé que du pain et des légumes, et il lui donnait pour plus de six louis pesans de cette matière. Cependant l'aubergiste parut ne point l'être, l'or n'étant pas monnoié. Cette espèce d'homme, Alphonaponor en aurait fait la réflexion s'il l'eut connue, est la plus bizarre et la plus intraitable qui soit sur la terre.

Enfin le voyageur monta sur son éléphant, et prit au grand trot le chemin de Paris, en se disant que, dans la Lune et tout état bien policé, un voyageur ne serait pas obligé de déclouer ses harnois pour payer le plus modique des dîners et l'abri de ses montures; et il offrit un hommage aux grecs, dont il exalta l'amour de l'hospitalité….

Il examina avec étonnement, dans sa route, les murailles de boue qui ceignaient ou bordaient les villages. Lorsqu'il en vit formées avec des ossemens, le dégoût le saisit; et il se dit: «il n'est pas possible que cette ville soit ce qu'elle m'a paru avec mon télescope; ou bien la bizarrerie le bon et le mauvais goût se sont associés pour la construire….

Le trot de ses éléphans équivalant au moins au galop des chevaux barbes, il arriva dans quelques minutes aux portes de la capitale. Il franchit les barrières, en n'écoutant pas les commis qui semblaient vouloir sonder le ventre de ses éléphans, il s'avança dans le fauxbourg St-Marceau … «m'y voici enfin, dit-il: mais tout-à-coup il se frotta les yeux, et crut dormir, lorsqu'il apperçut les masures qui composent ce fauxbourg, ses rues étroites, sales, qu'il regarda comme des ruelles; et il s'écria: «je m'abuse; je ne suis pas à l'entrée de cette grande cité: ordinairement un beau palais a un péristile majestueux…. Cependant, après s'être rallié, il vit qu'il était dans un des fauxbourgs de la capitale. Il fit, dans sa pensée, la comparaison des magnifiques rues qui conduisent au centre de la capitale de la Lune, et il pensa que le satellite est bien au-dessus de la planète.

Il poussa plus loin. Après avoir grimpé un monticule escarpé, et aussi mal entouré que l'entrée du faubourg, où il ne découvrit pas l'industrie accompagnée de l'aisance, il arriva en face du Panthéon. Il s'arrêta à son aspect, et se dit: «voilà un bâtiment qui offre un bel aspect.» En même-tems il ne put s'empêcher de rire en observant ses alentours. «Oh! s'écria-t-il, c'est de la dorure sur un manteau de drap déchiré!» Il s'avança vers le petit tertre, qu'on nomme place, pour l'observer, et il réfléchit qu'il fallait que celui qui avait donné l'idée de placer ce monument en ce lieu fût un insensé. «C'est pour les habitans de la Lune et les voyageurs qu'on a voulu le construire, et non sans-doute pour les habitans de la Cité!» s'appercevant que dans l'endroit où il est placé, il n'est apperçu d'aucun point de la ville, et que les Parisiens ne peuvent le voir que lorsqu'ils sont en route, il s'interrogeait, en se disant: «Pourquoi sont faits les monumens dans une ville?» Pour frapper à chaque instant les regards de ceux qui l'habitent; pour leur donner une idée de leur grandeur, de leur génie, et pour concourir sur-tout à l'utilité publique. Pour cela il faut qu'ils soient en harmonie avec la cité…. J'entrevois que l'harmonie est méconnue en ces lieux, quoiqu'elle soit la base sur laquelle le bon et le beau s'établissent…. Combien ce monument fait ressortir la laideur de ce qui l'entoure!»

Il s'avança jusqu'au centre de la ville, suivi d'une multitude de personnes qui, à l'aspect de ses éléphans, de sa figure et de son costume, s'était rassemblée autour de lui, et qui grossissait sans cesse. Les atteliers, les magasins, tout était abandonné dès qu'on l'appercevait: on se heurtait, on s'injuriait, on se battait pour l'approcher de plus près. Alexandre, en entrant à Babylone, n'eut pas une escorte aussi nombreuse qu'il ne l'eut avant d'arriver au Pont-Neuf. Alphonaponor ne se déconcerta point en voyant cette cohue: il continuait même ses soliloques, en se disant: «je vois que je suis chez un peuple qui immole jusqu'à ses travaux à la curiosité. Si ce n'est pas une preuve de sagesse, du moins ce n'en est pas une de méchanceté. Le curieux est léger; l'homme léger n'a pas la force de nuire. Cependant il ne pouvait concevoir que deux éléphans, dont on ne voyait pas les aîles, qui étaient cachées sous leurs housses, ce qui, selon lui, aurait pu piquer l'attention, pussent exciter un tel enthousiasme. Quant à sa personne, il ne pensait pas qu'elle dût paraître extraordinaire. Il portait une robe longue, à peu près faite comme celle des Grecs, et, sur son visage, il ne découvrait aucun trait qui fut différent de ceux de ce peuple.

Lorsqu'il fut arrivé au Pont-Neuf, il jetta sa vue sur les bâtimens qui bordent la rivière, notamment sur le Louvre, dont il appercevait la colonade et qu'il analysait d'un coup-d'oeil; et il dit: «on trouve ici les arts; mais encore un défaut d'harmonie. Quel est donc l'aspect de cette colonade? Ne peut-on la contempler qu'en oblique?…. Son imagination commença à s'égayer, en trouvant au moins un aspect de cité.

Pendant qu'il faisait ces observations, le concours augmentait autour de lui; et, comme il s'était arrêté pour contempler le Louvre, il vit qu'il lui était impossible de percer la foule, qui l'avait entièrement cerné, qu'avec la plus grande difficulté. Il aurait bien pu faire une trouée; il n'avait qu'à dire un mot à ses éléphans, et tout aurait été renversé et dispersé en un clin d'oeil: mais il portait à l'excès: l'humanité, et la politesse qui émane d'elle, il se serait laissé fatiguer et froisser pendant une heure, avant d'écraser le plus petit des êtres. Ses éléphans se conduisaient de même, ces animaux étant de la trempe de ceux de notre globe, qui, on le sait, sont amis de l'homme.

Enfin il parvint à se dégager sans occasionner aucun désastre, et aussi-tôt il chercha de ses yeux une hôtellerie: l'enseigne qu'il avait vue sur celle du village où il avait dîné lui avait appris à les distinguer. N'en appercevant point, et présumant que, dans une population semblable, il se trouverait peut-être quelqu'un qui parlerait le grec, il s'adressa au peuple en cette langue. Il ne fut point compris. Alors il employa l'usage des signes, et il le fut. Chacun s'empressa de les conduire dans un hôtel de la rue de Lille, où, malgré l'énormité de la porte cochère, il ne fit entrer qu'avec peine ses éléphans, qu'il fut obligé de laisser dans la cour, qui suffisait tout au plus à l'étendue de leurs aîles, malgré que la nature, qui sait tout envisager et tout prévoir, les eût faites comme celles des chauve-souris, et encore avec plus d'art. Elles se repliaient verticalement et horisontalement à la fois; ce qui les réduisaient à peu près à la longueur de celles des aigles, en proportion de leur corps.

Il entra dans l'hôtel après avoir donné ses soins à ses animaux, et sans les décharger: ce qu'il avait vu, lui faisait augurer qu'il ne resterait pas long-tems dans cette ville. Il croyait déjà connaître la nation qu'il visitait: d'ailleurs, il voyait que ses éléphans seraient très-mal dans cette cour. Heureusement qu'on se trouvait dans la belle saison.

En entrant dans l'appartement qu'on lui donna, il montra la plus grande surprise. Il lui parut encombré de meubles, et il chercha comment il pourrait s'y remuer. «A quoi bon tant de meubles, dit-il en lui-même, n'est-ce pas assez de ceux qui sont nécessaires? Ces chambres pourraient porter aisément le nom de magasin, car elles en représentent un….» s'arrêtant ensuite sur les ornemens, il jugea que leur multitude les déparaient; et il s'écria: «trop d'ornemens fatiguent la vue; il y a une borne même dans le beau.» Il considéra le lit, et sentant le duvet qui était entre les matelats, il vit qu'il était chez un peuple ami de la mollesse. Il tira une conséquence singulière de cette découverte, et il se dit: «comment, celui qui couche dans ces lits peut-il, s'il voyage ou s'il fait la guerre, car je m'apperçois que ce peuple l'aime ainsi que les Grecs et les Romains, coucher sur la terre humide, ou rester exposé aux intempéries de l'air? Ce peuple doit être sujet aux plus grandes maladies, à cause de la froideur et de l'humidité de son atmosphère: il est impossible de passer de l'extrême chaleur que procurent ces lits, à un extrême froid sans s'en ressentir: l'habitant de ma planète, quoique plus vigoureux que celui de la terre, je n'en puis douter d'après les efforts que j'ai vus faire ici pour lever les plus faibles fardeaux, n'y résisterait pas…. Il chercha envain s'il y avait un bain dans la maison. L'appartement qui contient le bain est un des plus essentiels des maisons des habitans de la Lune; et sans doute il devrait l'être aussi des nôtres; la propreté devant l'emporter sur la magnificence. N'en trouvant point, il pensa qu'il ne lui restait qu'à se coucher. Il ne voulut point se mettre dans le lit, où il appréhenda d'étouffer de chaleur. Ayant pris une peau d'orignal, car il s'en trouve dans la Lune, et qui lui servait dans ses voyages, il se coucha dessus, après l'avoir étendue sur le plancher, et s'endormit aussi-tôt.

A son réveil, qui fut très-prompt, car il ne dormait ordinairement que trois heures; (on connaît ses idées sur le sommeil), deux hommes qui étaient dans la foule qui l'avait escorté jusqu'à l'hôtel, et qui avaient distingué que c'était l'ancien grec qu'il parlait, se présentèrent à lui pour lui offrir leurs services. Ceux-ci étaient des maîtres de langue grecque. Ils lui parlèrent, ou crurent lui parler cet idiome. Alphonaponor ne comprit que quelques mots de leur discours, et sur tout ceux où ils lui disaient qu'ils étaient maîtres de grec. Rien n'égala l'étonnement du lunian. Il parut stupéfait lorsqu'il envisagea qu'il ne pouvait les comprendre. Cependant, se dit-il, j'ai su le grec; j'en appelle à Aristote et à Socrate avec qui j'ai conversé dans cette langue, et qui s'y connaissaient sans doute. Je suis sûr aussi de ne l'avoir pas oublié: je porte une mémoire où tout se grave comme sur l'airain: Je pourrais répéter, mot pour mot, les discours qu'ils me tinrent à l'époque où je les connus. Il pensa alors, et avec raison, que ceux qui s'annonçaient comme des maîtres de l'ancien grec, étaient des ignorans qui ne le connaissaient point; et il les congédia, en conservant l'espoir d'en trouver de plus instruits. Ayant tout-à-coup réfléchi que, puisque ceux-ci avaient été reconnus pour maîtres, il fallait qu'il existât une erreur générale sur cette langue, il revint sur son idée, et son espérance, de se faire entendre, s'anéantit.

Le même jour, il eut encore occasion de voir huit ou dix de ces professeurs de grec, habillé à la moderne, et il n'eut pas lieu d'être plus satisfait. Cependant, avant la nuit, il en vint un, qui fut le dernier, et qui frappa Alphonaponor par l'ensemble de ses traits. Il crut y découvrir quelques signes de l'ancien grec, dirigé par son grand art sur la physionomie. Celui-ci se fit entendre, parce qu'il parla la langue d'Aristote, quoique d'une manière assez confuse. Enfin Alphonaponor avait trouvé en lui ce qu'il lui fallait; c'est-à-dire, un truchement…. Que ceux qui ont voyagé, et qui se sont trouvés dans la situation où était notre héros, jugent qu'elle dut être sa joie en ce moment. Il embrassa l'homme qui lui parlait, et lui ayant raconté en deux mots qu'il était sujet du roi de la Lune, il voulut savoir pourquoi on se disait maître de grec à Paris, lorsqu'on n'entendait point cette langue. Après que le personnage lui eut appris qu'il était un descendant des Grecs, voyageant lui-même en France, et que l'idiome des anciens avait été conservé comme un dépôt sacré, de père en fils, par ses ayeux, qui le lui avait transmis; tandis que ses compatriotes avaient substitué à ce langage harmonieux le jargon le plus barbare; il lui dit que c'était une manie des Européens de parler grec, et de vouloir corriger les anciens grecs eux-mêmes. Il ajouta qu'il n'avait pas trouvé encore un seul savant qui l'expliquât correctement, et il dit que les plus habiles lui avaient fait modestement l'aveu de leur insuffisance.

Alphonaponor, très-satisfait de la découverte d'un descendant de ses anciens amis, le pria de s'associer à lui pendant son séjour à Paris, qu'il dit devoir être fort court…. Le grec, qui était un homme raisonnable, qui, sage et éclairé comme Anacharsis, voyageait encore pour s'instruire, et qui avait jugé, aux premiers mots que lui avait dit Alphonaponor, et à son air simple et plein de dignité, que son ame possédait l'élévation, que son esprit était éclairé; et qu'il connaissait les grands devoirs de la société, accéda à son voeu avec joie, et lui promit de ne pas le quitter tant qu'il resterait en France: il consentit même, d'après l'invitation d'Alphonaponor, d'habiter dès le jour même avec lui…. Lorsque deux hommes ont une manière de penser égale, lorsqu'ils marchent au même but, une liaison étroite est bientôt formée; c'est ce qui arriva eutre le grec et le lunian.

Ils commencèrent à s'entretenir sur la patrie de Socrate. Alphonaponor fit l'éloge des philosophes qu'il avait connus, et que Marouban (ainsi se nommait le grec) connaissait par tradition. Ensuite ils s'entretinrent de l'Europe, que, Marouban, exact et profond observateur, fit connaître au lunian sous le rapport de ses lois, de ses moeurs il lui parla de la politique dont les souverains ont voulu faire un lien entr'eux, et sur laquelle ils ont établi ce qu'ils appellent système de balance, ou mobile d'équilibre de pouvoir; système qu'il dit n'avoir existé que dans la tête des souverains ou de leurs ministres. Il crut le prouver en faisant l'histoire de leurs guerres, et montrant le tableau des renversemens successifs des états, tant garantis que non garantis par ce prétendu pacte.

Enfin ils allaient s'entretenir sur la France, lorsque des cris perçans qu'ils entendirent dans la cour annoncèrent un événement extraordinaire. Ils coururent aux fenêtres, et quel fut leur étonnement lorsqu'ils virent un homme que les deux éléphans avaient enchaîné avec leurs trompes, qu'ils serraient de manière à l'étouffer, et sur-tout lorsqu'ils appercurent que celui-ci tenait un des vases avec lesquels Alphonaponor les abreuvait. Le lunian découvrit aussi-tôt le mystère de l'aventure. Il dit à Marouban que sans doute cet homme était un voleur qui avait voulu dérober la coupe, et que les éléphans le tenaient prisonnier jusqu'à son arrivée. Il ajouta qu'il lui était arrivé une aventure à-peu-près semblable en Grèce, ce qui lui faisait faire ce rapprochement….

En effet, étant descendus aussi-tôt, ils apprirent par la bouche même de ce misérable, qui avoua son crime pour se soustraire à la question terrible où le mettaient les deux animaux, qu'il avait eu ce dessein. Alphonaponor s'étant approché, les éléphans lâchèrent, à sa voix, le personnage; mais ce ne fut que lorsqu'ils virent la coupe dans les mains de leur maître.

Alphonaponor demanda alors à Marouban ce qui avait pu porter cet homme à voler ce vase. Le grec l'ayant examine avec étonnement et admiration: «Comment, s'écria-t-il, vous vous en étonnez? Parce que ce vase est, en ces lieux, un trésor. Apprenez qu'il vaut une somme immense: il est formé d'un diamant. Je m'y connais: mes compatriotes sont devenus malheureusement très-experts dans la connaissance de cette matière, et j'ai été à portée de l'apprécier en vivant avec eux. Sans doute, le voleur s'y connaît aussi….» C'est un cristal de ma planète, lui répondit le lunian; et nous n'y mettons de prix qu'en raison de sa dureté, c'est ce qui nous le fait choisir pour nos vases de voyage. Je m'étonne qu'en ces lieux on le regarde comme un trésor. Je me rappelle cependant que je vis en Grèce de ces cristaux auxquels on mettait un grand prix. Je l'avais oublié, comme je le fais de tout ce qui tient à la puérilité…. «Je n'aurais pas cru que cette bizarrerie eut été transmise aux Français.»—«Ces objets sont envisagés de même en tous les lieux policés de la terre, répondit Marouban: le diamant rivalise avec l'or, et équivaut au signe monétaire; il le représente même. Avec le prix de ce vase vous pourriez traverser toute notre planete; car je suppose qu'il vaut au moins quarante millions de livres.» Il lui expliqua ce qu'était un million ou ce qu'il représentait, vu les besoins de la vie. Alphonaponor lui dit qu'il ne s'en serait pas douté, et qu'il ne concevait pas la manie extravagante des habitans de la terre, de donner un prix inconcevable à des objets qui n'avaient point de valeur au fond, et qui ne pouvaient être mis en balance contre un seul épi de blé.

Marouban lui observa alors qu'il devait cacher le vase, et les autres objets de nature semblable qu'il pourrait avoir, en lui faisant entrevoir qu'il courrait le risque d'être égorgé avec ses éléphans, au sein même de la ville, si on apprenait qu'il les possedât. Le lunian se récria, en disant: «il n'y a donc pas de loix en ce pays qui veillent sur les jours des étrangers et de ses habitans?»—Il y en a, répondit Marouban; mais elles sont presque toujours impuissantes contra le crime. Il se propage d'une manière effroyable, et, quoiqu'on fasse, on ne peut parvenir à l'extirper, parce que ses racines sont très-profondes. Elles tiennent jusqu'au fond des coeurs, où elles sont attachées par l'immoralité, par l'avarice et l'égoïsme qui prennent chaque jour plus de puissance…. Alphonaponor fut rempli de surprise en entendant ces mots, et il dit au grec que dans sa planète on n'avait jamais vu un événement semblable…. «Comment, répartit Marouban, dans la Lune on ne connaît point les voleurs?»—Non, répondit Alphonaponor, parce qu'on ne met du prix à rien qu'à la vertu, et que l'infamie est réservée à celui qui la méconnaît….» Marouban fut extasié. Il allait questionner le lunian sur la constitution morale de l'empire de la Lune, lorsque l'hôtel fut tout-a-coup assailli par une foule de curieux qui demandèrent à Alphonaponor l'avantage de l'entretenir. Comme son but était d'apprécier à la hâte cette nation, il pensa qu'il devait parler à tout le monde, et il permit d'entrer, en priant Marouban de lui transmettre les discours des personnages.

Parmi ceux qui parurent, étaient un anatomiste et un médecin. Ils venaient, l'un pour examiner s'il était organisé comme les hommes de la terre, car on avait déjà su qu'il descendait de la Lune, et le médecin voulait connaître pourquoi il portait un teint si fleuri et une constitution si robuste. En effet Alphonaponor était la santé en personne: quoiqu'âgé de plus de deux mille ans, il ne paraissait être que dans l'âge de virilité; et tout indiquait en lui le tempérament le plus fort. Le médecin voulait apprendre, en outre, si on connaissait dans la Lune la catalepsie, l'apoplexie, la goûte, et notamment la maladie qui fut, dit-on, le fatal présent de Colomb; mais qu'on trouve sur notre hémisphère, sous le nom de lèpre, dans les tems les plus reculés … Il voulut enfin savoir s'il y avait des médecins dans la Lune, et quelle influence ils y avaient.

Après divers complimens, dont les médecins sont moins avares que de bons remèdes et de guérisons, il expliqua le motif de leur visite, en faisant entrevoir, par un excès de gloriole, que cela tenait à l'intérêt général; et il fit ses questions au lunian… Celui-ci répondit à l'anatomiste: «Je suis doué d'intelligence; l'êtes-vous? êtes-vous raisonnable? Dans ce cas vous me ressemblez au moral. Quant au physique; je mange, non des animaux que vous appelez boeufs, mais d'une farine égale à la vôtre; comme vous je digère et je fais toutes mes fonctions: j'ai donc un estomac, des viscères, des intestins. Ma configuration est la même que la vôtre, à très-peu de chose près, car j'ai des yeux, des mains, des jambes, des pieds, etc. Vous n'avez, de votre côté, aucune observation à faire sur moi qui soit avantageuse an général….» Se retournant alors vers le médecin, il lui dit: «Nous ne connaissons ni la catalepsie, ni l'apoplexie, ni la goûte, ni ce que vous nommez le présent de Colomb , dont je vous prierai ensuite de me faire connaître la nature; et cela, parce que nous ne faisons aucun excès, et parce que nous n'avons point de médecins. Je me rappelle avoir entendu parler de la goûte en Grèce, et je m'apperçus que ceux qui en étaient affligés étaient des hommes intempérans, et qui ne savaient pas se servir de leurs jambes. Je réfléchis qu'un rouage s'enraye, si son frottement est suspendu avec sa rotation; et j'expliquai alors mathématiquement la cause de la goûte. Si nous ne l'avons point, il y a encore pour raison que nous ne nous servons que très-rarement de chars dans notre planète; c'est un supplice pour nous que de nous y faire entrer. Nous savons que la nature nous a donné des jambes pour en faire usage, et que c'est de leur action continuelle que doit naîtra l'équilibre de nos humeurs….»

«Comment, dit le médecin, profitant d'une petite pause que fit le voyageur, vous avez banni notre art de votre planete? Cependant il est certain qu'il est utile dans une infinité de cas. Répondez: y a-t-il jamais eu des médecins? Peut-être vous ne les connaissez pas….»

«Pour le malheur de nos habitans, répliqua Alphonaponor, il s'y en introduisit, qui attestaient avec arrogance pouvoir désarmer la mort même, et la firent triompher pendant le peu de tems qu'ils y restèrent. On aurait dit qu'elle les avait choisis pour ses agens, et qu'elle les dirigeait. C'était des charlatans dont l'ignorance était masquée par l'orgueil et l'audace. Nos loix en firent bientôt justice en les proscrivant. Nous n'avons pourtant pas méconnu et anéanti tout-à-fait votre art: nous savons qu'il faut quelquefois aider la nature; et nous avons conservé quelques hommes qui s'en occupent nuit et jour. Ces hommes sont payés par le gouvernement. On connaît leur extrême prudence, leur moralité et leur expérience; ainsi lorsqu'on les consulte, c'est un père et un être bienfaisant à qui l'on s'adresse. Ils ont rendu de très-grands services; aussi les avons-nous entourés de la plus haute considération. Nous ne les appelons point médecins; mais des sages….» Alors il revint sur sa question relative au présent de Colomb. Le médecin, qui avait été déconcerté, et qui s'était rassuré ensuite en pensant que jamais on n'imiterait les habitons de la Lune ici bas, vû que le même esprit de sagesse ne pouvait s'y établir, lui dit, après lui avoir fait un tableau des effets de cette maladie, qui fit frissonner d'horreur Alphonaponor, qu'elle avait été apportée d'Amérique lors de la découverte de ce continent…. «Eh! quel diable alliez-vous faire en Amérique pour y chercher un fleau si redoutable? N'aviez-vous pas assez de la catalepsie, de la goûte et de l'apoplexie, sans vous mettre en butte à des maux encore plus terribles: on dirait que celui qui dirigea cette opération, était un des charlatans de la Lune, qui voulait couvrir votre globe de cette lèpre pour pouvoir se rendre nécessaire, et faire triompher son ignorance et son art fatal….» Marouban lui ayant dit que l'appât de l'or avait été la source de ce malheur, le lunian s'écria avec le ton de l'indignation: «Terrestriens, vous méritez votre sort! Quand on s'agenouille devant une idole si vile, on mérite de recevoir de sa divinité les plus funestes présens.

Le médecin, qui avait été étonné en lui entendant dire qu'il avait vécu deux mille ans, lui témoigna sa surprise sur ce qu'il annonçait, et lui dit qu'il lui semblait qu'il n'était pas dans la nature de l'homme de vivre si long-tems…. «Cela peut être vrai pour les habitans de la terre, répondit Alphonaponor, quoique, d'après ce que j'appris autrefois en Grèce: il soit certain qu'il dépend de vous de vivre un siècle ou beaucoup plus sur votre globe[3]. Quant aux habitans de la Lune, ils vivent ce tems parce qu'ils fut organisés différemment, parce qu'ils habitent dans un horison moins impur que celui de la terre, parce que leur nature n'est point dégénérée, parce que le germe de la vie n'est pas empesté comme chez vous dans sa source, et parce que nous ne faisons pas, chaque jour, comme les Terrestriens, tout ce qu'il faut pour nous détruire. Nous avons confié le soin de notre vie à la sobriété, à la tempérance et au travail: ce sont eux à qui nous sommes principalement redevables de notre conservation. Je pourrais trouver sur votre globe des exemples physiques, qui vous prouveraient combien une organisation vicieuse est près de l'anéantissement. Ne voyez-vous pas des arbres, dont le germe est altéré, périr en un instant; tandis que d'autres, de la même espèce, durent des mille années. J'ai fait ces observations dans la forêt de Dodone, en Grèce. Elle est applicable aux Terrestriens et aux Lunians…. Habitans de la Terre, n'accusez point la nature qui a fait tout pour vous; mais vous seuls qui, par vos vices et votre mauvais régime, préparez votre destruction; et vous engloutissez, comme des insensés, dans le gouffre de la mort que vous pourriez éviter si étiez plus sages.

Lorsqu'il eut parlé au médecin, un troisième personnage, qui était présent, lui demanda pourquoi il avait pris pour monture des éléphans, en observant que la lourdeur de ces animaux devait retarder sa marche; et s'il n'y avait pas des animaux aîlés plus légers dans sa planète…. Le lunian lui répondit qu'il y en avait; mais que l'intelligence de l'éléphant l'a fait préférer chez eux à tout le reste. Que sont, s'écria-t-il, la grandeur, la grosseur et les autres qualités mathématiques, lorsqu'il s'agit de l'intelligence. Il me paraît, ajouta-t-il, qu'on ne l'a pas bien appréciée sur ce globe; et qu'on s'attache à l'écorce et non au corps. A peine ceux-ci étaient sortis qu'un concours de femmes se présente à la porte, et entoure l'hôtel. Toutes demandaient à voir l'habitant de la Lune; et l'on découvrait dans leurs yeux un désir, qui eût pu être interprété d'une manière très-maligne, mêlé à la curiosité. Marouban ayant instruit Alphonaponor de leur demande, l'engage à les faire entrer. «Cela vous amusera, dit-il, et peut-être vous prendra-t-il envie d'éprouver ce qu'on vaut en amour sur notre globe.»

—«J'ai une femme dans la Lune, que j'idolâtre, répondit Alphonaponor; ainsi je ne ferai rien pour les habitantes de la terre, dussai-je trouver ici l'égale de la Vénus des Grecs pour la beauté. Cependant voyons-les. Je m'instruirai au moins auprès d'elles: quoiqu'on en dise, je sais qu'on apprend toujours quelque chose auprès des femmes.

Marouban les ayant faites entrer, elles se montrèrent extasiées en découvrant la bonne mine, la fraîcheur, en un mot la beauté d'Alphonaponor, et sur-tout l'extrême politesse avec laquelle il les reçut; car les femmes sont très-susceptibles de s'attacher à la politesse; elle la comptent même trop souvent pour ce qu'elle ne vaut pas…. Enfin elles s'assirent, et comme elles étaient presque toutes jeunes et jolies, elles lancèrent à l'envi des oeillades sur le voyageur. Les minauderies ne furent pas épargnées, et chacune forma l'espoir de voir le lunian lui jeter le mouchoir. Cette prétention commune dut exciter entr'elles des débats qui ne se manifestèrent que par des regards; mais qui dirent beaucoup à Alphonaponor: ils lui firent juger combien les femmes prétendent à régner sur les hommes sur notre globe. Il s'en apperçut sur-tout lorsqu'il s'adressa à certaines d'entr'elles, qu'il parut distinguer…. Mais nulle de ces femmes ne devait obtenir de lui d'autres égards; et il les congédia en redoublant de politesse. Il y parvint avec la plus grande peine; elle paraissaient vouloir toutes s'établir dans son hôtel[4].

Dès qu'elles se furent retirées, le lunian témoigna son étonnement de voir ces femmes vêtues comme les anciennes grecques. «D'où vient cette singularité? dit-il; j'ai cru un instant me trouver à Athènes….» Marouban lui répondit que la folie de la mode avait introduit ce costume en France, et il dit qu'au moins le bon goût y avait gagné. En même tems il fit observer à Alphonaponor que ce costume était opposé au climat de Paris, et il lui prédit qu'il nuirait autant à la population que la guerre. Il ajouta que tout annonçait que les femmes ne l'abandonneraient point, parce qu'elles croient qu'il leur est avantageux, et qu'il tend à réveiller les désirs des hommes, qu'elles jugent très-enclins à s'engourdir…. «Ces femmes ne connaissent pas leurs intérêts, répondit Alphonaponor. Outre que toutes ne gagnent pas à montrer leurs formes, comme je m'en suis apperçu en envisageant plusieurs de celles que nous venons de voir, elles devraient savoir que l'imagination pare la beauté lorsqu'elle est sous le voile. L'illusion leur est alors favorable, au lieu que l'aspect de la réalité la fait disparaître, et les désirs s'enfuient avec elle….» Le lunian demanda aussitôt à Marouban quelle était la trempe morale de ces femmes. «Je crois l'avoir appréciée, dit-il, et je veux me convaincre si je me suis trompé….» Marouban, lui répondit: «je ne vous instruirai jamais aussi bien que le fera une de ces femmes elle-même. Prenez une maîtresse parmi celles qui se présenteront à vous, ne fût-ce que pour trois heures, et vous connaîtrez leurs principes et leur but. Il s'en trouve de très-aimables; vous serez charmé d'en faire le rapprochement: la femme est ce qu'il y a de plus attachant en ces climats. Par elle vous jugerez les hommes; car il y a un grand rapport entre les deux sexes.»

«J'y consens, dit le lunian; fais-moi connaître une de celles que tu dis aimables; je me plairai à converser avec elle. Je suis de ton avis; leur conversation sert à juger des moeurs d'un peuple peut-être mieux que tout autre objet. En outre, l'aspect d'une femme, de quelle nature et pays qu'elle soit, nous est toujours plus agréable que celui d'un être de notre sexe; c'est une des plus grandes finesses qu'ait employé la nature pour former le rapprochement qui enfante l'harmonie par la régénération.»

Marouban se retira dans l'appartement qu'il avait pris dans l'hôtel. Alphonaponor fut visiter et embrasser ses éléphans[5], et annonça à l'un d'eux qu'il partirait le lendemain pour sa planete, voulant donner de ses nouvelles à l'empereur. Après cela il écrivit au roi de la Lune ce qui suit.

Au roi de l'empire de la Lune.

«Je suis dans le coin de la terre qui fut nommé Gaule autrefois, et qui a pris le nom de France. J'ai trouvé un peuple poli, aimable, mais que tout m'annonce être le plus frivole de ceux qui habitent cette planète. J'ai découvert en lui une fierté naturelle et une audace qu'on croirait opposée à son caractère; mais la nature semble s'être plue à le former d'élémens contraires; enfin c'est le grec de l'Attique il y a deux mille ans. Comme il me paraît l'un des plus influens sur ce globe, je vais rester quelques jours chez lui; je verrai ensuite si je dois pousser plus loin. Je crois entrevoir que je n'eu aurai pas besoin: cette ville abonde d'étrangers; l'Europe entière s'y trouve réunie. J'espère pouvoir hâter ainsi mon retour. J'ai eu le bonheur de trouver un des descendans de Socrate et de Platon, dont je vous entretins au retour de mon voyage dans leur pays, et qui méritèrent votre estime; car ils ont fait l'ornement de ce globe, et ils auraient pu briller, par leurs vertus, dans le nôtre. Ce personnage me sert de guide et d'interprête. D'après mes entretiens avec lui, et les notions qu'il m'a données sur ce continent, le seul redoutable aujourd'hui, j'ai pensé que, quoiqu'il arrive, votre trône et le sort de vos sujets, qui est plus précieux pour vous que votre trône, sont à l'abri. Vous avez seul l'égide de a sagesse pour les couvrir, et contre lequel doivent se briser tous les efforts des habitans des planètes s'ils peuvent jamais se réunir contre vous. Comme homme, égal à vous, je vous salue; comme enfant, vous êtes le père de tous vos sujets, je vous embrasse.»

ALPHONAPONOR.

Cela fait il se coucha. Son imagination, remplie de l'idée de son pays et des tableaux rians qu'il lui offrait sans cesse, fut livrée aux plus douces illusions. On pourrait dire, d'après cet exemple et d'après cent mille autres, que le sommeil ne procure à l'homme ces agréables impressions que lorsqu'il porte une âme dégagée du vice et tournée vers la nature. Le scélérat trouve l'inquiétude et l'agitation en son sein: le remords et la douleur s'attachent à l'homme pervers, même à l'instant où il semble dans les bras de la mort. Cette vérité, je n'ose pas l'affirmer, ne serait-elle pas un présage ou un signe réel du sort réservé aux méchans daus l'éternité?….

A peine il fut jour qu'Alphonaponor descendit vers ses éléphans, et remit la lettre pour l'empereur de la Lune au plus âgé d'entr'eux, et par conséquent au plus expérimenté. Ce voyage demandent beaucoup de précision de la part de l'animal; aussi envisagea-t-il sa prudence comme nécessaire. Après lui avoir enjoint, en l'entretenant comme il aurait fait un valet, de venir le rejoindre à Paris dès qu'il aurait rempli sa commission, ce qui, selon lui, devait être le lendemain au soir, il le dégagea de tout fardeau, et l'ayant conduit sur la place de la Révolution, où il pouvait seulement déployer ses ailes et prendre son essor, il le vit s'élever avec force et majesté, et s'élancer en ligne oblique dans l'horison de la terre, qu'il traversa comme l'hirondelle la plus active… Il revint à l'hôtel dès qu'il l'eut perdu de vue, et le coeur un peu gros, de s'être séparé de son cher éléphant. Quelque sûreté qu'il eût de la conservation de celui-ci, il était attristé. Nous ne voyons pas disparaître d'une seule stade (ce fut la mesure terrestre qui s'offrit en image aux yeux du lunian) l'objet qui nous est cher sans sentir notre âme émue. D'ailleurs, Alphonaponor avait sous les yeux les grosses larmes qu'il avait vu verser à l'éléphant lorsqu'il l'avait quitté. Ces larmes retombaient sur son propre coeur, et il se disait: «Quelle est la puissance de la sensibilité! Elle est telle que j'achèterais de mon sang les larmes que mon quadrupède versait, et que je me ferais tuer pour le sauver.» Cependant, réfléchissant que son devoir l'avait forcé à s'en séparer, et envisageant que toutes les douceurs, toutes les jouissances et tous les biens doivent être immolés au devoir, il calma son coeur et revint dans l'hôtel où il redoubla de caresses envers l'autre animal, tant pour le consoler du départ de son compagnon que pour satisfaire son coeur…. Telle est la nature de l'homme, et de la terre et de la Lune, de montrer plus d'affection pour l'objet qui lui reste, lorsqu'un autre, qui lui est également cher, lui a été ravi.

A peine était-il rentré dans son appartement, et avait-il rejoint Marouban, que l'hôtel fut de nouveau assiégé par les femmes. Les plus pudiques tâchaient de se faire regarder par Alphonaponor, tout en ne paraissant occupées que de son éléphant. Marouban lui fit considérer cette tactique, qui indiquait la ruse naturelle à la femme, qui la porte à montrer l'indifférence dans le moment où elle est dévorée par le désir. Alphonaponor s'étant arrêté sur ce qu'il lui disait, et employant sa logique sûre et son art de physionomiste, conclut qu'il ne se trompait point…. Marouban ayant envisagé au même instant une de ces femmes, dit au lunian: «Voyez-vous cette jolie brune qui paraît porter la vivacité à l'excès, et dont les yeux pétillent d'esprit, je la connais; elle est aimable quoique extrêmement frivole. Je vous conseille de la choisir pour celle que vous avez dessein d'entretenir.»—«Soit, répondit Alphonaponor; autant celle-là qu'une autre: d'ailleurs son air et sa vivacité ne me déplaisent point.»

Alors abordant la dame avec Marouban, elle parut confuse et joua la pudeur, dans le moment où elle était animée par la joie, qu'excitait en elle l'orgueil d'avoir fixé les regards d'Alphonaponor, et par l'espérance de le rendre amoureux et de triompher de ses rivales, ce qui est pour les femmes françaises, une jouissance plus grande que celle occasionné par l'appât des plaisirs. Le lunian l'invita à entrer dans son appartement. Elle parut s'y refuser. Alphonaponor allait renoncer à la presser davantage, ayant l'habitude de ne jamais contraindre personne: mais Marouban lui dit que cette petite façon était un autre effet de la tactique qu'il lui avait fait connaître, qui fait refuser d'abord par les femmes ce qu'elles ambitionnent le plus…. Le lunian lui répartit:

«Voilà une singulière bizarrerie, et qui s'allie bien à toutes celles que j'apperçois sur votre globe. Pourquoi faire des façons lorsqu'on a envie de quelque chose? C'est martyriser son coeur. J'entrevois que jusqu'aux femmes tout est ici malheureux; et je découvre avec dépit et pitié que chacun aide à forger la chaîne qui l'écrase.»

Enfin la dame étant entrée s'humanisa. Peu à peu la fausse honte qu'elle avait fait paraître disparut de son front, où la gaieté et la folie reprirent la place qu'ils lui avaient un instant cédée. Bientôt: banissant toute étiquette, elle assaillit Alphonaponor de questions, et avec une volubilité et une curiosité inexprimables; ce qui étonna d'abord le voyageur, mais finit par l'amuser beaucoup, et par l'éclairer de plus en plus sur les moeurs de la nation chez laquelle il se trouvait. «Dites-moi, mon cher lunian, qu'elle est l'influence des femmes dans votre planete? Y sont-elles coquettes?» Présumant qu'Alphonaponor ne comprendrait pas le mot, ou que Marouban le définirait mal; «c'est-à-dire, ajouta-t-elle, par périphrase, si elles jouent le sentiment lorsqu'elles ne l'éprouvent point, comme on fait en France, et si elles mettent leur gloire à inspirer de l'amour à tous les hommes qu'elles rencontrent. Sont-elles mignardes dans les momens où elles veulent obtenir ce qu'elles désirent? Ont-elles des vapeurs lorsqu'on ne fait pas ce qui leur plaît? Se font-elles un scrupule d'adjoindre des amans, à leurs époux? Et dit-on dans votre planete, pour justifier cet usage, que la monotonie est le fléau de la vie et l'antagoniste du bonheur? Enfin les maris sont-ils complaisans comme sur notre globe, et sur-tout dans cette ville? font-ils accueil aux amans de leurs femmes? et croiraient-ils donner dans le mauvais ton s'ils se conduisaient différemment? Dites-moi enfin quelles sont les modes de la Lune? Je brûle de les connaître, et je voudrais les porter la première. Les modes doivent y être en vogue, et faire, comme en France, les délices de tous. Y porte-t-on la la robe à la Psyché , à la Circassienne , à la Hébé ? N'oubliez pas, non plus, de me dire s'il y a un opéra dans la Lune? Comment y paraît-on? les acteurs, les chanteurs et danseurs sont-ils aimables, et font-ils les délices des femmes de votre monde? Comment est grande la salle? Quelle forme a-t-elle? Comment est-elle décorée et éclairée? S'y voit-on de tous les points? Dites-moi tout; je suis d'une curiosité extrême pour ces choses. Avez-vous des ballets? Enfin en sort-on avec des vapeurs comme à Paris? … Parlez vite; racontez-moi tout cela: Nous parlerons ensuite de nos amours, car je prétends bien vous enchaíner un moment.»

Alphonaponor était resté interdit en voyant sa curieuse vivacité, et sur-tout, en entendant ce qu'il regardait comme les plus bizarres questions. Enfin, s'étant dit qu'il faut prendre les gens comme ils sont, il répondit à la dame … «Les femmes dans notre planète, ne ressemblent point du tout à celles de ce pays, si elles sont enclines aux penchans et sentimens que vous venez de manifester.

Elles ont sans doute de l'influence; les êtres les plus charmans de la nature doivent être distingués: mais elles ne l'obtiennent que lorsqu'elles allient à la beauté et à leurs charmes naturels, les éclatantes vertus. Ce sont elles-mêmes qui la leur donnent à l'exclusion des autres qualités. Elles ne cherchent point à attacher à leur char mille amans, et à rendre amoureux tous les hommes qu'elles rencontrent: ce serait le projet le plus extravagant. Ignorez-vous ici bas que la beauté même ne peut imposer la loi à l'amour; et que bien souvent la laideur l'emporte sur elle? Nos femmes sont convaincues de cette vérité. Que diriez-vous, si j'osais affirmer que les plus belles qui ont paru sur votre planète, ont été les moins aimées? Cela doit être; on ne peut chérir ce qui est insensible, quand les objets ressembleraient à la Vénus des grecs. La femme belle, en général, est trop occupée d'elle-même, et de l'adoration qu'elle croit mériter, pour s'occuper des autres. D'ailleurs, la pudeur, qui est la principale des vertus de nos femmes, ainsi que leurs autres sentimens, les écarteraient de la coquetterie: elles la regarderaient comme une école de trahison, et elles se rendraient horribles à elles-mêmes…. Elles ne sont ni mignardes, ni vaporeuses; elles ont senti qu'on ne s'y tromperait point: le sentiment a un signe distinct qui ne peut être imité. Elles savent que les feintes vapeurs sont démenties par le visage: ainsi la tromperie retomberait sur elles … et pourquoi l'employeraient-elles? On est toujours prêt à voler au-devant de leurs désirs, parce que leurs desirs sont légitimes. Elles n'ont pas besoin de prendre des suppléans à leur époux: rien ne les y porterait; elles idolâtrent ceux-ci, qui sont toujours les objets de leur première tendresse. Aucune considération, aucun préjugé et aucune puissance de famille ne les retient lorsqu'il s'agit de l'hyménée. Quant à la monotonie dont vous parlez, elles ont le bon sens de croire qu'elles ne trouveraient dans les autres hommes que ce qui est dans leurs maris, et souvent beaucoup moins. Rien de plus bizarre et de plus ridicule que les idées qu'on se fait ici sur le plaisir: tout arbre est un arbre ; tout puits est un puits ; je ne conçois point que les habitans de la terre n'aient pas fait cette réflexion. Leur imagination aurait été désabusée; et, l'illusion manquant, il ne restait plus de véhicule pour l'inconstance.»

«Vous êtes un être bien singulier, avec vos réflexions saugrenues! s'écria la dame. Vous ne pourrez pas cependant refuser d'avouer, qu'il se trouve des différences dans les hommes comme dans tous les animaux; qu'il y a des chances à courir….» Alphonaponor, quittant son sérieux à une pareille réplique, lui répondit sur le même ton: «Oui, il y a des chances à courir; et le plus souvent désavantageuses pour vous tous, de quelque côté que vous envisagiez la chose. D'après ce que je vois, d'après ce que je présume, et ce que mon esprit m'a montré, je suis convaincu que que vous êtes le plus souvent éconduits. Que d'illusions flatteuses, formées avec extravagance, et détruites en un instant! Que de surprises fatales et désespérantes! Le bon est, sur votre planète, plus rare que le mauvais: pardonnez l'apostrophe que je fais à ses habitans; mais vous m'y avez contraint. Donc, si je raisonne bien, le mauvais doit s'y trouver à chaque pas. Jugez à présent si la carrière de l'amour et de l'inconstance est toujours semée de fleurs chez vous…. Venons au faste des femmes de la Lune. D'abord, je dois vous dire qu'elles ne croient pas pouvoir briller par un éclat étranger; qu'elles sont persuadées qu'une robe magnifique dépare souvent la beauté, et qu'elle enlaidit tout-à-fait celle qui est dénuée d'attraits. Elles ont un costume élégant, plein de grâces, mais qui ne varie point!» S'adressant à Marouban: «Je dois faire ici l'éloge de vos compatriotes à cet égard. Dans le tems où je parcourus votre empire, je vis avec satisfaction que la mode qui s'était introduite chez les Grecs à un certain point, n'avait pas agi sur la forme des costumes, Rien de si simple et de si noble que leur vêtement, et rien de plus propre que celui des femmes à faire ressortir leurs attraits, ou à cacher les défauts du petit nombre de celles qui en étaient privées.» Revenant à la dame, il ajouta: «Pardonnez-moi cette petite excursion philosophique. Pour varier ses goûts, il faut tomber nécessairement dans le ridicule. Tout est contraste et parallèle dans la nature: aux deux bouts d'une ligne se trouvent le beau et le laid. Si on s'écarte du beau, il faut nécessairemeut se rapprocher du laid, et si on se rapproche encore, il faut y toucher tout-à-fait. Il en est de même pour les facultés de l'esprit que pour les modes: en s'éloignant du bon sens, on tombe dans la sottise; le ridicule enfin touche au bon genre…. Les femmes de la Lune le savent; voilà pourquoi elles ont renoncé aux modes. Ce qui les arrête, d'après ces notions qu'elles ont, c'est que personne n'aima jamais à être ridicule: ceux des deux sexes qui le sont en tous lieux, l'ignorent et croyent suivre le bon ton.»

«Vous m'avez demandé, reprit-il, en s'adressant toujours à la dame, s'il y avait un opéra dans la Lune? Sans doute nous en avons un, et très-brillant, où l'on célèbre les exploits des héros, et où l'on met sans cesse sous les yeux les magnifiques tableaux de la nature. Mes compatriotes aiment beaucoup la musique: ils savent que son harmonie influe sur l'ame, et qu'elle y réveille les sentimens doux, qui sont, sur-tout, ceux que la nôtre peint. Nous avons une salle formée en cirque, qui contient vingt mille spectateurs. Elle ne doit pas être moins grande pour la capitale de la Lune, qui voit dans son sein trois cent mille habitans; et la scène est assez grande pour qu'un escadron entier puisse y manoeuvrer. La salle est simplement décorée, mais avec dignité: elle est bien éclairée; il y a un lustre au milieu qui porte mille bougies, et le jour de la scène est proportionné à cet éclat…. Vous desirez savoir si on s'y voit de toutes parts? Permettez que je vous observe que je n'entrevois point le motif de votre question: on va à l'opéra pour voir le spectacle; pourvu qu'on ait la scène sous les yeux, voilà, ce me semble, ce qu'il faut.»—«Point du tout, dit la dame avec une espèce d'emportement; on y va autant pour voir la bonne compagnie, ou les gens qui nous sont agréables, que pour voir la pièce; du moins cela est ainsi à Paris.»—«C'est différent, répartit Alphonaponor; dans la Lune on pense différemment…. Quant aux ballets, nous en avons; nous aimons la danse autant que les habitons d'aucune planète, parce que nous sommes naturellement vifs et gais. Cela paraît vous étonner: revenez sur votre idée, et ne croyez pas que les véritables êtres vertueux soient ennemis de la joie et des jeux innocens. Nos ballets représentent toujours une action prise dans la nature.»—«Vous n'y mettez donc pas des dieux comme ici? répliqua la dame.»—«Qu'avons-nous besoin des dieux dans nos ballets? ils y porteraient la froideur: quel intérêt peuvent inspirer des êtres surnaturels?»—«Cela donne de la magnificence à la scène, dit-elle de nouveau.»—«Je l'accorde, répartit Alphonaponor; mais la magnificence émeut-elle vos coeurs? La jouissance des yeux vaut-elle celle de l'âme? Dites-moi si l'apparition de vos dieux peut offrir un tableau aussi agréable que celui d'un père entouré de ses enfans, qui lui sont rendus après qu'il les a crus perdus à jamais, et qui fait triompher la nature en ce moment? Après avoir vu des dieux on doit sortir du spectacle l'âme vide: lorsqu'on a vu des tableaux pareils à ceux dont je parle, on en sort éprouvant une jouissance douce, et l'ennui n'a point atteint le coeur….. J'ai vu autrefois discuter l'intervention des dieux dans les tragédies de Sophocle et d'Euripide, qui sont de véritables opéras; et je me rappelle qu'elle fut réprouvée par tous les gens de bon goût, tant d'Athènes que des autres parties de la Grèce. Pour ce qui regarde les mimes, qui se rapportent à vos acteurs, chanteurs et danseurs, on les choisit toujours aimables, adroits et intelligens. Ils sont considérés dans notre planète; mais ils ne sont pas les moteurs des délices de nos femmes. Elles apprécient leurs talens, leur donnent le prix qu'ils méritent; mais elles ne sont pas aveuglées au point de les confondre avec les héros qu'ils représentent. Elles connaissent l'illusion de la lumière, celle de l'optique, celle du costume, et elles découvrent toujours l'acteur sous le masque du héros. Si elles pensaient et voyaient différemment, elles embrasseraient des fantômes: n'en sont-ce point que des êtres qu'on ne voit pas sous leur véritable aspect?

«Voilà ce que j'avais à répondre à vos questions, madame. Pardonnez si j'ai combattu vos idées: la galanterie française l'improuve peut-être; mais je suis un homme de la Lune. Je m'y permets de débiter ces maximes aux dames, et je passe cependant pour un des hommes les plus galans de notre globe.»

«Je vois bien, dit la dame, que je ne pourrai me fâcher avec vous, quoique j'en aie, et quoique vous ayez fait pleinement notre satyre: mais vous avez pris un ton si doux, et si peu prétentieux, que je vous pardonne. Je vous trouve même galant à un certain point. Je m'apperçois qu'il y a une manière de dire les vérités, et de les faire entendre par ceux même à qui elles s'adressent sans les fâcher.»—«Votre observation annonce un jugement naturel, répartit Alphonaponor; et je vois que si vous adoptez des idées fausses, c'est plutôt par ton, qu'en agissant d'après vous-même: c'est un malheur non un défaut réel.»

«Je vois encore qu'il faudra que je vous fasse des complimens, répliqua la dame, et que je vous remercie de m'avoir si bien tancée la première: eh bien! je vais au titre de galant, ajouter celui de sage. Cependant il faudra que vous déposiez ce titre à mes pieds; car je compte vous faire jouer un instant le rôle de fou, et vous faire imiter les français en vous rendant amoureux.»—«Je puis vous donner le nom d'ami, reprit Alphonaponor, mais non celui d'amant. Je sens que c'est vous outrager, d'après vos préjugés: cependant, si vous appréciez le titre d'ami, vous jugerez qu'Alphonaponor distingue votre mérite. Il croit ne point satisfaire à une vaine politesse. Il voit en vous une ame bien faite à qui il ne faudrait qu'un régulateur. Le germe existant dans Eléonore, elle a mérité son estime….»

Il allait continuer, lorsqu'il fut interrompu par un savant, qui vint, au nom d'une société composée de ses confrères, l'inviter à une conférence qu'ils desiraient avoir avec lui. Alphonaponor, qui voit dans cette occasion le moyen de s'assurer encore mieux du génie et des moyens de cette nation, vû que Marouban lui observe que ce savant, ainsi que sa société, passe pour ce qu'il y a de plus éclairé en Europe; il consent à se rendre en son sein…. La dame lui dit alors: «Alphonaponor, j'ai accepté le droit que vous m'avez donné. Je vous rejoindrai demain de bonne heure, et nous verrons si vous finirez par me faire adopter votre genre de folie: je suis encore persuadée que la sagesse tient à elle par plus d'un anneau.» Alphonaponor sourit, et, l'ayant quittée, il sortit avec Marouban et le savant, après avoir dit à son éléphant de surveiller les voleurs; de prendre garde d'écraser quelque enfant, et de froisser, de sa masse, les femmes qui l'entouraient. L'éléphant lui fait entendre, par un signe, qu'il est l'ami des enfans, parce qu'ils sont les emblèmes de l'innocence, et qu'il respecte les femmes à cause de leur foiblesse…. Le voyageur s'applaudit de cette distinction faite par son animal, et l'ayant communiquée à Marouban, celui-ci lui dit qu'il serait à souhaiter que beaucoup d'hommes eussent, en pareil cas, l'appréciation de son éléphant; que l'harmonie sociale en irait mieux sur la terre.

Alponaponor fut reçu à la porte de l'hôtel par une foule non moins grande que celle qui l'entoura le jour de son arrivée. Ce qu'on entendait dire de lui, attirait de toutes parts les curieux. Ils firent entendre mille bravos répétés, à son aspect, et on le conduisit, comme en triomphe, jusqu'à l'endroit où l'attendaient les savans. Il témoigna d'un air noble à ceux qui le suivaient qu'il était satisfait de leur politesse, et ne parut ni énorgueilli ni ému en entendant les exclamations qu'on lui prodiguait. Il trouva que le peuple s'oubliait à son égard. Il observa à Marouban qu'on ne devait prodiguer l'éloge qu'à celui qui l'a mérite, et qu'il ne voyait pas qu'il eut rien fait pour les français. Il tira une induction forte, à l'égard du caractère de la nation, d'après cet engouement, et il dit au grec, qu'un peuple si sujet à l'exaltation devait tomber dans bien des écarts, et compromettre souvent sa raison et ses sentimens…. Marouban lui répondit qu'il avait pensé juste…. ils arrivèrent au lieu de l'assemblée en s'entretenant à ce sujet.

Étant entrés dans l'assemblée de savans qui l'attendaient, Alphonaponor reçut leurs complimens avec modestie, et il leur dit que l'invitation qu'ils lui faisaient était très-honorable et très-gracieuse pour lui. «J'ai apprécié l'état de savant, et je me suis convaincu que celui qui l'exerce se place au premier rang des hommes. Lui seul sonde les abîmes de la nature, en se dégageant des liens de la société; lui seul seulement existe…. Et peut-on exister, s'écria-t-il, si on ne connaît la nature, si on n'entrevoit tous les ressorts qui font mouvoir notre être et l'univers, et si on n'apprécie pas la grandeur de l'oeuvre de l'Eternel? Alors l'homme est lui-même: il élève son génie jusqu'à sa source; et il y trouve ces sublimes vérités, qui deviennent la consolation de ses pareils ou qui contribuent à leur bonheur.»

Les savans, étonnés d'une définition aussi simple et aussi sublime du principe et du but de leur art, applaudirent unanimement à son discours, et revinrent sur l'idée qu'ils avaient eue, avant son arrivée, qu'ils allaient rencontrer en lui un ignorant. Ils ne pouvaient se persuader, par une de ces bizarreries attachées à presque tous les savans des divers pays, qu'on ne peut connaître quelque chose que chez eux; qu'on ne peut être savant hors de notre planete; en oubliant ce que la science a du apprendre, tant au philosophe, qu'aux politique, moraliste, physicien, etc., que l'ame de l'homme et la nature sont sans bornes; qu'elles ne circonscrivent leur influence à aucune classe d'êtres, à aucun état; et qu'aucune région n'est la patrie du génie, qui, comme Dieu, dont il est la plus sublime émanation, embrasse l'univers.

Ceux d'entre eux sur le front desquels avait paru le sourire du dédain, et le signe de la prévention à l'abord du lunian, quittèrent le ton gai qu'ils avaient pris, et l'humeur aretine qui les avaient portés à lui lancer, à son insçu, des sarcasmes, arme qui devrait être étrangère aux savans de toutes les sortes, et dont malheureusement ils se servent trop souvent, parce qu'ils n'ont pas analysé l'effet du sarcasme, et sa nature entièrement opposée à la critique et à la saine satire.

Enfin ils s'assirent autour d'Alphonaponor, et s'apprêtèrent à le questionner sur toutes les parties des sciences et sur les systèmes.

Le politique parla le premier, et lui demanda quelle était la population de sa planete…. «Nous comptons chez nous cent millions d'habitans.»—«Comment, s'écria le politique, votre planete peut-elle suffire à les nourrir, tandis que notre globe, qui a infiniment moins d'individus, proportionnellement à son étendue, ne peut suffire à leurs besoins[6].»

«Nous possédons cette population, et le terrein de la Lune lui suffit amplement, parce qn'il n'existe pas un pouce cube de terre qui n'y soit cultivé: nous avons tiré du grain de la cîme même de nos rochers, à l'appui de l'agriculture, cet art respectable et bienfaisant à qui nous sommes redevables de notre existence et de notre bonheur. Il a bien mérité l'hommage que nous lui rendons, et d'être nommé, parmi nous, le premier des arts…. Je me suis apperçu, en contemplant la terre avec mon télescope, que sa plus grande partie était aride et en friche: il n'est pas étonnant que ses habitans soient dans le besoin. Cependant j'ai vu un modèle qui devrait vous servir; j'ai découvert un de vos empires de l'Orient organisé à peu près, sous ce rapport, comme celui de la Lune[7]. J'y ai vu une population immense, et qui m'a paru n'être point en harmonie avec aucune autre partie de la terre, en raison de la population et de l'étendue du sol.»—«Vous n'arrachez donc pas les hommes à l'agriculture, et vous ne faites donc pas, comme sur ce globe, de vos laboureurs des soldats? Vous n'avez donc pas des armées? Il vous en faut cependant s'il existe auprès de vous des voisins puissans et redoutables…. Si la guerre n'a point exercé son pouvoir sur votre planete, quelle est donc la constitution de votre empire et la trempe de ceux qui le gouvernent? Je regarderais comme un prodige des plus éclatans, l'absence de la guerre d'un état, où qu'il se trouve, fût-ce dans l'étoile du grand Chien . Si vous nous ressemblez par votre organisation physique, vous devez avoir nos passions.»

«Nous ne connaissons point ce fléau, aussi redoutable, à mes yeux, que la peste et la famine; dont j'eus lieu de connaître la fatale influence dans le voyage que je fis autrefois en Grèce, et que je jugeai devoir renverser sa puissance, ayant été témoin de la fameuse bataille des Thermopiles, où Xercès fut vaincu. Je vis en ce moment que l'armée la plus formidable n'offre point un bouclier sûr à un monarque; et je conclus que la guerre avait anéanti ou anéantirait toute puissance réelle sur la terre. L'organisation de notre planete en un seul état, fait que nous n'avons pas de voisins puissans, ni ambitieux, dont nous soyons obligés de repousser les attaques; nous n'avons pas besoin de tenir des grandes armées sur pied, et arracher, par conséquent, nos sujets à l'agriculture. Quand il en existerait, nous serions assurés de rendre leurs efforts impuissans: nous leur opposerions le bouclier de la sagesse. Un de nos voyageurs nous a rapporté que, dans une course faite dans votre Orient, il avait appris que l'empire, que vous nommez Chine, et dont j'ai déjà parlé, avait existé plus de quatre mille ans, parce qu'il n'avait pas introduit la guerre en son sein, et qu'il avait opposé sa sagesse à ses voisins. Il s'y trouva au moment où un vainqueur effréné et barbare envahit cet état. Il vit clairement qu'elle était la puissance de cette sagesse, lorsque l'ambitieux, qui venait de le conquérir, reconnut les loix de ce peuple, et se rendit lui et les siens sujets de cet empire, qu'il agrandit…. Cet exemple est frappant chez vous: il prouve ce que j'annonce. »

Quand notre planete serait divisée en royaumes, comme la terre, continua-t-il, cela n'appuyerait pas le système de la guerre. Les monarques connaîtraient trop bien leurs intérêts, qui leur seraient rappelés par les peuples, s'ils ne les envisageaient point eux-mêmes, pour ne pas s'assurer que la guerre est toujours funeste au vainqueur; et ils verraient qu'en épuisant leurs peuples, et les fatiguant, ils finiraient par aliéner leur confiance, et par s'exposer à se voir ravir la puissance. J'ai appris autrefois en Grèce, de la bouche de Socrate, que nombre de rois de votre globe avaient été victimes de l'erreur dont je parle; et qu'en allumant les flammes de la guerre, ils avaient été consumés par elles…. Rappelez-vous qu'Athènes et Sparte furent détruites par la guerre, qu'elle anéantit par la main l'une de l'autre. Lorsque j'ai approché de votre planète, j'ai vu ses funestes effets. Je n'ai point reconnu un seul des empires que j'y avais vus; et, par-tout, j'ai vu les monumens de la destruction, et les signes de ce fléau dévorateur.»

Le politique, voyant qu'il envisageait la guerre avec un oeil vaste, et frappé de la force de ses raisons, lui dit: «Je sais comme vous que la guerre est un fléau pour notre globe; et je vois avec peine qu'on ne peut le détruire. L'ignorance, les préjugés des peuples, et l'habitude, si puissante chez les hommes, contribuent à l'y affermir, malgré que les souverains commencent à s'appercevoir, ou au moins à dire, qu'elle est funeste; et que les peuples le répètent tacitement sur tous les points de la terre…. Vous êtes plus fortunés que nous, qui voyons à chaque instant affaiblir notre puissance par elle. A peine une génération est née, qu'elle est engloutie. Notre population, nos trésors, les fruits de notre industrie sont anéantis par elle.»

Alors il lui demanda qu'elle était la constitution de leur état.»—«Une monarchie, qui tient par le plus puissant lien à la démocratie, répondit le lunian; ou, plutôt, c'est le peuple qui gouverne par l'organe de son monarque. Un sénat, composé de tout ce que l'empire possède de plus éclairé et de plus vertueux, forme son conseil, et lui transmet les actes de l'autorité. Les ministres ne sont point comme ceux que je vis dans les états de l'Orient, des souverains souvent plus puissans que les monarques eux-mêmes; mais des simples organes du monarque, pour exécuter ses volontés, et pour lui transmettre celles de ses sujets. Enfin, le roi de la Lune n'est autre qu'un père de famille, qui veille nuit et jour à la sûreté, aux besoins et au bonheur de ses enfans. Il se ferait un crime de leur ravir un seul de ses momens, sachant qu'il les leur doit tous, et qu'un roi ne doit s'occuper jamais de lui-même.» Le politique avoua que cette constitution, basée sur un principe aussi sublime, était celle qui contribuerait au bonheur de l'humanité, si elle était adoptée dans tous les états…. Quittant alors ce sujet, il questionna Alphonaponor sur le commerce et l'industrie. Le lunian répondit, que l'industrie était portée au plus haut point dans sa planete; mais qu'elle était circonscrite, le système de l'uniformité qui existait dans son pays l'exigeant…. «Nous ne multiplions point, dit-il, les objets de luxe, ni les ornemens: le triomphe des arts se porte généralement sur les objets utiles. Que nous importe d'avoir des voitures de cent sortes, des maisons construites et meublées différemment; des habits de mille façons; ce qui ne peut exister qu'aux dépens du bon goût et du bon sens! Nos maisons sont propres, commodes, élégantes, et formées sur le même plan. Si d'un coté l'uniformité paraît déplaire, de l'autre elles concourt à l'harmonie. Lorsque nous voulons trouver la variété, nous contemplons le ciel et nos campagnes, et notre envie est pleinement satisfaite. Les objets d'agrément sont rares dans ces maisons; des colonnes qui offrent à nos yeux l'aspect de la majesté, sentiment peut-être le plus utile à l'homme, les forment principalement. Nos meubles sont commodes, mais en petit nombre. Nos habits ayant toujours les mêmes formes, nous ne connaissons point les modes. Les arts libéraux doivent être bornés chez nous; mais ceux qu'on y voit en vigueur sont encouragés par tout les moyens. Les inventeurs sont distingués par l'opinion; et récompensés avec éclat par le monarque … Enfin nos instrumens d'agriculture, de mathématique, de physique, d'astronomie, de musique même, sont à un point de perfection au-dessus de tout ce qu'on a vu sur la terre, malgré que, d'après ce que j'ai découvert, l'industrie s'y soit élevée à une hauteur assez grande: on pourrait dire, même, que c'est elle qui y a fait le plus de progrès.»

«Vous ne connaissez donc pas ceux de nos sciences, répondit un astronome, et sur-tout de celle dont je m'occupe? il les énumera, en lui donnant une idée de nos découvertes en astronomie, et lui montrant un planisphère. Un phisicien mit sous ses yeux le miroir de Tchernaiis, el lui en démontra la propriété. Il lui fit voir les effets de l'électricité, et ceux opérés par la machine pneumatique; il lui parla de la pesanteur de l'air; et enfin il en vint aux forces attractives…. Le lunian, d'abord étonné, le fut au dernier point lorsque le physicien lui parla du système de Newton, et il fit connaître la cause de sa surprise, en disant que la même découverte avait été faite dans la Lune.

Le physicien lui demanda ensuite si les savans de sa planete connaissaient la circulation du sang. «Oui, dit-il, la sève des arbres nous la fit découvrir. Il lui répondit au sujet de la pesanteur de l'air, et de la décomposition de la lumière, qu'ils connaissaient les propriétés de l'air, et qu'ils avaient des prismes.

Le naturaliste lui demanda, à son tour, s'ils avaient fait des découvertes importantes dans les trois règnes; s'ils avaient observé les causes des volcans et des tremblemens de terre; car, dit-il, votre globe étant organisé comme le nôtre, doit contenir les mêmes substances, et être vivifié par les feux souterrains. Alphonaponor expliqua en grand les causes de ces événemens. Le physicien lui demanda encore si on était parvenu dans la Lune à donner des organes aux sourds et muets nés? Cette dernière question fixa toute l'attention d'Alphonaponor, et excita sa surprise. Il répliqua aussi-tôt: «auriez-vous fait cette sublime découverte? Vous auriez ravi à l'art son plus beau secret; malgré nos efforts nous n'y sommes point parvenus.»—«Eh! bien, répondit le physicien, ce secret nous est connu. Il a déjà rendu à la société nombre d'individus que la nature avait réduits à une espèce de néant; ils ont retrouvé l'existence et une portion de leur bonheur. Vous pourrez en voir les effets dans cette ville…. Si vous nous surpassez en nombre de points, nous avons, vous le voyez, quelques trésors à mettre sous votre vue.»—«Cette découverte est plus précieuse que celle de votre Nouveau-Monde, et je m'humilie devant celui qui la fit. L'homme qui sut trouver un secret si utile à l'humanité, et qui justifie la nature, mérite l'hommage de tout être qui porte un coeur sensible.»

Il dit alors, en s'adressant au physicien, à l'astronome et au naturaliste: «vous vous êtes rapprochés entièrement de nous par vos travaux; et nos principes sont les mêmes. Je vous avoue que je suis dans l'étonnement de ce je viens d'apprendre; je n'aurais pu me douter, d'après ce que je vis en Grèce, que les sciences dont nous venons de nous entretenir, eussent subi une gradation si rapide, où plutôt qu'elles fussent nées chez vous. Ce que je découvris à Athènes ne semblait pas me l'annoncer. Je trouvai que ses savans, Aristote même, n'étaient pas aux premiers élémens de physique et d'astronomie; et je ne pus venir à bout de les convaincre, tant ils étaient entêtés de leur système. J'augurai alors que cet entêtement serait fatal à votre planete; car je pressentis que leurs idées seraient adoptées par les nations qui succéderaient aux Grecs, et que leurs faux principes germant dans les coeurs, nuiraient aux savans qui entreprendraient de renverser ce faux système. Je sais combien les préjugés sont enchaînés l'un à l'autre, et qu'un seul, répandu dans un globe quelconque, peut mettre le voile de l'erreur sur lui pendant nombre de siècles.»

Le physicien lui dit qu'il avait présumé juste; que le système d'Aristote avait excité des rixes terribles sur cette planete, sur-tout en Europe; qu'il avait régné jusqu'au dix-septième siècle; et que les efforts des savans ne parvinrent à l'anéantir, qu'après la lutte la plus longue et la plus pénible.

Alors un philosophe, s'adressant à Alphonaponor, voulut savoir en quel état était la philosophie dans la Lune; s'ils reconnaissaient un moteur suprême, et, dans ce cas, s'ils divisaient son essence en une ou plusieurs divinités: s'ils avaient analysé sa nature; s'ils reconnaissaient l'immortalité de l'ame et la récompense ou punition futures…. Il ajouta: «s'est-il montré beaucoup de sectes philosophiques chez vous? Chacune a-t-elle eu son costume, c'est-à-dire des manières de voir différentes? La religion a-t-elle enfanté des guerres de vingt siècles comme ici bas, et a-t-on confondu le fanatisme avec la philosophie? S'y est-il trouvé des hommes qui, comme Pithagore, ont proclamé la Métempsicôse? et d'autres qui, comme Anaxagoras, etc., ayent annoncé que l'ame de l'homme n'est rien, puisqu'elle est mortelle? Dites-nous enfin si vous vous êtes sauvés de toutes ces extravagances, qui ont inondé de sang cet univers, et qui ont couvert d'opprobre la philosophie, ou, du moins, ceux qui osèrent prendre son masque, en établissant des principes subversifs?»

Alphonaponor tourna un oeil satisfait vers le philosophe, qui lui parlait sur le même ton que Socrate; et l'ayant d'abord prié de lui faire connaître ce qu'était le fanatisme, dont il n'avait point entendu parler en Grèce, celui-ci lui répondit que c'était la rage, cachée sous le manteau de la religion, pour couvrir la terre de décombres; et il lui dépeignit entièrement son but et ses funestes actions…. Il lui raconta que c'était lui qui avait présenté la cigue à Socrate, et fait périr le juste Galiléen sur le poteau réservé au supplice des scélérats. Enfin il lui dit que les trois-quarts des maux de la terre, depuis dix siècles, émanaient de lui. Il ajouta qu'il était tems qu'on mit une borne à sa fureur; que sans cela le globe allait être dépeuplé: il dit encore à Alphonaponor: «si sa puissance n'était point limitée, sage lunian, vous n'auriez pu paraître sur notre planète sans danger. Peut-être seriez-vous tombé sous ses coups, au moment où votre sagesse mérite notre admiration, et où vous nous apportez des leçons salutaires, plus grandes que tous les trésors.»

Alphonaponor, qui avait reculé d'horreur en entendant que Socrate, qui fut son ami, et qu'il avait reconnu pour un vrai sage, avait péri sous les coups du monstre, et qui avait été saisi de douleur à ces mots, s'écria: «si Socrate fut sa victime, tout autre doit attendre de lui sa perte! … Eh quoi! la terre a pu vénérer ce monstre après ces attentats? Elle a pu voir tomber le plus méritant de ses enfans sans pâlir, et sans anéantir à jamais l'auteur de ses maux?»—«Oui, répondit le philosophe: jugez à présent qu'elle a été notre dégradation. Voyez quelles armes terribles, quels bras formidables il a fallu pour l'enchaîner, et quels assauts redoutables on a dû soutenir contre lui.» Alphonaponor soupira, et repartit: «Le siècle qui a su borner son influence sera, tout ce que j'entrevois le prouve, le plus glorieux de l'histoire de ce globe. Si le monstre parvient à être anéanti tout-à-fait, je prévois que vous vous élancerez davantage vers le bonheur.»—«Cela est vrai, reprit le philosophe; le jour de sa destruction totale, s'il peut arriver, verra renverser la dernière barrière qui arrête le génie et les arts; et la philosophie triomphante pourra donner alors à la morale l'essor qu'elle doit avoir. Les fléaux qui nous environnent, et qu'il fait mouvoir dans l'ombre, disparaîtront; l'ignorance se dissipera, et avec le jour pur de la raison naîtra celui du bonheur.»

Alphonaponor observa, qu'en effet la raison seule pouvait le donner aux hommes; et, après avoir félicité le philosophe sur ses sentimens, il s'apprêta à le satisfaire en ces mots.»

«Nous reconnaissons un moteur universel de notre être et de l'univers: quel homme, doué de sa faculté principale, de sa raison, pourrait, en envisageant le firmament, la nature et lui-même, douter de son existence, et croire qu'il n'y a point un moteur et un gubernateur? que rien a pu enfanter cet oeuvre sublime, et présider à l'harmonie qui conduit ce tout, et lie si étroitement toutes ses parties? Je vis Anaxagoras et ses imitateurs en Grèce. Je les regardai comme des insensés qu'on devait plaindre, et je ne me doutai point que d'autres hommes pussent adopter leurs extravagances, et qu'elles dussent passer à la postérité…. Nous pensons, comme Socrate, et nous reconnaissons l'immortalité de l'âme. J'ai avec moi un écrit qui contient les bases de notre croyance et de nos principes: Marouban vous le fera connaître; je consentirai à le laisser parmi vous.

«Quant au partage de la divinité, nous pensons que le moteur suprême n'aurait pu diviser son essence sans affaiblir son pouvoir, et sans attenter à sa propre nature. Nous le voyons parfait, immuable, et nous ne pouvons lui refuser la bienfaisance: depuis l'insecte jusqu'à l'homme, tout l'atteste, tout en porte le caractère sublime … Nous n'offrons notre hommage qu'à lui seul, et notre culte est unique comme l'objet de notre adoration l'est lui-même: partager notre encens serait, selon nous, méconnaître sa grandeur.

«Nous ne connaissons point les sectes dont vous parlez: nous sommes tous unis au même principe. Ce fatal fanatisme, sur-tout, qui a dévasté votre globe, et dont je ne prononce le nom qu'avec horreur, est inconnu dans notre planete; et jamais il ne pourra s'y introduire. Notre peuple est trop éclairé pour méconnaître ce monstre, qui, d'après le tableau que vous m'en avez fait, est l'ennemi de l'humanité et de Dieu lui-même. Tous les débats cessent chez nous au seul nom de la divinité. Ce nom suffit pour étouffer les haines et les discordes; bien loin de les faire naître, c'est le ralliement universel, le centre de l'harmonie. Aucun lunian ne pourrait jamais se persuader que le trouble et la discorde puissent lui être agréables; ce serait une contradiction à ses propres loix, et aucun signe ne l'indique ; tandis que l'existence des bons sentimens, les biens qu'ils portent en nos coeurs, démontrent qu'eux seuls ont le droit de lui plaire….

«Voilà quelles sont nos idées sur la divinité, et comment nous voyons sa nature … Nous croyons aussi à une vie future: en douter, serait faire outrage au créateur: l'oeuvre de l'homme est trop sublime, pour qu'il eût voulu l'anéantir en un instant: cinquante siècles d'existence ne sont rien aux yeux de la divinité, qui n'envisage que l'infini. Nous pensons retourner au sein de Dieu, et nous réunir à son essence. Nous croyons que le seul être vertueux aura des droits auprès de lui, et obtiendra cette sublime identification; le vice ne peut s'unir à la source de toute pureté…. A ces mots, le philosophe embrassa Alphonaponor, et lui dit: «Vous possédez la profonde sagesse; vos compatriotes méritent le bonheur dont ils jouissent.»

Dans le nombre des savans, quelques-uns s'étaient endormis pendant ces discussions, notamment ceux qui donnent dans les arts d'agrément, qui ne s'occupent presque jamais de philosophie, de politique et de morale, quoiqu'il soit certain que ces sciences doivent entrer en maxime dans les ouvrages les plus frivoles; car, sans cela où serait l' utile d'Horace, et de tous ceux qui, avant et après lui, ont adopté son systême? Mais ils se réveillèrent, lorsqu'un des plus instruits d'entr'eux, s'adressant au lunian, lui demanda en quel état était la littérature dans sa planète: «y fait-on, dit-il, des Epopées, des Tragédies, des Comédies, des Histoires, des Romans, et enfin des Critiques et des Satires? y a-t-on bien défini les principes de ces arts? enfin comment les envisagez-vous; sur-tout comment les jugez-vous? Y a-t-il parmi vos écrivains des critiques qui soient préposés pour faire adopter les jugemens aux êtres moins éclairés? S'acquittent-ils impartialement de leur emploi? Sont-ils assez éclairés eux-mêmes pour prononcer d'emblée sur toutes sortes d'écrits? Ne se contredisent-ils jamais, et le public de la Lune ajoute-il foi à leurs jugemens? Dites encore si on analyse les ouvrages en entier, ou sur de faibles fragmens? Ces ouvrages enfin ont-ils des plans comme ceux des Grecs? Contiennent-ils un système, on y sont-ils liés; et s'attache-t-on chez vous plus aux détails qu'au fond, en dédaignant la pensée, le jugement et la vérité? Instruisez-nous; on a besoin d'exemples et de leçons sur notre globe, pour se décider à adopter un système. Nous n'en avons point pour la littérature: tout y est sans ordre; on marche à tâtons dans cette carrière. Les élémens sont bons; mais nous n'avons pu former un tout, faute de méthode, de précision et de philosophie littéraire. Les écrivains ont-ils enfin dans la Lune la considération que leurs travaux semblent mériter?»

Alphonaponor, étonné de ce qu'il venait d'entendre, car il croyait que, d'après ce qu'il avait vu en Grèce, la littérature était la partie des arts la mieux cultivée et la mieux hors d'atteinte sur ce globe, répondit: «Nous avons une littérature, et tous les genres d'ouvrages que vous avez cités, excepté l'épopée. Cependant nous la connaissons, car, je portai dans mon pays celles d'Homère. Ce genre nous aurait plu parce qu'il est le plus noble: mais notre raison s'est opposée à ce que nous imitions Homère. Nous y avons renoncé, pensant qu'il faut de la vraisemblance dans tout ouvrage, et un système, surtout dans l'épopée. Nous avons vu que nous ne pouvions les y introduire, parce qu'il fallait mettre sur la scène la divinité, et la rendre agissante; tandis que le libre arbitre, l'un des premiers principes sur lesquels est établie notre nature, interdit cette intervention. Nous n'avons pu penser, lorsque nous avons bien réfléchi, qu'Homère qui passait aux yeux de toute la Grèce pour un écrivain judicieux, n'ait point fait cette observation, et ne se soit pas circonscrit dans la ligne des poèmes historiques; c'est-à-dire, à la peinture réelle ou fabuleuse des actions des héros, sans autre intervention que celle de leurs passions, et du sort qui dirige les événements. Notre théâtre est à peu près organisé comme celui des Grecs, à l'exclusion des Dieux, qui ont encore été les agens de leurs tragédies, et qui en ont détruit l'intérêt, comme je l'entendis dire souvent, par Socrate, à Euripide et à Sophocle…. Pour la morale, elle est la même, la vertu triomphe et le crime est puni. Nous avons peu de comédies, parce que le nombre des ridicules est petit chez nous: mais nous avons des histoires qui retracent à nos yeux les événemens du passé; et nous sommes très-scrupuleux à l'égard de nos écrivains en ce genre; il faut qu'ils soient la fidélité elle-même. Nous ne permettrions point qu'ils sacrifiassent la vérité à l'élégance de l'expression, et à la manie de présenter des tableaux…. Nous avons aussi des romans, que nous regardons comme des poëmes en prose. Ils ont tous un plan, des caractères, une action et un but moral. Cette partie de la littérature n'est point la moins utile dans notre globe; elle pourra l'être dans tous les pays, lorsque les auteurs sauront connaître le coeur humain, montrer ses défauts ou ses faiblesses, et lorsqu'ils y présenteront d'une manière éclatante les tableau des vertus…. Nous connaissons les ouvrages de critique: cette partie, qui est subalterne en littérature, vu qu'elle ne tient point au génie, mais au jugement et aux lumières acquises, est regardée par nous comme un ressort qui tend à mettre en jeu les autres, ou les arrêter. Elle est portée très-loin dans notre planete. Nous avons d'excellens critiques. Nous ne leur donnons ce titre, que lorsque nous leur avons reconnu un sens droit, une raison sévère, une impartialité exacte. Nous voulons trouver en eux de la justesse, de la clairvoyance, de l'appréciation et de la méthode; indépendamment de la connaissance profonde, non-seulement des arts, mais des systèmes en général. Nous voulons qu'ils nous donnent, non un jugement vague et fondé sur leur opinion, que tout nous porterait à croire incertaine; mais une analyse détaillée et complète, tant du système de l'ouvrage que des détails du style. Nous exigeons qu'ils s'attachent au fond, et à la pensée, plus qu'à l'expression; c'est le tronc et non l'écorce qui contient la substance. Nous comparerions le critique qui ne s'attacherait qu'aux détails du style, à un fou qui regarderait comme une divinité, une femme hideuse, décharnée, ou un squelette, si vous aimez mieux, qui seraient couverts du voile et de la ceinture de Vénus. Nous voulons qu'ils nous présentent sans cesse les préceptes de l'art, pour pouvoir faire les applications; qu'ils soient, pour nous, comme une mesure à laquelle nous puissions appliquer l'ouvrage, et qui nous servent à connaître si l'opinion des critiques est vraie ou fausse…. Nous ne les croirions point, s'ils se présentaient sans tous ces moyens, et s'ils osaient dire, d'après leur opinion, qu'un ouvrage est bon ou mauvais, en citant seulement quelques passages. Nous savons qu'un écrit, même médiocre, peut contenir une grande vérité et le germe d'un ouvrage sublime…. Le défaut que nous avons voulu éviter, fut commun chez les Grecs. J'y vis leurs critiques, se fondant trop sur leurs lumières, ou dirigés par leurs préventions, porter les jugemens les plus équivoques sur nombre d'écrits; et je me rappelle d'en avoir fait le reproche à Aristote et à Longin, en leur observant que l'analyse complète, seule, était probante, et ne pouvait être révoquée. Ils se récrièrent sur la difficulté du travail: je leur dis qu'en suivant un autre plan, ils courraient le risque d'être injustes; qu'on ne devait pas redouter la fatigue, lorsqu'il s'agissait de travailler à la gloire de son pays, en éclairant son peuple, et lui montrant les modèles du beau et du bon. Je dis, en outre, que le critique n'a rempli son objet, après avoir fait l'analyse d'un ouvrage; qu'il ne doit pas se permettre de classer seul, que lorsqu'il a démontré mathématiquement ses qualités ou ses défauts.

«Chacun de nous, ajouta-t-il, veut connaître le but et la morale des écrits. Il analyse et juge à son tour; et c'est de l'opinion recueillie, et mûrement réfléchie, sans aucune influence étrangère, que se forme le suffrage…. Quant aux écrivains, il n'est permis de prendre ce titre qu'à celui qui a produit plusieurs ouvrages contenant un plan et des caractères, dans quelque genre que ce soit. Une épître, un ou plusieurs petits poèmes descriptifs, quels qu'ils soient, ne suffiraient point pour le lui acquérir. Un seul passage, qui esquisse un caractère, ou qui forme ou développe le noeud d'une action, offre cent fois plus de difficultés, et demande plus de jugement et de génie que vingt descriptions…. Ce titre devient très-recommandable pour ceux qui le portent; il leur donne la plus haute considération. Elle leur est due sans doute; ceux qui parviennent à éclairer, à instruire les hommes, et à semer des fleurs sous leurs pas, en leur montrant la carrière du bonheur et la source des voluptés pures ouvertes pour eux, est un bienfaiteur de l'humanité. Que sont les autres services sociaux auprès de celui-ci? Lorsque nous leur avons cédé ce droit, nous avons envisagé cette vérité: qu'eux seuls sont utiles à tous, et servent la société entière; tandis que les autres hommes s'isolent naturellement; et, quelle que soit leur bienfaisance, ils ne peuvent la répandre que sur quelques individus.»

Une acclamation générale des savans, que cette dernière définition avait tous rangés sous sa bannière, même les persiffleurs, qui se trouvaient vaincus par l'orgueil, exalta l'opinion et la conduite des lunians…. Alphonaponor cessant tout entretien, et ayant découvert dans les questions du littérateur tout ce qu'il aurait pu lui dire sur son art, et sur l'état où il se trouve en Europe, se leva, et se retira avec son fidèle Marouban, qui lui expliqua ensuite ce qu'il avait pressenti, et qui conclut, avec lui, que son dernier tableau n'avait pas été le moins utile à mettre sous la vue des Français.

Après être rentrés à l'hôtel, et avoir été témoin de l'allégresse que montra son éléphant en le revoyant, qu'il lui manifesta en l'enlaçant doucement avec sa trompe; en formant des heunissemens que la sensibilité sût adoucir, et qui mirent son maître dans le cas de penser et de dire à Marouban, que la sensibilité donne des organes nouveaux aux êtres, et a le pouvoir de transformer la nature; il se retira dans son appartement avec celui-ci, qui lui était déjà devenu cher. Il trouvait en lui des moeurs et des sentimens dignes des habitans de sa planete….

Là ils raisonnèrent plus amplement sur ce qu'ils venaient d'entendre; et Marouban lui fit connaître l'impression qu'il avait faite sur les savans, et qu'ils lui avaient manifestée. Plusieurs d'entr'eux, entêtés de leurs préjugés, avaient trouvé ses idées sur les arts et les systèmes trop exaltées; d'autres, sur-tout les moins âgés, avaient ambitionné que ses idées se propageassent, et avaient cru que si elles étaient adoptées, ce qui ne pouvait être, selon eux, qu'en les modifiant, le bonheur pouvait reparaître sur ce globe…. Enfin, après un long entretien, dans lequel Marouban lui dit que les autres savans de l'Europe pensaient de même que ceux-ci, et lui avoir observé que la même politique et le même système, à quelques différences près, était celui des Français, Alphonaponor crut en avoir assez vu; et il résolut de retourner bientôt dans sa planete, en disant en lui-même, et d'une manière plus certaine, que le roi de la Lune n'avait rien à redouter dans aucun cas de l'ambition des Terestriens. Il jugea qu'il renverserait aisément leur politique, en lui opposant la force de la franchise et de la saine raison.

Il proposa ensuite à Marouban de le suivre dans la Lune, en lui disant qu'il était déplacé sur la terre, vû qu'on n'avait pas su apprécier son mérite…. «Marouban! s'écria-t-il: le plus grand point de lumière que puisse prendre le politique et le philosophe sur le bonheur, la force et la gloire des peuples, est celui qu'offre l'appréciation des talens et des hommes sages. Si on voit ceux-ci recherchés, la splendeur, la félicité du globe où l'on se trouve s'annonce; et s'ils sont laissés dans l'oubli, si on n'y sait point distinguer ces qualités, la barbarie y règne, et l'homme raisonnable est hors de sa sphère dans son sein.»

Marouban consentit avec joie au voeu d'Alphonaponor, et lui témoigna sa reconnaissance. Il fut décidé qu'ils partiraient dès que l'éléphant courrier serait de retour. Le lunian après avoir embrassé Marouban, lui dit alors: «je te reconnais dès ce moment comme mon compatriote, et nous sommes tous frères. Prépare tout pour me suivre dès la deuxième aurore»…. Ils se séparèrent, Alphonaponor visita son éléphant, et le nourrit lui-même comme à l'ordinaire. Il ne voulait rien recevoir des mains des autres; ce qui lui venait de celles de son maître lui était seulement précieux, parce qu'il le chérissait comme on l'a vu. Tous les individus doués de l'intelligence, trouvent plus précieux le don, quoiqu'il soit, qui leur vient d'une main chérie…. Il se reporta une partie de la nuit sur le tableau bizarre qu'il avait sous sa vue: enfin il se livra au sommeil après s'être couché sur sa peau d'orignal.

Le lendemain il se leva à la lueur du crépuscule, le grand jour ne le trouvant jamais couché. Il disait que la nature avait crée le jour pour la veille. Il écrivit ses reflexions sur le pays où il se trouvait; et, de rapprochement en rapprochement, il parvint à tracer un fidèle tableau…. Il est des esprits à qui il ne faut que quelques traits pour leur faire embrasser l'ensemble d'un grand dessin. Une chaîne conduit du doute jusqu'à la conviction. Lorsqu'un homme doué d'un jugement sain et d'une logique profonde, tient le premier mobile, il parvient bientôt, en suivant la filiation, au terme où se trouve l'éclaircissement. Il en est de même que de celui qui juge, par la fumée qu'il voit sortir d'une montagne, de l'existence d'un volcan….

Marouban vint interrompre son occupation, et lui annonça qu'une société dans laquelle se trouvait nombre de gens d'esprit, et qui passait pour la plus brillante et pour celle qui offrait le meilleur ton dans la capitale, lui avait dépêché un agent pour l'inviter à prendre part à un festin qu'elle donnait le soir même. Il l'engagea à s'y rendre, en lui disant que puisqu'il restait ce jour-là seulement sur la terre, il ne devait pas manquer l'occasion de voir comment on y vivait. Il ajouta qu'il trouverait dans cette société le dernier trait pour terminer son tableau, et les couleurs et nuances avec lesquelles il devait le colorier. Alphonaponor avait montré au Grec comment il peignait par induction.

Marouban lui tenait ce discours lorsque Eléonore, c'est le nom de la dame qui avait reçu d'Alphonaponor le titre d'amie, entre et lui dit, après l'avoir embrassé avec la même familiarité et la même aisance que si elle l'eût connu depuis cent ans; «mon cher lunian, je viens vous débaucher aujourd'hui; nous laisserons l'opéra pour une autre fois: nous irons à une fête brillante où je suis invitée; où vous l'êtes par-là même, et où vous verrez la meilleure société de Paris.»—«J'y consens, répondit Alphonaponor, d'autant plus que j'avais déjà reçu une invitation de ceux qui la donnent. Je me ferai un plaisir d'y paraître avec vous, et de montrer à tous que j'ai su distinguer votre coeur.»—«Voilà qui est véritablement galant, répliqua Eléonore: cet éloge me séduit. J'entrevois que si je restais long-tems avec vous, je deviendrais une véritable luniane; car je commence à voir vos idées comme moins bizarres, et je trouve que vos louanges n'ont point la fadeur que portent celles des hommes de la terre, et qu'ils nous prodiguent.»—«Avez-vous mangé jamais un bon plat sans un certain assaisonnement, et avec plaisir? repartit Alphonaponor:»—«non, répondit-elle.»—«Eh bien, les éloges de vos petits maîtres sont des plats non assaisonnés. La nature s'est réservée seule le droit de fournir les épices; et ceux qui ne la connaissent point ne peuvent les donner, puisqu'ils ne les ont pas reçus d'elle….» Éléonore ayant répondu qu'elle croyait qu'il avait raison, s'apprêta à se retirer pour aller s'habiller, et elle dit à Alphonaponor: «puisque vous êtes aujourd'hui mon sultan, ordonnez; quel ajustement voulez-vous que je mette? Je dois plaire à vous seul»—«Le plus simple que vous aurez dans votre garde-robe; c'est celui qui vous rendra plus belle, non seulement aux yeux des gens de bon goût; mais même à ceux des Terrestriens fascinés. Je n'en doute pas, malgré vos bizarres manies, un vêtement simple et élégant doit avoir son prix chez vous. Sachez, Eléonore, que la nature est négligée jusques dans sa magnificence. Trop d'art annonce l'apprêt, et nuit à la fois à l'harmonie, car elle ne peut puiser tous ses élémens dans la magnificence; et il détruit l'aisance, et cet abandon qui est le signe de la véritable volupté.» —«Il a ma foi raison en tout, repartit Eléonore: on m'a toujours dit que j'étais plus belle en négligé qu'en grande parure; et je me rappele que je n'ai jamais été si redoutable pour les hommes que lorsque j'étais en déshabillé galant….» Elle sort à ces mots, en disant au lunian qu'elle l'attend chez elle dans une heure, après lui avoir promis, volontairement, de suivre son conseil.

Les deux amis, on désignera désormais de cette manière Alphonaponor et Marouban, restèrent ensemble, et Alphonaponor, en observant au Grec qu'il découvrait une transformation dans Eléonore, lui fit entrevoir combien les femmes, même celles qui sont pliées au joug de l'usage et des préjugés, sont aisées à ramener lorsquelles ont affaire à des gens raisonnables. «Je ne doute pas, si j'avais auprès de moi Éléonore un seul mois dans la Lune, que je ne vainquisse sa frivolité, et que je n'en fisse la femme la plus estimable. Si les autres françaises lui ressemblent, j'en suis charmé pour elles; elles pourront devenir meilleures lorsque les hommes le voudront; car je m'apperçois que cela dépend d'eux»…. Marouban trouva cette réflexion profonde et juste; et lui dit que le caractère et la trempe morale d'Eléonore était celle du général des femmes de ce pays. Il avoua que les hommes, n'envisageant pas que la nature les a crées pour être leurs guides, la faiblesse des organes de la femme la privant de cette force de pensée et de jugement nécessaire pour se diriger, et ne sachant point gouverner le coeur de celles-ci, étaient les moteurs de leurs écarts.

Alors Alphonaponor lui dit: «il me vient une idée qui peut être utile aux habitans de cette planete; c'est d'emmener Éléonore dans la Lune; d'y retremper son ame dans le creuset de la vertu et de la raison, et de la renvoyer ensuite en ces lieux pour apprendre aux autres, par l'exemple, comment on peut devenir meilleures et fortunées.»—«Cela peut effectivement être utile, répondit Marouban; et je ne doute pas que si vous le proposez à Eléonore elle n'y consente. Elle est libre d'elle-même et assez hardie quant aux voyages.»—«Si elle y consent, je la conduis dans ma patrie avec toi: tu la rameneras ensuite sur la terre, mon cher Marouban, si elle veut retourner ici bas; et si tu te déplais sur notre globe; ce que je ne puis cependant me persuader, d'après l'opinion que tu m'as donnée de toi…. Cette résolution prise, ils s'empressèrent de se rendre chez Éléonore. ils arrivèrent chez la dame sous un déguisement; car Alphonaponor voulut se soustraire au concours qui l'avait entouré le jour précédent, ne ressemblant point à ces hommes qui aiment à se mettre en spectacle à chaque instant; qui passeraient volontiers leur vie dans la pompe des triomphes, et sans s'occuper seulement s'ils existent.

Ils trouvèrent Éléonore dans l'ajustement qu'Alphonaponor désirait. Il la vit, sans autre ornement que quelques fleurs tressées avec ses beaux cheveux noirs, couverte d'une tunique d'une blancheur éclatante, et d'un ample voile qui lui couvrait la plus grande partie du corps, et qui ressemblait au pallium des Grecques. Elle représentait la simplicité et la modestie elles-mêmes. Le lunian frappé à son aspect, la trouva mille fois plus belle, et ne lui cacha pas sa pensée, il ajouta que cet habillement avait un rapport avec celui des femmes de sa planète. Éléonore fut ravie en voyant l'impression qu'elle faisait sur lui, ainsi que sur Marouban, dont elle appréciait le suffrage; et le compliment d'Alphonaponor la flatta plus que tous les éloges qu'on lui avait donnés jusqu'alors…. Ils se hâtèrent de se rendre dans le lieu de la fête, et ils y arrivèrent aussitôt.

Une acclamation générale accueillit le lunian, lorsqu'il entra dans la salle où les convives étaient rassemblés; et les femmes, en envisageant de près sa tournure étonnante; car il était plus fort et plus musclé que l'Hercule de la fable; et, voyant sa beauté, sa fraîcheur, son air noble et imposant, redoublèrent les claquemens, comme on le pense, tout en lançant des regards jaloux sur Eléonore. Le désir était entré dans leurs ames, et les avaieut ensuite ouvertes à l'envie…. Éléonore qui, la veille, eut étalé son triomphe avec éclat, et qui les aurait bravées et humiliées avec orgueil, maîtrisant en elle ce sentiment, montra qu'elle commençait à apprécier ce qu'on se doit mutuellement. Cependant elle ne put se vaincre tout-à-fait, ni cacher sa joie; elle la montra dans toute sa plénitude, et, tout en ménageant le grand nombre de ses rivales, envers lesquelles elle redoubla d'empressement…. Alphonaponor, après avoir salué la compagnie, s'assit avec Éléonore, à qui il donna ses soins, pendant que Marouban remerciait, en son nom, la société de l'accueil qu'elle lui faisait; et la suppliait de ne point faire d'autre attention à lui, en montrant la plus grande modestie sur son mérite.

Alors il fut assiégé de mille questions; mais la plus grande partie de la société se mit aux tables de jeu, même les femmes, malgré l'envie qu'elles avaient de s'occuper de lui; tant l'amour de l'intérêt maîtrise en ces lieux la curiosité et tout autre penchant, jusque dans celles de ce sexe. La question des oisifs, qui s'adressèrent au voyageur, fut celle de savoir si on jouait dans la Lune…. «On y joue, répondit Alphonaponor; mais c'est à des jeux où notre corps s'exerce plus que notre esprit. Nous avons plusieurs de vos jeux, tels que le ballon, le billard, la paume; nous possédons aussi celui des échecs, que j'apportai de la Grèce, et qui a plu à nos habitans, parce qu'il exerce l'imagination, et parce qu'il est une image de la guerre….» Alors un des convives lui dit: «Je m'étonne que vous n'ayez pas adopté le jeu de société dans votre planete: cette occupation est un préservatif contre l'ennui, qui, sans cela, rendrait la meilleure société déserte … Voyez-vous ces cartons, où sont ces signes rouges et noirs; ils nous servent à tenter et à aiguillonner le sort. Cela exerce, cela pique. L'intérêt pécuniaire qu'on attache au triomphe, nous entretient dans une crainte continuelle, qui tire l'ame de l'engourdissement, et parvient à nous faire écouler les longues heures de la vie.»—«Eh quoi! répondit Alphonaponor, vous avez besoin de la terreur pour ébranler vos ames et leur donner des sensations? Elles sont donc bien épuisées? Les sentimens y sont donc bien émoussés? N'avez-vous d'autres plaisirs pour écarter de vous cet ennui qui vous porte à vous isoler au sein de la société même; car je vois que vous l'êtes ici, quoique vous y soyez rassemblés; qui y sème enfin une morne tristesse, et y fait régner des sentimens encore plus funestes, dont je vois les signes sur les visages de plusieurs de ceux qui sont autour de ces tables…. S'il vous faut des hochets pour vous amuser, n'en est-il pas de plus simples que vous pouvez prendre dans les mains de la gaieté?»—«Et où la trouver cette gaieté et ses agréables hochets? Dites-nous où elle habite? Comment font vos sociétés pour l'attirer? Qu'y fait-on pour se distraire? Qu'y dit-on? Les momens ne vous y paraissent-ils pas des siècles?» N'en sort-on point avec des vapeurs?»—«Non, répondit Alphonaponor, et jamais je n'y ai vu pousser un baillement, ni compter les heures. Elles sont des instans pour nous; et lorsque celle où l'on doit se séparer arrive, on est obligé d'avertir l'assemblée; sans cela elle ne se douterait pas quelle eût pu être si rapprochée…. Amans zèlés des arts, connaissant pres-tous les sciences, et portant des coeurs étrangers à tout ce qui n'est pas sentiment, nous nous divisons en groupes pour converser, et nous avons toujours quelque chose à nous dire. La nature et la société n'offrent-elles pas une source inépuisable de doux et constans entretiens? N'a-t-on pas à faire l'éloge des êtres vertueux? A s'entretenir sur la bienfaisance féconde de la divinité? à célébrer les prodiges du génie et à les juger? N'a-t-on pas des erreurs à combattre? Les habitans de ma planete étant nés hommes, et n'étant pas au-dessus de leur nature, ont du s'égarer quelquefois. Chacun y trouve un véhicule pour ses sentimens, et un stimulant pour son ame. Le vieillard, en retraçant aux jeunes gens les leçons de l'héroïsme et de la vertu, et en leur peignant les dangers de la société, montrent leur raison, leur sagesse, leur expérience; et, à chaque instant, ils reçoivent un tribut d'hommages qui réveille leurs ames appesanties par les maux de la vieillesse, et qui leur offrent les plus douces sensations; ensorte que chaque soirée leur offre un triomphe. Les jeunes gens, de leur côté, avides d'éloges; où est l'homme qui ne porte en lui la vif désir de les recevoir? recueillent des mains des vieillards les lauriers réservés aux actions honorables qu'ils ont faites, et à leurs succès dans la carrière des arts. On se plaît à les faire ressortir, en leur offrant des jouissances momentanées: on excite leur émulation; et on la fait fructifier en faveur de la société. Les vertus des jeunes filles y sont sur-tout exaltées d'une manière éclatante, et sans que cela excite la jalousie? parce qu'aucun rang, aucune distinction ne dirige ou ne borne l'éloge. Leur candeur, leur bienfaisance sur-tout, et leur dévouement filial sont célébrés avec zèle et enthousiasme…. On ne regarde leur beauté que comme un accessoire, en considérant qu'il ne dépend de personne de l'acquérir, et jamais il n'en est question devant des rivales: l'impuissance de pouvoir l'obtenir bornant l'émulation, exciterait des haînes. Mes compatriotes ont senti cette vérité; voilà pourquoi ils ne parlent que très-rarement aux femmes de leurs agrémens physiques….»

Les jeunes gens, continua-t-il, poussés par le mobile de la louange, se rendent avec empressement auprès des vieillards, autour desquels les jeunes filles, par les mains desquelles ils distribuent leurs prix, sont rangées; et qui, à leurs yeux, couronnent d'éclat la vieillesse…. Enfin les époux s'y entretiennent de leur bonheur, et forment ces épanchemens mutuels, qui sont si agréables lorsqu'on a à exalter les vertus des objets qui nous sont chers. C'est dans notre planete le plus noble des entretiens: dédaigner d'y parler de son épouse, serait pour un mari, non seulement un ridicule mais une tache ineffaçable…. Les amans s'y entretiennent aussi de leur tendresse; car un faux préjugé ne les force point à vivre comme des hiboux, en s'éloignant de la société. Le pur amour est honoré chez nous: rien ne paraît si noble et si touchant; c'est le plus charmant tableau pour mes compatriotes, que de voir deux amans répandre dans leurs ames les émanations d'une flamme pure. Souvent on se plaît à les enchaîner avec des guirlandes de fleurs; et à leur montrer ainsi l'emblème de leur bonheur futur…. Enfin le chant, la danse, et d'autres jeux innocens, où brillent l'esprit et les grâces, remplissent les vuides de nos entretiens. Tous les âges confondus y prennent part: les heures passent comme des éclairs rapides: nous rentrons dans nos maisons, l'ame remplie de doux ou de nobles sentimens; pleins du désir de devenir meilleurs, et sur-tout affranchis de ce malheureux ennui qui vous tourmente si fort ici bas, et qui, je le vois, n'est pas le moins cruel ennemi de votre repos, de votre santé et de votre bonheur.»

Tous ceux qui entouraient Alphonaponor, parurent étonnés en entendant ce récit: plusieurs jeunes gens sourirent après avoir lancé des sarcasmes contre les habitans de la Lune, qu'ils nommèrent des vrais Quakers, et des insensés qui ne connaissent pas le vrai bonheur. Ils se retirèrent en pirouettant, et crurent le trouver en s'admirant dans les glaces, ou en débitant des fadeurs aux femmes autour des tables de jeux…. Quelques-unes de celles-ci baillèrent, et annoncèrent qu'Alphonaponor, malgré ses agrémens, leur avait donné des vapeurs…. Quelques jeunes gens plus sensés parurent occupés de son récit; et le voyageur les vit réfléchir avec satisfaction. Exerçant son coup-d'oeil habile, il jugea qu'il avait opéré en eux une espèce de transformation…. regardant alors Eléonore, et la trouvant pensive à son tour, il lui dit: «vous réfléchissez, Eléonore! la femme qui porte une ame noble, sensible, et qui réfléchit, est près de la vertu et du bonheur.

Divers personnages s'apprêtaient à lui faire des questions nouvelles, lorsqu'on annonça qu'on avait servi. Alors les tables de jeu furent abandonnées, l'intérêt ayant suspendu un instant son empire sur les coeurs. L'attention générale se reporta sur Alphonaponor, et il fut conduit à table avec pompe.

On lui donna la place d'honneur avec sa compagne, qui, malgré sa modestie nouvelle, ne pouvait se résoudre à la refuser; et Alphonaponor ne consentit à la prendre que lorsqu'on l'y eut contraint avec une violence de politesse.

D'abord les yeux des convives furent fixés sur lui. Ou suivait tous ses mouvemens; et l'on fut rempli de surprise lorsqu'on vit qu'il ne touchait point à la viande, mais seulement aux pâtes, aux légumes, au maigre; sur-tout lorsqu'on s'apperçut qu'il ne buvait que de l'eau, et encore avec une espèce de répugnance. Sans doute que l'eau de la Lune est moins chargée de parties grossières que la nôtre: Alphonaponor ne le dit point, parce qu'on l'assaillit de questions opposées à cet objet; mais les observateurs découvrirent en voyant l'attention avec laquelle il la regardait, que cette idée était celle qui l'occupait.

Un des savans avec lequel il avait conversé la veille, et qui était dans le nombre des convives, remplissant le voeu général, qui était de savoir pourquoi il ne se nourrissait que de ces alimens, lui en fit la demande. Alphonaponor lui répondit par la bouche de Marouban, qui s'était placé à sa portée: «Je ne mange point, non plus qu'aucun habitant de ma planète, de ce que vous nommez chair des animaux. Quand nous aurions ce goût, nous nous ferions le plus grand scrupule de les tuer, parce que ce ne fut pas le voeu de la nature en les créant; et parce que nous nous sommes convaincus qu'ils sont utiles à l'harmonie générale.

D'autres motifs, plus directement liés à notre conservation personnelle, nous porte à nous abstenir de ces alimens. Nos physiciens ont découvert que le sang des animaux porte une bile noire dans le sein de celui qui en fait usage; qu'il voit altérer sa gaieté, devient sombre, mélancolique: ils ont combiné que deux élémens étrangers, réunis pour former un tout, ne peuvent former qu'un tout imparfait; et que le sang des animaux, composé d'élémens qui sont souvent des poisons pour les hommes, ce que la nourriture décès animaux détermine, ils doivent être funestes à ces premiers…. Nos philosophes, d'après leurs observations, ont conclu que l'humeur féroce, le penchant à l'inquiétude, à la colère et à la fureur pouvait naître de cette cause, sur-tout lorsqu'ils ont su que les habitons d'une partie de la terre en faisaient usage; je le leur appris moi-même après mon voyage sur votre planète. Leur opinion a été confirmée à nos yeux, lorsque divers autres voyageurs, qui sont venus observer après moi votre globe, ont rapporté que les peuples de votre Orient, qui ne l'avaient point adopté, étaient plus doux, moins enclins aux troubles, aux combats; et ils ont cru voir encore que la cause de la guerre se trouvait, en partie, dans ce fatal usage; sachant, d'après un axiome prouvé, que les grands effets ont les plus petites causes.

Pendant qu'il disait ces mots, appercevant un plat qu'un domestique posait sur la table, et qui était tout sanglant; car c'était un filet de boeuf arrangé à l'anglaise, c'est-à-dire, macéré seulement et presque crud; il fit un mouvement de dégoût; et l'on fut obligé d'ôter le plat, parce qu'on vit, à l'impression qu'il avait fait sur lui, qu'il pourrait quitter la table…. Alors reprenant son discours, et s'arrêtant sur ce qu'il venait d'appercevoir, il ajouta: «J'avais vu les Grecs cuire toutes les viandes qu'ils mangeaient, et j'avais cru qu'on se conduisait de même en ces lieux. Je me disais: la cuisson les dénaturant en parue; elles sont moins funestes; mais, d'après ce que je viens de découvrir, je ne m'étonne plus si je vois sur vos figures, au moment même où vous paraissez vouloir vous égayer, la plus sombre mélancolie…. Y a-t-il long-tems, dit-il au savant, que de pareils plats se sont introduits sur votre table, car je m'apperçois qu'ils ne sont pas en harmonie avec les autres?» «Depuis quelques années seulement, répondit celui-ci.»—«Le peuple duquel vous l'avez reçu, répliqua le lunian, est-il plus porté à la gaieté, mieux doué de la santé que vous?» «Non, dit le savant; c'est le peuple le plus mélancolique et le plus sujet aux maladies de tous ceux qui habitent l'Europe.»—«Vous le voyez, répliqua-t-il, nos physiciens et nos philosophes ne se sont pas trompés; dans ce que vous venez de me dire se trouve la preuve de leurs raisonnemens. D'après cela, je crois que vous ne vous sauverez d'une infinité de maux ici bas, que lorsque vous renoncerez à cette habitude désastreuse.»

Je dois arrêter mon action un instant, pour observer qu'Alphonaponor, malgré son jugement et son excellente logique, nous a donné un conseil équivoque. Il aurait du envisager l'influence de l'habitude sur les hommes: elle est aussi forte, et peut-être plus pour son physique que pour son moral. Cela peut être bon pour les habitans de la Lune, de ne vivre que de végétaux, parce qu'ils ont été nourris par eux en naissant; ainsi que pour les Indiens et les autres peuples de notre globe qui ne connoissent point la viande…. Si nous nous en privions tout-à-fait, il est douteux que nous pussions le faire sans danger; tant il est vrai que le poison même, car je reconnais le principe de la vérité que le lunian a exposée, que la viande est un poison: elle devient, sinon salutaire en certain cas, du moins utile. On voit que je sers la cause des habitans septentrionaux de l'Europe, en combattant l'opinion du voyageur; cependant je n'entends pas parler ici des viandes macérées seulement; et je crois que tous les Français, qui ne tiennent pas d'une manière absolue à la mode, seront de mon avis.»

Le savant, trouvant l'argument sans réplique, et qui, étant gourmand lui-même, ne savait pas envisager sa santé, comme c'est l'usage de tous les gourmands, n'insista plus sur l'objet de la question; et il lui demanda pourquoi il ne buvait pas de vin; s'il n'en existait point dans la Lune.

«Nous connaissons la plante et le fruit qui le produisent; nous en faisons même; mais nous l'employons seulement comme médicament….» —«Comment, pour médicament! s'écria un petit homme à face rebondie, et dont les yeux rouges et enflammés annonçaient qu'il n'était pas de la trempe des habitans de la Lune, quant au vin; vous renoncez donc à tout ce qui est bon, et qui ranime la vie et la gaieté en nous? Quelle est la bizarre fantaisie qui vous fait conduire ainsi? Sans doute votre vin n'est pas de la nature du nôtre; car, sans cela, il faudrait être plus qu'insensé pour s'en priver.»

«La première raison qui nous porte à nous priver du vin, répondit le lunian, c'est celle qui nous est fournie par la conviction que nous avons qu'il n'est pas naturel à l'homme. La vigne ne se trouve que sur quelques points de notre planete; est-ce de même sur votre globe? Je le crois. Je n'entends pas parler des transplantations, mais de sa croissance primitive. L'intention de la nature est manifeste à nos yeux, d'après l'absence de l'objet utile; et dans l'existence de l'eau en tous lieux, nous voyons qu'elle l'a destinée, non-seulement à la fertilisation des globes opaques, mais à servir de boisson à leurs habitans. Notre logique et notre expérience nous font donc renoncer au vin; nous sommes convaincus que tout ce qui n'est pas naturel à l'homme lui est contraire…. Un second motif qui est le plus fort, est celui d'éviter l'ivresse qu'il occasionne: j'en ai vu en Grèce les plus funestes effets. Tout objet qui ébranle les sens au point de les renverser tout-à-fait, et de suspendre les ressorts de la mémoire et de l'entendement, ce que la douleur la plus vive, le plus grand tourment ne peuvent parvenir à faire, doit être un poison funeste qui, (s'il ne détruit pas la vie en un instant, ce qui n'est pas sans exemple, puisque je l'ai vu sur votre globe,) mine sourdement vos corps, épuise vos esprits animaux, qu'il corrode, et est la source de nombre de vos infirmités, et souvent de votre perte.» Interpellant encore le savant, «dites-moi si les hommes les plus forts de votre globe boivent du vin.» Le savant parut embarassé. Marouban, prenant lui-même la parole, répondit que non. Les Tartares, dit-il, les Russes[8] , les Chinois, tous les peuples de l'Orient, ceux de l'Afrique et du Nouveau Continent, ne connaissent point cette boisson; et il est certain qu'ils sont les plus forts de la terre.»—«Voilà une preuve nouvelle et transcendante contre cet usage, et que je trouve encore chez vous. Je vois avec joie que les habitans de ma planete ont su entrevoir d'une manière précise la véritable propriété des choses et leur utilité….»

Je dois m'arrêter encore, et observer qu'Alphonaponor pensant juste sur la nature du vin et sur ses effets, parle à nous, Européens, comme aux habitans du Bidulgerid, ou de l'Arabie-Pétrée; il veut que nous nous contentions d'eau. Je crois entrevoir que les trois-quarts des habitans des pays septentrionaux, car les buveurs de bierre, de cidre sont dans le même cas, ne mettraient pas en balance la privation du vin contre dix lustres d'existence douteuse, de plus.

Le lunian cessa son discours pour laisser manger la société, dans laquelle, hormis quelques individus, qui regardent la raison de leur estomac comme celle sine qua non , tout le monde avait écouté sans agir, et il dit au savant et à la société, en dévoilant son motif poli, qu'il répondrait sur toutes les questions qu'on pourrait lui faire à la fin du repas.

Il s'occupa alors de sa compagne, qui était émerveillée en l'entendant; et qui applaudissait tacitement à tout ce qu'il avait dit; car elle n'aimait guère la viande, et point du tout le vin. Alphonaponor mangea encore des pâtes, des fruits, et attendit, en servant ses voisins, avec une politesse noble, une aisance et une adresse inconnues, qui étonnaient de plus en plus les convives, qu'ils eussent completté leur repas. Il porta même la complaisance jusqu'à servir à boire au petit homme rebondi à qui il avait parlé, qui branlait la tête, avec le signe de pitié, pendant qu'il discutait sur la propriété du vin; et il eut la malice de lui servir beaucoup d'eau, en lui disant qu'il ne voulait pas contribuer à l'empoisonner.

Pendant ce tems, il observa les convives, et sur-tout les femmes lorsqu'elles buvaient du vin. Il s'étonna en voyant nombre d'entr'elles rivaliser pour la boisson avec les hommes. Il se dit: «Je ne me serais jamais douté qu'en aucun pays les femmes fissent les mêmes excès que les hommes. Quel renversement! leurs fibres sont plus faibles, et elles employent les mêmes véhicules pour les ébranler? Il se rappella que les Grecques ne buvaient que de l'eau, et dit encore dans une apostrophe tacite: «Françaises, vous n'avez encore, à beaucoup d'égards, que le costume des anciennes habitantes de la Grèce.» Il envisagea ensuite le nombre de sortes de vins dont elles s'abreuvèrent, et réfléchit sur l'amalgame et la fermentation de ces objets de natures différentes, dans l'estomac. Voyant Eléonore ne point imiter ses compagnes, et croyant que c'était par réserve qu'elle se conduisait ainsi, il lui observa qu'elle ne devait point se gêner; et que si ses raisons l'avaient frappée, elle ne devait pas pour cela changer d'habitude tout-à-coup. Il dit qu'une transformation quelconque ne pouvait se faire en un instant; qu'il était même dangereux de passer sans intermède d'un état à l'autre. Éléonore, lui ayant répondu qu'elle ne buvait jamais de vin, il la félicita, en ajoutant: «Voilà la cause de la fraîcheur que je découvre sur votre figure. Observez vos compagnes; voyez leur teint hâve, plombé: s'il se colore, ce n'est point l'incarnat naturel, mais le rouge excité par la fermentation de la liqueur dans leur sang.»

Lorsque le Champagne arriva, et qu'il fit sauter le bouchon, Alphonaponor éprouva une grande surprise, et eut lieu de faire une dissertation secrete sur le débandement que devait exciter dans les esprits la force de la boisson qui avait pu lancer le bouchon au plancher; il ne communiqua point ses idées, en voyant l'allégresse qu'excitait la saut du bouchon, et l'empressement qu'on mettait à avaler la boisson avant, même, que sa fougue fut calmée par l'influence de l'air atmosphérique. Il se contenta de réfléchir, et d'entretenir Eléonore jusqu'à ce qu'un événement préparé par le vin, et que le Champagne avait déterminé, le reporta sur ses premières idées, et lui montra l'évidence de ce qu'il avait dit: «Ce fut l'homme rebondi qui l'occasionna: il avait tant bu que l'ivresse le saisit avant le dessert, et qu'il tomba tout-à-coup, comme s'il était frappé d'apoplexie ou de mort…. Ce personnage fut emporté par les valets, et l'on continua le repas.

Le dessert étant arrivé, l'étonnement d'Alphonaponor s'accrut, lorsqu'il vit les femmes boire deux ou trois verres d'eau-de-vie; et lorsque l'un des convives lui ayant demandé s'il la connaissait, et si elle figurait sur les tables, dans la Lune, il l'examina, et reconnut que c'était la quintescence du vin…. Dès ce moment il vit que les Terrestriens faisaient une guerre éternelle à la nature, et cherchaient avec empressement tout ce qui pouvait exister de plus funeste pour eux…. Il répondit à celui qui l'interrogeait, qu'il ne connaissait point cette liqueur; que les Grecs n'en faisaient point usage lorsqu'il parut chez eux, et que, dans sa planete, on n'avait pas pu supposer son existence. «Si nos chimistes, dit-il, eussent fait cette découverte, ils l'auraient cachée à tous les yeux: ils auraient apperçu, d'après les propriétés du vin qu'ils connaissaient, que la quintescence de cette liqueur devait être le poison le plus dévorant… Il ajouta, en s'adressant tout bas à Marouban: «Ami, je ne m'étonne plus s'il existe des crimes, des vices et des maux sans nombre sur la terre. Les hommes ne se contentent point de se nourrir du poison qui attaque leur santé et leur raison, il faut qu'ils le raréfient encore, et lui donnent cent fois plus de force en réunissant ses parties vénéneuses, et les dépouillant de tout ce qui peut affaiblir leur effet en les divisant, les habitans de la terre s'ennuient de vivre un demi-siècle: s'ils continuent, ils auront bientôt l'existence éphémère du papillon. Je découvre au fond de ces bouteilles, les sources de l'immoralité que tu m'as dit régner en ces lieux; j'y vois celle de l'inconstance du plus grand nombre de femmes: leur sang enflammé par cette liqueur terrible, doit les rendre comme des bacchantes effrénées, et les mettre dans le cas d'oublier qu'elles ont des époux devant ces époux eux-mêmes….» Il dit ensuite: «Les femmes ont besoin de toute leur raison pour résister à l'attaque de leurs sens, et aux assauts que leur livrent continuellement les hommes; comment peuvent-elles éviter les piéges qu'on leur tend lorsqu'elles ne possèdent plus cette raison? Contemple ce tableau; l'ivresse est générale sans être parvenue à son comble; et juge à présent si je me trompe.» Marouban lui répondit qu'il avait fait dès long-tems la même réflexion.

Pendant que les convives se livraient à une joie bruyante et forcée, en s'entretenant tous à-la-fois; et que la plupart lançaient des sarcasmes à tort et à travers, même sur l'étranger leur convive, Alphonaponor et le grec les contemplaient avec pitié. Éléonore qui devinait leurs pensées, et qui partageait leurs sentimens, se réunit à leur entretien, après qu'elle eut reçu de nouvelles leçons et de nouveaux complimens de son ami … Mais le lunian ne devait pas être long-tems tranquille auprès d'elle: les femmes de la société, réalisant ce qu'il avait dit à Marouban, sur l'effet de l'ivresse à l'égard de celles de ce sexe, l'entourèrent en lui faisant les observations et les questions les plus hardies. Éléonore eut à supporter leurs sarcasmes, qui devinrent virulens, l'envie qui dominait ces femmes n'étant retenue alors par aucun frein.

Alphonaponor montra en ce moment son extrême politesse, ainsi que sa dignité. Ayant offert un tribut d'éloges public à Éléonore, qui faisait la satire de ses rivales, il se disposa à quitter l'assemblée avec elle et Marouban, et après avoir remercié la société, qui voulut en vain le retenir. Il dit, à cet égard, voyant qu'on le cernait et qu'on lui fermait tout passage: «dans mon pays, l'un des premiers devoirs sociaux, qui règle principalement la politesse, est celui de rendre le convive indépendant: sans cela on l'asservirait à un joug pénible; et la société, quelqu'agrément qu'elle offrit, lui deviendrait à charge….» Au mot de politesse on leur ouvrit le cercle, et ils se retirèrent.

Comme ils s'éloignaient, un homme, qui portait sur son visage les rides que forme la spéculation, arrête Alphonaponor, et le tirant à part avec Marouban, lui dit: «avant de vous en aller, apprenez-moi qu'elle est la valeur de l'or dans votre planete: sans doute il sert de signe monétaire comme ici. Dites-moi, aussi, s'il y a des gens de mon état dans la Lune, c'est-à-dire des banquiers?»—Alphonaponor, quoique dépité au fond de l'ame contre la majorité des convives, crut devoir à la politesse de lui répondre, et lui répondit: «il n'y a point de banquiers dans la Lune, parce que le transport de l'argent est très-facile, et que le commerce n'a pas l'extension ni les mêmes principes qu'il a chez vous. Quant à la matière dont vous parlez nombre de mines nous l'offrent; mais elle ne nous sert qu'à être mise en oeuvre, l'or étant le moins poreux et par conséquent le plus dur des métaux: notre signe monétaire est la plume de colibri.»—Le banquier partit d'un éclat de rire à ces mots, et se retira en s'écriant: «je l'avais bien pressenti, que les habitans de la Lune étaient des insensés! préférer les plumes du colibri à l'or, c'est le comble de l'impertinence humaine!» Pauvre ignorant, dit alors Alphonaponor; tu ne vois pas que ton or n'a de prix que celui que ta propre folie lui donne … Voilà, ajouta-t-il, un homme qui ne connaît pas même les principes de son état.»

Étant arrivé à l'hôtel avec ses amis, il discourut avec force sur ce qu'il avait vu, et il annonça qu'il partait irrévocablement, le lendemain, pour sa planete. «Je ne voudrais pas, dit-il, rester plus long-tems sur ce globe, pour l'honneur de ses habitans eux-mêmes; et avoir à rendre compte de toutes leurs sottises et de tous leurs ridicules.»—«Comment! s'écria Éléonore, qui avait été frappée de surprise en entendant la nouvelle de son départ, et qui paraissait en proie à la douleur, ce que ses larmes manifestèrent aussitôt: vous partez! que vais-je devenir? vous m'avez attachée à vous par le plus puissant lien, celui de l'estime; elle n'osa pas dire celui de l'amour: mais ses jeux s'exprimèrent au défaut de sa bouche. J'espérais au moins que vous achèveriez l'ouvrage que vous avez commencé, et que vous me mettriez à portée d'apprécier le bonheur, qui, je n'en doute plus, se trouve dans votre planete.»—«Le bonheur existe sur votre globe et en ces lieux mêmes, répondit le lunian: son principe est en votre ame: vous pouvez vous isoler au milieu de tout ce qui vous entoure. Il est dans cette ville des êtres vertueux, confondus dans la masse, que vous pouvez distinguer, et auxquels vous pouvez-vous associer. Il s'en trouve dans les pays où la dépravation a le plus d'empire: je m'en assurai autrefois en Grèce. Il est vrai qu'ils sont rares, et que bien souvent on les évite faute de savoir apprécier le mérite…. Si vous ne voyez point sur votre globe les mêmes attraits qui vous y attachaient, je vous offre de vous conduire dans le mien, avec Marouban, qui est décidé à m'y suivre. Vous resterez dans la Lune tant qu'il vous plaira; je m'engage à vous faire reconduire sur la terre lorsque cela vous sera agréable, et si vous ne vous plaisez point chez nous…. Je me trompe, le bon et le vrai beau (vous le trouverez dans mon pays) plaisent, attachent, entraînent: c'est parce qu'on ne les reconnaît point qu'on s'en écarte. Je suis sûr que la vertu et le mérite sont vénérés sur votre globe, même par vos compatriotes les plus dépravés.»—«Cela est vrai dit Éléonore.

Ce que j'ai vu, ce que Marouban m'a appris et ce que vous me dites, répliqua le lunian, me fait juger que les Terrestriens ont le germe du bon en eux. Vous êtes des enfans qui ne pensez qu'à vos hochets, et les préférez aux choses utiles et à la vertu. On peut vous comparer encore à des enfans, qui fuient un père qu'ils aiment, et dont ils redoutent la sévérité. Si on vous montrait ce père prêt à vous combler de tous les biens, en vous ouvrant son sein, et sous son véritable aspect, je pressens que vous ne le fuiriez point. Je vois, aussi, que ce ne serait pas une petite entreprise, et qu'il faudrait des peintres bien habiles pour rendre sensibles ses traits à vos yeux, qui ne sont pas habitués à distinguer les nuances … J'augure que nous vous garderons dans la Lune, aimable Éléonore, si vous consentez à y passer avec nous; et si vous revenez un jour sur la terre, ce sera pour reconcilier les femmes avec nos penchans, et pour servir les vôtres.» Éléonore reprenant sa gaieté ordinaire, que la crainte de perdre Alphonaponor pour toujours avait fait disparaître un instant, et montrant encore son caractère, se dit: «il m'a séduit par ses éloges, et à présent il m'éblouit par ses espérances de vertu et de bonheur…. Faisons la folie: celle-ci, quoique très-marquante; car monter sur un éléphant aîlé, et aller de but en blanc dans la Lune n'est pas peu de chose, ne sera que la suite de celles que j'ai déjà faites…. Cependant je sens en moi plus d'assurance; je présume qu'elle aura un meilleur résultat. Ce diable de lunian m'a ensorcelée; les habitans de sa planete seraient-ils tous des enchanteurs?»

Avant de consentir à vous suivre, reprit-elle, dites-moi s'il n'y a point de risques à courir. Cela me paraît bien hazardeux de n'avoir pour appui que des aîles, et point de sol auprès de soi pour se soutenir. Si dans nos voyages un cheval trébûche, ou se casse les jambes, et si nous renversons, nous avons l'espérance de trouver la terre à trois pieds. Celle-là est au moins solide.»—«Vous vous abusez, répondit le lunian. Vous ignorez, Éléonore, que vous êtes sans cesse sur le cratère d'un volcan prêt à s'allumer, en quelque lieu que vous vous trouviez sur la terre.»—«Comment, d'un volcan! mais il n'y en a qu'en Italie, en Grèce et dans le Pérou.»—«Vous vous trompez encore: la terre et notre planète ne sont autre chose qu'une masse de feu concentrée; c'est un foyer qui brûle sans cesse. N'en voyez-vous pas souvent des émanations dans les endroits où l'on ne s'y attend pas? Les tremblemens de terre ne se font-ils pas sentir en tous lieux? J'ai vu nombre d'Iles, en Grèce, disparaître à la suite d'un de ces événemens, et d'autres sortir de la mer inopinément. D'après cela vous pouvez être par-tout engloutie, et à chaque instant.»—«Comment, répliqua-t-elle, la nature a-t-elle pu ainsi nous exposer? Qu'avait-t-elle besoin d'allumer un foyer général sous notre planète?» —«Il le fallait pour que vous pussiez naître, et subsister ensuite; c'est ce foyer, et les bassins d'eau qui le couvrent, qui amenent la fertilité: sans cela vous n'auriez pas un brin d'herbe sur la terre. C'est la chaleur intérieure, encore plus que le concours du soleil, qui produit la germination.»—«Cela me paraît vraisemblable, repartit-t-elle: à présent je vois bien que l'air est aussi sûr que la terre; et je ne doute plus de la fin du monde. Un beau jour il prendra une belle fantaisie au foyer de s'enflammer tout-à-fait; et gare les bassins qui sont dessus, et les pauvres hommes qui dansent sur les bassins!»…. «Cette reflexion fit rire Marouban et Alphonaponor. Comme elle n'était pas invraisemblable, elle leur fit voir combien l'esprit d'Éléonore était ingénieux.

Puisqu'il faut fermer les yeux surtout, reprit-t-elle, dites-moi enfin ce qu'il faut que je prenne? Aurez-vous de la place sur vos éléphans, pour mettre toutes mes boëtes et mes cartons? je vous avertis que le nombre n'en est pas petit; je ne m'embarque jamais avec peu de chose: lorsque je voyage, j'en charge une berline entière»…. Alphonaponor, à qui Marouban avoit expliqué ce qu'était une berline, ne put s'empêcher de sourire, non plus que celui-ci, et il lui répondit: «laissez ici vos boëtes et vos cartons; vous trouverez tout ce qu'il vous faut dans mon palais; c'est-à-dire, ce qui vous est nécessaire pour vos besoins et pour votre habillement. Je vous croyais en partie détachée de vos modes.»—«En effet je le suis: mais la force de l'habitude.»—«Je vois qu'elle est très-puissante en ces lieux. Tâchez de vous en affranchir: sa chaîne est humiliante lorsqu'elle ne vous attache qu'à de petits objets.»—«Adieu donc mes bonnets et tous mes pompons! l'intraitable lunian, votre ennemi, me sépare de vous peut-être à jamais, s'écria-t-elle en riant. Adieu, Opéra, Tivoli, Frascati, que je regardai comme des lieux enchantés; je vais, dit-on, vous retrouver dans la Lune! mais je n'y paraîtrai qu'en luniane; et dieu sait si j'y gagnerai.»—«Oui, sans doute, dit Alphonaponor. J'espère vous y faire briller, de manière à vous prouver que vous n'avez rien vu jusqu'à ce jour de beau, de brillant et d'aimable, que votre personne dans votre miroir.»

—«Le voilà encore qui m'entraîne par ses éloges, cet adroit enchanteur!…. Eh bien! soit: je suis à vous: je ne vous quitte plus dès ce moment: Marouban se chargera de prendre mes papiers chez moi.» Marouban y consentit; et Alphonaponor ayant regardé sa montre, dit: «mon éléphant ne doit pas tarder à paraitre; nous le laisserons reposer cette nuit, et demain, dès l'aurore, nous nous élancerons dans l'éther.»

Ils continuaient de s'entretenir, et Alphonaponor reassurait Eléonore sur les dangers du voyage; car, quoique hardie, comme l'avait dit Marouban, elle ne laissait pas d'être inquiette sur la traversée, en envisageant la lourdeur de l'animal sur le dos duquel elle allait s'asseoir; lorsque des hennissemens, répétés avec force par l'éléphant de la cour, annoncèrent à son maître l'approche de son compagnon…. En effet, prenant aussi-tôt son télescope et son graphomètre, il le découvrit à cinquante lieues de la terre, et il le dit à Eléonore et à Marouban … «Comment, s'écria celle-ci, l'autre éléphant l'a senti de cinquante lieues? Quel flaire il faut qu'il ait pour cela!»—«Je crois vous avoir dit, répliqua le lunian, que ces animaux étaient d'une espèce extraordinaire, et je vous ai vanté leur intelligence: elle donne à leurs sens une activité inconnue. Eléonore, sachez que l'intelligence, n'ayant point de bornes, et étant une portion du plus grand attribut de la divinité, elle doit être un moteur universel dans quelque être qu'elle se trouve….» Alors il engagea Marouban à sortir avec lui jusqu'à la grande place, où il prévoyait que s'abbattrait l'animal. Eléonore voulut les suivre pour jouir du spectacle. Ils n'y furent pas une demi-heure, que l'éléphant, s'abaissant d'un vol rapide, et redoublant d'activité lorsqu'il apperçut son maître, prit terre. Repliant ses aîles, il courut au grand trot vers Alphonaponor, à qui il fit les plus grandes caresses, et aux pieds duquel il versa encore des larmes d'attendrisement…. Alphonaponor, ayant récompensé à son tour, par ses caresses ce zèlé serviteur, le conduisit vers son compagnon; et ici, se passa une nouvelle scène de sensibilité, qu'on ne peut décrire, entre les deux animaux. Elle aurait pu faire envier à nombre d'hommes, comme l'observa Eléonore, de leur ressembler.

Dès qu'Alphonaponor eut détaché les dépêches, qui étaient liées à la trompe de l'éléphant, il rentra avec ses amis dans l'hôtel, et leur ayant dit qu'il avait à s'occuper de la lettre de son roi, il les engagea à se retirer dans leurs appartemens, Eleonore en ayant pris un dans l'hôtel. Il les embrassa, en leur réitérant que lendemain, ils quitteraient la terre, les ordres de son roi le rappelant sans délai. Il avait parcouru d'un coup-d'oeil sa dépêche.

Le lecteur est sans doute curieux de savoir ce qu'écrivait le roi de la Lune au voyageur. Voici la traduction du texte de sa lettre:

A Alphonaponor, le plus cher de mes enfans.

«Votre dépêche, mon cher Alphonaponor, m'a été remise par votre intelligent courrier; et j'ai reçu avec plaisir les notions que vous m'avez données sur la terre. Que l'axe de cette planete s'incline tout-à-fait, cela m'est indifférent; je n'ai plus de crainte sur le sort de mes sujets, qui est le seul objet qui doive fixer l'attention d'un roi, à l'exclusion entière de lui-même. D'après cela, je vous invite à retourner au plutôt auprès de moi. Je ne puis me passer de vous: un sujet éclairé et fidèle, comme vous l'êtes, est un trésor qu'un roi ne doit pas perdre un instant de vue. Je sens tout le poids de la puissance depuis que vous m'avez quitté; et je m'apperçois, de plus en plus, qu'un roi, quel qu'il soit, fut-il doué de la sagesse la plus profonde et des talens les plus extraordinaires, ne peut marcher seul. Il faut autour de lui des hommes semblables à vous, qui blâment sans cesse ses actions, et lui présentent les tableaux effrayans enfantés par sa conduite. Où est le roi assez fortuné pour ne point faire un abus de son pouvoir? … Vous le savez; je n'aime point les flatteurs: je suis convaincu, dès long-tems, qu'ils sont les ennemis les plus cruels des rois et des peuples. Je les ai bannis de ma coeur, et ne me suis entouré que d'hommes raisonnables: cependant, Alphonaponor, je trouve qu'ils me flattent encore, sans qu'ils s'en apperçoivent, et qu'ils ne me disent pas assez fortement la vérité. L'ame d'un monarque a besoin d'être sans cesse réveillée: le pouvoir tend toujours à l'entraîner dans la route opposée à celle du bonheur public: il faut un ressort puissant qui l'arrête; c'est la vérité…. Quittez aussitôt le globe où vous êtes, si la gloire de votre roi vous est chère. Venez frapper mes regards, et rappeler ma réflexion, par votre aspect sévère. Rendez-moi un ministre ami de mon peuple, et j'aurai conquis plus que je ne pourrais jamais perdre….

Adieu mon fils: comme homme, je vous embrasse; comme roi, je vous salue.»

Le roi de l'empire de la Lune.

L'ame d'Alpbonaponor fut agitée en lisant cette lettre, et en envisageant le degré de sagesse auquel était parvenu le monarque de la Lune…. «Le voila, s'écria-t-il, le véritable roi! voilà l'être fort et invincible! celui qui est digne de l'amour de son peuple, celui qui peut entendre la vérité, et la désire, est parvenu au faite de la grandeur. Rien ne peut ébranler son trône: lui seul peut dire, comme la divinité, je suis immuable, hormis pour ce qui regarde la nature, à la loi de laquelle rien ne peut le soustraire!…. Il arrosa de douces larmes cet écrit, où il trouvait un éloge si pompeux pour lui-même, et il se dit: «quel dévouement ne dois-je pas à un tel roi! Je le sens, c'est leur sagesse qui enfante la vertu dans leurs sujets. Qu'ils donnent l'exemple, et ils verront le pied de leurs trônes entourés de sages et de héros!»

Il passa la nuit livré à ces intéressantes et utiles réflexions. Lorsque le premier rayon de l'aurore perça le voile sombre de la nuit dans l'Orient, il descendit vers ses éléphans, et disposa tout pour son départ. Il paya l'hôte avec l'argent que Marouban lui avait remis, et ayant fait dire ensuite à ce premier, de lui faire venir quelques malheureux à qui il voulait distribuer le reste de la somme, qui consistait en deux mille louis, s'étant apperçu avec surprise et douleur que Paris en fourmillait, il les attendit; il retarda, pour cela, son départ, en se disant qu'on doit tout immoler à la bienfaisance, jusqu'à ses plaisirs les plus doux. Leur ayant enfin remis sa somme, après s'être excusé envers eux d'avoir osé sonder le secret de leur infortune, et la leur avoir offerte plutôt comme le prix d'un service rendu que d'un bienfait, il les congédia, en les suppliant de cesser les acclamations que la reconnaissance leur faisait pousser. Il leur observa que l'homme bienfaisant n'a droit qu'à son prix tacite; et que les louanges l'outragent. «Il sait, leur dit-il, qu'il n'a de propriété réelle que ses vertus. S'il est riche, il doit aux malheureux le partage de sa fortune; s'il ne l'est point, il leur doit des consolations. Il sait encore que la nature lui a imposé ce devoir; et l'homme qui remplit son devoir, n'a aucun droit à l'éloge….» Cependant il entendit avec satisfaction le discours de celui de ces infortunés à qui il avait fait le don le plus fort, car il avait cru qu'il en était plus digne que les autres, ayant trouvé, à l'aide de son art de physionomiste, des traits plus caractéristiques de vertu sur sa figure…. Celui-ci dit: «J'ai connu le malheur; je sais combien il est doux de recevoir des bienfaits donnés sans ostentation; j'ai reçu des outrages de la plupart de ceux qui m'ont offert le pain avec lequel j'ai soutenu ma misérable vie; et ils m'ont fait désirer la mort encore plus que la misère. Soyons bienfaisant, à notre tour, et imitons ce magnanime lunian, qui seul connaît le prix et les droits de la vertu!….» Alphonaponor embrassa le personnage, qui trouva cet embrassement plus grand que son bienfait; le noble orgueil de l'homme ne s'éteignant jamais en lui dans quelque situation qu'il se trouve, comme ce dernier venait de l'annoncer.

Alors Éléonore descendit, et elle se montra au lunian les larmes de l'admiration dans les yeux. Elle avait été témoin de sa bienfaisante action, d'une fenêtre où elle s'était mise. Elle félicita, avec allégresse, Alphonaponor, et fit voir, ainsi, que la femme la plus frivole est souvent encline aux plus grands actes de vertu. Alphonaponor l'observa: il offrit un hommage nouveau aux femmes françaises, et il fit connaître ses espérances sur elles, en disant à Éléonore: «Je vois dans vos yeux le signe de la bienfaisance qui réside en votre âme; la sensibilité est son organe. Je ne doute plus que vous ne deveniez l'ornement de votre sexe. Que celles, parmi vos pareilles, qui portent dans leur sein un germe aussi heureux, sont à plaindre de ce qu'on ne frappe point plus souvent leur vue par l'exemple! Elles immoleraient alors la frivolité à l'auguste sentiment dont je parle; elles seraient la consolation des infortunés. Les fruits de la bienfaisance, offerts par la main d'une femme, douée des autres qualités de son sexe, de cette candeur aimable dont l'aspect excite la confiance, et de cette douceur, qui porte avec elle les délices pour l'âme des malheureux, sont inappréciables…. Femmes! s'écria-t-il, la nature semble vous avoir créées pour répandre les dons de la bienfaisance! L'homme, quel qu'il soit, ne peut parer, comme vous, son bienfait: Vous êtes égales à l'ange qui descendrait des cieux pour remplir ce sublime emploi!»

Le moment du départ était arrivé, et les éléphans étaient prêts, lorsque les littérateurs réunis envoyèrent un des leurs vers lui, pour l'inviter à une seconde conférence: leur dessein était de lui faire mieux expliquer son système d'analise….

Alphonaponor ayant répondu au littérateur qu'il partait à l'instant même, celui-ci lui demanda, au moins, un quart d'heure d'entretien, en lui observant qu'il ne lui ferait que deux questions, en se restreignant. «Comme elles divisent, dit-il, nos écrivains; c'est nous servir que de nous faire connaître votre opinion raisonnée.»

Le littérateur, étant le même qui avait pris la parole dans l'assemblée des savans, et qui avait inspiré de l'intérêt au lunian, ce dernier consentit à suspendre d'une demie heure son départ, et il l'engagea à être court.

Le littérateur lui dit alors: «Quelle est la borne qu'on oppose au langage dans votre planete? Est-il permis à l'écrivain de donner des acceptions aux mots à son gré? Enfin, quelle est la barrière où l'on doit s'arrêter à l'égard de la poésie? Il voulut savoir encore si les savans de la Lune pensaient qu'on put juger l'expression par sentiment.»

«Ce que vous me demandez, répondit Alphonaponor, serait le sujet d'un ouvrage entier, dont je ne puis, même, vous faire entrevoir l'esquisse, devant partir sans délai. Je vous exposerai seulement quelques idées générales:»

L'usage de la langue est immuable chez nous, reprit-il. Si chaque écrivain voulait innover, nous ne pourrions nous entendre. Il faut que les changemens soient consacrés par les sociétés savantes, et qu'ils soient ensuite insérés dans les dictionnaires. Le lecteur peut connaître l'expression d'un terme, en y ayant recours, et apprécier les innovations: sans cela il ne conçoit point ce qu'il lit ou ce qu'il entend; et il ne peut s'amuser ni s'instruire. Celui qui ne remplirait pas ce but, serait réputé, par nous, hors de la ligne de l'art et de la raison, et il serait suppose écrire pour les habitans d'une autre planete. Je m'étonne de votre question. N'avez-vous pas des écrivains qui vous ayent servi de guides en tous les tems? Homère, Euripide, Platon, etc., parlaient le grec ordinaire, et se faisaient entendre. Ils ne cherchaient le sublime que dans la pensée et l'image, où il réside principalement. Ils s'attachaient à la noblesse dans l'expression; mais cette expression était celle de tous. La noblesse ne se trouvait que dans le choix des mots, les plus propres aux pensées et les plus harmonieux. La variété était dans les tours de l'expression; mais jamais dans le changement des mots. Ils choisissaient les plus pompeux pour peindre les sentimens nobles, ou retracer les richesses de la nature; et, dans les sujets simples, ils prenaient les termes analogues. Si nous souffrons quelqu'innovation dans l'expression, il faut qu'elle ait tant de clarté, qu'elle s'adapte si bien à l'ancien tour, ou au terme vulgaire et correspondant, qu'on n'ait pas besoin d'elle pour comprendre l'ouvrage. Nous n'en tolérerions pas beaucoup dans un écrit, parce que nous serions sûrs qu'elles y sèmeraient la confusion. D'ailleurs, pourquoi chercher la nouveauté dans les mots? Terrestriens! Vous vous attacherez donc toujours à l'écorce?… Le sublime ne peut naître de l'expression. Je le répète; il est dans la pensée, dans les sentimens et dans l'image. Si vous tendez à étonner, développez à grands traits les passions: trouvez cette force de sentimens qui entraîne, et montrez les grands tableaux de la nature. Si vous n'avez pour vous que des mots, vous ne ferez qu'amuser un instant…. L'expression est, dans un ouvrage, ce que les pierres précieuses, qui entourent un cadran de pendule sont à la pendule elle-même. Elles peuvent orner le cadran; mais l'ornement du cadran n'est-il pas un simple accessoire, et la pendule en sera-t-elle moins une pendule, et moins utile? Les mots, et surtout les nouveaux, peuvent être comparés aux couleurs exaltées, qu'on découvre, ça et là, dans un tableau; qui frappent la vue par leur éclat; mais qui ne sont pas en harmonie avec les autres nuances, et qui déparent entièrement le tableau, parce qu'elles détruisent cette harmonie, source unique du beau. Si vous ne voyez que l'expression dans un écrit, vous ressemblerez à ceux qui ne regardent que l'éclat des couleurs bizarres dont je viens de parler, et qui négligent de voir si le dessin du tableau est correct; si le sentiment qu'on a voulu peindre est exprimé; et qui n'envisagent point qu'il y a un grotesque jusques dans le coloris. Tous les arts ont un même type; c'est la nature: et ils concordent tous.

Quant à votre demande, si on peut juger l'expression, par sentiment, j'avoue qu'elle m'étonne encore. L'ame est bien l'organe de toutes les facultés; mais ce ne peut être ni la raison ni le sentiment qui jugent un ouvrage sous le rapport des mots. Tout homme, le pâtre le plus ignorant, peut apprécier un trait relatif aux sensations; mais non juger les termes du langage qui tiennent à des principes étrangers au moral, puisqu'ils sont l'effet d'une convention sociale. L'art qui est l'oeuvre de la comparaison, et qui a pour but l'application à la nature, est, selon nous, la seule règle. Si l'ame ou l'esprit pouvait juger l'expression, il s'ensuivrait que tous les hommes, le pâtre même, parleraient aussi bien que le savant, et pourraient prononcer sur le style comme ce dernier; parce qu'un pâtre porte en lui les mobiles du sentiment, et le jugement propre à remplir, dans ce cas, ces objets.»

Le littérateur lui dit alors: «vous avez avancé dans votre conférence avec nous, qu'un passage qui développe un noeud ou esquisse un caractère, demande plus de génie que vingt descriptions. Comme vous n'avez pas appuyé votre assertion par des raisonnemens, permettez que je vous interroge à cet égard.

Ce que je dis n'exige de vous qu'un moment de réflexion, pour que vous en soyez convaincu. Il ne faut qu'avoir des yeux et de l'attention pour décrire au physique. Mais les yeux de l'ame voient difficilement, cela est hors de doute; car nous apprécions avec plus de difficulté un objet moral qu'un objet physique. Si ce que je dis n'était point, nous découvririons le but d'un ambitieux ou d'un fripon, aussi vite que nous appercevons une montagne. Ceux qui veulent sonder l'abîme du coeur humain, ont besoin de la lumière de la raison et du jugement pour y parvenir; et il faut posséder pleinement ces facultés pour voir un caractère dans son ensemble…. Quant au noeud, il faut que le génie dirige celui qui le forme. Le noeud suppose la création, puisqu'il offre un incident indépendant d'aucune connaissance reçue. Il n'est lié à l'art que par ce qui a rapport à la manière dont il est formé, ou, autrement, par le précepte de l'organisation. Pour la description, il ne faut qu'observer, avoir l'attention de rassembler toutes les parties éparses d'un tableau, et les réunir. La comparaison sert à celui qui décrit à les mettre à leur place, en imitant la nature; donc ce dernier n'a besoin que de la réflexion et de l'art de peindre par les mots; c'est-à-dire, de choisir les couleurs propres à ce qu'il veut présenter. Je vois avec une surprise nouvelle que vous ayez pu confondre la création avec l'imitation. Rappelez-vous qu'Homère fit des descriptions; mais qu'il n'a reçu le titre de grand poëte, en Grèce, que par ses applications et ses grandes descriptions morales. La chaîne-d'or , les prières ; enfin le plus sublime de son ouvrage, offrent ces images et ces grandes pensées. S'il n'avait dépeint que le choc des guerriers, les tempêtes, etc., et s'il n'avait su joindre à ces descriptions d'autres tableaux de création, il n'aurait été que versificateur, parce qu'il n'aurait qu'imité la nature.

A ces mots il se leva sans attendre la réplique du littérateur, et ayant rejoint ses amis, qui l'attendaient, il donna, pour monture, à Marouban le plus jeune de ses éléphans. Il monta, lui-même, avec Éléonore, sur l'autre; et, ayant attaché la dame à son corps avec une ceinture, ils gagnèrent à la hâte la grande place, où Alphonaponor ayant ordonné aux éléphans de retourner dans leur pays, ils prirent leur vol, aux yeux de nombre d'individus que la curiosité avait arrachés à la mollesse, et qui étaient accourus au bruit qui s'était fait dans la rue….

Les éléphans s'élevèrent avec majesté, et d'abord doucement; il fallait habituer Éléonore qui tremblait, de tous ses membres, derrière Alphonaponor. Lorsqu'elle fut à un quart de lieue de la terre, elle se montra plus hardie; et le lunian lui dit: «il n'y a que le premier pas qui coûte dans la carrière de l'audace.» Alors les deux animaux, à la voix de leur maître, pressèrent leur course. Paris ne leur parut bientôt que comme un point sur ce globe. Alphonaponor le fit remarquer à Eléonore, et lui dit: «Voilà à quoi se réduit la grandeur! Cette ville ne vous paraît qu'un grain de sable; bientôt la terre entière vous semblera de même. Vous jugerez alors que, malgré son orgueil, l'homme de toutes les planetes est rangé dans la classe des infiniment petits; et qu'il n'est rien d'essentiellement grand que l'immensité de celui qui l'a créé….» Paris disparut: la terre ne s'offrit bientôt plus à leur vue; et ils nagèrent dans l'espace sans bornes de l'éther.[9]

Notes:

[1] Nous ne connaissons point le motif qui fit regarder la Seine comme un ruisseau par le voyageur. Il est probable que cette rivière serait un fleuve dans sa planete, qui, ayant moins de surface, et par conséquent des montagnes moins hautes, doit présenter des émanations d'eau moins fortes que chez nous. Peut-être qu'il découvrit des fleuves plus considérables dans notre pays, et qu'il jugea que l'harmonie et l'utilité publique voudraient que la capitale fût située sur l'un d'eux.

[2] La découverte de l'abbé de l'Epée, démontre que l'art des signes peut être aussi utile à la société que la faculté de la parole .

[3] Le voyageur a raison. Mathusalem, vivant 960 ans, d'après la bible, appuye son assertion d'une manière irrévocable, et rend très-vraisemblable la longue existence des habitons de la Lune .

[4] Ce qu'on vit à Paris lors de l'arrivée des ambassadeurs Turcs, tant Méhémèd-Effendi, qu'Esseid-Effendi, prouve la vraisemblance morale de ce qu'on retrace ici .

[5] Cet embrassement n'est pas une puérilité: on embrasse tous les jours un cheval, qui n'a pas la centième partie de l'intelligence de l'éléphant. D'ailleurs, l'homme de la nature est si différent de l'homme de société, que ce qui est un acte noble pour l'un, est une niaiserie pour l'autre. Nous ne pourrons porter un jugement, que lorsque nous serons assurés que nous analisons bien les droits et le voeu de la nature, ainsi que les sentimens; et lorsque nous serons entièrement dignes d'être nommés sensibles .

[6] La terre est si éloignée de fournir aux besoins de ses habitans, qu'il se trouve des portions de peuples, même en Europe, qui goûtent à peine le pain. Quant aux habitans des autres continens, la majorité ne connaît point ce qui constitue essentiellement la nourriture de l'homme, tel que le bled, le riz, etc., et ne vit que de fruits.

[7] La Chine, où l'art de l'agriculture a su fertiliser jusqu'au sommet des monts les plus arides.

[8] _Les voyageurs répondront à Marouban que les Russes boivent du Wodki , qui est plus fort que le vin, puisque c'est une eau-de-vie de grain, mais je leur répliquerai que cette boisson n'est connue généralement que dans les villes, et sur les grandes routes de l'empire. S'il s'en trouve dans les grands villages de l'intérieur, les habitans en boivent rarement; ainsi la très-grande majorité du peuple russe ne fait point usage de cette boisson. Je dirai encore, pour appuyer l'assertion du grec, et ce qui ne peut être contredit, que le peuple des campagnes, qui n'en fait point usage, est plus fort que celui des villes qui en boit._

[9] _Je pressens qu'on voudra que je sois vraisemblable jusques dans le voyage de la terre à la Lune; et que les physiciens m'observeront, qu'Éléonore ne pourra supporter l'effet de la raréfaction de l'air lorsqu'elle arrivera aux bornes de notre atmosphère.

Ne me rebattant point sur les raisons que j'ai énoncées, je dirai aux physiciens; que le doute existant, la vraisemblance existe; car elle se place entre le doute et la vérité. Les courses des aërostats dans l'atmosphère, les observations sur les Cordillières, etc., ne suffisent point pour anéantir ce doute et prouver tout ce qu'on a dit sur la raréfaction. Ne savons-nous pas combien il y a_ de distance d'un simple éclaircissement à la conviction? N'avons-nous pas droit de douter, même, de l'authenticité du système de Newton, malgré sa vraisemblance probable, en égard aux autres systèmes? Physiciens, littérateurs, philosophes, soyez très-réservés avant d'en venir à l'affirmation. La chute du système d'Aristote, proclamé et reconnu, comme immuable, par vingt siècles, ne démontre-telle pas que, non-seulement les savans mais l'univers entier peuvent s'égarer; et que ce qui tient à l'art ou aux lumières, ne peut avoir une existence invariable, que lorsqu'il y a démonstration mathématique; c'est-à-dire, lorsque l'objet est rendu sensible, soit par les sens, soit par le jugement, et l'évidence du raisonnement._

FIN