Title : Les grandes journées de la Constituante
Author : Albert Mathiez
Release date
: February 1, 2006 [eBook #9818]
Most recently updated: December 26, 2020
Language : French
Credits : Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso, Tonya, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team
Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso, Tonya, Renald
Levesque and the Online Distributed Proofreading Team.
Chapitre I. La réunion des trois ordres.
Chapitre II. La révolution du 14 juillet.
Chapitre III. Le roi et l'Assemblée à Paris.
Chapitre IV. La Fédération.
Chapitre V. La fuite du roi.
Chapitre VI. Le Massacre du Champ-de-Mars.
Le 17 juin, ayant terminé depuis deux jours l'appel nominal de tous les députés aux États généraux, le Tiers, auquel s'étaient déjà réunis 12 curés, se proclamait Assemblée nationale , et, prévoyant que cet acte révolutionnaire serait suivi de représailles, décidait d'opposer à une répression possible la menace de la grève de l'impôt: «Considérant qu'en effet les contributions, telles qu'elles se perçoivent actuellement dans le royaume, n'ayant point été consenties par la nation, sont toutes illégales, et, par conséquent nulles dans leur création, extension ou prorogation;
«L'Assemblée déclare, à l'unanimité des suffrages, consentir provisoirement, pour la nation, que les impôts et contributions, quoique illégalement établis et perçus, continuent d'être levés de la même manière qu'ils l'ont été précédemment, et ce, jusqu'au jour seulement de la première séparation de cette Assemblée, de quelque cause qu'elle puisse provenir .
«Passé lequel jour, l'Assemblée nationale entendait décréter que toute levée d'impôts et contributions de toute nature qui n'aurait pas été nommément, formellement et librement accordée par l'Assemblée, cessera entièrement dans toutes les provinces du royaume, quelle que soit la forme de l'administration….»
Le 19 juin, l'ordre du clergé décidait par 149 voix contre 135 de se réunir au Tiers. Mais, le même jour, l'ordre de la noblesse adressait au roi une vigoureuse protestation contre les actes révolutionnaires du Tiers État et les chefs de la minorité du clergé, l'archevêque de Paris et le cardinal de La Rochefoucauld, faisaient le voyage de Marly pour pousser le roi à la résistance. Necker était justement absent auprès de sa belle-soeur mourante à Paris. Un témoin oculaire, Rabaut de Saint-Étienne, député à la Constituante, a raconté en ces termes la journée du lendemain:
Tandis que les députés se rendaient à la salle [des séances] une proclamation, faite par des hérauts d'armes et affichée partout, annonça que les séances étaient suspendues et que le roi tiendrait une séance royale le 22. On donnait pour motifs de la clôture de la salle pendant trois jours la nécessité des préparatifs intérieurs pour la décoration du trône. Cette raison puérile servit à prouver qu'on n'avait voulu que prévenir la réunion du clergé, dont la majorité avait adopté le système des communes. Cependant les députés arrivent successivement, et ils éprouvent la plus vive indignation de trouver les portes fermées et gardées par des soldats. Ils se demandent les uns aux autres quelle puissance a le droit de suspendre les délibérations des représentants de la nation. Ils parlent de s'assembler sur la place même, ou d'aller sur la terrasse de Marly offrir au roi le spectacle des députés du peuple; de l'inviter à se réunir à eux dans une séance vraiment royale et paternelle, plus digne de son coeur que celle dont il les menace. On permet à M. BAILLY, leur président, d'entrer dans la salle avec quelques membres pour prendre les papiers; et là il proteste contre les ordres arbitraires qui la tiennent fermée. Enfin il rassemble des députés dans le jeu de paume de Versailles, devenu célèbre à jamais par la courageuse résistance des premiers représentants de la nation française. On s'encourage en marchant; on se promet de ne jamais se séparer et de résister jusqu'à la mort. On arrive; on fait appeler ceux des députés qui ne sont pas instruits de ce qui se passe. Un député malade s'y fait transporter. Le peuple, qui assiège la porte, couvre ses représentants de bénédictions. Des soldats désobéissent pour venir garder l'entrée de ce nouveau sanctuaire de la liberté. Une voix s'élève [celle de Mounier]; elle demande que chacun prête le serment de ne jamais se séparer et de se rassembler partout jusqu'à ce que la constitution du royaume et la régénération publique soient établies. Tous le jurent, tous le signent, hors un [Martin d'Auch]; et le procès-verbal fait mention de cette circonstance remarquable. La cour, aveuglée, ne comprit pas que cet acte de vigueur devait renverser son ouvrage. [Note: Précis de l'histoire de la Révolution française , réimp. De 1819, pp. 56-57.]
Armand Brette a complété ce récit. «Sur les 19 curés affiliés dès ce moment à la cause du Tiers, sept seulement adhérèrent au serment le 20 juin ou le 22 juin, 12 s'abstinrent…, 4 députés du Tiers seulement refusèrent de signer … il n'y eut qu'un seul opposant, Martin d'Auch, qui déclara qu'il ne pouvait jurer d'exécuter des délibérations qui ne sont pas sanctionnées par le roi… , tous les nobles députés du Tiers présents à Versailles, les royalistes les plus éprouvés, Malouet, Mounier, Flachslanden, l'ami intime du roi, Hardy de La Largère, dont le fils fut anobli sous la Restauration en souvenir du constituant, Charrier, qui en 1792 souleva la Lozère et paya de sa tête son dévouement à la cause royale, vingt autres enfin, dont l'affection pour le roi était notoire, ont signé le serment et ont ainsi légitimé l'audacieuse constitution du Tiers en Assemblée nationale.» [Note: A. BRETTE, La séance royale du 23 juin 1789, ses préliminaires et ses suites. La Révolution française , t. XX, p. 442 et 534.]
Parmi ceux qui signèrent le serment, cet acte solennel de rébellion, il y en eut qui éprouvèrent une émotion intense. L'un d'eux devint fou.
Le lendemain un député de Lorraine, nommé Mayer, est devenu fou. Il avait prêté le serment et en avait la conscience bourrelée. Il était à côté d'un filou qui venait de voler sous le costume d'un député du Tiers. Lorsqu'on est venu prendre ce filou, il a cru qu'on arrêtait tous les députés du Tiers pour avoir fait le serment; la peur l'a pris et la tête lui a sauté. Cette frayeur d'être arrêté n'était pas mal fondée, car le bruit général était que ce parti violent avait été proposé, les uns disaient dans le conseil et d'autres dans un de ces conseils tenus fréquemment chez MM. de Polignac et chez M. le comte d'Artois. [Note: Journal de l'abbé Coster dans Brette, id. , pp. 37-38.]
Le 21 juin, à une députation de la noblesse conduite par le duc de Luxembourg, le roi avait répondu qu'il ne permettrait jamais qu'on altérât l'autorité qui lui avait été confiée pour le bien de ses sujets. La séance royale qui devait avoir lieu le 22 juin fut remise au 23. Le 22 juin, Bailly trouvant la porte des Menus fermée, se rendit aux Récollets qui refusèrent de le recevoir. Les marguilliers de l'église Saint-Louis lui offrirent leur église. On se rendit d'abord dans la chapelle des Charniers, où avaient lieu les catéchismes, puis dans la nef. Deux membres de la noblesse du Dauphiné, les premiers de leur ordre, le marquis de Blacons et le comte d'Agoult se réunirent au Tiers et la majorité du clergé se réunit aussi, conduite par les archevêques de Vienne et de Bordeaux, les évêques de Chartres et de Rodez.
L'abbé Grégoire nous dit qu'en prévision de la séance royale du lendemain, les députés qui se réunissaient au club breton (berceau des Jacobins) arrêtèrent un plan de résistance:
La veille au soir nous étions douze ou quinze députés réunis au Club Breton, ainsi nommé parce que les Bretons en avaient été les fondateurs. Instruits de ce que méditait la Cour pour le lendemain, chaque article fut discuté par tous et tous opinèrent sur le parti à prendre. La première résolution fut celle de rester dans la salle malgré la défense du roi. Il fut convenu qu'avant l'ouverture de la séance, nous circulerions dans les groupes de nos collègues pour leur annoncer ce qui allait se passer sous leurs yeux et ce qu'il fallait y opposer. [Note: Mémoires de l'Abbé Grégoire , t. I, p. 380. Ce récit est confirmé par Bouchette, Lettre du 24 juin 1789: «Nous étions convenus d'avance quoiqu'il arrivât de ne pas nous séparer avant d'avoir pris une délibération et nous la fîmes ainsi» ( Lettres de Bouchette, Paris, 1909).]
Enfin la séance royale arriva; elle eut tout l'appareil extérieur qui naguère en imposait à la multitude; mais ce n'est pas un trône d'or ni un superbe dais, ni des hérauts d'armes, ni des panaches flottants qui intimident des hommes libres. La cour ignorait encore cette vérité, qu'on retrouve partout dans toutes les histoires. La garde nombreuse qui entourait la salle n'effraya pas les députés; elle accrut au contraire leur courage. On répéta la faute qu'on avait faite le 5 mai, de leur affecter une porte séparée et de les laisser exposés dans le hangar qui la précédait, à une pluie assez violente, pendant que les autres ordres prenaient leurs places distinguées; enfin ils furent introduits.
Le discours et les déclarations du roi eurent pour objet de conserver la distinction des ordres, d'annuler les fameux arrêtés de la constitution des communes en assemblée nationale, d'annoncer en trente-cinq articles les bienfaits que le roi accordait à ses peuples , et de déclarer à l'assemblée que, si elle l'abandonnait, il ferait le bien des peuples sans elle. D'ailleurs toutes les formes impératives furent employées, comme dans ces lits de justice où le roi venait semoncer le parlement. Dans ces bienfaits du roi promis à la nation, il n'était parlé ni de la Constitution tant demandée, ni de la participation des états généraux à la législation, ni de la responsabilité des ministres, ni de la liberté de la presse; et presque tout ce qui constitue la liberté civile et la liberté politique était oublié. Cependant les prétentions des ordres privilégiés étaient conservées, le despotisme du maître était consacré et les états généraux abaissés sous son pouvoir. Le prince ordonnait et ne consultait pas; et tel fut l'aveuglement de ceux qui le conseillèrent qu'ils lui firent gourmander les représentants de la nation, et casser leurs arrêtés comme si c'eût été une assemblée de notables. Enfin, et c'était le grand objet de cette séance royale, le roi ordonna aux députés de se séparer tout de suite, et de se rendre le lendemain matin dans les chambres affectées à chaque ordre pour y reprendre leurs séances.
Il sortit. On vit s'écouler de leurs bancs tous ceux de la noblesse et une partie du clergé. Les députés des communes, immobiles et en silence sur leurs sièges, contenaient à peine l'indignation dont ils étaient remplis, en voyant la majesté de la nation si indignement outragée. Les ouvriers, commandés à cet effet, emportent à grand bruit ce trône, ces bancs, ces tabourets, appareil fastueux de la séance; mais, frappés de l'immobilité des pères de la patrie, ils s'arrêtent et suspendent leur ouvrage. Les vils agents du despotisme courent annoncer au roi ce qu'ils appellent la désobéissance de l'assemblée…. [Note: Rabaut, op. cit., pp. 58-59.]
A ce récit de Rabaut Saint-Étienne, Montjoye ajoute ce détail qu'«à l'instant même où le roi se plaça sur son trône, tous les députés des trois ordres, par un mouvement simultané, s'assirent et se couvrirent et ils étaient déjà assis et couverts lorsque M. le garde des sceaux dit: le roi permet à l'Assemblée de s'asseoir.»
Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'État soit conservée en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son royaume; que les députés librement élus par chacun des trois ordres, formant trois chambres, délibérant par ordre, et pouvant, avec l'approbation du souverain, convenir de délibérer en commun, puissent seuls être considérés comme formant le corps des représentans de la nation. En conséquence, le roi a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l'ordre du Tiers-État le 17 de ce mois ainsi que celles qui auraient pu s'ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles ( Décl. I. 1).
Sont nommément exceptées des affaires qui pourront être traitées en commun celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, la forme de constitution à donner aux prochains États-Généraux, les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques des deux premiers ordres ( id. 8).
Le consentement particulier du clergé sera nécessaire pour toutes les dispositions qui pourraient intéresser la religion, la discipline ecclésiastique, le régime des ordres et corps séculiers et réguliers ( id. 9).
Les affaires qui auront été décidées dans les assemblées des trois ordres réunis seront remises le lendemain en délibération si cent membres de l'Assemblée se réunissent pour en faire la demande ( id. 12).
Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées et S.M. comprend expressément sous le nom de propriétés les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux , et généralement tous les droits et prérogatives utiles ou honorifiques, attachés aux terres et fiefs, ou appartenant aux personnes ( Décl. II. 12).
Les deux premiers ordres de l'État continueront à jouir de l'exception des charges personnelles, mais le roi approuvera que les États-Généraux s'occupent des moyens de convertir ces sortes de charges en contributions pécuniaires, et qu'alors tous les ordres de l'État y soient assujettis également ( id. 15).
Dans d'autres articles le roi avait promis de n'établir aucun nouvel impôt sans le consentement des représentants de la nation, de faire connaître le tableau annuel des recettes et des dépenses et de le soumettre aux États généraux, de sanctionner la suppression de tous les privilèges en matière d'impôts, d'abolir la taille, le franc-fief, les lettres de cachet, la corvée, d'établir des États provinciaux composés de deux dixièmes de membres du clergé, de trois dixièmes de membres de la noblesse et de cinq dixièmes de membres du Tiers, etc.
Le roi termina par les paroles suivantes:
Vous venez, Messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de mes vues; elles sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien public; et, si, par une fatalité loin de ma pensée, vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples; seul, je me considérerai comme leur véritable représentant; et connaissant vos cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le voeu le plus général de la nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute la confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je marcherai vers le but auquel je veux atteindre avec tout le courage et la fermeté qu'il doit m'inspirer.
Réfléchissez, Messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation spéciale. Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs; et tous les ordres de l'État peuvent se reposer sur mon équitable impartialité.
Toute défiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi jusqu'à présent qui fais tout le bonheur de mes peuples; et il est rare peut-être que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits.
Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans les chambres affectées à votre ordre, pour y reprendre vos séances, j'ordonne en conséquence au grand-maître des cérémonies de faire préparer les salles.
Dreux-Brezé, grand-maître des cérémonies, vint rappeler aux communes immobiles l'ordre du roi. Bailly lui répondit que les représentants du peuple ne reçoivent les ordres de personne, que, du reste il allait prendre les ordres de l'assemblée. Alors Mirabeau lança la célèbre apostrophe qu'il a lui-même rappelée en ces termes:
Bientôt M. le marquis de Brezé est venu leur dire [aux députés des communes]: «Messieurs, vous connaissez les ordres du roi.» Sur quoi un des membres des communes lui adressant la parole a dit: «Oui, Monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a suggérées au Roi, et vous qui ne sauriez être son organe auprès des États-Généraux, vous qui n'avez ici ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous rappeler son discours; [Note: Le garde des sceaux, d'après le protocole, était seul qualifié pour communiquer les ordres du roi aux États généraux. Dreux-Brezé outrepassait ses pouvoirs. Il ne devait être que le porteur d'ordres écrits du roi.] cependant pour éviter toute équivoque et tout délai, je vous déclare que si l'on vous a chargé de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance de la baïonnette.» Alors, d'une voix unanime, tous les députés se sont écriés: «Tel est le voeu de l'Assemblée.» [Note: Treizième lettre de Mirabeau à ses commettants .]
Le Tiers, sur la proposition de Camus et de Sieyès, déclara persister dans ses précédents arrêtés, récidivant ainsi sa désobéissance. Il décréta en outre, sur la proposition de Mirabeau, que la personne des députés était inviolable. «Ce n'est pas manifester une crainte, avait dit Mirabeau, c'est agir avec prudence; c'est un frein contre les conseils violents qui assiègent le trône.»
Le roi céda devant l'attitude résolue des nobles patriotes, l'offre de démission de Necker, qui n'avait déjà pas assisté à la séance royale, devant l'agitation du monde des rentiers qui craignait la banqueroute, devant l'insubordination de l'armée et les manifestations populaires.
On se rappelle cette célèbre réponse de Mirabeau au grand maître des cérémonies qui nous sommait de nous retirer. Cette réponse, me dit d'André, [Note: D'André, député de la noblesse d'Aix aux États généraux, devint avec Barnave et les Lameth un des chefs du côté gauche de la Constituante.] ayant été rapportée à la cour par M. de Brézé, il fut donné ordre à deux ou trois escadrons des gardes du corps de marcher sur l'Assemblée et de la sabrer, s'il le fallait, pour la dissoudre. Et certes, les députés, dans un pareil moment, se seraient tous laissé égorger plutôt que de bouger. Au moment où cette troupe avançait, plusieurs députés de la minorité de la noblesse étaient rassemblés sur une terrasse attenant, si je me le rappelle bien, au logement de l'un des Crillon. Il y avait entre autres les deux Crillon, d'André, le marquis de Lafayette, les ducs de La Rochefoucauld, de Liancourt, etc., tous dans les opinions de Necker, voulant l'établissement d'un gouvernement constitutionnel à l'anglaise, avec la branche régnante de la dynastie. Lorsque d'André vit les gardes du corps s'avancer pour exécuter l'ordre dont je viens de parler: «Eh quoi! s'écrie-t-il, aurions-nous la lâcheté de laisser égorger sous nos yeux et sans aucune démarche vigoureuse pour en empêcher, des hommes qui nous donnent un si bel exemple de fermeté et de dévouement! Marchons au-devant des escadrons et sauvons les députés des communes ou périssons avec eux.» Ils partent tous à l'instant; ils barrent le chemin au détachement, enfoncent leurs chapeaux empanachés, mettent l'épée à la main et déclarent au commandant qu'il leur passera sur le corps à tous avant qu'il parvienne aux députés des communes, que c'était à lui à juger les conséquences. Le commandant répond d'abord qu'il ne connaît que ses ordres, et fait un mouvement pour se porter en avant et leur passer sur le corps. Mais ces braves gens étant restés inébranlables à l'approche de cette cavalerie, le commandant n'osa pas aller plus loin; il retourna au château rendre compte de ce qui s'était passé et demander de nouveaux ordres. La Cour effrayée, irrésolue, donna l'ordre de rétrograder. Le fait est notoire et je n'ai aucun doute sur les détails. D'André n'est ni imposteur ni fanfaron, et tous les hommes que je viens de citer étaient capables de toutes sortes de grandes et belles actions. [Note: Mémoires de La Révellière-Lépeaux, t. I, pp. 82-84.]
Des cris de Vive Necker se faisaient entendre jusqu'au château. On voulait le voir, on voulait le prier de rester à la tête des affaires. Dans l'intervalle, il a été demandé chez la reine. Le peuple l'y a suivi, et les cours du château sont restées pleines de monde. M. Necker a passé un instant chez le roi pour lui rendre compte que toutes les caisses étaient fermées à Paris, que la ville entière était prête à se soulever, et que les directeurs de la Caisse d'Escompte arrivaient dans le moment de Paris lui annoncer tous les dangers dont la Caisse était menacée. Le roi a senti que le remède à ces maux était la conservation de son ministère. Il a même exigé dit-on que M. Necker allât depuis le Château jusqu'au Contrôle général à pied, pour se montrer au peuple et l'assurer qu'il restait. Les rues, les fenêtres retentissaient d'applaudissements et de cris répétés de Vive Necker! Dans un instant tous les députés du Tiers-État se sont rendus chez M. Necker pour le féliciter et applaudir avec lui au bonheur de la nation qui le conserve. On l'embrassait, on embrassait Mme Necker et la baronne de Staël, le public embrassait les députés du Tiers, les applaudissait, criait: Vive Necker, vive l'Assemblée nationale ! [Note: Journal de l'abbé Coster, dans A. Brette, La Révolution française, t. XXIII, pp. 66-67.]
Le jeudi [25 juin 1789], les soldats du régiment des Gardes françaises ayant abandonné leurs casernes s'étaient répandus dans Paris, allant par bandes dans tous les lieux publics, criant: Vive le Roi, Vive le Tiers! allant boire dans les cabarets, obtenant de l'argent de plusieurs fanatiques qui leur en distribuaient des poignées. Crainte d'une révolte générale, on n'osa les consigner. Le vendredi, ils se répandirent de même dans tous les endroits publics, firent mettre bas les armes à plusieurs patrouilles des gardes suisses qu'ils rencontrèrent et publièrent les deux imprimés ci-joints. M. du Châtelet, accouru à Paris, parvint, en allant lui-même à chaque caserne, à les contenir hier samedi. Et la réunion effectuée ne laissant pas d'animosité entre les partis, il faut espérer qu'on n'aura pas besoin de se servir des troupes, sur lesquelles V.E. voit qu'on ne pourrait faire aucun fonds.
J'apprends à l'instant que le Roi ne peut pas compter davantage sur ses propres gardes du corps. Un maréchal des logis, bas-officier avec rang de lieutenant-colonel, est venu dire, au nom de la troupe, au duc de Guiche, capitaine de quartier, que leur devoir était de garder et de protéger la personne du Roi, mais non de monter à cheval pour se battre avec la canaille; qu'en conséquence ils ne feraient point de patrouilles. Le duc Guiche a cassé le bas-officier. Sur quoi les gardes du corps sont venus présenter au Roi un mémoire, où, en l'assurant de leur attachement pour sa personne, ils ont demandé son rétablissement. Le Roi a mis au bas du mémoire: «j'ai toujours compté sur la fidélité de mes gardes du corps», et il le leur a rendu. Les gardes ont fait dire à M. de Guiche que si on ne leur rendait point leur camarade, à la fin de leur service qui se termine avec le mois de juin, le Roi pouvait disposer de 600 bandoulières, ce qui fait la moitié de tout le corps, y ayant dans ce moment double garde.
Les régiments de Reinach (Suisse) et de Lauzun (hussards) viennent d'arriver. La fidélité des régiments étrangers commence aussi à devenir suspecte. Les bourgeois les séduisent, et les Suisses de Salis-Samade logés à Issy et à Vaugirard ont assuré leurs hôtes qu'au cas où on les fît marcher, ils dévisseraient les batteries de leurs fusils. [Note: Dépêche de Salmour, ministre plénipotentiaire de Saxe, 28 juin 1789, dans FLAMMERMONT, Rapport sur les correspondances des agents diplomatiques étrangers en France avant la Révolution. Nouvelles archives des missions , t. VIII, p. 231.]
Le 24 juin, la majorité du Clergé, désobéissant à son tour au roi se rendit à la délibération du Tiers. Le 25, 47 membres de la noblesse, le duc d'Orléans en tête, en firent autant. Le 27, le roi se résigna à sanctionner ce qu'il ne pouvait plus empêcher. Il ordonna aux deux ordres privilégiés de se réunir au Tiers. Le jour même la réunion est un fait accompli.
Le serment du jeu de paume laissa un vif souvenir parmi les patriotes et une société particulière fut fondée par Gilbert Romme pour en commémorer l'anniversaire.
Formés en «bataillon civique», les membres de la société du serment du jeu de paume entrèrent à Versailles par l'avenue de Paris. Au milieu d'eux, quatre volontaires de la Bastille portaient «une table d'airain sur laquelle était gravé en caractères ineffaçables le serment du jeu de paume. Quatre autres portaient les ruines de la Bastille destinées à sceller sur les murs du jeu de Paume cette table sacrée». La municipalité de Versailles vint à la rencontre du cortège. Le régiment de Flandre présenta les armes devant «l'arche sacrée». Arrivés au jeu de Paume, tous les assistants renouvelèrent le serment «dans un saisissement religieux». Puis un orateur les harangua: «Nos enfants iront un jour en pèlerinage à ce temple, comme les musulmans vont à La Mecque. Il inspirera à nos derniers neveux le même respect que le temple élevé par les Romains à la piété filiale….» Au milieu des cris d'allégresse, les vieillards scellèrent sur la muraille la table du serment: «Chacun envia le bonheur de l'enfoncer.» Tous ne quittèrent qu'à regret ce lieu si cher aux âmes sensibles: «Ils s'embrassèrent mutuellement et furent reconduits avec pompe par la municipalité, la garde nationale et le régiment de Flandre, jusqu'aux portes de Versailles.» Le long de la route, en rentrant à Paris, «ils ne s'entretenaient que du bonheur des hommes, on eût dit que c'étaient des Dieux qui étaient en marche». Au bois de Boulogne, un repas de trois cents couverts, «digne de nos vieux aïeux», leur fut servi «par des jeunes nymphes patriotes». Au-dessus de la table on avait placé «les bustes des amis de l'humanité, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Franklin qui semblait encore présider la fête». Le président de la société, G. Romme, «lut pour bénédicité les deux premiers articles de la Déclaration des Droits de l'homme. Tous les convives répétèrent: Ainsi soit-il!». Au dessert, on donna lecture du procès-verbal de la journée. «Cet acte religieux excita de vifs applaudissements.» Puis vinrent les toasts. Danton «eut le bonheur de porter le premier». «Il dit que le Patriotisme, ne devant avoir d'autres bornes que l'Univers, il proposait de boire à sa santé, à la Liberté, au bonheur de l'Univers entier; de Menou but à la santé de la Nation et du Roi «qui ne fait qu'un avec elle», Charles de Lameth à la santé des vainqueurs de la Bastille, Santhonax à nos frères des colonies, Barnave au régiment de Flandre, Robespierre «aux écrivains courageux qui avaient couru tant de dangers et qui en couraient encore en se livrant à la défense de la Patrie». Un membre désigna alors Camille Desmoulins dont le nom fut vivement applaudi. Enfin un pieux chevalier termina la série des toasts en buvant «au sexe enchanteur qui a montré dans la Révolution un patriotisme digne des dames romaines». Alors «des femmes vêtues en bergères» entrèrent dans la salle du banquet et couronnèrent de feuilles de chêne les députés à l'Assemblée nationale: d'Aiguillon, Menou, les deux Lameth, Barnave, Robespierre, Laborde. Un artiste célèbre [Note: David, dont tout le monde connaît le célèbre tableau du serment du jeu de Paume.] qui assistait à la fête promit d'employer son talent «à transmettre à la postérité les traits des amis inflexibles du bien public». [Note 2: A. Mathiez, Les Origines des Cultes révolutionnaires , pp. 47-49, d'après le procès-verbal officiel de la cérémonie.]
Le roi, qui avait de l'honneur, avait ressenti vivement l'humiliation que le Tiers et la majorité du Clergé lui avaient imposée. Il prêta une oreille complaisante aux conseils de revanche qui lui venaient de la reine et du comte d'Artois. Dès le 26 juin il appelait autour de Paris et de Versailles 20,000 hommes, dont 3,000 cavaliers, la plupart des troupes étrangères qu'il croyait plus sûres.
Les contemporains ont cru communément à un projet de coup de force comportant une double offensive, contre l'Assemblée et contre Paris.
Le jour de la séance royale, le 23 juin, des bruits très inquiétants s'étaient répandus dans Paris. L'on racontait que Necker, instruit que la cour s'apprêtait à l'exiler, avait offert trois fois sa démission et n'avait réussi à la faire accepter qu'en promettant de ne point quitter Versailles; qu'un nouveau ministère était formé avec le prince de Conti comme premier ministre, le prince de Condé comme généralissime de l'armée, Foulon comme contrôleur général des finances; «que le projet de la cour était de faire arrêter un député par chaque bailliage pour le retenir en otage dans l'intérieur du château de la Bastille, où l'on avait vu arriver un grand nombre de lits et une grande quantité de matelas» (Hardy).
Quelques jours plus tard, nouvelles rumeurs. L'espoir un moment nourri après la réunion des ordres, de voir disgracier les princes de Conti et de Condé ainsi que Barentin, s'évanouit, la concentration des troupes est connue et commentée à Paris dès la fin de juin et des bruits sinistres circulent. Le 3 juillet, l'on raconte au Palais-Royal que les membres du tiers, exposés à être assassinés par les nobles, demandent du secours, et peu s'en faut que plusieurs milliers d'hommes ne se mettent en route pour Versailles. Puis, à mesure que les troupes se rapprochent, et surtout après la séance du 8 juillet à l'Assemblée, les on-dit se précisent: la cour veut imposer à l'Assemblée, au cours d'une nouvelle séance royale, les déclarations du 23 juin, qui seront ensuite largement répandues dans tout le royaume, lues au prône de toutes les paroisses; si l'Assemblée résiste, elle sera transférée dans une ville éloignée ou prorogée pour un mois, ou immédiatement dissoute. L'on affirme qu'au cours d'une nuit prochaine, les troupes stationnées à Versailles prendront les armes, que le local de l'Assemblée sera occupé militairement, les plus turbulents arrêtés, voire condamnés et exécutés, les autres dispersés. Au coeur même de la crise, le 13 et le 14 juillet, le bruit court avec persistance que la salle des Menus-Plaisirs est minée; ce bruit trouve créance parmi les députés et Grégoire se fait à la tribune l'interprète des frayeurs qu'il inspire. Contre Paris, l'on méditait un assaut dans les règles: des batteries installées sur les hauteurs de Montmartre foudroieraient la ville; en même temps, les troupes campées au Champ de Mars et celles de Courbevoie, de Saint-Denis, etc., feraient irruption. Tout ce qui résisterait serait fusillé ou sabré; les soldats auraient permission de piller. Puis les barrières seraient fermées, garnies de canons, et Paris serait isolé du reste de la France. L'on se communiquait, dans le public, des plans d'opérations où la mission de chaque corps, les itinéraires, la progression méthodique de l'attaque étaient minutieusement indiqués.
Ces bruits doivent être accueillis avec circonspection. Paris et Versailles ont passé, pendant la première quinzaine de juillet 1789, par un accès d'exaltation généralisée qui atteignit son paroxysme le jour de la prise de la Bastille, par une sorte de «grande peur» qui explique la naissance des rumeurs les plus folles. A l'Assemblée même, tous ceux des députés qui n'avaient pas partie liée avec la cour semblent y avoir prêté foi; et point n'est besoin, pour faire comprendre leur crédulité, d'invoquer les calculs politiques: ils ont subi la contagion du moment.
Il n'est point douteux que, du 23 juin au 12 juillet, des projets extrêmes ont été agités. Dans une dépêche du 9 juillet, le comte de Salmour, ministre de Saxe à Paris, attribue à d'Epréménil un plan de dissolution Des Etats généraux à main armée. «D'après son projet, l'on devrait casser les Etats généraux, arrêter quelques-uns des membres qui avaient parlé avec plus de chaleur, les livrer au parlement, ainsi que M. Necker, pour instruire leur procès dans les formes juridiques et les faire périr sur l'échafaud comme criminels de lèse-majesté et coupables de haute trahison.» Le même témoin note «les rodomontades ridicules des aristocrates», à mesure que les régiments arrivent. Les officiers de l'état-major du maréchal de Broglie se laissaient aller, en parlant de l'Assemblée, à de graves intempérances de langage, et le maréchal lui-même, à en croire Salmour et Besenval, montrait une assurance, une jactance menaçantes. [Note: Pierre Caron, La tentative de contre- révolution de juin-juillet 1789 dans la _Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. VII, pp. 20-23.].
Le 8 juillet, Mirabeau prononça un terrible réquisitoire contre les mauvais conseillers du roi qui compromettaient le trône: «Ont-ils prévu les conseillers de ces mesures, ont-ils prévu les suites qu'elles entraînent pour la sécurité même du trône? Ont-ils étudié dans l'histoire de tous les peuples comment les révolutions ont commencé, comment elles se sont opérées?» Il déposa la motion suivante:
Qu'il soit fait au roi une très humble adresse, pour peindre à S.M. les vives alarmes qu'inspire à l'Assemblée nationale de son royaume l'abus qu'on s'est permis depuis quelque temps du nom d'un bon roi pour faire approcher de la capitale et de cette ville de Versailles des trains d'artillerie et des corps nombreux de troupes tant étrangères que nationales, dont plusieurs se sont cantonnés dans les villages voisins, et pour la formation annoncée de divers camps aux environs de ces deux villes.
Qu'il soit représenté au roi, non seulement combien ces mesures sont opposées aux intentions bienfaisantes de S.M. pour le soulagement de ses peuples dans cette malheureuse circonstance de cherté et de disette de grains, mais encore combien elles sont contraires à la liberté et à l'honneur de l'Assemblée nationale, propres à altérer entre le roi et ses peuples cette confiance qui fait la gloire et la sûreté du monarque, qui seule peut assurer le repos et la tranquillité du royaume, procurer enfin à la nation les fruits inestimables qu'elle attend des travaux et du zèle de cette Assemblée.
Que S.M. soit suppliée très respectueusement de rassurer ses fidèles sujets en donnant les ordres nécessaires pour la cessation immédiate de ces mesures également inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le prompt renvoi des troupes et des trains d'artillerie aux lieux d'où on les a tirés.
Et attendu qu'il peut être convenable, en suite des inquiétudes et de l'effroi que ces mesures ont jetés dans le coeur du peuple, de pourvoir provisionnellement au maintien du calme et de la tranquillité; S.M. sera suppliée d'ordonner que dans les deux villes de Paris et de Versailles, il soit incessamment levé des gardes bourgeoises qui, sous les ordres du roi, suffiront pleinement à remplir ce but sans augmenter autour de deux villes travaillées des calamités de la disette le nombre des consommateurs. [Note: Réimpression du Moniteur .]
La motion de Mirabeau fut votée, à l'unanimité moins quatre voix, à l'exception du dernier paragraphe que les électeurs de Paris allaient se charger de mettre en application. [Note: Dès le 25 juin les électeurs de Paris avaient agité le projet d'une milice bourgeoise.]
A ces mouvements et à ces bruits la capitale entière n'eut qu'un sentiment; et ce n'était pas une populace ignorante et tumultueuse, c'était tout ce que cette ville célèbre renferme d'hommes éclairés ou braves de tous les états et de toutes les conditions. Le danger commun avait tout réuni. Les femmes qui, dans les mouvements populaires, montrent toujours le plus d'audace, encourageaient les citoyens à la défense de leur patrie. Ceux-ci, par un instinct que leur donnaient le danger public et l'exaltation du patriotisme, demandaient aux soldats qu'ils rencontrent s'ils auront le courage de massacrer leurs frères, leurs concitoyens, leurs parents, leurs amis. Les gardes-françaises les premiers, ces citoyens généreux, rebelles à leurs maîtres, selon le langage du despotisme, mais fidèles à la nation, jurent de ne tourner jamais leurs armes contre elle. Des militaires d'autres corps les imitent. On les comble de caresses et de présents. On voit ces soldats, qui avaient été amenés pour l'oppression de la capitale, et par conséquent du royaume, se promener dans les rues en embrassant les citoyens. Ils arrivent en foule au Palais-Royal, où tout le monde s'empresse de leur offrir des rafraîchissements, et chacun emploie tous les moyens qu'il juge propres à détacher les soldats de l'obéissance arbitraire pour les réunir à la cause commune. On apprend cependant que quelques-uns d'entre eux vont être punis d'avoir refusé de tirer sur leurs concitoyens, que onze gardes françaises sont détenus aux prisons de l'Abbaye, et vont être transférés à Bicêtre, prison des plus vils scélérats. Leur cause devient la cause publique. On court les délivrer [le 9 juillet]; la foule grossit en marchant; on force les prisons, on entre, on les délivre; et ils sont amenés en triomphe au Palais-Royal, qui devient leur asile. Les hussards et les dragons qui avaient reçu ordre de charger les citoyens, posent leurs armes et se joignent à eux; et l'on entend partout les cris de Vive la Nation! car, depuis la constitution des communes en assemblée nationale, c'était le cri de la joie publique, et l'on ne disait plus vive le Tiers-Etat! . [Note: Rabaut, op. cit. , pp. 64-65.]
Le lendemain, 10 juillet, les Électeurs de Paris, c'est-à-dire les délégués des assemblées primaires qui avaient élu les députés de la ville aux États-Généraux, se réunissaient dans la grande salle de l'Hôtel de Ville et discutaient un projet d'organisation d'une garde bourgeoise.
Le 11 juillet, vers 3 heures de l'après-midi, le roi révoquait Necker et l'invitait à sortir immédiatement du royaume. Les autres ministres patriotes, Montmorin, Saint-Priest, La Luzerne étaient de même disgraciés. Leurs successeurs étaient pris dans le parti de la résistance à outrance: le baron de Breteuil, le maréchal de Broglie, le duc de La Vauguyon, etc. Le renvoi de Necker provoqua dans le monde de la finance et de la bourgeoisie le même émoi que sa menace de démission le 23 juin.
Le 12 juillet, lorsqu'il apprend le renvoi de Necker, le bailli de Virieu écrit: «Le renvoi de Necker portera un coup au crédit, et la caisse d'escompte pourrait bien faire banqueroute. Le roi, probablement, sera forcé de reculer et de faire retirer les troupes.» «Aussitôt, dit Bailly, qu'on apprit à Paris la nouvelle du renvoi de Necker, les agents de change s'assemblèrent pour délibérer sur les suites du coup que cet événement allait porter au commerce et aux finances. Ils décidèrent que, pour éviter de mettre à découvert un discrédit total de tous les effets, la Bourse serait fermée lundi; ils dépêchèrent l'un d'eux, M. Madimer, à Versailles pour avoir des nouvelles et connaître l'état des choses». Les craintes des agents de change n'étaient pas injustifiées; dès le 10, les rumeurs répétées sur le mouvement des troupes autour de Paris avaient fait tomber les billets de la Caisse d'escompte de 4 265 livres, où ils étaient le 8, à 4 165 livres. L'arrêté fameux de l'Assemblée nationale du 13 juillet vise expressément la banqueroute. Le Constituant Lofficial dépeint la consternation des bourgeois parisiens le 12 juillet: «Ils ne voyaient que la banqueroute royale et la perte de leur fortune certaine (la majeure partie des Parisiens ayant tout leur avoir sur le Trésor royal)». Le Tableau des principaux événements de la Révolution s'exprime ainsi: «Un des principaux moyens employés par les factieux pour soulever Paris peuplé de capitalistes, de rentiers, d'agioteurs avait été d'y répandre le bruit que la résolution de faire banqueroute avait été prise dans le même conseil où l'exil de M. Necker avait été prononcé. M. Mounier eut la faiblesse d'adopter cette fable absurde: «Nous déclarerons … que l'Assemblée nationale ne peut consentir à une honteuse banqueroute». Enfin Rivarol, dans ses mémoires, a fait avec amertume les mêmes constatations: «Les capitalistes, par lesquels la Révolution a commencé n'étaient pas si difficiles en fait de constitution, et ils auraient donné la main à tout, pourvu qu'on les payât…. Soixante mille capitalistes et la fourmilière des agioteurs ont décidé la Révolution». Et, dans une note, il accuse les principaux banquiers de Paris, Laborde-Méréville, Boscary, Dufresnoy, d'avoir mis à la disposition du parti révolutionnaire des sommes considérables. [Note: Pierre Caron, La tentative de contre-révolution de juin-juillet 1789 , dans la Revue d'histoire moderne , t. VIII, pp. 666- 667.]
Il est impossible de dépeindre le mouvement immense qui tout à coup souleva la ville entière de Paris [à la nouvelle du renvoi de Necker]. On y prévit tout ce à quoi il fallait s'attendre, l'assemblée nationale dissoute par la force, et la capitale envahie par l'armée. Les citoyens accourent au Palais-Royal, leur rendez-vous accoutumé; la consternation les y avait conduits; la fureur commune s'y alluma, mais telle qu'elle dut se communiquer en un moment à cette vaste et populeuse enceinte. La première Victime du despotisme devint l'idole et la divinité du jour. Les citoyens prennent un buste de M. Necker; ils y joignent celui de M. d'Orléans, dont on disait aussi qu'il allait être exilé, et les promènent dans Paris suivis d'un immense cortège. Des soldats du Royal-Allemand reçoivent ordre de charger, et frappent de leurs sabres ces bustes insensibles: plusieurs personnes sont blessées. Le prince de Lambesc était sur la place de Louis XV avec des soldats de Royal-Allemand; le peuple lui jette des pierres; alors il se précipite dans les Tuileries le sabre à la main et blesse un vieillard qui s'y promenait. Tandis que les femmes et les enfans, effrayés, poussent mille cris, le canon tire et tout Paris est sur pied et crie aux armes; le tocsin sonne, les citoyens enfoncent les boutiques des armuriers.
Ils battent une compagnie de Royal-Allemand, et l'émotion continue durant toute la journée jusqu'à ce que, la nuit étant survenue, des brigands, apostés hors de Paris, brûlent les barrières, entrent dans la ville et courent les rues, que remplissaient heureusement des patrouilles de citoyens, de gardes-françaises et de soldats du guet. [Note: Rabaut, op. cit. , p. 68.]
Il était deux heures et demie [le 12 juillet]; je venais de sonder le peuple. Ma colère contre les despotes était tournée en désespoir. Je ne voyais pas les groupes, quoique vivement émus ou consternés, assez disposés au soulèvement. Trois jeunes gens me parurent agités d'un plus véhément courage; ils se tenaient par la main. Je vis qu'ils étaient venus au Palais-Royal dans le même dessein que moi; quelques citoyens passifs les suivaient: «Messieurs, leur dis-je, voici un commencement d'attroupement civique; il faut qu'un de nous se dévoue et monte sur une table pour haranguer le peuple»—«Montez-y»—«J'y consens». Aussitôt je fus plutôt porté sur la table que je n'y montai. A peine y étais-je que je me vis entouré d'une foule immense. Voici ma courte harangue que je n'oublierai jamais: «Citoyens, il n'y a pas un moment à perdre. J'arrive de Versailles, M. Necker est renvoyé; ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemi de patriotes; ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre des cocardes pour nous reconnaître.» J'avais les larmes aux yeux et je parlais avec une action que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut reçue avec des applaudissemens infinis. Je continuai: «—Quelles couleurs voulez-vous?—Quelqu'un s'écria:—Choisissez.—Voulez-vous le vert, couleur de l'espérance ou le bleu de Cincinnatus, couleur de la liberté d'Amérique et de la démocratie?» Des voix s'élevèrent: «—Le vert, couleur de l'espérance!—Alors je m'écriai:—Amis! le signal est donné: voici les espions et les satellites de la police qui me regardent en face. Je ne tomberai pas du moins vivant entre leurs mains. Puis, tirant deux pistolets de ma poche, je dis: Que tous les citoyens m'imitent!» Je descendis étouffé d'embrassemens; les uns me serraient contre leurs coeurs; d'autres me baignaient de leurs larmes, un citoyen de Toulouse, craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Cependant on m'avait apporté un ruban vert. J'en mis le premier à mon chapeau et j'en distribuai à ceux qui m'environnaient. [Note: Camille Desmoulins, Le vieux cordelier , n° 5, éd. Baudouin, 1825, pp. 81-82.]
Le 13 juillet, au matin, les Électeurs prennent la direction du mouvement. Ils s'emparent des pouvoirs municipaux, en maintenant en fonctions le prévôt des marchands Flesselles qu'ils appellent à présider leur Comité permanent . Ils organisent immédiatement la milice bourgeoise à raison de 800 hommes par district, 48 000 pour la ville. La journée se passa à enrôler les compagnies et à les armer. Les deux principaux épisodes de cette prise d'armes furent le pillage du garde-meuble et le pillage des Invalides.
L'hôtel des Invalides, à la vue des troupes campées au Champ de Mars, fut emporté par 7 ou 8 000 bourgeois désarmés qui, sortant avec fureur des trois rues adjacentes, se précipitèrent dans un fossé de 12 pieds de large sur 8 de profondeur et l'eurent, se transportant les uns les autres sur les épaules, passé en moins de rien. Arrivés dans l'Esplanade pêle-mêle avec les Invalides qui n'eurent pas le temps de se reconnaître, ils s'y emparèrent de 12 pièces de canon de 14, de 10, de 18 et d'un mortier. Ils présentèrent alors au gouverneur un ordre de la ville de leur remettre les armes, qui, ne voyant plus moyen de se défendre dans son hôtel, en ouvrit les portes. Ils s'emparèrent de 40 000 fusils et d'un magasin de poudre.
Témoin de cette opération qui se fit avec une vivacité incroyable je passai au camp voisin, où le spectacle des troupes tristes, mornes et abattues, enfermées depuis quinze jours dans un espace assez étroit, me parut différent de celui des hommes entreprenants et courageux que je venais de quitter. Les généraux convinrent dès ce moment qu'il était impossible de soumettre Paris , que le parti de la retraite était le seul prudent. [Note: Dépêche de Salmour, ministre de Saxe, 16 juillet 1789, Nouvelles archives des missions , t. VIII, p. 238.].
Si la Cour n'avait eu contre elle que les rentiers et les bourgeois, gens naturellement pacifiques, elle aurait triomphé facilement. Mais les bourgeois surent entraîner derrière eux la foule des prolétaires. Les véritables chefs de l'insurrection furent d'anciens soldats, vivant du travail de leurs mains en artisans, ne s'occupant pas généralement de politique, mais gagnés pour une fois par la contagion de l'exemple. L'un d'eux, Jean Rossignol, ouvrier orfèvre, qui avait fait auparavant de nombreuses garnisons sous le sobriquet militaire de Francoeur , a raconté, avec une sincérité admirable, comment il devint un des vainqueurs de la Bastille.
«Le 12 juillet 89, dit-il, je ne savais rien de la Révolution, et je ne me doutais en aucune manière de tout ce qu'on pouvait tenter.» C'était un dimanche. Il dansait dans une guinguette quand il vit qu'on brûlait les barrières. Des passants l'interpellent: «Es-tu du Tiers-État? Crie Vive le Tiers-État! » Il cria Vive le Tiers-État sans trop savoir ce que cela voulait dire. Bien lui en prit, car un de ses camarades qui s'y refusait fut roué de coups. Le lendemain, 13 juillet, il voit la foule qui s'arme dans les boutiques des fourbisseurs. Ce spectacle l'intéresse. Il fait comme tout le monde: «Je fus au Palais-Royal: là je vis des orateurs montés sur des tables qui haranguaient les citoyens et qui réellement disaient des vérités que je commençais à apprécier. Leurs motions tendaient toutes à détruire le régime de la tyrannie et appelaient aux armes pour chasser toutes les troupes qui étaient au Champ-de-Mars. Ces choses m'étaient si bien démontrées que je ne désirais plus que l'instant où je pourrais avoir une arme afin de me réunir à ceux qui étaient armés.» Voilà Rossignol converti et lancé. Il retourne dans son quartier, il groupe ses connaissances, il devient un chef. Il suit les bourgeois, mais il se défie d'eux, il n'est pas de leur classe.
Nous nous rassemblâmes entre gens de connaissance et nous nous trouvâmes plus de soixante dans un instant tous bien décidés, car la plupart d'entre nous avaient au moins un congé de service dans la ligne. Nous entrâmes dans l'église; nous y vîmes tous ces gros aristocrates s'agiter; je dis aristocrates, parce que, dans cette assemblée, ceux qui parlaient étaient pour la plupart chevaliers de Saint-Louis, marquis, barons, etc. Le seul homme qui me plût, et que je ne connaissais pas, fut le citoyen Thuriot de La Rozière, qui s'est bien montré dans cette assemblée. Là, on était occupé à nommer des commandants, des sous-commandants, [Note: La réunion avait pour but d'organiser la milice bourgeoise que les électeurs venaient de décréter. On remarquera que la réunion se tient dans l'Eglise.] et toutes les places étaient données à ces chevaliers de Saint-Louis. Enfin, je fis une sortie contre cette nomination parce qu'aucun citoyen n'y était appelé.
Un nommé Dégié, alors notaire, Saint-Martin et les derniers chevaliers de Saint-Louis proposaient les candidats. Je fus si outré de voir cette clique infernale se liguer pour commander les citoyens que je demandai la parole. Je montai sur une chaise et je leur dis que l'on commençait par où l'on devait finir, et que ce n'était pas de cette manière qu'il fallait agir pour nous préserver des troupes qui étaient aux environs de Paris, que de tous les commandants que l'on venait de nommer aucun n'était dans le cas d'empêcher que les citoyens fussent massacrés.
On me dit que je n'avais qu'à en donner le moyen.
Je leur répondis qu'il fallait commencer par avoir des soldats et ensuite des armes à leur distribuer, qu'il fallait absolument des armes pour pouvoir se défendre; ensuite on devait se rassembler par quartiers, chacun étant armé, chacun devait avoir le droit de nommer son chef;… je proposai d'aller chez tous les seigneurs qui résidaient dans la paroisse, d'y faire une perquisition et d'apporter dans l'église toutes les armes que l'on trouverait. J'ajoutai que la distribution devrait en être faite légalement par chaque quartier, en donnant surtout les fusils aux mains des hommes connus qui en savaient le maniement: c'était là le bon moyen, selon moi.
Ma motion fut rejetée et improuvée comme venant d'un homme suspect, et Le Bossu, alors curé de Saint-Paul, [Note: Bossu refusera le serment, sera déporté et ne reviendra en France qu'en 1801.] dit qu'il fallait me mettre à Bicêtre; ce à quoi je répliquai que j'étais soutenu de tout mon quartier et que, s'il voulait me faire arrêter, j'allais lui tomber sur le corps. En me regardant, il vit que j'étais entouré de plus de trente hommes qui avaient les bras retroussés: il eut peur et ne souffla plus mot….
A neuf heures on vint me dire que l'on faisait des listes chez le curé. Je m'y rendis et j'y fis grand tapage afin qu'aucun de mes amis venus pour s'inscrire sur cette liste, qui était à bien nommer liste de proscription, n'y fût inscrit; et je demandai: Où sont les fusils de cette ville, que vous aviez promis dans deux heures? En voilà six de passées et rien n'est encore arrivé!…
Mes camarades et moi nous les laissâmes délibérer et nous nous en fûmes boire, tout le Tiers-État ensemble, avec promesse de nous rejoindre le lendemain, le plus qu'il nous serait possible afin d'avoir des armes. [Note: Vie véritable du citoyen Jean Rossignol , publiée par V. Barrucand, 1896, pp. 75-79.]
Ce récit, d'une couleur si vive, n'a pas besoin de commentaire. La bourgeoisie, en déchaînant Rossignol et ses pareils contre les privilégiés, dut avoir très vite le sentiment qu'elle ne s'était pas donné seulement des alliés mais des rivaux.
Rossignol participera à toutes les grandes journées révolutionnaires, deviendra général, commandera en Vendée, sera déporté par Bonaparte aux îles Seychelles puis à Anjouan où il mourra en 1802.
La Cour fut surprise par la brusque offensive des Parisiens. La Concentration des troupes n'était pas terminée. Le maréchal de Broglie, sans doute mal soutenu par le roi que reprenaient ses hésitations, laisse Besenval sans ordre et Besenval, peu sûr de ses troupes, reste inerte et impuissant au Champ-de-Mars, sans rien tenter pour réprimer l'insurrection. L'Assemblée, encouragée par l'attitude de Paris, avait décrété le 13 juillet que Necker emportait son estime et ses regrets, que les nouveaux ministres seraient responsables des événements et elle avait décidé de siéger jour et nuit, en se tenant en rapports avec les Électeurs parisiens.
Le 14 juillet dès le matin de nombreuses députations des districts et des Électeurs se rendirent à la Bastille pour demander au gouverneur De Launay de livrer des armes à la milice qui se formait et de faire retirer les canons de la forteresse qui n'était défendue que par quelques Suisses et quelques Invalides, ceux-ci assez hésitants et presque gagnés à la cause populaire. Pendant que les députations parlementent en vain avec le gouverneur, le peuple s'attroupe et les gardes françaises amènent des canons. Une dernière députation est reçue à coups de fusil par les Suisses. C'est le signal des hostilités.
L'épisode le plus dramatique du siège fut:
Pour parvenir à travers la cour du gouvernement [Note: Le gouvernement était le logement du gouverneur, situé en avant de la forteresse. Voir le plan.] et tenter jusqu'au pont de pierre et tenter d'enfoncer à coups de canon les ponts-levis et les portes de la forteresse, les assiégeants étaient gênés par les voitures de paille que les combattants de la première heure avaient incendiées dans l'intention de se protéger par un rideau de fumée contre les coups de la garnison. Ce fut un officier du régiment de la Reine-Infanterie nommé Elie qui se dévoua pour les déplacer. Vieux sous-officier, nommé sous-lieutenant porte-drapeau, en 1788, à l'âge de 40 ans et après 22 ans de service, Elie était tout dévoué à la cause du Tiers-Etat, sans doute en haine des officiers nobles, dont il avait eu tant à souffrir. Dès la première attaque contre la Bastille, il avait couru revêtir son uniforme et il était revenu se mettre à la tête des assaillants. Aidé d'un mercier du quartier nommé Réole et de quelques citoyens restés inconnus, Elie se mit bravement en avant et entreprit de retirer ces voitures. Ils écartèrent la première assez facilement; mais ils eurent plus de mal pour enlever la seconde qui était en face du pont dormant et bouchait précisément l'entrée du château. Cependant Réole parvint, à lui seul, à retirer cette voiture enflammée, après avoir perdu deux de ses camarades tués à ses côtés. En même temps Hulin faisait couper à coups de canon les chaînes du pont-levis de l'Avancée, afin de prévenir toute trahison. Alors les assiégeants passèrent en foule dans la cour du Gouvernement avec leurs canons, qu'ils placèrent en batterie à l'entrée du pont de pierre, en face des ponts-levis et des portes de la forteresse qui n'en étaient éloignés que d'une trentaine de mètres.
Cette manoeuvre hardie décida du succès du siège et, quoi que puissent dire aujourd'hui les adversaires de la Révolution, ce succès fut dû à la bravoure des assiégeants autant et plus qu'à la faiblesse du gouverneur. Car pour traîner ces canons à travers les cours et pour les mettre en batterie devant l'entrée principale de la Bastille sous le feu continuel de la garnison, les assaillants eurent à faire preuve du plus grand courage. Les rédacteurs de la Bastille dévoilée sont eux-mêmes obligés de le reconnaître: «Jamais, disent-ils, on n'a vu plus d'actions de bravoure dans une multitude tumultueuse. Ce ne sont pas seulement les gardes-françaises, les militaires, mais des bourgeois de toutes les classes, des simples ouvriers de toute espèce qui, mal armés et même sans armes, affrontaient le feu des remparts et avaient l'air d'y insulter. Ce n'est pas derrière des retranchements qu'ils se tenaient; c'est dans les cours de la Bastille et si près des tours que M. de Launay lui-même a fait plusieurs fois usage des pavés et autres débris qu'il avait fait monter sur la plate-forme. On ne peut disconvenir qu'il n'y eut beaucoup de confusion et de désordre. Chacun était chef et ne suivait que sa fougue. C'était des individus de tous les quartiers, dont plusieurs n'avaient jamais manié d'armes et cependant les Invalides qui se sont trouvés à bien des sièges et à bien des batailles nous ont assuré qu'ils n'ont jamais vu un feu de mousqueterie servi comme celui des assiégeants; ils n'osaient plus mettre la tête en dehors du parapet des tours.» Pour prouver que ces éloges ne sont que justes, il suffit de rappeler le chiffre des pertes subies par les vainqueurs de la Bastille. Dans cette affaire qui ne dura pas quatre heures, les assiégeants eurent au moins 83 des leurs tués sur place: les autres moururent des suites de leurs blessures; 13 furent estropiés et 60 blessés. [Note: J. Flammermont, La journée du 14 juillet 1789 (pp. 224-227).]
Les assiégeants voyant que leur canon n'était d'aucun effet revinrent à leur premier projet de forcer les portes. Ils firent pour cela amener leurs pièces de canon dans la cour du Gouvernement et les placèrent sur l'entrée du pont, les pointant contre la porte. M. de Launay voyant ces dispositions du haut des tours, sans avoir consulté ni avisé son état-major et sa garnison, fit rappeler par un tambour qu'il avait avec lui. Sur cela je fus moi-même dans la chambre et aux créneaux pour faire cesser le feu; la foule approcha et le Gouverneur demanda à capituler. On ne voulut point de capitulation et les cris de Bas les ponts! furent toute réponse.
Pendant ce temps j'avais fait retirer ma troupe de devant la porte pour ne pas la laisser exposée au feu du canon de l'ennemi; duquel nous étions menacés. Je cherchai après cela le Gouverneur afin de savoir quelles étaient ses intentions. Je le trouvai dans la salle du Conseil occupé à écrire un billet par lequel il marquait aux assiégeants qu'il avait vingt milliers de poudre dans la place et que si on ne voulait pas accepter de capitulation, il ferait sauter le fort, la garnison et les environs. Il me rendit ce billet avec ordre de le faire passer. Je me permis dans ce moment de lui faire quelques représentations sur le peu de nécessité qu'il y avait encore dans ce moment d'en venir à cette extrémité. Je lui dis que la garnison et le fort n'avaient souffert encore aucun dommage, que les portes étaient encore entières et qu'on avait encore les moyens de se défendre; car nous n'avions qu'un Invalide de tué et deux ou trois blessés. Il parut ne point goûter ma raison; il fallut obéir.
Je fis passer le billet à travers les trous que j'avais fait percer précédemment dans le pont-levis. Un officier ou du moins qui portait l'uniforme d'officier du régiment de la Reine-Infanterie [Elie], s'étant fait apporter une planche pour pouvoir approcher des portes, fut celui à qui je remis le billet; mais il fut sans effet. On persista à crier: Bas les ponts ! Et Point de capitulation !
Je retournai vers le Gouverneur et lui rapportai ce qui en était et tout de suite après je rejoignis ma troupe, que j'avais fait ranger à gauche de la porte. J'attendais le moment que le Gouverneur exécutât sa menace; je fus très surpris le moment d'après de voir quatre Invalides approcher des portes, les ouvrir et baisser les ponts. La foule entra tout à coup. On nous désarma à l'instant et une garde fut donnée à chacun de nous. [Note: Relation de l'officier suisse De Flue dans la Revue Rétrospective, t. IV (1834), pp. 289-290.]
Les vainqueurs souillèrent leur victoire du meurtre de De Launay, de son major De Losme, de Flesselles, de quelques autres encore, dont les têtes furent portées au bout des piques.
On ne trouva à la Bastille que sept prisonniers d'État dont la plupart étaient détenus pour des crimes de droit commun.
L'assemblée des représentants de la commune de Paris, dans le but de récompenser les vainqueurs, chargea une commission spéciale d'en dresser la liste après une enquête. La commission siégea du 22 mars au 16 juin 1790 et retint 954 noms.
La plupart des vainqueurs habitaient le faubourg Saint-Antoine que Baudot surnommait le père nourricier de la Révolution.
Les Parisiens de Paris y figurent avec un très grand nombre de provinciaux.
La majorité se compose d'ouvriers, mais toutes les catégories sociales comptent des représentants…: 51 menuisiers, 45 ébénistes, 28 cordonniers, 28 gagne-deniers, 27 sculpteurs, 23 ouvriers en gaze, 14 marchands de vin, 11 ciseleurs, 9 bijoutiers, autant de chapeliers, de cloutiers, de marbriers, de tabletiers, de tailleurs et de teinturiers, et des quantités moindres des autres corps d'état. En particulier, mentionnons des hommes de lettres, des étudiants, des militaires et des abbés. L'horlogerie se trouve représentée par plusieurs grands rôles: Hébert, J.-B. Humbert, les futurs généraux Rossignol et Hulin. [Note: Joseph Durieux, Les vainqueurs de la Bastille , p. 5.]
M. Jaurès a commenté avec éloquence ces constatations.
En cette héroïque journée de la Révolution bourgeoise, le sang ouvrier coula pour la liberté. Sur les cent combattants qui furent tués devant la Bastille, il en était de si pauvres, de si obscurs, de si humbles que plusieurs semaines après on n'en avait pas retrouvé les noms et Loustalot dans les Révolutions de Paris gémit de cette obscurité qui couvre tant de dévouement sublime: plus de trente laissaient leur femme et leurs enfants dans un tel état de détresse que des secours immédiats furent nécessaires. On ne relève pas dans la liste des combattants les rentiers, les capitalistes pour lesquels en partie la Révolution était faite. Il n'y eut pas sous le feu meurtrier de la forteresse distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs . [Note: J. Jaurès. Histoire socialiste, La Constituante , p. 265. Les citoyens actifs étaient ceux qui payaient une imposition directe égale à la valeur locale de 3 journées de travail. Seuls ils étaient en possession du droit de vote.]
Le 15 juillet, au matin, Louis XVI se rendit à l'Assemblée nationale, déclara qu'il avait donné l'ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Le lendemain, sur une nouvelle démarche de l'Assemblée, il rappelait Necker et les ministres renvoyés, et le même jour il se rendait à Paris, sanctionnant par sa présence le fait accompli.
Les contemporains attribuèrent la volte-face royale à une intervention du duc de Liancourt.
On attribue généralement la démarche du Roi à une circonstance fort extraordinaire et qui mérite un détail.
Le baron de Wimpfen, député de Normandie, étant à Paris le 14, le peuple l'a arrêté et conduit sur la place de Grève. On lui demandait: «Es-tu noble?—Oui, mes amis.—Es-tu pour le Tiers-État?—Oui, si je ne l'étais pas, je ne mériterais pas de porter cette croix (la croix de Saint-Louis)». On lui a demandé son nom, il l'a dit; on a cherché sur la liste s'il était un de ceux qu'on appelle bons ; on l'y a trouvé. Cependant en passant sur la place près du corps de M. de Launay, on lui disait: «Tu seras bientôt à côté de lui». La fureur de la populace était au dernier degré; un mot, un geste, un clin d'oeil pouvaient le faire périr; cependant, ayant été reconnu par quelqu'un qui a attesté qu'il était un brave homme , on l'a laissé aller, en lui donnant un passeport.
Le baron de Wimpfen est un des plus braves et des plus loyaux officiers de l'armée. Il a cette noble et touchante simplicité d'un Allemand, d'un militaire et d'un bon gentilhomme; il a conté cette aventure à l'Assemblée nationale; il y a répandu un grand intérêt et un juste effroi, d'autant plus qu'il a parlé immédiatement après le vicomte de Noailles et que le feu de l'un et le calme de l'autre rendaient infiniment plus vraisemblable ce qu'ils disaient tous deux.
Au sortir de l'Assemblée il en a parlé au duc de Liancourt qui l'a engagé à aller trouver les ministres. Il a trouvé réunis chez M. de Breteuil le maréchal de Broglie et M. de Villedeuil: il leur a raconté les mêmes choses, ils l'écoutaient avec la plus froide indifférence. «Messieurs, le silence serait un crime, et demain je publierai votre indifférence dans tout le château.—Bon, ce n'est rien! Un ou deux régiments calmeront tout. —Messieurs, cela est impossible, et, si vous ne prenez pas le parti de renvoyer les troupes, la vie du Roi n'est peut-être pas en sûreté.—Il ira s'enfermer dans Metz.—Messieurs, qui quitte la partie la perd, et l'on ne sait ce qui peut arriver. Je dois vous avertir que si vous ne calmez le peuple, il peut se porter aux derniers excès contre la Reine et M. le comte d'Artois.—M. le comte d'Artois voyagera, il ira en Espagne. —Messieurs, on peut déclarer M. le comte d'Artois déchu de ses droits à la couronne, lui et sa postérité.»
Rien ne pouvait faire cesser la criminelle indifférence de ces ministres, le duc de Liancourt qui a senti tout le danger de la position présente et qui, d'ailleurs, est personnellement fort attaché au Roi, a été l'éveiller à mi-nuit, lui a fait un récit exact des faits et lui a indiqué comme le seul moyen de sauver l'État celui qu'il a pris de venir seul à l'Assemblée nationale et de renvoyer les troupes.
Il paraît que le Roi le lui a promis. Il est au moins certain que c'est ce conseil qui l'a déterminé…. [Note: Journal de Duquesnoy, 16 juillet 1789.]
Cependant les Parisiens voulaient avoir le roi dans leur ville; déjà le bruit s'étoit répandu au château de Versailles qu'une députation de citoiens armés venoit engager le roi à visiter sa capitale; aussitôt le roi fit dire à l'assemblée nationale qu'il désiroit qu'elle envoiât des députés au devant de ceux de Paris pour les déterminer à retourner sur leurs pas et les assurer qu'il se rendroit le lendemain matin (16 juillet) à Paris. Une partie de l'assemblée nationale l'y accompagna, les députés se rangèrent sur deux files au milieu desquelles le roi s'avançoit dans une voiture très simple escorté seulement par un détachement de la milice bourgeoise de Paris. Cette procession commença à la porte de la conférence d'où elle se rendit à l'Hôtel de Ville. Il est impossible d'imaginer un spectacle aussi auguste et aussi sublime et encore plus de rendre les sensations qu'il excitoit dans les âmes capables de sentir. Figurez un roi, au nom duquel on fesoit trembler la veille toute la capitale et toute la nation, traversant dans l'espace de deux lieues, avec les représentans de la nation, une haie de citoiens rangés sur trois files dans toute l'étendue de cette route, parmi lesquels il pouvoit reconnaître ses soldats, entendant partout le peuple criant Vive la Nation, Vive la Liberté, cri qui frappoit pour la première fois ses oreilles. Si ces grandes idées n'avoient pas été capables d'absorber l'âme tout entière, la seule immensité des citoiens non armés qui sembloient amoncelés de toutes parts, qui couvroient les maisons, les éminences, les arbres mêmes qui se trouvoient sur la route, ces femmes qui décoroient les fenêtres des édifices élevés et superbes que nous rencontrions sur notre passage, et dont les battemens de main, et les transports patriotiques ajoutoient autant de douceur que d'éclat à cette fête nationale, toutes ces circonstances et une foule d'autres non moins intéressantes auroient suffi pour graver à jamais ce grand événement dans l'imagination et dans le coeur de tous ceux qui en furent les témoins. J'ai vu des moines porter la cocarde que tous les habitans de la capitale ont arborée. J'ai vu sur le portail des églises qui étoient sur notre route le clergé en étoles et en surplis, environné d'une foule de peuple, disputer avec lui du zèle à témoigner leur reconnaissance aux défenseurs de la patrie; j'ai vu des cocardes attachées sur des étoles (et ceci n'est point une fiction).
Enfin le roi fut reçu à l'hôtel de ville où nous entrâmes avec lui, il fut harangué par le nouveau prévôt des marchands qui étoit l'un des députés de Paris dans l'assemblée nationale, M. Bailly, à qui ses concitoyens venoient de déférer cette charge à laquelle le gouvernement nommoit auparavant. Vous sçavez aussi qu'ils ont choisi pour commandant de leur milice bourgeoise un autre député, M. le marquis de Lafayette. A l'hôtel de ville le président des Communes de Paris dit au roi ces paroles libres, dans un discours flatteur: «Vous deviez votre couronne à la naissance, vous ne la devez plus qu'à vos vertus et à la fidélité de vos sujets». Au surplus on prodigua au monarque à l'Hôtel de Ville des démonstrations de joie et de tendresse les plus expressives. Il ne répondit pas lui-même aux discours qu'on lui adressa. Ce fut M. Bailly qui dit, pour lui, quelques mots destinés à exprimer sa sensibilité. On lui présenta la cocarde qu'il accepta. Et en le voiant décoré de ce signe de la liberté, le peuple cria à son retour: Vive le Roi et la Nation! [Note: Lettre de Maximilien Robespierre à son ami Buissart, 23 juillet 1789, dans les Mémoires de l'Académie de Metz , 1903.]
Le sang de la Bastille cria dans toute la France; l'inquiétude auparavant irrésolue se déchargea sur les détentions et le ministère. [Note: On remit en liberté tous les emprisonnés en vertu de lettres de cachet.]
Ce fut l'instant public comme celui où Tarquin fut chassé de Rome. On ne songea point au plus solide des avantages, à la fuite des troupes qui bloquaient Paris; on se réjouit de la conquête d'une prison d'État. Ce qui portait l'empreinte de l'esclavage dont on était accablé, frappait plus l'imagination que ce qui menaçait la liberté qu'on n'avait pas; ce fut le triomphe de la servitude. On mettait en pièces les portes des cachots, on pressait les captifs dans leurs chaînes, on les baignait de pleurs, on fit de superbes obsèques aux ossements qu'on découvrit en fouillant la forteresse; on promena des trophées de chaînes, de verrous et d'autres harnois d'esclaves. Les uns n'avaient point vu la lumière depuis quarante années, leur délire était intéressant, tirait des larmes, perçait de compassion; il semblait qu'on eût pris les armes pour les lettres de cachet. On parcourait avec pitié les tristes murailles du fort couvertes d'hiéroglyphes plaintifs. On y lisait celui-ci: je ne reverrai donc plus ma pauvre femme, et mes enfans, 1702.
L'imagination et la pitié firent des miracles; on se représentait combien le despotisme avait persécuté nos pères, on plaignait les victimes; on ne redoutait plus rien des bourreaux. [Note: Saint-Just, Esprit de la Révolution, 1ière partie, ch. II.]
Ainsi s'est accomplie la plus grande révolution dont l'histoire ait conservé le souvenir, et, relativement parlant, si l'on considère l'importance des résultats, elle n'a coûté que bien peu de sang. De ce moment nous pouvons regarder la France comme un pays libre, le roi comme un monarque dont les pouvoirs sont limités et la Noblesse comme réduite au niveau du reste de la Nation. [Note: Duc de Dorset, ambassadeur d'Angleterre à Paris, dépêche du 16 juillet, dans J. Flammermont, p. 272.]
A la Cour [de Russie], l'agitation fut vive et le mécontentement général; dans la ville, l'effet fut tout contraire, et, quoique la Bastille ne fût assurément menaçante pour aucun des habitants de Saint-Pétersbourg, je ne saurais exprimer l'enthousiasme qu'excitèrent parmi les négociants, les marchands, les bourgeois et quelques jeunes gens d'une classe plus élevée la chute de cette prison d'Etat et ce premier triomphe d'une liberté orageuse. Français, Russes, Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous dans les rues se félicitaient, s'embrassaient comme si on les eût délivrés d'une chaîne trop lourde qui pesait sur eux. [Note: Mémoires de Ségur, III, 508. ]
Les suites de la victoire populaire furent immenses: le parti aristocrate écrasé, dans toute la France une explosion de joie et de colère contre les privilégiés, les paysans brûlant les châteaux pour détruire les chartriers, la grande peur , l'armement des bourgeois formant partout des gardes nationales à l'exemple de la garde parisienne pour se protéger contre les «brigands» et aussi contre les aristocrates, de nouvelles municipalités élues surgissant révolutionnairement sous le nom de comités permanents à côté des anciennes municipalités fermées et jalouses, bref la Révolution s'emparant du pouvoir sur tout le territoire, enfin la première émigration et la nuit du 4 août.
La première émigration ne fut pas seulement un acte de dépit, mais une protestation contre la lâcheté royale. Elle fut dirigée par ceux-là même qui avaient appelé les troupes et qui le matin du 16 juillet conseillaient à Louis XVI de se rendre à Metz pour se mettre à la tête de l'armée. Le comte d'Artois et la reine ne furent pas écoutés. Louis XVI se rangea à l'avis de Monsieur (le comte de Provence) qui l'invita à ne pas partir. Pendant qu'il se rendait à Paris, les princes se hâtaient vers la frontière.
Toute la société de la Reine est fugitive et dispersée; plusieurs de ses dames l'ont abandonnée d'une manière fort vilaine. En général, tout ce qui a eu à se reprocher des abus de faveur auprès de LL.MM. et des princes, ou craint d'en être taxé, a fui. Mme de Balbi de la cour de Monsieur, Mme de Lagede celle de Mme de Lamballe, Mme de Châlons de celle de Mme la comtesse d'Artois, Mme de Bombelles de Mme Élisabeth, Mme de Polastron de la Reine, et tous leurs adhérents sont en pays étrangers, tous les princes du sang avec leur cour, hors le duc d'Orléans, Mme de Brionne et tous les Lorrains, la princesse de Monaco, Mme de Marsan et tous les Rohan, toute la famille des Broglie et toutes les filles de cette maison, mariées au nombre de sept, avec leurs maris, tous les officiers généraux de l'armée de Broglie, le maréchal de Castries, M. de Sartine, tous les Polignac, tous les d'Ossun, Gramont et Guiche … un nombre considérable d'autres personnes de distinction, habitantes de Paris, se sont de même expatriées ainsi qu'une multitude de financiers, robins et gentilshommes de province et beaucoup d'évêques. Il est impossible qu'une misère affreuse dans la capitale ne soit une suite de l'absence de tant de riches consommateurs, qui ont renvoyé parfois presque tous leurs gens. Aussi le peuple est-il très irrité, et je ne crois pas que l'hiver puisse se passer sans des scènes cruelles. [Note: Dépêche de Salmour en date du 29 juillet 1789. Nouvelles archives des missions , t. VIII, p. 241.]
La soudaineté de la panique qui parcourut la France en tous sens après la prise de la Bastille a été présentée par les écrivains conservateurs comme le résultat d'un complot. Les francs-maçons et les jacobins auraient imaginé ce moyen pour armer le peuple et le dresser contre la royauté. Aucune preuve n'a été donnée à l'appui de cette hypothèse, et c'est un fait bien significatif que les gens des villes, où se recrutaient les membres des sociétés secrètes, se soient partout alarmés des troubles des campagnes et aient participé avec les nobles, comme dans le Lyonnais et le Dauphiné, à leur répression. Ce qui s'est passé à Bourgoin s'est répété des milliers de fois sur tout le territoire.
Du lundi 27 juillet 1789 à six heures et demie du soir, nous Jacques Antoine Roy, négociant et maire de la communauté de Bourgoin, accompagné de plusieurs officiers municipaux et officiers de la garde bourgeoise, nous étant transportés en l'hôtel de ville pour veiller autant qu'il était en nous à la sûreté publique et au bon ordre, avons dressé le présent procès-verbal.
A cinq heures et demie, est arrivé le sieur Arnoux, notaire à la Tour du Pin, monté sur un cheval qui allait très vite; il a donné de l'inquiétude aux habitants qui l'ont vu passer en parlant confusément de troupes, de précautions, etc.; on a cru qu'il continuait sa route du côté de Lyon, et le peuple s'est armé de tout ce qui s'est présenté en accourant sur la route du Pont-de-Beauvoisin avec des démonstrations de la plus grande inquiétude; nous étant informé du sujet de cet alarme, on nous a fait le récit ci-dessus concernant le sieur Arnoux; nous avons requis un cavalier de maréchaussée présent de courir à la poursuite dudit Arnoux; M. Lavorel notable est monté à cheval pour aller s'éclaircir de la vérité sur la route de La Tour-du-Pin; un moment après, Dufillon commis de la poste, en a fait autant. Le cavalier a trouvé le sieur Arnoux chez les Augustins, où il était allé mettre pied à terre: nous l'avons rencontré, accompagné d'une foule de peuple, au devant de la maison de M. Seignoret, colonel de la milice bourgeoise; nous l'y avons fait entrer pour l'interroger. Il nous a appris que, l'alarme ayant été répandue à La Tour-du-Pin par quelqu'un venu des Abrets, où l'on croyait qu'il y avait dix mille hommes de troupes piémontaises, d'autres avaient dit que c'était une troupe de brigands qui ravageaient les campagnes, pillaient et brûlaient les habitations; ce récit offrait bien des incertitudes. Le sieur Arnoux avait été porté par son zèle pour le bien public à prévenir tous les villages, sur la route de La Tour-du-Pin jusqu'à Bourgoin, de se tenir sur leurs gardes et même de faire avancer des secours contre l'ennemi pour s'opposer à leurs ravages, et se proposait de retourner aussitôt se joindre à ses concitoyens pour défendre sa patrie; mais, le peuple ayant témoigné de la défiance sur son compte parce qu'il était attaché à une maison noble, nous fûmes obligé, pour le soustraire aux insultes, de le faire conduire en cet hôtel et de lui donner une garde de six hommes. A six heures, M. de la Bâtie est arrivé avec Madame son épouse, venant de Cessieu, où il assure que plusieurs personnes lui ont fait le même récit. Cependant, quelle que fût la cause du danger, il ne paraissait pas moins réel; nous avons requis aussitôt les officiers de la milice bourgeoise d'entrer en fonctions, quoique, suivant la délibération des notables, ils dussent attendre l'agrément des officiers municipaux, d'établir des gardes et des patrouilles; nous avons fait donner ordre à tous les boulangers de faire du pain sans discontinuer jusqu'à nouvel ordre, nous avons fait délivrer par des marchands des farines à ceux qui n'en avaient pas; nous avons été obligé, pour apaiser les clameurs, de faire délivrer de la poudre et du plomb à ceux qui avaient des armes à feu.
Il est arrivé successivement différentes personnes du côté de La Tour-du-Pin qui toutes ont fait des récits alarmants, mais pleins d'incertitude; enfin, à sept heures et demie est arrivé M. Lavorel, qui a dit qu'ayant rencontré en route un courrier de MM. les officiers municipaux de La Tour-du-Pin, il s'était chargé de la lettre dont il était porteur, laquelle il nous remettait; cette lettre, signée par M. le chevalier de Murinais, M. Lhoste consul, et M. Guedy, curé, confirmait l'existence des troupes piémontaises et donnait la présomption que le village d'Aoste avait été saccagé; à cette nouvelle, nous nous crûmes obligé de prévenir les villes de Lyon, Grenoble et Vienne; nous avons député le sieur Toit à Lyon, Lambert à Grenoble et M. Genin à Vienne; et, sur les avis de la milice bourgeoise, on a fait ordonner aux officiers qui commandaient les compagnies assemblées sur le pont de Ruy d'avancer jusqu'à ce qu'on rencontrât la milice bourgeoise de La Tour-du-Pin, ce qui a été fait; à huit heures, les habitants des paroisses voisines, armés, ont commencé d'arriver; on les a distribués dans les tavernes pour leur donner à boire et à manger: et, à fur et à mesure qu'il en arrivait d'autres, on plaçait les premiers dans les rues et places; ils étaient surveillés par les gardes qu'on avait placées dans tous les quartiers. A neuf heures on a compté qu'il était arrivé environ deux mille hommes de douze paroisses voisines, dont la moitié était armée de faux ou de tridents, l'autre moitié avait des armes à feu et demandait à grands cris des munitions; la crainte de voir arriver l'ennemi demain à la pointe du jour détermina à se procurer de la poudre et du plomb dont on était totalement dépourvu; nous avons envoyé le sieur Germain à Lyon, chargé d'une lettre pour MM. les officiers municipaux, par laquelle nous confirmions la nouvelle que nous leurs avions donnée et nous les priions de nous envoyer des munitions; il est dix heures, il arrive par intervalles des hommes des paroisses voisines; les patrouilles sont faites exactement dans la ville et les environs, les officiers de la milice visitent exactement et sans cesse les corps de garde; les femmes et les enfants, effrayés des nouvelles désastreuses qui se sont répandues dès cinq heures et demie, ont fui et errent dans les bois, sur les coteaux voisins, par une pluie continuelle; les hommes que la tendresse filiale a obligés d'accompagner leur famille dans les lieux écartés, reviennent se joindre à leurs concitoyens pour défendre leur patrie; les habitations sont désertes, il ne leur reste d'apparence de vie que celle que leur procurent les illuminations placées sur les fenêtres. Les rues et les places sont pleines de gens armés, spectacle nouveau dans ce canton et pour cette génération; tous les esprits sont inquiets, mais l'on jugerait que la plus grande inquiétude est occasionnée par la crainte de ne pas voir arriver l'ennemi; quelle gloire de le voir expirer à nos portes, d'en purger la patrie, et d'effrayer tout ennemi public! Le courage augmente surtout depuis que l'alarme cédant au raisonnement, on se persuade que malgré les différentes assertions, ce ne pouvait être des troupes réglées qui nous menacent, mais seulement des brigands…. [Note: Ext. des pièces justificatives de Pierre Conard, La peur en Dauphiné , Paris, 1904, pp. 218-220.]
LA NUIT DU 4 AOÛT RACONTÉE PAR BOUCHETTE [Note: François-Joseph Bouchette, avocat à Bergues et député aux États généraux.]
Chers Concitoyens,
Réjouissez-vous, partagez avec nous la joye et la satisfaction que nous venons d'éprouver dans la séance d'hier qui a duré jusqu'à passé une heure de ce matin mercredi. C'est la plus grande et la plus belle Révolution que présentera l'histoire. La Noblesse vient de faire des sacrifices qu'elle appelle justes et le Clergé imite son exemple. Tous les droits seigneuriaux seront rachetés ou rachetables; il n'y aura plus de justices seigneuriales dans les autres tribunaux. L'administration de la justice sera gratuite, la vénalité des charges sera supprimée; la chasse libre à tout propriétaire; plus de privilège de l'une à l'autre province et un pacte d'association de toutes les provinces entre elles; les villes principales, Paris, Lyon, Marseille, etc., etc., renoncent à leurs franchises, les curés de campagne renoncent à leur casuel, leur pension sera augmentée.
La pluralité des bénéfices supprimés; plus d'annates payées en Cour de Rome; liberté de religion aux non catholiques. Le Parlement de Paris consent à un démembrement de son ressort; il s'appliquera à étudier les loix nouvelles que l'Assemblée nationale va porter; tout cela doit être rédigé et consenti dans l'Assemblée d'aujourd'huy qui commencera à midy, après quoy députation généralevers le roy et un Te Deum solennel dans la chapelle royale; proclamation de Louis XVI restaurateur de la liberté française et une médaille frappée en mémoire de la journée du 4 d'aoust 1789. J'omets un autre article très important qui fera encore beaucoup de plaisir aux plus utiles des citoiens, on le devinera assez. [Note: Allusion à la suppression des dîmes ecclésiastiques.] Demain tout sera publié et ordonné un Te Deum général dans tout le royaume; ainsi pour avertissement provisionnel à tous nos chers concitoiens et il n'y en aura plus d'autres; tous seront frères, tous français et glorieux d'être de la première nation du monde…. [Note: Lettres de Bouchette, 5 août 1789.]
En votant les fameux décrets, l'Assemblée avait surtout voulu arrêter les désordres par des sacrifices opportuns. Elle n'y réussit qu'assez mal. La plupart des droits féodaux n'étaient supprimés qu'à condition de rachat et les conditions mises au rachat étaient telles qu'il était pratiquement impossible. Les nobles dans beaucoup d'endroits protestèrent contre l'atteinte portée à leur propriété. Les paysans, d'autre part, refusèrent souvent d'acquitter les droits théoriquement supprimés mais toujours exigibles en droit. Ils exterminèrent le gibier, ravagèrent les forêts, brûlèrent les bancs seigneuriaux dans les églises, etc.
L'idée qu'il fallait amener le roi et l'Assemblée à Paris pour les tenir sous la surveillance des patriotes et les soustraire aux séductions des aristocrates et des monarchiens prit naissance lors de la discussion sur le veto . Le 30 et le 31 août le Palais Royal s'agita et, à la voix de Saint-Huruge, parla de marcher sur Versailles. Les anciens gardes françaises voulaient reprendre leurs postes à côté du roi.
Le roi aurait-il le pouvoir de s'opposer à l'exécution des lois et décrets votés par les représentants de la nation? Son veto serait-il absolu ou suspensif? La question avait une importance capitale. Donner au roi le veto, n'était-ce pas lui donner le pouvoir d'arrêter toutes les réformes? Le bon sens populaire ne s'y trompa pas: «On vit des porteurs de chaise, à la porte de l'Assemblée, dans une grande agitation sur le veto.» [Note: Malouet, Mémoires , I, p. 367.] C'est qu'en effet les décrets du 4 août n'étaient pas encore sanctionnés, et on pouvait se demander si ce retard du roi à les promulguer n'était pas un indice qu'il les désapprouvait. Beaucoup de bons esprits le pensaient et craignaient que le veto royal ne fût aux mains des privilégiés un moyen commode de conserver leurs riches prébendes. On avait cru un instant que le 14 juillet suffirait à montrer l'inanité de toute tentative de résistance à la Révolution; on commençait à s'apercevoir qu'un second avertissement ne serait pas superflu. «Il n'y avait qu'un cri», écrivait un publiciste, «après le 14 juillet, c'était de sauver le roi, ce bon roi que nous aimons tous, de l'arracher à la séduction, à l'obsession, de briser ses fers, afin qu'il daignât briser les nôtres». [Note: Le triomphe de la nation , p. 6.] On voyait que la «séduction» et que «l'obsession» persistaient, que le roi était toujours circonvenu par les partisans de l'ancien régime. Il fallait recommencer de briser ses fers.
Ce n'est pas le lieu de raconter ici l'émeute avortée des 30-31 août. Mais nous ne pouvons nous dispenser pourtant de rappeler par combien de côtés elle ressemble au mouvement d'octobre qu'elle fait déjà présager. Le 30 août comme le 4 octobre, c'est par les députations à la Commune que l'émeute commence. Dans les deux cas, les insurgés cherchent à donner à leurs démarches un caractère de légalité. Dans les deux cas encore, c'est la reine qui est l'objet des haines et des accusations les plus furieuses. Enfin, et ceci est plus remarquable, dans l'exposé des voeux des insurgés d'août, nous trouvons déjà ce que demanderont à leur tour les émeutiers d'octobre: «Le roi et son fils seront suppliés de se rendre au Louvre pour y demeurer au milieu des fidèles Parisiens». Nous savons qui a lancé cette idée au café de Foy: «Sir Thomas Garnier Dwall, secrétaire de S.A.R. le prince Edouard, quatrième fils de S. M. britannique», rapporte, dans la déposition qu'il fit devant le Châtelet, [Note: Procédure du Châtelet sur les événements qui se sont passés à Versailles le 6 octobre, déposition 317.] le discours que prononça ce jour-là Camille Desmoulins. Bien que la déposition ait eu lieu longtemps après les événements, elle a tous les caractères de la véracité et d'ailleurs elle est confirmée par les témoignages dignes de foi. «L'empereur, disait Camille, vient de faire la paix avec les Turcs pour être dans le cas d'envoyer des forces contre nous; la reine vraisemblablement voudra l'aller rejoindre, et le roi, qui aime son épouse, ne voudra point la quitter; si nous lui permettons de sortir du royaume, il faudra au moins que nous prenions le dauphin en otage, mais je crois que nous ferions beaucoup mieux, pour ne point être exposés à perdre ce bon roi, de députer vers lui pour l'engager à faire enfermer la reine à Saint-Cyr et amener le roi à Paris où nous serons plus sûrs de sa personne ….» [Note: Procédure du Châtelet sur les événements qui se sont passés à Versailles le 6 octobre, déposition 317.]La motion fit, comme on disait, des sectateurs et le marquis de Saint-Huruge la joignit à ses autres réclamations…. Mais le projet d'amener le roi à Paris ne s'impose encore avec force qu'à l'esprit de quelques uns…. On le vit bien quand l'attitude de la garde nationale eût fait échouer la tentative de Saint-Huruge sur Versailles. Le lendemain l'agitation recommença … mais il ne s'agit plus maintenant de marcher sur Versailles pour expulser de l'Assemblée nationale les membres corrompus et pour ramener le roi à Paris; des avis moins violents sont proposés et adoptés. Ce n'est plus l'ardent Desmoulins qu'on applaudit, mais le sage Loustalot. Or, celui-ci s'élève vivement contre la motion faite la veille d'aller à Versailles, il déclare que des hommes libres doivent avant tout respecter la légalité et il convie les Parisiens à faire connaître dans leurs districts leur opinion sur le veto. La motion fut adoptée d'enthousiasme. On respectait encore trop l'Assemblée nationale, sur laquelle on avait mis tant d'espoirs, pour qu'on n'hésitât pas à violer sa liberté…. Le 2 septembre Barnave proposa à l'Assemblée d'accorder au roi le veto suspensif. Toute la gauche, Goupil, le baron de Jessé, les Lameth soutinrent sa proposition. Nous savons aujourd'hui que le veto suspensif fut dans la pensée de Barnave un moyen d'entente, un terrain de conciliation entre les partis. La lettre suivante qu'il adressait le 10 septembre à Mme de Staël en est une preuve: «M. Barnave a l'honneur de prévenir Mme l'ambassadrice de Suède que, pour le succès de la démarche de demain [message de Necker en faveur du veto suspensif], il est très important que la lettre qui sera lue exprime que le roi n'entend point faire usage de son droit suspensif relativement aux arrêtés de l'Assemblée actuelle, mais seulement sur les lois qui pourront être proposées par les assemblées suivantes. L'intérêt que prend une partie de l'Assemblée aux décrets de la nuit du 4 août pourrait être un grand obstacle au succès de la proposition si l'on laissait subsister quelque doute à cet égard. Mme l'ambassadrice excusera M. Barnave de l'occuper si tard d'intérêts de cette nature et, en faisant de cet avertissement l'usage qui lui paraîtra le meilleur, elle voudra bien ne pas oublier ce billet sur la cheminée….» [Note: Arch. nat. W. 12.]
Le lendemain Necker envoyait à l'Assemblée un message longuement motivé dans lequel il recommandait au nom du roi le veto suspensif…. [Note: Albert Mathiez, Étude critique sur les journées des 5 et 6 octobre 1789 , pp. 12-14, p. 28.]
Les députés modérés, qui craignaient les excès depuis la grande Peur, s'alarmèrent de l'agitation de Paris et demandèrent au roi ou bien de transférer l'Assemblée à Compiègne ou bien de la protéger contre une émeute possible.
La scission datait de la nuit du 4 août. La Révolution, incontestée depuis le 14 juillet, était entrée, cette nuit-là, dans la période des réalisations pratiques…. Dès le 6 août Mounier s'élevait contre la suppression sans indemnité des droits féodaux: «Ces droits, disait-il, se sont vendus et achetés depuis des siècles, c'est sur la foi publique qu'ils ont été mis dans le commerce, que l'on en a fait la base de plusieurs établissements; en les anéantissant, c'est anéantir les contrats, ruiner des familles entières et renverser les premiers fondements du bonheur public.» Quelques députés populaires, les uns comme Bergasse, Malouet, Virieu, parce qu'ils étaient sincèrement attachés à la Révolution et qu'ils craignaient de la compromettre par des mesures précipitées, les autres comme Sieyès, moins désintéressés, parce que les arrêtés du 4 août les atteignaient dans leurs revenus, pensèrent comme Mounier. Ils craignirent qu'en abolissant d'une façon aussi absolue le régime féodal, à côté d'abus iniques, on ne supprimât bien des fois des propriétés légitimes. «Ne portait-on pas, d'ailleurs, à la propriété en soi un coup profond, du moment où l'on effaçait si aisément des attributs qui en avaient fait l'objet, depuis tant de temps, et n'ouvrait-on point par là un chemin qu'il n'y avait qu'à élargir un peu pour y faire passer tout le reste?» [Note: H. Doniol, La Révolution française et la féodalité . Paris, 1874, p. 62.] Enfin, bourgeois tranquilles et hommes d'ordre, la profondeur et la généralité du mouvement révolutionnaire les surprenait et les effrayait, et ils appréhendaient que les décrets du 4 août ne fussent que de nouveaux aliments à l'agitation. Aussi se rapprochent-ils peu à peu de la Cour. Ils veulent «qu'on rende au pouvoir exécutif et au pouvoir judiciaire la force dont ils ont besoin», [Note: Paroles de Virieu à l'Assemblée, 8 août.] et, lors de la discussion sur le veto, ils défendront avec les aristocrates le veto absolu.
Les autres députés patriotes, au contraire, Barnave, Buzot, Petion, les Lameth, le comte d'Antraigues, Lacoste, etc., plus jeunes et connaissant mieux le peuple, suivaient une politique tout opposée. Ils avaient voté sans hésiter la suppression de la féodalité, parce que les cahiers le leur commandaient, qu'ils trouvaient la mesure juste et indispensable, qu'ils pensaient qu'il fallait détruire les abus de l'ancien régime avant d'organiser l'ordre nouveau [Note: «Vous n'auriez pas dû songer, permettez-moi cette expression triviale, à élever un édifice sans déblayer le terrain sur lequel vous devez construire.» (Mirabeau, séance du 14 septembre, matin).] et enfin parce qu'ils ne voyaient aucun autre moyen de mettre fin à l'insurrection des provinces. [Note: On connaît le mot de Reubell: «Les peuples sont pénétrés des bienfaits qu'on leur a promis, ils ne s'en dépénètreront plus.» (cité par Duquesnoy, Journal , I, p. 351.)] Les décrets du 4 août votés, ils n'avaient pas compris qu'on s'opposât à leur sanction. Ils fréquentaient les foules et les passions populaires battaient dans leur cur. Ils savaient que les Français attendaient les arrêtés avec impatience et que, si on tardait à les leur donner, ils étaient en force et en volonté de les mettre d'eux-mêmes à exécution. Ils craignaient que les retards et les demi-mesures n'eussent pour résultat que de prolonger les troubles et les émeutes qu'ils déploraient les premiers. Les résistances qu'ils rencontraient ne faisaient que les irriter et qu'augmenter la défiance qu'ils gardaient toujours contre la Cour et les privilégiés. [Note: «Qui ne connaît les orages de la Cour et ses révolutions? Qui ne voit qu'à la Cour on a toujours promis au peuple de ne pas le tromper et qu'on l'a trompé sans cesse» (Buzot, 8 août).] Ils font bientôt consister toute leur politique dans la sanction immédiate des arrêtés du 4 août et ils subordonnent toutes les autres questions à celle- là. Necker demande un emprunt, ils répondent qu'on sanctionne les arrêtés du 4 août. [Note: «Voulez-vous que je vote votre emprunt? Vérifiez la dette de l'État…. Faites surtout que le décret de l'emprunt soit accompagné de tous les décrets passés dans la nuit du 4, et je vote l'emprunt; mais rappelez-vous que telle est ma mission, que telle est la vôtre, et que vous ni moi n'en avons d'autres» (Buzot, 8 août).]
L'Assemblée étudie la question des prérogatives royales. Ils ne conçoivent pas qu'avant d'avoir obtenu la sanction des décrets du 4 août, préface indispensable de la Révolution, on veuille donner au roi, le veto, c'est-à-dire le pouvoir de les ajourner et de les supprimer. S'ils craignent le désordre, ils craignent plus encore la contre-révolution. Ils soupçonnent que la Cour n'a pas désarmé, que l'accalmie qui suivit le 14 juillet n'est pas une paix définitive. Ils redoutent surtout le clergé qu'ils accusent de pousser le roi à la résistance. Pour prévenir la contre-révolution qui se prépare, ils recherchent l'appui des clubs et des districts parisiens.
Vers la fin d'août, la scission entre les deux fractions du parti populaire allait s'accentuant. Lafayette chercha vainement un terrain de conciliation. Des conférences eurent lieu chez lui et chez Jefferson entre Mounier, Lally, Bergasse, d'une part, Duport, Lameth et Barnave de l'autre…. [Note: Pour le détail des négociations, consulter Lafayette, Mémoires , II, p. 298; Mounier, Exposé de ma conduite , pp. 51-33; Fenières, Mémoires , I, p. 221.] Mounier, qui croyait alors la majorité de l'Assemblée gagnée à ses idées, se montra intransigeant…. Le 29 août les pourparlers furent définitivement rompus….
L'émeute du 30 août fut pour les modérés comme un coup de foudre. C'étaient eux les députés infidèles et corrompus dont elle demandait la révocation et la mise en jugement. Qu'allait-il arriver si Lafayette ne parvenait pas à rétablir le calme? Lafayette lui-même ferait-il tous ses efforts pour sauvegarder l'indépendance de l'Assemblée? On avait foi en sa loyauté, on le savait parfait gentilhomme, mais on n'ignorait pas son admiration pour la constitution américaine et ses préférences pour les idées de démocratie royale chères au parti populaire. L'anxiété était grande. Si l'émeute était la plus forte, c'était l'Assemblée dispersée, ses membres insultés ou massacrés, la France livrée à la démagogie. Ou bien si ces scènes de sauvagerie ne se produisaient pas, c'était à tout le moins le roi et les députés traînés à Paris et là obligés de ratifier les volontés de la populace. De toute manière, c'était pour les modérés la fin de leur influence. Us sentaient bien que, même si l'émeute se contentait de transférer à Paris le siège des pouvoirs publics, la majorité leur échapperait.
Le 31 août, pendant que les craintes sont encore vives, Clermont-Tonnerre propose qu'en cas de danger l'Assemblée nationale quitte Versailles et s'établisse dans une autre ville, loin des entreprises du peuple de Paris…. Pour mettre son projet à exécution, le parti modéré avait besoin du concours de la droite de l'Assemblée, des ministres et du roi…. A qui profiterait cette alliance avec la Cour? C'était une grande naïveté de se figurer que les aristocrates y entraient sincèrement et sans arrière pensée. Les modérés voulaient le transfert de l'Assemblée en province parce qu'ils croyaient que l'établissement d'une constitution, d'un gouvernement stable en dépendait. Ils craignaient l'anarchie et avant tout voulaient faire régner l'ordre et la loi. C'était pour de tout autres raisons que les aristocrates s'associent au même projet. Pour eux, le départ du roi de Versailles est le commencement de la contre-révolution. Ils n'ont jamais cessé d'espérer le rétablissement complet de l'ancien régime. Ils se disent qu'en éloignant de Paris les pouvoirs publics, on les mettra forcément, qu'on le veuille ou non, à leur discrétion….
Les chefs modérés et les chefs royalistes se réunirent au nombre de 32 pour arrêter une ligne de conduite commune. La droite était représentée par Maury, Cazalès, D'Espréménil, Montlosier; la gauche par Mounier, Bergasse, Malouet, Bonnai, Virieu…. Tous tombèrent d'accord:
«1° Que, vu les troubles et le voisinage de Paris, la position du roi à Versailles n'était plus tenable;
«2° Que la position de l'Assemblée, menacée comme elle l'était depuis quelque temps dans ses principaux membres, ne l'était pas davantage;
«3° Que, dans les deux cas où le roi se déciderait soit à quitter Versailles, soit à y demeurer, quelque corps de troupes de ligne était absolument nécessaire, conjointement avec sa garde, pour le préserver d'une entreprise populaire.»
On décida en outre qu'une délégation de trois membres irait porter au roi la décision qu'on venait de prendre et lui demanderait «le transfert de l'Assemblée à vingt lieues de Paris, à Soissons ou à Compiègne». [Note: Montlosier, Mémoires , I, p. 276 et sq.] Pour donner à la démarche une apparence presque officielle, on désigna pour faire partie de la députation: l'évêque de Langres, La Luzerne, alors président de l'Assemblée, et Rhedon qui en était secrétaire, et on leur adjoignit Malouet. La hâte était telle qu'ils n'attendirent pas au lendemain pour remplir leur mission. Ils allèrent trouver le soir même Montmorin et Necker et leur firent part de la décision que leurs amis venaient de prendre. Les deux ministres l'approuvèrent fort. Ils entrèrent même si avant dans les vues des modérés qu'ils n'hésitèrent pas à convoquer d'urgence le conseil…. Le conseil se prolongea jusqu'à minuit. L'issue ne fut tout autre que celle qu'on attendait. Necker vint dire aux délégués «d'un air consterné» que leur proposition était rejetée, que le roi ne voulait pas quitter Versailles. [Note: Malouet, Mémoires , I, p. 340.].
…«Malgré la reine, malgré M. de Mercy, malgré les insinuations plus ou moins pressantes d'un grand nombre de seigneurs de la Cour, le roi se décida à demeurer à Versailles.» [Note: Malouet, Mémoires , I, p. 342.] Sans doute, cet acte de fermeté étonne un peu de la part d'un homme dont le comte de Provence comparait le caractère à des boules d'ivoire huilées qu'on s'efforcerait en vain de retenir ensemble. Eut-il, ce soir-là, comme dans un éclair, la vue nette de la situation? Comprit-il la gravité de la mesure qu'on voulait lui faire prendre, craignit-il, en jetant un tel défi au peuple de Paris, de provoquer une insurrection, un nouveau 14 juillet, plus terrible que le premier? Si invraisemblable qu'elle puisse paraître, la chose n'est peut-être pas impossible. Ou bien encore, n'écoutant que sa rancune, hésita-t-il à se confier aux modérés, hier ses ennemis? Cette opinion, que nous trouvons dans les mémoires de Weber, n'est peut-être pas éloignée de la vérité. Il faut ajouter enfin que, si Louis XVI était débonnaire, il ne manquait pas d'un certain courage passif et se faisait une assez haute idée du point d'honneur. Malouet dit très bien: «Le roi qui avait un courage passif, trouvait une sorte de honte à s'éloigner de Versailles.» [Note: Malouet, Mémoires , l, p. 342.] Et nous savons que ce sont des scrupules du même ordre qui, le 5 octobre, l'empêcheront de prendre la fuite…. [Note: Albert Mathiez, op. cit. , pp. 29-37.]
Pour rassurer les modérés le roi appela à Versailles le régiment de Flandre. Il pensait ainsi être plus fort pour refuser sa sanction aux décrets du 4 août, à la déclaration des droits et aux autres articles constitutionnels.
La disette qui sévissait, la crise économique, produite par l'émigration, créaient un excellent terrain aux excitations des meneurs populaires qui dénoncèrent le refus de sanction des décrets, l'appel des troupes, l'élection de Mounier à la présidence comme autant de preuves du dessein formé de faire rétrograder la Révolution. Il est probable enfin que les intrigues orléanistes ont joué un rôle.
Philippe d'Orléans avait contre la cour de vieilles rancunes. Il n'avait pas perdu le souvenir des calomnies que le parti de la reine avait répandues contre lui après le combat d'Ouessant. Il avait encore sur le coeur le refus de Louis XVI de lui donner la charge de colonel général des hussards qu'il avait sollicitée pour faire taire les calomniateurs. Enfin, il savait que le roi blâmait fort ses moeurs et qu'on l'accusait tout haut à Versailles d'avoir transformé le Palais-Royal en un mauvais lieu et de s'enrichir avec les vices qu'il y logeait. Il se vengeait de ces mépris en affectant des opinions libérales, et les applaudissements populaires le consolaient des avanies de Versailles…. Voulait-il se servir de sa popularité comme d'un marchepied pour monter sur le trône ou se contentait-il seulement du plaisir d'humilier ses ennemis? S'il faut en croire les paroles que Mirabeau prononça, quelques jours avant le 14 juillet, devant quelques députés du parti populaire, le duc d'Orléans désirait à cette époque la charge de lieutenant général du royaume. De là à la royauté effective il n'y avait qu'un pas. Mais peut-être ses ambitions étaient-elles plus celles de son entourage que les siennes propres. Tous les témoignages sont, en effet, unanimes à nous représenter le duc d'Orléans comme un homme faible, incapable de décisions viriles, constamment conduit par ses maîtresses et ses favoris. [Note: A. Mathiez, op. cit. , p. 18.]
Lafayette crut le duc coupable et, après l'émeute, l'obligea à accepter une soi-disante mission diplomatique en Angleterre, exil déguisé.
Le Châtelet, qui enquêta sur les responsabilités des événements du 6 octobre, reçut de nombreuses dépositions hostiles au duc.
C'était l'habitude, quand un régiment entrait dans une ville, que la garnison lui offrit un banquet de bienvenue. La Cour s'efforça de transformer le banquet offert par les gardes du corps au régiment de Flandre en une manifestation de loyalisme monarchique. L'«orgie» du 1er octobre, pour laquelle le roi avait prêté la salle de l'Opéra au château, fut racontée par Gorsas dans son Courrier de Versailles . C'est ce récit qui déchaîna l'émeute.
La salle était illuminée comme dans les plus superbes fêtes. Les plus jolies femmes de la Cour et de la ville donnaient d'agréables distractions et formaient un coup d'oeil le plus attrayant et le plus enchanteur.
Pendant le dîner on a porté plusieurs santés; celle du roi, de la reine, de Mgr le dauphin, de toute la famille royale (Je ne me rappelle pas cependant qu'on ait porté celle de M. le comte d'Artois ou peut-être étais-je distrait, je ne m'en suis pas aperçu). Pendant les santés, la musique du régiment de Flandres a exécuté des morceaux plus intéressants les uns que les autres, et tous analogues aux circonstances.
A la santé du roi la salle a retenti de l'air: ô Richard, ô mon Roi ! Une allemande nouvelle ou ancienne a été donnée pour la santé de la reine, etc.
Au milieu de toutes ces santés se sont présentés dix à douze grenadiers du régiment de Flandres; il a bien fallu boire de nouveau à la santé du roi. Cette santé a été portée avec les honneurs de la guerre, le sabre nu d'une main et le verre de l'autre. Un instant après arrivent les dragons; même accueil, même cérémonie. Un instant après entrent les grenadiers suisses, même accueil, même cérémonie. Tout jusqu'alors est gai, piquant, mais des scènes autrement intéressantes se préparent.
Le roi, la reine, M. le dauphin, Madame sont venus pour jouir de ce spectacle: tout à coup la salle a retenti de cris d'allégresse. La reine tenant son fils par la main s'est avancée jusqu'à la balustrade du parquet; au même moment les grenadiers Suisses, ceux du régiment de Flandres, les dragons sautent dans l'orchestre. Le Roi, la Famille accompagnés par MM. les gardes du corps, sont reconduits chez la Reine, en traversant toutes les galeries, aux cris répétés de: Vive le Roi! Vive le Roi ! etc.
Tout paroissoit fini; tout à coup, comme de concert, la table joyeuse et La musique s'est portée à la cour de marbre et devant le balcon de S.M. Alors on s'est mis à chanter, à danser, à crier de nouveau: Vive le Roi ! Le balcon s'est ouvert, un garde du corps, par je ne sais quel moyen, y monte comme à l'assaut; un dragon, un suisse, un garde bourgeois le suivent; en un instant, le balcon est rempli. Lorsqu'on y pensait le moins, le Roi et la Reine arrivent au milieu de ce groupe; les cris d'allégresse ont redoublé.
Le Roi retiré, on s'est porté sur la terrasse, où l'on a resté fort tard à danser, à faire des folies et de la musique. On observera que le Roi arrivait de courre le cerf et qu'il a paru en habit de chasse. Un historien fidèle ne doit rien oublier. Quelques officiers en versant du vin à leurs soldats leur disoient: allons, enfans! Buvez à la santé du Roi, de notre maître et n'en reconnaissez point d'autre! Un autre officier a crié fort haut: A bas les cocardes de couleurs! Que chacun prenne la noire, c'est la bonne ! (Apparemment que cette cocarde noire doit avoir quelque vertu, c'est ce que j'ignore [Note: Le noir était la couleur de la reine.]).
Tous ces détails sont parfaitement exacts, tous jusqu'à l'article de la Cocarde . [Note: Courrier de Versailles à Paris et de Paris à Versailles , nº 88, samedi 3 octobre 1789.]
Le banquet des gardes du corps n'aurait pas suffi à provoquer un mouvement populaire si les esprits n'y avaient été préparés par la presse patriote.
La nouvelle de l'arrivée des troupes à Versailles vint ranimer l'agitation politique. Tous les journaux patriotes mènent en même temps la même campagne. Tous les chefs populaires sont d'accord cette fois sur la nécessité de forcer le roi à s'établir à Paris…. Élysée Loustalot dans le n° 13 des Révolutions de Paris (1er octobre) appelle l'élection de Mounier à la présidence de l'Assemblée, «un soufflet donné par l'aristocratie à l'opinion publique» et termine son virulent article par le mot souvent cité: «II faut un second accès de révolution, tout s'y prépare.» Parmi les «motions raisonnables» que le marquis de Villette publiait dans la Chronique de Paris du 25 septembre, il se trouvait celle «d'inviter le roi et la reine à venir passer l'hiver à Paris». Le marquis voulait aussi que l'Assemblée vînt siéger au Louvre dans la galerie des tombeaux. Dans l' Ami du peuple , Marat réclamait des mesures plus énergiques: «Convaincu que l'Assemblée nationale ne peut plus rien faire de bien pour la nation dont elle a lâchement abandonné les arrêtés et sacrifié les droits, à moins que, revenant elle-même sur ses pas, elle ne réforme ses décrets funestes, je crois qu'elle ne saurait être assez tôt dissoute.» Sous des formes différentes, c'était au fond la même idée: l'Assemblée nationale et le roi ne voulaient pas sérieusement les réformes, inscrites dans les arrêtés du 4 août, sans lesquelles la Révolution n'était qu'un leurre, il fallait … les obliger à faire le bien…. La presse n'attaquait pas seulement l'Assemblée nationale et la Cour, elle s'en prenait aussi à la municipalité et à Lafayette qui voulaient empêcher le peuple de délibérer au Palais-Royal. Les représentants de la Commune ont été gagnés à la Cour par les flatteries «et les coups de chapeau». Ils sont devenus «les oppresseurs de la Commune, les fauteurs d'un nouveau système d'aristocratie». Marat demandait chaque jour l'épurement de la Commune et même des districts: «Peuple insensé, seras-tu toujours victime de ton aveuglement? Ouvre enfin les yeux, sors, sors de ta léthargie, purge tes comités, conserves-en les membres sains, balayes-en les membres corrompus, ces pensionnaires royaux, ces aristocrates rusés, ces hommes flétris ou suspects, ces faux patriotes; tu n'aurais à attendre d'eux que servitude, misère, désolation….» [Note: Ami du peuple , no. 13.]
Les pamphlets qui vraisemblablement ont le plus fait pour émouvoir le peuple et l'exciter contre ses gouvernants furent ceux qui dépeignaient sa situation misérable. Le titre de l'un d'eux était déjà par lui seul un cri déchirant: Quand aurons-nous du pain? Cette phrase revient comme un refrain après chaque paragraphe de cette prose pathétique: «Pourquoi, citoyens, Lafayette, Bailly et les chefs de la Commune vous laissent-ils manquer de pain?
«C'est pour s'engraisser de votre substance. Pourquoi ces scélérats font-ils venir des troupes, font-ils environner Paris, Versailles et les alentours de piques et de soldats, sous prétexte de garder le roi et l'Assemblée nationale? Ces scélérats croient que vous avez trop de vivres. C'est pourquoi ils font venir des troupes pour les consommer bien vite et pour vous juguler ensuite. Et vous dormez! Quand aurons-nous du pain? Au sein de l'abondance, nous n'avons point de pain….» [Note: Sur les 30 jours du mois de septembre, il y en eut 16 où les fusilliers montèrent la garde pour assurer la distribution.] Ces appels trouvaient de l'écho dans l'opinion publique. Paris s'agitait. Le 22 septembre, les ouvriers employés aux ateliers de charité de l'école militaire parlaient de partir pour Versailles. Le 17 septembre, on arrêtait sur la place de Grève un individu qui, au milieu d'un nombreux attroupement, s'écriait «qu'il fallait se transporter à Versailles pour l'amener à son Louvre, qui n'était pas fait pour des chiens». Les réunions du Palais-Royal étaient de plus en plus tumultueuses et Lafayette avait beaucoup de peine à dissiper les rassemblements. Les bourgeois eux-mêmes étaient inquiets: «On disait que les espèces, que le numéraire manquaient absolument, au point qu'à la fin du mois tous les payements de rentes qui allaient déjà fort mal au palais Soubise, où ils avaient été transférés de l'hôtel-de-ville, cesseraient entièrement.» Bref, on attendait une émeute…. [Note: A. Mathiez, op. cit. , p. 42 et pp. 50-51.]
Le district était une Assemblée élue, un véritable petit parlement ayant son bureau, ses commissaires, ses rapporteurs. Chaque district est maître chez lui et se donne lui-même son organisation. Les uns ont des comités de bienfaisance, tous ont un trésorier pour les pauvres. Un autre, devançant les vues de l'Assemblée nationale, nomme des juges de paix et de conciliation. Pour se concerter entre eux, les districts ont un bureau de correspondance qui transmet de district à district les résolutions à communiquer. Les districts sont la vraie force publique. Tous les services y sont concentrés. Le comité de police du district arrête, perquisitionne, juge. Le comité militaire équipe le bataillon de garde nationale, qui est affecté à chaque district, édicté les règlements militaires, donne des ordres aux compagnies. Le comité des subsistances légifère sur les halles, sur les boulangers, sur les convois, etc. Chaque question fait l'objet d'une discussion longue et suivie. A chaque instant, on placarde des affiches pour porter à la connaissance du public les décisions nouvelles, et le peuple ne se lasse pas de lire tous ces placards. Les séances sont très courues. Les Parisiens aimaient déjà les beaux discours et ils étaient servis à souhait. C'étaient en effet des avocats et des journalistes qui remplissaient les fonctions de président, de secrétaire du district. Comme on l'a dit justement, le district était un club et c'était un club légal. Ajoutez qu'à chaque instant on faisait de nouvelles élections, ce qui contribuait encore à augmenter l'agitation…. [Note: A. Mathiez, op. cit. , pp. 43-44.]
L'émeute du 14 juillet et celle des 5 et 6 octobre furent l'oeuvre des districts, celle du Champ-de-Mars sera l'oeuvre des sociétés Fraternelles .
Ce n'est qu'à partir du 15 septembre environ que les membres du club breton, [Note: Le club breton où se réunissaient d'abord les députés de Bretagne fut le berceau des Jacobins.] que Barnave, les Lameth, Duport, Chapelier et leurs amis prennent contre la Cour et le ministère une attitude nettement hostile. Jusque-là ils ne désespéraient pas encore de faire aboutir les réformes par les voies légales. L'appel des troupes dissipa cette dernière illusion. Il est juste de dire néanmoins que Barnave et les Lameth ne voulurent pas rompre sans essayer encore une dernière tentative de conciliation. Avant l'arrivée du régiment de Flandre à Versailles, ils allèrent trouver Saint-Priest et joignirent leurs prières à celles de Lafayette et de la Commune de Paris pour en obtenir le renvoi. Le ministre répondit «de manière à ôter tout espoir à ces démarches». [Note: Saint-Priest, Abrégé de ma conduite dans les Mémoires de Mme Campan , t. II, p. 297] Désormais, la lutte est ouvertement déclarée. Les patriotes ont perdu toute confiance en Necker qu'ils considèrent comme l'instrument docile de la Cour et il ne se passera pas de jour sans qu'ils attaquent à l'Assemblée le ministère et la Cour. Le 16 septembre, Mirabeau fait distribuer un violent discours contre la caisse d'escompte qui était comme la création personnelle du premier ministre. Le 18 septembre, le roi refuse sa sanction aux arrêtés du 4 août. L'émoi fut grand dans l'Assemblée. Duquesnoy, un modéré pourtant, écrit ce jour-là dans son journal: «La séance de ce matin va peut être décider du sort de l'empire. Le gant est jeté par le roi à l'Assemblée. L'amassera-t-elle? Le retirera-t-il?…» [Note: Duquesnoy, Journal , t. I, p. 551.]
Il n'est guère douteux que les patriotes de l'Assemblée n'aient été en communion d'idées avec les pamphlétaires parisiens et n'aient préparé l'émeute avec eux. Sans doute les preuves formelles manquent mais les vraisemblances sont assez fortes. On sait que les membres du club breton vont souvent à Paris, qu'ils sont en relations avec les principaux orateurs de réunions publiques et que ceux-ci assistent souvent aux séances de l'Assemblée nationale. Vers la fin de septembre, on organise comme un service régulier de surveillance aux tribunes. Les gardes françaises y allaient à tour de rôle en habits civils, s'y mettaient en rapport avec les députés populaires, leur demandaient des instructions et appuyaient leurs discours de vigoureux applaudissements.
Nous avons conservé le brouillon des lettres que Barnave écrivait au milieu même des événements, le 4 et le 5 octobre, elles ne laissent aucun doute sur son véritable état d'esprit: «Si vous voyiez, disait-il le 4 octobre, de vos propres yeux que le ministère, sans excepter M. Necker et la majorité de notre Assemblée, n'a jamais voulu de constitution, qu'ils n'ont jamais eu un moment de supériorité sans tenter de renverser avec une incroyable mauvaise foi tout ce qu'ils avaient paru consentir, que leurs relations dans l'étendue du royaume embrassent presque tout ce qui exerce çà et là quelque autorité, que, depuis les arrêtés du 4 août, presque toute la partie gouvernante de la nation est devenue notre ennemie et celle de la liberté, que rendre dans ces circonstances une grande énergie à l'ordre ancien, c'était presque certainement le rétablir, lui donner des moyens de nous anéantir presque sans combat, puisqu'il aurait eu pour lui le gouvernement et la majorité de notre Assemblée, prête à se déclarer, dès que la crainte ou la volonté de la nation fortement exprimée ne la contiendrait pas, si vous réfléchissiez que nous ne sommes point dans l'état naturel, où les mouvements sont libres et la volonté maîtresse de combiner ce qu'il y a de plus avantageux, mais dans un état tendu et forcé, obligés de soutenir un poids immense de forces contraires toujours prêtes à nous engloutir, que, pour faire adopter la constitution à un gouvernement et à une grande partie de la nation qui n'en veut pas, il fallait que cette constitution leur fût nécessaire pour les tirer d'un état pire, vous auriez senti….» [Note: Arch. nat. W. 12.] Le reste de la lettre manque, mais ce qu'il en subsiste suffit à nous éclairer sur les sentiments de l'auteur. Barnave partageait les craintes du peuple, il voyait la Révolution en danger. L'union des aristocrates et du ministère lui paraissait le prélude d'une réaction; il se résignait pour l'éviter à ce que la nation «exprimât fortement sa volonté», en bon français, il pensait qu'une émeute était nécessaire pour achever la défaite de l'aristocratie…. Le 2 novembre il parlera du mouvement d'octobre en ces termes: «Paris a cru devoir sauver une seconde fois la liberté publique.» [Note: A. Mathiez, op. cit. , pp. 55-57.]
Le récit contemporain le plus complet et dans l'ensemble le plus exact nous paraît être celui que rédigea le ministre de Saxe dans sa dépêche du 9 octobre. [Note: Rapports du comte de Salmour, ministre plénipotentiaire de Saxe dans les Nouvelles archives des missions t. VIII, p. 260 et sq.]
Les événements se sont si fort multipliés dans tous les genres depuis ma dernière que je dois demander d'avance l'indulgence de Votre Excellence pour la narration qui va suivre, dans laquelle je mettrai tout l'ordre qu'il me sera possible de conserver au milieu de l'existence la plus désordonnée qui fut jamais.
Je vous annonçais, Monsieur, beaucoup de fermentation dans la nuit du dimanche au lundi; elle s'est accrue le matin, au point que des femmes de la Halle, au nombre de cinq à six cents, s'étant rassemblées à la pointe Saint-Eustache, quelques ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Marceau se trouvant mêlés parmi elles, se sont réunies à l'Hôtel de ville, en ont chassé les représentants de la commune, forcé la faible garde qui y était, pris un magasin de 1700 fusils de réserve, en ont armé, ainsi que d'un nombre considérable de piques, la populace arrivée pour les soutenir. Maîtresses de quatre pièces de canon, elles se sont répandues dans toutes les rues de la ville, forçant sans pitié toutes les femmes qu'elles rencontraient en voiture ou à pied de se joindre à elles. La marquise de Manzi, que V. E. a vue à Dresde, allant se promener aux Tuileries, a été arrachée de sa voiture par ces furieuses et, après avoir marché quelque temps avec elles, n'a dû sa liberté qu'à deux soldats aux gardes, qui la leur enlevèrent sous prétexte que sa faiblesse ne lui permettrait jamais d'arriver. Elles alléguaient pour motif de leur insurrection le manque de pain et le but de leur course devait être d'aller à Versailles en demander au Roi et à l'Assemblée nationale. [Note: Cette «allégation» n'était pas un prétexte. Paris souffrait réellement de la disette et on faisait queue aux portes des boulangeries comme dans un siège.]
L'Hôtel de ville fermé, une caisse de cent et quelques mille francs pillée, beaucoup de papiers déchirés, la municipalité mise en fuite, M. Bailly ayant donné sa démission dès la veille, M. de La Fayette sollicité depuis plusieurs jours par les troupes de se rendre à Versailles, n'osant trop se montrer de crainte d'être forcé de se mettre à leur tête, une foule de peuple de la dernière classe, armée, courant les rues avec des femmes furieuses, représentant la véritable image des bacchantes, [Note: L'enquête du Châtelet prouva qu'il y avait dans le nombre des femmes distinguées, ayant loge à l'Opéra.] toutes les boutiques fermées, l'impossibilité de se procurer du pain, même à prix d'argent, quelques boulangers déjà devenus victimes de la disette, des soldats armés de tous les districts réunis par bandes, errant ça et là sans chef et sans ordre, ni général, ni magistrat, ni puissance quelconque, voilà le tableau effrayant de notre position toute la journée du lundi (5 octobre).
Les barrières étaient fermées dès le matin, la duchesse de l'Infatado, le prince de Monaco avaient été ramenés et maltraités, la voiture de ce dernier pillée. Les différents districts étaient rassemblés, plusieurs troupes s'en étaient déjà détachées pour suivre les femmes qui, avec les ouvriers et les quatre pièces de canon prises à l'Hôtel de ville, à leur tête, marchaient à Versailles. De tous côtés on battait la générale; toutes les compagnies soldées dont les anciennes gardes françaises forment le fond, demandaient à grands cris d'aller à Versailles déposter le régiment de Flandre, en chasser les gardes du corps qui avaient insulté la garde nationale. Une partie des compagnies non soldées se joignit à eux. Tous les districts séparément prirent à peu près une résolution unanime de marcher et en firent part à M. de La Fayette, qui, haranguant au milieu de la place de Grève, s'efforçait de contenir le peuple, de gagner du temps et, aidé par M. de Keralio, accouru à la tête du bataillon des Filles de Saint-Thomas, avait repris poste à l'Hôtel de ville. Vers 4 heures, se rassemblèrent de nouveau les représentants de la Commune; à la même heure à peu près se réunissait à la place Louis XV, le long du Cours-la-Reine jusqu'à la barrière de la Conférence, les troupes qui allaient attaquer Versailles. Attiré par le bruit des tambours, je reconnus bientôt la compagnie de grenadiers qui était ci-devant casernée à ma porte. [Note: M. de Salmour demeurait rue de Matignon, au faubourg Saint-Honoré (note de M. Flammermont).] Ils m'apprirent le motif qui les avait amenés là et m'annoncèrent que M. de la Fayette allait se mettre à leur tête, qu'ils étaient las de toutes ces délations, qu'ils l'avaient envoyé chercher à la ville et que, s'il n'arrivait pas dans un quart d'heure, on leur en rapporterait les morceaux, après quoi ils partiraient. Le malheureux, ne voyant plus aucun moyen de les contenir, arriva après 5 heures, plus mort que vif, et prit son poste à la tête de la colonne, que j'ai vue défiler dans l'ordre suivant.
Deux cents cavaliers à la tête, ensuite le train d'artillerie, composé de quatre pièces de 24, de 12, de 16, avec quatre chariots de munitions traînés par des chevaux qu'on avait indistinctement pris à tous ceux qu'on rencontrait. Le train avait avec lui le nombre de canonniers nécessaires pour le service des pièces. Suivait M. de La Fayette, entouré de ses aides de camp; après quoi marchait à pied le comte Charles de Chabot à la tête de sa compagnie de grenadiers; les bataillons de chaque district étaient fort en ordre avec leurs drapeaux rangés par divisions de six bataillons chacune; le duc d'Aumont précédait la sienne, et beaucoup de canons de régiment étaient entremêlés dans la colonne. La compagnie soldée de chaque district faisait le fond du bataillon, qui était plus ou moins fort suivant la quantité de non soldés qui s'y était jointe; l'on pouvait évaluer à trois cents hommes, l'un dans l'autre, ceux des quatre premières divisions. Les non soldés des deux dernières étaient presque tous restés pour la garde de la ville, on ne pouvait guère calculer qu'à 150 hommes le nombre de ceux de chacun des districts, ce qui donne un complet de 15 000 hommes de troupes régulières, marchant, avec la plus grande ardeur, par sections de six hommes de front, tambour battant, drapeaux déployés, un nombre à peu près égal de volontaires armés de mille manières différentes et surtout d'un grand nombre de piques précédait et couvrait en guise de troupes légères les flancs de cette colonne, ce qui portait en totalité à plus de 50 000 le nombre des gens armés, outre les 6 000 femmes, suivies de quelque populace, qui devaient être arrivées trois heures plus tôt. Aussitôt après le départ de l'armée, les districts obligèrent tout ce qui pouvait porter les armes de se rassembler pour faire des patrouilles. La ville fut illuminée et tout parfaitement tranquille, à l'exception de deux cents hommes de renfort qui étaient prêts à marcher dans chaque district et formaient ainsi un corps auxiliaire de 12,000 hommes.
M. de La Fayette essaya jusqu'au pont de Sèvres de chercher à les ramener ou à les arrêter. Voyant qu'il était impossible de les amuser davantage, et qu'on avait poussé l'excès de la prévoyance jusqu'à se munir d'une corde neuve pour le pendre, au cas qu'il n'eût pas fait son devoir, il prit entièrement son parti et dépêcha un courrier à la Ville pour annoncer qu'il avait passé la Seine sans obstacle.
Votre Excellence, instruite à présent de ce qui arrivait le lundi à Paris, va voir quel était à la même époque l'état des choses à Versailles. Le Roi avait donné une acceptation limitée à la Constitution qui avait occasionné des débats forts vifs. M. le Président avait à la fin reçu ordre de se retirer par devers S.M. pour demander son acceptation pure et simple, ce qui devait se faire lorsque le Roi serait revenu de Rambouillet, où il avait été chasser. L'Assemblée s'était séparée à 3 heures et demie. Dès midi, instruit apparemment de l'insurrection de Paris, on avait battu la générale pour rassembler la garde nationale de Versailles qui n'avait pas obéi.
Afin que V.E. puisse mieux comprendre les détails des événements, je crois convenable de lui donner une idée du local de la scène. Devant le château de Versailles est une grande place, nommée la Place d'armes, où l'on arrive par trois grandes avenues fort larges, disposées en patte d'oie et séparées par deux grands bâtiments où sont les Écuries de S.M. qui se trouvent conséquemment en face du château. Sur la gauche de cette place, en venant de Paris, se trouve un bâtiment auquel on a donné la forme d'une tente. Il peut contenir à peu près 600 hommes, servait de corps de garde et de caserne aux ci-devant gardes françaises, et était maintenant occupé par la milice de Versailles avec les quatre pièces de canon que le régiment de Flandres avait amenées. Le devant des trois cours principales du château qui se succèdent toujours en se rétrécissant est fermé par une grille: la première s'appelle des Ministres; la seconde, Cour Royale; et la troisième Cour de Marbre où se trouve à gauche le grand escalier qui porte le même nom. C'est sur la Place d'armes que se rassemblèrent à 4 heures et demie les gardes du corps, dès qu'on vit arriver les femmes. Ils faisaient face à l'avenue; la troupe à la première grille de la Cour des Ministres, qui était fermée et où étaient rangés en bataille les 300 hommes des gardes suisses; à gauche des gardes du corps vint se mettre en bataille le régiment de Flandres, en faisant une espèce de potence qui fermait la Place jusqu'à l'avenue de Saint-Cloud. La droite devait être occupée de la même manière par la garde de Versailles qui n'a point paru excepté ce qui était dans le corps de garde de la tente pour fournir les postes au château. [Note: Voir le plan de Versailles reproduit plus haut.]
Deux cents chasseurs de Montmorency qu'on avait envoyé reconnaître se retirèrent à l'approche de la foule. Tout le peuple de Versailles était sur pied. Les gardes du corps arrivaient successivement par bouquets, à mesure que leurs chevaux étaient sellés, et avaient de la peine à se former en troupe au milieu du peuple, ce qui occasionnait déjà quelques murmures.
Un garde national de Versailles, voulant rejoindre ses camarades à la tente, trouva plus court de traverser les rangs des gardes du corps, où il se fit jour avec son fusil. M. de Savonières, chef de brigade, se détacha du rang avec deux gardes pour courir après et l'arrêter; poursuivi à coups de sabre, le milicien, toujours en fuyant, se défendit vaillamment et gagna la barrière qui était devant son corps de garde, d'où la sentinelle postée devant le canon ajusta à M. de Savonières un coup de fusil qui lui cassa le bras. On lui ouvrit la grille pour entrer au château se faire panser, les gardes regagnèrent leur rang et il ne se passa rien de plus pour le moment.
Les femmes environnant la troupe demandaient toujours du pain et à parler au Roi; on leur répondit qu'il était à la chasse et tout se passait en paroles, lorsque quelques gardes impatientés, disent les uns, de se voir entourés et pressés, excités, suivant les autres, par la vue d'un de leurs camarades qu'ils croyaient être à l'autre bout de la Place entre les mains du peuple, se détachèrent de nouveau au nombre de dix à douze et, galopant au milieu de la multitude, parvinrent à ramener le prétendu prisonnier, mais avec perte d'un d'entre eux qui, blessé dans la foule d'un coup de lance, fut aussitôt achevé à coups de fusil. Les autres regagnèrent le gros de la troupe qui, au nombre de 400, continua à rester tranquillement en bataille.
Le Roi revint de la chasse vers 7 heures, en entrant, comme il l'a toujours fait depuis la Révolution, par les portes de derrière le parc. Le président de l'Assemblée nationale fut aussitôt introduit, et avec lui une députation de quinze femmes qui se plaignirent au Roi de la mauvaise police et du manque de subsistances. Le Roi leur répondit qu'il aimait trop sa bonne ville de Paris pour vouloir jamais la laisser manquer de rien; que, tant qu'il avait été chargé de son approvisionnement, il croyait avoir bien réussi; mais que depuis que ces Messieurs, en montrant les députés de l'Assemblée, lui avaient lié les mains, ce n'était pas sa faute; qu'il ne croyait pas possible qu'on pût sitôt mettre le pain à 8 sols et la viande à 6 sols, comme elles le désiraient, mais qu'il allait donner des ordres et se concerter avec l'Assemblée nationale pour que, dès le lendemain, on les satisfît du mieux qu'on pourrait.
Dès qu'elles vinrent rendre compte à leurs camarades de cette réponse satisfaisante, on leur cria que cela ne pouvait être vrai, qu'on les avait sûrement corrompues avec de l'argent; et on allait les pendre, si par l'intercession des députés elles n'eussent obtenu de pouvoir aller chercher par écrit la confirmation de ce qu'elles avaient avancé; introduites de nouveau devant le Roi, S.M. écrivit de sa main et signa ce qu'elles venaient de dire. Calmées par cette assurance, toutes ces femmes suivirent les députés à l'Assemblée nationale, assurant les gardes du corps qu'il allait arriver de Paris des gens qui les vengeraient des mauvais traitements qu'elles prétendaient en avoir éprouvé. Arrivés à l'Assemblée, elles remplirent toute la salle, s'établirent sur les banquettes, demandèrent à faire parler M. de Mirabeau qui réclama avec beaucoup de dignité contre l'indécence de cette assemblée, mais ces dames finirent par avoir raison. On ne put rien délibérer. L'évêque de Langres présidait en l'absence de M. Mounier, qui, retiré par devant le Roi, vint enfin annoncer l'acceptation pure et simple des Droits de l'Homme et de la Constitution; il n'y avait aucun membre du clergé, très peu de l'ancien parti des aristocrates qui s'étaient tous cachés, puisque le peuple en avait désigné plusieurs pour être la cause des malheurs actuels, qu'il voulait immoler à son ressentiment. La séance fut levée à 10 heures et demie; il avait plu à verse toute la journée; vers 9 heures, ne voyant rien arriver, le Roi avait ordonné aux gardes du corps de rentrer; ils firent un mouvement par demi-escadron, pour se mettre en colonne; le peuple, croyant qu'ils allaient charger, se mit en défense; la milice de Versailles de son corps de garde fît un feu roulant sur eux qui en blessa quinze ou seize et les mit en fuite, tellement qu'ils ne purent se rallier que dans le parc, de l'autre côté du château, sur la terrasse, vis-à-vis l'appartement de M. le Dauphin. L'on vint à 11 heures annoncer que les troupes de Paris arrivaient. Le Roi voulut alors prendre le parti de la retraite, et M. de Cubières son écuyer donna l'ordre à six voitures de chasse d'être attelées, de se rendre au pas à la Porte de l'Orangerie, qui est à la gauche du château, pour de là, sous l'escorte des gardes du corps, gagner le large. Dès que les chevaux furent mis, on ouvrit les portes de l'écurie, mais les voitures qui, d'après la description du local que j'ai faite à V. E., devaient traverser la Place d'armes, furent arrêtées par le peuple qui criait: Le Roi s'en va! Les deux premières qui, par la vitesse de leur marche, s'étaient fait jour à travers de la foule, arrivées à la Porte de l'Orangerie, la trouvèrent fermée et elles furent arrêtées au nom de la Nation par des hommes qui coupèrent les traits. M. Necker, pendant ce temps, était arrivé chez le Roi par l'intérieur et, avec M. le comte de Montmorin, détermina, contre l'avis des autres ministres, S. M. à ne pas s'éloigner.
M. de La Fayette avait, en attendant, fait halte au Petit-Montreuil, au bout de l'avenue de Paris. Là, il avait rangé sa troupe en bataille, et après lui avoir rappelé le serment de fidélité à la Nation et au Roi, il la partagea en deux colonnes qui, l'artillerie à la tête, arrivèrent par les deux avenues de Paris et de Saint-Cloud. Beaucoup de députés étaient rendus au château. Le Roi avait dit qu'on les appelât tous et on les rappelait dans la ville au son du tambour. M. de La Fayette arriva seul avec quatre officiers, les grilles du château lui furent ouvertes, il monta dans l'appartement du Roi avec ceux qui l'accompagnaient. La foule qui était dans l'Oeil-de-Boeuf le suivit dans la chambre et lui entendit prononcer ces paroles: «Sire, vous voyez devant vous le plus malheureux des hommes, de devoir y paraître dans ces circonstances et de cette manière. Si j'avais cru pouvoir servir plus utilement V.M. aujourd'hui en portant ma tête sur l'échafaud, Elle ne me verrait point ici.» Le Roi lui répondit: «Vous ne devez pas douter, M. de La Fayette, du plaisir que j'ai toujours à vous voir, ainsi que nos bons Parisiens; allez leur témoigner de ma part ces sentiments.» Le général sortit sur-le-champ pour aller au-devant de ses troupes qu'il rangea en bataille dans la Place d'armes et dans tous les environs. Dès que les troupes de Paris arrivèrent, le régiment de Flandres, qui s'était retiré dans les Écuries pour se mettre à l'abri du mauvais temps, sortit, faisant armes plates, découvrit le bassin pour montrer qu'ils n'étaient point chargés; après quoi, l'on posa le fusil à terre, les cartouches à côté et les soldats firent demi-tour pour rentrer. On leur rendit aussitôt les armes, et la fraternité s'établit entre eux et la milice nationale. M. Mounier entra chez le Roi peu de moments après la sortie de M. de La Fayette.
Le Roi lui dit: «Je vous avais fait venir pour m'entourer des représentants de la Nation, mais j'ai déjà vu M. de La Fayette.» Dès que le général eut fait les dispositions nécessaires au dehors, il revint chez le Roi, où il resta jusqu'à une heure et demie. Il dit, en sortant, à la foule qui était dans l'Oeil-de-Boeuf: «Messieurs, je viens de déterminer le Roi à de pénibles sacrifices: S. M. n'a plus de gardes que celles de la Nation. Elle m'a permis d'occuper avec 2,000 hommes le château; que chacun se retire, je m'en vais penser à la sûreté générale et à renvoyer le reste des troupes à Paris.» Effectivement, le château fut occupé sur-le-champ, des sentinelles posées partout, les postes des gardes du corps dans l'intérieur cependant laissés, ainsi que ceux des Suisses, qui ont été constamment sous les armes, sans jamais recevoir d'ordre et sans jamais quitter la place qui leur avait été assignée derrière la grille. Le reste des troupes de Paris avait été logé par bataillons dans les maisons principales. Les femmes, qui s'étaient emparées de la salle de l'Assemblée nationale, y restèrent toute la nuit; et, tout paraissant assez tranquille, LL.MM. se couchèrent vers 2 heures.
Le peuple de Versailles, cependant, et une partie de cette populace qui était venue avec les femmes conservaient rancune aux gardes du corps. On ne savait ce qu'ils étaient devenus, restés toujours dans le parc. Vers 4 heures du matin, une partie se détermina à regagner ses écuries, tandis que l'autre, préférant une retraite en rase campagne, s'éloignait de Versailles sans trop savoir où elle allait. Le peuple, qui furetait partout pour les chercher s'aperçut de leur rentrée, courut aux Écuries; ces malheureux n'eurent que le temps de se réfugier dans le Manège, d'où ils se défendirent à coups de carabines et blessèrent quelques personnes, jusqu'à ce qu'enfin, ne pouvant résister au nombre, ils cherchèrent à s'évader par le parc, ce qui leur réussit, à l'exception de dix à douze qui furent faits prisonniers. Pendant le même temps, une partie du peuple, piquée de leur résistance au Manège, remplit les cours du château et voulut s'emparer de ceux qui étaient dans les appartements. Les cours, qui de toute la nuit n'avaient jamais été parfaitement dégagées, s'étaient trouvées tout à coup remplies sans qu'on attribuât à cette multitude aucune mauvaise intention.
Le jour commençait à poindre. Le garde, placé en faction aux pieds de l'Escalier de Marbre, insulté par la populace, au lieu d'appeler la garde nationale à son secours, cria à son brigadier d'arriver à lui. Celui-ci, dès qu'il vit du haut de l'escalier de quoi il s'agissait, tira un coup de carabine qui tua un homme. Le factionnaire en fit autant. La populace aussitôt s'empara d'eux et monta pour forcer les appartements. Les gardes de l'intérieur eurent à peine le temps de barricader les portes. Heureusement que M. de La Fayette, réveillé par la fusillade du Manège, était accouru avec ce qu'il avait pu ramasser de troupes de Paris. Les grenadiers arrivèrent, dissipèrent le peuple qui allait enfoncer les portes de la salle des gardes, qui ne voulaient absolument point ouvrir. S'étant fait connaître aux gardes du corps, ceux-ci crièrent du dedans: «jurez-nous sur votre Dieu que vous défendrez la vie du Roi.» «Nous vous jurons, foi de grenadiers, que nous périrons tous avant qu'il arrive rien à S.M.» Les portes s'ouvrirent aussitôt, et les grenadiers entrant en foule, suivis de toute la garde nationale de Paris à mesure qu'elle arrivait, enveloppèrent les gardes du corps et remplirent la galerie, les appartements, pénétrant jusque dans la chambre du Roi, où arrivait au même instant la Reine toute effrayée, qui s'était sauvée de son appartement où, lors de l'invasion du peuple, avaient, par un passage apparemment mal gardé, pénétré des femmes Qui semblaient lui en vouloir. Les troupes de Paris, à mesure qu'elles arrivaient, remplissaient en foule la Cour de Marbre et la Cour Royale, et le peuple était obligé de refluer dans celle des Ministres, où il traîna les deux malheureuses victimes prises au pied de l'escalier et les exécuta, l'une sur le perron de M. le comte de la Luzerne et l'autre devant la porte de M. de Saint-Priest. Leurs têtes furent portées en triomphe dans toutes les rues de Versailles, amenées ensuite à Paris et promenées dans les rues de la capitale.
M. de La Fayette, après avoir mis en sûreté les appartements du Roi, descendit pour mettre quelque ordre dans sa troupe, trouva dans la Cour de Marbre, sous le balcon de S. M. les dix gardes du corps que la Garde nationale avait arrachés au peuple et qu'elle se préparait à exécuter sous les fenêtres du Roi, pour avoir, disait-elle, tiré sur les citoyens. M. De la Fayette, ne pouvant d'aucune manière obtenir leur grâce, jeta son chapeau par terre et, ouvrant son habit, dit à sa troupe qu'il ne voulait pas commander des anthropophages, qu'il leur rendait sa cocarde, leur épée et leur habit; que, s'ils voulaient ôter la vie à ces malheureux, ils n'avaient qu'à prendre aussi la sienne. Cette fermeté sauva ces infortunés, et il fut décidé qu'on les ramènerait prisonniers à Paris.
M. de La Fayette, remontant aussitôt, décida le Roi à paraître avec la Reine et le Dauphin sur le balcon; on applaudit, et dès que S. M. fut retirée, on lui cria de venir à Paris. Il n'y avait point de ministre auprès du Roi dans ce moment. Après un instant de réflexion: «Eh bien oui, dit-il, j'irai avec eux.» Et aussitôt, sans écouter personne, sortant sur le balcon, il leur cria: «Mes enfants, j'irai vivre au milieu de vous avec ma femme et mon fils; mais je vous demande pour marque d'attachement que vous pardonniez à mes gardes du corps.» Aussitôt ils parurent tous aux fenêtres des appartements, jetant dans la cour leurs bandoulières, qui sont leur marque de service, et M. de la Fayette paraissant avec eux sur le balcon du Roi, l'embrassa en criant: «Mes amis, la paix est faite!»
Ceux qui étaient le plus près ayant seuls pu entendre la promesse que le Roi avait faite de venir à Paris, les autres voulurent s'assurer par eux-mêmes de cette intention de S.M., et toute la troupe passant successivement en désordre sous ce même balcon, le Roi eut la bonté de faire répéter ses paroles par MM. de la Fayette et d'Estaing à chaque troupe qui passait et de les accompagner de ses gestes d'assurance; on fit aussitôt une salve générale de tout le canon et de toutes les petites armes qui aurait pu devenir d'autant plus dangereuse qu'elles étaient toutes chargées à balle.
On avait envoyé de Paris une garde pour relever les troupes qui étaient à Versailles avant de savoir que LL.MM. viendraient à Paris. Réunis aux autres, on en choisit mille pour demeurer à la garde du château, et le reste se mit à défiler d'une manière qu'il faut avoir vue pour s'en faire une idée; la description des saturnales des anciens peut seule rendre une faible image de ce désordre. Figurez-vous une colonne défilant presque sans interruption depuis midi jusqu'à 7 heures du soir, où marchaient pêle-mêle les troupes, les goujats, toutes les femmes ivres, le mélange de toutes les espèces d'armes, des femmes à cheval sur des canons, d'autres portant les drapeaux, la plus vile populace à côté des officiers les plus distingués; on voyait des femmes avec des bonnets de grenadiers, d'autres ayant des fusils sur l'épaule, et des soldats le bâton à la main; des chevaux des écuries du Roi et de Monsieur attelés à des charrettes de farines; du pain, des cervelas attachés au bout des baïonnettes; la plus vile populace montée sur les chevaux enlevés aux gardes du corps, galopant comme des fous; d'autres armés de leurs carabines ou de hallebardes des Cent Suisses; des femmes et des soldats à moitié ivres, couchés dans la posture la plus indécente sur des chariots de munition, tandis que les charretiers qui les conduisaient portaient eux-mêmes et avaient décoré leurs chevaux, en guise de collier, des bandoulières des gardes du corps.
Le Roi est arrivé à 7 heures à la barrière de la Conférence. Son carrosse était immédiatement précédé par la même troupe avec aussi peu de choix. Les gardes de la prévôté le précédaient, entremêlés de femmes armées entourant le cheval de M. de Tourzel, grand prévôt; des gardes du corps à pied, confondus avec la garde nationale, suivaient; venaient ensuite les Cent Suisses de la garde avec leurs drapeaux; dans un ordre à peu près pareil de la garde nationale montée sur des chevaux des gardes du corps, tandis que des gardes étaient montés sur les leurs et d'autres en croupe derrière des cavaliers, étaient plus près du carrosse de LL.MM. Immédiatement précédé par M. d'Estaing, M. de la Fayette et M. de Montmorin, cousin du ministre, major en second du régiment de Flandres; il était entouré des grenadiers de Paris, de Flandres et des recruteurs des différents corps, des femmes montées derrière et devant en guise de pages; la grosse artillerie suivait le convoi. Le Roi, la Reine, M. le Dauphin, Madame fille du Roi, Madame Élisabeth et Madame de Tourzel, gouvernante, étaient dans la même voiture. M. Bailly présenta au Roi les clefs de la Ville dans un plat de faïence, la vaisselle étant à la Monnaie, et lui fit la harangue ci-jointe. Arrivé à l'Hôtel de ville, M. Bailly rendit compte de ce que le Roi lui avait dit, qu'il se voyait toujours avec plaisir au milieu des habitants de sa bonne ville de Paris; la Reine dit alors: «Vous avez oublié qu'il a ajouté avec confiance.» On cria «Vive la Reine!» «Messieurs, reprit le maire, vous l'entendez de sa bouche, vous êtes plus heureux que si je vous l'avais dit.» Et alors: «Vive Monsieur Bailly!»
LL.MM. vinrent ensuite coucher aux Tuileries où, par parenthèses, le Roi se trouva pour la première fois de sa vie….
L'Assemblée nationale a décrété ce jour-là qu'elle serait inséparable de la personne du Roi auprès duquel elle a laissé une députation, siégeant en attendant à Versailles, jusqu'à ce que le manège des Tuileries soit arrangé pour la recevoir. Situé malheureusement dans mon quartier, je vais de nouveau me trouver au foyer des troubles et des émeutes….
….Je ne saurais peindre à V.E. le tableau de ce que j'ai vu. Qu'elle se figure une cour, un vestibule, un escalier rempli de toutes les classes, une assez petite antichambre où des grenadiers, des gardes pêle-mêle avec des gardes du corps qui y ont passé ces deux nuits comme prisonniers, n'ayant pas de quoi se couvrir, tous leurs effets ayant été pillés, des laquais, des pages, des dames de la Cour, des évêques, des ambassadeurs, des officiers crottés en bottes et éperons, en un mot tout ce qui ne peut pas être contenu dans une autre chambre qu'on nomme improprement salle d'audience et la Reine au milieu de tout cela.
Représentez-vous un M. Jauge, banquier, un des aides de camp de M. de la Fayette, entrant dans le cabinet du Roi, comme n'aurait pas fait autrefois un duc et pair, et disant au comte de Montmorin, ministre: «j'ai vu qu'on n'a pas laissé entrer votre voiture dans la cour, c'est que j'avais donné des ordres pour qu'on tînt les portes fermées; dans ces circonstances, il faut apprendre à souffrir; une autre fois, si je sais l'heure où vous venez, j'ordonnerai qu'on vous laisse passer.»
Ma tête ne peut pas encore se faire à ce bouleversement d'idées
L'émeute s'était surtout faite contre les monarchiens. Leur chef, Mounier, qui présidait l'Assemblée, n'ayant pu persuader Louis XVI de quitter Versailles le 5 au soir, ne songea plus qu'à soulever les provinces contre Paris. Il partit pour le Dauphiné mais n'y rencontra que froideur et hostilité. La province approuva le fait accompli.
Les parisiens heureux de posséder le roi multipliaient en son honneur les protestations d'amour et de fidélité, protestations dont la sincérité était accrue par les avantages remportés: la sanction des décrets du 4 août et de la déclaration des droits. La Révolution semblait assurée du lendemain.
Les deux lettres suivantes écrites par la reine à l'ambassadeur d'Autriche
Mercy montrent combien de ressources s'offraient encore à la royauté:
7 octobre 1789.
Je me porte bien, soyez tranquille. En oubliant où nous sommes et comment nous y sommes arrivés; nous devons être contents du mouvement du Peuple , surtout ce matin, j'espère, si le pain ne manque pas, que beaucoup de choses se remettront. Je parle au peuple; milices, poissardes, tous me tendent la main. Je la leur donne. Dans l'intérieur de l'hôtel de ville, j'ai été personnellement très bien reçue. Le peuple ce matin, nous demandait de rester, je leur ai dit de la part du Roi, qui était à côté de moi, qu'il dépendait d'eux que nous restions; que nous demandions pas mieux; que toute haine devait cesser; que le moindre sang répandu nous ferait fuir avec horreur. Les plus près m'ont juré que tout était fini. J'ai dit aux poissardes d'aller répéter tout ce que nous venions de leur dire. Je suis désolée que nous soyons séparés. Mais il vaut bien mieux que vous restiez où vous êtes pendant quelque temps. Vous aurez de mes nouvelles le plus souvent que je pourrai. Adieu, comptez à jamais sur tous mes sentiments pour vous. [Note: Correspondance de Mercy, t. II, p. 271.]
10 octobre 1789.
L'Assemblée va venir ici, mais on dit qu'il y aura à peine 600 députés. Pourvu que ceux qui sont partis calment les provinces au lieu de les animer sur cet événement-ci, car tout est préférable aux horreurs d'une guerre civile. [Note 2: Ibid .]
C'est pour réprimer les troubles, pour protéger les subsistances, pour rétablir l'ordre indispensable à la régénération de la chose publique que se forment, après la Grande Peur, les premières fédérations, véritables ligues armées au service de l'Assemblée nationale. Le sentiment qu'elles tiennent à exprimer tout d'abord, à proclamer bien haut, c'est leur confiance absolue dans le dogme politique de la toute puissance des représentants de la nation à préparer et à assurer le bonheur public. Elles ne doutent pas que les intrigues des méchants, les conspirations des aristocrates ne soient le seul obstacle qui retarde l'heure prochaine de la félicité générale et c'est pour déjouer leurs intrigues, leurs complots qu'elles ont pris les armes. Elles protestent de leur soumission sans bornes à la Constitution , de leur ardent amour de la Patrie .
Et par Patrie elles n'entendaient pas une entité morte, une abstraction incolore, mais une fraternité réelle et durable, un mutuel désir du bien public, le sacrifice volontaire de l'intérêt privé à l'intérêt général, l'abandon de tous les privilèges provinciaux, locaux, personnels…. La liberté dont les Fédérés se proclament «idolâtres», ce n'est pas une liberté stérile, une liberté neutre, indifférente, mais c'est la faculté de réaliser leur idéal politique profondément unitaire, le moyen de bâtir leur cité future harmonieuse et fraternelle….
II n'est pas exagéré de prétendre que les cultes révolutionnaires sont déjà en germe dans les fédérations, qu'ils y ont pris racine. Ces grandes scènes mystiques furent la première manifestation de la foi nouvelle. Elles firent sur les masses l'impression la plus vive. Elles les familiarisèrent avec le symbolisme révolutionnaire qui devint de suite populaire. Mais, surtout, elles révélèrent aux hommes politiques la puissance des formules et des cérémonies sur l'âme des foules. Elles leur suggérèrent l'idée de mettre ce moyen au service du patriotisme…. [Note: A. Mathiez, Les origines des cultes révolutionnaires . Paris, 1904, pp. 39-46.]
C'est à la Fédération de Strasbourg (13 juin 1790) qu'on procéda, pour la première fois, à ma connaissance, à cette cérémonie du baptême civique qui, débarrassé de tout caractère confessionnel, deviendra l'un des sacrements du culte de la Raison. Je cite le procès-verbal: «L'épouse de M. Brodard, garde national de Strasbourg, était accouchée d'un fils le jour même du serment fédératif. Plusieurs citoyens, saisissant la circonstance, demandèrent que le nouveau-né fût baptisé sur l'autel de la Patrie…. Tout était arrangé lorsque M. Kohler, de la garde nationale de Strasbourg et de la confession d'Augsbourg, réclama la même faveur pour un fils que son épouse venait de mettre au monde. On la lui accorda d'autant plus volontiers qu'on trouva par là une occasion de montrer l'union qui règne à Strasbourg entre les différents cultes….»
Et le procès-verbal décrit la cérémonie qui eut lieu en grande pompe. L'enfant catholique eut pour marraine Mme Dietrich de la religion réformée; [Note: Femme du maire de Strasbourg dans le salon duquel Rouget de Lisle chanta la Marseillaise .] l'enfant luthérien, Mme Mathieu, catholique, femme du procureur de la Commune. L'enfant catholique fut prénommé: Charles, Patrice, Fédéré , Prime, René, De La Plaine, Fortuné , l'enfant protestant: François, Frédéric, Fortuné, Civique . Quand les deux ministres, luthérien et catholique, eurent terminé chacun leur office et qu'ils se furent donné «le baiser de paix et de fraternité», au baptême religieux succéda le baptême civique proprement dit:
«L'autel religieux fut enlevé. Les marraines portant les nouveau-nés vinrent occuper son emplacement. On déploya le drapeau de la fédération au-dessus de leurs têtes. Les autres drapeaux les entourèrent, ayant cependant le soin de ne pas les cacher aux regards de l'armée et du peuple. Les chefs et commandants particuliers s'approchèrent pour servir de témoins. Alors les parrains debout sur l'autel de la Parie prononcèrent à haute et intelligible voix, au nom de leurs filleuls, le serment solennel d'être fidèles à la Nation, à la Loi et au Roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le Roi. Des cris répétés de Vive la Nation, Vive la Loi, Vive le Roi , se firent aussitôt entendre de toutes parts. Pendant ces acclamations, les commandants et autres chefs formèrent avec leurs épées nues une voûte d'acier [Note: Cérémonie en usage dans la franc-maçonnerie.] au-dessus de la tête des enfants. Tous les drapeaux réunis au-dessus de cette voûte se montraient en forme de dôme, le drapeau de la fédération surmontait le tout et semblait le couronner. Les épées, en se froissant légèrement, laissèrent entendre un cliquetis imposant, pendant que le doyen des commandants des confédérés attachait à chacun des enfants une cocarde en prononçant ces mots: « Mon enfant, je te reçois garde national. Sois brave et bon citoyen comme ton parrain . Ce fut alors que les marraines offrirent les enfants à la patrie et les exposèrent pendant quelques instants aux regards du peuple. A ce spectacle, les acclamations redoublèrent, il laissa dans l'âme une émotion qu'il est impossible de rendre. Ce fut ainsi que se termina une cérémonie dont l'histoire ne fournit aucun exemple.»
Célébré sans prêtres, sur l'autel de la Patrie, au-dessous des trois couleurs, accompagné du serment civique en guise du serment religieux, ce baptême laïque, où la cocarde tient lieu d'eau et de sel, fait déjà songer aux scènes de 93. Les ministres des religions ont encore paru au début de la cérémonie, mais ils se sont vite éclipsés, et, en se jetant dans les bras l'un de l'autre, ils ont semblé demander pardon pour leurs fautes passées….
On célébra même, mais plus rarement, des mariages civiques sur l'autel de la Patrie, par exemple à la fédération de Dôle, le 14 juillet 1790….
N'est-il pas curieux aussi que les fédérations nous offrent le premier exemple de ce «repos civique» qui deviendra plus tard obligatoire tous les décadis? A Gray, le jour de la fédération, les citoyens chôment du matin au soir, à l'instar d'une fête religieuse. Quoique la police n'eût rien prescrit à ce sujet les boutiques restèrent fermées. [Note: A. Mathiez, op. cit., pp. 43-45.]
Elle eut lieu à Pontivy du 15 au 19 janvier 1790. 150 délégués venus de 80 villes de Bretagne et d'Anjou y représentèrent 150 000 gardes nationaux environ. On y prêta dans une véritable émotion religieuse le serment suivant:
Jaloux de donner à la patrie des nouvelles preuves d'un zèle qui ne s'éteindra qu'avec nos jours;
Nous, jeunes citoyens français, habitant les vastes pays de la Bretagne et de l'Anjou, extraordinairement réunis par nos représentants à Pontivy pour y resserrer les liens de l'amitié fraternelle que nous nous sommes mutuellement vouée, avons formé et exécuté au même instant le projet d'une confédération sacrée qui sera tout à la fois l'expression des sentiments qui nous animent et des motifs qui nous rapprochent malgré les distances,
Nous avons unanimement arrêté et arrêtons: De former, par une coalition indissoluble, une force toujours active, dont l'aspect imposant frappe de terreur les ennemis de la régénération présente;
De vouer à la nouvelle Constitution du royaume un respect et une soumission sans bornes et de soutenir, au péril de notre vie, les décrets émanés de l'Assemblée nationale;
De renouveler au monarque-citoyen l'hommage respectueux de notre amour;
De ne reconnaître entre nous qu'une immense famille de frères qui, toujours réunie sous l'étendard de la liberté, soit un rempart formidable où viennent se briser les efforts de l'aristocratie;
De nous prêter enfin, mutuellement, tous les secours qui seront en notre puissance, sans y mettre d'autres conditions ni d'autres bornes que celles que nous inspireront l'honneur et le patriotisme;
Et pour mettre le dernier sceau à nos engagements, nous avons arrêté qu'un serment solennel et public appellerait sur nous la protection du Dieu de paix que les coeurs purs invoquent avec confiance,
Nous jurons donc, par l'honneur, sur l'autel de la Patrie, en présence du Dieu des armées, amour au père des Français; nous jurons de rester à jamais unis par les liens de la plus étroite fraternité; nous jurons de combattre les ennemis de la Révolution; de maintenir les droits de l'homme et du citoyen, de soutenir la nouvelle Constitution du royaume et de prendre au premier signal de danger, pour cri de ralliement de nos phalanges: Vivre libres ou mourir! . [Note: J. Bellec, Les deux fédérations bretonnes-angevines, dans La Révolution française . t. XXVIII.]
Celui qu'on prête en France est le lien du contrat politique; il est pour le peuple un acte de consentement et d'obéissance; dans le corps législatif le gage de la discipline; dans le monarque le respect pour la liberté; ainsi la religion est le principe du gouvernement; on dira qu'elle est étrangement affaiblie parmi nous; j'en conviens, mais je dis que la honte du parjure reste encore où la piété n'est plus et qu'après la perte de la religion un peuple conserve encore le respect pour soi-même qui le ramène à elle si les lois parviennent à rétablir ses moeurs. [Note: Saint-Just, Esprit de la Révolution , troisième partie, chapitre XXII.]
L'idée de fédérer toutes les fédérations particulières dans une grande cérémonie nationale, qui aurait lieu dans la capitale le jour anniversaire de la prise de la Bastille, fut exprimée par Bailly dans une adresse qu'il présenta à la Constituante, le 5 juin 1790, au nom de la municipalité parisienne. «Déjà la division des provinces ne subsiste plus, disait Bailly, cette division qui faisait en France comme autant d'états et de peuples divers. Tous les noms se confondent dans un seul; un grand peuple ne connaît plus que le nom de Français.» La Fédération générale ne serait pas seulement un acte de communion en la Patrie, elle aurait encore un triple but: «défendre la liberté publique, faire respecter les lois de l'empire et l' autorité du monarque ,» Dans ces derniers mots se révèle la pensée politique de Bailly et de son parti. Effrayés par la continuation des troubles, par l'indiscipline croissante de l'armée, par les revendications des citoyens passifs qui ont trouvé un organe éloquent dans Robespierre, les bourgeois révolutionnaires croient le moment venu de réveiller le sentiment monarchique en le faisant servir à la défense de leurs conquêtes politiques: «le roi verra un grand nombre de ses enfans, terminait Bailly, se presser autour de lui, élever un cri de vive le roi , prononcé par la liberté, et ce cri sera celui de la France entière». Il s'agissait donc d'attacher le roi à la Révolution et la Révolution au roi.
Le décret du 9 juin ordonna que chaque garde nationale choisirait 6 hommes sur 100 pour se rendre au district. Les députés des gardes nationales ainsi choisis choisiraient à leur tour un homme sur 200 pour se rendre à Paris le 14 juillet. La dépense serait supportée par le district.
L'armée de ligne serait représentée comme la garde nationale. On espérait ainsi faire cesser les divisions qui s'étaient souvent manifestées entre les citoyens soldats et les soldats tout courts. Chaque régiment députerait à Paris l'officier le plus ancien de service, le bas officier et les 4 soldats dans le même cas.
La Fédération devait avoir lieu sur les bords de la Seine, au Champ de Mars, qu'on se hâta d'aménager par des corvées patriotiques et volontaires.
Il faut voir cette fourmilière de citoyens, cette activité, cette gaieté dans les plus durs travaux; il faut voir cette longue chaîne qu'ils forment pour tirer des charrettes surchargées; des pierres énormes cèdent à leurs efforts, ils entraîneroient des montagnes.
Il n'est point de corporation qui ne veuille contribuer à élever l'autel de la patrie: une musique militaire les précède; tous les individus se tiennent trois à trois, portant la pelle ou la pioche sur l'épaule; leur cri de ralliement est ce refrain si connu d'une chanson nouvelle qu'on appelle le Carillon national . Tous chantent à la fois: Ça ira, ça ira, ça ira : oui, ça ira , répètent tous ceux qui les entendent. Personne ne se croit dispensé du travail par son âge, son sexe ou son état: on a vu passer les tailleurs, les cordonniers, ayant à leur tête les frères tailleurs et les frères cordonniers. L'école vétérinaire, les habitants des villages très éloignés sont accourus, ayant à leur tête le maire avec son écharpe, la pelle sur l'épaule. Tous ont des drapeaux ou des enseignes. Sur celui des charbonniers on lit: Le dernier soupir des aristocrates …. Les bouchers avoient sur leur flamme un large couteau et l'on lisoit dessus: Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers . D'énormes monceaux disparaissoient sous leurs bras vigoureux. Les ouvriers de la Bastille ont amené dans les charrettes tous les instruments qui ont servi à la démolition de cette forteresse. Les employés des postes, ayant à leur tête M. d'Ogny, les domestiques de l'enceinte des Italiens, les acteurs de Mademoiselle de Montansier, conduits par leur directrice, sont venus contribuer à cette oeuvre patriotique…. Les chartreux conduits par dom Gerle ont quitté eux-mêmes leurs cellules pour venir participer à ces travaux civiques. Le roi est venu jouir de ce spectacle nouveau; soudain la pelle et la pioche sur l'épaule, les citoyens ont formé autour de lui une garde d'honneur. Il a visité tous les ateliers.
Grâce à l'activité des citoyens, tous les travaux ont été achevés le 11 juillet. [Note: Confédération nationale ou récit exact et circonstancié de tout ce qui s'est passé à Paris le 14 juillet 1790, à la Fédération… A Paris, chez Garnery, l'an second de la liberté, pp. 61-68.]
Beaucoup de citoyens avoient passé la nuit au Champ de Mars; des détachements nombreux de la garde nationale parisienne s'y étoient rendus pour le garder. Le temps étoit très défavorable, le vent froid, et il tomboit des ondées de pluie fortes et fréquentes; rien cependant ne décourageoit les spectateurs; parmi lesquels il y avoit un très grand nombre de femmes. On y a fait toute la nuit des feux qui ont servi à réchauffer les braves enfans de la liberté et autour desquels on a formé des danses. Le jour venu, les soldats citoyens témoignèrent de la manière la plus expressive la joie que leur inspirait l'approche d'un si beau moment. Quelques-uns faisoient des évolutions militaires; d'autres formoient autour de l'autel un cercle immense; quelques-uns s'amusoient à la course, puis formant des corps nombreux ils tiraient le sabre se précipitant les uns sur les autres et entrechoquant le glaive, ils donnoient le spectacle d'une petite guerre; des chansons militaires accompagnées du son des tambours se mêloient à ces exercices, que la pluie ne pouvoit interrompre, quelle qu'en fût la violence. [Note: Confédération nationale ou récit exact , pp. 117-118.]
Les soldats citoyens sur pied depuis cinq heures du matin mouroient de faim. On leur jetoit par les fenêtres des pains qu'ils recevoient sur leurs sabres et sur leurs bayonnettes: on y joignoit des viandes froides ou fumées; on leur descendoit du vin, de l'eau-de-vie, des liqueurs, de l'eau dans des bouteilles attachées à de longs rubans aux trois couleurs. Ils saisissoient tout avec empressement, et cela ne doit pas étonner, car les héros patriotes déjeûnent tout aussi bien que des aristocrates et encore mieux, parce qu'ils n'ont point de remords…. [Note: Confédération nationale , p. 127.]
À sept heures [du matin] les gradins paroissoient couverts de spectateurs. Un grand nombre d'étrangers s'y trouvoient et parmi eux plus de quatre mille Anglais. On dit que plusieurs François crièrent Vivent les Anglais . Si cela est, ceux-ci l'entendirent avec leur sentiment national, d'autant plus profond qu'il est moins manifeste. Cette généreuse nation, très distincte et très différente de son ministère, ainsi que la nôtre, mérite bien la reconnoissance des François, elle prend part à leur bonheur, à leur gloire, au même jour il y avoit dans la plupart des tavernes de Londres des assemblées de citoyens qui s'unissoient en esprit aux François devenus leurs frères en liberté et ils en ont voté de pareilles au 14 juillet de chaque année. [Note: Mercure national du 25 juillet 1790.]
Il est impossible de décrire le spectacle qu'offroit le Champ de Mars quand tous les corps y ont été réunis, les soixante drapeaux de Paris, [Note: Les drapeaux des soixante districts auxquels allaient succéder les 48 sections.] et les 83 bannières flottantes [Note: Les bannières des 83 départements.] offraient au milieu de cette foule immense de soldats le coup d'oeil le plus ravissant. Un peuple immense assis sur les gradins du cirque, les arbres le couronnant par leur cime ondoyante et la montagne de Chaillot et de Passy, dont les jolies maisons étoient chargées de spectateurs, ajoutoient à l'agrément et à la richesse du tableau.
Le cortège placé, l'oriflâme et les bannières des départemens ont été portées en haut des marches de l'esplanade, au bas de l'autel, pour y recevoir la bénédiction, puis reportées à leurs départemens respectifs.
A trois heures et demie, l'évêque d'Autun, accompagné des soixante aumôniers de la garde parisienne, a commencé le sacrifice.
La musique la plus imposante commandoit aux âmes d'élever leurs pensées à l'éternel.
La messe finie, la bombe a donné le signal convenu à toutes les municipalités du royaume.
Un silence religieux a préparé le plus beau moment de la monarchie française.
M. La Fayette est monté à l'autel. Là, au nom de toutes les gardes nationales de France, il a prononcé le serment suivant:
Je jure d'être à jamais fidèle à la nation, à la loi et au roi, de maintenir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale, et acceptée par le roi, de protéger conformément aux lois, la sûreté des personnes et des propriétés, la libre circulation des grains et subsistances dans l'intérieur du royaume et la perception des contributions publiques sous quelques formes qu'elles existent, de demeurer uni à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité.
Tous les députés des gardes nationales et autres troupes du royaume se sont écriés: je le jure .
Le président de l'assemblée s'est avancé.
Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi. Chacun des membres de l'assemblée a répété: je le jure .
Le roi a levé le bras vers l'autel.
Moi, roi des Français, je jure à la nation d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par la loi constitutionnelle de l'État, à maintenir la Constitution et à faire exécuter les lois.
Quinze cent mille voix ont crié: je le jure et ce serment a retenti jusqu'aux extrémités de la France.
Entendez ce serment, vous tous qui menacez encore notre Constitution, entendez et tremblez.
Pendant toute cette cérémonie, l'artillerie faisoit un bruit imposant, et plus de trois cents tambours étoient frappés à la fois.
Au bruit de l'artillerie, les personnes restées dans Paris et qui bordoient les fenêtres ont levé la main avec transport….
On aurait désiré que le roi se fût avancé lui-même, qu'il eût traversé le cirque et qu'en présence du peuple qui l'auroit vu de tous les côtés, il eût prêté ce serment solennel. De quelle douce jouissance l'ont privé ceux qui lui ont conseillé de ne pas faire cette démarche! quels cris! quels transports n'eût-elle pas excité! On paroissoit disposé à le porter jusqu'à l'autel.
La reine, qui avoit des plumes aux couleurs de la nation, a également prêté serment. Après que le roi a eu prêté le sien, il a été joindre sa famille; il a embrassé ses enfans; il a pris la main de la reine et du dauphin, et il les a serrées avec la plus vive émotion.
Quand le Te Deum a été chanté, tous les soldats-citoyens ont remis leurs épées dans le fourreau et se sont précipités dans les bras l'un de L'autre, en se promettant union, amitié, constitution, et de mourir pour la défense de la fraternité et de la liberté. [Note: Confédération nationale ou récit exact , pp. 134-138.]
Un spectacle très réjouissant a succédé à cette fête. Plus de 350 mille tant hommes que femmes étoient réunis dans le Champ-de-Mars et il n'y avoit pas d'intermédiaire entre le ciel et eux; or, l'on avoit remarqué que depuis sept heures jusqu'à midi, il y avait eu cinq orages assez longs, ou si l'on veut, un orage aristocratique en cinq actes (c'est ainsi qu'on l'a nommé), qui s'étoient confédérés sans doute , pour chasser nos Parisiennes et nos soeurs des provinces; mais elles ont tenu bon, elles ont défié les vents et la pluie par diverses chansons agréables, et n'ont quitté qu'après la cérémonie.
Leur retour ressembloit à une véritable mascarade. Plusieurs sans chaussure, ou dont la chaussure restoit à chaque pas dans les boues, Toutes les cheveux épars, sans bonnets ou avec un mouchoir autour de leur tête, revenoient escortées d'un cavalier crotté comme elles jusqu'à l'échine; la gaieté cependant présidoit cette marche qui avoit l'air d'un triomphe. Plusieurs compagnies revenoient en dansant. [Note: Confédération nationale ou récit exact , pp. 140-141.]
Nous trahirions nos devoirs si après avoir rendu hommage à l'esprit de fraternité qui a caractérisé cette fête, à l'esprit de liberté qui s'est déployé dans la marche nous dissimulions le changement de cet esprit dans le camp fédératif. C'étoit un autre air, une autre âme. On croyoit être au camp de Xerxès et non à Sparte ou à Rome. En effet l'admiration avoit pris un autre cours. Elle ne se fixoit plus sur ces Parisiens qui se multiplioient sur nos pas, sur les emblèmes de notre liberté, sur ses victoires; elle s'attachoit à ce trône brillant destiné pour le chef du pouvoir exécutif. Il sembloit que la vue de ce trône avoit paralysé, médusé presque toutes les âmes, et que, comme la fameuse Circé, elle avoit transformé des âmes patriotes en âmes royalistes. L'idolâtrie pour la monarchie se répand avec la force la plus violente, et on a semblé oublier les restaurateurs de la liberté françoise, l'Assemblée nationale, pour ne plus voir qu'un individu, que celui qui réunissoit autrefois dans sa main tous ces pouvoirs, dont ses ministres avoient si cruellement abusé. Les cris de Vive l'Assemblée étoient étouffés par les cris de Vive le Roi! —On s'empressoit, on s'étouffoit pour contempler ce siège doré; étoit-ce donc là l'impatience qui convenoit à un peuple libre? Prouvoit-il par là qu'il s'étoit fait une juste idée et de ses pouvoirs et des devoirs et de l'existence d'un roi? Ne prouvoit-il pas qu'il ne s'étoit pas encore dépouillé du vieil homme, qu'il conservoit encore ses vieilles idées, ses préjugés, son culte superstitieux pour la monarchie?…. [Note: Courrier de Provence, n° 165, t. IX, p. 250-251.]
Le même son de cloche est donné dans cette lettre de Thomas Lindet, évêque de l'Eure et constituant à son frère Robert Lindet en date du 27 juillet 1790.
Les fêtes de la Confédération auraient dû humilier ou intimider les ennemis de la Révolution. Le jour même, je jugeai qu'elles ne serviraient qu'à leur donner une nouvelle audace; elle va toujours croissant. Si la Cour était mieux organisée, quel parti elle aurait tiré de l'enthousiasme absurde de la majeure partie des têtes françaises! La Sainte Ampoule de Reims sera bientôt renvoyée à Saint Rémy. MM. les Commissaires de la Commune de Paris ont présenté une adresse tendant à conserver les dispositions du Champ-de-Mars auquel ils désirent qu'on donne le nom de Champ de la Fédération . Ils désirent que ce soit dans ce lieu que les monarques français soient investis du pouvoir qui leur est confié. Cette idée a été applaudie et renvoyée au comité de Constitution. [Note: Correspondance de Thomas Lindet, publiée par A. Montier, p. 212.].
Un anonyme avait proposé de proclamer Louis XVI Empereur des Français : «Mes frères, nous ne sommes plus ni sujets ni esclaves, nous sommes citoyens; les distinctions qui élevaient l'homme au-dessus de l'homme ont disparu; la nature a repris ses droits; l'égalité est rétablie parmi nous; le mérite et la vertu pourront seuls dorénavant prétendre aux récompenses et obtenir nos hommages. Dans ce nouvel ordre des choses, qu'avons-nous besoin de Roi? Ne formons-nous pas nous-mêmes le Peuple-Roi, puisque toute autorité émane du Peuple et réside dans le Peuple? N'est-ce pas nous qui gouvernons par nos Représentans? Nous ne disons plus le Royaume de France, nous disons l'Empire des Français, [Note: L'hymne célèbre Veillons au salut de l'Empire date de cette époque.] si nous voulons être conséquens, c'est donc un Empereur qu'il nous faut et non pas un Roi.
«Oui, c'est un Empereur, Roi et tyran sont synonymes, Empereur signifie celui qui commande un peuple libre; nous jouissons de cet avantage….» [Note: Louis XVI proclamé Empereur des Français au Champ- de-Mars le 14 juillet 1790. ]
Louis XVI avait accepté la Constitution civile du clergé dès le 22 juillet 1790, mais il aurait voulu en retarder l'application jusqu'à ce que le pape l'eût «baptisée», comme le demandait la majorité de l'épiscopat. Préoccupée d'assurer la vente des biens nationaux en rendant irrévocable la réforme religieuse, craignant d'ailleurs qu'une plus longue attente ne fut exploitée par le parti aristocrate. L'Assemblée mit le clergé en demeure de se soumettre par le décret sur le serment du 27 novembre 1790. Le roi ne donna sa sanction à ce décret que sur une sommation de l'Assemblée, après que son conseiller l'archevêque Boisgelin eût mis sa conscience à l'aise en lui disant que cette sanction était un «acte forcé» (26 décembre). Le jour même où il donnait sa signature il disait au comte de Fersen confident de la reine: «j'aimerais mieux être roi de Metz que de demeurer roi de France dans une telle position, mais cela finira bientôt».
Déjà, depuis le jour (20 octobre 1790) où l'Assemblée lui avait imposé par une violence morale le renvoi de ses ministres, Louis XVI inclinait de nouveau à écouter les conseils de résistance.—Dès lors il eût son secret dont le chef, le baron de Breteuil, reçut pleins pouvoirs pour traiter avec les cours étrangères. La reine et Madame Élisabeth conseillaient à Louis XVI de quitter Paris et de s'enfuir aux Pays-Bas d'où il reviendrait mater les jacobins avec l'aide des troupes autrichiennes.
Le projet de fuite est arrêté dès le mois de mars 1791. Il repose presque
entièrement sur le concours que Louis XVI espère des souverains étrangers.
Fersen, confident de la reine, a parfaitement exposé les calculs de la
Cour:
Le mécontentement est grand et augmente, mais il ne peut se manifester tant qu'il n'y aura pas de chefs et de centre et, tant que le roi sera enfermé à Paris, il ne peut avoir ni l'un ni l'autre; et quoi qu'il arrive, jamais le roi ne sera roi par eux et sans des secours étrangers qui en imposent même à ceux de son parti. Il faut qu'il en sorte, mais comment et où aller?
Le parti du roi n'est composé que de gens incapables ou dont l'exaspération et l'emportement sont tels qu'on ne peut ni les guider ni leur rien confier, ce qui nécessite une marche plus lente et de grandes précautions. Le lieu de la retraite en demande encore davantage. Il faut y être bien en sûreté; il faut avoir trouvé un homme capable et dévoué qui eût de l'influence sur les troupes, qu'il lui faut bien connaître auparavant. Mais tous ces moyens seraient encore insuffisants sans les secours des puissances voisines: l'Espagne, la Suisse et l'Empereur, et sans l'assistance des puissances du Nord (la Russie et la Suède) pour en imposer à l'Angleterre, la Prusse et la Hollande dans le cas très probable où elles voudraient mettre obstacle aux bonnes intentions de ces puissances et, en les attaquant, les empêcher de secourir efficacement le roi de France. [Note: Klinckovström, Fersen et la Cour de France , lettre du 7 mars 1791 au roi de Suède.]
Il est bon, après avoir lu ce document, de connaître le commentaire qu'en a donné M. Jaurès:
Cette lettre est évidemment le reflet des conversations mystérieuses qui se prolongeaient entre le Roi, la Reine et le comte de Fersen. C'est l'exposé le plus complet et le plus décisif de la pensée et de la politique royale en janvier et mars 1791. C'est aussi l'acte d'accusation le plus formidable contre la monarchie. Cette monarchie nationale n'a plus aucune racine en France: elle attend sa force, toute sa force, son salut, tout son salut de l'étranger. Le roi et la reine se méfient également de tous les partis, y compris le leur. Ils ont de la haine pour cette noblesse égoïste et étourdie qui, en refusant le sacrifice d'une partie de ses privilèges pécuniaires quand furent convoqués les notables, a acculé le roi à la convocation des États généraux et ouvert ainsi, selon le mot de Fersen, la Révolution….
Pas plus qu'ils ne peuvent s'appuyer sur les partis organisés, ils n'ont confiance en la France elle-même. Ils se rendent bien compte qu'elle n'est pas dans l'ensemble désenchantée de la Révolution: et ceux mêmes qui se plaignent d'elle n'ont ni assez de ressort, ni assez de foi dans leur propre cause pour se soulever spontanément. Il faudra que le Roi leur donne de haut le signal du mouvement.
Il faudra que l'étranger intervienne et Fersen, écho du roi et de la reine, écrit au roi de Suède cette phrase terrible qui est pour nous la disqualification définitive de la monarchie: «Jamais le roi ne sera roi par les Français et sans des secours étrangers.» Bien mieux ces secours étrangers, le roi les invoque non seulement pour dompter et châtier ses ennemis, mais pour en imposer même à ceux de son parti dont il n'obtiendrait ni une obéissance suffisante ni la docilité aux mesures nécessaires de réorganisation. Ainsi isolée de toute force française, la monarchie ne semble plus avoir que deux idées: imaginer des moyens de vengeance contre ses ennemis du dedans, imaginer des moyens pour appeler le plus tôt possible les amis du dehors. [Note: Jean Jaurès, Histoire socialiste. La Constituante , p. 637. ]
Les projets de fuite du roi transpirèrent de bonne heure. Les jacobins avaient des amis et des informateurs jusque dans le personnel du château. L'inquiétude populaire se manifesta d'une façon significative lors du départ de Mesdames tantes du roi pour Rome et lors du voyage que Louis XVI essaya de faire à Saint Cloud pour communier en cachette de la main d'un prêtre insermenté.
Dès le 3 février, la municipalité de Sèvres instruite par la domesticité des princesses [Mesdames habitaient le château de Bellevue] avise les jacobins. En un clin d'oeil, le bruit de leur voyage se répand dans la foule. Tous les orateurs des clubs, tous les pamphlétaires dévoués à la Révolution, Marat, Camille Desmoulins, Gorsas, jettent le cri d'alarme…. «Bien que le roi et la reine soient les deux personnages les plus essentiels à la Révolution, il n'en est pas moins vrai que s'ils restaient seuls, leur départ serait plus facile, lorsque tout le reste de la famille royale serait en sûreté (Gorsas, Courrier des 83 départements , 3 février 1791)…. « Salus populi suprema lex esto . Le salut de la chose publique interdit à Mesdames d'aller porter leurs personnes et nos millions chez le pape ou ailleurs. Leurs personnes, nous devons les garder précieusement, car elles contribuent à nous garantir contre les intentions hostiles de leur neveu M. d'Artois et de leur cousin, Bourbon Condé…. Tout ce que Mesdames emportent est à nous, tout jusqu'à leurs chemises. Il me déplaît à moi que nos chemises aillent à Rome» (Corsas, 9 février).
Camille Desmoulins tenait le même langage: «Il est faux, s'écriait-il, de dire que les tantes du roi jouissent des mêmes droits que les autres citoyens.—Est-ce que la nation leur a fait présent, à leur naissance, d'un million de rentes, comme à Mesdames?—Non, sire, vos tantes n'ont pas le droit d'aller manger nos millions en terre papale. Qu'elles renoncent à leurs pensions. Qu'elles restituent aux coffres de l'État tout l'or qu'elles emportent et qu'elles aillent ensuite, si bon leur semble, à Lorette ou à Compostelle!» ( Révolutions de France et de Brabant , n°64)….
«On assure, écrivait Marat, que les tantes du roi font le diable pour partir. Il serait de la plus haute imprudence de les laisser faire. En dépit de ce qu'ont dit là-dessus d'imbéciles journalistes, elles ne sont pas libres. Nous sommes en guerre avec les ennemis de la Révolution. Il faut garder ces béguines en otages et donner triple garde au reste de la famille» ( Ami du peuple du 14 février 1791).
Le 8 février la municipalité de Paris vint prier le roi avec instance de s'opposer au départ des princesses, vu l'agitation des esprits et l'irritation de la foule.—Louis XVI répondit que ses tantes étaient libres de sortir du royaume comme tous les autres citoyens: «Ni la déclaration des droits de l'homme ni les lois de l'État ne me permettent de m'opposer à leur départ». Le 9 février, le tocsin retentit, trente-deux sections s'assemblent et délibèrent sur le moyen d'empêcher le départ des princesses…. Au nom des sections, l'abbé Mulot rédige une adresse à l'Assemblée pour demander une loi rendant obligatoire la résidence de la famille royale: «Nous ne recherchons pas, disait l'adresse, si ce voyage inconsidéré serait l'effet de quelques insinuations perfides. Nous ne voulons pas croire que les tantes du roi aient jamais eu le dessein d'aller encourager ou seconder par leur présence les fugitifs qui osent menacer la patrie; qu'elles veuillent, comme ces citoyens ingrats disperser hors de France des richesses qui ne leur ont pas été données pour cet usage et nourrir les étrangers de la substance nationale. Nous éloignons de nous la pensée qu'un sexe timide et fait pour conseiller la paix soit chargé de négocier des traités de guerre….»
Les femmes de la halle, les sections députèrent auprès du roi qui resta inébranlable et qui se hâta de prévenir ses tantes que les femmes de la halle se disposaient à partir pour Bellevue. A la réception de cette nouvelle, Mesdames quittèrent Bellevue en toute hâte le 20 février à 10 heures et demie du soir. «Moins d'une demi-heure après le départ des fugitives, le bataillon des femmes arrivait à Bellevue, forçait les grilles et faisait irruption dans le château….»
A Moret, la municipalité vérifie les passeports, les trouve irréguliers et refuse de laisser les voyageuses continuer leur chemin.—La garde nationale cerne les voitures et s'apprête à dételer les chevaux. Il faut qu'un escadron de chasseurs leur ouvre passage.
A Arnay-le-Duc, le 22 février, le maître de poste refuse des chevaux pour le relai. La garde nationale, la commune, s'opposent au passage. «Peu nous importe, déclare le procureur-syndic, que Mesdames soient parties avec l'assentiment du roi, si elles sont parties contre le gré de l'Assemblée nationale. En ce moment même, le comité de constitution est saisi d'un projet de décret sur la résidence de la famille royale. Il ne faut pas laisser les tantes du roi se soustraire d'avance à l'exécution d'une loi de sûreté générale. Elles ne partiront d'ici qu'avec un passeport émané de l'Assemblée.» Mesdames furent obligées de s'humilier à solliciter le secours de cette assemblée qu'elles considéraient comme rebelle. En attendant sa réponse, on les logea sous bonne garde chez le curé constitutionnel. En même temps grande agitation à Paris. Les dames de la Halle députaient chez Monsieur pour lui demander sa parole de rester à Paris.
Mirabeau dut intervenir pour que la Constituante autorisât la continuation du voyage des princesses en renvoyant la décision à Louis XVI. Le peuple assiégea les Tuileries que Lafayette déblaya péniblement le 24 février.
La municipalité d'Arnay ne se tint pas pour battue. Elle dépêcha un nouveau courrier à l'Assemblée. Mesdames ne purent quitter Arnay-le-Duc que le 3 mars. Leur captivité avait duré 12 jours. [Note: Résumé d'après H. Babled, La Révolution française , t. XXI.]
Le 18 avril, Louis XVI ayant voulu quitter les Tuileries, pour aller à Saint-Cloud faire ses Pâques, le peuple s'attroupa autour de son carrosse, arrêta les chevaux. Les gardes nationaux eux-mêmes, rebelles aux ordres de Lafayette, refusèrent d'ouvrir un passage et le roi dut rentrer au château. Il se considéra dès lors comme prisonnier et, pendant qu'il chargeait son ministre des affaires étrangères d'écrire officiellement à tous les cabinets qu'il était libre et qu'il avait renoncé volontairement à son voyage à Saint-Cloud, il achevait ses derniers préparatifs de fuite. Lafayette qui était responsable de l'ordre a soupçonné que l'émeute du 18 avril fût concertée avec la Cour et destinée à lui donner le prétexte qu'elle cherchait pour recourir à l'intervention étrangère.
L'émeute excitée le 18 avril 1791 pour empêcher le roi d'aller à St Cloud où il se rendait assez habituellement devait fournir aux adversaires de la révolution un argument contre l'indépendance du monarque.
Mirabeau, depuis ses intimes liaisons avec la Cour, était entré très avant dans ces vues. L'émeute de St Cloud elle-même avait été projetée par lui. Sa mort priva les chefs contre-révolutionnaires des conseils de ce puissant génie; tout le plan se ressentit de cette perte….
Ce que voulait la Cour, c'était de constater qu'elle était violemment retenue à Paris. La plupart des gardes nationaux étaient de bonne foi. Quelques-uns pouvaient être dans le secret, nommément Danton, soldé depuis longtemps par les provocateurs de cette émeute, et qui arriva avec son bataillon sans que personne l'eût fait demander, sous prétexte de voler au secours de l'ordre public. Lafayette avait demandé au roi et à la reine un peu de temps pour ouvrir leur passage; ils se hâtèrent de monter en voiture. Il leur demanda d'y rester jusqu'à ce que le passage fût ouvert et pendant qu'il était engagé au milieu de l'émeute ils se firent prier par un officier municipal de remonter chez eux. [Note: Lafayette, Mémoires , II, p. 65-66.]
Le peuple avait l'instinct que le roi cherchait à fuir et il redoutait cette fuite comme un péril immense. Il paraît étrange et même contradictoire que les révolutionnaires aient redouté à ce point le départ d'un roi peu ami de la Révolution. Le peuple pourtant avait raison.
Il n'y avait pas à cette date de parti républicain, d'opinion républicaine; [Note: Excessif. Il y avait dès la fin de 1790 une opinion républicaine, mais cette opinion était confinée dans quelques cercles restreints de publicistes parisiens.] nul ne savait par quelle autorité serait remplacée l'autorité royale: et la fuite du roi semblait creuser un vide immense. De plus et surtout, le peuple sentait bien qu'il y avait d'innombrables forces de réaction disséminées, encore à demi-latentes, qui n'attendaient qu'un signal éclatant pour apparaître, qu'un centre de ralliement pour agir.
Le roi parlant haut de la frontière, dénonçant la guerre faite à l'Église, effrayant la partie timide de la bourgeoisie, lui faisant peur pour ses propriétés, grossissant son armée de contingents étrangers et les couvrant du pavillon de la monarchie pouvait être redoutable. [Note: Jean Jaurès, La Constituante , p. 619.]
Après l'émeute du 18 avril, Marie-Antoinette écrivit à Mercy, représentant de l'Autriche aux Pays-Bas, pour que l'Empereur fît avancer 15,000 hommes à Arlon et Virton et autant à Mons de manière à donner à Bouillé un prétexte pour rassembler des troupes et des munitions à Montmédy. Le roi commanda une énorme berline pour lui et sa famille et se procura des passeports au nom de la baronne de Korff. Le départ fut retardé jusqu'au 20 juin parce que le roi attendait deux millions qu'il devait toucher sur sa liste civile. Malgré la surveillance étroite dont il était l'objet, il s'échappa du château dans la nuit du 20 au 21 juin déguisé en valet de chambre et se dirigea sur Montmédy par la route de Châlons. Le même jour, Monsieur, son frère (le comte de Provence), fuyait en Belgique par une autre route.
Avant de quitter Paris le roi avait lancé une proclamation violente où il déclarait que la seule récompense des sacrifices qu'il avait consentis depuis trois ans était «de voir la destruction de la royauté, tous les pouvoirs méconnus, les propriétés violées, la sûreté des personnes mise partout en danger, les crimes rester impunis et une anarchie complète s'établir au-dessus des lois, sans que l'apparence d'autorité que lui donnait la nouvelle constitution fût suffisante pour réparer un seul des maux qui affligent le royaume».
Le premier sentiment des patriotes en apprenant la fuite du roi fût la colère, l'indignation contre son parjure, puis ce fut la peur, la peur de l'intervention étrangère et du retour et des vengeances des émigrés. Le grand journal démocrate Les Révolutions de Paris ont bien traduit les impressions par lesquelles passa le peuple de Paris.
Le plus honnête homme de son royaume! Lâches écrivains, folliculaires ineptes ou gagés, c'est ainsi que vous appeliez Louis XVI. Le plus honnête homme de son royaume, ce père des Français, à l'exemple du héros des deux mondes, [Note: Lafayette que les démocrates accusaient—d'ailleurs à tort —de complicité avec le roi.]a donc aussi quitté son poste et s'évade avec l'espoir de nous envoyer, en échange de sa personne royale, une guerre étrangère et intestine de plusieurs années. Ce complot, digne au reste des maisons de Bourbon et d'Autriche coalisées, ce complot lâche et perfide, médité depuis 18 mois, s'est enfin effectué….
Bien loin d'être affamé de voir un roi , la manière dont le peuple prit l'évasion de Louis XVI, montra qu'il étoit saoul du trône et las d'en payer les frais. S'il eût su dès lors que Louis XVI, dans sa déclaration qu'on lisoit en ce moment à l'assemblée nationale, se plaignoit de n'avoir point trouvé dans le château des Tuileries les plus simples commodités de la vie , le peuple indigné se seroit porté peut-être à des excès; mais il sent sa force et ne se permit aucune de ces petites vengeances familières à la faiblesse irritée; il se contenta de persiffler à sa manière la royauté et l'homme qui en étoit revêtu. Le portrait du roi fut décroché de sa place d'honneur et suspendu à la porte: une fruitière prit possession du lit d'Antoinette pour y vendre des cerises, et en disant: C'est aujourd'hui le tour de la nation pour se mettre à son aise. Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffât d'un bonnet de la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et mépris; on respecta davantage le cabinet d'étude du dauphin; mais nous rougirions de rapporter le titre des livres du choix de sa mère.
Les rues et les places publiques offroient un spectacle d'un autre genre. La force nationale armée se déployoit en tous lieux d'une manière imposante. Le brave Santerre, pour sa part, enrôla deux mille piques de son faubourg. Ce ne furent point les citoyens actifs et les habits bleus de roi [Note: Les gardes nationaux portaient l'habit bleu. Les citoyens passifs ne faisaient pas partie de la garde nationale.] qui eurent les honneurs de la fête, les bonnets de laine reparurent et éclipsèrent les bonnets d'ours. Les femmes disputèrent aux hommes la garde des portes de la ville, en leur disant: Ce sont les femmes qui ont amené le roi à Paris, [Note: Le 6 octobre 1789.] ce sont les hommes qui le laissent évader. Mais on leur répliqua: Mesdames, ne vous vantez pas tant; vous ne nous aviez pas fait là un si grand cadeau.
L'opinion dominante étoit une antipathie pour les rois et un mépris pour la personne de Louis XVI, qui se manifestèrent jusque dans les plus petits détails. A la Grève, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV, qu'éclairoit la célèbre lanterne, l'effroi des ennemis de la Révolution. Quand donc le peuple se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monumens de notre idolâtrie? Rue Saint-Honoré, on exigea d'un marchand le sacrifice d'une tête de plâtre, à la ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier; les mots de roi, reine, royale, Bourbon, Louis, Cour, Monsieur, frère du roi , furent effacés partout où on les trouva écrits, sur tous les tableaux et enseignes des magasins et des boutiques. Le Palais royal est aujourd'hui le Palais d'Orléans . Les couronnes peintes furent même proscrites, et le jour de la Fête-Dieu [23 juin] on les couvrit d'un voile sur les tapisseries où elles se trouvoient, afin de ne point souiller par leur aspect la sainteté de la procession. La Fayette ne manqua pas de s'y trouver avec cet air hypocrite qu'on lui connoît, on a remarqué que Duport [Note: Adrien Duport, un des chefs du côté gauche de la Constituante.] le tenoit par-dessous le bras.
Un piquet de 50 lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries, portant pour bannière un écriteau avec cette inscription:
Vivre libre ou mourir.
Louis XVI s'expatriant
N'existe plus pour nous.
Si le président de l'Assemblée nationale eût mis aux voix sur la place de Grève, dans le jardin des Tuileries et au palais d'Orléans le gouvernement républicain, la France ne seroit plus une monarchie….
… Citoyens! C'est une seconde révolution qu'il nous faut; nous ne pouvons nous en passer: la première est déjà oubliée, et nous n'avons encore eu jusqu'ici qu'un avant-goût de la liberté; elle nous échappera si nous ne la fixons au milieu de nous. Pour la seconde fois, traçons à l'assemblée nationale le plan qu'elle doit suivre: cette fois elle n'a pas fait preuve de cette fermeté dont nous lui avons su tant de gré au mois de juin 1789. Ce n'est plus un clergé et une noblesse qu'il faut contenir et abattre; c'est sur Louis XVI et ses ministres que nous devons porter notre oeil réformateur….
L'assemblée nationale vieillit; on s'en aperçoit à cette manie qu'elle a de se fier à tout le monde; le mauvais succès de ses épreuves ne la guérit point de cette funeste facilité. Et encore quelle mollesse elle a mis dans son premier arrêté sur la fuite de Louis XVI! Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? Pourquoi mentir au public? Pourquoi qualifier d' enlèvement l'évasion du roi?…
Si Louis n'a fait qu'une abdication, il n'est pas coupable, il usoit de ses droits; la nation n'a pas plus à se plaindre de lui qu'un maître n'a le droit de se plaindre d'un valet qui se retire de son service. Mais si Louis a compromis, si du moins il a eu l'intention de compromettre la nation en se retirant, la nation peut l'en punir comme le maître peut faire punir le valet qui ne prend congé que pour apporter le trouble dans la maison de celui qui le salarioit. Reste à voir si Louis a fait une abdication pure et simple, ou bien si sa retraite est attentatoire au repos public; nous entendons par le mot abdication l'acte par lequel un fonctionnaire quelconque déclare à ses commettans qu'il renonce à son office, et qu'il en donne sa démission. Or, la conduite du ci-devant roi ne comporte rien qui présente ce caractère: il a fait mystère de son départ, son hypocrisie a trompé tout le monde, il se retire de nuit, il a fui comme un traître, il n'a pas craint d'abandonner Paris et la France à toutes les horreurs de l'anarchie; en fuyant il a laissé une déclaration qui le décèle et qui est une satire de la Révolution; il a osé traiter de captivité son séjour au milieu d'un peuple qui l'idolâtrait, il a réclamé contre tous les décrets favorables à la liberté, il a osé dire qu'il Alloit se mettre en sûreté dans un autre pays; il a prêché la révolte, il a rappelé les peuples à l'esclavage; le fourbe les a flattés pour les séduire, il a dit enfin qu'il ne rentrerait en France qu'après que le système actuel seroit renversé, qu'après que la constitution qu'il a jurée seroit établie sur des bases différentes; telle est la substance d'une proclamation incendiaire que Louis a laissée à sa sortie de Paris. Ajoutez à cela l'insolente défense à ses ministres de signer aucun acte en son nom, jusqu'à ce qu'ils aient reçu des ordres ultérieurs et l'injonction au garde des sceaux de lui renvoyer le sceau de l'état lorsqu'il en seroit requis de sa part.
Est-ce là une abdication? Est-ce là une démission pure et simple? Non, c'est un crime de lèse-nation, une révolte à la nation, un assassinat prémédité de la nation….
Mais comment procéder au jugement? Il est inviolable, et la loi n'a pas prononcé. Il étoit inviolable, quand il étoit roi; il a cessé d'être roi, quand il a fait sa proclamation, quand il a fui; il a donc cessé d'être inviolable. Un roi, même constitutionnel, ne jouit de l'inviolabilité qu'autant qu'il est en fonctions, un roi qui fuit sa patrie, qui court se mettre à la tête d'une armée de brigands, est-t-il en fonctions? Ce n'est donc pas comme roi qu'il faut le juger, mais comme individu, comme rebelle, comme factieux et ennemi déclaré de la patrie…. La haute cour nationale provisoire d'Orléans le jugera….
Et toi, Antoinette, toi qu'un peuple généreux vouloit forcer à être heureuse, toi destinée à faire respecter celui que tu as toujours avili; que diras-tu? As-tu trompé Louis? Non, il était d'accord avec toi, son âme à l'unisson de la tienne étoit faite pour le crime. Il t'aimait! Quels étaient donc tes desseins?… De n'entrer dans cette cité qu'en écrasant sous les roues de ton char ses malheureux habitans; ta main avoit désigné les victimes; le massacre de Paris devait être le jour de ton triomphe; mais … tu pâlis! Ne crains pas pour tes jours; ton sang ne souillera pas le sol de la France; quoique tu sois digne du sort de Brunehaut, les François croiront te punir assez en te laissant la vie. C'est dans ton coeur que tu trouveras ton bourreau: seule désormais au milieu d'un peuple immense, tu seras réduite à tes complices et à tes remords; tu le verras heureux ce bon peuple contre qui tu aiguisois des poignards, et son bonheur fera ton supplice!… [Note: Les Révolutions de Paris du 18 au 25 juin 1791.]
L'Assemblée se montra digne de la confiance de la nation. Elle manda sur le champ les ministres pour leur ordonner d'exécuter les lois. Elle envoya des courriers dans tous les départements pour donner l'ordre d'arrêter toutes personnes sortant du royaume et pour les instruire de ses dispositions. Elle exigea de tous les militaires fonctionnaires publics le serment de fidélité à la nation. Dans sa mémorable séance qui dura sept jours et sept nuits, elle s'occupa de prévenir les désordres, d'entretenir le courage des citoyens, et de montrer, par son sang-froid et sa fermeté, qu'elle était digne de commander aux circonstances. Il est remarquable que dès le second jour après qu'elle eût pris toutes les précautions qu'exigeait la sûreté de l'empire, elle reprit tranquillement l'ordre de son travail interrompu et discuta le code pénal. [Note: Rabaut Saint- Étienne, op. cit. , p. 163.]
Le pays se montra calme et résolu. Les gardes nationales s'armèrent, les municipalités siégèrent en permanence. On s'assura par endroits de la personne des suspects, on interna au chef-lieu du département les prêtres réfractaires les plus perturbateurs, mais il n'y eut aucun désordre, aucune violence, rien qui rappelât la Grande Peur.
Ce calme imposant de la France a été bien dépeint dans deux lettres écrites par Thomas Lindet à son frère Robert au moment même:
La France a été frappée d'un coup électrique qui s'est fait sentir d'un bout du royaume à l'autre avec la rapidité la plus inconcevable. Partout la même énergie, le même ordre, les mêmes sentiments, la même attitude fière et inébranlable; la liberté est défendue par deux ou trois millions de baïonnettes, et la Constitution est environnée de milliers de bouches à feu qu'on appelait jadis ratio ultima regum et qui sont aujourd'hui les meilleurs arguments du peuple. D'un bout à l'autre de la France, on s'est empressé d'envoyer à l'Assemblée nationale des adresses qui renferment les principes du droit public les plus fortement prononcés…. [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 27 juin 1791, dans la Correspondance publiée par A. Montier.]
Vous aurez une idée de la tranquillité qui règne dans Paris quand vous lirez le procès-verbal de l'Assemblée nationale toujours tenante et délibérante presque sans interruption, sur les matières qui étaient à l'ordre, et quand vous saurez que les adjudications des biens nationaux se sont faites avec la même tranquillité et le même avantage dans les enchères. J'ai vu des furieux humiliés, j'ai vu couler des larmes de quelques prêtres fanatiques. Était-ce le désespoir ou le repentir qui les arrachait? Je n'en sais rien, mais les scélérats qui ont compté que le peuple nous égorgerait, les imbéciles qui ont espéré que la noblesse détruite voudroit renaître des cendres de nos habitations, doivent être bien atterrés par le spectacle de cet empressement avec lequel les ci-devant nobles jurent de défendre la patrie, et de ce concert qui règne dans toutes les classes de la société! Nous pouvions jurer de défendre la patrie et la liberté des Français, nous pouvons jurer aujourd'hui que les Français seront libres et qu'aucune puissance ne renversera l'édifice de la Constitution. [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 22 juin 1791.]
Le même jour 21, vers onze heures du soir, est arrivé à l'auberge du Bras d'Or le sieur Drouet maître de la poste aux chevaux de Sainte-Menehould, accompagné du sieur Guillaume, habitant de la même ville, tous deux en bidet et qui sans respirer apprirent au sieur Leblanc aubergiste que deux voitures descendaient derrière eux et allaient passer sur le champ et qu'ils soupçonnaient que le roi était dans une. L'aubergiste, officier de la garde nationale, courut chez M. Sauce procureur de la Commune, qu'il fit lever aussitôt, et lui redit ce qu'il venait d'apprendre. Il retourna chez lui, s'arma lui et son frère et prirent un poste. Le procureur de la Commune avertit l'officier municipal qui représente le maire député à l'Assemblée nationale. [Note: Le député George.] Ayant rencontré le sieur Régnier homme de loi, qui était également prévenu, il le pria d'aller vite avertir les autres officiers. [Note: Officiers municipaux.] Le procureur de la Commune rentré chez lui fit lever ses enfants et leur dit de courir par les rues en criant Au feu afin de donner l'alarme. Il prit une lanterne et se porta au passage. Pendant cet instant les sieurs Régnier et Drouet conduisirent une voiture chargée et barrèrent le passage du pont. Ce fut à ce moment que les voitures parurent, les deux frères Leblanc avaient arrêté la première qui était un cabriolet dans lequel étaient deux dames. [Note: Mmes Brunier et de Neuville attachées à la personne de la reine.]
Le procureur de la Commune s'étant approché de cette voiture demande les passeports; on lui répondit que c'était la seconde voiture qui les avait; il s'y porta de suite. Cette voiture était extraordinairement chargée, attelée de six chevaux, avec des cavaliers sur les trois chevaux de main et trois personnes habillées en jaune assises sur le siège. [Note: Trois gardes du corps déguisés en courriers.] Les deux frères Leblanc, réunis au sieur Coquillard, Justin George, Pousin, tous trois gardes nationales, les nommés Thevenin des Islettes et Délion de Montfaucon qui étaient logés à l'auberge du Bras d'Or et armés firent ferme et bonne contenance. Le procureur de la Commune s'approchant de la portière demanda aux personnes qui étaient dans cette voiture où elles allaient et leva sa lanterne pour les distinguer….
Alors l'alarme sonnait, le peuple s'amassait, la garde nationale avait formé des postes, on s'occupait à barrer les avenues et à placer des hommes bien armés pour s'opposer au passage intérieur. [Note: La route passait près de l'auberge sous une voûte basse et étroite, à la sortie de laquelle se trouvait le pont sur l'Aire qui faisait communiquer la ville haute et la ville basse. La voûte se voit dans la gravure des Révolutions de Paris que nous reproduisons.] On se porta sur le chemin de Clermont avec quelques pièces de canon et on s'occupa à former des barrières avec des pièces de bois, des fagots et des voitures….
Tous ces moments se passèrent dans la plus cruelle agitation, incertains des dispositions des hussards qui occupaient une partie de la rue et des mouvements que pouvaient faire ceux qui étaient au quartier [Note: Les hussards de Lauzun dont un détachement arriva après le roi et se mit en bataille devant la maison du procureur Sauce où le roi était descendu. Un autre détachement était dans la ville basse, de l'autre côté du pont et de la voûte barricadés et gardés par les gardes nationaux. Les hussards finirent par passer au peuple.]
Plusieurs personnes étaient rassemblées autour du roi, et voyant qu'on ne doutait plus que ce fût lui, il s'ouvrit et se précipitant dans les bras du procureur de la Commune, il lui dit: Oui je suis votre roi. Placé dans la capitale au milieu des poignards et des baïonnettes, je viens chercher en province et au milieu de mes fidèles sujets la liberté et la paix dont vous jouissez tous; je ne puis plus rester à Paris sans y mourir, ma famille et moi . Et après une explosion de son âme tendre et paternelle, il embrassa tous ceux qui l'entouraient. Cette prière attendrissante fit jeter sur lui des regards d'un feu d'amour que ses sujets connurent et sentirent pour la première fois et qu'ils ne purent caractériser que par leurs larmes…. Le spectacle était touchant mais il n'ébranlait pas la commune dans sa résolution et son courage pour conserver son roi…. [Note: «Il semblait, dit Fournel, que la majesté royale eût encore gardé son prestige pour ces hommes qui venaient, sans s'en douter à coup sûr, et sans prévoir en aucune façon ni la portée, ni les conséquences de leur acte, de lui porter la plus terrible atteinte.»]
Les gardes nationales voisines commençaient à défiler de toutes parts, averties par les officiers et cavaliers de la gendarmerie et par des citoyens. A six heures du matin, on se vit suffisamment en force pour hâter le départ et former l'escorte. Pendant cet intervalle, le conseil général de la commune, le tribunal, le juge de paix, ce dernier mandé par le roi, s'assemblèrent pour délibérer sur le départ du roi, lorsqu'on annonça deux courriers de la capitale, dont l'un était aide de camp de M. de Lafayette, porteurs d'ordres de l'Assemblée nationale, envoyés à la poursuite du roi…. [Note: Procès-verbal de la municipalité de Varennes dans V. Fournel, appendice.]
Le départ n'eut lieu qu'à sept heures et demie du matin, le roi s'était efforcé de le retarder le plus longtemps possible pour donner le temps à Bouillé d'arriver à son secours avec le Royal-Allemand, en garnison à Stenay. Bouillé arriva une heure trop tard. Le retour se fit au milieu d'une foule de gardes nationales accourues de tous les villages. Entre Épernay et Château-Thierry trois députés mandatés par l'Assemblée, Pétion, La Tour-Maubourg et Barnave, rejoignirent le cortège qui fit dans Paris une entrée impressionnante.
Des spectateurs de tout rang et en grand nombre ne manquèrent pas de se trouver sur le chemin depuis Pantin jusqu'au pont tournant du jardin des Tuileries. Le poids de la chaleur ne rebuta personne, et l'on ne s'ennuya pas d'attendre: on avoit tant de choses à se communiquer sur le saint du jour et c'étoit à qui dirait son mot. On passa en revue les faits et gestes du héros de la fête. On s'étonna d'avoir été si longtemps dupe de ce rustre couronné, dont les pièges avoient été aussi grossiers que la personne….
Ceux qui tenoient pour le ci-devant, ils étoient en petit nombre, observoient tout et osoient à peine souffler. On en vit quitter la partie plutôt que d'être contraints à se couvrir en la présence du roi, leur maître; car bien longtemps avant le passage du cortège on convint de cette nouvelle étiquette: on ne fit grâce à personne; ceux qui ne portoient de chapeaux que sous le bras, comme les autres. Plusieurs d'entre le peuple, qui n'en avoient point du tout, ne voulurent pas néanmoins être en reste; ils se ceignirent la tête d'un mouchoir. On fut sans miséricorde pour les femmes coiffées d'un chapeau noir. [Note: Marie Antoinette à son départ portait un chapeau noir.] On fit main basse dessus: A bas le Chapeau , leur disoit-on, et pour décider les plus irrésolues, on leur ajoutoit: Voudriez-vous, vous, honnête femme, avoir quelque ressemblance avec l'autrichienne? Cette considération portoit coup.
La plupart des piques avoient un pain embroché dans le fer de la lance comme pour faire entendre à Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause point la famine. Si notre ci-devant avoit la vue moins courte, il auroit pu lire cette inscription en tête d'un piquet de citoyens mal vêtus, mal armés, mais pénétrés des bons principes:
Vive la Nation
La loi…
[Note:
Le Roi
a été supprimé.]
C'étoit un spectacle imposant et magnifique vu des Champs-Elysées que ces 20 mille baïonnettes parsemées de lances, escortant avec gravité, à travers une population de 300 mille individus, un roi caché dans le fond de son coche, et cherchant à se dérober aux regards de toute une multitude dont il se promettoit trois jours auparavant la conquête et l'esclavage. Le soleil, dont les fuyards avoient prévenu le lever, le soleil, dans toute sa pompe, éclaira de ses derniers rayons leur rentrée ignominieuse au palais des Tuileries, comme pour apprendre aux despotes que leur règne va finir. Quel beau moment que celui où l'on vit tout le peuple de la première cité du monde humilier tous les potentats de la terre dans la personne de Louis XVI, montrer aux nations comme il convient de châtier les monarques, dédaigner de répandre le sang corrompu d'un roi réfractaire, et le réserver pour servir d'épouvantail à ses pareils! Mais peut-être que la journée du 14 juillet 1789 étoit encore plus belle. [Note: Les Révolutions de Paris du 25 juin au 2 juillet 1791.]
La fuite du roi avait en fait suspendu la Constitution. Son retour augmenta les difficultés. Un roi parjure, qui avait solennellement répudié ses serments, qui était allé solliciter l'aide de l'étranger pouvait-il être rétabli en fonctions? Et d'autre part, si on le déposait, par qui, par quoi le remplacerait-on?
Un député du côté gauche, Thomas Lindet, dès le 22 juin, définit ainsi le problème politique qui se posait devant l'Assemblée et devant la France:
Louis XVI remontera-t-il sur le trône d'où il est descendu?
Aura-t-il un successeur?
Quel rôle pourrait jouer Louis-Philippe? [Note: Philippe d'Orléans, premier prince du sang, le futur Philippe-Égalité.]
La France ne sera-t-elle pas une République?
Quand partirons-nous? [Note: Quand la Constituante se séparera-t-elle? Un de ses premiers actes fut de suspendre les élections déjà commencées pour la nomination de la Législative.]
Comment nous en tirerons-nous? [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 22 juin 1791.]
Le même député montrait un peu plus tard toutes les difficultés qu'offrait chacune des solutions possibles et critiquait âprement celle qui fut finalement adoptée: le rétablissement de Louis XVI.
Nous sommes dans une position fâcheuse. La très petite minorité [de l'Assemblée] pense que le contrat social est rompu par le parjure; la petite minorité ne peut gagner l'organisation provisoire d'un conseil exécutif; tout ce qui a l'air d'approcher de cette idée met en rage ceux qui veulent une idole.
On veut un roi; il faut prendre un imbécile, un automate, un fourbe, un parjure, que le peuple méprisera, qu'on insultera, qui conspirera, et contre lequel il est à craindre qu'on ne se porte à des violences, au nom duquel on entreprendra chaque jour de nouvelles tentatives, sous le nom duquel des fripons régneront; ou bien il faut subir une minorité de 12 ans, [Note: Le dauphin avait six ans. Sa majorité était fixée à 18 ans.]— querelles pour la régence, avoir un roi détrôné, trois contendants à la régence, [Note: Ces trois prétendants étaient le duc d'Orléans et les deux frères du roi, Artois et Provence.] aucun n'ayant, ni la capacité ni l'opinion publique,—ou bien il faut laisser le roi en curatelle perpétuelle, lui donner un conseil électif. Ce mot fait peur, je ne sais pas comment se tirera l'Assemblée d'un aussi mauvais pas, qui compromet le sort de la France pour longtemps. Les trois entrées du roi dans Paris [Note: Ces trois entrées étaient celles du 17 juillet 1789, du 6 octobre 1789 et du 25 juin 1791.] sont des leçons perdues; il ne les comprend pas. Il croit que ce sont des triomphes; il se plaint de ce que l'on a empêché l'affection du peuple d'éclater et de lui donner des témoignages d'allégresse.
Qu'espère-t-on d'un chef aussi avili? Il est difficile de se promettre la paix et le calme d'ici à longtemps. [Note: Thomas Lindet à Robert Lindet, 14 juillet 1791.]
L'agitation pour le détrônement de Louis XVI fut conduite en première ligne par le Club des Cordeliers et par le Cercle social. Les Jacobins, d'abord partagés, se laissèrent gagner finalement par le mouvement, mais ce fut au prix d'une scission. Leurs éléments modérés se réunirent au couvent des Feuillants à la veille du massacre du Champ-de-Mars. Les lignes qui suivent essaient de fixer les différences qui caractérisaient chacun des trois grands clubs démocratiques.
Les Jacobins sont à l'origine une réunion des députés qui se concertent pour préparer les votes de l'Assemblée et pour assurer ensuite leur exécution. Même quand ils s'ouvrent aux simples particuliers, l'élément parlementaire continue d'y prédominer. Les cotisations élevées exigées à l'entrée en éloignent les petits bourgeois. Par le réseau de leurs sociétés affiliées comme par la qualité de leurs membres dirigeants, ils répandent leur influence sur toute la France.
Les Jacobins doivent à leur recrutement d'être un club parlementaire et bourgeois et à leur organisation d'être un club national.
Le Cercle social , qui groupe, une fois par semaine, au cirque du Palais-Royal depuis octobre 1790 les Amis de la Vérité, est avant tout une Académie politique. On ne s'y occupe en public qu'accessoirement ou extraordinairement d'objets particuliers. Les séances sont remplies par les discussions de principes, par l'exposé de plans de cité future, par de véritables conférences, politiques sans doute, mais à tournure philosophique. [Note: L'abbé Fauchet y exposa et y discuta pendant six séances les principales idées du Contrat social au moment où l'Assemblée votait la Constitution.] Les assistants sont des invités. Ils ne prennent pas part à la direction du club qui reste aux mains d'un directoire secret, le Cercle social proprement dit, loge maçonnique dont Nicolas de Bonneville, esprit fumeux et hardi, est le grand chef. Le grand point est d'instruire, de préparer les esprits à des changements profonds qu'on se borne du reste à annoncer en termes voilés et mystérieux.
Les Amis de la Vérité font appel aux hommes de toutes les nations. Ils sont essentiellement cosmopolites et ils rêvent d'une sorte de République universelle, où il n'y aurait plus de riches ni de pauvres, ni de religions positives, mais un dressage vertueux et civique. L'idéologie ne fleurit nulle part mieux que dans ce milieu singulier, où les hardiesses de l'avenir se présentent sous la gangue du passé.
Les Amis des droits de l'homme ne ressemblent ni aux Amis de la Constitution ni aux Amis de la Vérité. Leur ambition est plus modeste, Leur objet plus précis, plus pratique. Ils n'aspirent pas, au début tout au moins, à tracer des directions à la Constituante, ils n'agitent aucun projet de reconstruction sociale, nationale ou internationale. «Leur but principal, dit leur charte constitutive, l'arrêté du 27 avril 1790, est de dénoncer au tribunal de l'opinion publique les abus des différents pouvoirs et toute espèce d'atteinte aux droits de l'homme.» Autrement dit, ils se donnent comme les protecteurs de tous les opprimés, les défenseurs des victimes de toutes les injustices, les redresseurs de tous les abus particuliers ou généraux. Leur mission est essentiellement une mission de surveillance et de contrôle à l'égard de toutes les autorités. Ils arborent en tête de leurs papiers officiels «l'oeil de la surveillance», il grand ouvert sur toutes les défaillances des élus et des fonctionnaires. Leurs séances débutent, en guise de benedicite , par la lecture de la déclaration des droits.
Les Jacobins s'occupent avant tout de la rédaction des lois, les Cordeliers de leur mise en pratique. Les Amis de la Vérité formulent les théories, les Amis des droits de l'homme s'intéressent aux faits de la vie courante. Ils ne chérissent pas la Liberté, l'Égalité en paroles. Ils en exigent la consécration dans les réalités. Ceux-là s'attaquent davantage aux idées, ceux-ci aux personnes. Ils provoquent des dénonciations, ils entreprennent des enquêtes, ils visitent dans les prisons les patriotes opprimés, ils leur donnent des défenseurs, ils sollicitent en leur faveur auprès des autres clubs ou des autorités, ils saisissent l'opinion par des placards, ils viennent en aide aux familles des victimes par des souscriptions, etc. Bref, ils sont un groupement d'action et de combat. Ainsi, ils restent fidèles à la tradition de l'ancien district des Cordeliers qui protégeait Marat contre les records du Châtelet, au besoin à force ouverte. Ainsi, ils restent en contact avec le peuple des travailleurs et des petites gens, continuellement et directement intéressés à leurs démarches.
Ils n'accueillent pas seulement parmi eux des hommes de toutes les conditions, de simples citoyens passifs, ils permettent aux femmes d'assister à leurs séances et de prendre part aux délibérations et par là ils ressemblent aux Amis de la Vérité….
… Y eut-il parmi les Cordeliers un homme dont on puisse dire que l'influence fut dirigeante, un chef? Une légende trop communément acceptée, a donné ce rôle à Danton. Légende fausse. Si Danton exerça une action considérable dans l'ancien district, dont il fut quatre fois président, son action au club échappe à l'examen. Il n'y parut presque jamais. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il fut inscrit sur la liste des membres, c'est que les Cordeliers le comptent comme un des leurs. Mais il n'assiste pas aux séances, il n'y prend pas la parole. Les actes officiels émanés du club, les comptes rendus des journaux sont muets à son endroit…. [Note: A. Mathiez, Le club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ-de-Mars, 1910, pp. 5-12.]
Les Cordeliers ne commencèrent à jouer un rôle important qu'au moment où ils eurent derrière eux ou à côté d'eux les sociétés fraternelles….
La première en date des sociétés fraternelles et la plus célèbre, celle qu'on appelait la société fraternelle tout court, fut fondée le 2 février 1790 par un pauvre maître de pension Claude Dansard…. Tous les soirs, dans une des salles de ce même couvent des Jacobins de la rue Saint-Honoré où siégeaient les Amis de la Constitution, il rassemblait les artisans, les marchands de fruits et de légumes du quartier, avec leurs femmes et leurs enfants, et il leur lisait, à la lueur d'une chandelle qu'il apportait dans sa poche, les décrets de la Constituante qu'il expliquait ensuite. Peu à peu, le public de Dansard grossit. Quelques-uns des assistants se cotisèrent pour assurer un éclairage de plus longue durée. Les séances purent ainsi se prolonger jusqu'à 10 heures du soir. En février 1791, on exigea une cotisation d'un sou par membre et on loua les chaises au profit de l'oeuvre.
Les premières réunions organisées par Dansard datent de février 1790. Ce n'est qu'à la fin de la même année que la presse patriote les signale et les donne en exemple. L'article de la Chronique de Paris sur les débuts de la société fraternelle est du 21 novembre 1790. Date significative! La lutte s'organise en ce mois de novembre 1790 contre la Constitution civile du clergé. Les aristocrates viennent de tourner contre la Révolution la meilleure des armes. Ils commencent à exploiter le sentiment religieux encore très profond dans les masses. Il n'est pas étonnant que les patriotes aient senti le péril et que, pour le conjurer, ils aient songé à généraliser l'institution d'éducation civique qui fonctionnait déjà obscurément depuis des mois dans le couvent même où délibéraient les Jacobins…. Si les patriotes de toutes les nuances coopérèrent à la formation des sociétés fraternelles, il paraît cependant résulter des documents que ceux qui deviendront plus tard les Montagnards et parmi eux particulièrement les Cordeliers exercèrent sur elles dès le début une action prépondérante. Les premières en date prennent naissance dans le voisinage immédiat du club, sur l'initiative de ses membres….
Toutes ou presque toutes ces sociétés sont animées sensiblement du même esprit qui est un esprit de défiance et d'action démocratiques. Par là encore elles devaient se rapprocher forcément des Cordeliers avec lesquels elles avaient tant d'affinités…. Très vite elles constituèrent la garde personnelle des chefs populaires, le noyau permanent de toutes les manifestations…. [Note: A. Mathiez, op. cit. , pp. 14-21. ]
Citons parmi les principales sociétés fraternelles, celle que fonda le graveur Sergent, rue Mondétour, maison de M. Thierri, marchand de vins, le 19 décembre 1790,—celle que fonda l'abbé Danjou le même jour, à l'église Saint-Jean,—le club civique du Théâtre français fondé en novembre 1790, —les Ennemis du despotisme (anciens vainqueurs de la Bastille) qui datent du 2 janvier 1791,—la société des Minimes fondée par Tallien le même jour,—la société de Sainte-Geneviève, séante aux Carmes de la place Maubert, fondée le 6 mars 1791 sous la direction de Méhée-Latouche,—la société des Nomophiles présidée par Concedieu,—la société des Indigents, etc. Toutes avaient ceci de commun qu'elles s'ouvraient aux citoyens passifs, aux femmes comme aux hommes. C'est par elles que s'est faite l'éducation politique des masses, par elles que furent levés et embrigadés les gros bataillons populaires les jours de manifestation et d'émeute.
Si le club des Cordeliers exerça une action prépondérante dans l'agitation pour le détrônement de Louis XVI, c'est qu'il avait groupé autour de lui, depuis plusieurs mois déjà, toutes les forces démocratiques pour la lutte contre la Constituante embourgeoisée. Sans être républicains, ils réclamaient le gouvernement direct selon les idées du Contrat Social , ils dénonçaient avec force toutes les violations des principes de la déclaration des droits: la distinction des citoyens actifs et passifs, le cens d'éligibilité (le marc d'argent), les restrictions apportées au droit de pétition, au droit de porter les armes, etc. Leur mouvement est déjà un mouvement de classe, qui tournera facilement à l'émeute.
Dès le mois de mai 1791, les Cordeliers et les sociétés fraternelles se rapprochent et se fédèrent. Un comité central leur sert de lien. Ce comité tient ses deux premières séances les 7 et 10 mai dans le local même des Cordeliers, au couvent de la rue de l'Observance, d'où la municipalité va les expulser le lendemain. Les séances sont présidées par le Cordelier Robert qui mène depuis sept mois dans son journal, le Mercure national , une vive campagne en faveur de la République. Le comité central se déplace avec les Cordeliers eux-mêmes. Il se transporte le 14 avec eux dans le jeu de Paume du sieur Bergeron. Mais les Cordeliers sont orgueilleux. Ils ne veulent pas partager leur influence avec le Comité qui s'élève au-dessus d'eux. Une brouille survient. Le Comité central cherche un local qui soit à lui. Il se réunit d'abord, le 17 mai, chez Robert lui-même, rue des Marais, n° 2, puis rue Glatigny, à la Cité, dans la maison de M. de Lombre, traiteur.
Le Comité et son chef Robert se préoccupaient de gagner le coeur des ouvriers de Paris. Quand Bailly, le 4 mai, avait fait défense aux charpentiers de se coaliser pour imposer un prix uniforme aux patrons, Robert avait protesté contre cet «acte de tyrannie». «Défendre aux ouvriers défaire leur prix, s'était-il écrié, n'est-ce pas les soumettre à un prix qu'ils n'auraient pas fait? Et si les maîtres ne sont point obligés d'accéder aux prix des ouvriers, pourquoi voudrait-on que les ouvriers accédassent aux prix des maîtres?» Pour apprécier toute l'importance de ces paroles, alors très nouvelles sous une plume bourgeoise, il faut se rappeler qu'elles étaient prononcées en pleine bataille ouvrière. Les grèves furent nombreuses à Paris dans ces mois d'avril et mai 1791, grève des charpentiers, grève des typographes, grèves des maréchaux ferrants. Le Comité central de Robert ne se proposait rien moins que de grouper et de coordonner, de diriger aussi le mouvement ouvrier.
Au mois de juin, à la veille de la réunion des assemblées primaires, l'agitation contre le régime électoral censitaire se fait plus profonde et plus générale. Le 14 juin, les commissaires des sociétés fraternelles réunis au Comité central adoptent une courte et énergique pétition rédigée par Bonneville: «Pères de la Patrie, ceux qui obéissent à des lois qu'ils n'ont pas faites ou sanctionnées sont des esclaves. Vous avez déclaré que la loi ne pouvait être que l'expression de la volonté générale, et la majorité est composée de citoyens étrangement appelés passifs . Si vous ne fixez le jour de la sanction universelle de la loi par la totalité absolue des citoyens, si vous ne faites cesser la démarcation cruelle que vous avez mise, par votre décret du marc d'argent, parmi les membres d'un peuple frère, si vous ne faites disparaître ces différents degrés d'éligibilité qui violent si manifestement votre déclaration des droits de l'homme, la patrie est en danger. Au 14 juillet 1789, la ville de Paris contenait 500,000 hommes armés: la liste active publiée par la municipalité offre à peine 80,000 citoyens. Comparez et jugez.»
Treize sociétés populaires avaient signé, par leurs commissaires, cette pétition menaçante où on lisait ces mots avant-coureurs d'insurrection: La Patrie est en danger! La pétition fut affichée dans tout Paris et répandue en province….
La force du mouvement démocratique est attestée par l'appui qu'il trouvait dans la grande presse, par l'adhésion explicite de plusieurs sections de Paris, par le concours des artistes, savants, ingénieurs, inventeurs et ouvriers groupés dans la société du point central des arts et métiers qui tenait ses réunions au Cercle social, par l'agitation qui s'étend en province, par la tentative, d'ailleurs infructueuse, des fayettistes pour créer des sociétés fraternelles de leur parti. Elle est mieux attestée encore par les craintes de plus en plus vives que manifestaient les journaux dévoués à l'Assemblée et à Lafayette…. [Note: Le Babillard , la Feuille du jour , les Philippiques , l' Ami des patriotes , etc.]
«Il est temps, écrivait l' Ami des patriotes du 18 juin, que les gens de bien de tous les partis se réunissent contre l'ennemi commun: ce n'est pas de liberté seulement qu'il s'agit, c'est de propriété, c'est d'existence ….» Il était difficile de dire plus clairement que la lutte engagée était une lutte de classes. De pareils appels dans les journaux gouvernementaux annoncent d'ordinaire les fusillades. Celui-ci, paru deux jours avant Varennes, quatre jours après le vote de la loi Chapelier, [Note: Cette loi interdisait les coalitions et supprimait par suite le droit de grève] ne précéda que d'un mois le massacre du Champ-de-Mars. Dès la fin de décembre 1790, le Journal des clubs comparait aimablement les démocrates aux voleurs et aux brigands et appelait contre eux, en termes plus violents que ceux dont se servait habituellement Marat, une répression prompte et énergique.
On ne comprend rien aux événements qui ont suivi la fuite du Roi si on n'a pas constamment présente à l'esprit cette lutte sociale. L'événement de Varennes fut exploité par les deux partis patriotes qui essayèrent de le faire tourner à leur avantage. Je ne mets pas en doute que si Louis XVI ne fut pas détrôné en juin 1791, c'est à cet antagonisme des classes qu'il le dût. Il fut l'enjeu de leur combat. [Note 3: A. Mathiez, op. cit. , pp. 30-34.]
Avant Varennes, les républicains n'étaient qu'une poignée de littérateurs et de publicistes. Leur propagande était toute théorique, presque académique. Le parjure royal donna à leurs idées une actualité saisissante.
Dans toute la France se produisirent des manifestations antimonarchiques. Les pétitions affluèrent à l'Assemblée contre «le roi de Coblentz». A Paris, le club des Cordeliers votait dès le 21 juin une pétition rédigée par Robert qui se terminait ainsi: «Législateurs, vous avez une grande leçon devant les yeux, songez bien qu'après ce qui vient de se passer, il est impossible que vous parveniez à inspirer au peuple aucun degré de confiance dans un fonctionnaire appelé roi; et, d'après cela, nous vous conjurons, au nom de la patrie, ou de déclarer sur-le-champ que la France n'est plus une monarchie, qu'elle est une république; ou au moins d'attendre que tous les départements, toutes les assemblées primaires aient émis leur voeu sur cette question importante, avant de penser à replonger une seconde fois le plus bel empire du monde dans les chaînes et dans les entraves du monarchisme.»
Les Cordeliers étaient des démocrates mais l'opinion républicaine ralliait aussi une partie des patriotes conservateurs, des gens comme La Rochefoucauld, Dupont de Nemours, Condorcet, Achille Duchatelet, Brissot, tous plus ou moins directement attachés à Lafayette, et la plupart membres de ce club de 89 qui s'opposait depuis un an à la politique démocratique des jacobins. Cette circonstance rendit suspecte la propagande républicaine à des démocrates aussi convaincus que Robespierre. Robespierre soupçonna que Lafayette et ses amis voulaient compromettre les démocrates dans une agitation républicaine prématurée qui servirait de prétexte à une répression. Il crut habile de faire porter sa campagne uniquement sur la punition du roi parjure et de réserver la question de la république et de la monarchie à une consultation populaire. Il a lui-même très bien défini son attitude dans son journal Le Défenseur de la Constitution . Il s'adresse à Brissot et à ses amis:
Tandis que nous discutions à l'Assemblée constituante la grande question si Louis XVI était au-dessus des lois, tandis que, renfermé dans ces limites, je me contentais de défendre les principes de la liberté sans entamer aucune autre question étrangère et dangereuse,… soit imprudence, soit tout autre chose, vous secondiez de toutes vos forces les sinistres projets de la faction. Connus jusques là par vos liaisons avec Lafayette et pour votre grande modération ; longtemps assidus d'un club demi-aristocratique [le club de 1789], vous fîtes tout à coup retentir le mot de république . Condorcet [Note: Robespierre n'avait pas oublié que Condorcet avait voulu réserver aux seuls propriétaires l'exercice des droits politiques, qu'il avait critiqué la déclaration des droits, protesté contre la suppression des titres de noblesse et des armoiries, contre la confiscation des biens d'église, etc.] publie un traité sur la république , dont les principes, il est vrai, étaient moins populaires que ceux de notre constitution actuelle. Brissot répand un journal intitulé Le Républicain et qui n'avait de populaire que le titre. Une affiche dictée dans le même esprit, rédigée par le même parti sous le nom du ci-devant marquis Du Chatelet, parent de Lafayette, ami de Brissot et de Condorcet, avait paru dans le même temps sur tous les murs de la capitale. Alors tous les esprits fermentèrent, le seul mot de république jeta la division parmi les patriotes, donna aux ennemis de la liberté le prétexte qu'ils cherchaient de publier qu'il existait en France un parti qui conspirait contre la monarchie et contre la constitution; ils se hâtèrent d'imputer à ce motif la fermeté avec laquelle nous défendions à l'Assemblée constituante les droits de la souveraineté nationale contre le monstre de l'inviolabilité…. [Note: Défenseur de la Constitution , introduction intitulée Exposition de mes principes.]
Quoi qu'il en soit, que Robespierre ait été dans la vérité ou dans l'erreur en prêtant des arrière-pensées aux républicains du groupe Brissot-Condorcet, il est certain que les divisions des républicains démocrates (ceux du groupe cordelier) et des républicains conservateurs (ceux du groupe Condorcet) ont paralysé jusqu'à un certain point l'opposition qu'ils firent au maintien de la monarchie.
La solution orléaniste rencontra un moment une grande faveur dans les milieux jacobins. Le jour même du retour du roi, le 25 juin, le journal de Perlet proposait de nommer le duc d'Orléans régent avec un conseil exécutif. Le duc d'Orléans déclina le lendemain toute candidature à la régence, «renonçant dans ce moment et pour toujours aux droits que la Constitution lui donnait», mais cette renonciation n'empêcha pas le courant orléaniste de grandir. A défaut du père on prendrait le fils, le duc de Chartres [le futur Louis-Philippe], qui commandait un régiment à Vendôme et qui fréquentait assidûment les jacobins. L'abbé Danjou, Anthoine, Réal, Danton, d'autres encore se firent au club les champions de la solution orléaniste. Le 29 juin, Anthoine prononça l'éloge du «généreux colonel qui, dans notre dernière séance, a déclaré qu'il marcherait à l'ennemi comme simple soldat si l'on croyait que sa place pût être mieux remplie». Ce généreux colonel était le duc de Chartres. Des républicains comme Brissot se rallieront à la régence d'un d'Orléans. Brissot rédigera avec Danton la première pétition du Champ-de-Mars où on demandait le remplacement de Louis XVI par «les moyens constitutionnels», c'est-à-dire par un d'Orléans.
Dès le premier moment l'Assemblée conduite par Barnave et les Lameth manifesta sa répugnance pour la solution orléaniste comme pour la solution républicaine. Dans son adresse aux Français du 22 juin elle dénonça non la fuite, mais l' enlèvement du roi. Le lendemain Thouret proposait de mettre en arrestation ceux qui oseraient porter atteinte au respect dû à la dignité royale. Le 25 juin, l'Assemblée suspendait les élections déjà commencées pour la nomination de la Législative, de crainte que les assemblées primaires et électorales ne se prononçassent pour une nouvelle Constitution. Louis XVI fut considéré comme inviolable. Seuls les complices de son «enlèvement» furent poursuivis. L'Assemblée s'engagea à rétablir le roi dans la plénitude de ses pouvoirs aussitôt qu'il aurait accepté la Constitution qu'elle se mit à reviser dans un sens rétrograde.
Si la Constituante s'est refusée à détrôner Louis XVI, c'est sans doute par crainte d'une intervention des puissances étrangères, par crainte aussi d'une guerre civile que ne manqueraient pas de déchaîner, croyaitelle, les différents prétendants au trône du monarque déchu, mais c'est aussi et c'est surtout par crainte que la déchéance du roi ne profitât au parti démocratique. Le duc d'Orléans s'appuyait sur les jacobins et même sur une partie des Cordeliers. Lafayette, son rival et son ennemi, voyait sa main dans tous les troubles qui agitaient la capitale. Barnave, Duport et les Lameth combattaient avec acharnement depuis six mois le parti démocratique qui leur reprochait leur trahison dans la question du cens électoral, des droits politiques des hommes de couleur, etc. Ils craignirent que l'avènement du duc d'Orléans, soit comme régent, soit comme roi, ne fut aussi l'avènement de leurs rivaux. Ils préférèrent garder Louis XVI, tout discrédité qu'il fut, parce qu'ils pensaient que ce roi qui leur devrait la couronne ne pourrait pas gouverner sans eux et sans la classe sociale qu'ils représentaient.
La raison profonde de la décision de l'Assemblée fut dite par Barnave dans son discours du 15 juillet:
Tout changement dans la constitution est fatal, tout prolongement de la révolution est désastreux . Je place ici la véritable question: Allons-nous terminer la révolution, allons-nous la recommencer? Si vous vous défiez une fois de la Constitution, quel sera le point où vous vous arrêterez? Que laisserez-vous à vos successeurs?…
Vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi; vous avez consacré l'égalité civile et politique; vous avez repris pour l'État tout ce qui avait été enlevé à la souveraineté du peuple; un pas de plus serait un acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligne de la liberté serait la destruction de la royauté, dans la ligne de l'égalité, la destruction de la propriété. Si l'on voulait encore détruire, quand tout ce qu'il fallait détruire n'existe plus, si l'on croyait n'avoir pas tout fait pour l'égalité, quand l'égalité de tous les hommes est assurée, trouverait-on encore une aristocratie à anéantir, si ce n'est celle des propriétés?… Il est donc vrai qu'il est temps de terminer la révolution; que si elle a dû être commencée et soutenue pour la gloire et le bonheur de la nation, elle doit s'arrêter quand elle est faite et qu'au moment où la nation est libre, où tous les Français sont égaux, vouloir davantage, c'est vouloir commencer à cesser d'être libres et devenir coupables. [Note: Moniteur. ]
Quand les Cordeliers et les sociétés fraternelles qui gravitaient dans leur orbite apprirent vers le 12 juillet que les comités de l'Assemblée étaient décidés à mettre Louis XVI hors de cause, ils s'efforcèrent de prévenir le vote qu'ils redoutaient par des manifestations et des pétitions réitérées.
Le 15 juillet, les Cordeliers et les Amis de la Vérité décidèrent de ne pas reconnaître le décret par lequel l'Assemblée venait, le jour même, d'innocenter Louis XVI. Ils se rendirent en masse au local des jacobins et déterminèrent ceux-ci à nommer cinq commissaires, Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot, pour rédiger une pétition contre le rétablissement du roi parjure.
Le député de Metz Anthoine, ami de Robespierre, qui présidait la séance des Jacobins du 15 juillet au soir où la pétition contre le rétablissement de Louis XVI fut décidée, a raconté en ces termes ce qui s'est passé au club, dans une déposition qu'il fit le 23 août, devant le tribunal chargé d'informer sur les responsabilités du massacre:
A 7 heures je me rendis aux Jacobins. Je trouvai le fauteuil occupé par M. Laclos [Note: Choderlos de Laclos, romancier et chancelier du duc d'Orléans.] qui étoit ainsi que moi secrétaire de la société et qui présidoit en l'absence de M. Bouche. [Note: Député de Provence.] Il me dit qu'il étoit extrêmement tourmenté, que l'on vouloit parler sur le décret rendu le matin par l'Assemblée nationale, [Note: Ce décret innocentait Louis XVI par prétérition.] qu'il ne le souffrirait pas et qu'il alloit me céder le fauteuil, parce qu'étant député, il présumoit que je pourrais plus facilement contenir les orateurs. Fortement indisposé d'un mal de poitrine et fort éloigné moy-même de vouloir que l'on parlât du décret, je refusay constamment de remplir les fonctions de Président. Cependant, plusieurs membres de la société rendoient compte du décret, un d'eux même en donna lecture et fit remarquer que le décret ne prononçoit rien absolument sur le sort du roy. Or, il étoit impossible d'interdire à la société de parler d'un décret qui n'étoit pas explicitement rendu. Pour détourner l'attention de la société, je montai à la tribune pour proposer une motion d'ordre fort étrangère au sujet. On refusa de m'entendre et, par acclamation, on me força de présider malgré l'épuisement de mes forces. Alors je priai M. de La Clos d'engager M. Petion à s'opposer à ce qu'on parlât du décret. M. Biauzat prit la parole et, en mon nom, il invita la société à écarter cet objet de la délibération. Je ne le désavouai point. M. La Clos proposa alors une pétition tendante à prier l'Assemblée nationale de s'expliquer sur le sort du Roy. Cette proposition ne contenant rien que de légal fut mise à la discussion. Vers 9 heures environ on vint me dire qu'il arrivoit 8000 hommes du Palais-Royal [Note: Cette foule avait assisté à la réunion ordinaire des Amis de la Vérité au cirque du Palais-Royal où Sergent et Momoro avaient pris la parole contre le rétablissement de Louis XVI.] et je donnai ordre qu'on fermât les deux grilles et je levay la séance. On vint me dire ensuite que ces 8000 hommes avoient des intentions hostiles et que nous étions dans un grand danger. Je repris ma place. Tous les membres de la société s'assirent pour éviter la confusion. M. Daubigny observa que nous devions mourir dans notre salle. Un instant après une grande quantité d'hommes sans armes et d'une contenance tranquille remplirent la salle et, d'un coup de sonnette, je fis mettre tout le monde à sa place et le silence s'établit. L'orateur de la députation monta à la tribune et fit un discours où je ne compris rien, sinon que le peuple craignoit d'être trahi, qu'il ne vouloit pas Louis XVI pour roi et qu'il venoit nous demander des conseils. Il ajouta cependant qu'il nous engageoit à déclarer avec eux que l'on ne reconnoîtroit pas Louis XVI pour roi, si le voeu des départemens n'en ordonnoit autrement. Forcé de répondre à cette harangue, l'idée me vint de leur donner le change au moyen de la pétition de M. La Clos en identifiant cette pétition très légale avec l'objet irrégulier de leur demande…. Les hommes venus du Palais-Royal crurent en effet que la pétition de M. La Clos n'étoit autre chose que ce qu'ils demandoient. On détermina qu'il serait fait une pétition le lendemain et je nommai pour rédacteurs MM. Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot de Warville, cinq membres de la société dont je connoissois le patriotisme et les talents. On arrêta aussi que l'on feroit signer cette pétition au Champ-de-Mars par les personnes qui voudroient s'y trouver, qu'elle seroit ensuite envoyée dans les départements et portée après à l'Assemblée nationale par six commissaires. On convint d'être au Champ-de-Mars paisibles, sans armes et même sans cannes et que les commissaires- rédacteurs informeroient de très grand matin la municipalité. Elle fut informée à une heure du matin par le comité des recherches dont je suis membre…, j'observe que la séance, ayant été précédemment levée, on ne peut pas attribuer les décisions dont j'ay parlé à la société des Amis de la Constitution et que, dans toute cette soirée, il ne s'est rien dit de contraire au respect dû aux lois…. [Note: A. Mathiez, op. cit. , pp. 341-343.]
La préoccupation d'atténuer la responsabilité des Jacobins dans la rédaction de la pétition est déjà très visible dans cette déposition d'Anthoine. Après le massacre, les Jacobins n'hésitèrent pas à fausser la vérité en affirmant qu'un très grand nombre de citoyens «étrangers à la société» nommèrent «entre eux» des commissaires pour rédiger la pétition ( Observations annexées à l'adresse des Jacobins à l'Assemblée nationale du 20 juillet).
Pendant que les cinq commissaires nommés par les Jacobins rédigeaient la pétition décidée la veille, les Cordeliers tenaient une séance extraordinaire à laquelle ils avaient convié les sociétés fraternelles. Les dames Maillard et Corbin y proposèrent d'abattre les statues des rois qui décoraient encore les places et les ponts de la capitale. Mais le président des Cordeliers fit rejeter cet avis par prudence. On décida de se rendre au Champ-de-Mars pour signer la pétition. Les Cordeliers avaient chacun à la boutonnière leur carte avec l'oeil ouvert suspendue par une ganse bleue.
Au Champ-de-Mars, les manifestants ou plutôt les pétitionnaires ont fait cercle autour de l'autel de la patrie.
Les commissaires des Jacobins, et particulièrement Danton, [Note: Danton avait tenu la veille un conciliabule à son domicile avec Brune, Fabre d'Églantine, Camille Desmoulins, La Poype. Le jour du massacre, il ne parut pas au Champ-de-Mars. 11 s'éloigna de Paris sur le conseil que lui fit donner Alexandre Lameth. Après le massacre il ne fut pas sérieusement inquiété.] vêtu de gris, montent sur les cratères qui sont aux angles de l'autel et donnent lecture de la pétition qu'ils viennent de rédiger le matin par la plume de Brissot. La lecture est accueillie par les cris de: Plus de monarchie! Plus de tyran! Legendre invite la foule au calme. Mais bientôt une discussion s'engage. Les Cordeliers et les Amis de la Vérité expriment leur mécontentement au sujet de la dernière phrase de la pétition qui prévoit «le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels». Ils déclarent qu'ils ne veulent pas remplacer un tyran par un autre. De violents soupçons s'élèvent. On flaire une intrigue orléaniste. Les soupçons se portent particulièrement sur Brissot qui a accepté de rédiger une pétition monarchique, alors qu'il faisait naguère une campagne véhémente en faveur de la République. Après une explication qu'on devine avoir été très vive, on décide finalement que la phrase suspecte sera supprimée. Les commissaires-rédacteurs acceptent d'en référer aux Jacobins….
Vers quatre à cinq heures du soir les Cordeliers se mettent en rang. Ils défilent sur 7 à 8 de front comme à la parade et se dirigent comme la veille vers le Palais-Royal….
Le soir les commissaires-rédacteurs de la pétition entretiennent les Jacobins des incidents de la journée, de la suppression que la réunion du Champ-de-Mars a exigée dans le texte arrêté par eux le matin. Ils font pénétrer dans l'Assemblée quelques délégués des Cordeliers qui sont invités à développer les raisons pour lesquelles ils ne veulent pas de la phrase sur le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels. Momoro est du nombre de ces délégués. Une discussion très vive s'engage. Les députés, particulièrement Coroller, réclament énergiquement, au nom de la légalité et de la Constitution, le maintien de la phrase incriminée. Sa suppression serait une adhésion indirecte à la République et ils ne veulent pas courir cette aventure. Après quatre heures de discussion, les députés ont gain de cause. A la presque unanimité les Jacobins votent le maintien du texte primitif sans retranchement. Il est environ minuit. Le manuscrit est immédiatement envoyé à l'imprimeur de la société Baudouin. Baudouin sait que la plupart des députés ont déjà quitté les Jacobins pour les Feuillans. Il craint de déplaire à l'Assemblée dont il est aussi l'imprimeur. Il fait des difficultés. Les commissaires des Jacobins lui réclament son diplôme de membre de la société pour faire procéder ailleurs à l'impression. Il préfère rendre son diplôme que d'engager sa responsabilité.
Une demi-heure plus tard, le député Royer, évêque de l'Ain, qui avait signé le manuscrit de la pétition envoyé à l'imprimeur, en qualité du président des Jacobins, se ravisait. II venait d'apprendre que l'Assemblée avait prononcé, expressément cette fois par un nouveau décret, la mise hors de cause du roi. Il devenait donc inutile de la prier de s'expliquer. La pétition devenait même illégale puisqu'elle allait maintenant directement à rencontre d'une loi rendue. Royer envoya son domestique à Baudouin pour retirer sa signature…. La pétition n'avait plus de répondant. [Note: A. Mathiez, op. cit. , pp. 125-128.]
Le mouvement avait de trop fortes racines pour pouvoir être arrêté. Malgré Robespierre qui conseillait le calme et qui craignait que la pétition ne fournit à la majorité de l'Assemblée le prétexte d'une répression qu'elle cherchait, les Cordeliers persistèrent et décidèrent de se réunir de nouveau au Champ de Mars pour pétitionner le lendemain 17 juillet. De tous les récits contemporains de cette journée le plus sincère et le plus exact est celui que Robert fit paraître dans Les Révolutions de Paris .
Toutes les sociétés patriotiques s'étoient donné rendez-vous pour le dimanche à onze heures du matin sur la place de la Bastille, afin de partir de là en un seul corps vers le champ de la Fédération. La municipalité fit garnir de troupes cette place publique, de sorte que ce premier rassemblement n'eut pas lieu; les citoyens se retirèrent à fur et mesure qu'ils se présentèrent; on a remarqué qu'il n'y avoit là que des gardes soldés. [Note: La garde nationale parisienne comprenait des compagnies soldées, dites du centre, à côté des compagnies citoyennes.] Quoi qu'il en soit, l'assemblée du Champ-de-Mars n'eut pas moins lieu. Un fait aussi malheureux qu'inconcevable servit d'abord de prétexte à la calomnie et aux voies de force. Malgré que les patriotes ne se fussent assignés que pour Midi au plus tôt, huit heures n'étoient pas sonnées que déjà l'autel de la patrie étoit couvert d'une foule d'inconnus. Deux hommes, dont l'un invalide avec une jambe de bois, s'étoient glissés sous les planches de l'autel de la patrie; l'un d'eux faisoit des trous avec une vrille: une femme sent l'instrument sous son pied, fait un cri; on accourt, on arrache une planche, on pénètre dans la cavité et l'on en tire ces deux hommes. Que faisoient-ils? Quel étoit leur dessein? Voilà ce qu'on se demande, voilà ce qu'on veut connoître. Le peuple les conduit chez le commissaire de la section du Gros Caillou; interrogés pourquoi ils s'étoient introduits furtivement sous l'autel de la patrie, quelles étoient leurs intentions, et pourquoi ils s'étoient munis de vivres pour plus de vingt-quatre heures, ils ont répondu de manière à faire croire qu'une curiosité lubrique étoit le seul motif qui les eût fait agir. Sur ce dire le commissaire, au lieu de s'assurer d'eux prudemment, les remet en Liberté. On alloit les conduire vers un magistrat plus judicieux mais des scélérats les arrachent à ceux qui les tenoient; les deux malheureux sont renversés; déjà un d'eux est poignardé de plusieurs coups de couteau; l'autre est attaché au réverbère; la corde casse, il retombe encore vivant, et sa tête, plutôt sciée que coupée, est mise au bout d'une pique par un jeune homme de quatorze ans. Le coeur soulève au récit de pareilles atrocités. Ah! sans doute les acteurs de cette scène horrible sont des brigands infâmes, des monstres dignes du dernier supplice. Mais qu'on se garde bien de les confondre avec le peuple. Le vrai peuple n'est point féroce, il est avare de sang et ne verse que celui des tyrans; le vrai peuple c'était ceux qui vouloient remettre les présumés coupables sous le glaive de la loi; les brigands seuls les ont assassinés. Toujours est-il que cette barbare exécution ne se fit point au Champ de Mars, qu'elle se fit au Gros Caillou; qu'elle se fit par d'autres que ceux qui avoient été les témoins du flagrant délit.
Cette nouvelle parvient dans Paris, et elle y parvient dans toute sa vérité. L'assemblée nationale ouvre sa séance et le président dit: «Il nous vient d'être assuré que deux citoyens venoient d'être victimes de leur zèle au Champ de Mars, pour avoir dit à une troupe Ameutée qu'il falloit se conformer à la loi; ils ont été pendus sur le champ». M. Regnaut de Saint Jean d'Angély [Note: Regnaud (de Saint-Jean d'Angély), qu'on disait vendu à la liste civile, avait publié la veille dans le feuilleton de son journal Le Postillon par Calais, une fausse réponse du Président de l'Assemblée à une fausse pétition qui lui aurait été présentée par les républicains. Cette manoeuvre avait eu pour but d'apeurer la bourgeoisie, et de rendre les pétitionnaires suspects à la garde nationale. Elle ne réussit que trop.] enchérit encore, et dit que ce sont deux gardes nationaux qui ont réclamé l'exécution de la loi; aussitôt on décrète que M. le président et M. le maire s'assureront de la vérité des faits pour prendre des mesures rigoureuses, si elle est constatée telle. Deux réflexions: la première qu'il est bien singulier que M. Duport qui présidoit l'assemblée nationale et M. Regnaut aient été les seuls dans l'erreur sur ce fait extraordinaire; la seconde, que l'assemblée Nationale, qui vient d'envoyer des commissaires dans toutes les parties de l'empire, n'ait pas pris la peine d'en envoyer deux au Champ de la Fédération.
Vers midi les citoyens commencent à arriver en foule à l'autel de la patrie; on attend avec impatience les commissaires de la société des amis de la Constitution pour entendre de nouveau lecture de la pétition et la signer: chacun brûloit du désir d'y apposer son nom. Il étoit entré vers onze heures de forts détachements, avec du canon, mais, comme ils n'y étoient venus que par rapport à l'assassinat du matin, ils se retirèrent vers une heure. C'est alors que parut un envoyé des Jacobins, [Note: Le chevalier de la Rivière qui avait vu Robespierre auparavant.] qui vint annoncer que la pétition qui avait été lue la veille ne pouvait plus servir le dimanche; que cette pétition supposait que l'assemblée n'avait pas prononcé sur le sort de Louis, mais que l'assemblée ayant implicitement décrété son innocence ou son inviolabilité dans la séance de samedi soir, la société allait s'occuper d'une nouvelle rédaction qu'elle présenterait incessamment à la signature . Un particulier propose d'envoyer sur le champ une députation aux amis de la Constitution, pour les prier de rédiger de suite son adresse, et de la renvoyer aussitôt, afin que l'assemblée du Champ-de-Mars pût la signer sans désemparer; suit une autre proposition de faire la rédaction à l'instant sur l'autel de la patrie et celle-là est unanimement adoptée. On nomme quatre commissaires; l'un d'eux [Robert] prend la plume, les citoyens impatiens se rangent autour de lui et il écrit: Pétition à l'assemblée nationale, rédigée sur l'autel de la patrie, le 17 juillet 1791 :
«Représentans de la Nation, vous touchez au terme de vos travaux; bientôt des successeurs, tous nommés par le peuple, alloient marcher sur vos traces sans rencontrer les obstacles que vous ont présentés les députés des deux ordres privilégiés, ennemis nécessaires de tous les principes de la sainte égalité.
Un grand crime se commet. Louis XVI fuit . Il abandonne indignement son poste. Des citoyens l'arrêtent à Varennes et il est ramené à Paris. Le peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur le sort du coupable sans avoir entendu l'expression du voeu des 82 autres départemens.
Vous différez. Une foule d'adresses arrivent à l'Assemblée. Toutes les sections de l'empire demandent simultanément que Louis soit jugé. Vous, Messieurs, vous avez préjugé qu'il était innocent et inviolable, en déclarant par votre décret du 16, que la chartre ( sic ) constitutionnelle lui sera présentée alors que la Constitution sera achevée. Législateurs! Ce n'étoit pas là le voeu du peuple, et nous avons pensé que votre plus grande gloire, que votre devoir même consistoit à être les organes de la volonté publique. Sans doute, Messieurs, que vous avez été entraînés à cette décision par la foule de ces députés réfractaires qui ont fait d'avance leur protestation contre toute la Constitution. Mais, Messieurs…, mais, représentans d'un peuple généreux et confiant, rappelez-vous que ces 290 protestans n'avoient pas de voix à l'Assemblée nationale: que le décret est donc nul dans la forme et dans le fond; nul dans le fond, parce qu'il est contraire au voeu du souverain; nul en la forme, parce qu'il est porté par 290 individus sans qualités. [Note: 290 députés de la droite avaient protesté contre la suspension du roi et dénoncé «l'interim républicain» qui était d'après eux une violation de la Constitution.].
Ces considérations, toutes ces vues du bien général, ce désir impérieux d'éviter l'anarchie, laquelle nous exposeroit le défaut d'harmonie entre les représentans et les représentés, tout nous a fait la loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur ce décret, de prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que ce roi a abdiqué; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau corps constituant pour procéder d'une manière vraiment nationale, au jugement du coupable et surtout au remplacement et à l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif.» [Note: Nous attestons l'authenticité de cette pièce (note du journal).]
La pétition rédigée, on en fait lecture à l'assemblée; les principes de modération, le ton fier et respectueux qui y règne d'un bout à l'autre, l'ont fait couvrir de justes applaudissemens, et l'on signoit à sept ou huit endroits différens, sur les cratères qui forment les quatre angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des environs, quantité d'officiers municipaux des villages voisins, ainsi que beaucoup d'électeurs, tant de la ville de Paris que des départemens, l'ont signée.
Il étoit deux heures; arrivent trois officiers municipaux en écharpe, et accompagnés d'une nombreuse escorte de gardes nationales. Dès qu'ils se présentent à l'entrée du Champ de Mars, une députation va les recevoir. Parmi ceux qui la composoient, le public a remarqué un maréchal des camps décoré de la croix de Saint-Louis, attachée avec un ruban national. Le» trois officiers municipaux se rendent à l'autel; on les y reçoit avec les expressions de la joie et du patriotisme: «Messieurs, disent-ils, nous sommes charmés de connoître vos dispositions; on nous avoit dit qu'il y avoit ici du tumulte, on nous avoit trompés; nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillité qui règne au Champ de Mars; et loin de vous empêcher de faire votre pétition, si l'on vous troubloit, nous vous aiderions de la force publique. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otages parmi vous jusqu'à ce que toutes les signatures soient apposées.» Un citoyen leur donna lecture de la pétition; ils la trouvèrent conforme aux principes; ils dirent même qu'ils la signeraient s'ils ne se trouvoient pas en fonctions.
Deux citoyens avoient été arrêtés précédemment à cause d'une rixe avec l'un des aides de camp du général; ceux qui avoient été témoins de l'arrestation représentèrent aux officiers municipaux qu'elle étoit injuste et imméritée; ceux-ci engagèrent l'assemblée à nommer une députation pour aller les réclamer à la municipalité, en leur promettant justice; et douze commissaires et les officiers municipaux partent entourés d'un grand nombre des pétitionnaires, qui les accompagnent jusqu'au détachement; là on se prend la main et l'on se quitte de la manière la plus amicale. Les officiers municipaux promettent de faire retirer les troupes et ils l'exécutent; peu d'instans après le Champ de Mars fut encore libre et tranquille. Il est ici un trait que nous n'omettrons pas, il faut être juste. Avant que la troupe se fût retirée, un jeune homme franchissoit le glacis en présence du bataillon et quelques grenadiers l'arrêtant avec rudesse, un d'eux l'atteint de sa baïonnette; M. Lefeuvre d'Arles, commandant le bataillon, accourt à toute bride et renvoie les soldats à leur poste. Le peuple applaudit et crie: Bravo, commandant!
On retourne à l'autel de la patrie, et l'on continue à signer. Les jeunes gens s'amusent à des danses; ils font des ronds en chantant l'air ça ira. Survient un orage (le ciel vouloit-il présager celui qui alloit fondre sur la tête des citoyens?). On n'en est pas moins ardent à signer. La pluie cesse, le ciel redevient calme et serein; en moins de deux heures il se trouve plus de 50 mille personnes dans la plaine; c'étoit des mères de famille, d'intéressantes citoyennes; c'étoit une de ces assemblées majestueuses et touchantes telles qu'on en voyoit à Athènes et à Rome.
Les commissaires députés vers la municipalité reviennent. Nous tenons de deux d'entre eux les détails suivans: «Nous parvenons, disent-ils, à la salle d'audience à travers une forêt de baïonnettes; les trois municipaux nous avertissent d'attendre, ils entrent, et nous ne les revoyons plus. [Note: Ces trois municipaux, J.-J. Hardy, J.-B.-O. Regnaultet J.-J. Leroux ont rédigé séance tenante un rapport sur les faits qui concorde avec le récit du journal. Ils y protestent contre la proclamation de la loi martiale et dégagent leur responsabilité des événements (cf. A. Mathiez, op. cit. , pp. 352-355).]
Le corps municipal sort; nous sommes compromis, dit un des membres, il Faut agir sévèrement. Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission étoit de réclamer plusieurs citoyens honnêtes pour qui les trois municipaux avoient promis de s'intéresser. Le maire répond qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ de la fédération pour y mettre la paix. Le chevalier de Saint-Louis veut répondre que tout y est calme; il est interrompu par un municipal, qui lui demande d'un ton de mépris quelle étoit la croix qu'il portoit, et de quel ordre étoit le ruban qui l'attachoit (c'étoit un ruban tricolore). C'est une Croix de Saint-Louis , répond le chevalier, que j'ai décorée du ruban national; je suis prêt à vous la remettre si vous voulez la porter au pouvoir exécutif pour savoir si je l'ai bien gagnée . M. le maire dit à son collègue qu'il connoissoit ce chevalier de Saint-Louis pour un honnête citoyen et qu'il le prioit ainsi que les autres de se retirer. Sur ces entrefaites, le capitaine de la troupe du centre du bataillon de Bonne Nouvelle vint dire que le Champ de Mars n'étoit rempli que de brigands; un de nous lui dit qu'il en imposoit là-dessus. La municipalité ne voulut plus nous entendre. [Note: Pour le commentaire, voir dans mon livre sur le Club des Cordeliers l'éclaircissement intitulé: le Massacre du Champ de Mars.] Descendus de l'hôtel de ville, nous aperçûmes à une des fenêtres le drapeau rouge; et ce signal du massacre, qui devoit inspirer un sentiment de douleur à ceux qui alloient marcher à sa suite, produisit un effet tout contraire sur l'âme des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient à leurs chapeaux le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau ils ont poussé des cris de joie en élevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite chargées. Nous avons vu un officier municipal en écharpe aller de rang en rang, et parler à l'oreille des officiers. Glacés d'horreur, nous sommes retournés au champ de la fédération avertir nos frères de tout ce dont nous avions été les témoins.»
Sans croire qu'ils en imposoient, on pensa qu'ils étoient dans l'erreur sur la destination de la force de la loi, et l'on conclut qu'il n'étoit pas possible que l'on vint disperser des citoyens qui exercoient paisiblement les droits qui leur sont réservés par la Constitution.
On entend tout à coup le bruit du tambour, on se regarde; les membres des diverses sociétés patriotiques s'assemblent, ils alloient se retirer, quand un orateur demande et dit: «Mes frères, que faisons-nous? Ou la loi martiale est ou elle n'est pas dirigée contre nous, pourquoi nous sauver? Si elle est dirigée contre nous, attendons qu'elle soit publiée, et pour lors nous obéirons; mais vous savez qu'on ne peut user de la force sans avoir fait trois publications.» Le peuple se rappelle qu'il étoit aux termes de la loi et il demeure. Les bataillons se présentent avec l'artillerie: on pense qu'il y avoit à peu près dix mille hommes. On connoît le champ de la fédération, on sait que c'est une plaine immense, que l'autel de la patrie est au milieu, que les glacis qui entourent la plaine sont coupés de distance en distance pour faciliter des passages; une partie de la troupe entre par l'extrémité du côté de l'école militaire, une autre par le passage qui se trouve un peu plus bas, une troisième par celui qui répond à la grande rue de Chaillot; c'est là qu'étoit le drapeau rouge. A peine ceux qui étoient à l'autre, et il y en avoit plus de 15 mille l'eurent-ils aperçu que l'on entend une décharge: ne bougeons pas, on tire à blanc, il faut qu'on vienne ici publier la loi . [Note: Il est certain que la loi martiale ne fut pas proclamée selon les règles.] Les troupes s'avancent, elles font feu pour la deuxième fois, la contenance de ceux qui entouroient l'autel est la même; mais une troisième décharge ayant fait tomber beaucoup de monde, on a fui; il n'est resté qu'une centaine de personnes sur l'autel même. Hélas! elles y ont payé cher leur courage et leur aveugle confiance en la loi; des hommes, des femmes, un enfant y ont été massacrés; massacrés sur l'autel de la patrie! Ah! si désormais nous avons encore des fédérations, il faudra choisir un autre lieu, celui-ci est profané! Quel spectacle, grand Dieu! que celui qu'ont éclairé les derniers rayons de ce jour fatal! [Note: Les Révolutions de Paris , n° 106, pp. 57 et suiv. (16-22 juillet 1791).]
La force armée ne compta que peu de victimes, neuf blessés dont deux sont morts ensuite, dit Charton dont le témoignage est difficile à contrôler.
Du côté de la foule ce fut autre chose. Bailly évalua le lendemain les morts à 11 ou 12, les blessés à 10 ou 12. Un procès-verbal dressé par l'officier municipal Filleul constate la présence de 15 cadavres transportés à l'hôpital du Gros-Caillou. II est muet sur les cadavres recueillis ailleurs. Aucun état général des victimes n'a été dressé officiellement, ainsi que le constate Sergent dans son mémoire. Plusieurs blessés étaient soignés à l'hôpital même. La justice recueillit leurs dépositions qui sont perdues.
Un pamphlet fayettiste, paru le lendemain du massacre, compte dix morts et vingt blessés.
Marat prétendit dans son n° du 20 juillet que 400 cadavres avaient été jetés de nuit dans la Seine par les chasseurs des barrières et que Bailly avait fait lever les filets de Saint-Cloud pour leur livrer passage. Ce sont là des exagérations manifestes.
Mais il est certain que le nombre des morts et des blessés fut considérable. Coffinhal déposa au procès de Bailly que «s'étant transporté avec le capitaine Ferrât de sa section entre minuit et une heure au champ de la Fédération, ils ont compté 54 morts». [Note: A. Mathiez, Le club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ de Mars . Paris, 1910, pp. 148-149.]
Le massacre du Champ-de-Mars fut, comme on l'a dit, un «acte de guerre de classes», car la question n'était pas entre la république et la monarchie, mais entre la démocratie populaire et la nouvelle aristocratie bourgeoise.
Déjà toute la partie conservatrice des jacobins avait fait scission le 16 juillet et avait fondé un nouveau club, le club des Feuillans, qui se proposa la tâche impossible de réconcilier Louis XVI avec la Révolution et la Révolution avec Louis XVI. Le massacre rendit la scission irrémédiable.
L'Assemblée avait eu sa grande part de responsabilité dans le massacre. Le 16 juillet elle avait mandé Bailly à sa barre et lui avait fait honte de sa mollesse à réprimer l'agitation républicaine. Le 17 juillet, à la nouvelle des meurtres du Gros-Caillou qui n'avaient aucun rapport avec le pétitionnement qui devait avoir lieu l'après-midi, le président de l'Assemblée Treilhard avait écrit de nouveau à Bailly pour l'inviter «à prendre les mesures les plus sûres et les plus vigoureuses pour arrêter les désordres et en connaître les auteurs». Le lendemain du massacre, qui aurait pu être facilement évité, l'Assemblée prit l'initiative et la direction d'une répression supplémentaire, dont le but secret était de décapiter le parti démocrate au moment où allaient s'ouvrir les élections à la Législative. Elle vota un décret spécial, véritable petite loi de sûreté générale, pour organiser cette répression, en lui donnant un effet rétroactif. [Note: J'ai publié ce décret qui ne figure pas dans Duvergier dans mon livre sur le Club des Cordeliers , p. 193-194.] Son comité des recherches lança les mandats d'arrêt.
Plusieurs centaines de patriotes furent emprisonnés: les principaux Cordeliers Vincent, Momoro, Verrières, Brune. Danton, Camille Desmoulins, Santerre s'enfuirent pour n'avoir pas le même sort. La petite terreur tricolore dura jusqu'à l'amnistie du 13 septembre votée au lendemain du jour où Louis XVI avait accepté la Constitution révisée. Si l'amnistie ouvrit les prisons, elle laissa au coeur des démocrates de terribles rancunes.
La procédure du Champ de Mars fut comparée couramment dans les milieux jacobins à la fameuse procédure du Châtelet sur les journées des 5 et 6 octobre. On peut affirmer qu'elle a beaucoup fait pour accentuer le caractère de violence des luttes politiques qui vont suivre et pour les rendre inexpiables. [Note: A. Mathiez, Le Club des Cordeliers , p. 225.]